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Sénevé Journal de l’aumônerie de l’ENS Le Monde Été 2012

Journal de l’aumônerie de l’ENSmonde, mais que le monde soit sauvé r pa lui. (Jn 3,17) La mission de Jésus, c’est de sauver le monde. Je ne suis pas venu pour juger le monde,

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SénevéJournal de l’aumônerie

de l’ENS

Le MondeÉté 2012

Sénevé est le journal de l’aumôneriede l’École Normale Supérieure de Paris

« Le Royaume des Cieux est semblable à un grain de sénevé qu’unhomme a pris et a semé dans son champ. C’est bien la plus petitede toutes les graines, mais, quand il a poussé, c’est la plus grandede toutes les plantes potagères, qui devient même un arbre, aupoint que les oiseaux du ciel viennent s’abriter dans ses branches. »(Mt 13 31–32)

Sénevé

Le Monde

Été 2012

Équipe de rédaction :Tiphaine Lorieux et Xavier Lachaume

Le Monde

Éditorial

Depuis que le Christ est venu parmi les hommes, une opposition radicale entre les chré-tiens et le monde semble s’être installée. Les chrétiens sont dans le monde ; mais à l’image duChrist, ils ne sont pas du monde : « je leur ai donné ta parole ; et le monde les a haïs ;parce qu’ils ne sont pas du monde, comme moi je ne suis pas du monde » (Jn 17,14). Les chrétiens sont dans le monde comme en un territoire hostile, « envoyés commedes brebis au milieu des loups » (Mt 10, 16). Pourtant, c’est bien là qu’ils doivent être,comme signes d’espérance pour les hommes.

Cinquante ans après l’ouverture du deuxième Concile du Vatican, qui a profondémentrenouvelé le visage de l’Église, nous avons choisi de nous intéresser à la dialectique qui lieles chrétiens au monde. Présenter en premier lieu la conception du monde chez saint Jeanpermettra de mieux saisir les notions en jeu dans l’Écriture et de cerner au plus près les liensentre le Christ et le monde.

S’interroger sur notre place, à nous chrétiens, dans le monde, c’est également réfléchir àla représentation que nous en avons : comment avons-nous appréhendé les terrae incognitaequi ont repoussé les frontières de notre monde ? Comment aborder aujourd’hui ces terres demission qui constituent notre environnement immédiat ? Le nœud du problème devient alorsl’attitude que le chrétien doit adopter à l’égard du monde. Il s’agit de trouver la juste voieentre le rejet sans nuance et l’adhésion aveugle.

Cette tension, au coeur de la vie de chaque chrétien, rejoint finalement la grande histoirede l’alliance entre le monde et Dieu : un monde qui rejette son Dieu, un monde qui ne cessede Le chercher, un monde que l’Esprit travaille pour le ramener à Lui.

Tiphaine Lorieux et Xavier Lachaume

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Sommaire

Éditorial . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2

Le monde selon saint Jean 4

La lumière du mondeRoch Lescuyer et Clary de Plinval . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

Le Christ dans le monde et la traversée du désertRoch Lescuyer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10

La demeure de Dieu avec les hommesRoch Lescuyer et Clary de Plinval . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14

Aux frontières du monde 21

Une approche cartographiquePauline Henriot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22

Témoins jusqu’au bout du mondeIshwar-Arnold Rocke . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29

Le chrétien dans le monde 34

Le mépris du mondeFrançois Hou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35

Saint Antoine : une vie hors du monde ?Tiphaine Lorieux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41

Être ou ne pas être (du monde)Ségolène Lepiller . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45

Un monde en quête de Dieu 59

Le meilleur des mondes d’Aldous HuxleyAlyette Le Court de Béru . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60

Souvenirs de Vatican IIClaire Mathieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67

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Le monde selon saint Jean

La lumière du monde

Le monde selon l’évangile de Jean

Roch Lescuyer et Clary de Plinval

Le monde – le terme grec kìsmo cosmos – est omniprésent chez saint Jean, avecune centaine d’occurrences dans l’évangile et les épîtres. Nous nous concentreronssur l’évangile et ne parlerons pas de la première épître. Bien plus, le sujet est assezvaste et nous n’épuiserons pas l’évangile de Jean sur la question.

L’usage du mot monde chez saint Jean semble au premier abord ambigu. Sansparler de la difficulté à classer les différents emplois du terme cosmos, le monde porteen lui-même le drame du péché. Comme créature de Dieu, il est bon. Le monde futpar lui [le Verbe] (Jn 1,10). Mais, exposé au péché, il est le lieu d’un drame. Le mondeentier gît au pouvoir du Mauvais. (1 Jn 5,19). Ce drame du monde se noue chez saintJean autour du Christ, le Verbe, la lumière véritable, qui est venu dans le monde.

Le monde, lieu de la mission du Christ

Le monde apparaît d’abord, chez saint Jean, comme le lieu où le Christ est venu.Le Verbe était la lumière véritable, qui éclaire tout homme, il venait dans le monde (Jn 1,9).Marthe, la sœur de Lazare, l’a reconnu : Oui, Seigneur, je crois que tu es le Christ, le Filsde Dieu, qui vient dans le monde (Jn 11,27). Jésus est venu parce qu’il a été envoyé. Lemonde est dans saint Jean le lieu de la mission du Christ.

C’est Dieu, le Père, qui a envoyé Jésus. Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné sonFils unique (Jn 3,16). Jésus se désigne lui-même comme celui que le Père a consacréet envoyé dans le monde (Jn 10,36). Je suis sorti d’auprès du Père et venu dans le monde(Jn 16,28). Et il fait comme le Père lui a commandé (Jn 14,31). Pourquoi le Christ est-ilvenu dans le monde ? L’évangile de Jean donne plusieurs réponses.

Le sauveur du mondeDieu n'a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour quele monde soit sauvé par lui. (Jn 3,17)

La mission de Jésus, c’est de sauver le monde. Je ne suis pas venu pour juger lemonde, mais pour sauver le monde (Jn 12,47). Les samaritains le reconnaissent. C’estvraiment lui le sauveur du monde (Jn 4,42). Cependant, ce n’est pas le monde commetel que Jésus vient sauver, mais ceux qui sont dans le monde. C’est pour eux que je prie,je ne prie pas pour le monde, mais pour ceux que tu m’as donnés (Jn 17,9). Mais qu’est-ceque le salut ?

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Roch Lescuyer et Clary de Plinval

Le salut n’est pas d’abord le fait d’être délivré du péché. Cette délivrance n’estqu’une étape en vue d’autre chose. Cependant c’est une étape nécessaire. Jean-Baptiste nous révèle en Jésus celui qui porte le péché du monde. Le lendemain, ilvoit Jésus venir vers lui et il dit : Voici l’agneau de Dieu, qui enlève le péché du monde(Jn 1,29).

Au-delà de la délivrance du péché, Jésus est venu donner la vie au monde. LaCroix n’est pas d’abord une justice de Dieu au sens d’une satisfaction pour les pé-chés, d’un simple prix à payer pour racheter les fautes. Une condamnation ne donnepas la vie, mais rétablit un ordre bafoué. Or, le Christ veut donner la vie. Moi, je suisvenu pour qu’on ait la vie et qu’on l’ait surabondante (Jn 10,10). Le don de la vie passepar la Croix. Jésus en parle comme d’une élévation.Comme Moïse éleva le serpent dans le désert, ainsi faut-il que soit élevé le Filsde l'homme, a�n que qui onque roit ait par lui la vie éternelle. Car Dieu a tantaimé le monde qu'il a donné son Fils unique, a�n que qui onque roit en lui nese perde pas, mais ait la vie éternelle. (Jn 3,14-15)

En quoi consiste cette vie éternelle ? La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, leseul véritable Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ (Jn 17,3).

Troisième raison révélée, Jésus dit qu’il est venu pour rendre témoignage à lavérité. Je ne suis né, et je ne suis venu dans le monde, que pour rendre témoignage à lavérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix (Jn 18,37). La vérité, c’est donc le salutque Dieu veut pour nous. Quatrième et dernière raison de la venue du Christ dansle monde, c’est pour un discernement que je suis venu en ce monde (Jn 9,39).

Pour résumer les raisons de la venue du Christ dans le monde révélées dansl’évangile de Jean, nous dirons que Jésus est venu pour sauver les hommes, que cesalut consiste en la vie éternelle, et que l’acte de sauver passe par un discernement.Cet acte constitue par ailleurs un témoignage rendu à la vérité, qui est l’amour queDieu nous porte. Tâchons maintenant de comprendre pourquoi le salut de l’hommepasse par un discernement.

Jésus est le Verbe, la lumière véritableJésus dit alors : C'est pour un dis ernement que je suis venu en e monde : pourque eux qui ne voient pas voient et que eux qui voient deviennent aveugles.(Jn 9,39)

L’évangile de Jean affirme que le Verbe, la lumière véritable, est venu dans lemonde (Jn 1,9) 1. Jésus dit plusieurs fois qu’il est la lumière venue dans le monde.Moi, lumière, je suis venu dans le monde, pour que quiconque croit en moi ne demeure pasdans les ténèbres (Jn 12,46) 2. En outre, il parle à son Père de la gloire qu’il avait auprèsde lui avant que fût le monde (Jn 17,5). La foi catholique a progressivement comprisque Jésus s’identifiait au Verbe.

1. Cf. également Jn 3,19 : La lumière est venue dans le monde.2. Cf. également Jn 8,12 : De nouveau Jésus leur adressa la parole et dit : Je suis la lumière du monde.

Qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais aura la lumière de la vie. Jn 9,5 : Tant que je suis dans lemonde, je suis la lumière du monde.

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Le monde selon saint Jean La lumière du monde

La lumière permet de voir. C’est elle qui éclaire. Jésus répondit : N’y a-t-il pas douzeheures de jour ? Si quelqu’un marche le jour, il ne bute pas, parce qu’il voit la lumière dece monde, mais s’il marche la nuit, il bute, parce que la lumière n’est pas en lui (Jn 11,9).Pour pouvoir discerner, il faut être dans la lumière. Jésus peut juger et discerner,non pas parce qu’il a la lumière ou parce qu’il est dans la lumière, mais parce qu’ilest la lumière.

Jésus proclame qu’il est la lumière du monde après l’épisode de la femme adul-tère (Jn 8,12). Son œuvre de salut est liée au pardon qu’il donne. Le fait que Jésussoit la lumière véritable lui permet de pardonner réellement, avec lucidité. Aux juifsqui l’accusent, il répond qu’il sait ce qu’il fait. A la femme, il dit : Va, et ne pèche plus.

Dans les psaumes, il est dit que la loi est pour l’homme une lumière qui vient deDieu. Le commandement du Seigneur est limpide, lumière des yeux (Ps 19,9), la parole duSeigneur est une lampe sur mes pas, une lumière sur ma route (Ps 119,105). Ta parole en sedécouvrant illumine, et les simples comprennent (Ps 119,130). Jésus, en étant la lumièrevéritable, fait plus qu’éclairer : il peut donner le pardon que la loi ne pouvait pasdonner. Personne ne sera justifié devant lui par la pratique de la loi : la loi ne fait quedonner la connaissance du péché (Rm 3,20).

Christ Roi,cathédrale melkite catholique de l’Annonciation (Roslindale, Massachusetts).

Le monde a rejeté Jésus

Jésus est venu dans le monde, mais il a été rejeté. Le Verbe était la lumière véritable,qui éclaire tout homme, il venait dans le monde. Il était dans le monde et le monde ne l’a pasreconnu (Jn 1,10). Ainsi il dit à ses disciples : Si le monde vous hait, sachez que moi, il m’apris en haine avant vous. Si vous étiez du monde, le monde aimerait son bien, mais parceque vous n’êtes pas du monde, puisque mon choix vous a tiré du monde, pour cette raison,le monde vous hait (Jn 15,18-19). Jésus donne une explication. Les hommes ont mieuxaimé les ténèbres que la lumière, car leurs œuvres étaient mauvaises (Jn 3,19). Les hommespréfèrent se donner la lumière à eux-même plutôt que d’être éclairés. Et plutôt quede s’apercevoir qu’on n’est pas parfait, on se met à l’ombre.

Ceux qui sont du monde rejettent Jésus. Ainsi sont les pharisiens, qui attaquentJésus, mais également ses propres frères, à qui Jésus dit : Mon temps n’est pas encore

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Roch Lescuyer et Clary de Plinval

venu, tandis que le vôtre est toujours prêt. Le monde ne peut pas vous haïr, mais moi, ilme hait, parce que je témoigne que ses œuvres sont mauvaises (Jn 7,6-7). Aux juifs quil’attaquent, il dit : Vous, vous êtes d’en bas, moi, je suis d’en haut. Vous, vous êtes de cemonde, moi, je ne suis pas de ce monde (Jn 8,23).

Le monde n’a pas reçu Jésus. Jésus dit même que le monde ne peut recevoirl’Esprit de Vérité. Si vous m’aimez, vous garderez mes commandements, et je prierai le Pèreet il vous donnera un autre Paraclet, pour qu’il soit avec vous à jamais, l’Esprit de Vérité,que le monde ne peut pas recevoir, parce qu’il ne le voit pas ni ne le reconnaît (Jn 14,15).Étant l’ennemi du Christ, le monde se réjouit lors de sa défaite apparente. En vérité,en vérité, je vous le dis, vous pleurerez et vous vous lamenterez, et le monde se réjouira, vousserez tristes, mais votre tristesse se changera en joie (Jn 16,20).

Le monde gît au pouvoir du mauvais (1 Jn 5,19), appelé le prince de ce monde(Jn 12,31 ; 14,30 ; 16,11 ; Ep 2,2), ce qui explique qu’il rejette Jésus et ne peut le rece-voir. Mais Jésus a acquis la victoire, et il console par avance ses disciples.

Le vainqueur du monde

Bien qu’ayant été rejeté, Jésus a vaincu le monde. Avant de quitter ses disciples,il les raffermit. Je vous ai dit ces choses, pour que vous ayez la paix en moi. Dans le mondevous aurez à souffrir. Mais gardez courage ! J’ai vaincu le monde (Jn 16,33).

L’accomplissement de l’œuvre du Christ manifeste le jugement de Dieu sur lemonde. En particulier son prince est jeté dehors. Le Prince de ce monde est jugé (Jn 16,11).C’est maintenant le jugement de ce monde, maintenant le Prince de ce monde va être jetédehors (Jn 12,31). Il n’a aucun pouvoir sur Jésus. Je ne m’entretiendrai plus beaucoupavec vous, car il vient, le Prince de ce monde, sur moi il n’a aucun pouvoir (Jn 14,30).

Du monde au PèreAvant la fête de la Pâque, Jésus, sa hant que son heure était venue de passerde e monde vers le Père, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, lesaima jusqu'à la �n. (Jn 13,1)

Le Christ vient du Père, mais il n’est pas venu dans le monde pour y rester. Unefois son œuvre accomplie, il retourne vers le Père. Je suis sorti d’auprès du Père et venudans le monde. De nouveau je quitte le monde et je vais vers le Père (Jn 16,28).

Son Royaume n’est pas de ce monde. Jésus répondit [à Pilate] : Mon royaume n’estpas de ce monde. Si mon royaume était de ce monde, mes gens auraient combattu pour queje ne sois pas livré aux Juifs. Mais mon royaume n’est pas d’ici (Jn 18,36). Pourtant il estvenu chez les siens (Jn 1,11). Mais il est important de ne pas considérer le monded’ici-bas comme un but ultime. Qui aime sa vie la perd, et qui hait sa vie en ce monde laconservera en vie éternelle (Jn 12,25).

C’est le Père qui tire les disciples du monde pour les donner à Jésus. J’ai manifestéton nom aux hommes, que tu as tirés du monde pour me les donner (Jn 17,6). Jésus veutnous emmener avec lui vers le Père. Mais avant cela, il nous envoie à sa suite dansle monde.

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Le monde selon saint Jean La lumière du monde

Envoyés dans le monde, à la suite du Christ

Tout comme Jésus, les disciples du Christ ne sont pas du monde. Ils ne sont pas dumonde, comme moi je ne suis pas du monde (Jn 17,16). Cependant il ne s’agit pas pourles disciples de ne pas être dans le monde, mais de se garder du mauvais. Je ne teprie pas de les enlever du monde, mais de les garder du Mauvais (Jn 17,15). Ils ont été tirésdu monde, au sens de tirés du péché, par une grâce d’élection, mais ils ne sont pastirés du monde, au sens de la terre des hommes. Bien plus, ils sont envoyés dans lemonde vers les hommes.

Dans le monde, les disciples du Christ vont vivre ce que Jésus a vécu. En parti-culier, le monde va les haïr de même que le monde a haï Jésus. Si le monde vous hait,sachez que moi, il m’a pris en haine avant vous (Jn 15,18). Jésus disait à ses frères : Lemonde ne peut pas vous haïr, mais moi, il me hait (Jn 7,7). Si le monde ne peut les haïr,c’est parce qu’ils sont du monde. A l’inverse, les disciples du Christ n’étant pas dumonde, le monde va les haïr. Saint Jean introduit dans son évangile une distinctiontrès nette entre l’œuvre de l’esprit de Christ et l’œuvre de l’esprit du mal.

Le monde est pour les disciples un lieu d’épreuve. Ils auront à souffrir dans lemonde. Je vous ai dit ces choses, pour que vous ayez la paix en moi. Dans le monde vousaurez à souffrir. Mais gardez courage ! J’ai vaincu le monde (Jn 16,33). Cette épreuve quiattend les disciples du Christ ne doit pas les affoler s’ils la vivent avec Lui. Il a vaincule monde.

La lumière du monde

Le monde – le cosmos – chez saint Jean ne désigne pas tant le monde physiqueque l’homme qui en est au centre. C’est l’homme aux prises avec les forces du mal,mais également l’homme que Jésus vient sauver, d’où l’ambivalence de l’expression.Si on est attentif, suivant le contexte, on comprend de quoi Jésus parle. Il est plusdifficile en revanche de comprendre comment les forces du mal exercent une emprisesur le monde. Quel est le rôle de l’homme et de sa liberté dans ce drame ? Quellesprises les hommes laissent-ils au prince de ce monde ?

Sur ce dernier point l’étude du monde chez saint Jean renvoie presque systé-matiquement à la thématique de la lumière et des ténèbres. Le salut de l’hommeimplique un discernement entre ce qui vient de Dieu et ce qui ne vient pas de Dieu.Dans une dualité assez marquée, ce qui ne vient pas de Dieu vient du prince de cemonde.

Nous ne pouvons pas, par nous-mêmes, faire ce discernement. En revanche, Jé-sus peut le faire lui qui, non seulement est dans la lumière, mais est la lumière véritablequi éclaire tout homme (Jn 1,9).

R.L. et C. de P.

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Le Christ dans le monde et la traversée du désert

Roch Lescuyer

Ces quelques notes parlent du monde dans l’évangile de Jean, mais suivent uneautre direction que celle empruntée par l’article sur le monde chez saint Jean. Ellespartent du constat suivant. Plusieurs fois, lorsqu’il est fait mention du monde etdu Christ dans l’évangile de Jean, la comparaison avec Moïse apparaît. Le peuplehébreu a reçu la manne ? Le Christ est le pain véritable qui donne la vie au monde. Leserpent d’airain a été élevé au désert ? Le Christ a été élevé de terre, et cela a été lejugement de ce monde. Jésus ajoute : quand vous aurez élevé le fils de l’homme, alors voussaurez que Je Suis. JE SUIS est la grande révélation que Dieu donne à Moïse sur lemont Horeb. Creusons un peu ces références de l’évangile de Jean à la traversée dudésert par le peuple hébreu.

Le pain vivant

Dans le chapitre 6 de l’évangile de Jean, après la multiplication des pains, lafoule veut consacrer Jésus comme roi. Si on voulait traduire ces versets en languepopulaire, on dirait (ouvrez les guillemets – avec des pincettes) : “Un roi qui donnedu pain à manger, et gratuitement en plus, c’est le pied ; on va pouvoir vivre pépère,il nous faut ce type.” Comme on veut mettre la main sur lui, Jésus s’enfuit. La foulele retrouve à Capharnaüm, et une discussion sur le pain s’engage. Du pain terrestremultiplié la veille, on passe à la manne que Dieu a donnée à son peuple au désert,et Jésus parle alors du pain de Dieu.�Nos pères ont mangé la manne dans le désert, selon e qui est é rit : Il leura donné à manger du pain venu du iel.� Jésus leur répondit : �En vérité, envérité, je vous le dis, non, e n'est pas Moïse qui vous a donné le pain qui vientdu iel, mais 'est mon Père qui vous le donne, le pain qui vient du iel, le vrai, ar le pain de Dieu, 'est elui qui des end du iel et donne la vie au monde.

(Jn 6,31-33)

Parfois la foule veut du pain, parfois elle vit dans la nostalgie de ce que Dieu afait pour son peuple au désert. A l’époque (ah... à l’époque), Dieu nous donnait dupain chaque jour, il était présent près de nous. Mais Jésus n’a multiplié les pains,ni pour travailler à notre place, ni pour nous faire vivre dans la nostalgie. Il l’a faitcomme signe pour faire comprendre le don qu’il veut faire de lui-même. S’il y avaitun miracle de multiplication des hosties à chaque messe, il n’y aurait pas forcémentplus de monde à la messe. Tant que les gens penseront à leur ventre, ou vivront dansle passé, le don de Jésus ne pourra être pleinement reçu.

En outre, ce n’est pas Moïse qui vous a donné le pain qui vient du ciel. Jésus rappelleque c’est Dieu qui a donné la manne. Moïse n’a été qu’un médiateur. Mais le peuple

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Le monde selon saint Jean Le Christ dans le monde et la traversée du désert

s’est arrêté à Moïse. La foule fait des confusions dans son interprétation de l’actionde Dieu, mais Jésus vient rectifier.

Le serpent d’airainComme Moïse éleva le serpent dans le désert, ainsi faut-il que soit élevé le Filsde l'homme, a�n que qui onque roit ait par lui la vie éternelle. Car Dieu a tantaimé le monde qu'il a donné son Fils unique, a�n que qui onque roit en lui nese perde pas, mais ait la vie éternelle. Car Dieu n'a pas envoyé son Fils dansle monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui. Qui roit en lui n'est pas jugé, qui ne roit pas est déjà jugé, par e qu'il n'a pas ruau Nom du Fils unique de Dieu. (Jn 3,14-18)

L’expression élevé de terre se retrouve quatre fois en trois épisodes dans l’évangilede Jean. La référence au serpent d’airain que Jésus fait à Nicodème est la première :Comme Moïse éleva le serpent dans le désert, ainsi faut-il que soit élevé le Fils de l’homme.(Jn 3,14). Citons l’épisode du serpent d’airain :Ils partirent de Hor-la-Montagne par la route de la mer de Suph, pour ontournerle pays d'Edom. En hemin, le peuple perdit patien e. Il parla ontre Dieu et ontre Moïse : �Pourquoi nous avez-vous fait monter d'Egypte pour mourir en e désert ? Car il n'y a ni pain ni eau, nous sommes ex édés de ette nourriturede famine.� Dieu envoya alors ontre le peuple les serpents brûlants, dont lamorsure �t périr beau oup de monde en Israël. Le peuple vint dire à Moïse :�Nous avons pé hé en parlant ontre le Seigneur et ontre toi. Inter ède auprèsdu Seigneur pour qu'il éloigne de nous es serpents.� Moïse inter éda pour lepeuple et le Seigneur lui répondit : �Façonne-toi un Brûlant que tu pla eras surun étendard. Qui onque aura été mordu et le regardera restera en vie.� Moïsefaçonna don un serpent d'airain qu'il plaça sur l'étendard, et si un hommeétait mordu par quelque serpent, il regardait le serpent d'airain et restait en vie.

(Nb 21,4-9)

Évangéliaire d’Averbode.

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Roch Lescuyer

Le livre de la Sagesse commente cet épisode. Quand la Bible commente la Bible,il peut être intéressant de regarder ce qui est dit. La deuxième moitié du livre de laSagesse (chapitres 10 à 19) est consacrée à la relecture de l’histoire du peuple d’Israël.C’est une méditation sur l’œuvre de Dieu à travers son peuple.Et même lorsque s'abattit sur eux la fureur terrible de bêtes féro es, et qu'ilspérissaient sous les morsures de serpents tortueux, ta olère ne dura pas jusqu'aubout, mais 'est par manière d'avertissement et pour peu de temps qu'ils furentinquiétés, et ils avaient un signe de salut pour leur rappeler le ommandementde ta Loi, ar elui qui se tournait vers lui était sauvé, non par e qu'il avaitsous les yeux, mais par toi, le Sauveur de tous. (Sg 16,5-7)

La deuxième occurrence de l’expression élevé de terre se retrouve dans la discus-sion avec les juifs au chapitre 8. Jésus leur dit donc : “Quand vous aurez élevé le Filsde l’homme, alors vous saurez que JE SUIS et que je ne fais rien de moi-même, mais je disce que le Père m’a enseigné, et celui qui m’a envoyé est avec moi, il ne m’a pas laissé seul,parce que je fais toujours ce qui lui plaît. (Jn 8,28). On constate que Jésus unifie dans lamême phrase le symbole du serpent d’airain et la révélation du nom de Dieu. Nousreviendrons sur cette juxtaposition des symboles dans le paragraphe suivant.

La troisième occurrence apparaît pendant les rameaux. C’est maintenant le juge-ment de ce monde, maintenant le Prince de ce monde va être jeté dehors, et moi, une fois élevéde terre, j’attirerai à moi tous les hommes. (Jn 12,31-32). L’expression élevé de terre suscitedes réactions immédiates. La foule alors lui répondit : “Nous avons appris de la Loi que leChrist demeure à jamais. Comment peux-tu dire : Il faut que soit élevé le Fils de l’homme ?Qui est ce Fils de l’homme ?” (Jn 12,34). L’évangéliste commente : Ils ne croyaient pas enlui. Pour quelle raison cette expression a-t-elle choqué les juifs ?

Le terme grec Íyìw élever, peut vouloir dire glorifier. Pour eux, Jésus semble direqu’il va être glorifié hors de la terre. Le Christ demeure à jamais, certes. Mais la foulele comprend encore en termes de gloire terrestre. Il est hors de question pour euxque le Christ soit élevé de terre. La phrase Mon Royaume n’est pas de ce monde est unephrase difficile à comprendre pour le peuple juif.

La révélation de l’HorebVous, vous êtes d'en bas, moi, je suis d'en haut. Vous, vous êtes de e monde,moi, je ne suis pas de e monde. Je vous ai don dit que vous mourrez dans vospé hés. Car si vous ne royez pas que JE SUIS, vous mourrez dans vos pé hés.Ils lui disaient don : Qui es-tu ? Jésus leur dit : Dès le ommen ement e queje vous dis. J'ai sur vous beau oup à dire et à juger, mais elui qui m'a envoyéest véridique et je dis au monde e que j'ai entendu de lui. (Jn 8,23-26)

Que Jésus se soit identifié à JE SUIS a été source pour les juifs d’un profond scan-dale. Jésus se trouve face à des juifs, des pharisiens qui connaissent parfaitement laLoi. La résonance du terme est très forte pour eux puisque c’est la grande révélationque Dieu a faite à Moïse. Un verset plus loin (Jn 8,28), Jésus unifie dans la mêmephrase les deux symboles, le serpent d’airain élevé et la révélation du nom de Dieu.“Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, alors vous saurez que JE SUIS”. On en déduitdonc que c’est à la Croix que Jésus se révèle comme JE SUIS. Le centurion, au pied

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Le monde selon saint Jean Le Christ dans le monde et la traversée du désert

de la Croix, a compris la réalité du fils de Dieu. Quant au centurion et aux hommes quiavec lui gardaient Jésus, à la vue du séisme et de ce qui se passait, ils furent saisis d’unegrande frayeur et dirent : “Vraiment celui-ci était fils de Dieu !” (Mt 27,54).

