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Imprimerie La Concorde, Lausanne. JEAN PIAGET RECHERCHE LAUSANNE  ÉDITION LA CONCORDE 1918 Fondation Jean Piaget

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Imprimerie La Concorde, Lausanne.

JEAN PIAGET

RECHERCHE

LAUSANNE ÉDITION LA CONCORDE 1918

Fondation Jean Piaget

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AVANT-PROPOS

La connaissance de quelques faits est nécessaireà lacompréhension de ces pages.

Elles ont été écrites de septembre 1916 à janvier1917.

Je venais alors d’avoir vingt ans et là est leurexplication et leur excuse.

Je viens de recopier cette étude et ne lui ai fait quedes retouches de forme, bien que depuis un an j’aie,comme il est naturel, évolué, suivant une ligne qu’on

pourra facilement déterminer.J’ai donc ignoré certains faits, la politique chrétiennede Wilson et la Révolution russe en particulier. Mais jen’en aurais quand même rien dit, car je ne lescomprends pas encore. J’ai gardé la même réserve pourles événements politiques qui m’étaient connus il y a unan.

Par contre, j’aurais tenu compte de la parution duFeu, de Barbusse, et de ce livre admirable qu’est l’ En fer.Un autre livre essentiel paru pendant l’année est La

Religion, de M. Loisy.Enfin, j’ai observé une grande prudence vis-à-vis de

mouvements politiques et littéraires qui se dessinaient

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vers 1916 (le livre de Dupin, la revue Demain , etc.) etqui prennent de plus en plus d’importance, mais que jene puis juger déjà.

Deux mots encore. Je suis né protestant, comme ons’en rendra suffisamment compte. Je suis égalementneutre, mais je me sens Français autant que Suisse, tant

par le sang que par la sympathie. De ce dernier fait, onse serait aperçu plus difficilement.

Décembre 1917.J EAN P IAGET .

PREMIÈRE PARTIE

LA PRÉPARATION

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I

Alors que la guerre entretenait dans tous les esprits leplus grand déséquilibre dont ait jamais souffert lapensée, Sébastien concentrait en lui les douleurs de cemonde en travail.

Il était pénétré de ces courants de pensée quitransforment obscurément la destinée des masses et quiavaient passionné les hommes d’avant la guerre. Mais

ces derniers avaient pu méditer dans le calme tandis queSébastien voyait sa pensée précipitée par lesévénements. Car il savait retrouver l’effet des idées jusque dans les derniers remous de la mêlée. Avant quecelle-ci ne commençât, il avait vu la science s’infiltrerpartout, pour tout remettre en question. Il avait assistéaux déclins et aux renouveaux de la foi. Il s’étaitenthousiasmé des réveils populaires. Son esprit, plusconstructif que soucieux d’analyse, l’avait porté àsympathiser avec tout ce qui est vivant et à admettresimultanément les tendances contradictoires, au risqued’aboutir à cet éclectisme superficiel et à ce facileoptimisme qui ont fait tant demal.

Mais voici, la guerre avait dévoilé la réalité brutaleet, dans les péripéties du combat, celle-ci était demeurée

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nue. L’intelligence s’était cru le pouvoir de conduirel’humanité ; elle se voyait réduiteà servir lespassions. Et au-dessus de ce marais, où la haine et lemeurtre souillaient les efforts les plus nobles,s’élevaient quelques arbrisseaux malingres,incapables de vie et de grandeur. C’était là le

renouveau, la foi renaissante étouffée par la réaction.Il y avait bien, disséminées, des âmes libres, gardantleur idéalisme en pleine mêlée, gardant surtout un peude tolérance, la plus rare des vertus en ce temps deraison d’Etat. Mais ces âmes ne pouvaient rien : ellescherchaient dans l’angoisse, prises entre deux feux.Elles avaient besoin de foi et besoin de science. Mais sielles s’attachaient à la foi qui se relevait, elles étaientcondamnées à des compromis sans fin, qui finissaientpar noyer la raison en une mystique trouble. Et si ellesacceptaient la science, il fallait jurer obéissance à touteune scolastique d’autant plus repoussante qu’en

paralysant toute recherche un peu hardie, elle étouffaitl’organe même de la libération et de la vérité.

Et ces âmes libres se taisaient et attendaient. Maisrien n’éclairait ces journées grises. Les nuages, lourds etsombres, continuaient de ramper autour des montagneset de couvrir les plaines. Nulle échappée vers la sérénitéde l’infini. La musique de l’air restait monotone etdésolée, et, encore, seuls l’entendaient ceux que leurindépendance tenait à l’écart. Le troupeau, lui,continuait à hurler parmi le fer et le feu…

Sébastien savait tout cela, et son âme était navrée. Ilassistait, impuissant, à toutes ces défaites. Il voyait lesdifférences s’atténuer, peu à peu, entre les combattants,et il reconnaissait, épouvanté, que tous se valaient enlâcheté. Ils se prêtaient secours ou se sautaient à la

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gorge, d’autant plus féroces qu’ils étaient frèresennemis ; mais, quoi qu’ils fissent, ce n’étaient que desexemplaires, indéfiniment variés et indéfinimentidentiques, de la veulerie humaine. La veulerie, quipousse les individus à reculer devant leur devoir ; puis,après la capitulation, qui pousse ces déserteurs à se

réunir en troupeau pour résister en commun à la peur devivre. La lâcheté qui les pousse, ensuite, à étouffer lesnouveaux venus, ces innocents pleins de vigueur etd’espoir, qui sont un attentat à leur tranquillité.

Parfois Sébastien se laissait aller à la révolte. Ilmaudissait les hommes et blasphémait contre Dieu. Ilflagellait les hypocrisies et les désertions, mais iloubliait son orgueil. Car, dans cette indignation quiseule permet à une âme de s’affranchir de la viscosité del’ambiance, il entrait une passion cachée et aveuglante,la passion de dominer. Et tout l’être, la raison comme lemérite, sert une telle passion.

Parfois, il est vrai, cet orgueil de l’apôtre étaittempéré par l’amour. Sébastien était pris d’une pitiéprofonde au spectacle de cette misère. Il passait des journées de solitude à s’abîmer dans le nombre dessujets de désespérer, et n’en pouvant plus, il éclatait.Tandis que les sanglots le secouaient, il criait à sonDieu, il le forçait, comme autrefois Jacob, à lui donnerson secours et s’offrait en retour à remplir la missiondivine de soulager le mal.

Car il se sentait une âme de novateur. Son esprit étaitincessamment en travail d’enfantement et ne lui laissaitpoint de repos jusqu’à ce que ces idées se fussentorganisées en un tout cohérent et que ce tout lui-mêmese fût adapté à l’action.Alors Sébastien cessait de douterde lui. Il doutait trop peu, il se ruait à l’œuvre sans

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s’analyser et son démon ne le quittait plus, avant qu’undémon nouveau ne surgît dans la place.

Il allait, en outre, jusqu’au bout de ses idées, sansrestrictions ni compromis. Sa soif d’absolu ne reculaitdevant aucune conséquence et il voulait l’idéal à toutprix, sans crainte du paradoxe. Aussi méprisait-il la

pratique, déformation de l’idéal. Il aimait à répéter quela vérité, et surtout la vérité morale, n’est pas la réalité.La vérité est ce qui doit être et pas seulement ce qui est.La vérité peut être quelque chose d’inaccessible et entout cas d’irréalisable, mais elle est vraie. Peu importenotre faiblesse, la seule beauté de la vie est laconsécration au vrai, au risque de déserter la vie. Nolime tangere , dit la Vérité. Tant pis ! Il n’y a qu’elle desûre.