Pendant sa vie apostolique, lorsque les démons proclamaient que Jésus était lefils de Dieu, Jésus les faisait taire. Par exemple en Mt 8,29 : Que nous veux-tu, Filsde Dieu ? Es-tu venu ici pour nous tourmenter avant le temps ? 1. La filiation divine nedoit donc pas être comprise en dehors de la Croix. De même, lorsque le diable tenteJésus, Si tu es Fils de dieu, dis que ces pierres deviennent des pains [...] jette-toi en bas, [...]prosterne-toi (Mt 4,3-10), il n’obtient en retour qu’un : Arrière Satan ! Là aussi Jésusrejette une fausse approche de la filiation divine.

L’évangile montre que ceux qui font la paix sont fils de Dieu. Heureux les artisansde paix, car ils seront appelés fils de Dieu. (Mt 5,9). Jésus, à la Croix prend sur lui laviolence du monde. Et il fait la paix. Toute autre considération risque de tourner aumessianisme temporel, comme on l’a vu pour la multiplication des pains ou pourl’élévation du serpent d’airain.

En fin de compte, la comparaison avec le serpent d’airain montre Jésus qui, élevésur la Croix, fait la paix. Moi je vous dis de ne pas tenir tête au méchant : au contraire,quelqu’un te donne-t-il un soufflet sur la joue droite, tends-lui encore l’autre [...] Aimez vosennemis, et priez pour vos persécuteurs, afin de devenir fils de votre Père qui est aux cieux,car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes etsur les injustes. (Mt 5,39.44-45).

Le peuple juif est prophète en son histoire

En sauvant les hommes à la Croix, Jésus accomplit ce que le peuple hébreu avécu au désert sous forme de signe. Il est le serpent d’airain, le pain véritable, etil est JE SUIS qui se donne. L’aventure du peuple juif nous est donnée pour qu’enla scrutant, à l’instar du livre de la Sagesse, nous comprenions l’œuvre que Jésusaccomplit. Comme le confirme saint Paul (1 Co 10,4), c’est lui le rocher duquel ajailli l’eau dans le désert (Ex 17,16). Scruter l’action de Dieu doit nous préparer àrecevoir ce que le Christ veut nous donner.

R.L.

1. Que me veux-tu, Jésus, fils du dieu Très-Haut ? Je t’adjure par dieu, ne me tourmente pas ! (Mc 5,7) ;Voyant Jésus, il poussa des cris, se jeta à ses pieds et, d’une voix forte, il dit : Que me veux-tu, Jésus, fils dudieu Très-Haut ? Je t’en prie, ne me tourmente pas (Lc 8,28).

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La demeure de Dieu avec les hommes

Le monde selon l’Apocalypse

Roch Lescuyer et Clary de Plinval

L’Apocalypse parle peu du monde. En revanche, les quelques références qui ysont faites laissent émerger un thème particulier, celui de la demeure, du lieu où onhabite. La demeure est un terme à forte connotation biblique. Ce thème renvoie à laquestion suivante : “où suis-je fait pour habiter ?” Cette question renvoie elle-mêmeà ce pour quoi je suis fait : “où suis-je fait pour être ?” Et au delà, “où est-ce que jeveux être ?”

L’Apocalypse nous conduit à méditer sur la demeure de Dieu, et sur l’invitationfaite aux hommes à entrer dans sa demeure – le texte grec dit entrer sous sa tente. Lelivre biblique nous montre également les habitants de la terre, et l’horizon limité de lacité terrestre.

Nous commencerons par restituer les versets qui parlent du monde au sein dequelques rappels sur le contenu de l’Apocalypse. Nous verrons alors que le textegrec a recours à différentes expressions, que nous examinerons l’une après l’autre.

Après une vision inaugurale (chapitre 1), le Christ délivre un message à chacunedes sept Églises auxquelles l’Apocalypse est adressée (chapitres 2 et 3). A l’Église dePhiladelphie, Jésus donne cette consolation :Puisque tu as gardé ma onsigne de onstan e, à mon tour je te garderai del'heure de l'épreuve qui va fondre sur le monde entier pour éprouver leshabitants de la terre. (Ap 3,10)

L’Apocalypse est ensuite constituée d’une suite de visions, de tableaux pourrait-on dire. Les chapitres 4 et 5 montrent un trône dans le ciel et un agneau commeégorgé apparaissant au milieu du trône. L’agneau a le pouvoir d’ouvrir le livre auxsept sceaux, ce qu’il fait dans les chapitres 6 et 7. Après l’ouverture du septièmesceau retentissent sept trompettes (chapitres 8 à 11). A la sonnerie de la septièmetrompette la royauté du Christ est proclamée :Et le septième Ange sonna... Alors, au iel, des voix lamèrent : La royautédu monde est a quise à notre Seigneur ainsi qu'à son Christ, il régnera dansles siè les des siè les. (Ap 11,15)

Des signes dans le ciel apparaissent, d’abord une femme et un dragon (chapitres 12et 13), puis sept coupes (chapitres 15 et 16) entre l’apparition desquelles s’insère uneannonce du jugement (chapitre 14). La femme apparaît enceinte, puis accouche.

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Le monde selon saint Jean La demeure de Dieu avec les hommesOr la Femme mit au monde un enfant mâle, elui qui doit mener toutes lesnations ave un s eptre de fer, et son enfant fut enlevé jusqu'auprès de Dieu etde son tr�ne, tandis que la Femme s'enfuyait au désert, où Dieu lui a ménagéun refuge pour qu'elle y soit nourrie 1260 jours. Alors, il y eut une bataille dansle iel : Mi hel et ses Anges ombattirent le Dragon. Et le Dragon riposta, ave ses Anges, mais ils eurent le dessous et furent hassés du iel. On le jeta don ,l'énorme Dragon, l'antique Serpent, le Diable ou le Satan, omme on l'appelle,le sédu teur du monde entier, on le jeta sur la terre et ses Anges furentjetés ave lui. (Ap 12,5-9)

Le chapitre 13 décrit deux bêtes, la bête de la mer et la bête de la terre. Le pouvoirest donné à la bête de la mer sur toute race, peuple, langue ou nation :Et ils l'adoreront, tous les habitants de la terre dont le nom ne se trouve pas é rit,dès l'origine du monde, dans le livre de vie de l'Agneau égorgé. (Ap 13,8)

A partir du chapitre 15, les sept coupes sont répandues sur la terre. Lorsque lasixième coupe est répandue, les rois du monde entier se rassemblent pour la guerreau lieu dit Harmagedôn.Puis, de la gueule du Dragon, et de la gueule de la Bête, et de la gueule dufaux prophète, je vis surgir trois esprits impurs, omme des grenouilles � et defait, e sont des esprits démoniaques, des faiseurs de prodiges, qui s'en vontrassembler les rois du monde entier pour la guerre, pour le grand Jour duDieu Maître-de-tout. (Ap 16,13-14)

Le châtiment de Babylone est alors montré (chapitres 17 et 18) et deux combatseschatologiques sont menés par le Verbe de Dieu sur un cheval blanc (chapitres 19et 20), entre lesquels s’interpose le règne des milles années. Le jugement de Babylonecommence par la vision d’une prostituée montant une bête à sept têtes et dix cornes.Cette Bête-là, elle était et elle n'est plus, elle va remonter de l'Abîme, mais pours'en aller à sa perte, et les habitants de la terre, dont le nom ne fut pas ins ritdès l'origine du monde dans le livre de vie, s'émerveilleront au spe ta le dela Bête, de e qu'elle était, n'est plus, et reparaîtra. (Ap 17,8)

Enfin, l’Apocalypse se termine par une vision de la Jérusalem céleste (chapitres 21et 22) dont voici les premiers versets. On y parle d’un ciel nouveau, d’une terre nou-velle, et de l’ancien monde qui s’en est allé.Puis je vis un iel nouveau, une terre nouvelle � ar le premier iel et la premièreterre ont disparu, et de mer, il n'y en a plus. Et je vis la Cité sainte, Jérusalemnouvelle, qui des endait du iel, de hez Dieu, elle s'est faite belle, omme unejeune mariée parée pour son époux. J'entendis alors une voix lamer, du tr�ne :Voi i la demeure de Dieu ave les hommes. Il aura sa demeure ave eux, ilsseront son peuple, et lui, Dieu-ave -eux, sera leur Dieu. Il essuiera toute larmede leurs yeux : de mort, il n'y en aura plus, de pleur, de ri et de peine, il n'yen aura plus, ar l'an ien monde s'en est allé. (Ap 21,1-4)

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Roch Lescuyer et Clary de Plinval

Le cosmos et la terre

Avant toute chose, notons que différents termes grecs sont utilisés. L’évangile deJean parlait du monde avec un terme bien identifié : le cosmos. L’Apocalypse utiliseà la place plusieurs expressions.

Le terme kìsmo – cosmos – est utilisé dans l’expression dès l’origine du monde.Le grec �pä katabolh kìsmou désigne plus exactement la fondation du monde 1.L’expression désigne à chaque fois ceux dont le nom n’est pas inscrit dès l’origine dumonde dans le livre de vie (Ap 13,8 ; 17,8). Le terme cosmos est également utilisé dansl’expression la royauté du monde (Ap 11,15) – � basile�a tou kìsmou.

Lorsque la femme met au monde (Ap 12,5), le grec utilise le terme enfanter – t�ktwL’épreuve qui doit fondre sur le monde entier (Ap 3,10) doit fondre âp� th oÊkoumènh ílh – littéralement l’habitée entière, participe moyen-passif. On complète par la [terre]

habitée entière. Le monde est ici le lieu où on habite. Le séducteur du monde entier(Ap 12,9) est également le séducteur de la [terre] habitée entière. Les rois du monde en-tier (Ap 16,14) qui se rassemblent pour la guerre du grand jour sont également lesrois de la [terre] habitée entière.

Enfin, pour désigner l’ancien monde (Ap 21,4), le grec dit simplement t� prwta –ta prota littéralement les premières. D’après le neutre pluriel en grec, on complète parles premières [choses], d’où les anciennes choses, puis l’ancien monde.

Le monde nouveau ?

Ces clarifications étant faites, on s’aperçoit, dans un premier temps, que l’Apo-calypse ne parle pas, à proprement parler, de monde nouveau. On y parle de cieuxnouveaux et de terre nouvelle (Ap 21,1), mais pas de monde nouveau au sens où ceserait un autre monde, un monde différent qui viendrait remplacer le nôtre.

L’Apocalypse parle de monde ancien (Ap 21,4), mais on a vu que l’expression utili-sée renvoie aux choses anciennes. Le terme français ancien appelle avec lui l’existenced’un nouveau, et ce nouveau serait complètement nouveau par rapport à l’ancien.Mais ce n’est pas le cas du grec. Certes, le monde ancien s’en est allé, mais le mondenouveau s’oppose au monde ancien seulement en tant qu’il sera débarrassé de cequi rejette Dieu.

Le monde sera transfiguré, mais restera le même monde. Le corps du Christen est le modèle. Par son incarnation, le Christ a assumé un corps physique. Parla résurrection, il quitte le monde physique – Il n’est plus ici (Mt 28,6) – mais soncorps glorieux est toujours son corps. Il dit à Thomas : Porte ton doigt ici : voici mesmains, avance ta main et mets-la dans mon côté, et ne deviens pas incrédule, mais croyant.(Jn 20,27). Jésus ressuscité a même mangé avec ses disciples. Une fois descendu à terre,ils aperçoivent, disposé là, un feu de braise, avec du poisson dessus, et du pain.[...] Jésus leurdit : Venez déjeuner (Jn 21,9.12). Si son apparition corporelle avait été un ectoplasme,aurait-il mangé et digéré ?

Le corps humain est au centre du monde physique – au sens de cosmos. La Femmemit au monde un enfant mâle (Ap 12,5). On oublie parfois que le monde est le lieu oùl’on met au monde. La paternité, la maternité, la filiation, le don des corps sont une

1. Les traductions sont celles de la Bible de Jérusalem.

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Le monde selon saint Jean La demeure de Dieu avec les hommes

dimension essentielle du projet de Dieu sur l’homme. Il n’a pas donné de corps auxpurs esprits que sont les anges.

Au-delà du corps humain, le corps du Christ est au centre du monde physique.La théologie catholique utilise l’expression dimension cosmique du corps du Christ (en-core le cosmos). Le monde nouveau n’est pas un autre monde, mais c’est le mêmemonde que le Christ a assumé pour le faire entrer dans la gloire.

L’habitation, la demeure et la tente

L’expression ancien monde étant mise à part, on s’aperçoit que le thème soulevépar l’emploi du mot monde dans l’Apocalypse est celui de la demeure, du lieu où l’onhabite. Habiter et demeurer sont des termes à forte connotation biblique.

Lorsque Jésus dit : Demeurez en moi comme moi en vous, c’est le terme mènw- meno,demeurer, rester – qui est utilisé. En revanche, lorsqu’il est dit que : Le Verbe a habitéparmi nous (Jn 1,14), le texte grec utilise le terme âsk nwsen- littéralement dressé satente. Dans le désert, on ‘habite’ en dressant la tente. Le tabernacle de nos églises lerappelle. Tabernacle signifie tente en latin, et les petits rideaux rappellent les rideauxd’une tente, ceux de l’arche de l’alliance en particulier.

La demeure de Dieu

L’usage du mot tente pour désigner l’habitation se retrouve dans l’Apocalypse.Alors [la bête℄ se mit à proférer des blasphèmes ontre Dieu, à blasphémer sonnom et sa demeure, eux qui demeurent au iel. (Ap 13,6)

Notons d’abord que le texte grec dit son nom et sa tente, que la Bible de Jérusalema traduit par son nom et sa demeure. Ceux qui demeurent au ciel sont littéralement dansle texte ceux qui y campent – skhnounta . Ensuite, notons que le texte identifie la de-meure et ceux qui y demeurent. Quand le Verbe a dressé sa tente parmi nous (Jn 1,14),il a dressé sa tente en nous. Le royaume de Dieu est au milieu de vous (Lc 17,21).

Quand l’Apocalypse veut parler de la demeure de Dieu avec les hommes, c’estencore l’image de la tente qui est utilisée. J’entendis alors une voix clamer, du trône :Voici la demeure de Dieu avec les hommes. Il aura sa demeure avec eux, ils seront son peuple,et lui, Dieu-avec-eux, sera leur Dieu. (Ap 21,3). Le texte grec dit : voici la tente de Dieuparmi les hommes.

Les habitants de la terre

Cette insistance de l’Apocalypse sur le lieu où on habite est reflétée par l’usagede l’expression habitant de la terre, qui revient une dizaine de fois dans le texte. Ce-pendant, lorsqu’il s’agit des habitants de la terre, le texte ne recourt pas à l’image dela tente mais au terme katoikounta .

La situation des habitants de la terre dans l’Apocalypse est peu enviable. Jésusannonce une épreuve. Puisque tu as gardé ma consigne de constance, à mon tour je te

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Roch Lescuyer et Clary de Plinval

garderai de l’heure de l’épreuve qui va fondre sur le monde entier pour éprouver les habi-tants de la terre (Ap 3,10). Un aigle proclame trois malheurs pour les habitants de laterre. J’entendis un aigle volant au zénith et criant d’une voix puissante : Malheur, malheur,malheur aux habitants de la terre, à cause de la voix des dernières trompettes dont les troisAnges vont sonner (Ap 8,13). Ils tomberont dans les pièges de la bête. Et ils l’adoreront,tous les habitants de la terre dont le nom ne se trouve pas écrit, dès l’origine du monde, dansle livre de vie de l’Agneau égorgé (Ap 13,8). Je vis ensuite surgir de la terre une autre Bête ;[...] au service de la première Bête, elle en établit partout le pouvoir, amenant la terre et seshabitants à adorer cette première Bête dont la plaie mortelle fut guérie [...] et, par les prodigesqu’il lui a été donné d’accomplir au service de la Bête, elle fourvoie les habitants de la terre,leur disant de dresser une image en l’honneur de cette Bête qui, frappée du glaive, a reprisvie (Ap 13,11.14).

Dürer, Apocalypse :le dragon aux sept têtes.

Les habitants de la terre se réjouissent de la chute des témoins de Dieu. Les ha-bitants de la terre s’en réjouissent et s’en félicitent, ils échangent des présents, car ces deuxprophètes leur avaient causé bien des tourments (Ap 11,10). Ce sont donc ceux qui re-jettent le Christ plutôt que ceux qui le suivent. De plus les habitants de la terre sesont compromis avec la grande prostituée. C’est avec elle qu’ont forniqué les rois de laterre, et les habitants de la terre se sont saoulés du vin de sa prostitution (Ap 17,2). Enfin,on jeta le séducteur du monde entier sur la terre (Ap 12,9), perspective guère réjouissantepour ceux qui y habitent.

Les chrétiens sur la terre

Les disciples du Christ habitent la terre. Ils participent à la construction de lacité terrestre. Ils ne vivent pas ailleurs, abusés par le mirage d’une vie future qui

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Le monde selon saint Jean La demeure de Dieu avec les hommes

les détourneraient d’édifier la cité terrestre (CEC 2124, GS 20,2) 2. Comme le dit lalettre à Diognète, ils ne sont distingués du reste des hommes ni par leurs pays, ni par leurlangage, ni par leur manière de vivre ; ils n’ont pas d’autres villes, d’autre langage que celuiparlé (Lett. Dio. 5).

En habitant la terre, les chrétiens peuvent même habiter, de fait, là où sévit Satan.A l’Église de Philadelphie, Jésus dit : Je sais où tu demeures – katoikei – : là est le trône deSatan. Mais tu tiens ferme à mon nom et tu n’as pas renié ma foi, même aux jours d’Antipas,mon témoin fidèle, qui fut mis à mort chez vous, là où demeure Satan (Ap 2,13).

Toutefois les chrétiens n’attendront pas de la cité terrestre l’accomplissement to-tal de leur être et savent que Dieu seul peut les combler. L’expression habitant de laterre a donc une connotation supplémentaire dans l’Apocalypse. Les habitants de laterre qui ont compris qu’ils n’étaient que des pèlerins sur la terre semblent mêmeépargnés des malheurs réservés à ceux qui y habitent. Puisque tu as gardé ma consignede constance, à mon tour je te garderai de l’heure de l’épreuve qui va fondre sur le mondeentier pour éprouver les habitants de la terre (Ap 3,10).

Les habitants de la terre ne sont alors pas tant ceux qui y habitent que ceux dontc’est l’unique horizon. Coupés de Dieu, ils doivent trouver quelque chose à la place.Mais la soif de Dieu est au cœur de l’homme. Comme cette soif, in fine, est à lamesure de Dieu, le monde va connaître une distorsion. En effet, les habitants dela terre vont réclamer de la cité terrestre qu’elle réponde à leurs aspirations, alorsqu’elle ne le peut pas.

La royauté du monde

Terminons en notant que l’Apocalypse parle plusieurs fois de la la royauté dumonde. Cependant lorsque le Christ est désigné comme roi du monde (Ap 11,15), etque les rois du monde entier se rassemblent pour la guerre, ce n’est pas la même ex-pression qui est utilisée en grec. Dans le premier cas, le Christ a été établi roi ducosmos, dans le second, les rois de ce monde sont les rois de la terre habitée.Puis, de la gueule du Dragon, et de la gueule de la Bête, et de la gueule dufaux prophète, je vis surgir trois esprits impurs, omme des grenouilles [...℄ quis'en vont rassembler les rois du monde entier pour la guerre, pour le grandJour du Dieu Maître-de-tout. [...℄ Ils les rassemblèrent au lieu dit, en hébreu,Harmaged�n. (Ap 16,13-16)

On a vu que la demeure de Dieu n’est pas ailleurs, et que le Verbe a dressé sa tenteparmi nous. Le Christ n’est pas dans un ailleurs flou, et les chrétiens ne vivent pasdans un mirage de vie future. En revanche l’expression nulle part ailleurs se dit en hé-breu (comme par hasard) harmagedôn. Les rois de la terre se réunissent littéralementnulle part ailleurs.

Il n’est même pas dit du reste que cette guerre a eu lieu. Il est juste dit que lesrois du monde se sont rassemblés pour la guerre. Saint Paul dit que l’apparitiondu Christ balaie l’impie par le souffle de sa bouche, il l’anéantira par la manifestationde sa venue (2 Th 2,8). Il suffit au Christ d’apparaître pour que le mal soit balayé

2. CEC – Catéchisme de l’Église Catholique ; GS – Gaudium et Spes.

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Roch Lescuyer et Clary de Plinval

instantanément. L’image de la chambre noire le fait comprendre : dans une chambrenoire, on ne prend pas un balai pour chasser les ténèbres. On ouvre la fenêtre. Quandla lumière rentre, les ténèbres sont instantanément dissipées.

La royauté du Christ (Ap 11,15) est donc réelle. La royauté du monde est acquiseà notre Seigneur ainsi qu’à son Christ, il régnera dans les siècles des siècles (Ap 11,15). Ila été établi roi du cosmos par sa victoire sur la Croix (Ap 5,5). Celle des rois de laterre (Ap 16,14) est fantoche et usurpée, tout comme l’est la principauté du monde.Le prince de ce monde ne semble prince de ce monde que parce qu’il l’a décidé lui-même. Alors, frémissant de colère et sachant que ces jours sont comptés (Ap 12,12), il sedéchaîne. Mais peut-être fait-il beaucoup de bruit pour rien.

R.L. et C. de P.

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Aux frontières du monde

La représentation chrétienne du monde au temps desgrandes découvertes, une approche cartographique

« Cartographier, c’est décrire la création.Donc cartographier, c’est prier »

(E. Orsenna, L’entreprise des Indes)

Pauline Henriot

On dénie rarement une certaine esthétique aux cartes anciennes, mais leur re-présentation du monde prête le plus souvent à sourire. Certaines sont même si in-exactes que l’on ne parvient plus à saisir ce qu’elles représentent au premier coupd’œil. Pourtant leur étude peut s’avérer très enrichissante, et ne se limite pas à unerecension amusée des errements de géographes qui ne disposaient visiblement pasde l’image satellite.

Car une carte, même la plus moderne, n’est jamais une simple projection ob-jective des lieux sur un plan abstrait. La carte est avant tout le reflet de l’espacemental d’une civilisation. C’est pourquoi dans presque toutes les civilisations, lescartographes ont d’abord dessiné une mappemonde ronde, au centre de laquellese trouvait leur pays. Et souvent, le sacré est présent sur la carte. Les paysages etl’univers décrits ne sont pas séparés du religieux. La carte allie univers spirituels etphysiques. Dès lors, sa création est déjà un objectif en soi, un voyage vers la connais-sance et la réalisation. Et l’étudier, c’est d’abord étudier la façon dont une civilisationperçoit le monde qui l’entoure, et lui donne sens.

Les cartes les plus révélatrices à cet égard sont les mappemondes. Ainsi, les map-pae mundi de l’occident médiéval sont-elles le reflet d’une perception chrétienne dumonde. Tout d’abord parce que la Bible est une source d’inspiration déterminante dela cartographie médiévale. Le monde est vu au prisme de la géographie biblique. Ilest donc constitué de trois continents : l’Asie, l’Europe et l’Afrique, associés au troisfils de Noé, Sem, Japhet et Cham, à partir desquels le monde fut repeuplé après ledéluge. Le cartographe cherche aussi à inscrire sur la carte les sites mentionnés dansla Bible, et en particulier à dessiner un monde englobant l’Éden, placé souvent àl’extrême orient.

Mais l’influence du christianisme sur la cartographie médiévale va au-delà d’unesimple lecture littérale des descriptions bibliques. La disposition même de la carteest là pour rappeler que le monde est d’abord marqué par le Christ, dans toutes sesparties. En effet, les mappemondes médiévales prennent la forme dite du T dansl’O. L’O, c’est le monde habité, l’Œkoumène, représenté comme un cercle parfait ;au-delà, c’est soit l’océan, soit les antipodes, terres inhabités peuplées de monstres

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Aux frontières du monde Une approche cartographique

étranges. Le T est lui constitué de la Méditerranée pour la barre verticale, et du Nil etde la mer Noire pour la barre occidentale. Il sépare ainsi les trois continents. Surtout,la carte est orientée, au sens propre du terme : l’orient est placé vers le haut. Dès lors,le monde n’est plus seulement celui de la Genèse, mais aussi celui du christianisme.Le T devient la Croix chrétienne, avec Jérusalem à son sommet, et par conséquent aucentre du monde. C’est pourquoi bien des cartes ne signalent pas Jérusalem commeune simple ville, mais comme un point essentiel de la carte. Certaines vont jusqu’àutiliser le même signe pour marquer Jérusalem et les points cardinaux.

Ce que nous donnent à voir ces cartes, c’est donc tout un programme de lecture.Au sommet, l’Éden, d’où l’homme tomba, puis, au centre de la carte, Jérusalem,couronnant une croix formant les trois parties du monde habité. Le monde est ainsiprésenté comme chrétien dans sa forme même, chaque partie étant surplombée parla croix. Cette lecture est d’ailleurs confirmée par les décors des bordures des map-pemondes. Ainsi, au sommet de la mappemonde d’Hereford (v 1300) trône une fi-gure du Christ en majesté, dominant le monde dessiné à ses pieds. Le lecteur de lacarte apprend ainsi, en même temps que la position des terres, la primauté de celuiqui les a créées.

Les mappae mundi médiévales obéissent donc avant tout à une vision religieusedu monde. C’est pourquoi il faut se garder de faire du T dans l’O la simple consé-quence d’une absence de connaissance géographique. Certes, une grande partie del’héritage de la géographie grecque est perdue au Moyen-Age, mais les concepteursde cartes sont parfaitement conscients que d’autres représentations du monde sontpossibles. La représentation zonale, héritée de la Grèce antique, qui divise le mondeen cinq zones climatiques parallèles, du Nord au Sud, est connue. On dispose au-jourd’hui d’environ 150 cartes médiévales ayant adopté cette disposition, minori-taire mais non négligeable. Et l’idée que la terre est ronde est loin d’être exclue. Lechoix de ne représenter sur la carte que le monde habité comme un disque n’estd’ailleurs pas incompatible avec l’idée d’une sphéricité de la terre. Le cartographese limite simplement au dessin de l’hémisphère peuplé.

D’ailleurs, cette spiritualisation de la cartographie n’empêche pas la création decartes de qualité. Les mappae mundi médiévales aussi utilisent des connaissances

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Pauline Henriot

géographiques récentes, et peuvent décrire avec précision un rivage ou un itiné-raire. Ainsi, une des cartes réalisées vers 1320 par Petrus Vesconte pour illustrer untraité sur les croisades représente la Palestine. Il y figure bien sûr des références àl’Ancien Testament (douze tribus, tombe de Job), puisqu’il s’agit de rappeler la né-cessité spirituelle de la croisade, mais aussi de donner des informations pratiques,comme la localisation des forts croisés, ou le tracé des côtes. Cette carte a longtempsété considérée comme un modèle pour la cartographie moderne, par sa précision. Tdans l’O, centralité de Jérusalem et inscription de références bibliques dans la cartetémoignent ainsi de choix du cartographe, et plus largement de la vision du mondede l’époque, et pas seulement de l’état de ses connaissances.

Pourtant, au cours du XIVème siècle, ce type de représentation est rapidementabandonné dans l’occident chrétien, pour passer à des cartes plus proches de cellesque nous connaissons actuellement. Le chef d’œuvre du XIVème siècle, l’Atlas Cata-lan, place toujours Jérusalem au centre, mais renonce à la symbolique du T en orien-tant sa carte vers le sud. Cette orientation sera suivie par les grandes mappemondesdu XVème, comme celle de Fra Mauro. En 1492, Martin Behaim construit la premièresphère terrestre. Désormais, le monde n’a plus de centre, la distinction entre mondehabité et monde inhabité tombe. On semble s’attacher plus à la précision qu’à lasymbolique. À cette époque les figures mythologiques tendent aussi à disparaîtredes cartes, ou à se cantonner aux bordures. Sur l’Atlas Catalan est pour la premièrefois portée la mention « Terra incognita » : les espaces inconnus sont déclarés pourtels, et non plus recouverts de monstres divers ou de figures de mythes anciens. Jo-nathan Swift pourra bien, plus tard, ironiser sur ces cartographes de l’Afrique qui,faute de savoir placer les villes, dessinent des éléphants, mais désormais, le remplis-sage des blancs est uniquement esthétique, et n’a plus de prétention à l’exactitude.La cartographie se veut rationnelle, exacte et fiable. Pourquoi ce tournant ? Une ré-ponse peut sembler s’imposer. Des progrès dans le domaine de la géographie (re-découverte de la géographie grecque, découvertes des explorateurs sur la côte del’Afrique) ont donné à l’Europe une vision plus juste du monde. Dès lors, les cartesfausses (T dans l’O) auraient naturellement cédé place aux cartes justes et utilisables.Mais cette explication n’est que partiellement satisfaisante. Elle n’explique en toutcas pas toutes les transformations subies par les cartes.

Pour ce qui est de l’abandon du T dans l’O, il faut ainsi noter que cette représen-tation n’est pas globalement erronée, au moins jusqu’à la découverte de l’Amérique,qui remet en cause la division du monde en trois parties. Mais cette découverte estpostérieure à la transformation cartographique, initiée dès le début du XVème. Elleest d’autant plus tardive qu’il faut rappeler qu’en 1492, Colomb croit simplementavoir atteint l’Asie. L’idée d’un nouveau continent ne sera évoquée qu’en 1503 parAmérico Vespucci, dans son Mundus Novus, et ne sera pas confirmée avant long-temps. Pour cela, il faudra d’abord Balboa, qui atteint la mer du Sud (futur OcéanPacifique), puis Magellan qui passe le détroit austral par 52,5 degrés de latitude,contourne l’Amérique, et démontre ainsi qu’elle est au moins une péninsule déta-chée de l’Asie. Puis c’est la découverte du Mexique par Cortés et celle du Péroupar Pizarre et Almagro. Puis l’exploration du Rio Grande par Cristobal de Lugo.Quarante ans de navigation sur les rivages de l’Amérique dessinent de mieux enmieux l’immense terre ferme découverte. Cette immensité fait finalement d’elle un

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Aux frontières du monde Une approche cartographique

nouveau monde, un continent à part entière, même si la question de son rattache-ment ou non à l’Asie n’est définitivement tranchée qu’en 1726, quand Bering passele détroit qui porte son nom.

En fait, l’explication est plus simple. Si le T dans l’O disparaît, ce n’est pas parcequ’il donne des cartes fausses, mais parce qu’il donne des cartes inutilisable. Alorsque commencent les grandes navigations, la mappemonde n’est plus seulement unobjet de contemplation, de connaissance pure : elle se doit d’être utilisable par lesnavigateurs qui explorent, par les rois qui s’approprient les territoires. Elle doit doncêtre compatible avec l’usage de la boussole, et donc orientée au nord 1.

La transformation de la forme des cartes ne serait donc pas due à une transfor-mation de la vision du monde, mais à un changement dans l’usage de la géographie.

Mais ce changement n’explique pas d’autres transformations. Un point particu-lièrement intéressant est la disparition progressive de Jérusalem comme centre dumonde. Il aurait été parfaitement possible de continuer à centrer les cartes sur laville sainte, puis d’y faire passer le méridien d’origine. Mais au contraire, c’est l’Eu-rope qui passe peu à peu au centre de la carte. Ce changement de centre s’explique,lui, par un changement dans la vision de la géographie mentale du christianisme.

Carte de la Palestine par Petrus Vesconte.

Pendant des siècles, le christianisme d’occident a rêvé son avenir à l’Est. En TerreSainte d’abord, que, du Concile de Clermont à la prise de Saint-Jean d’Acre, on rêvede libérer. Même après la fin de la dernière croisade, le thème de la reconquête deslieux saints pour refonder un royaume chrétien sur sa terre d’origine reste présent.On l’a vu avec l’ouvrage de Vesconte. Mais le rêve s’estompe peu à peu. Pie II tenteraune dernière fois, en 1460, au congrès de Mantoue, de convaincre les souverainseuropéens de lancer une croisade, mais sans succès. L’Europe ne regarde plus versla Terre Sainte pour réaliser sa foi, et Henri le Navigateur a déjà lancé le Portugal àla recherche de la route des Indes.

Ces navigations permettront à leur tour l’effondrement de l’autre Eldorado orien-tal de l’Europe, le royaume du prêtre Jean. En effet, vers le XIIème siècle est arrivée

1. Ou pour être étymologiquement exact, elle doit être septentrionnée.

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Pauline Henriot

en Europe la rumeur qu’il existe un autre empire chrétien, à l’Est de Jérusalem (ouau Sud, selon les versions). Le roi-prêtre Jean, puissant souverain, vivrait en paixdans un royaume vertueux submergé de richesses. L’Europe croit à cette histoire,qui lui renvoie l’écho d’une pureté et d’un paradis terrestre enfin accessibles ; pluspragmatiquement, les souverains et le pape envisagent le roi Jean comme un po-tentiel allié, qui pourrait leur permettre de prendre les musulmans en tenaille. Lesrêves de paradis terrestre et de Jérusalem délivrée se répondent, dans une Europequi situe toujours l’idéal chrétien vers l’orient, cet orient qu’elle place au sommet deses cartes. À la fin du XIVème siècle encore, une bulle papale accordant au Portugalla propriété de la côte africaine « jusqu’au royaume du prêtre Jean » atteste de laforce du mythe.

Mais plus les explorations chrétiennes avancent, plus le mythe est mis à mal. Ondécouvre certes des communautés chrétiennes en Asie, et plus encore en Éthiopie,mais aucune n’a la dimension de l’empire du roi Jean. En réalité, alors que s’ef-fondrent, presque simultanément, l’empire byzantin, le rêve de la Terre Sainte, etl’espoir de l’allié oriental, l’Europe se découvre centre du christianisme. Non plusun centre par défaut, d’où doivent être relancées les croisades pour reconquérir laterre d’origine, mais un centre accepté, d’où le christianisme peut rayonner à tra-vers le monde. La ville-centre n’est plus Jérusalem, abandonnée aux infidèles, maisRome, d’où sont envoyées les missions, et où est avalisée la conquête du monde parles rois chrétiens. Le christianisme continuera certes de réaffirmer ses racines pales-tiniennes, mais il accepte enfin qu’il peut tout à fait se développer hors de son solnatal.

En effet, alors que Rome abandonne sa mission de reconquête des lieux saints,elle s’en découvre une autre, celle d’apporter le Christ au monde. Des missionnairesfranciscains sont envoyés en Asie dès le XIIIème siècle. Mais surtout, la découvertede l’Amérique achève le changement de paradigme. L’Amérique a été recherchéeet découverte pour des raisons politiques (l’Espagne veut rattraper son retard surle Portugal, dont les navigateurs ont déjà atteint le Gabon) et économiques (trouverune route des épices qui permette de contourner l’intermédiaire musulman) ; elle apu être atteinte grâce aux progrès techniques (boussole, caravelle). Cela n’échappepas aux commentateurs de l’époque. Mais il s’agit pour eux d’explications secon-daires, qui n’interdisent pas une perspective providentialiste. Cette perspective estau contraire nécessaire dans une théologie de l’histoire se déroulant de la création aujugement dernier, obéissant à un itinéraire surnaturel jalonné par des évènementsincontournables : péché originel, incarnation, rédemption, et où rien d’importantn’arrive qui n’ait sa place fixée par la Providence. Dès lors, comment la Providencen’aurait-elle pas joué un rôle dans ce que l’historien du XVIème siècle Francisco Lo-pez de Gomara décrit comme « le plus grand événement depuis la création du monde, enmettant à part l’incarnation et la mort de celui qui le créa ». C’est d’ailleurs, selon LasCasas, ce qui explique la certitude quasi prophétique qu’avait Colomb de la réussitede son projet. Il n’était en réalité qu’un instrument dans les mains de son auteur. LasCasas n’est pas un cas isolé : pour la grande majorité des penseurs de l’époque, il nefait pas de doute que c’est Dieu qui a voulu que l’Europe découvre l’Amérique, etdonc que les chrétiens se tournent vers l’Ouest.

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Aux frontières du monde Une approche cartographique

Bien sûr, cette certitude n’empêche pas des interrogations sur les intentions de laProvidence. Deux questions notamment se posent régulièrement : est-ce que l’Amé-rique était destinée à être découverte par l’Espagne, ou seulement à être découvertepar l’occident chrétien ? Pourquoi a-t-il fallu que les Indiens restent isolés, et donccoupés du christianisme, aussi longtemps ?

Les réponses à ces questions varient. Pour certains, l’Amérique est un don ac-cordé à l’Espagne. Parce qu’elle a assuré sa pureté en achevant la reconquista, ellereçoit des richesses qui assureront la suprématie de l’État catholique. Et parce que ledestin de l’Espagne est d’être le champion de la foi, elle doit maintenant mener unenouvelle reconquista aux Amériques.

Mais pour la plupart, l’important n’est pas que l’Espagne mène l’évangélisation,mais que l’évangélisation ait lieu. La découverte de l’Amérique, c’est d’abord ladécouverte de peuples à convertir. Cette certitude aura deux conséquences.

L’une, connue, est l’apparition d’un débat sur les méthodes à employer pourfaire des Indiens des chrétiens. C’est tout le sujet de la controverse de Valladolid.Pour Sepulveda et les siens, les Indiens sont des peuples sauvages, qu’il faut pro-téger de leur propre violence (cannibalisme et sacrifices humains notamment), enles convertissant par tous les moyens, et en les asservissant pour les contraindreà la civilisation. Pour les partisans de Las Casas, au contraire, les Indiens sont unpeuple resté pur grâce à son isolement, qu’il faut maintenant incorporer au corpsmystique du Christ, mais uniquement par l’exemple, en préservant sa liberté. Au-delà de ce débat, la question même de la nécessité de l’évangélisation ne se pose pas.Contrairement à ce que l’on a pu dire 2, il ne s’agit pas pour Valladolid de discuter

2. En particulier Jean Claude Carrière, dans sa pièce La controverse de Valladolid, et dans le filméponyme.

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Pauline Henriot

de l’humanité des Indiens d’Amérique : celle-ci n’a jamais été mise en cause.L’autre, moins souvent mentionnée, est l’inscription de la découverte de l’Amé-

rique dans une perspective eschatologique. Il s’agit, en évangélisant, d’achever lachrétienté. L’Évangile sera promulgué à toute la terre, et ensuite viendra la fin. Dansle De temporibus novissimi, José de Acosta va jusqu’à faire l’inventaire des régionsnon encore évangélisées, et détermine ainsi que la fin du monde est encore lointaine.Pour lui, les Indes occidentales sont une étape sur le chemin de la Chine, dernièrehalte du christianisme dans son voyage autour du monde et à travers l’histoire.

Bien sûr, l’idée que l’évangélisation des peuples est nécessaire pour réaliser leRoyaume du Christ n’est pas neuve. Mais elle prend une dimension nouvelle. Au-paravant, l’extension du christianisme était bloquée par l’islam au sud de la Médi-terranée et à l’est de la Volga. Désormais, alors qu’on découvre l’Amérique, et alorsque l’Afrique se révèle, au fil des tentatives de contournement, bien plus impor-tante qu’on ne l’a cru, un monde plus vaste que jamais s’ouvre à ses navigateurs.Et puisque la Providence a voulu que ce soit l’Occident qui fasse cette découverte,puisque cet Occident a fini par accepter qu’il était de fait le centre du christianisme,l’Europe renouvelle son devoir d’évangélisation. La Terra incognita, ce n’est plusl’espace dangereux des antipodes inhabitables ; ce sont des terres à atteindre et àévangéliser. Et l’Église s’assure que cette dimension n’est pas oubliée par les États,au seul profit de l’intérêt politique et économique. Elle n’accorde aux colonisateursla souveraineté outre-mer qu’en échange de l’engagement à soutenir les missionset à construire des églises. Le Portugal perdra ainsi son monopole sur les explora-tions vers l’est pour défaut d’évangélisation. Les ordres missionnaires, franciscainsen tête, suivis des dominicains, des augustiniens puis des jésuites, cherchent à at-teindre toutes les parties du monde.

Telle est finalement la rupture qui se produit en Europe au XVème siècle. L’Eu-rope se tourne vers l’Atlantique, oubliant ses racines orientales. Le centre du chris-tianisme n’est plus Jérusalem, mais Rome. Et surtout, l’Église prend la mesure de ceque signifie son catholicisme. Certes, l’idée d’universalité a toujours été présente. Sile règne de Dieu au temps de Moïse s’incarnait dans l’alliance avec les tribus juives,centrée sur Jérusalem, Jésus, en énonçant le commandement « Allez, faites de toutesles nations des disciples » (Mt 28,19), déterritorialise l’alliance : tout homme sur laterre, juif ou païen est potentiellement élu dans l’universel peuple de Dieu.

À travers la métamorphose des cartes, c’est une métamorphose de la vision dumonde que l’on lit. Le monde reste certes ordonné au Christ, comme en témoignentles vignettes qui restent encore adossées aux bordures des cartes, le jardin d’Édensur la mappemonde de Fra Mauro par exemple. Mais il devient aussi le domainede l’homme. Jusqu’alors, la mission, ou missio dei, désignait l’envoi du Fils par lePère ; bientôt, saint Ignace de Loyola reprendra le terme pour désigner l’envoi demissionnaires à travers l’Amérique et l’Asie, les plaçant ainsi dans le prolongementde la mission du Christ. L’Église tout entière redécouvre l’ampleur de sa tâche, et selance dans sa mise en œuvre.

P.H.

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Témoins jusqu’au bout du monde

« Allez dans le monde entier proclamer la Bonne Nouvelleà toute la création. » (Mc 16, 15)

Ishwar-Arnold Rocke

Le monde comme « terrain de jeu » : telle serait la portée des dernières parolesde Jésus à ses Apôtres. Dernière invitation, dernier envoi du Christ, rappelant à sescompagnons que le témoignage n’est pas un exercice d’auto-satisfaction, ni l’énoncéd’un jugement moral sur notre prochain. Le témoignage chrétien est un acte sanscesse renouvelé de conversion, parfois difficile, par lequel nous donnons sens aumonde qui nous entoure.

La dernière parole de Jésus est d’abord le rappel nécessaire que notre monde estune perpétuation de la Création divine, et un signe de son universalité.

La création est le reflet de la bonté et de l’existence même de Dieu. Si elle estsouvent décrite comme hostile, menaçante, et à rebours des valeurs chrétiennes 1, lemonde tel qu’il nous entoure , et non tel que l’homme a pu le façonner, demeureavant tout une preuve de l’existence de Dieu. Un Dieu dont nous sommes appelésà être les témoins dans notre quotidien de baptisés, bien que bousculant ou étantbousculés dans le métro, se hâtant entre deux cours, râlant dans une queue au bu-reau de poste ou à la bibliothèque...

Et pourtant, ce caractère divin de la création semble souvent échapper à notrequotidien. Le Cantique de Frère Soleil, pendant poétique et mystique du récit dela Création 2, souligne que les éléments constitutifs de notre monde, au-delà d’unesimple esthétique naturelle, symbolisent l’amour et la présence d’un Dieu veillantet soutenant l’homme :� Loué sois-tu, mon Seigneur, ave toutes tes réatures : spé ialement Messirefrère soleil qui donne le jour, et par qui tu nous é laires ;il est beau et rayonnant ave une grande splendeur : de toi, Très-Haut, il est lesymbole.Loué sois-tu, mon Seigneur, pour s÷ur lune et pour les étoiles :dans le iel tu les as réées, laires, pré ieuses et belles.Loué sois-tu, mon Seigneur, pour frère vent, pour l'air et les nuages, et le ielpur,et tous les temps, par lesquels à tes réatures tu donnes soutien.

1. Saint Paul, épître aux Philippiens 3, 19.2. Gn 1, 1-31.

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Ishwar-Arnold RockeLoué sois-tu, mon Seigneur, pour s÷ur eau,qui est très utile et humble, pré ieuse et haste.Loué sois-tu, mon Seigneur, pour frère feu, par qui tu é laires la nuit ;il est beau et joyeux, robuste et fort.Loué sois-tu, mon Seigneur, pour notre mère la terre,qui nous soutient et nous nourrit, et produit divers fruits ave les �eurs. �

Notre monde devient ainsi la manifestation de la relation d’amour entre Dieu etl’homme, création divine originellement « placée dans le jardin d’Éden pour le cultiveret pour le garder » 3. Si le monde connu s’est progressivement substitué à l’Éden, laparole du Christ renouvelle la mission confiée à l’origine par Dieu à l’homme, êtreaimé et à son image : cultiver le monde, non plus seulement au sens propre, mais ausens figuré. Faire des disciples du Christ « des pêcheurs d’hommes », qui redonnerontau monde un sens de partage et d’amour, de solidarité.

Comment ne pas penser, en relisant la fin de l’Évangile de saint Marc, à la por-tée et aux fruits de l’aventure missionnaire, source régulière de renouvellement pournotre Église ? Hommes, femmes, partant dans des contrées lointaines, « dans le mondeentier », souvent hostile au message du Christ : Saint François Xavier, Matteo Ricci,les martyrs de Corée, Charles de Foucauld, et tant d’autres... Me trouvant en Coréedu Sud, comment ne pas penser aux volontaires envoyés chaque année par les Mis-sions Étrangères de Paris, à la suite de Jacques Chastan 4, premier martyr de Coréeau XVIIIème siècle, à la rencontre de la diversité ethnique, culturelle, linguistiquede l’autre, appelés à construire, dans une salle de classe, un orphelinat ou un centred’accueil, une relation de partage et d’accueil ?

3. Gn 2, 15.4. Jacques Chastan, Mourir pour la Corée, Françoise FAUCONNET-BUZELIN, éd. L’Harmattan,

1996.

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Aux frontières du monde Témoins jusqu’au bout du monde

Le monde comme théâtre de l’accomplissement de notre vocation chrétienne,n’est-ce pas là ce que veut dire le Christ lorsqu’il s’adresse à ses Apôtres avant deles quitter et de « rejoindre son Père dans les cieux » ?

Loin d’être évidente, l’œuvre de témoignage est avant toute chose œuvre de chemine-ment à la suite du Christ.

Le récit des évangiles est ainsi rythmé par trois lignes narratives : les miracles, lesparaboles et les rencontres. Chaque rencontre avec le Christ semble d’ailleurs suivrele même modèle narratif :

– le récit place plus ou moins – songeons à Zachée ! – la personne rencontrée surle chemin du Christ ;

– il insiste sur une parole ou un geste de Jésus (l’onguent modelé à partir deson crachat, les paroles adressées aux contempteurs de la femme adultère),« cœur » de la rencontre ;

– par mimétisme, la personne transformée se met à son tour en route, soit à lasuite du Christ, soit, à l’instar du Christ, à la rencontre du monde (l’aveugle deBethsaïde, invité à la discrétion, préfère louer publiquement le Christ). Parfois,la personne rencontrée refuse ce choix, à l’instar du jeune homme riche.

Littéralement, l’envoi du Christ à la fin de l’Évangile de Saint Marc n’est pas sansévoquer l’envoi des soixante-douze : les Apôtres, marqués par leur expérience avecJésus, sont invités à porter du fruit, à quitter leur Maître, et à accomplir à leur tourles signes dont ils ont été les premiers témoins.

Mais ce cheminement ne prend son sens qu’à l’aune de son but : proclamer laBonne Nouvelle, faire œuvre de témoignage, faire du monde ainsi parcouru un lieud’échanges et de rencontres. Jésus, par ses actes, casse la stratification sociale du peupled’Israël, faisant dire à Saint Paul que nous ne formons qu’un seul corps en lui : ilrestaure chacun, l’infirme, le riche, le pauvre, l’humble dans son humanité, non pastel qu’il est perçu, mais tel qu’il est réellement, appelé à s’accomplir et à échanger.

Cheminer à la suite du Christ, c’est s’efforcer d’en devenir le reflet visible pour l’autre.Jésus ne dit-il pas à ses Apôtres qu’il les envoie tels les « brebis au milieu des loups » 5 ?Le jeune homme riche ne refuse pas les valeurs que l’on qualifiera de chrétiennes :il refuse le chemin du risque, de la remise en question, du doute, du martyre... Maisavant tout, il s’écarte d’un chemin de vie emprunté avant lui par ses pères Abraham,Isaac, Jacob, et par tant d’autres après lui...

Cheminer à la suite du Christ, c’est un accomplissement qui n’a pas de fin, si ce n’est enChrist lui-même. L’envoi des Apôtres ne peut se résumer à un exercice de comptabi-lité ou de performance spirituelle : le message d’espérance et de partage du Christ est à laportée de tous, sans distinction.

Une des répliques du long-métrage Mission de Roland Joffé résume bien l’ab-sence de finalité temporelle du témoignage chrétien. Dans le contexte délicat de laconversion de la communauté Guarini au XVIIème siècle, le jésuite Gabriel et le

5. Mt 10, 16.

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Ishwar-Arnold Rocke

mercenaire bientôt converti Mendoza soulignent, chacun à sa manière, la portée dutémoignage chrétien :�Gabriel : We're building a mission here. We're going to make Christians ofthese people !Mendoza : If you have the time.�

Le témoignage est œuvre de patiente construction, d’accompagnement de l’autre,par la grâce de l’Esprit, en l’invitant à se poser la question de Dieu dans sa vie : telleest la seule et véritable transformation du monde à laquelle nous pouvons prétendreen tant que disciples du Christ.

Transformer un monde qui demeure avant tout terreau de la Bonne Nouvelle.Mais à quelle Bonne Nouvelle fait référence le Christ ? Le Jugement Dernier ? L’an-nonce de la Résurrection du Messie ? Rappelons que les Apôtres eux-mêmes avaientpeine à déceler 6 le message du Christ...

Que devons-nous défendre, porter, expliquer dans le monde d’aujourd’hui, au-delà des polémiques récurrentes, des prises de position de tout bord politique ?

À la relecture de la vie du Christ et des enseignements de l’Église, la Bonne Nou-velle est intimement lié à un triple accomplissement de l’homme :

– un homme qui sait accueillir sa liberté comme le moyen de faire des choixresponsables, dans le respect de l’autre et de la vie ;

– un homme conscient de son humanité, des principes de solidarité et de partageau détriment de l’individualisme et du repli sur soi ;

– un homme qui s’efforce de faire sens en accueillant Dieu dans son cœur : oui,l’homme doit chercher la Vérité.

Un homme « nouveau » qui sommeille en chacun de nous, et qui, une fois éveillé,peut espérer changer le monde.

Si la fin tragique des héros du film Mission semble prouver le caractère politiqueet finaliste de l’annonce du Royaume 7, nous sommes appelés à ne pas nous taire, et

6. Mt 13, 10-17.7. À la fin du film, s’adressant à Don Hontar, prélat ayant établi un rapport sur l’action du père

Gabriel, et alors qu’il lui est rappelé que l’action de l’Église s’inscrit dans le monde, le cardinal Alta-mirano répond : « No, thus have we made the world. Thus have I made it. »

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Aux frontières du monde Témoins jusqu’au bout du monde

à être porteurs d’une Nouvelle qui nous dépasse, ainsi que l’explique Jean-Paul IIdans l’encyclique Redemptoris Missio (1990) :� Pourquoi la mission ? Par e que, à nous omme à saint Paul �a été on�ée ette grâ e-là, d'annon er aux païens l'insondable ri hesse du Christ� (Ep 3, 8).La nouveauté de la vie en lui est la Bonne Nouvelle pour l'homme de tousles temps : tous les hommes y sont appelés et destinés. Tous la re her hente�e tivement même si 'est parfois de manière onfuse, et tous ont le droit de onnaître la valeur de e don et d'y a éder. L'Église, et en elle tout hrétien,ne peut a her ni garder pour elle ette nouveauté et ette ri hesse, reçues dela bonté divine pour être ommuniquées à tous les hommes. �Les portes du monde s’ouvrent à nous !

I.-A.R.

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Le chrétien dans le monde

Le mépris du monde

François Hou

« N’aimez rien du monde, ni rien de ce qui est dans le monde. » Cette parole desaint Jean (1Jn 2, 15) peut sembler bien dure tant elle heurte nos inclinations ordi-naires et porte haut l’exigence chrétienne. Elle fait cependant écho au long discoursque Notre-Seigneur lui-même a tenu devant ses Apôtres, après avoir institué l’Eu-charistie et quelques heures seulement avant d’entrer en sa Passion douloureuse etrédemptrice. Le monde, nous dit-il, ne peut recevoir l’Esprit de Vérité, « parce qu’ilne le voit point et ne le connaît point » (Jn 14, 17). « Si le monde vous hait, dit-ilencore, sachez qu’il m’a haï le premier » (Jn 15, 18). « Vous pleurerez et vous vouslamenterez, tandis que le monde se réjouira ; vous serez affligés, mais votre afflic-tion se changera en joie » (Jn 16, 20). Que ces paroles soient sorties de la bouche duMaître, en de si graves circonstances, montre sans doute avec assez de certitude leurimportance. L’homme ne vit pas que de pain, mais aussi de toute parole qui sortde la bouche de Dieu, c’est pourquoi nous devons recevoir la condamnation par leChrist de l’esprit du monde comme une occasion de joie, de vie et de salut.