Et lui, il s’était donné à cette vérité qu’il neconnaissait pas. Il portait en lui ce rythme majestueux,bien qu’encore confus, de la pensée en travail et il

pressentait cette fugue forcenée de l’idée éclatant àl’esprit.

La guerre l’avait bien terrassé. Il avait savourél’amertume du massacre où les fanatiques voyaient legeste de Dieu. Mais rien de son idéalisme n’avaitvacillé. Il avait ramené le cataclysme à sa significationnaturelle, celle d’un simple cas particulier. Toutl’univers est ainsi. Partout la lutte et partout le mal, maispartout aussi le sublime dans l’absurde.

Et alors, quand il eut retrouvé le calme de cette visiondes choses, Sébastien se releva, à la recherche d’une foi.Ce qu’il voulait c’était non une foi personnelle – il enavait déjà trop, et trop de contradictoires ! – c’était unefoi humaine, une foi accessible à tous et digned’alimenter à elle seule le renouveau d’après la guerre.

IILes croyants étaient nombreux. Longtemps avant la

guerre, déjà, le trouble de la pensée menait en massesles jeunes à la foi catholique.

La science, toujours plus hardie, avait tout envahi, etil n’était pas jusqu’aux émotions religieuses les plusintimes dont elle n’expliquât l’anatomie délicate. Aussila philosophie, reculant indéfiniment, s’était-elle

cantonnée en ses derniers retranchements. Elle avait faitappel à l’intuition, à l’action ou au sentiment, ou bienelle avait pris l’offensive, confiante en une faillitepossible de la science. Mais, quoi qu’elle fît, elle sentaittout le péril de sa situation. Et la jeunesse, qui toujoursfranchit d’un pas les bornes fixées par les aînés, avaitpassé outre. Elle se moquait, à présent, de la philosophieet, hardiment engagée dans la foi, elle s’y établissaitsans plus se soucier des problèmes intellectuels. Elleavait fait de loin quelque politesse à la science, puis,dans son triomphe, prenait du loisir et cultivait lamystique.

C’est à cette jeunesse que vint d’abord Sébastien,mais, malgré ses efforts, il eut peine à ramener leur con-duite à quelque principe clair : « Je vis, donc je crois,

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se bornait-on à lui répéter. Je ne peux vivre sans croireet je ne cherche pas au delà de ce désir de vivre. Quand j’aime, je me contente d’aimer, sans analyser monamour. Eh bien ! Je crois comme j’aime. Mort à cetintellectualisme qui a mis en danger la vie : plus dediscussions, car il n’y a jamais eu de problème. Il n’y a

qu’un problème : vivre, c’est-à-dire agir, et si je trouveen ma religion la vie, ma foi est la vérité :voilà ! »

– Lâches, pensait Sébastien, si vous viviez tant quecela, vous n’auriez pas si peur de vous regarder vivre. Jecrains bien, quant à moi, que vous ne viviez plus dutout. Une petite flamme, peut-être, parmi quelquesbraises, mais vous savez trop bien que si l’on venait àentr’ouvrir la, porte, le courant d’air éteindrait tout. » Etil notait les spasmes de ces décapités, se disanttristement : « Ils croient copier les premiers chrétiens,qui non plus ne discutaient pas, mais dont la fougue

irrésistible portait à l’action. Mais les malheureux ! ilsoublient que pour ceux-ci la foi était d’une aveuglanteclarté. Jamais le moindre doute, parce que, dès leurcontact avec la religion, l’évidence régnait seule. Eux,non pas, ils se fabriquent une évidence. Las de douter,ils saisissent une foi par pur parti pris, ils supprimenttrès consciemment tous les obstacles et répètent, béats :« Voilà la clarté même, je crois, donc je crois, voilà lavérité ! »

Tous n’étaient pas ainsi, du reste. Il y en avait depires, ceux qui étaient venus à la foi par snobisme oupar politique. Il y en avait de meilleurs, ceux qui étaientarrivés à la mystique par la seule pensée et qui pensaientencore. Et alors qu’aucun des autres croyants ne donnaitquelque chose d’original à la nouvelle foi,

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mais étaient simplement des peureux, ceux-ci étaientremarquables : c’étaient à la fois des catholiques malgréeux et des hérétiques malgré eux. Catholiques, parcequ’ils ne trouvaient pas mieux que le catholicisme, ethérétiques, parce que, entrés par une porte douteuse, jene sais quoi les empêchait d’être complètement chez

eux.Convaincus de l’insuffisance théorique de la raison,ils s’étaient confiés aux forces intuitives de l’être, etavaient trouvé Dieu. Puis, persuadés que Dieu, s’il est,doit se manifester jusque dans l’esprit humain, ilsavaient déduit la révélation de cette croyance première.Mais ils savaient que les révélations diffèrent d’unementalité à l’autre et ils étaient assez logiques pourcomprendre que la révélation implique une police desesprits et que cette police implique une autoritéextérieure. « Posez la révélation, disaient-ils, et vousposez l’Eglise. Les livres saints ne se suffisent pas à

eux-mêmes, car, pour la raison individuelle, ils sontobscurs et contradictoires. Paul peut sembler différentdes Evangiles, différent de Jean et surtout différent deJacques. Toute révélation doit être continue etcontinuée. L’Eglise et les Conciles, d’abord, le papeinfaillible ensuite, en ont été les organes nécessaires.Supprimez-les et vous supprimez toute révélation, voussupprimez le seul Dieu, le Dieu personnel. »

Ils avaient ainsi retrouvé dans son unité admirablel’édifice du catholicisme. Les dogmes particuliers ne lestroublaient plus, car une fois acceptée l’autorité del’Eglise, aucun de ses décrets ne peut faire l’objet d’unediscussion. Et, satisfaits, pour un temps, ils célébraientla grandeur de leur foi. Leur barde était, il est vrai,tombé au début de la guerre, mais sa grande voix, la

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voix qui avait chanté Chartres, qui avait chanté lespetites paroisses de France et la petite espérance, sa voixchantait encore, héroïque et charmante.

Sébastien admirait ces derniers. Il savait le prix de lalutte qu’ils avaient soutenue avant d’en arriver là. Ilconnaissait la répugnance de la raison pour toute

révélation et si des hommes de cette trempe avaientétouffé en eux-mêmes cette invincible révolte, c’étaitpar devoir, par loyauté et par humilité. Mais la positionétait menacée. Portés au catholicisme par la volonté decroire, par l’intuition, par l’action, autant de fruits d’unscepticisme philosophique obtenu par excès même dephilosophie, ces intellectuels savaient bien que leurretraite nouvelle n’était pas définitive. Ce n’était paspour rien que Péguy célébrait l’Eglise du XVe siècle :c’était pour échapper à celle du XXe – ou qu’ilmagnifiait le sacre de Charles à Reims, c’était pouroublier la puissance de Pie X. Quoi qu’ils fissent,

malgré le travail forcené de leur pensée dans l’angoisse,les malheureux étaient convaincus au fond d’eux-mêmes du caractère symbolique de leur dogmatique. Ilscroyaient, certes, et leur force était dans ce besoinabsolu du divin, mais la formule, le credo, leurparaissait d’un autre ordre que cette foi. Leur Christ lespossédait bien. Ils vivaient en lui, mangeant de sa chairet buvant de son sang, mais dès que leur raison essayaitde comprendre, aussitôt une voix intérieure, impérieuse,leur dénonçait le symbole. Et ils voyaient alors dans ledogme le fruit des imaginations populaires nées dansune Eglise encore vivante, ingénue, poétique.