Comment comprendre ces paroles, alors même que Notre-Seigneur Jésus-Christaffirme n’être pas venu pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé (Jn3, 17) ? Saint Jean nous en donne la raison dès le commencement de son évangile :« Le Verbe était dans le monde, et le monde par lui a été fait, et le monde ne l’a pasconnu » (Jn 1, 10). C’est également ce que Notre-Seigneur enseigne aux Douze : lemonde n’a pas connu son Père qu’il était venu manifester (Jn 17, 25), et il le haitparce qu’il rend de lui le témoignage que ses œuvres sont mauvaises (Jn 7, 7). Eten effet, le Saint-Esprit, une fois Notre-Seigneur retourné à la droite de son Père, aconvaincu le monde au sujet du péché (Jn 16, 8). Ce péché, nous dit saint Thomasd’Aquin dans son Commentaire de l’Évangile de saint Jean, est le péché d’incroyance :le monde n’a pas cru en Jésus-Christ, et demeure sous l’empire des trois concupis-cences, la concupiscence de la chair, la concupiscence des yeux et l’orgueil de la vie,dont saint Jean nous dit qu’elles ne viennent pas du Père, mais du monde (1Jn 2,16). En effet, en nous apportant la foi, Notre-Seigneur nous apporte la « substancedes réalités à espérer » (He 11, 1), c’est-à-dire les biens spirituels et éternels grâceauxquels nous pouvons mépriser les biens terrestres et éphémères, et donc être af-franchis de leur empire sur nous. La victoire de Notre-Seigneur sur le monde, écritsaint Thomas, consiste en sa victoire sur les concupiscences : « Celui donc qui vaincainsi ces concupiscences, vainc le monde, et c’est ce que réalise la foi. » Jésus-Christa vaincu le monde en lui retirant ses armes ; il a vaincu les richesses par sa pau-vreté, l’honneur par l’humilité, les plaisirs par les peines et les labeurs. Celui qui aucontraire refuse cette foi qui accomplit en nos cœurs des merveilles demeure quantà lui esclave du monde et de ses concupiscences.

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François Hou

Or l’Évangile nous donne précisément à voir le refus du monde de reconnaîtreNotre-Seigneur Jésus-Christ. « Nous ne voulons pas qu’il règne sur nous ! » s’écrientses ennemis (Lc 19, 14). Ce monde qui refuse Jésus-Christ, c’est, écrit saint Augustin,le « monde de la perdition, qui hait le monde de la rédemption », qui s’aime parcequ’il « aime l’iniquité qui le rend méchant 1 ». Entre ces deux mondes, monde de larédemption et monde de la perdition, le chrétien peut être tenté de vouloir trouverune forme de juste milieu et de réconciliation. « Jugez-moi, mon Dieu, et distinguezma cause de celle d’une nation non sainte ! » s’écrie cependant le psalmiste (Ps 43,1), tandis que le Christ avertit ses apôtres : « En vérité, en vérité, je vous le dis,vous pleurerez et vous vous lamenterez, tandis que le monde se réjouira ; vous serezaffligés, mais votre affliction se changera en joie » (Jn 16, 20). Saint Paul nous montrede même que le chrétien doit se distinguer du monde jusque dans sa tristesse : il seréjouit ainsi de ce que les chrétiens de Corinthe ont été remplis par ses paroles d’unesainte tristesse selon Dieu, les portant à la pénitence et à un plus grand amour deDieu, et non de la « tristesse selon le monde », qui « produit la mort » (2Co 7, 10-11).

L’Église ne peut être habitée par les mêmes passions et les mêmes désirs que lemonde : « Si donc vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez les choses d’enhaut, où le Christ demeure assis à la droite de Dieu ; affectionnez-vous aux chosesd’en haut, et non à celles de la terre : car vous êtes morts, et votre vie est cachée avecle Christ en Dieu » (Col 3, 1-3). « Malheur à tant de chrétiens de nom et d’illusion quipourraient se dresser et qui verraient se lever derrière eux des légions de personnesintègres et droites, prêtes à lutter par tous les moyens contre le scandale », disaitainsi Pie XII le 25 juin 1950, au lendemain de la béatification de Maria Goretti, aprèsavoir condamné les « corrupteurs conscients et volontaires du roman, du journal,de la revue, du théâtre, du film, de la mode indécente ». Loin de chercher quelqueaccommodement sur ce terrain avec le monde, le vénérable pontife invitait en 1941les jeunes filles de l’Action catholique à une véritable « croisade de la pureté 2 », loinde tout respect humain qui les pousserait à se conformer aux mœurs du siècle.

Ce respect humain, nous rappelle le saint curé d’Ars, est partout répandu : ils’agit de tout le bien que l’on s’abstient de faire en raison de la honte que l’on enéprouve devant le monde.� Combien de fois e maudit respe t humain vous a empê hé d'assister au até hisme, à la prière du soir ! Combien de fois, étant hez vous et faisantquelques prières ou quelques le tures de piété, vous êtes-vous a hé voyantvenir quelqu'un ! Combien de fois le respe t humain vous a fait violer la loi dujeûne ou de l'abstinen e, et n'oser pas dire que vous jeûniez, ou que vous nefaisiez pas gras ! Combien de fois vous n'avez pas osé dire votre Angelus devantle monde, ou vous vous êtes ontenté de le dire dans votre ÷ur, ou vous êtessorti pour le dire dehors ! Combien de fois vous n'avez point fait de prières lematin ou le soir, par e que vous vous êtes trouvé ave des personnes qui n'enfaisaient point ; et tout ela, de rainte que l'on ne se moquât de vous ! [...℄

1. Saint Augustin, Traité sur saint Jean (LXXXVII).2. Vénérable Pie XII, « Discours sur la mode », 22 mai 1941.

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Le chrétien dans le monde Le mépris du monde� Mais, me direz-vous, quand est- e que nous agissons par respe t humain ?Mon ami, é outez-moi bien. C'est un jour que vous étiez à la foire, ou dansune auberge où l'on mangeait de la viande un jour défendu et que l'un vouspria d'en manger ; que, vous ontentant de baisser les yeux et de rougir, au lieude dire que vous étiez hrétien, que votre religion vous le défendait, vous enmangeâtes omme les autres, en disant : � Si je ne fais pas omme les autres,on se moquera de moi. � On vous raillera, mon ami. Ah ! ertes, 'est biendommage ! � Eh ! me direz-vous, je ferai bien plus de mal, en étant la ause detoutes les mauvaises raisons que l'on dira ontre la religion, que j'en ferais enmangeant de la viande. � Dites-moi, mon ami, vous ferez plus de mal ? Si lesmartyrs avaient raint tous es blasphèmes, tous es jurements, alors ils auraientdon tous renon é à leur religion ? C'est tant pis pour eux qui font mal. Hélas !M. F., disons mieux : e n'est pas assez que les autres malheureux aient ru i�éJésus-Christ par leur mauvaise vie ; il faut en ore vous unir à eux pour fairesou�rir Jésus-Christ davantage ? Vous raignez d'être raillé ? Ah ! malheureux,regardez Jésus-Christ sur la roix, et vous verrez e qu'il a fait pour vous.Vous ne savez pas quand vous avez renié Jésus-Christ ? C'est un jour qu'étantave deux ou trois personnes, il semblait que vous n'aviez point de mains, ouque vous ne saviez pas faire le signe de la roix, et que vous regardiez si l'onavait les yeux sur vous, et que vous vous êtes ontenté de dire votre Benedi iteou vos grâ es dans votre ÷ur, ou bien que vous allâtes dans un oin pour lesdire. C'est lorsque, passant vers une roix, vous fîtes semblant, de ne pas lavoir, ou bien vous disiez que e n'est pas pour nous que le bon Dieu est mort.Vous ne savez pas quand vous avez eu du respe t humain ? C'est un jour, que,vous trouvant dans une so iété, où l'on disait de sales paroles ontre la saintevertu de pureté, ou ontre la religion, vous n'osâtes pas reprendre es personnes,et bien plus, dans la rainte que l'on vous raille, vous en avez souri. � Mais, medirez-vous, l'on est bien for é, sans quoi l'on serait trop souvent raillé. � Vous raignez, mon ami, d'être raillé ? Ce fut bien aussi ette rainte qui porta saintPierre à renier son divin Maître ; mais ela n'empê ha pas qu'il ommit un grospé hé qu'il pleura toute sa vie.Vous ne savez pas quand vous avez eu du respe t humain ? C'est un jour que lebon Dieu vous donna la pensée d'aller vous onfesser, vous sentiez que vous enaviez bien besoin, mais vous pensâtes que l'on se moquerait de vous, que l'onvous traiterait de dévot. C'est une fois que vous aviez la pensée d'aller à la sainteMesse dans la semaine, et que vous pouviez y aller ; vous avez dit en vous-mêmeque l'on se moquerait de vous et que l'on dirait : C'est bon pour eux qui n'ontrien à faire, qui ont de quoi vivre de leurs rentes. � (saint Jean-Marie Vianney,Sermon sur le respect humain pour le deuxième dimanche de l’Avent.)

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François Hou

« Tu m’as montré le chemin d’Ars,je te montrerai le chemin du ciel. »

« Un christianisme qui croit de son devoir de rester pieusement sur les hau-teurs du temps n’a rien à dire et rien à signifier », n’hésitait pas à écrire le cardinalRatzinger 3. L’amour de Dieu exige du chrétien la conversion de toute sa vie et ledétachement des créatures.

Non que les créatures soient mauvaises ; elles sont bonnes au contraire en tantqu’elles ont été créées par Dieu ; mais leur usage mauvais et déréglé, à la suitedu péché originel, rend nécessaire de s’arracher non seulement à la concupiscencesous toutes ses formes, mais aussi à la fragilité et au respect humain qui poussentl’homme à se conformer à la figure passagère de ce monde (1Co 7I, 31) et à agircomme le reste du groupe. « Il n’est pas facile pour un homme qui vit parmi lesméchants, dit saint Thomas dans son commentaire de l’Évangile selon saint Jean, derester indemne du mal, surtout alors que le monde entier est posé dans la malice. »« Les vérités ont été diminuées par les fils des hommes », dit le psaume (Ps 11, 1),c’est pourquoi, estime le P. Dehau o.p., « quand on a été condamné à trop vivre aumilieu des hommes, même pour leur faire du bien, on en rapporte toujours une cer-taine déformation de la vérité. » « Il faut avoir, écrit-il encore, le courage, tout enaimant passionnément les âmes de continuer à haïr ardemment le monde commetel, ce monde pour lequel Jésus ne prie pas, non pro mundo rogo. Il suffit d’ailleurspour cela d’aimer vraiment les âmes dont le monde comme tel est l’ennemi 4. »

C’est en effet dans l’amour non seulement de Dieu, mais aussi des âmes enDieu, que réside la raison du mépris chrétien du monde. « Quel profit en effet aura

3. « La foi comme conversion - Metanoia ».4. « Près des hommes et loin du monde », La Vie Spirituelle n˚304, 1946.

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Le chrétien dans le monde Le mépris du monde

l’homme, s’il gagne le monde entier, mais perd son âme ? » demande Notre-Seigneur(Mt 16, 26). Depuis toute éternité, Dieu a en effet songé à chacune de ces âmes et auxbiens qu’il veut leur communiquer ; en donnant sa vie pour chacune d’entre elles, leChrist leur a donné un prix inestimable. Le monde entier vaut moins qu’une seuleâme appelée par son Créateur à la béatitude du Ciel. C’est donc précisément paramour des âmes que l’Église tient en haine le monde de perdition. « La vraie cha-rité, écrit le P. Garrigou-Lagrange o.p., est l’amour de Dieu par-dessus tout et duprochain en Dieu et pour Dieu. Elle implique par suite une sainte haine du mal, ellene peut aimer le pécheur sans détester le péché 5. »

Par le baptême et par la foi, le chrétien, s’il demeure au milieu du monde, estarraché à son emprise en tant qu’il est uni à Dieu ; sacrement de l’adoption divine,le baptême, incorpore l’homme au Christ et en le faisant enfant de Dieu, lui fait ces-ser d’avoir pour père le prince de ce monde (Jn 8, 38-40). Rendu ainsi dissemblableaux autres hommes, cet homme devient, dit saint Thomas, un objet de haine pourle monde. « L’orgueilleux a en horreur l’humiliation : ainsi le riche a en horreur lepauvre » (Si 13, 19). « Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui lui appartien-drait en propre. Mais parce que vous n’êtes pas du monde, et que je vous ai choisisdu milieu du monde, à cause de cela, le monde vous hait » (Jn 15, 19). « Craindrele monde, pourquoi donc, disait le saint curé d’Ars, puisque nous savons qu’il fautabsolument être méprisé du monde pour plaire à Dieu ? Si vous craigniez le monde,il ne fallait pas vous faire chrétien. » Et, ajoutait-il, « quelle triste vie mène celui quiveut plaire au monde et au bon Dieu ! Non, mon ami, vous vous trompez. Outreque vous vivrez toujours malheureux, vous ne viendrez jamais à bout de plaire aumonde et au bon Dieu ; cela est aussi impossible que de mettre fin à l’éternité. »

Il existe donc un défi chrétien au monde, exprimé par Notre-Seigneur lui-mêmedans ses Béatitudes, qui opèrent le plus complet renversement des valeurs du monde.« Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux ! » s’écrie Notre-Seigneur (Mt 5, 3), proclamant un esprit de détachement et de liberté qui permet àses disciples de comprendre que la vie terrestre ne se suffit pas à elle-même et d’userdu monde « comme n’en usant pas » (1Co 7, 31). Ce défi chrétien, cette déclarationde guerre de l’Église de Dieu à l’esprit du monde et à la « corruption du siècle pré-sent » (Ga 1, 4) a été repris par saint Paul : « Ce que le monde tient pour insensé,c’est ce que Dieu a choisi pour confondre les sages ; et ce que le monde tient pourrien, c’est ce que Dieu a choisi pour confondre les forts » (1Co 1, 7).

« L’Église ici-bas, écrit encore le P. Garrigou-Lagrange, est essentiellement « mi-litante » et pacifique ; la paix est au cœur du pays, la guerre est sur la frontière. Seulsles saints savent exprimer le sens surnaturel du combat qui doit se livrer contre lachair, l’esprit du monde et l’esprit du mal 6. » Et en effet c’est bien la motivation sur-naturelle du combat contre l’esprit du monde, de ce combat pour les âmes, qui doitêtre d’autant plus forte et inébranlable que Notre-Seigneur Jésus-Christ a déjà rem-porté la victoire (Jn 16, 33), qu’a su exprimer saint Louis-Marie Grignon de Montfortdans sa Lettre circulaire aux Amis de la Croix :

« Vous êtes unis ensemble, Amis de la Croix, comme autant de soldats crucifiés,pour combattre le monde ; non en fuyant comme les religieux et les religieuses, depeur d’être vaincus ; mais comme de vaillants et braves guerriers sur le champ de

5. Dieu, son existence et sa nature, Beauchesne, Paris, 1914, p. 736.6. Op. cit., p. 725.

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François Hou

bataille, sans lâcher le pied et sans tourner le dos. Courage ! Combattez vaillam-ment ! Unissez-vous fortement de l’union des esprits et des cœurs, infiniment plusforte et plus terrible au monde et à l’enfer que ne le sont aux ennemis de l’État lesforces extérieures d’un royaume bien uni. Les démons s’unissent pour vous perdre,unissez-vous pour les terrasser. Les avares s’unissent pour trafiquer et gagner del’or et de l’argent, unissez-vous pour conquérir les trésors de l’éternité, renfermésdans la Croix. »

F.H.

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Saint Antoine, père des moines :une vie hors du monde ?

Tiphaine Lorieux

C’est vers 360 que l’évêque Athanase d’Alexandrie rédige la Vie de Saint Antoine,à la demande de moines d’Occident, pour leur offrir un modèle d’ascèse. Il s’agitde la première biographie d’un moine, au croisement des Vies profanes, très nom-breuses à l’époque, et des grandes figures de l’Ancien Testament. L’idée d’émulationest très fortement présente dans la préface de la Vie d’Antoine : elle présente l’ascèsecomme un combat où il s’agit d’égaler ou de dépasser les autres « pour parvenir àla vertu ». Athanase parle à nouveau de « combat » lorsqu’il évoque l’apprentissaged’Antoine sur la voie de l’ascèse. Cette biographie a très vite une influence considé-rable et contribue à répandre largement cet idéal nouveau, en contradiction avec lesconceptions des païens du IVème siècle, qui, comme Julien l’Apostat, voyaient dansles moines des fous misanthropes, qui oublient que l’homme est fait pour la sociétéet la civilisation. Elle sert également de modèle pour les écrits hagiographiques.

Selon la Vie, Antoine naît vers 251 dans un village de la vallée du Nil. Il a pourparents des Coptes assez aisés. Son enfance est marquée par la fréquentation del’église et l’écoute attentive des lectures bibliques, mais il n’aime déjà ni l’école niles jeux avec d’autres enfants. Athanase insiste sur sa simplicité : « tout son désirétait, comme il est écrit, d’habiter tout simple dans sa maison. » Cette insistance per-met à Henri-Irénée Marrou d’écrire, dans L’Église de l’Antiquité tardive, que « faceà l’orgueil des intellectuels nouvellement convertis qui transposaient à l’intérieurdu christianisme la tradition aristocratique de leurs maîtres païens, le monachismeva réaffirmer, comme le franciscanisme le fera plus tard au XIIIème siècle, ce pri-mat des simples qui constitue un des aspects essentiels du message évangélique. »Marrou fait cependant un contre-sens lorsqu’il affirme, pour appuyer son analyse,qu’Athanase présente Antoine comme un « paysan d’origine modeste » ; on trouvedans le texte, dès 1,1, qu’« il était de parents nobles qui possédaient une assez largefortune ».

La vocation ascétique d’Antoine se décide par le biais de deux paroles bibliquesentendues alors qu’il entrait dans l’église : c’est au sein d’une communauté que naîtson aspiration à la vie ascétique. Dans le texte grec, il semble qu’il n’y ait pas d’in-termédiaire entre la parole et Antoine : la première fois, « il entendit le Seigneurdire au riche », et la seconde, « il entendit le Seigneur dire dans l’Évangile ». La pre-mière fois, c’est Mt 19, 21 qu’il entend (« Si tu veux être parfait, va, vends tout ceque tu possèdes et donne-le aux pauvres, et viens, suis-moi, et tu auras un trésordans les cieux »). Cette parole correspond au sujet des réflexions immédiates d’An-toine (« comme à l’accoutumée, et songeant en lui-même, il réfléchissait à tout ceci :comment les apôtres avaient tout abandonné pour suivre le Sauveur (...) » 2, 1), etil la reçoit comme lui étant personnellement destinée : il distribue ses champs et

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Tiphaine Lorieux

vend ses biens, n’en gardant qu’une petite part pour sa sœur, dont il a la garde. Ladeuxième parole entendue par hasard est encore plus radicale : « Ne vous mettezpas en peine du lendemain » (Mt 6, 34). Après avoir confié sa sœur à des femmespieuses, il commence à pratiquer la vie ascétique.

Pour Jérôme Bosch (La tentation de Saint Antoine),le désert est pour le moins un lieu fort peuplé.

Cet apprentissage de l’ascèse ne se fait pas de façon solitaire. Antoine prendcomme maître spirituel un vieil ermite du voisinage, et il n’hésite pas à consulterd’autres ascètes qui pratiquent une forme particulière d’ascèse (prière, abstinence).Il vit un certain temps dans un tombeau, puis à 35 ans se retire dans une fortificationabandonnée pour s’y perfectionner. Il mène une vie de pénitence et d’ascèse toujoursplus rigoureuse, pour arriver à la parfaite maîtrise des passions. Mais l’aspect inté-rieur et psychologique de la montée au désert n’est pas le seul, et la Vie d’Antoinefrappe par le rôle extraordinaire qu’y tiennent Satan et les démons. C’est un traitcommun aux écrits monastiques de cette époque. La croyance populaire du IVèmesiècle voulait que l’air et le désert soient le séjour préféré des démons : malveillants,dangereux et menaçants, ils hantent les ruines, les tombeaux et les anciens temples.Le choix d’aller dans des lieux désertés par les hommes n’est pas tant vécu comme

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Le chrétien dans le monde Saint Antoine : une vie hors du monde ?

un désir de chercher Dieu loin du tumulte du monde, mais comme la volonté d’af-fronter le démon : dans l’idée de l’Imitatio Christi, le désert n’est pas seulement le lieude la rencontre avec Dieu, mais le lieu où, à la suite du Christ, l’homme est mis àl’épreuve. Lorsqu’Antoine se retire enfin véritablement dans le désert, il prend aveclui des disciples qui veulent imiter sa manière de vivre.

Antoine ne sort du désert pour se rendre à Alexandrie que deux fois dans sa vie ;la première fois pour s’exposer au martyre pendant la persécution de Dioclétien. Àson retour au désert, regrettant de ne pas avoir été « appelé » au martyre, il pra-tique l’ascèse comme un martyre quotidien, et la Vie le décrit comme un nouveauhéros, successeur du martyr. Henri-Irénée Marrou note que le monachisme apparaîtà une période charnière de l’histoire de l’Église, pour prendre le relai de la persé-cution. Pendant les persécutions, le martyre représente « le point d’aboutissement àl’ascension spirituelle d’une âme chrétienne appelée à la perfection », mais la Paixde l’Église entraîne un relâchement de la tension spirituelle à l’intérieur des com-munautés chrétiennes, du fait notamment du flot de conversions superficielles ouintéressées. Pour Marrou, le monachisme est bien une « fuite hors du monde », quiapparaît comme la condition la plus favorable pour accéder à la vie parfaite, et rap-pelle que, deux siècles après Antoine, naît dans les milieux monastiques irlandaisla distinction entre martyre rouge (martyre sanglant de la persécution) et martyreblanc ou vert (vie de renoncement ou de mortification). La seconde fois qu’il se rendà Alexandrie, c’est pour défendre l’orthodoxie pendant la querelle arienne (Antoineest présenté par Athanase comme un opposant acharné des ariens et des mélétiensschismatiques, qui cherchaient des soutiens parmi les moines) : Marrou voit dansla motivation de ces deux voyages à Alexandrie l’alliance « du prophétisme et dusacerdoce ». Bien que « hors du monde », Antoine est partie prenante de la vie del’Église. Athanase fait par ailleurs un portait appuyé d’Antoine témoignant de sonrespect envers la hiérarchie ecclésiastique, pour des raisons évidentes de politiqueecclésiale.

Dans la Vie d’Antoine, le désert apparaît bien peuplé ; c’est parce qu’il est encom-bré par le nombre de visiteurs qu’il se retire encore plus loin dans le désert, dansla région montagneuse de Quolzoûn, « la montagne intérieure ». Il visite cependantrégulièrement ses disciples dans la « montagne extérieure ». Il pousse les démonsqui l’assaillent à la fuite ; il conseille, encourage et guérit les foules qui viennent àlui. On voit l’importance de la fonction proprement ecclésiale remplie par Antoine,qui, parti au désert pour atteindre sa propre perfection et donc la sainteté, devientun pôle d’attraction.

Antoine, célèbre dès son vivant « dans le monde entier, et jusqu’en Occident »,se montre supérieur à des philosophes païens venus le voir, ce qui accroît encoresa renommée au point que même les empereurs lui écrivent. Antoine annonce àl’avance sa mort et ordonne aux deux moines qui vivaient avec lui de garder secretle lieu de son tombeau, dans une référence évidente à Moïse.

La Croix a récemment publié 1 un reportage sur la renaissance du monachismeégyptien, d’où il ressort que la vie de l’Église copte est aujourd’hui puissammentinfluencée par son monachisme : les monastères sont un vivier de futurs évêques et

1. 7-8-9 avril 2012.

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Tiphaine Lorieux

patriarches, comme le montrent Kyrillos VI et Chenouda III. Le pape Chenouda IIIa par ailleurs revitalisé les diocèses en envoyant un ou deux moines expérimentéspasser plusieurs années dans des villes et villages, et comme du vivant de SaintAntoine, de nombreux pèlerins visitent les ascètes qui habitent le désert. L’un d’eux,Matta El Maskine, grand réformateur spirituel copte, entend à 29 ans « l’appel del’éternité », appel à un « exode loin du monde », qu’il voit comme une réponseradicale à « l’instinct du retour vers Dieu ». Il écrit : « dans son exode, le moine nese retire pas loin des hommes, mais loin de lui-même afin de pouvoir les attirer tous versDieu 2. »

T.L.

2. L’expérience de Dieu dans la vie de prière, éd. de l’abbaye Bellefontaine.

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Être ou ne pas être (du monde) :

telle est la question !

Ségolène Lepiller� Ils ne sont pas du monde, omme moi je ne suis pas du monde. San ti�e-lesdans la vérité : ta parole est vérité. Comme tu m'as envoyé dans le monde, moiaussi, je les ai envoyés dans le monde. � (Jean, 17, 16-19)

Du monde sans en être : ce précepte évangélique constitue le sous-titre de l’ou-vrage du philosophe jésuite Paul Valadier, La Condition chrétienne, dont nous retra-cerons ici quelques unes des lignes de force. Précisons d’emblée qu’il nous sera im-possible de restituer dans son intégralité l’ensemble des réflexions, foisonnantes, deValadier. Nous tâcherons plutôt de caractériser, à l’aide de son ouvrage, quelquesuns des traits d’un agir chrétien, en essayant de ne pas être trop infidèles au pro-jet initial de l’auteur de produire un essai de théologie morale, qui interroge moinsle statut du chrétien dans le monde que les ressources intellectuelles et spirituellesdont un croyant chrétien dispose pour tenir sa place ici et maintenant.

Il va de soi que la condition chrétienne ne se limite pas à ses actes dans le monde ;un tel rétrécissement du sujet nous conduira parfois à rapprocher des réflexionsqui ne se suivent pas dans l’ouvrage dont nous cherchons à rendre compte. Qu’onnous pardonne ces raccourcis : en tout état de cause, cet article ne prétend pas offrirune présentation systématique des caractères de l’agir chrétien, déduits les uns desautres, mais simplement en dégager quelques éléments, qui nous paraissent perti-nents en ce qu’ils constituent autant de défis pour le chrétien et pour l’Église.

À toutes fins utiles, résumons d’abord le propos général de l’ouvrage : pour Vala-dier, il n’existe pas de théologie morale complète qui obéisse à toutes les règles d’unepensée systématique et cohérente. La conception chrétienne de la morale ne peutse déployer de manière autosuffisante à partir de ses ressources propres, à savoirl’Écriture sainte : les pratiques sociales et culturelles doivent être prises en compte,« comme lieu où se vérifie le devoir-être chrétien » 1, faute de quoi une telle moralene ferait pas droit à la logique d’une existence en Christ ; « le chrétien ne peut êtredéraciné de son être-là dans l’histoire ; très concrètement, il se reçoit lui-même enson humanité dans une culture donnée » 2.

Malgré tout et selon les paroles même de Jésus, le chrétien n’est pas du monde,puisque, pour le dire vite, il appartient au Christ et travaille au Royaume de Dieu 3.Or, ces deux faces de la condition chrétienne – du monde sans en être – entraînentdes attitudes pratiques qui paraissent contradictoires, des manières antithétiques devivre au monde.

1. Paul Valadier, La Condition chrétienne : du monde sans en être, Seuil, Paris, 2003, p.12. Dans la suitedes notes, quand aucun titre d’ouvrage n’est mentionné, nous faisons référence à ce livre.

2. p. 13.3. Cf par exemple l’épître aux Philippiens, 3, 20 : « Pour nous, notre cité se trouve dans les cieux,

d’où nous attendons ardemment, comme sauveur, le Seigneur Jésus Christ ».

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Ségolène Lepiller

Une première figure est celle du refus du monde et de l’intégralisme. Vivre laradicalité de l’Évangile, faire sienne l’exigence de sainteté impliquerait de se séparerdu monde : l’insistance évangélique sur la nécessité de suivre le Christ demandeau disciple une forme de rupture avec le mode de vie commun et avec la société.Citons simplement pour mémoire deux passages des Évangiles qui peuvent illustrerce propos :� Pensez-vous que je sois apparu pour établir la paix sur la terre ? Non, jevous le dis, mais bien la division. Désormais en e�et, dans une maison de inqpersonnes, on sera divisé, trois ontre deux, et deux ontre trois : on sera divisé,père ontre �ls et �ls ontre père, mère ontre sa �lle et �lle ontre sa mère,belle-mère ontre sa bru et bru ontre sa belle-mère. � (Luc 12, 51-53)

ou encore :� Si tu veux être parfait, va, vends e que tu possèdes et donne-le aux pauvres,et tu auras un trésor dans les ieux ; puis viens, suis-moi. � (Matthieu 19, 21)

En somme, le chrétien reçoit en Jésus « la norme concrète et plénière de touteactivité morale » 4, les principes de sa conduite et ceux de la vie commune, la foiseule assurant les ressources de la vie bonne. Cette figure est celle d’un christianismeen quelque sorte a-cosmique.

Une deuxième figure s’est imposée dans la tradition chrétienne, insistant sur lanécessité de témoigner de la Parole dans le monde, et tirant toutes les conséquencesde la deuxième partie de la formule johannique que nous citions au début de notrepropos (« Comme tu m’as envoyé dans le monde, moi aussi je les ai envoyés dans lemonde »). Il est impossible de fuir le monde dans lequel le Christ s’est incarné, souspeine d’être infidèle à l’esprit de celui que l’on veut suivre. Cette figure d’attestationinscrit la fidélité chrétienne au cœur des vocations de cette terre : Saint Augustin,pourtant peu suspect d’avaliser les compromissions avec le monde, va même jus-qu’à affirmer que rien n’est retranché ni détruit des mœurs communes, tant qu’ellesn’entravent pas le culte à rendre à Dieu 5.

Chacune de ces deux figures est problématique : tandis que l’une sera accuséede rigorisme, on craindra que l’autre ne conduise à avaliser purement et simple-ment les mœurs d’une époque. En tout état de cause, elles paraissent difficilementconciliables. Cependant, pour Paul Valadier, elles ne sont pas dans un rapport d’in-compatibilité l’une avec l’autre. En effet, si c’était le cas, le chrétien serait écarteléentre des exigences contradictoires :

4. p. 21.5. « Cette cité céleste, pendant tout le temps qu’elle vit en exil sur cette terre, recrute des citoyens

dans toutes les nations, elle rassemble sa société d’étrangers de toute langue sans s’occuper des di-versités dans les mœurs, les lois et les institutions, grâce auxquelles la paix s’établit ou se maintientsur terre ; elle n’en retranche rien, n’en détruit rien ; bien mieux, elle garde et observe tout ce qui,quoique divers dans les diverses nations, tend à une seule et même fin : la paix terrestre, à conditionque de telles observances n’entravent pas cette religion qui apprend à adorer un seul Dieu véritableet souverain. » Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre XIX, chapitre 17, Œuvres, 37, Desclée de Brouwer,« Bibliothèque augustinienne », 1959, p.127.

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Le chrétien dans le monde Être ou ne pas être (du monde)� Il serait impossible de hoisir, sauf à s'identi�er à une théologie unilatéraleirrespe tueuse d'une dynamique qui ne peut trouver sa for e et sa pertinen equ'en maintenant une relation di� ile, jamais assurée, entre deux termes oppo-sés. Du oup, l'existen e hrétienne serait-elle vouée à tenter une on iliationimpossible ou à s'installer dans une mauvaise ons ien e perpétuelle, faute depouvoir atteindre à la double �délité qu'implique le message évangélique : àDieu, qui nous appelle à adopter les m÷urs de la vie nouvelle, et au monde, horsduquel il semble di� ile de pouvoir témoigner de la nouveauté hrétienne ? �(pp. 31-32)

Pour Valadier, cette tension est constitutive de toute vie chrétienne. La suite decet article aura donc pour tâche de déterminer les caractères d’un agir chrétien quirésolvent cette tension sans l’escamoter.

Paul Valadier.

Inventivité

Un premier trait de la morale chrétienne est d’être créative. Pareille caractéri-sation a de quoi surprendre : il paraît au premier abord que l’éthos chrétien, s’ildécoule naturellement des préceptes scripturaires, est aussi fixé qu’eux ; bien plus,gardons-nous en mémoire toutes les règles développées depuis le concile de Trentepar la littérature ecclésiastique. La théologie morale, telle qu’on la trouve notam-ment dans l’œuvre d’Alphonse de Liguori (Theologia moralis) a longtemps eu pourrésultat d’encadrer la vie des fidèles : les règles et les préceptes qui les spécifientprescrivent ce qui est à faire ou à proscrire, et évitent à la conscience toute incerti-tude ou doute quant à l’acte à poser. La vie chrétienne est ainsi prévisible et organi-sée en une existence quadrillée, conforme aux habitudes courantes, sur laquelle lejugement du confesseur peut s’exercer.

En défendant l’inventivité propre à l’éthos chrétien, Valadier s’élève contre cetteconception de la morale, en ce qu’elle abolit la tension précédemment dégagée : lechrétien est à la fois dans le monde (car nombre de préceptes reprennent les normescourantes à une époque donnée) et dans l’Église (puisque le clergé est garant de ces

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Ségolène Lepiller

préceptes), mais la vie chrétienne s’atrophie alors dans un juridisme ; conçue sous lesigne des interdits et des devoirs, elle cautionne la hantise du péché, sans laisser deplace à l’initiative et à la vie dans l’Esprit. À l’inverse, Valadier défend l’idée qu’iln’y a pas qu’une solution possible aux interrogations et aux complexités d’une viechrétienne droite.

Que nous impose la foi ?

Demandons-nous d’abord ce qu’exige de nous notre foi pour notre vie dans lemonde ; en première analyse, elle ne nous impose rien. Écoute d’un appel et adhé-sion à une Personne, elle ne présuppose rien du côté de l’homme, ne postule rienquant à sa situation morale. Vouloir suivre le Christ n’implique pas d’être en posi-tion morale bien réglée : si Jésus est le Chemin et si le christianisme est la « Voie » (telqu’il était nommé au premier siècle), ne pensons pas que la foi nous impose d’êtrearrivés avant même d’avoir pris le départ. Jésus est le Chemin :� Expérien e à honorer dans toute son épaisseur, et à ne pas identi�er tropvite à la �délité à des onsignes, à des injon tions, en ore moins à des dogmes� omme si d'emblée le royant devait entrer dans une totalité organique et omplète �, ou à un até hisme exhaustif dont tout arti le serait lié aux autres,selon un ti irrespe tueux de la démar he d'entrée dans la foi. Faut-il d'ailleurspré iser qu'une telle entrée est toujours en a te et jamais a hevée, qu'il s'agitd'un hemin à par ourir, don d'un devenir- hrétien plus que d'un être hrétien,lequel supposerait stabilité, assise en une identité dé�nie, ir ons ription d'unenature ou d'une essen e dé�nissable ? � (p. 59)

La bonne conscience morale – le pharisaïsme – est même un obstacle à l’écoutede la Parole autant qu’une vie qui se croit conforme aux normes sociales.

Certes, une véritable conversion, une écoute sincère, commandent de mettre savie en conformité avec la parole que l’on veut écouter (ce n’est même pas une simplequestion de cohérence ou d’harmonie entre pratique et foi, si l’on considère que, bienplus profondément, la première est le test de vérité de la seconde, qui s’affirme alorscomme fidélité pratique). Mais dans la mesure où le chemin à parcourir est celuid’un devenir chrétien, ce moment de la conversion est permanent. La moralité n’estdonc pas de l’ordre du pré-requis, elle n’est pas une condition sine qua non pour êtrechrétien.

L’impossible définition d’une orthopraxie

Si la foi ne nous impose rien dans le domaine de la morale – tout en nous deman-dant, comme il est nécessaire de le rappeler pour ne pas tomber dans le relativismemoral, de « bien agir » – c’est aussi que ce « bien agir » est plus complexe et plusdifficile à définir que l’application d’une série de règles. À l’inverse des dogmes quiconstituent un corpus doctrinal élaboré, appelé à réinterprétation, mais relativementbien défini, la pratique chrétienne ne peut pas répéter ce qui a eu lieu, car elle estconfrontée à des défis nouveaux (ainsi l’Église a-t-elle, au cours des siècles passés,abandonné successivement la stigmatisation du métier des armes, des comédiens,

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Le chrétien dans le monde Être ou ne pas être (du monde)

du prêt à intérêts...). Les grandes figures de saints que nous célébrons ont fait preuved’innovation pratique : Saint Vincent de Paul, par exemple, n’hésita pas à choquerl’orthopraxie (ensemble des actions considérées comme droites) des bien-pensantsde son époque au nom de son souci des pauvres, dans la fidélité à une charité in-ventive.

Ainsi, le conformisme de la pratique ne doit pas aller contre l’étouffement desvoies de l’Esprit et contre les initiatives propres à une vie chrétienne apte à trou-ver son chemin personnel. La foi n’est pas un confort intellectuel ou une garantiespirituelle :� on l'instrumentaliserait ainsi en donneur de leçons, en tuteur d'une humanitédéfaillante, en étai de libertés entravées ; on her herait un Dieu pervers, enobturant la possibilité de dé ouvrir en lui un autre visage, elui d'un Dieu qui nedemande rien d'autre que l'ouverture gratuite de la liberté, ou la libre réponseà un appel lui-même gratuit. � (p. 78)

Nous n’avons, semble-t-il, pas trop de mal à être d’accord – au moins théori-quement – avec ce principe. Encore faudrait-il, pour que notre charité soit réelle-ment inventive, que nous soyons prêts à ne pas la limiter aux bornes étroites de nosconformismes sociaux. Dans un monde en voie de déchristianisation, comme il estdevenu banal de le dire, notre défi n’est peut-être pas tant de nous efforcer de té-moigner par nos actes de ce que nous croyons (ce qui n’est déjà pas si mal) que depratiquer la charité sans assener nos vérités à coup de catéchismes appris par cœur.Nous avons, sans nul doute, notre propre orthopraxie bien-pensante.

La morale des paraboles : la suscitation d’un désir et d’une liberté

Contre la fixation d’un code moral contraignant et culpabilisateur, Paul Valadierpropose de lire la morale chrétienne à l’aune des paraboles. Dans celles-ci en effet,aucun enseignement positif rigide ne se dégage : « la parabole ne concluant pas enun impératif catégorique ou en un conseil de sagesse, renvoie le locuteur à sa res-ponsabilité, donc à son existence personnelle. » 6 Nulle signification définie, nullerelation terme à terme et transcrite en clair ne vient clore le sens de la parabole, quine se dégage que dans une relation entre le récit et le récepteur, où celui-ci joue unrôle essentiel dans le déchiffrement. La parabole n’est pas un prêt-à-porter pratique :le récit du bon Samaritain n’exige pas de nous que nous devenions secouristes aubord des routes ; il poussera chacun à le mettre en pratique à sa mesure, qui en re-médiant aux misères du monde par une compétence professionnelle de haut niveau,qui par une solidarité vécue avec les malades ou les handicapés. Le littéralisme estinterdit par le langage même de la parabole, qui réclame au contraire une inventivitépratique.

Cependant, pour Valadier, la portée proprement morale des paraboles dépasseleur enseignement effectif : elles ne se contentent pas de proposer un exemple àsuivre, en proposant une alternative plus souple aux règles morales figées, maisrendent possible le respect même de la morale qu’elles illustrent, car elles visent laformation du désir et de la liberté. Qu’on nous permette de reproduire simplementici le développement magistral de notre auteur :

6. p. 87.

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Ségolène Lepiller� Par e qu'elles s'adressent à un orps parlant, elles visent, bien plus fonda-mentalement qu'un entendement intéressé par les seuls prin ipes, la formationdu désir, don la onstitution d'une liberté in statu nas endi. [...℄ La parabole onvoque et rassemble : elle appelle à être soi, à se onstituer omme instan ede réponse, à se vouloir à la hauteur de l'appel pressenti, à se onstituer omme�ls et �lle du Père qui, par son envoyé, interpelle sa réature pour qu'elle soit réature libre. Méta-morale en e sens, la parabole fait beau oup plus que defournir des onsignes ; elle se situe au niveau fondamental de sus itation dudésir. Et si, dans un monde marqué par le nihilisme, � la volonté manque �, laparabole remédie bel et bien à e manque. Elle n'é rase pas une volonté faibleou dé omposée en l'a ablant de pres riptions ou d'obligations, elle lui fait sen-tir qu'elle est désirée, désirable, qu'elle est voulue pour elle-même et qu'elle adon à jouer un r�le propre par elle-même. [...℄Mais si la parabole n'est pas un enseignement moral au sens stri t du terme,elle est fondamentalement morale en e qu'elle pose la ondition de toute viemorale : la onstitution d'un désir qui se sent et se sait désiré et appelé àentrer dans un système de relations où il peut trouver sa pla e [...℄. Sans eprésupposé de toute vie morale, les pres riptions les plus hautes, les idéaux lesplus sublimes, les san tions les plus rigoureuses resteront lettres mortes, ou,pire en ore, le désir en sera omme é rasé, impuissant, dé omposé, et la moraleproposée apparaîtra omme un insupportable ar an, le ontraire même de laliberté. Au lieu d'attirer et d'aviver le désir, une telle morale le détruira oule blessera selon le jeu pervers trop bien onnu des as étismes sans âme. �(pp. 91-92)

Historicité

Dépourvue de préceptes contraignants et d’une orthopraxie définie, la moralechrétienne convoque en ce qu’elle vise la constitution d’un désir et d’une liberté ; dece fait, elle demande avant tout la fidélité à l’Esprit, plus que le respect de normes.Cependant, ce serait faire trop bon marché des règles que d’en rester là : Paul Va-ladier ne propose pas en effet une morale purement subjective, qui s’en tiendraità l’évaluation de pratiques laissées à la libre appréciation des acteurs selon le cri-tère imprécis de la fidélité à l’Esprit. Il ne récuse pas en bloc les normes positives :s’il s’insurge contre leur essentialisation et leur absolutisation, il leur reconnaît uneréelle fécondité, reprenant à son compte l’idée selon laquelle la norme est une condi-tion de l’humanité 7.

Ce n’est pas qu’on puisse se passer de normes, mais plutôt qu’elles ne doiventpas être figées comme si elles découlaient d’une prétendue vérité de l’homme. Va-

7. « Laissé à lui-même, il [l’homme] ne serait pas vraiment animal (lequel trouve en lui les régu-lations nécessaires à sa survie) et pas vraiment humanisé.Or par la rencontre avec l’artifice (langage, règles et techniques), c’est bien l’interdit que rencontre lacondition naturelle pour devenir humaine. Sans cette rencontre, jamais l’individu n’accéderait à sonhumanité. C’est dire à quel point l’éthique est chevillée au corps de l’homme, puisque l’interdit metdevant une règle qui à la fois sépare [...] et unit en ouvrant l’espace social » (p. 165). Ce point nousparaissant moins original, et surtout moins central pour l’objet de ce Sénevé, nous ne le développonspas.

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Le chrétien dans le monde Être ou ne pas être (du monde)

ladier cherche ainsi à faire droit à l’historicité de la condition chrétienne, en s’insur-geant contre ce qu’il appelle le mythe de la naturalité :� si e mythe revêt des formes variées, il s'enra ine toujours plus ou moinsdans l'idée que, sous le revêtement ulturel for ément super� iel, oppressif,arti� iel, arbitraire, il serait possible de retrouver une bonne naturalité inta te,pure, spontanée, vierge de toute déformation historique. Et don d'a éder àune humanité délivrée des ontraintes de toutes sortes et non blessée par lesinterdits destru teurs ou ulpabilisants. � (p. 165)

Valadier renvoie dos-à-dos la version positiviste et la version théologique de cemythe : prétendre « trouver dans une nature indemne de toute trace culturelle lefondement de la vérité de l’homme sortie des mains du Créateur et surplombantde haut l’histoire et les diversités culturelles » 8 repose sur les mêmes présupposésque chercher les fondements de la morale et des comportements dans les gènes oules neurones des individus, ou plus largement du côté de la biologie et des sciencesnaturelles. Les deux versions du mythe se rejoignent dans le déni de l’éthos, dans laminimisation du milieu grâce auquel l’homme parvient à l’humanisation.

On l’aura compris, pour Valadier, le chrétien est bien du monde. Pas plus qu’il n’ya une vérité de l’homme véhiculée par le christianisme, définie une fois pour touteset avec laquelle toute vie morale devrait être cohérente, il n’y a de reproduction àl’identique d’un message qui serait figé dans sa teneur morale. Ainsi les normespositives, nécessaires, sont toujours celles d’une époque : le chrétien est « porté àdiscerner dans le Présent les voies de la décision droite » 9, et l’Église, à reprendre età actualiser perpétuellement son anthropologie. Faute d’une telle attention à l’his-toricité de la condition chrétienne, on risquerait la clôture de l’éthos chrétien surlui-même,� ave une ertaine le ture fondamentaliste des É ritures, [...℄ ave une er-taine on eption de l'imitation de Jésus qui en fait un modèle à reproduire ouun exemple à suivre en tout point, ave une e lésiologie qui fait de l'Église omme telle la maîtresse de la Vérité ou la détentri e de la vérité de l'homme,n'ayant rien à re evoir des ultures, des philosophies ou des s ien es humaines,ou n'ayant pas elle-même à assimiler sans esse son propre message ou à se onvertir en permanen e à l'Esprit du Christ. De telles on eptions font de la ondition hrétienne le lieu de la mise en ÷uvre de normes prédé�nies qu'il onvient d'appliquer en �délité à l'Église, et notamment au magistère e lé-siastique, tenu pour authentique interprète de ette � vérité de l'homme � etn'ayant apparemment pas lui-même à faire l'épreuve d'une onstante onver-sion, e qui est pourtant la ondition intrinsèque de toute vie hrétienne. [...℄Il s'agit don moins d'obéir à une do trine entièrement élaborée que de her herà dé ouvrir à quoi l'Esprit vivant du Ressus ité onvoque dans le jeu omplexedes relations onstitutives du présent. � (pp. 132-133)

Au lieu de penser une création hors de toute culture, une naturalité d’où l’hommeserait déchu pour tomber dans l’historicité, Valadier soutient que l’homme est d’em-blée créé dans cette disposition à entrer en culture, à connaître la règle de l’interdit

8. p. 166.9. p. 131.

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Ségolène Lepiller

et l’univers des normes. La création est d’emblée culturelle. Chaque chrétien a ainsià suivre l’éthos de son temps :� Une religion de l'Esprit ne peut en e�et que renvoyer au dé hi�rement del'a tualité de et Esprit dans le on ret de l'histoire, [...℄ qu'a order un poidsessentiel aux enjeux du présent, reuset et véritable lieu du dis ernement, don de la �délité à Dieu. Impossible i i en ore de onsidérer que le hrétien devraits'exiler du monde, à moins non seulement de lâ heté, mais de désertion parrapport aux lieux où Dieu en son Esprit l'attend. Sa religion le renvoie bel etbien dans e monde- i, dans la ulture qui est la sienne. � (p. 136)

Discernement

Le chrétien est donc vraiment du monde, et pour y agir, il a à faire preuve d’uneinventivité pratique, attentive aux enjeux du présent, qui ne s’enferme pas dansla lettre de règles trop figées (toute la question étant en réalité de déterminer oùcommence ce « trop »), mais qui fasse droit malgré tout aux règles en vigueur danssa culture. Cependant, ce n’est pas là le dernier mot de l’agir chrétien : le disciple duChrist est du monde sans en être, c’est-à-dire que les coutumes du monde ne sont pasla règle ni la mesure de sa conduite. En termes pauliniens, tout est permis, mais toutne me convient pas. La religion du chrétien l’envoie dans le monde, mais le détourned’une adhésion naïve et conformiste aux mœurs de son temps, en lui demandantd’opérer un tri, de hiérarchiser normes et valeurs.

Les mœurs ne sont pas l’entière vérité de l’homme : les principes chrétiens

En effet, à l’inverse du citoyen de la Grèce antique, pour qui l’homme accompliest celui que circonscrivent les frontières de la cité, le chrétien ne doit pas connaîtreuniquement les mœurs de la société dans laquelle il vit :� Si le dis iple de Jésus ne peut répudier les m÷urs de sa so iété, sous peine debâtir sur le vide, il ne reçoit pas le salut de ette �délité. De e point de vue, lesm÷urs sont frappées d'indétermination ou de relativisation ; si fondamentaleset né essaires soient-elles, si onstitutives de toute vie hrétienne droite qu'onles onsidère, elles ne sont pas l'entière vérité de l'homme et ne lui permettentpas de réaliser son destin en plénitude. Il s'agit là d'une di�éren e essentielleentre le hristianisme et les morales antiques qui se proposent en e�et ommela réalisation juste et raisonnable de la destinée humaine. � (p. 176)

Tout m’est permis, mais tout ne me convient pas : le crible auquel passer lesconduites dérivées d’un éthos culturel, pour Valadier, est celui de la vie fraternelleet du respect du faible. La vie chrétienne suppose une reprise des mœurs courantes,mais ouvertes à un universel trouvé dans la référence à l’esprit du Christ. Pour Vala-dier, trois principes permettent cette universalisation : la droiture du cœur, opposéeau conformisme religieux, et distinguée d’un idéalisme moral – on n’insiste sur l’in-tériorité (par opposition au conformisme) que parce qu’il s’agit de spiritualiser lesnormes morales existantes d’une société (et non de défendre une morale exempte

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Le chrétien dans le monde Être ou ne pas être (du monde)

de tout contenu) –, la fraternité, et le prochain, qui n’est ni une abstraction, ni unefigure familiale ou un membre de mon ethnie 10. Ces trois références permettent àla fois d’assumer les valeurs de sa culture et d’adopter une position critique enverselles. Elles ouvrent sur des normes morales proprement chrétiennes (non pas ausens où elles ne seraient que chrétienne, mais au sens où elles sont des invariantsde l’éthos chrétien à travers les différentes cultures dans lesquelles le christianismes’enracine). Nous ne nous étendrons pas sur ces normes, elles aussi bien connues :le commandement d’aimer, et l’amour des ennemis, entendus non comme une phi-lanthropie humaniste généreuse, mais compris dans une logique de surabondance,comme la réponse humaine à l’amour antécédent de Dieu 11.

Psautier avignonnais du XIVème siècle.

L’éthos chrétien demande que l’on passe les normes courantes au crible de l’Es-prit, disions-nous. Cette idée simple et, somme toute, plutôt consensuelle, noussemble poser quelques difficultés : un tel crible suppose en effet que nous soyonsà même de discriminer normes courantes, sociales, et exigences chrétiennes. Unetelle bipartition n’est nullement triviale, et demande du discernement. Ce risque deconfusion entre valeurs mondaines et valeurs évangéliques résulte, nous semble-t-il, de la difficulté que nous avons à distinguer, dans notre propre code moral, cequ’exige l’Évangile d’une part, des règles contingentes résultant de la culture his-torique dans laquelle nous nous trouvons (celle de l’Europe occidentale du XXIèmesiècle) d’autre part. Cette difficulté, peut-être réelle pour tout chrétien de toute culture(il paraît probable que, dans un système de normes, les diverses origines des diffé-rentes règles s’interpénètrent et s’influencent, en sorte qu’il peut être difficile de

10. « La fraternité chrétienne met à mal tout autant les affinités affectives abstraites en faveur d’uneHumanité sans contenu, que les solidarités organiques, sources de tant de replis ombrageux sur ladéfense de mon groupe. » (p. 182)

11. Comme le précise Paul Valadier, c’est d’ailleurs la seule manière possible pour donner sens aucommandement d’aimer, qui ne peut être ni une contrainte ni une obligation : « seul l’aimé peut en-tendre un ordre qui n’en est pas un dans la bouche de l’amant. Seul il pressent que le commandementn’est pas donné à usage externe, qu’il n’est pas de l’ordre de la contrainte ni même de l’obligation,mais qu’il présuppose une réponse généreuse à un amour antécédent » (p. 190).

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Ségolène Lepiller

démêler d’où vient telle ou telle norme), cette difficulté, donc, est redoublée, dans lasituation historique présente, par le fait que la civilisation européenne est imprégnéede la culture biblique. Or, si nous prenons pour exigence évangélique une norme his-torique contingente, nous risquons de transformer l’agir chrétien en conformismesocial, de faire d’une particularité un absolu marqué du sceau de l’approbation di-vine ; somme toute, nous risquons de ne défendre que des règles mondaines, ennous dispensant de les passer au crible de l’Esprit. Il importe donc que nous discer-nions, dans les normes que nous entendons faire respecter au nom de notre foi auChrist, ce qui s’impose réellement du fait de cette foi, et ce qui relève des mœurscourantes, dominantes à une époque mais vouées à se modifier.

Pas d’application automatique : le jeu des principes

Agir en chrétiens nous demande donc de discerner, dans l’éthos mondain, ce quiconvient à la vie dans l’Esprit et ce qui ne lui convient pas, à l’aide de principesmoraux tirés des Évangiles. Cependant, le discernement ne joue pas seulement dansla détermination des règles à suivre : le discernement est nécessaire dans la mesureoù justement, ces principes ne suffisent pas à orienter son action. La conduite à tenir,dans telle ou telle situation précise, est rarement claire : même les principes chrétiensdoivent faire l’objet d’un jeu dans leur application. Ainsi par exemple de la règle del’amour des ennemis :� il faut des onditions pour la remplir (être apable d'entrer dans une logiquede surabondan e) et elles ne le sont pas toujours, ar il se peut que l'on nepuisse pas vivre la surabondan e et que l'on soit in apable de générosité en telmoment donné de sa vie. Si Dieu appelle l'homme à vivre de sa propre vie et dela logique de surabondan e qui le dé�nit, on ne doit jamais oublier que l'hommen'est pas Dieu..., et qu'il reste toujours à distan e de Celui auquel il her he àressembler. � (p. 194)

Même la règle du talion doit s’appliquer si sa transgression aboutit à une régres-sion plutôt qu’à une réconciliation, à davantage d’incompréhension, ou à un désirde revanche.

Mais, s’il n’y a pas d’automaticité dans l’application des règles, n’est-on pas re-tombé de Charybde en Scylla ? Comment garantir que le jeu de ces principes n’abou-tisse pas à leur négation, et à leur trahison ?