Et ce symbolisme était leur croix. Ils eussent vouluadmettre une vérité toute rationnelle, s’enchaînant ensyllogismes nécessaires. Ils auraient faite leur une somme

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qui eût satisfait leur irréductible besoin de clarté, autantque la mystique admirable de leur culte satisfaisait leurbesoin d’émotion. Certains de ces hommes étaient à latorture, les sincères, ceux qui reculaient devant lesymbolisme comme devant un compromis, alors quetout leur être tendait à la foi et toute leur raison au

doute.« Vous croyez et vous ne croyez pas, leur dit un jourSébastien. Vous croyez, car vous savez qu’il faut croirepour vivre et vous croyez à la vie. Vous-mêmes, vousauriez peut-être l’héroïsme de renoncer à vivre, si lavérité menait au néant, mais pour les autres, vous ne levoulez pas. Vous ignorez la vérité, mais vous voulez lavie, la vie belle et pure. C’est ce qui vous a menés ici,c’est une foi entière et irréductible en la valeur de la vie.Mais sitôt dans l’Eglise vous avez habillé cette foi d’unvêtement qui est auguste, car c’est celui d’une traditionsacrée, mais d’un vêtement tout de même. Et cette

forme, cette écorce, est pour vous un symbole. Pour lecatholicisme, il ne l’est pas. Qui dit révélation dit véritépleine et absolue, non traduction ou image. Et c’est ceen quoi vous ne croyez pas. Vous n’êtes pascatholiques, vous n’avez pas la foi de saint Thomasd’Aquin. De l’orthodoxie au symbolisme il y a unabîme. Vous introduisez dans la paix de l’Eglise tous lestourments du monde, cette inquiétude maudite etsuperbe de générations torturées par la lutte entre lascience et la foi.

« C’est dans l’angoisse de mon cœur que je vous ledéclare, car je cherchais en vous une foi qui puissesauver le monde. Je ne la trouve pas. Un symbole n’estpas une force, quand on le comprend. On ne convaincpas le peuple avec du symbolisme. On ne persuade sur-

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tout pas la pensée. Ce que je retiens de vous, c’est cetteaffirmation ardente de la valeur de la vie : voilà unevraie foi et le mouvement catholique de la jeunesse estbeau quand vous l’animez de cet idéalisme. Je vousferai justice en oubliant la lâcheté de ceux qui viennentà vous par peur de penser, par peur de mourir, ou, plusgrossièrement, par peur de voir crouler l’état socialactuel. Mais votre mouvement n’est pas la vague quirenversera l’obstacle, il est le dernier remous qui vienten écumant expirer sur la grève. Rentrez dans lecatholicisme, rentrez-y à fond, identifiant le Verbe avecDieu lui-même, ou prenez l’autre porte : on ne met pasdu vin nouveau dans de vieilles outres. »

IIISébastien comprenait par ce premier contact avec la

jeunesse croyante la signification sociale de ceproblème : la conciliation de la science et de la foi, ceproblème qui est à l’origine de tout le déséquilibreactuel. C’est le problème du siècle, comme celui de lafoi et de la philosophie a été celui du XVIIIe siècle. Plusque jamais nous avons besoin de sauver l’ordre social et

une foi paralysée ne saura jamais sauver le monde. Or la jeunesse catholique lui montrait une foi paralysée, bientrop occupée à se débattre contre l’ennemi intime, ledoute entretenu par la science, pour pouvoir s’épanouirau dehors.

De ce point de vue, le XVIIIe siècle paraît enfantin àcôté du nôtre. Celui qui a le mieux saisi la gravité de laquestion en ce temps de luttes superficielles, Rousseau,est arrivé à une solution dont il se contentait naïvement,mais qui fait notre souffrance quand nous l’adoptons. Ilest en effet le père du symbolisme religieux, mais cettetendance est chez lui bien moins consciente d’elle-même que chez nous, et c’est là notre malheur. Lesymbolisme n’est pour nous qu’un compromis. Ils’efforce de recouvrir la vie d’une écorce intellectuelle

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et ces deux éléments de la foi sont irréductibles l’un àl’autre.

La vie, dans la religion, c’est en effet une affirmation,une volonté, c’est la résolution de donner un sens àl’existence humaine et surtout de lui donner une valeur.La vie est une valeur. Les affirmations intellectuellesservant d’écorce à cette vie, au contraire, ne disent pasce qui vaut. Elles s’efforcent de dire ce qui est pourétayer les affirmations de valeur de la vie. La foi dit : lavie a une valeur, tandis que le dogme dit : la vie vient deDieu et la volonté divine explique le sens de la vie.Deux affirmations différentes, deux ordres de grandeur,l’ordre de la valeur et l’ordre de l’existence, et cesordres sont sans doute irréductibles…

L’être tel que nous le connaissons par la science et telque nous le donne l’expérience, c’est la réalité brute,mêlant le mal au bien, le désordre à l’ordre, la vie à lamort, le laid à la beauté. Puisque le bien, l’ordre et la vie

valent, tandis que le mal, le désordre et la mort ne valentpas, l’être est dès lors un mélange de valeurs et de nonvaleurs.

En outre l’être peut à la fois se présenter comme réelet comme idéal, car il est possible d’isoler chacune desréalités en la réduisant à son état de pureté première ;l’idéal de ce biais, sera une simple loi de la réalité, maisune loi dont la réalisation est ajournée par l’oppositiond’autres lois. Le bien, par exemple, tout en étant unevaleur, peut participer de l’être à titre d’idéal.

Mais l’être en lui-même ne dit jamais ce qui vaut, ce je ne sais quoi qui sollicite notre action et notresympathie. On peut étudier le bien du point de vue del’existence et en définir les lois sans voir pourquoi ilvaut. La valeur est une qualité insaisissable, faite de

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réalités et d’irréalités. Elle est irréductible à l’être. Lebien ne vaut pas parce qu’il est ou parce qu’il n’est pas,il vaut. Une vérité, par contre, n’est pas vraie parcequ’elle vaut pour nous ou qu’elle ne vaut pas, elle est, etcela suffit. « Pourquoi la foi ne s’en tiendrait-elle pas àl’ordre des valeurs ? se demandait Sébastien. Pourquoitient-elle à formuler, dans l’ordre de l’existence, desaffirmations qui risquent d’être de purs symboles, aulieu de laisser à la science toute la connaissance del’être ? »

Mais sa soif de vérité absolue le reprenait. Il savaitbien que si l’être et la valeur sont irréductibles, c’estparce que nous ne connaissons pas tout l’être. Si nousarrivions à l’Absolu, nous saurions pourquoi les valeursvalent et Sébastien n’avait pas renoncé à atteindrel’Absolu. Il croyait à la métaphysique et croyait qu’ilentrait en son pouvoir de réunir un jour en elle l’être etla valeur, la science et la foi.

Alors l’édifice catholique se dressa une fois de plusdevant ses yeux, avec la grandiose unité de sarévélation, et il songea à la force qui était cachée là. Lagrâce, c’était la valeur absolue, existantindépendamment de nous et de la réalité connue par lascience. Et la grâce allait où elle voulait, produisant àelle seule les valeurs humaines, « ne s’opposant jamais àla nature, mais la complétant » suivant le mot d’un Pèrede l’Eglise. Et, comme la science ne connaît que l’êtrebrut, elle ne peut plus s’en prendre à une foi qui luilaisse la connaissance de cet être, en se réservantseulement la recherche des valeurs.

Mais toute la difficulté était d’asseoir la Révélationsur une réalité. Sébastien comprenait certes combien lecatholicisme moyenâgeux était plus logique que la jeu-

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nesse catholique, mais il voyait la construction de saintThomas chanceler sur un fondement instable. C’était legrand argument du cercle vicieux, qu’il avait lu dansRousseau : l’autorité de l’Eglise démontre le dogme, carcette autorité vient du Christ, qui est Dieu, mais que leChrist soit Dieu, le dogme seul le dit, et le dogme vientde l’Eglise. Pour briser ce cercle, il faudrait quel’histoire à elle seule prouvât la divinité du Christ etprouvât que le Christ a transmis à l’Eglise son pouvoirdivin. Or l’histoire ne dit rien de semblable et si deshistoriens ont soutenu cette thèse, c’est qu’ils étaient del’Eglise !

Mais l’Eglise s’en tire par un biais. Elle répète à quiveut l’entendre que la raison à elle seule ne peut arriverà poser Dieu, l’âme et la liberté. Brunetière, pourignorer cette tradition, s’est vu semoncé parl’archevêque de Paris. Or une fois acceptée cettemétaphysique nécessaire à notre esprit, la Révélation

s’en suit. De saint Thomas au frère Garrigoul’argumentation reste la même. Et la Révélation, c’est leChrist-Dieu, l’Eglise et ses décrets. Et ces décrets nefont plus de difficultés. « Que je hais ces sottises, de nepas croire à l’Eucharistie, etc. Si l’Evangile est vrai, siJésus-Christ est Dieu, quelle difficulté y a-t-il là ? »

La difficulté n’est pas là, elle est toujours à la base etn’a été que reculée. C’est encore l’Eglise qui donne à laraison le pouvoir de démontrer Dieu. En fait, si laphilosophie s’est donné ce pouvoir au temps d’Aristote,elle l’a perdu avec Kant. Et il y a dans la sciencemoderne une théorie de la connaissance qui concluera àl’agnosticisme.

Ce scepticisme philosophique a été bien saisi par

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quelques défenseurs de l’Eglise. Ce n’est pas pour rienque Pascal, abaissant la raison et se moquant desmétaphysiques, se décidait pour Dieu, librement, en cemorceau si profond du pari. Ce n’est pas pour rien queLamennais, avant même sa défection, cherchait Dieudans le consensus des nations et pas dans la raisonindividuelle. Ils savaient bien, tous deux, que cettedernière est agnostique et ils ne voulaient pas fairesoutenir à l’Eglise une thèse qui la mettait en conflitavec la raison scientifique.

Comment sortir du cercle vicieux ? Sébastiensongeait au néothomisme du cardinal Mercier, non quecelui-ci ait la moindre sympathie pour ce kantisme dontLouvain avait toujours été l’adversaire avant de se tairesous les obus allemands, mais parce qu’il voulait laisserà la science la liberté pleine refusée par l’Eglise auxphilosophes profanes. La liberté pleine offerte à lascience, c’est tôt ou tard l’agnosticisme métaphysique

forçant l’Eglise à s’incliner devant lui. Et si tel est lecas, la Révélation sortirait entière du conflit, soustraitedésormais à toute atteinte possible de la raisonhumaine : devant le mystère, l’homme se tairait, jusqu’au moment où la Grâce viendrait choisir ses élus.

Sébastien retrouvait ainsi l’espérance qui l’avaitrapproché de l’orthodoxie catholique et il entrevoyaitdans le néothomisme le point de contact avec la raisonscientifique. Mais il ne voyait pas l’hérésie foncière quientachait sa recherche. Il y a certes dans le catholicisme,comme dans tout ce qui est humain, un sentimentpoignant du mal, de l’irrationnel. Mais il y a d’autrepart trop de quiétude ou, du moins, si la souffrance faitpartie du sentiment catholique, elle ne se

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manifeste pas dans la pensée. Le catholicisme opère cemiracle d’enfermer une foi qui vit de l’angoisse dansune philosophie qui respire la plénitude. Or si Sébastienavait scindé si violemment la vie et la connaissance, lavaleur et l’être, c’est bien parce qu’il voulait rendre sapensée solidaire des faits. Il y avait dans son sentimentchrétien quelque chose de ce qui avait poussé Kant àrompre avec les Grecs, et par là avec toutemétaphysique. L’irrationnel est dans les choses, dans laguerre… Donc il le faut mettre dans la pensée.Sébastien, au fond, cherchait simultanément une foi etun aliment intellectuel à son pessimisme. Or rien n’estmoins catholique.

Le premier prêtre auquel il s’ouvrit de son projetcandide, poussa de hauts cris : « Malheureux ! Chercherun rapprochement entre la foi et la raison humaine !Mais l’essence de la foi révélée est d’être une grâce, laGrâce par excellence, le don immérité de Dieu à ses élus

et à ses seuls élus. La foi est un miracle et le miracle estle pain quotidien de l’Eglise. Tous vos efforts tendent aucontraire à dénaturer le miracle, à le rendre universel ethumain, alors qu’il vient de l’Esprit et que l’Espritsouffle où il veut. La foi s’impose ou est absente ;mais, quand elle s’impose, elle terrasse son homme eten fait ce qu’elle veut : point n’est besoin d’éclairerl’incroyant sur la nature du divin. Rien, absolumentrien ne peut régler la grâce. Dieu sait ce qu’il fait etentre ce qui est divin et ce qui est humain il y a unabîme. C’est cet abîme-là que vous voulez combler !Sachez que toute conciliation entre l’Eglise et lemonde est vaine : c’est à la sagesse de Dieu lui-mêmeque vous insultez quand, à une foi spéciale mais

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révélée, vous tentez de substituer une croyanceuniverselle et terrestre. Si la distribution de la Grâce estincompréhensible, renoncez à comprendre. »

« C’est là l’immense erreur du modernisme et de cetrouble libéralisme de la jeunesse actuelle, c’est cetteconfusion outrageante du divin et de l’humain. Il n’y apoint de pacte possible entre l’Eglise et une pensée d’oùla Grâce est absente : l’Eglise ne sera universelle que le jour où Dieu même rendra telle sa Grâce. C’est de Luique doit venir le mouvement et ce que vous faites parvous-même est impie et blasphématoire. »

Sébastien se retira, indigné. Il n’en voulait pas auridicule orgueil de ces élus, de l’Eglise tout entière, carcet orgueil vient d’une logique parfaite. Ce que venaitde lui dire le théologien, c’était le point d’aboutissementnécessaire de la croyance en une révélation, Sébastien lereconnaissait maintenant. Mais il était assez juste poursavoir que si cette croyance mène tout droit à l’orgueil,

les grands esprits avaient dû s’abaisser jusqu’àl’humilité totale : « C’est mon affaire que laConversion, dit Jésus-Christ à Pascal, qu’à moi en soitla gloire, et non à toi, ver et terre. »

Son indignation était autre. C’était la révolte sacréede l’homme contre le destin, cette révolte qui est à lasource de toute vraie religion. Il reniait le Dieu despotequi distribue aux uns la Grâce pour la refuser aux autres,qui éclaire celui-ci pour aveugler celui-là, car en ceDieu il reconnaissait le vieil ennemi, la Moïra :

« Retournez en mon nom, disait-elle aux Destinées,« Retournez en mon nom, reines, je suis la Grâce.« L’homme sera toujours un nageur incertain« Dans les ondes du temps qui se mesure et passe. »

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- 28 -« Vous toucherez son front,ô filles du Destin !« Son bras ouvr ira l’eau, qu’elle soit haute ou bas se,« Voulant trouver sa place et deviner sa fin. »

« Il sera plus heureux, se croy ant maître et libre,« En luttant contre vous dans un combat mauvais« Où moi seule, d’en haut, je tiendrai l’équilibre. »

IV

Sébastien était dans l’angoisse. Sa foi comme sa raisonétaient en travail. Ne croyant plus au Dieu révélé, il nepouvait croire au Dieu Tout-Puissant, car ils ne fontqu’un. Un Dieu qui laisse l’homme dans l’ignorance estun Dieu qui ne peut rien contre le mal. Si ce mal avaitune utilité ou un sens, nous le saurions au moins. Maistout est douleur et douleur dans la nuit. Et Sébastien

souffrait, cherchant à croire malgré cette découverte.Il rencontra ce livre si riche de vie généreuse qu’estle Aux croyants et aux athées , du pasteur Monod, ets’enthousiasma pour la grande souffrance du Dieu quilutte avec nous. Il connut le soulagement momentanéque ce poème du Dieu impuissant avait apporté auxesprits inquiets du protestantisme et pensa trouver danscette théologie hardie l’élément conciliateur dont il avaitbesoin.