Autorité et liberté

La garantie est bien difficile à trouver, dans la mesure où la condition chrétiennese caractérise par un style de vie, qui n’aurait pas de sens sans liberté :

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Le chrétien dans le monde Être ou ne pas être (du monde)� style de liberté par onséquent, qui n'aboutit nullement à la fa ilité, puisqueau un repos n'est possible sur l'in onditionnalité de la loi ou de pres riptions� religieuses � [...℄. Style qui omme tout style suppose un art et une habileté,mai aussi un éveil qui peut bas uler dans l'assoupissement ; d'où les démissionset les inévitables distan es à l'égard d'un tel art de vivre, mais aussi le styled'une vie livrée à es in ertitudes que l'univers de la loi a pour but d'éteindreou de ombler. En e sens, plus que tout autre, le hrétien appelle sur lui lessar asmes et les ritiques qui ne lui manquent d'ailleurs pas : il présenterait unsublime idéal que sa vie désavoue trop souvent. � (p. 198)

La liberté est inhérente à la condition chrétienne, de telle sorte que nulle conduitene peut se retrouver estampillée conforme. Malgré tout, des garde-fous aux dériveset aux assoupissements sont possibles, au premier chef desquels se trouve l’Églisecomme communauté fraternelle, dont le rôle vérificateur des conduites est crucial ;une telle communauté est une incitation vivante à entrer dans une vie authenti-quement chrétienne, une provocation et un encouragement constants, une pierre detouche auprès de laquelle mettre à l’épreuve, dans la discussion, les décisions prises.

Ce premier garde-fou toutefois n’est pas suffisant : on peut se fourvoyer collec-tivement, bien évidemment, ou même s’entraîner les uns les autres dans la dérive.Confrontées à un même problème pratique, il y a fort à parier que nos diverses com-munautés locales, qu’elles soient paroisses, groupes de formation ou de prière, mou-vements missionnaires ou autres, proposeraient des réponses plus que diverses. Ilserait donc quelque peu dangereux de s’en remettre totalement à elles.

En réalité, nous semble-t-il, il ne peut y avoir de véritable garant du discoursmoral que l’Église comme institution : elle seule est pourvue de l’autorité nécessairepour valider ou invalider des conduites, elle seule peut être l’instance indispen-sable qui assume l’interprétation des Écritures, qui « fixe dans l’actualité mouvantede l’histoire à quoi la fidélité évangélique engage » 12. Doit-on pour autant s’en re-mettre entièrement à l’Église dans le discernement moral, par un double-clic sur lesite du Vatican à chaque cas de conscience ? À la lumière des développements quiprécèdent, nous sommes forcés de penser que non, dans la mesure où, nous l’avonsdit, chaque situation sollicite le chrétien d’une manière particulière, sans que l’Églisepuisse fournir de prêt-à-porter pratique, et où l’éthos chrétien sollicite la liberté, etnon l’obéissance aveugle et servile. Il est certes d’usage de répéter que l’obéissance àl’Église sollicite notre liberté. Paul Valadier lui-même ne manque pas de développerl’idée selon laquelle l’obéissance qui doit être la nôtre comme membres de l’Églisen’est pas une soumission aveugle ou une obéissance servile, mais « l’écoute éclairéequi donne un assentiment réfléchi aux pasteurs » 13. Malgré tout, il nous semble quecette idée résorbe à trop bon compte le point d’achoppement de la conciliation entreliberté et obéissance, et fait preuve d’une certaine défaillance par son angélisme : si,dans nombre de cas, les fidèles peuvent obéir en toute liberté à leurs pasteurs, il sepeut qu’en conscience, on demeure heurté par les prescriptions de l’Église. Pour lechrétien qui souhaite suivre l’Église, il semble parfois que son propre désir de fidé-lité lui impose de faire violence à sa raison, à ses convictions. Ce hiatus est un défipour l’Église elle-même autant que pour le croyant :

12. p. 214.13. p. 228.

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Ségolène Lepiller� Des dissensions immédiates et fortes peuvent provenir d'un défaut de om-muni ation ou d'une mauvaise é oute ; des dissensions prolongées et étayéessur des arguments posent in ontestablement problème ; elles doivent interrogerl'exer i e du ministère pastoral et l'identi� ation qu'il pose entre tel enseigne-ment moral et la foi vivante de l'Église. Après tout, l'é oute des désa ordspeut permettre de remédier à une présentation maladroite ou obliger à reposerla question au fond, la �nalité ultime étant le servi e de l'Église, de Dieu et deshommes, non l'a�rmation obstinée de positions provoquant le refus et l'éloi-gnement de la foi. Ainsi, et telle est la première fa e du dé�, le ministère deresponsabilité se doit de dire en termes neufs et vigoureux la foi de toujours ense mettant à l'é oute de l'Esprit qui parle par la tradition, mais tout autant parles attentes, les aspirations et les pratiques e�e tives des �dèles. � (p. 230)

Cette formule de Valadier nous semble particulièrement intéressante pour troisraisons. Tout d’abord, en ce qu’elle congédie tout angélisme, selon lequel il n’exis-terait pas de véritable désaccord entre l’Église et le monde, mais un simple malen-tendu. Ensuite, parce qu’elle suggère que ce n’est pas au monde seul de se mettreau diapason de l’Église, mais que l’Église a elle aussi à apprendre du monde, ouau moins à l’écouter. Enfin, parce qu’elle rappelle la finalité ultime des déclarationsde l’Église sur les sujets de société, et congédie d’avance toute crispation idéolo-gique. Toute la question demeure de savoir si et dans quelle mesure cela devraitprovoquer un assouplissement des positions officielles de l’Église sur les sujets quidivisent la société et parfois les fidèles entre eux. Nul implicite dans notre propos :nous ne prétendons pas proposer ici de réponse cette question, ni même en suggé-rer aucune. Nous aimerions seulement faire entendre un double défi, à la fois pourl’Église et pour le fidèle.

Le premier défi de l’Église est à notre sens d’écouter réellement le monde, nonpas pour en prendre le contre-pied, mais pour se garder d’absolutiser son proprediscours, de telle manière qu’il soit le reflet de la fidélité évangélique, et non celuid’une crispation idéologique ; le second est de convaincre le monde du bien-fondéde son discours, par la force non de son autorité, mais de ses arguments – com-ment en effet l’Église pourrait-elle demander aux fidèles d’obéir à son autorité légi-time si ses arguments en eux-mêmes n’ont pas de force probante ? À cette conditionseulement peut-elle espérer n’être pas prise pour donneuse de leçons, ni suspectéed’imposer ses propres règles.

Pour le fidèle, le premier défi nous semble être d’accorder à l’Église la mêmecharité que celle qu’il essaie d’avoir envers le monde, pour chercher à entendre vrai-ment ce qu’elle dit, et en quoi son enseignement peut être porteur de vie. Ce pre-mier défi nécessite une intelligence de l’écoute qui doit discerner reliefs et nuances :le langage de l’Église n’est pas monolithique, et toutes les déclarations ne sont pasinvesties de la même autorité. Paul Valadier le précise :� les �dèles ou l'opinion publique ne sont pas toujours attentifs au fait qu'uneInstru tion venant d'une Congrégation dont le statut anonique reste �ou, n'apas l'autorité d'une en y lique, et que même une en y lique dé lare souventelle-même le degré d'autorité, fort variable, qu'elle engage. Ce qui signi�e par onséquent que tout n'est pas à mettre sur le même plan, ni à entendre de lamême oreille. � (p. 237)

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Le chrétien dans le monde Être ou ne pas être (du monde)

Mais le défi ultime, pour le fidèle, demeure la décision en conscience. Répétons-le : c’est au fidèle qu’il revient de s’engager sur ce qu’il estime être le moins mal oule meilleur, sans filet ni parachute, sans se cacher derrière le paravent d’une moralepré-pensée. Une telle décision comporte toujours une part de risque personnel :� risque plus ou moins grand selon les as, mais risque inélu table où ha undevant Dieu et devant sa ons ien e estime être tenu d'agir ainsi, et non au-trement. Au un appel aux autorités, si né essaires soient-elles dans la mise en÷uvre de la dé ision, ne peut faire � de et engagement d'une liberté dans sadé ision. Au une autorité ne peut se substituer à la ons ien e, sous peine desortir de la logique de la ondition hrétienne. [...℄Au une vie spirituelle, si intense soit-elle, au un re ours aux diverses autorités[...℄ n'éliminera le pas à fran hir qui est elui d'une dé ision assumée person-nellement et parfois dans l'in ertitude ou l'hésitation. Plus la dé ision engageexistentiellement elui qui la prend, plus le risque est grand, risque que rien nevient minimiser ou e�a er. La ondition hrétienne n'é arte don pas la solitudeet le tragique qui s'atta hent à toute dé ision humaine ; il faut même dire qu'elleles aggrave plut�t, puisque pour un royant toute dé ision se prend devant Dieupour engager la totalité d'une vie... � (pp. 239-240)

Conclusion

La tension entre fidélité à Dieu et fidélité au monde, que Paul Valadier identifiaitcomme constitutive de toute vie chrétienne, n’a pas été résolue. L’agir chrétien n’estguère mieux délimité au terme de notre article qu’il ne l’était au début. Tout au plusaura-t-on montré, peut-être, son exigence : indépendamment même de son contenu,la morale chrétienne nous demande de manifester une droiture de cœur (et nonseulement un conformisme des actes), et d’entrer dans la logique de surabondancedivine. N’ayant rien d’automatique, elle sollicite en permanence notre discernementet notre liberté, nous interdisant de nous contenter d’appliquer un code extérieur ;hétéronomique car venant de Dieu, elle demande un engagement de notre part. Lechrétien navigue ainsi à vue entre les normes qu’il trouve dans la culture historiquedans laquelle il vit et nourrit sa fidélité au Christ, les principes évangéliques qu’ilessaie de reconnaître et d’appliquer (au prix d’une perpétuelle remise en questiondes codes moraux dont il dispose), l’autorité de l’Église auprès de laquelle il s’in-forme, la fidélité qu’il essaie de garder à l’Esprit du Christ, et les injonctions de saconscience. Assurément, vivre au monde en chrétien n’est pas de tout repos : en-gagé dans l’existence de ses contemporains, le fidèle doit s’exercer à une forme decasuistique – non à une casuistique pleine de compromissions et de mauvaise foi,mais fondée en raison et justifiée par les exigences du présent –, au risque de s’yfourvoyer parfois. En définitive, la position du chrétien est tout sauf confortable, carsa foi ne le dispense pas de penser lui-même et de s’engager personnellement : en-gagement d’autant plus dramatique que pour un chrétien, toute décision se prendnon seulement pour maintenant, mais au regard de la vie éternelle.

L’agir chrétien est donc inventif, profondément ancré dans une situation histo-rique, et fait appel au discernement. Sans doute un tel résultat est-il décevant, en cequ’il ne donne aucune solution, aucune ligne de conduite, aucun viatique dans les

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Ségolène Lepiller

situations concrètes de la vie, mais nous renvoie à notre libre décision en conscience.Peut-être aussi – et nous l’espérons – ce résultat est-il pacifiant, en ce qu’il rend rai-son de nos hésitations et de nos doutes.

S.L.

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Un monde en quête de Dieu

Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley

La perspective d’un monde sans Dieu ?

Alyette Le Court de Béru

Aldous Huxley (1894 – 1963) écrit Le meilleur des mondes 1 en 1931 : issu de l’éliteintellectuelle britannique, il fait partie de cette génération d’auteurs qui ont posédans leur œuvre la question de la destinée du monde, avant même les totalitarismeset la bombe atomique – qui deviendra la principale hantise d’Huxley comme onpeut le lire dans la préface rédigée en 1946. Dans Le meilleur des mondes, il est ques-tion d’un anéantissement comparable à celui que l’auteur redoute, mais aux pers-pectives plus effrayantes encore, puisqu’il s’agit de l’anéantissement de l’esprit hu-main : avec un certain cynisme, il délivre dans la préface de son roman la clé, selonlui, de la réussite de tout système totalitaire. Il suffit d’introduire « l’amour de laservitude » dans la conscience des individus. Voilà donc le thème central de la fable(dont l’auteur redoute la possible réalisation « en l’espace d’un siècle »). L’œuvre seprésente explicitement comme une « utopie », dans le sens qui en est proposé dansl’épigraphe au roman : « Les utopies apparaissent comme bien plus réalisables qu’on nele croyait autrefois. Et nous nous trouvons actuellement devant une question bien autre-ment angoissante : comment éviter leur réalisation définitive ? » 2 C’est à cette questionque la fiction se propose de répondre. Satisfaisant donc tous les critères tradition-nels du genre, l’œuvre de Huxley a pourtant cela d’original qu’elle ne se contentepas de pointer du doigt les dangers d’un système : on peut en effet penser que cetteœuvre correspond à une démonstration « par l’absurde » du rôle de Dieu au cœurdu monde, démonstration que l’auteur entreprend en choisissant de montrer l’hor-reur que produirait un monde sans Dieu.

Le roman consiste d’abord en une vaste description où « tout est pour le mieuxdans le meilleur des mondes possibles » 3. Il s’ouvre sur une présentation scienti-fique et exhaustive du fonctionnement de cet « État mondial » nouveau : au coursdes premières pages, le lecteur suit le parcours d’un groupe d’étudiants venu visiter« le Centre d’Incubation et de Conditionnement de Londres Central ». Le directeurorchestre la présentation, tel un démiurge procédant à une nouvelle création : « Jevais commencer par le commencement. » 4 Bientôt l’on quitte « le domaine de la simple

1. Publié sous le titre de Brave new world (citation de la pièce de Shakespeare The Tempest, V,1).2. Mots de Nicolas Berdiaev (1874 – 1948), philosophe existentialiste chrétien.3. Il s’agit de la deuxième épigraphe qui ouvre le roman, citée en français comme extraite de

Candide.4. pp. 22-23 (édition Pocket).

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Un monde en quête de Dieu Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley

imitation stérile de la nature, pour entrer dans le monde beaucoup plus intéressant de l’in-vention humaine » 5 : les individus sont répartis en différentes classes selon leur in-telligence, programmée pour que chacun accomplisse une fonction qui lui donne lasatisfaction nécessaire à la bonne marche de l’ordre social ; plus de père ni de mèrepuisque la chimie procède à la naissance des embryons, cultivés dans des flacons ;le conditionnement des enfants pendant leur sommeil permet que chacun soit fidèleaux exigences de sa classe ; le divertissement est programmé, le sentiment amou-reux est aboli au profit de la sexualité, et les soucis, passagers, (« car tout le mondeest heureux, à présent») se résolvent grâce au salutaire « soma », drogue locale. Cha-cun est garant de la stabilité sociale, qui permet la « civilisation ». Au sein de cesrouages huilés, pas de place, donc, pour l’épanouissement de la conscience person-nelle jusqu’à ce que quelques personnages ne viennent remettre en cause cet ordretrop parfait : à la suite d’un incident technique lors de leur « maturation », BernardMarx et Helmholtz Watson sont dotés d’une trop grande intelligence ; en résultentde nombreuses interrogations qui mettent en péril la stabilité du régime.

S’il s’agit d’un monde nouveau, c’est qu’il est véritablement présenté comme tel,comme remplaçant un monde ancien, un « autrefois » révolu. La fiction s’inscrit, eneffet, dans une époque « post-fordienne », dans lequel le christianisme est remplacépar un amalgame confus de toutes les idéologies de la modernité – les noms despersonnages le rappellent régulièrement au lecteur : Bernard Marx, Lenina Browne,Polly Trostky... La divinité qui a remplacé Dieu, c’est Ford, instigateur du procédéqui a permis cette « création en série » des individus : le romancier joue alors defaçon cynique avec les expressions du langage courant, comme « Ford soit loué ! » 6 ;l’on se situe dans « l’année de stabilité 632 après N.F. » (comprendre « Notre Ford » ou« Notre Freud, comme, pour quelque raison impénétrable, il lui plaisait de s’appeler chaquefois qu’il parlait de questions psychologiques » 7), « sa Forderie » Mustapha Menier estl’Administrateur mondial du système, et est forgé tout un ensemble de maximesparodiant les vérités évangéliques (« chacun appartient à tous les autres » 8). En fait,

5. p. 32.6. p. 99.7. p. 57.8. p. 61.

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l’idéologie promue dans ce nouveau monde nie explicitement toute référence chré-tienne, systématiquement ridiculisée par l’idéologie de remplacement : « On coupale sommet des croix pour en faire des T. [Dans le monde ancien] il y avait aussi une choseappelée Dieu (...) Il y avait une chose appelée Ciel ; mais ils buvaient néanmoins des quan-tités énormes d’alcool » 9. Il s’agit dès lors de décrire comment le caractère invivabled’une telle réalité va se révéler aux personnages.

La première partie du roman s’achève avec la présentation de cette norme socialeet idéologique que viennent perturber des personnages réfractaires, Bernard Marx etHelmholtz Watson d’une part 10, et « le Sauvage » par la suite. Face à cette négationde l’existence de Dieu, et à toute possibilité de vie spirituelle, le roman met en scèneles restes d’une forme de spiritualité chez certains personnages : la présence d’in-terrogations métaphysiques seulement résiduelles nous est en effet présentée dansun épisode particulièrement marquant du roman, celui de la réunion de « l’Officede solidarité », parodie de messe, assez dérangeante, qui s’achève dans une sortede bacchanale orgiaque. Les références aux prières chrétiennes sont nombreuses –« Le Président se leva, fit le signe de T, et, mettant en marche la musique synthétique, dé-chaîna un battement de tambours (...) qui répétèrent avec agitation (...) la mélodie brève etobsédante du Premier Cantique de Solidarité » – mais tout est tragiquement vidé de sasubstance. S’en suit une scène de communion tout aussi déroutante : « L’office étaitcommencé. Les comprimés de soma consacrés furent placés au centre de la table du repas. Lacoupe de l’amitié, remplie de soma à la glace aux fraises, fut passée de main en main, et avecla formule : “Je bois à mon anéantissement”, fut portée douze fois aux lèvres » 11. Le per-sonnage de Bernard Marx tente de trouver dans cette expérience un « succédané »de contact avec le divin, de la même façon qu’existent dans ce monde « utopique »des médicaments appelés « Succédanés de Passion » pour pallier le manque de sen-timents qui mine parfois, malgré eux, les personnages. Pour aussi explicite qu’ellesoit, cette scène du roman n’est sans doute pas la plus signifiante dans le processusde démonstration de l’auteur : certes, elle parodie la messe, mais son rôle est avanttout de souligner le besoin de spiritualité des personnages, sans encore discuter desquestions de Révélation, qui vont pourtant affleurer dans la suite de l’œuvre.

La deuxième figure de l’altérité, qui permet de dénoncer l’uniformité stérile dusystème de pensée, est le personnage du « Sauvage » : en tant que psychologue,Bernard Marx se voit délivrer l’autorisation d’aller faire des recherches dans uneréserve de l’Ouest américain où sont parqués des humains vivant selon les lois del’ancien monde. L’auteur a recours au traditionnel mythe du Bon Sauvage mais defaçon inversée : dans un premier temps, ce n’est pas le Sauvage qui découvre –et dénonce – la réalité du « meilleur des mondes », mais ce sont les personnagesdu monde prétendument parfait qui vont à la rencontre des hommes de l’anciennesorte, mis à l’écart. Outre la saleté, la maladie, la vieillesse, la plus grande découvertequ’ils y font est celle des différentes religions qui persistent au sein de cette enclaved’humanité. Le Sauvage leur raconte ce qu’il a entendu de la bouche du sage du

9. p. 72.10. « Un excès mental avait produit chez Helmholtz Watson des effets fort analogues à ceux qui, chez Ber-

nard Marx, étaient le résultat d’un défaut physique. (...) Ce que ces deux hommes avaient en commun, c’est laconnaissance d’être des individus. » p. 87.

11. p. 100.

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village sur le sens de la vie et l’origine du monde : « [il] leur parlait, avec ces autresmots différents, (...) d’Awonawilona qui fit un brouillard épais en pensant, une nuit, et de cebrouillard créa ensuite le monde ; (...) de Jésus et de Poukong ; de Marie et Etsanatlehi (...) ;de la Pierre Noire à Laguna et du Grand Aigle, et de Notre-Dame d’Acoma. » 12

Ce mélange de références provenant de plusieurs religions et traditions est illus-tré dans le cours du récit par une cérémonie étrange qui rappelle les sacrifices hu-mains des civilisations disparues, tout en y associant des références chrétiennes :« (...) le meneur fit un signal, et, l’un après l’autre, tous les serpents furent lancés par terreau milieu de la place. (...) les tambours cessèrent de battre (...). Le vieillard désigna du doigtles deux écoutilles qui donnaient accès au monde inférieur. (...) il émergea de l’une l’imagepeinte d’un aigle, et de l’autre celle d’un homme, nu, cloué à une croix. » 13 S’ensuit la fla-gellation d’un jeune homme, que le Sauvage commente par ces mots : « C’est moi quiaurais dû être là (...) Mais ils ne me l’ont pas permis » 14. De fait, celui que Bernard etson amie Lenina appellent le Sauvage est rejeté par les membres de l’enclave « hu-maine » ; dans sa solitude, il découvre l’existence de Dieu, même si ce Dieu n’est pas,à l’évidence, tout à fait celui des chrétiens, comme tout le roman peut nous le fairesentir. Il poursuit ainsi son récit : « Savez-vous bien qu’ils m’ont tenu à l’écart de tout, ab-solument ? (...) ils n’ont voulu me dire aucun des secrets. N’empêche que je l’ai fait tout seul.(...) Un jour, reprit-il, j’ai fait une chose que les autres n’avaient jamais faite : je suis restédebout sur un rocher au milieu de la journée, en été, les bras étendus, comme Jésus sur lacroix. (...) Je voulais savoir ce que c’est que d’être crucifié. (...) je sentais que je devais le faire.Si Jésus a pu le supporter... Et puis, si l’on a fait quelque chose de mal... D’ailleurs j’étaismalheureux ; c’était là une autre raison. » 15 Cette expérience amorce chez Bernard unchangement qui va s’affirmer dans le refus du monde parfait que développe la suitede l’intrigue car l’attitude du Sauvage, dans son étrangeté, lui donne néanmoins lesentiment que « (...) cela pouvait être sensé. Plus sensé que de prendre du soma. » 16

12. p. 149.13. p. 136.14. pp. 136-137.15. p. 159.16. p. 159.

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L’ultime étape de la démonstration de l’auteur consiste en la rencontre, dans ladernière partie du roman, entre le Sauvage et l’Administrateur mondial.

Ce dialogue intervient alors que Bernard et Helmholtz sont menacés d’expulsionen Islande pour avoir tenté de soulever les individus de la classe Gamma contre lesystème, en leur ouvrant les yeux sur leur condition d’esclave. L’Administrateurmondial y produit un tout autre discours que celui qu’il dispensait au début du ro-man aux jeunes étudiants : bien loin du propagandiste convaincu, le personnage serévèle doté de l’intelligence la plus froide. Il est cultivé, possède les mêmes réfé-rences que le Sauvage, qui a eu, dans son enfance, accès aux livres interdits qu’onpouvait librement lire dans la réserve. Les deux personnages dialoguent alors ens’échangeant des répliques empruntées aux pièces de Shakespeare : « “Vous l’avez luvous aussi ?” demanda [le Sauvage]. “Je croyais que personne n’avait entendu parler de celivre-là, ici en Angleterre.” “– Pour ainsi dire personne. (...) Il est interdit n’est-ce pas. Maiscomme c’est moi qui fais les lois ici, je peux également les enfreindre. (...)” “– Mais pourquoiest-il interdit ? demanda le Sauvage. (...)” “– Parce qu’il est vieux (...). Ici, nous n’avons pasl’emploi des vieilles choses. (...) Surtout si elles sont belles.” » 17

Le point de départ de la démonstration du tyran consiste en cela : abandonnerla beauté, le sentiment esthétique, la lecture des œuvres littéraires est la « rançonde la stabilité sociale ». La théorie continue ainsi : « Notre monde n’est pas le même quecelui d’Othello. (...) L’on ne peut pas faire de tragédies sans instabilité sociale. Le monde eststable, à présent. Les gens sont heureux ; ils obtiennent ce qu’ils veulent, et ne veulent jamaisce qu’ils ne peuvent obtenir (...) » 18 Outre les beaux-arts, tout changement est nocif à lanouvelle société, et c’est ainsi que la science elle-même doit être « muselée », contrôléepar le pouvoir pour qu’elle ne puisse à son tour remettre en cause le système établi.En somme, l’ensemble repose sur une négation totale de toute forme de liberté :l’exil attend donc les personnages, qui rejoindront les hommes libres, « tous les gensqui, pour une raison ou une autre, ont trop individuellement pris conscience de leur moipour pouvoir s’adapter à la vie en commun, tous les gens que ne satisfait pas l’orthodoxie,(...) tous ceux, en un mot, qui sont quelqu’un. » 19

Cette première partie de la confrontation avec l’Administrateur met en lumièreles dangers de l’argumentation logique, rationnelle, qui vise à défendre, au prix dela liberté individuelle, « le bonheur universel ». La deuxième étape est sensiblementplus importante : « “– L’art, la science, il me semble que vous avez payé votre bonheur unbon prix, dit le Sauvage (...). Est-ce tout ?” “– Mais, il y a encore la religion, bien entendu,répondit l’Administrateur.” » 20 Ce chapitre du roman déroule ensuite la justificationde l’inutilité de Dieu et du danger de sa Révélation pour l’ordre social avec unecohérence qui, bien que factice, donne le vertige. Le discours de l’Administrateurs’appuie en premier lieu sur des mots attribués, dans la fiction, au Cardinal New-man : « Ce n’est pas nous qui nous sommes faits (...). Nous ne sommes pas notre maître.Nous sommes la propriété de Dieu. N’est-ce pas notre bonheur d’envisager la chose de cettemanière ? (...) Ceux qui sont jeunes et en état de prospérité peuvent (...) croire que c’est unegrande chose que de pouvoir tout ordonner à leur idée (...). Mais à mesure que le tempss’écoule, ils s’apercevront, comme tous les hommes, que l’indépendance n’a pas été faite pour

17. pp. 242-243.18. p. 244.19. p. 251.20. p. 255.

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l’homme, qu’elle est un état antinaturel. » 21 Cultiver l’indépendance, la jeunesse, laprospérité est donc la clé d’un monde sans Dieu, car il devient un monde privé detoute possibilité de faire l’expérience du manque, de sa propre dépendance vis-à-visdu divin.