Fort de ce nouveau bouclier donné à sa foi, Sébastiencherchait une Eglise qui pût le recevoir. Il était prêt à juger impartialement les protestants, tout en regrettant laRéforme. Le geste des Réformateurs, enlevant àl’Eglise les plus belles de ses forces pour fonder horsles murs une nouvelle Eglise, aussi intolérante

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et dogmatique que la première, lui était peusympathique. Il eût admiré des révolutionnaires brisanttous les cadres pour vivre librement, mais il n’admettaitpas le caractère bâtard de ces novateurs, bien tropconservateurs pour être conséquents avec eux-mêmes.Cependant il se décida à les étudier de plus près.

Mais il s’égara dès l’abord dans les plus inextricablesdifficultés. Il n’existait pas un protestantisme, mais dix,mais cent protestantismes, n’ayant de commun qu’uneinsupportable prétention à la vérité et qu’une étroitessede pensée à la fois pratique et théorique. Tout servait deprétextes à divisions, questions de dogme, de rite, desimple étiquette, questions de politique, d’histoire, toutdivisait, divisait, jusqu’à faire une mosaïque étrange etsans lignes d’ensemble. Et chaque Eglise avait non passon Pape, car bien souvent les malheureux pasteurstraînaient après eux toute une théorie de laïques pieuxréactionnaires, mais son Concile, décoré d’un nom

variable, mais s’arrogeant invariablement le mêmepouvoir : la conservation de la vérité. Jamais larecherche, car chaque Eglise avait sa vérité. Les unesl’appelaient dogme, mais ce nom répugnait à d’autres.On voyait des pasteurs prêcher chaque dimanche sur lepéché, encore le péché et toujours le péché, c’est à direle péché métaphysique, inventé par le Christ protestant,saint Paul, pour servir de base à la dogmatique, et cespasteurs faisaient de la psychologie, de la morale, jamais du dogme.

Sébastien en était ahuri. Il était habitué à pire, maisdans l’Eglise de Rome il saisissait le pourquoi deschoses. Tout reposait sur la Révélation, c’est-à-dire surl’Eglise et son autorité. Mais ici il ne comprenait plusrien : tout n’était que copie du catholicisme, mais

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il manquait l’essentiel, précisément l’autorité inhérenteà la Révélation. Quoi qu’il fît, la seule image quitraduisît à ses yeux l’état d’âme du protestantisme étaitcelle de ces veufs, qui ont subi toute leur vie la poigned’une épouse tyrannique, mais qui, depuis leur veuvage,soupirent après la main ferme qui satisfaisait à la fois àleur désir d’ordre et à leur soif de révolte…

Presque tous les protestants, en effet, croyaient à laRévélation, mais ils avaient la naïveté de la chercherdans la Bible. On voyait bien le résultat : chacuninterprétant à sa manière ce qui n’est ni clair ni surtoutd’inspiration unique dans les livres sacrés, c’était le pluseffroyable gâchis dogmatique qu’on pût imaginer.Réunis en Synodes généraux, les théologiens croisaientle fer sur les points essentiels comme sur les plus futiles,et, franchement, on pouvait se demander dans quellangage obscur s’était exprimée cette divinité dont ilss’entendaient à dire qu’elle s’était révélée dans le

temps… Car ils s’obstinaient tous à chercher dansl’Ecriture une manifestation de Dieu, depuis lesintransigeants de la droite jusqu’aux timides de lagauche qui parlaient de « révélation psychologique ! »

Il y avait en outre des libéraux, de vieux libéraux, de jeunes libéraux, toute une cohorte de libéraux quitraitaient d’orthodoxes les partisans de la Révélation etse faisaient traiter d’athées et de panthéistes par ceux-ci.

Si les Eglises avaient au moins remplacé la théologiepar l’action et si leurs œuvres sociales avaient bénéficiéde cette anarchie intellectuelle, Sébastien eût admis l’in-dividualisme protestant. Mais c’était la théologie qu’onprêchait du haut des chaires. Le plus curieux est quemême ce mal incurable d’un certain christianisme, la

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recherche du salut individuel, était affaire de théologie.Cette recherche remplissait la prédication et constituaitla préoccupation maîtresse des croyants. Mais cettepréoccupation était avant tout théorique, et le salut, aulieu d’être une vie et un élan, au lieu d’être, commedans les bas étages du catholicisme, la pratique debonnes œuvres, n’était qu’une adhésion à telle ou telledogmatique. Chaque protestant avait ses idées faites surla théologie, et quelles idées ! Rien n’avait bien changédepuis le mot de Voltaire.

Peu à peu, Sébastien en vint pourtant à se faire uneidée moins caricaturée du protestantisme. Il passa surl’orgueil démesuré de son orthodoxie, cet orgueil qui apeu de parenté avec l’orgueil catholique, car dans lecatholicisme la raison individuelle s’humilie, tandisqu’elle est maîtresse dans le protestantisme. Il passa surl’égoïsme inhérent à tout, salut individuel et trouva dansl’individualisme protestant un sérieux moral admirable.

Rien n’égalait la dignité de pensée et la majesté de cettefoi absolue dans le devoir qu’avaient su sortir duformalisme piétiste les Vinet, les Secrétan, les Naville,ou même des esprits hésitants comme Amiel et FélixBovet.

Mais il se rendit alors compte de la profondescission qui sépare le jeune protestantisme, héritier deces maîtres, de l’orthodoxie conservatrice. Cettescission divisait même les croyants en deux fractionssi dissemblables qu’elles en formaient deux religions.Rien d’analogue dans le catholicisme, car si la jeunesse y est peu catholique et s’efforce plus decroire qu’elle ne croit réellement, elle ne peut pousserbien loin son hérésie. Dans le protestantisme, aucontraire, toute nuance devient une division et lesdivisions réelles deviennent des oppo-

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sitions. Les jeunes avaient rejeté toute révélation. Entreune religion ainsi libérée et une religion qui s’obstine àgarder une vérité toute faite, il y a la différence quisépare un mouvement d’un point fixe : l’antagonisme nefera donc que s’accentuer progressivement, à moins que – et c’est la probabilité la plus sérieuse, – à moins queles jeunes protestants ne sortent simplement des Eglises.