Pour autant, pour le tyran du monde nouveau, il y a bien un Dieu, « mais il semanifeste de façon différente aux différents hommes. (...) À présent, (...) il se manifeste entant qu’absence. » 22 À ce stade de l’argumentation, le Sauvage pose la question dela révélation divine, encore une fois dans des termes qui ne permettent de l’assimi-ler qu’à quelque chose de proche, mais de tout de même différent, de la Révélationdu catholicisme : « (...) il est naturel de croire en Dieu quand on est seul, tout seul, lanuit, quand on songe à la mort. » 23 Ce à quoi son interlocuteur rétorque que les condi-tions de possibilité d’une quelconque révélation de l’existence de Dieu aux indivi-dus sont annihilées dans le monde nouveau pour le bien de la stabilité sociale : plusde place pour la solitude et donc pour la prière, plus de valeurs morales qui pour-raient prendre principe dans l’existence de Dieu, plus besoin de fidélité, ni d’amour,ni de renoncements pour les autres. La formule conclusive du tyran ramène Dieu àune idée purement fonctionnelle qui a été rendue caduque par le nouveau système :« le christianisme sans larmes, voilà ce qu’est le soma [drogue]. » 24

S’amorce alors l’épilogue du roman. Le Sauvage rejette radicalement cette viestérile qui lui est proposée au nom de l’humanité, et a fortiori de l’existence de Dieu :« Exposer ce qui est mortel, fût-ce pour une coquille d’œuf, au hasard, au danger, à la mort 25.N’est-ce pas quelque chose, cela ? (...) Même en faisant totalement abstraction de Dieu, etpourtant Dieu en constituerait, bien entendu, une raison. (...) Je n’en veux pas, du confort.Je veux Dieu, je veux de la poésie, je veux du danger véritable, je veux de la liberté, je veuxde la bonté. Je veux du péché. (...) Je réclame le doit d’être malheureux. » 26

Après cet ultime pas qui consacre le remplacement de Ford par Dieu, de l’in-dividu perdu dans une masse identique par l’homme, le roman se termine, néan-moins, sur une fin tragique. Le Sauvage, contraint de demeurer dans le monde nou-veau, choisit une vie d’ermite, priant et vivant dans la présence de Dieu – « Il avaitrésolu de vivre là parce que la vue était si belle, parce que, de ce point dominant du paysage,il lui paraissait contempler au large l’incarnation d’une chose divine. Mais qui était-il donc,pour être comblé par le spectacle quotidien, voire horaire de la beauté ? Qui était-il donc pourvivre dans la présence visible de Dieu ? » 27 – mais son attitude attire les curieux et lesmedias, qui viennent du monde entier observer le fou qu’il devient peu à peu. Lesdernières lignes du roman suggèrent son suicide : la conclusion du roman est doncvéritablement pessimiste et donne le double dénouement de la mort et de la foliecomme seules possibilités de devenir pour celui qui revendique une liberté d’agirdans ce monde normé et contraignant. À ce sujet, un retour en arrière aux mots de

21. p. 257.22. p. 259.23. p. 260.24. p. 263.25. “Exposing what is mortal and unsure

To all that fortune, death and danger dare,Even for an eggshell” (Hamlet, IV 4).

26. pp. 264-265.27. p. 270.

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l’auteur dans la préface s’impose : « à quinze ans de distance », il répond précisé-ment à la critique qui lui a été adressée d’être « un symptôme déplorable de la faillited’une catégorie d’intellectuels en temps de crise ». « Je n’éprouve aujourd’hui nul désir dedémontrer qu’il est impossible de rester sain d’esprit (...) Si je devais réécrire maintenantce livre, j’offrirais au Sauvage une troisième possibilité (...) il y aurait la possibilité d’uneexistence saine d’esprit (...) chez une communauté d’exilés et de réfugiés qui auraient quittéLe Meilleur des mondes » mais « Le Meilleur des mondes est un livre sur l’avenir ».Se dessine donc dans ce roman, à travers la description d’une tyrannie, la nécessitépour les contemporains d’Huxley, et plus largement, pour tout homme à l’âge de lamodernité, de faire un choix entre deux mondes possibles.

A.LCdB.

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Souvenirs de Vatican II

par quelques archicubes

Claire Mathieu� Prenant en ompte la mondialisation roissante de la planète, Vati an IIfut, quantitativement et géographiquement parlant, le premier véritable Con ileplanétaire de l'histoire. � (Jean Delumeau)� Pendant le Con ile Vati an II, on a onstaté ave éblouissement que esmilliers d'évêques étaient apables de se mettre d'a ord pour faire du neuf. �(Père Claude Wiéner)� Je me rappelle notre arrivée en 1964, par un automne doré par la lumièrede Rome, dans une ville dynamisée par le Con ile. Je revois en parti ulier dejeunes séminaristes améri ains, très enthousiastes, à la terrasse d'un afé, quiin arnaient tout l'élan d'une Église rajeunie. � (Paule Bounin)� Je ne peux pas dire que le Con ile a augmenté ou non ma foi mais plut�tque le Con ile a hangé ma foi, la rendant plus tournée vers l'extérieur et sansdoute plus apte à relever les dé�s de l'athéisme. � (Lise Sentis)

Le Concile Vatican II a eu lieu il y a cinquante ans, de 1962 à 1965. L’Églised’avant le Concile, ou les changements introduits par le Concile, sont parfois éle-vés sur un piédestal mythique ou au contraire voués aux gémonies. Qu’en était-ilen réalité ? Pour le savoir, nous avons demandé aux archicubes Talas de promotionsantérieures à Vatican II de nous raconter leurs souvenirs du Concile, de la périodequi l’a précédée, et de son impact sur leur vie de chrétien.

Il n’existe pas de fichier des Talas. Comment retrouver leurs traces ? Mon pèreJean-Marie Mathieu (1953 lettres) m’a donné une petite liste de membres du groupeTala quand il était élève, ceux-ci m’ont donné d’autres noms, et ainsi de suite deproche en proche. Les réponses ont été trop nombreuses pour tenir dans un seularticle 1 et seront publiée dans plusieurs numéros ; dans celui-ci, je présente quatrecontributions : un tour d’horizon de Vatican II par Jean Delumeau (1943 l.) ; une en-trevue avec le Père Claude Wiéner (1941 l.), qui a directement participé au Concile ;et deux témoignages, de Paule Bounin (née Chêne, 1954 l.) et de Lise Sentis (épousede Philippe Sentis, 1945 sciences).

Je souhaite particulièrement remercier l’association des anciens élèves et desélèves de l’ÉNS pour leur annuaire des archicubes, sans lequel ce projet aurait étéimpossible.

C. M. (1983 s.)

1. Si d’autres anciens lisant ces textes avaient envie d’ajouter leur témoignage, je suis preneuse !

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Claire Mathieu

Vatican II vu par Jean Delumeau (1943 l.)

Jean Delumeau est membre de l’Institut (Académie des inscriptions et belles-lettres) ;professeur d’histoire des mentalités religieuses d’Occident, honoraire, Collège de France.

Il est à la fois légitime et nécessaire de rappeler à cinquante ans de distance cequ’a été le Concile Vatican II : pourquoi et dans quelles circonstances il fut convo-qué ; comment il se déroula ; et à quelles conclusions il aboutit. Il s’agit pour lescatholiques d’un devoir de mémoire et pour tout le monde d’un regard en arrièresur l’un des événements majeurs du XXe siècle. Benoît XVI nous a formellementinvités à relire cette année les textes du Concile.

La convocation.

Jean XXIII fut élu pape le 28 octobre 1958 à l’âge de soixante-dix-sept ans. Il étaitpeu connu en dehors des milieux ecclésiastiques. On le savait d’origine paysanneet de caractère conciliant. Au moment de son élection, il était patriarche de Veniseaprès avoir exercé des missions diplomatiques, notamment en Bulgarie, en Turquieet en France. Dans l’esprit des cardinaux qui le choisirent, il devait être un pape detransition, succédant à Pie XII qui avait gouverné l’Église romaine pendant vingt ansde façon solitaire et autoritaire. L’idée de convoquer un second Concile du Vatican,le premier ayant été interrompu par la guerre de 1870 et la réunion de Rome auroyaume d’Italie, avait effleuré sans plus Pie XI et Pie XII. Mais dans les milieux dela Curie on pensait généralement que la définition de l’infaillibilité pontificale parVatican I avait mis fin à l’âge des Conciles. L’annonce par Jean XXIII, dès janvier1959, à Saint-Paul-Hors-Les-Murs devant un groupe de dix-sept cardinaux, de laconvocation d’un nouveau Concile fut donc une surprise totale, y compris pourles cardinaux présents. La nouvelle, selon les mots de Jean XXIII, tomba « dans unsilence pieux et impressionnant ».

Dès les premières semaines de son pontificat Jean XXIII avait rompu avec l’at-titude de ses prédécesseurs qui ne sortaient plus du Vatican depuis 1870. Lui, dèsle début de son pontificat, visita une prison de Rome et se rendit en pèlerinage àLorette et à Assise. D’autre part, ennemi du faste et enclin à l’humour, il souhai-tait, disait-il, « secouer la poussière impériale de l’Église » et « simplifier les chosescompliquées ». À quelqu’un qui l’interrogeait sur le pourquoi du Concile Jean XXIIIrépondit : « Je veux ouvrir largement les portes de l’Église, afin que nous puissionsvoir ce qui se passe à l’extérieur et que le monde puisse voir ce qui se passe à l’in-térieur ». En convoquant un nouveau Concile œcuménique, Jean XXIII n’avait pas,semble-t-il, de plan très précis, mais plutôt des intentions. L’une d’elles était de fa-ciliter le retour à l’unité des chrétiens. Ce n’est pas un hasard s’il fit coïncider l’an-nonce du nouveau Concile avec la semaine de l’unité des chrétiens. Peut-être avait-ilalors sous-évalué la difficulté de l’entreprise. Un autre grand objectif de Jean XXIIItient dans le mot, qui a fait fortune, d’aggiornamento. Il s’agissait, par une « mise àjour » de l’Église, au lieu de lutter contre la modernité, de trouver le langage et lestyle de présence au monde qui rendraient le message évangélique actuel et acces-sible à nos contemporains tentés de s’en éloigner. J’incline à penser que Jean XXIII a

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Un monde en quête de Dieu Souvenirs de Vatican II

eu, avant beaucoup, une conscience aiguë de la déchristianisation que nous vivonsmaintenant au quotidien.

Jean Delumeau.

Une question historique importante qui se pose aujourd’hui à nous est en effetcelle-ci : est-ce Vatican II qui a vidé les églises ? Ou bien le Concile a-t-il été une ten-tative pour freiner, voire inverser, un exode commencé déjà longtemps auparavant ?Pour moi, la réponse ne fait pas de doute, notamment en ce qui concerne la France.On oublie trop aujourd’hui que le livre, qui fit grand bruit, de deux prêtres, Godinet Daniel, La France, pays de mission, date de 1943, qu’il se vendit à 120 000 exem-plaires et qu’il fut à l’origine de la création des prêtres ouvriers, de la Mission deFrance et de la lettre pastorale du cardinal Suhard en 1947 intitulée Essor ou déclin del’Église ? Le diagnostic commun à ces initiatives était qu’une partie de la populationfrançaise était déchristianisée, notamment le monde ouvrier. Les jocistes chantaientà l’époque : « Nous referons chrétiens nos frères ». Dans les années 1950 le fondateurde la sociologie religieuse en France, Gabriel Le Bras, constatait que les émigrés bre-tons venant s’installer dans la région parisienne quittaient la pratique religieuse endébarquant à la gare Montparnasse. D’autre part on oublie également aujourd’huique le nombre annuel des ordinations sacerdotales en France baissa régulièrement,c’est-à-dire de moitié, entre 1949 et 1960.

Les dernières années de Pie XII furent marquées, surtout dans les relations entrela France et Rome, par des tensions et des crises toutes liées à la question centraledes rapports entre le christianisme et la civilisation contemporaine. En 1950, le Papedans l’encyclique Humani generis mit en garde contre une théologie jugée impru-dente parce que faisant place à des données scientifiques et historiques difficile-ment intégrables dans l’orthodoxie thomiste. Des théologiens jésuites et domini-cains furent réduits au silence, Teilhard de Chardin, Chenu, De Lubac, Congar – lesdeux derniers plus tard cardinaux. En 1954, Rome, malgré les avis contraires descardinaux français, mais dans la crainte d’une laïcisation du sacerdoce, obligea lesprêtres ouvriers à renoncer à un travail à temps complet en usine. En 1957 éclatal’affaire du catéchisme, Rome exigeant le départ de trois responsables du Centre na-tional de l’enseignement religieux de Paris, accusés de promouvoir un catéchisme

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Claire Mathieu

progressiste et trop peu dogmatique. Ces faits replacent l’annonce de Vatican II dansle contexte du temps. Quand Pie XII mourut en 1958, les catholiques, en France sur-tout, avaient le sentiment d’un blocage dans les relations entre Rome et la modernité.Et cela d’autant plus que des textes pontificaux plus anciens n’avaient pas été reti-rés par Rome : Syllabus de 1864 ; condamnation du modernisme en 1907 ; interdictionfaite aux catholiques par Pie XI en 1928 de participer à des réunions œcuméniques.La promesse d’un aggiornimento fut donc accueillie chez nous avec un réel soulage-ment.

Préparatifs et déroulement du Concile.

Jean XXIII souhaitait voir le Concile s’ouvrir rapidement, si possible en 1962. Sonouverture avait été précédée par une consultation générale des évêques et des uni-versités catholiques du monde entier. Des commissions préparatoires furent consti-tuées, qui préparèrent 70 « schémas » ou bases de travail. Neuf de ces commissionscorrespondaient aux congrégations ordinaires du Saint-Siège (qui équivalent à nosministères). Mais trois innovations intervinrent ensuite : la création d’une commis-sion pour l’apostolat des laïcs, celle d’un secrétariat pour l’unité des chrétiens, enfinl’introduction dans les commissions préparatoires d’évêques et de théologiens dumonde entier extérieurs à la Curie, donc pris hors de l’administration vaticane.

2800 Pères (évêques et supérieurs d’ordres masculins) avaient été invités auConcile. Il en vint effectivement 2400, beaucoup d’évêques des pays communistesn’ayant pas obtenu la permission de venir. C’était la première fois qu’un Concilecatholique réunissait de tels effectifs. Celui de Vatican I n’avait rassemblé que 700participants ; et, si le monde entier y était représenté, c’était uniquement par desévêques européens. Un autre rappel historique est ici utile : le Concile de Trente,qui s’étendit avec de longues interruptions (à cause des guerres) de 1545 à 1563, neréunit au début que 34 participants sur les 500 évêques de l’époque, essentiellementeuropéens. À la fin il compta au maximum 237 votants qui, il est vrai, approuvèrenten bloc toutes les décisions prises depuis le début du Concile, parfois même, au dé-but, avec un faible nombre de participants. Prenant en compte la mondialisationcroissante de la planète, Vatican II fut, au contraire, quantitativement et géogra-phiquement parlant, le premier véritable Concile planétaire de l’histoire. En outre,par une décision personnelle de Jean XXIII, des observateurs des autres confessionschrétiennes furent invités au Concile : 31 au début, ils finirent par être 93. Furentensuite invités des auditeurs laïcs : 31, dont sept femmes.

Le Concile s’ouvrit sur un incident. Le cardinal Tisserand, qui présidait l’as-semblée générale, demanda qu’on procédât aussitôt à l’élection des membres descommissions du Concile. Il espérait ainsi faire reconduire les commissions prépara-toires recrutées dans les congrégations romaines. Mais le cardinal français Liénartprit alors la parole contre l’avis du président et demanda l’ajournement du vote,afin que les Pères conciliaires puissent se concerter entre eux et proposer des nomsreprésentatifs des grandes tendances de l’assemblée. Ce qui fut accepté. Les nomschoisis firent apparaître qu’une grande majorité des Pères penchait avec Jean XXIIIpour une attitude d’ouverture, tandis que la minorité conservatrice, souvent issuede la Curie et des épiscopats italien et ibérique, était surtout soucieuse de la stabilité

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de l’Église et de la sauvegarde de la foi. Dès lors il devint clair que le Concile neserait pas une simple chambre d’enregistrement de textes rédigés dans les bureauxdu Vatican. En revanche, il apparut impossible de travailler sur les 70 « schémas »préparés, qui furent réduits à 20, puis à 17.

Ici une parenthèse me semble utile pour préciser le sens des termes techniquesentre lesquels se répartissent les textes d’un Concile. Schéma désigne un texte misen débat mais non encore adopté. Constitution est un terme réservé à un documentmajeur du Concile ; à Vatican II, il y en eut quatre portant respectivement sur laLiturgie, la Révélation, l’Église (Lumen Gentium) et l’Église aujourd’hui (Gaudium etspes). On appelle Décrets des textes d’application des principes posés dans les Consti-tutions. Ils furent au nombre de neuf, par exemple sur l’œcuménisme, l’apostolat deslaïcs, l’activité missionnaire de l’Église, etc. Enfin on appelle Déclarations des indi-cations précisant la ligne de conduite de l’Église sur certains sujets : relations avecles religions non chrétiennes, liberté religieuse et éducation religieuse. Il convient enoutre de rattacher à la littérature conciliaire des encycliques rédigées soit durant leConcile, soit peu après mais en relation avec lui : Pacem in terris en 1963 et Populorumprogressio en 1967.

Jean XXIII mourut d’un cancer dès le 3 juin 1963. Mais il avait eu le temps depublier en avril l’encyclique Pacem in terris. Retenons pour l’instant que, pour lapremière fois, une encyclique pontificale n’était pas adressée aux seuls fidèles del’Église romaine, ni même aux seuls chrétiens, mais – je cite – « à tous les hommesde bonne volonté ». Le cardinal Montini, archevêque de Milan, fut élu pape le 21juin et prit le nom de Paul VI. Il décida aussitôt de poursuivre le Concile, dont ladeuxième session commença à l’automne 1963. Paul VI, dont le père était un jour-naliste démocrate-chrétien, était brillant, cultivé et grand travailleur. Mais, de tem-pérament inquiet et hésitant, il avait été surnommé le « cardinal Hamlet ». D’autrepart, avant d’être promu à l’archevêché de Milan, il avait fait toute sa carrière dansl’administration vaticane.

C’est donc sous Paul VI que se déroulèrent la deuxième session du Concile, àl’automne 1963, la troisième, à l’automne 1964, et le quatrième et dernière à l’au-tomne 1965. La deuxième session traita notamment de la collégialité épiscopale, del’œcuménisme, de la liberté religieuse, et aussi de la liturgie ; la troisième revint surla liberté religieuse, discuta de la nature de l’Église et de la création d’un synodeépiscopal périodique ; la quatrième enfin, procéda au vote sur tous les textes discu-tés auparavant. Le Concile se termina en décembre 1965 par plusieurs cérémoniesinédites et émouvantes : le 4, adieu du Concile aux observateurs non-catholiques ;le 7, à Saint-Pierre, Paul VI et le patriarche de Constantinople Athénagoras levèrentles excommunications mutuelles prononcées entre Rome et Constantinople depuisle XIe siècle ; enfin, le 8, eut lieu la cérémonie solennelle de clôture. À l’époque le sen-timent le plus répandu chez les chrétiens du monde entier fut celui d’un grand pasaccompli et d’une large espérance. Car aux décisions conciliaires s’étaient ajoutésdu côté catholique et dans le même esprit, des gestes de grande portée, significatifsdes temps nouveaux qui s’ouvraient : un pèlerinage de Paul VI en Terre Sainte enjanvier 1964, un voyage du Pape à Bombay en décembre de la même année – pre-mier contact d’un pape avec le tiers-monde, un discours célèbre du Pape à l’ONUen octobre 1965 sur le thème « jamais plus la guerre ». Détail significatif qui frappa

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les contemporains : contrairement au style de tous les Conciles antérieurs, les textesde VaticanII ne prononcèrent aucune condamnation et ne fulminèrent aucun « ana-thème », se présentant seulement comme un enseignement pastoral positif.

Les grandes décisions de Vatican II.

Paul VI a avoué en 1972 : « Nous avions cru que les lendemains du Concile se-raient un jour de soleil ; nous avons eu les nuages, la tempête et les ténèbres ». Ceconstat est, en lui-même, indiscutable. Mais est-il une explication ? Le Concile a-t-ilété la cause ou l’une des causes principales des difficultés qu’allait bientôt connaîtrel’Église catholique ? Car Vatican II était à peine terminé qu’éclataient des mouve-ments universitaires nés aux États-Unis qui, en se répandant dans le monde entieret, bientôt, à tous les niveaux de la société occidentale, provoquèrent à partir de1968 un traumatisme collectif sans précédent. Personne n’avait prévu l’ampleur dela crise. Ainsi, De Gaulle, alors président, était en mai 1968 en voyage officiel enRoumanie. La revendication principale de cette révolution enclenchée par la jeu-nesse, portait alors sur la liberté. Toutes les institutions se trouvèrent fragilisées enmême temps que l’Université. En France la vague contestataire frappa de plein fouetl’Église qui offrit parfois des spectacles étonnants : prises de parole dans les lieux deculte ; eucharisties œcuméniques improvisées ; liturgies réinventées. Il fallut, sur-tout, constater chez nous l’abandon de leur sacerdoce par des milliers de prêtresqualifiant après coup d’enfermement leur temps de séminaire et estimant que Vati-can II n’était pas allé assez loin et aurait dû permettre le mariage des prêtres.

Dans l’histoire de la civilisation occidentale les mouvements de 1968 – contes-tation globale de l’autorité – avec leurs conséquences dans la vie quotidienne, plusspécialement dans les comportements sexuels, ont constitué une césure majeure,une véritable « révolution des mœurs ». Depuis lors en Occident, la cohabitation estdevenue quasiment la règle. En France on comptait un divorce pour 10 mariages en1963, 1 pour 5 en 1979 ; aujourd’hui on approche d’un pour deux. Par ailleurs le pacsgagne chaque année du terrain par rapport au mariage tant religieux que civil.

Le malheur de Vatican II est d’avoir pratiquement coïncidé avec le début de larévolution des mœurs et une soudaine accélération de la sécularisation, à tel point

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qu’on fait parfois l’amalgame entre ces deux séries de faits. On a eu, ou on a ten-dance à rendre Vatican II responsable des effondrements conjoints des ordinationssacerdotales, de la pratique religieuse ainsi que du nombre des enfants baptisés etcatéchisés. En réalité, les fléchissements spectaculaires de ces courbes doivent plu-tôt être resitués à l’intérieur d’un long processus de sécularisation de l’Occident, queVatican II s’efforça précisément de freiner, voire d’inverser. Il y a tout lieu de penserque la révolution des mœurs de 1968 et l’accélération de la sécularisation se seraientproduites, même si l’Église romaine n’avait réuni aucun Concile quelques annéesauparavant.

Reste donc le grand problème posé depuis déjà longtemps à toutes les Églisesqui se réclament du Christ, celui de la déchristianisation que Vatican II a essayéde prendre en compte et de résoudre. Et cela par une liturgie plus accessible à unelarge public de toutes nations, par l’ouverture aux autres Églises chrétiennes et auxautres religions du monde et par une appréciation plus positive des valeurs de notretemps, notamment de la liberté religieuse que Rome avait toujours refusée jusque-là de reconnaître. Je voudrais donc continuer maintenant cet exposé en rappelantquelques textes et décisions par lesquels Vatican II et les papes de cette périodeont voulu ouvrir des portes qui avaient été progressivement fermées entre l’Égliseromaine et le monde.

La longue constitution sur la liturgie fut, dès décembre 1963, parmi les premierstextes élaborés par le Concile, et il faut rappeler qu’elle fut acceptée par 2147 voixcontre 2. Quand on relit ce document aujourd’hui on est frappé par sa prudence. Ily est dit notamment qu’« on conservera l’usage de la langue latine, sauf droit par-ticulier » et que dans le chant, préférence sera donnée au modèle grégorien. Dansles liturgies les révisions seront toujours opérées « dans l’esprit d’une saine tradi-tion » et sous l’autorité de l’évêque. Ce conseil une fois donné, le Concile rappelaittoutefois que « le peuple chrétien doit toujours pouvoir saisir les rites et y partici-per » et constatait « que l’emploi de la langue du pays peut être souvent très utilepour le peuple. On pourra donc lui accorder une plus grande place, surtout dansles lectures, les monitions, dans un certain nombre de prières et de chants... ». Leconseil était aussi donné de « favoriser le chant populaire pour que le chant desfidèles puisse se faire entendre ».

Ces conseils furent concrétisés après le Concile par une réforme liturgique quigénéralisa l’usage des langues courantes, le retour aux rites anciens de la messe faceau peuple et de l’hostie reçue dans la main, plaça, à la messe, après la récitationdu Notre Père un geste d’amitié entre participants et autorisa aussi la communionsous les deux espèces et les concélébrations. À l’époque ces réformes furent bienreçues par l’immense majorité des fidèles. J’introduis ici une parenthèse pour vousfaire partager un constat que j’ai pu faire récemment : dans les deux cathédralescatholiques de Pékin (sud et nord), dont l’une remonte au début du XVIIe siècle, lamesse est dite face au peuple et entièrement en chinois. À noter que Mgr Lefebvrelui-même vota les textes du Concile. C’est seulement en 1974 qu’il les refusa en bloc.Paul VI estima à l’époque que le refus par l’évêque contestataire de la messe issuedu Concile constituait de sa part le « symbole » d’un refus global de Vatican II. Caril est bien vrai que le Concile ouvrit des voies nouvelles par rapport au passé, parexemple en définissant l’Église comme « peuple de Dieu ». En effet la constitution

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sur l’Église (Lumen gentium), en novembre 1964, après avoir traité de la hiérarchie,apporta un éclairage inhabituel sur la structure même de l’Église comme « peuple deDieu », en s’appuyant sur la première épître de saint Pierre. Je cite : « Les pasteurssavent parfaitement combien les laïcs contribuent au bien de toute l’Église, et ilssavent qu’ils n’ont pas été institués par le Christ pour assumer à eux seuls toute lamission salvatrice de l’Église envers le monde, mais qu’ils ont la charge suprême desi bien paître les fidèles... que tous coopèrent à leur mesure et d’un même cœur àl’œuvre commune... Tous les fidèles sont (ainsi) rendus à leur manière participantsde l’office sacerdotal, prophétique et royal du Christ et exercent pour leur part lamission dévolue au peuple chrétien tout entier dans l’Église et dans le monde ».

Malgré toutes les précautions prises dans Lumen gentium et le fait que le texte ci-dessus ait été placé après le chapitre sur la hiérarchie, Mgr Lefebvre et ses disciplesestimèrent que la structure pyramidale de l’Église se trouvait désormais ébranlée.

Un autre désaccord éclata au sujet de la liberté religieuse que le Syllabus de Pie IX(= catalogue d’erreurs), en 1864, avait condamné en refusant dans un État « la libertécivile de tous les cultes et le plein pouvoir laissé à tous de manifester ouvertementet publiquement toutes leurs pensées et toutes leurs opinions ». Le Syllabus affir-mait encore que dans un pays catholique « la religion romaine doit être considéréecomme l’unique religion de l’État, à l’exclusion de tous les autres cultes ». En senscontraire, Vatican II affirma dans la déclaration sur « La dignité humaine » que : « Lapersonne humaine a droit à la liberté religieuse. Celle-ci consiste en ce que tous leshommes doivent être soustraits à toute contrainte tant de la part des individus quedes groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’enmatière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience, en privé comme enpublic, seul ou associé à d’autres. [Le Concile] déclare en outre que le droit à la li-berté religieuse a son fondement dans la dignité même de la personne humaine, telleque l’ont fait connaître la Parole de Dieu et la raison elle-même ». Cette déclarationfut votée en décembre 1965 par 2308 voix contre 70. On peut dire qu’elle a constituédepuis la ligne de conduite de tous les derniers papes face à l’intolérance religieuse,où que ce soit dans le monde.