Mais les orthodoxes n’en voyaient pas le danger etSébastien s’en indignait. « Votre religion est un vastecompromis entre les deux seules religions logiques, dit-il un jour à l’un d’eux, le catholicisme et le libéralismeabsolu. Vous n’avez le courage ni d’admettreloyalement une révélation divine, ni de la nier. Si vousl’admettiez, vous seriez bien forcés de la croire continueet surtout unique, autrement dit d’admettre une autoritédivine encore manifestée sur terre pour interpréter larévélation historique. Vous seriez catholiques. Maisnon, vous concluez à une révélation close une fois pour

toutes, contenue dans les Ecritures et accessible àchaque croyant. Une révélation démocratique, si vousvoulez. C’est bien, mais vous introduisez là la raisonindividuelle, car c’est par elle seule que le croyantcomprendra cette révélation et elle reste seule juge deséclaircissements ultérieurs à lui donner. C’est doncl’individualisme entré dans la place. Or la raisonindividuelle, dès qu’elle a la moindre part à laconnaissance, règne en maîtresse. Elle tend d’elle-même, mécaniquement, à faire dévier le centre degravité de la révélation, à la faire devenir purementpsychologique et personnelle. Or une révélationintérieure n’est plus une révélation. Vos timorés jouentsur les mots en employant ce terme, et, quoi que vousfassiez, l’individualisme tend au libéralisme et aulibéralisme absolu. »

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« Or cela, vous le savez bien, c’est ce qui explique lapeur d’évoluer dont souffrent vos Eglises, parce quetoute déviation est un pas de plus vers l’anarchieintellectuelle. C’est pour cela qu’un Rousseau, parvenudès l’abord au libéralisme dans ses admirables Lettresde la montagne , a eu si peu d’influence sur vous, moinsmême que sur le catholicisme. C’est même leraisonnement que je viens de vous faire dont lesthéologiens catholiques ont toujours usé pour vousconvaincre d’illogisme. Lisez l’ Essai sur l’indifférence ,dont l’étude sur le protestantisme est toujours actuelle,et vous y verrez avec une clarté parfaite que toutprotestantisme tend au libéralisme d’un Rousseau et delà… Lamennais dit à l’athéisme, parce qu’il était encorecatholique ! »

« Mais de cette anarchie, vous n’en voulez pas, nonqu’elle nuise en rien à la religion, comme vous le dites,mais parce que rien n’est inconfortable comme une

anarchie qui porte sur nos destinées métaphysiques. Ilest dur de s’incliner devant le mystère. Votre foi abesoin de certitude intellectuelle et c’est en quoi ellen’est pas une foi. C’est aussi en quoi vous êtescatholiques. Une foi vivante devrait n’être que purevolonté, elle devrait n’affirmer qu’une chose, la valeurde la vie, cette valeur qui est Dieu sous toutes sesformes. Quant à la nature intelligible de cette valeur,autrement dit quant à la vérité intellectuelle, vousdevriez savoir la chercher avec indépendance, etdésintéressement, vous devriez savoir douter ou voustaire. Mais non, vous ne savez pas faire le départ entrela foi et son écorce intellectuelle, ou plutôt vous ne levoulez pas, parce qu’en doutant par la pensée vousperdriez la foi. Hommes de peu de foi, c’est votrecertitude prétendue qui est le vrai doute, et c’est ce quivous tue. »

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« J’ai cherché en vous une religion capable de sauver lasociété et je ne l’ai pas trouvée. Votre religion estcondamnée à l’individualisme stérile et une religion,pour vivre, doit unir le social à l’individuel. C’est lanotion de corps social qui fait la beauté du catholicisme,mais chez lui ce corps est inerte, parce que son unité secrée aux dépens mêmes de la diversité individuelle. Plusde liberté de pensée, puisque la vérité est trouvée. Etsurtout plus de liberté d’expansion universelle, parceque la foi catholique est une grâce divine et qu’une tellegrâce ne se plie pas aux besoins humains qui lui sontcontraires. Mais chez vous le corps social est inexistantet le sera toujours. L’anarchie intellectuelle à laquellevous tendez normalement est loin de s’opposer à saformation, certes, car dans un corps collectif né d’uneactivité et d’un sentiment communs la diversitéintellectuelle accentue le besoin d’unité vivante. Maisvotre diversité est irréductible à l’unification, car

chacune de vos Eglises croit avoir la Vérité, et la Véritérévélée. Or on ne concilie pas deux révélations. Posezau contraire le libéralisme où chacun aurait non pas lavérité mais une vérité, et alors rien ne gênerait plusl’unité sociale créée d’un besoin commun d’affirmer parla foi la valeur de la vie. »

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VSébastien croyait trouver ce libéralisme dans la

jeunesse protestante, mais son illusion fut de courtedurée.

Le nouveau libéralisme différait assurément del’ancien, de celui qui florissait dans la seconde moitiédu siècle passé et qu’on pourrait appeler le libéralismeorthodoxe. Ce dernier souffrait du même dogmatismequi étouffe aujourd’hui les Eglises. C’était un autredogmatisme, voilà tout, qui niait et qui affirmait avecintransigeance et qui avait son credo dans toutes lesrègles, quelque mauvais spiritualisme à la Rousseau.

Mais quelques-uns de ses plus illustres représentantsavaient fait évoluer le mouvement. Un Auguste Saba-tier, historien et philosophe, avait donné du symbolismeune conception hasardée mais féconde. Un FerdinandBuisson, surtout, avait d’emblée mis son admirable lar-geur d’esprit à assouplir les formules et à repousser lesdogmes nouveaux. C’est de ces hommes que s’inspiraitla jeunesse, souvent à son insu, car elle se disaitbergsonienne et pragmatiste. Mais ce bergsonisme pro-testant et ce pragmatisme latinisé se retrouvaient avant

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la lettre dans l’ Esquisse de Sabatier et dans lesconférences de Buisson.

Mais au lieu du rationalisme étroit qui avaitcaractérisé les débuts du libéralisme, c’était unéclectisme étonnant qui distinguait les tendancesactuelles. Rien n’était comparable au déséquilibre decette jeunesse. Tous les courants du siècle s’y trouvaientmêlés et on comprenait mal ce qui les tenait réunis.C’était moins qu’une foi, c’était le besoin d’une foi.Heureusement presque tous ces protestants étaientsymbolistes, à quelque degré que ce fût : ilsdistinguaient la foi de son écorce intellectuelle et c’estce qui les sauvait, car, à descendre plus ou moinsprofond, la foi est la même partout.

Néanmoins ils n’en agissaient pas davantage, et lagrande faiblesse du mouvement était cette incohérence.Au lieu de se grouper en une Eglise libérale conscientede ses tendances et suppléant par une foi commune au

désordre intellectuel, les jeunes protestants efforçaienttous de rester dans leur Eglise personnelle, quitte, unefois qu’ils en sortaient, à rompre avec toute religionorganisée.

Il y avait les philosophes, par exemple. Ceux-là,étudiants en théologie, s’absorbaient dans leurssystèmes, prêts à réformer le monde avec unemétaphysique. Mais quand arrivait la sortie des cours, lavocation pratique, le pastorat, avec ses exigences et sescompromis, alors ils revendiquaient leur indépendance,soutenaient une thèse à scandale et sortaient de lathéologie avec une licence en poche pour actif. On ne

les revoyait plus dans les Eglises et entre eux-mêmesaucun lien religieux ne s’établissait.

Il y avait ensuite les socialistes. Eux aussi étudiaient

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la théologie, eux aussi en sortaient et eux aussi gardaientpour eux leur religion, cessant de frayer avec les Egliseset ne créant entre eux que de très rares groupements.

Il y avait même une tendance catholique, surgissantpar-ci par-là, une crise de mysticisme qui prenait à lathéologie protestante quelques-uns de ses étudiants.Quelques-uns abjuraient. La plupart ne se soumettaientpourtant pas à Rome, mais, déçus dans leur religion, ilssortaient de ses cadres pour vivre en eux-mêmes etnourrir quelques lointains rapports avec d’anciensmodernistes.

Tous ces hommes étaient la fleur de la jeunesseprotestante. Ames d’élite, pour la plupart, espritsdélicats et d’un sérieux profond, ils avaient le tort derester seuls en tant qu’hommes religieux, ce qui estnécessaire pour la pensée et néfaste pour l’action. Ilsétaient loin de produire de la pensée originale, du reste.Leur paralysie les avait trop gagnés pour ne pas

atteindre un peu, à la longue ; le cerveau. Aucunetentative ne surgissait pour grouper ces forces éparses :c’était le libéralisme hors les murs.

Il y avait aussi un libéralisme dans les murs.C’étaient des pasteurs avancés, mal vus de leursparoisses, mal vus de leurs Synodes, mal vus desintellectuels et mal vus des bourgeois. Ils faisaientpourtant des efforts souvent énergiques et étaient, pourleur récompense, mis à la porte des Eglises ou reléguésdans des fonctions inoffensives, directeurs de feuillesreligieuses, agents d’union chrétienne ou professeursd’hébreu.

Pourtant, au milieu de ce désordre, il y avait unmouvement fécond, celui des étudiants en général.L’Amérique avait donné une impulsion gagnant tous les

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centres universitaires et réunissant, en une vastefédération, dans le but d’étudier les problèmes de la foi,l’élite des étudiants qui avaient des convictionsreligieuses ou du moins qui avaient « le respect desconvictions religieuses ». Rien de plus souple que cetteorganisation, qui prenait ses membres dans les cinqfacultés académiques. Elle n’avait ni credo ni politique.Ni libérale ni orthodoxe, elle prétendait, tout concilier,même les orthodoxes… ce qui est le comble dulibéralisme. Et elle réunissait tout. Dans ses assembléesinternationales on voyait, venus des cinq parties dumonde, des représentants de toutes les confessions, detoutes les politiques, de toutes les philosophies, et cesreprésentants, réunis en une admirable foi commune,qui était toute pratique, discutaient les questions avecune indépendance réelle. Rien n’égalait alors la vie et lamajesté des cultes qu’ils rendaient en commun,groupant leurs forces et leurs recherches autour d’un

Christ dépouillé de tout dogme. Chacun pouvaitcommunier avec cette Incarnation de la valeur éternelledu divin, car aucune traduction intellectuelle ne venaitobscurcir ce contact vivant. On sentait alors vraiment ceque peut être une religion libérale, et l’immense trésorde vie qui se dégageait de ces cultes était pour beaucoupla source religieuse par excellence. Plus tard, lancésdans l’action bonne, ces étudiants ne se rappelaient jamais, sans que quelque chose ne résonnât au fondd’eux-mêmes, certains de ces moments où, dans, uneassemblée de centaines d’individualités il n’y avaitqu’un seul silence, qu’une seule respiration, qu’un seul

élan vers Dieu. Qui dira la plénitude de vie, l’immense joie de cette étreinte des âmes en travail ? C’estl’Absolu même que cette pénétration de l’individuel parl’individuel.

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Le souvenir de ces heures suffisait à Sébastien pourlui faire pardonner à la jeunesse protestante sonincohérence, car c’est cette jeunesse qui avait déclenchéle mouvement. Mais une association comme celle de cesétudiants n’est pas encore la solution. Elle ne groupeque des intellectuels, et seulement au temps de leurformation. Il y a certes un mérite incontestable dans leurindépendance absolue vis-à-vis de toute Eglise et ils ontsu éviter les deux défauts du nouveau protestantisme : lemanque de consistance sociale et une certaine peur dulibéralisme conséquent. L’initiative de cette fédérationmontre en outre combien la diversité intellectuelle estfavorable à l’unité des collectivités religieuses. Lescontradictions philosophiques ont pour seul effet denécessiter une vie plus grande qui noie ces contrastes etc’est la religion même que cette vie-là. La foi gagne audoute intellectuel. Mais il faut pour cela que les Eglisescessent d’être les Eglises. Seules parmi les associations

vivent celles dont l’essence même est le besoin derecherche et de création. Voilà ce que montre lemouvement des étudiants, qui est bien un« mouvement » et non une Eglise. Il est vrai qu’unétudiant est plus souple qu’un homme mûr.L’expérience ne vaut donc peut-être que dans certaineslimites. Quoi qu’il en soit, tout groupement portant enson sein un germe de conservatisme et surtout deconservatisme intellectuel, est voué à la mort. LesEglises meurent de ce mal-là. Car il ne faut associer nides compromis communs ni des certitudes communes,mais des recherches et des tendances.

Que conclure ? La fédération chrétienne d’étudiantsétait riche de qualités. Elle manquait il est vraid’universalité, mais il y a à cela des remèdes. Mais il man-

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quait surtout une base doctrinale à son libéralisme. Etc’est en quoi le symbolisme est si décevant. Chacunentourant la même foi d’un symbole différent, il estentendu que toute théorie est nécessairement subjective,et pourtant chacun, quoi qu’il fasse, prend la siennepour l’expression même de la vérité, sinon il sepasserait de toute formule et alors la foi s’en iraitlentement… Il faudrait une doctrine que chacun pûtadmettre et qui cependant donnerait à chacun la libertéd’avoir ses symboles personnels. Quelque chose commeune pure forme, mais objective, que chacun rempliraitsuivant son tempérament. Tel serait l’équilibre entre lesymbolisme, qui à lui seul est vain, et le dogmatisme,qui à lui seul est stérile. Mais c’est de quoi la fédérationne paraissait pas se douter. C’est là qu’était le vice deson libéralisme. Il y a encore un compromis dansl’éclectisme pur et simple, il y a une grande lâcheté depensée.

Mais qui donnera cette doctrine ? Voilà que se pose ànouveau le problème poignant de la science et de la foi,le tourment de nos générations actuelles. Commentvivre quand notre foi est paralysée par notre pensée etquand notre pensée est paralysée par notre foi ? Il y adans la recherche du vrai et dans la recherche de lavaleur deux cultes qui s’étouffent l’un l’autre. Ilss’étouffent quand ils cohabitent dans la même chapelle,ils meurent séparément quand on les isole et quand,durant un corps à corps, l’un est vainqueur de l’autre, ilgarde en son sein un germe destructeur qui l’anéantitpeu à peu, Qui nous délivrera ? Qui montrera enfin que

l’une de ces adorations implique forcément l’autre etque seule leur collaboration permettra le salut ? Laphilosophie ? La science elle-même puisque toutproblème est affaire de science ?

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VISébastien suivit l’exemple des libéraux protestantsqu’un besoin de logique arrachait aux Eglises pour lesorienter vers la philosophie. Car il avait toujours la foien un pouvoir de la raison capable de sortir du cercle del’expérience. Dès l’âge de réflexion il avait philosophé,débutant par une vague mystique pour construire ensuitede ces fragiles échafaudages métaphysiques qui vouscharment un instant, vous consolent puis vous déçoiventvite. C’est un espoir philosophique qui l’avait rapprochédu protestantisme et, s’il vivait douloureusement leproblème de la science et de la foi, c’est à la philosophiequ’il attribuait encore le rôle de médiatrice.

Il se rapprocha donc du mouvement philosophiquequ’incarnait en France une si forte jeunesse, la plussérieuse peut-être de la nation pensante. L’étau dupositivisme s’était en effet resserré. Tout esprit soucieuxde profondeur et de solidité était plus ou moins gagné à

cette tendance, la tendance française par excellence.Depuis longtemps déjà il n’était plus permis de pénétrerdans la métaphysique sans introduire avec soi toutl’appareil scientifique, inélégant mais nécessaire.