Le décret sur l’œcuménisme de novembre 1964 constitua, lui aussi, l’une desgrandes ouvertures du Concile, s’opposant aux refus antérieurs de dialogue. Y fi-gure notamment l’invitation suivante adressée aux catholiques : « Il est nécessairequ’ils reconnaissent avec joie et apprécient les valeurs réellement chrétiennes quiont leur source au commun patrimoine et qui se trouvent chez nos frères séparés. Ilest juste et salutaire de reconnaître les richesses du Christ et sa puissance agissantedans la vie de ceux qui témoignent pour le Christ, parfois jusqu’à l’effusion du sang,car Dieu est toujours admirable et doit être admiré dans ses œuvres. Il ne faut pasoublier non plus que tout ce qui est accompli par la grâce de l’Esprit Saint cheznos frères séparés peut contribuer à notre édification. Rien de ce qui est réellementchrétien ne s’oppose jamais aux valeurs de la foi, mais tout cela peut contribuerà pénétrer toujours plus parfaitement le mystère du Christ et de l’Église » (décretapprouvé par 2137 voix contre 11).

Le même esprit d’ouverture se retrouve dans la Déclaration sur les religions nonchrétiennes adoptée en octobre 1965. Le texte frappa à l’époque par sa nouveauté.Car il invitait à découvrir la part de la connaissance de Dieu qu’ont gardées toutes

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les religions depuis les plus primitives jusqu’aux héritières de la révélation mono-théiste, Judaïsme et Islam. On lit dans cette Déclaration : « Les hommes attendentdes diverses religions la réponse aux énigmes cachées de la condition humaine, qui,hier comme aujourd’hui, troublent profondément le cœur humain : Qu’est-ce quel’homme ? Quel est le sens et le bus de la vie ? Qu’est-ce que le bien et qu’est-ce quele péché ? Quels sont l’origine et le but de la souffrance ? Quelle est la voie pour par-venir au vrai bonheur ? Qu’est-ce que la mort, le jugement et la rétribution après lamort ? Qu’est-ce enfin que le mystère dernier et ineffable qui entoure notre existence,d’où nous tirons notre origine et vers lequel nous tendons ?... L’Église catholique nerejette rien de ce qui est vrai et saint dans les religions ».

Je rappelle que c’est cette Déclaration sur les religions non chrétiennes qui contient lepassage célèbre sur l’antisémitisme, jadis trop souvent manifesté par le catholicismelui-même : « L’Église déplore les haines, les persécutions et toutes les manifesta-tions d’antisémitisme qui, quelles que soient leur époque et leurs auteurs, ont étédirigées contre les Juifs ». L’ensemble de la Déclaration fut adoptée par 2221 voix,contre 88 et un vote nul. À propos des religions non chrétiennes il est importantde souligner le fait que Benoît XVI, en octobre dernier, pour le 25e anniversaire desrencontres d’Assise a repris la tradition des rencontres et prières inter-religieusesqu’avait inaugurées Jean-Paul II et que son successeur avait semblé d’abord vouloirabandonner. Le Pape actuel a senti apparemment qu’il y avait en ce domaine unedemande internationale de prières en commun à laquelle il fallait répondre.

Enfin la « Constitution sur l’Église dans le monde de ce temps » dont le titre latinest symbolique : Gaudium et spes (joie et espérance) confirma le désir de l’Église ro-maine de s’impliquer désormais pleinement dans toutes les initiatives susceptiblesde faire progresser dans le monde entier la paix et la condition quotidienne deshommes. Le passage majeur de ce texte me paraît le suivant : « Les joies et les es-poirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtoutet de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et lesangoisses des disciples du Christ et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouveécho dans leur cœur... Tout ce qu’il y a de vrai, de bon, de juste dans les institu-tions très variées que s’est données et que continue de se donner le genre humain,le Concile le considère avec un grand respect. Il déclare aussi que l’Église veut aideret promouvoir toutes ces institutions pour autant qu’il dépend d’elle et que cettetâche est compatible avec sa mission ». Le texte de Gaudium et spes fut approuvéen décembre 1965 par 2309 voix contre 75 et une abstention. Cette orientation, déjàamorcée par Léon XIII dans l’encyclique Rerum novarum (1891), fut confirmée et am-plifiée en 1967 par l’encyclique Populorum progressio de Paul VI dans laquelle le Papeconstata qu’ « aujourd’hui la question sociale est devenue mondiale... Il est des si-tuations dont l’injustice crie vers le ciel... Si le développement est le nouveau nom dela paix, qui ne voudrait y œuvrer de toutes ses forces ? » Jean-Paul II et Benoît XVI,dans leurs encycliques sociales, ont suivi la route ainsi tracée. Comment la papautépourrait-elle adopter aujourd’hui une autre ligne de conduite ?

Contrairement à certaines affirmations inspirées par le pessimisme actuel, l’œuvrede Vatican II a été trop importante pour pouvoir être balayée aujourd’hui par quelquesnostalgiques de l’Ancien Régime. Jean-Paul II avait déclaré que Vatican II « nousoffre une boussole fiable pour nous orienter sur le chemin du siècle qui commence ».

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Benoît XVI, en octobre dernier, a repris cette formule à son compte, ajoutant : « Sinous le lisons et le recevons guidés par une juste herméneutique, il peut être et de-venir toujours davantage une grande force pour le renouveau toujours nécessairede l’Église ».

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Interview du Père Claude Wiéner (1941 l.)

À Ivry-sur-Seine, le 19 mai 2012.

Claire Mathieu (CM) : Pour commencer, voulez-vous me dire quelques mots survotre histoire ?

Père Wiéner (PW) : Je suis normalien de la promotion 1941. Je viens d’une fa-mille de normaliens. J’ai deux arrière-grand-pères normaliens, promotion 1845, ainsiqu’un grand-père, promotion 1878, la promotion de Jaurès et Bergson.

CM : Parlez-moi du groupe Tala à l’ÉNS quand vous y étiez élève.PW : L’aumônier était le Père Brillet, oratorien, et qui a d’ailleurs été supérieur

général des oratoriens. Il aimait beaucoup la Bible. Nous avions une messe toutesles semaines chez les Pères du Saint-Esprit, rue Lhomond, ainsi que des réunions deprière. Nous nous retrouvions à peu près tous les soirs pour dire les complies dansune thurne (nous n’étions pas nombreux, puisque nous tenions dans une thurne.)Pas de pèlerinages évidemment, et pas de retraites, à mon souvenir. Vous savez,c’était la guerre. Il n’y avait pas non plus de conférences de théologie ni sur la reli-gion. Mais nous participions à l’association Saint Vincent de Paul, et on allait doncvoir des familles. Nous avions des relations suivies avec les élèves protestants, eten cela nous étions quelque peu précurseurs de Vatican II, car à l’époque, ce n’étaitpas si fréquent. Il y avait un aumônier différent pour les Sévriennes, le futur Cardi-nal Daniélou, mais nous n’avions pas de relations suivies avec elles bien qu’elles nefussent pas loin, rue de Chevreuse.

CM : Est-ce que le groupe Tala a eu une influence sur votre vocation de prêtre ?PW : Pas spécialement, non, je ne crois pas. Il faut que je vous dise que je n’ai

passé qu’un an à l’École. J’ai été reçu au concours d’entrée 41, mais j’avais passé leconcours en zone Sud, et donc, en 41-42, j’ai dû faire un chantier jeunesse. J’ai passél’année 42-43 à l’ÉNS. En 43, les élèves de ma promotion devaient partir en STO. Ily en a d’ailleurs très peu qui l’ont fait. Ne voulant pas aller en STO, je suis entré enRésistance, et j’ai donc vécu dans la clandestinité à partir de 1943. À la Libération, jesuis entré au séminaire.

Cependant, mes liens avec l’ÉNS sont forts. En effet, j’ai été reçu cacique, et àl’époque, les caciques avaient une responsabilité : c’était traditionnellement à euxqu’incombait l’organisation des pots de promotion. Je m’en suis donc occupé, et ledernier que j’aie fait était d’ailleurs en juin dernier : nous étions trois.

CM : Au concours d’entrée, quel était votre domaine de spécialité ?PW : Je suis entré à l’École en latin, et à ce moment-là, je me serais bien vu faire

carrière comme professeur de latin dans une université.

CM : Comment se passait la liturgie avant Vatican II ? Vous l’avez bien connue,n’est-ce-pas ?

PW : Effectivement, j’avais quarante ans au moment de Vatican II, et je suis de-venu prêtre à vingt-sept ans, donc j’ai été prêtre pendant bon nombre d’années avantle Concile. J’étais prêtre de la Mission de France. J’ai été en paroisse à Paris, à SaintHippolyte dans le 13e, puis professeur au séminaire des Missions de France. Je suisbibliste, c’est ma profession. La Mission de France était un mouvement préconci-

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liaire : on disait la messe face au peuple, et nous avions une théologie qui, je crois,était proche de celle de Vatican II.

CM : Vous attendiez-vous à Vatican II ?PW : Non, pas du tout. Ce fut une idée du Pape, une idée ahurissante, invrai-

semblable, le 25 janvier 1959, que de convoquer un Concile. Bien sûr, il y avait desmouvements, des réformes déjà en cours : le Concile a été l’aboutissement d’un che-minement. Mais je crois que personne ne s’attendait à ce qu’il y ait un Concile, etça a été comme un coup de tonnerre. On pensait que ce vieux bonhomme de papeserait un pape de transition !

CM : Quels sont vos meilleurs souvenirs de la liturgie d’avant Vatican II ?PW : Enfant, je vivais près d’une abbaye bénédictine rue de la Source dans le

16ème, et j’aimais les beaux offices. Il faut dire que le latin dans les offices, pour moipersonnellement, ne me gênait pas, mais par la suite il ne m’a pas non plus manqué.J’aimais le grégorien, et cela m’a manqué un certain temps, mais plus maintenant :ça m’a passé, et je ne rêve pas de messe en grégorien. Je lisais la Bible (cela n’étaitpas spécialement encouragé, mais pas découragé non plus), et j’avais reçu la Bible deCrampon en cadeau de première communion. J’ai été enfant de chœur. À l’époque,ils étaient tous des garçons. Il n’y avait pas d’“enfant de chœuse”, comme nousdisions !

CM : Pendant le Concile, vous êtes-vous tenu au courant de ce qui s’y passait ?PW : Nous étions passionnés par le Concile. J’en parlais à mes étudiants, bien

sûr. Tout le monde en parlait. On savait que la Curie était un frein. On a constatéavec éblouissement que ces milliers d’évêques étaient capables de se mettre d’accordpour faire du neuf. J’ai participé au Concile, en ce que je suis l’auteur de la traductionen français du décret sur le ministère et la vie des prêtres (Presbyterorum Ordinis).C’est ma traduction qui a paru dans l’Osservatore Romano et qui est dans toutes leséditions officielles des textes du Concile. Il fallait que les traductions sortent le plusvite possible après le vote, et donc on a commencé bien avant. On a eu les textesprovisoires, les amendements au fur et à mesure, et j’ai pu suivre toute cette histoire.

CM : Alors ? Y a-t-il eu beaucoup de changements en cours de route ?PW : Pas vraiment, non. Les amendements n’ont pas porté sur le fond. Si, quand

même : le texte primitif établi par la Curie romaine était intitulé “Sur la vie et leministère des prêtres”, et ensuite, l’ordre a été inversé. C’est le ministère qui est leplus important, et qui définit la vie. Le premier titre du texte était encore différent.

CM : Vous avez lu les documents du Concile aussitôt, évidemment ? En françaisou en latin ?

PW : Je les ai lus assez vite, essentiellement en français, mais en me référant aulatin en cas de besoin.

CM : Et alors, dites-moi, ces traductions sont-elles fidèles ?PW : Les traductions ont été bien faites.

CM : Dites m’en plus sur le rôle que vous avez joué.PW : On a créé un “conseil pour la mise en pratique”, un consilium. Il se com-

posait d’un grand nombre d’équipes, qui s’occupaient de la liturgie. Pour ma part,

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j’étais dans l’équipe des lectures du bréviaire, puis dans l’équipe des lectures de lamesse. C’était une équipe internationale qui était chargée du choix du lectionnairepour l’ensemble du monde. Je dis “internationale”, mais en fait il s’agissait surtoutde l’Europe Occidentale : il y avait des Français, Belges, Italiens, Espagnols, et Al-lemands. Pas d’Américains, car ils étaient trop loin pour pouvoir venir à toutes nosréunions. Un Anglais, mais il n’est jamais venu aux réunions. Les réunions se pas-saient soi-disant en latin, mais en fait, souvent, on parlait chacun dans sa proprelangue. C’était compliqué, mais on arrivait quand même à s’entendre. Les réunionsavaient lieu dans des endroits divers, à Rome, en Allemagne, en France, à peu prèstous les mois, il me semble. J’étais aussi coordinateur de la fabrication des lection-naires en français (et donc de la traduction).

Le Père Claude Wiéner.

CM : J’aimerais plus de détails sur cette création du lectionnaire.PW : Le Concile nous avait donné une règle : mettre la meilleure partie de la Bible

à la disposition des fidèles, et également, qu’elle soit répartie sur plusieurs années.Nous avons décidé de faire un cycle sur trois ans. Il fallait choisir des textes pas tropcourts et pas trop longs. Si on voulait mettre tout le dimanche, alors, en un an, onpouvait faire tenir les textes d’un Évangile synoptique. On s’est dit que, l’Évangilede Jean, on pouvait le caser un peu partout, et en faire un peu plus l’année de Marc,puisque l’Évangile de Marc est le plus court. Il y avait aussi la difficulté des troislectures dont deux soient reliées l’une à l’autre : lecture des Évangiles sur trois ans,lecture des épîtres sans rapport avec les évangiles, et lecture de l’Ancien Testamenten relation avec l’Évangile. Bien sûr, cela conduit nécessairement à une lecture trèsfragmentaire de l’Ancien Testament. Pour les lectures des messes en semaine, on amis l’Évangile en continu, et la lecture également en continu, et donc indépendantede l’Évangile.

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CM : Je note qu’il y a quelques différences mineures entre les textes en Franceet aux USA. Souvent il y a un ou deux versets en plus ou en moins entre les deuxversions.

PW : Je n’en sais rien. Tout ce que je peux dire, c’est que nous nous sommesalignés sur les textes officiels.

CM : Pour le lectionnaire, il fallait aussi tenir compte du découpage de l’annéeen divers temps liturgiques ?

PW : On a décidé qu’il y aurait un temps ordinaire après l’Épiphanie et jusqu’auCarême, ainsi qu’après la Pentecôte et jusqu’à l’Avent. On a fait de gros efforts decréation ! Autrefois, ce n’était pas du tout comme ça. Le lectionnaire d’avant Vati-can II était dans un état lamentable. Il n’y avait pas d’Ancien Testament, à deuxexceptions près : l’Épiphanie, et l’Immaculée Conception quand ça tombait un di-manche, c’est tout. De plus, des textes très importants n’étaient pas là le dimanche,seulement en semaine : l’histoire de la Samaritaine ou de Lazare, par exemple. Ona bricolé ce qu’on a pu. Saint Jean a toute sa place au temps Pascal et en Carême. Jecrois qu’on a fait pas trop mal, encore que... le prologue de Saint Jean, vous savez,autrefois on le lisait à chaque messe, à la fin, mais maintenant, à certains endroits ila pratiquement disparu. Normalement, il est lu à la messe de Noël, mais il y a beau-coup de gens qui à la place reprennent le texte de la messe de minuit ; et il est lu ledimanche après l’Épiphanie, mais pas si on célèbre l’Épiphanie le dimanche qui suitle 6 janvier, comme cela se fait en France. Alors, dans ces cas-là, le prologue disparaîtcomplètement, ce qui est quand même un problème. Quelle serait la solution ? Onpeut penser qu’il faudrait le rétablir à la messe de Noël. Mais, les gens qui viennentà la messe pour Noël, est-ce bien le bon public ?

CM : Et à la veillée Pascale ?PW : Oui, mais là, il y a les familles de catéchumènes. Comme les catéchumènes

sont des adultes qui n’ont pas été baptisés, on peut penser que leurs familles nesont pas pratiquantes. Enfin, à la veillée Pascale, la priorité revient aux catéchu-mènes eux-mêmes, et les membres de la famille peuvent s’effacer. Vous savez quec’est Pie XII qui a rétabli la veillée Pascale le samedi soir, en 1952 ou 51. C’est lesommet de l’année liturgique, mais auparavant, c’était le samedi matin devant deschaises vides : c’était encore plus long ! Il y avait douze lectures ! En latin ! Devantdes chaises vides !

CM : Pour toutes ces décisions que vous deviez prendre, y avait-il des conflits,des dissensions dans votre équipe ?

PW : Non, les choix étaient faits dans l’harmonie. Il n’y avait pas de disputes.Tout se passait bien.

CM : Qui a choisi l’équipe ?PW : C’est Rome, mais je ne sais pas qui. Ou peut-être que Rome a choisi le

responsable, qui était allemand, et que c’est lui qui a choisi les membres de l’équipe.Je n’en sais rien.

Pour les lectures de la messe en français, le premier projet en latin a été envoyétrès largement dans le monde, y compris à l’association des exégètes catholiquesfrançais. Ce sont eux qui m’ont désigné coordinateur pour le français.

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Un monde en quête de Dieu Souvenirs de Vatican II

Le lectionnaire en latin est sorti en 1968, je pense. Pour la version française, nousétions prêts pour l’année de Marc à l’Avent 1969, puis pour les deux autres synop-tiques en 1970 et 1971. Dans l’intervalle, on a bricolé des lectures provisoires pourles messes en semaine.

CM : Après le Concile, qu’est-ce qui a le plus changé ?PW : La conception de l’Église. Avant, c’était une conception pyramidale, avec le

pape au sommet. Après, l’Église, c’était d’abord le Peuple de Dieu, et d’ailleurs leslaïcs ont alors pris une place très importante dans la structure. On a créé beaucoupd’organisations de laïcs : conseils paroissiaux, conseils diocésains.

CM : Mais ces conseils n’ont aucun pouvoir.PW : Ils ont le pouvoir que l’évêque leur donne. Les femmes ont également pris

une place très importante dans le fonctionnement des diocèses et des paroisses.

CM : Mais à Rome, les laïcs n’ont aucun rôle.PW : Je pense qu’il doit y avoir aussi un conseil des laïcs au Vatican.

CM : Puisque vous mentionnez le rôle des femmes, me permettez-vous de vousdemander votre avis sur l’opinion de certains aux USA, au sujet du lectionnaire.On dit que les textes choisis privilégient indûment les passages mettant en scènedes hommes plutôt que des femmes. Par exemple, les textes sur les apparitions duChrist après la résurrection privilégieraient l’arrivée de Pierre et Jean au tombeau,ou encore les pèlerins d’Emmaüs, plutôt que les apparitions aux femmes. Du moins,c’est ce que j’ai entendu dire.

PW : On n’était que des hommes à fabriquer le lectionnaire. On n’a pas du toutpensé au rôle des femmes dans le lectionnaire. On ne s’est pas posé la question.Peut-être que s’il y avait eu des femmes dans l’équipe, elles nous auraient dit deschoses et les choix auraient été différents. En tout cas, s’il y a eu des omissions, c’étaitparfaitement involontaire.

CM : En quoi les jeunes chrétiens ont-ils maintenant une expérience différentedes années quarante ou cinquante ?

PW : Le rapport des jeunes à l’Église est fonction de leur rapport à la société. Lesannées quarante, c’est très loin. Nous, on était dans la guerre. C’était très différent.

CM : La Résistance à vingt ans, pour vous, est-ce que cela faisait peur, ou est-ceque c’était l’aventure ?

PW : Il y avait les deux, l’aventure et la peur. Je me rappelle que le lendemainde la libération de Paris, je me suis dit : “Bon. Aujourd’hui, je suis presque sûr derentrer chez moi ce soir.”

CM : Quels sont les changements dus à Vatican II et dont vous êtes le plus heu-reux ?

PW : La conception de l’Église ; la liturgie ; et puis, aussi, l’œcuménisme.

CM : S’il n’y avait pas eu Vatican II... comment compléteriez-vous cette phrase ?PW : Je ne sais pas ce que serait l’Église. Il y avait des choses dont on peut penser

qu’elles ne pouvaient plus durer. La diminution des pratiquants et du nombre deprêtres était déjà entamée. Est-ce que Vatican II a ralenti ce phénomène ? Je ne le

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crois pas. Il y a des mouvements de société. Si l’Église est quand même plus présenteau monde, et je crois qu’elle l’est, le Concile n’y est pas pour rien.

CM : Y a-t-il autre chose que vous souhaitiez ajouter ?PW : Oui, je ne veux pas terminer sans mentionner un texte essentiel de Vati-

can II, Gaudium et Spes, et rappeler l’intérêt de l’Église pour le monde.

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Un monde en quête de Dieu Souvenirs de Vatican II

Témoignage de Paule Bounin (née Chêne) (1954 l.)

Paule Bounin est professeur en classes préparatoires, honoraire, au lycée Janson-de-Sailly.

J’évoque très volontiers mes souvenirs concernant le Concile Vatican II. Cette pé-riode correspond à une période très heureuse de notre vie, où nous résidions à Rome(plus exactement à Frascali) car mon mari, Paul Bounin, avait choisi d’y passer uneannée après sa thèse, sur l’accélérateur de particules de Frascali. De l’automne 1964à l’automne 1965 nous avons vécu au rythme de la vie à Rome, en ayant l’occasionde voir, beaucoup plus souvent qu’à Paris, car nous le recevions à la maison, le PèreDaniélou 2, qui nous avait mariés en 1957. Il a même baptisé un de nos enfants, Pas-cal, né en octobre 1964 dans une clinique du Parioli.

Je me rappelle notre arrivée, par un automne doré par la lumière de Rome, dansune ville dynamisée par le Concile. Je revois en particulier de jeunes séminaristesaméricains, très enthousiastes, à la terrasse d’un café, qui incarnaient tout l’éland’une Église rajeunie. Quelque chose, manifestement, était en train de se passer.Et, de fait, il y a eu un avant, et un après.

Notre pratique religieuse a été différente au retour. Il y a eu comme une libertéplus grande dans nos rapports avec les prêtres et religieux que nous connaissions,et dans nos pratiques mêmes. À l’École (j’y suis restée de 54 à 57) nous assistionstous les mardis à la Messe à la chapelle des Franciscains de la rue Marie-Rose, d’oùnous revenions mantille sur la tête et un gros paroissien à la main, sous l’œil un peuironique de nos camarades attablées qui nous avaient surnommées “le pensionnat

2. Aumônier (1942-1969) de l’École normale supérieure de jeunes filles, futur Cardinal.

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Tala”. Nous chantions Complies le dimanche soir dans la cave 3 de l’École une foisque les visiteurs (autorisés le Dimanche après midi seulement boulevard Jourdan)étaient partis. Les retraites, exclusivement féminines aussi, avaient lieu à Solesmes,non sans que le Père Daniélou, avec son humour habituel, nous ait averties : “ici, jesens un peu le fagot”. Le recueillement était admirable mais c’est tout autre choseque nous avons découvert plus tard à Taizé.

Ce n’est pas que les pratiques aient évolué à Rome même à ce moment-là : jeme souviens d’une visite à Subiaco où nous avions croisé une procession de petitsséminaristes 4 en soutane noire qui avaient l’air d’une séquence de Fellini, mais laréflexion théologique, où l’université de Louvain jouait un grand rôle, avait un effettrès novateur. La réflexion même du Père Daniélou nous paraît avoir évolué à cemoment-là et par la suite.

Si je devais compléter la phrase : “S’il n’y avait pas eu Vatican II...”, je dirais :nous serions tous sclérosés, et les notables des villages figés sur leurs bancs réservés.Le respect ne s’adresse plus aux mêmes. Cela me paraît très heureux, même s’ilm’arrive de regretter les beautés de l’ancienne liturgie (particulièrement le dernierÉvangile 5 lu à la fin de la messe) et le mystère qui entourait la liturgie en latin.

Le propre du mouvement est d’entraîner le mouvement. J’espère que l’élan en-clenché à ce moment-là va se manifester encore et je serais très heureuse d’en voird’autres effets.

3. Au sous-sol Boulevard Jourdan, où les élèves priaient littéralement au milieu des tuyaux dechauffage.

4. Les petits séminaires étaient des séminaires pour jeunes à l’âge du collège ou du lycée.5. Prologue de l’évangile selon Saint Jean : « Au commencement était le Verbe... ».

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Un monde en quête de Dieu Souvenirs de Vatican II

Témoignage de Lise Sentis, épouse de Philippe Sentis (1945 s.)

J’ai été étudiante en Fac de Sciences de 1941 à 1945. Sept enfants, dont un prêtreprofesseur de séminaire. Il défend les acquis du Concile auprès des jeunes sémina-ristes qui parfois regrettent “le bon vieux temps” qu’ils n’ont jamais connu.

Issue de parents sans religion (père juif non pratiquant, mère indifférente) conver-tie à 15 ans, j’ai vraiment intégré l’Église en étant étudiante. Le Centre Richelieu 6

démarrait, le Père Maxime Charles 7 en étant son fondateur. Très dynamique, il en-thousiasmait les jeunes : pèlerinages à Chartres, cours de théologie, discussions ou-vertes à tous, nous nous sentions libres et heureux, à l’aise dans notre foi. Même lesmesses, en latin bien sûr, nous paraissaient vivantes.

Une fois mariée, vivant en Province j’ai certes été gênée par une raideur de cer-tains prêtres, des dévotions inutiles, mais je n’étais nullement en rébellion : je pou-vais lire la Bible si je voulais, le latin ne me dérangeait pas mais je n’aimais pasl’obligation de recevoir l’hostie dans la bouche et de rentrer dans un confessionnalpour le Sacrement de Pénitence.

Nous étions heureux de savoir qu’un Concile se déroulait à Rome, nous nous te-nions au courant par la presse, nous lisions certains documents. Mais nous ne nousdoutions pas des changements qui allaient bousculer notre vie de croyants. La pre-mière nouveauté était la communion dans la main, très importante pour moi. Peuà peu, la variété des textes, l’importance donnée à l’écoute de la Parole (particuliè-rement l’Ancien Testament, si peu et si mal connu) ont changé notre participation àl’Eucharistie.

C’est seulement après le Concile que ma conception de l’Église a changé. Elleétait pour moi de structure pyramidale et maintenant elle est le Peuple de Dieudont je suis un des éléments.

Si je dépasse le cadre de la liturgie, un des changements dont je suis la plusheureuse, c’est la découverte de l’œcuménisme et l’ouverture au judaïsme.

Les différents actes de Repentance sont certainement les fruits du Concile et jeme réjouis de voir l’Église rejeter (enfin) son attitude triomphaliste.

En conclusion je ne peux pas dire que le Concile a augmenté ou non ma foi maisplutôt que le Concile a changé ma foi, la rendant plus tournée vers l’extérieur et sansdoute plus apte à relever les défis de l’athéisme.

Témoignages recueillis par Claire Mathieu.

6. Aumônerie catholique des étudiants parisiens de 1945 à 1969.7. Aumônier de la Sorbonne de 1944 à 1959, fondateur de la revue Résurrection en 1956.

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Prochain rendez-vous :

Le pèlerinage à Assise !

Du 6 au 17 août.