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Aussi tant la morale que la religion – la religion desphilosophes – se ressentaient de cette contagionpositiviste qui mettaient au cœur même de ces reines dupassé les angoisses du doute. Un immense soucioppressait tous les esprits sérieux, le souci de sauver lavertu si les croyances sombraient et c’est avant toutcette préoccupation qui portait la jeunesse à laphilosophie.

Depuis nombre d’années déjà, cette tendance s’étaitmontrée féconde. Toute l’œuvre d’un Guyau ou d’unFouillée s’en était inspirée. Les écoles sociologiques lasuivaient également. Plus audacieux, un Boutrouxs’était efforcé de sauver la religion elle-même avectoute sa métaphysique, mais le même esprit positifl’avait influencé. Il n’était pas jusqu’au pragmatismeanglo-saxon qui ne s’expliquât tout entier par cettemême tendance ; mais l’incurable sophistique des Jamesgrands et petits avait tout embrouillé. Quant à Bergson,

sa tentative hardie se ressentait bien du mêmemouvement, mais l’œuvre était trop originale pour seconfondre avec lui.

Profitant de cette admirable floraison, un renouveauphilosophique intense entraînait la jeunesse. Un momentmême la métaphysique avait cru renaître dans sasplendeur passée. Mais, lassée de la discussion et dutravail, toute la fraction des jeunes qu’un certainmysticisme aurait porté vers cette spéculation, avaitabdiqué entre les mains de l’Eglise de Rome. Sébastiensavait à quoi s’en tenir sur ce néo-catholicisme bâtard,compromis éphémère qui reposait les faibles de leur

effort trop grand.Le reste des philosophes, ceux que, leur indépendance

garantissait de semblables démissions, s’étaient ressaisiset étaient encore en pleine effervescence. La guerre

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n’avait que peu ralenti leur élan. Bien au contraire, ilsvivaient d’autant plus intensément les problèmes de lapensée que le son du canon leur rappelait le mal actuel,comme un reproche lointain pénétrant du dehors en leurtour d’ivoire.

Mais quand Sébastien s’appliqua à rechercher latendance commune qui les unissait, il se heurta aux plusgrandes difficultés. Certes leur souci à tous était à undegré quelconque le problème de la science et de la foi.Mais c’était tout, et autour de chacun des deux termesde l’antithèse la mêlée faisait rage, mettant aux prisesles combattants les plus disparates sur les terrains lesplus divers.

Pour ce qui est de la science tous l’admettaient certes,mais souvent en paroles. On trouvait des philosophespour en faire un pur symbolisme, plus même, uneconvention adoptée pour les besoins de la pratique.Ceux-là donnaient leur sympathie à la métaphysique.Mais on trouvait aussi des savants pour philosopher,tout en niant la philosophie et en prêchant sous le nomde science un matérialisme épais. Et, entre ces deuxcamps, s’échelonnaient toutes les variétésintermédiaires.

Pour ce qui est de la foi, les uns l’admettaient dansson sens traditionnel, avec la faculté de connaissancequ’on lui a attribuée, les autres la niaient simplement, etentre ces deux extrêmes toutes les variétés se trouvaientégalement. Il y en avait par exemple pour supprimertoute vie religieuse ; mais ils étaient eux-mêmes remplisd’une telle foi en la vérité qu’ils en étaient mystiques :

cette contradiction, n’est d’ailleurs pas rare en ce siècled’intense déséquilibre.Mais si tous ces penseurs ne pouvaient se rallier

autour d’un idéal commun, leur erreur commune était

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d’ignorer ce qu’est la foi. Ils lui faisaient la part ou tropbelle ou trop maigre. Quand ils lui donnaient trop oubien ils étaient forcés d’imposer silence à leurphilosophie pour atténuer les conséquences de cetteimprudence – Boutroux était de ceux-là – ou bien ilssupprimaient la foi pour l’avoir trop aimée (ici commeailleurs l’amour appelait la haine). Guyau était de ceux-ci. Quand ils lui faisaient la part trop petite, la sciencene s’en portait pas mieux, car elle passait à côté desquestions : c’était Fouillée, ignorant le problème desvaleurs.

C’est même à cet égard que les œuvres de Guyau etde Fouillée sont peut-être les œuvres les plusintéressantes de la fin du siècle dernier et ducommencement de celui-ci, car on sentait en elles plusque partout ailleurs un effort angoissé, pour concilierl’idéal et les faits. Tout Fouillée reposait même sur cettenotion féconde que l’idée est la loi de l’évolution.L’idée est une force mêlée aux forces matérielles et secombinant à elles pour former la vie. La liberté même,disait-il, est une idée force et comme telle elle a son motà dire dans le déterminisme de la science : c’est la basede la morale. La connaissance des idées forces,connaissance intérieure, demeurait donc l’apanage de laphilosophie, tandis que la science en restait aux seulsrapports de quantité naissant entre les forces.Psychologie universelle, d’une part, mécanismeuniversel, d’autre part, telles étaient les deux facesnécessaires à la compréhension d’une seule et mêmevérité.

Un moment séduit, Sébastien reconnut cependant vitele vice de ce raisonnement. Fouillée, qui se disait troppositif pour admettre la foi, et qui suppléait à la religionpar la philosophie, Fouillée était en réalité trop

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peu positif et c’est ce qui expliquait sa crainte de toutefoi. Oui certes, l’idée est la loi de la vie organique, maisce n’est pas de l’idée comme état de conscience qu’ils’agit, c’est de l’idée comme groupement particulier deforces. Le fait est une forme d’équilibre – ou dedéséquilibre – l’idéal est un autre équilibre, aussi réel enun sens que le premier, mais souvent esquissé plus queréalisé : l’idéal est un cas limite… comme disent lesmathématiciens, ou encore le plein équilibre auqueltendent les équilibres faux ou instables de la réalité. Dèslors la construction philosophique de Fouillée nedemeure solide qu’à condition d’être rendue entièrementpositive : autrement dit plus de philosophie autonomemais une science de la vie étudiant à la fois ceséquilibres mécaniques et le jour intérieur sous lequelnous les distinguons.

C’est ici qu’intervient la nécessité de la foi : si le bienet le mal sont deux équilibres d’identique apparence, aunom de quoi la science fondera-t-elle la valeur dupremier ? Au nom de la vie ? Mais la science ne peutdire que : « si vous voulez vivre, voici ce qu’il fautfaire ». Jamais elle ne dira : « Vivez ! » car, dans cetimpératif, il y a l’affirmation d’une valeur absolue,d’une valeur métaphysique dont la connaissance se basenécessairement sur celle de l’universel.

Mais l’universel est-il connaissable ? Voilà le pointangoissant, et Sébastien était trop lâche pour admettreune foi sans connaissance, bien qu’il flagellât chezd’autres cette faiblesse. Le mystère l’oppressait et ilrépugnait à son intellectualisme de se décider sans

autres pour ou contre une valeur, sans que son choix fûtbasé sur une certitude théorique.C’est alors qu’il lut Guyau, et il s’enthousiasma pour

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la sublime foi de ce douteur. Le parti-pris librementaccepté de répondre à la vie, de s’affirmer toujours dansce qu’elle a de meilleur, malgré tout et malgré lemystère, c’est là la vraie grandeur. Ce plaisir du risquedont Guyau faisait un des nerfs de sa morale, c’était duPlaton, moins l’équilibre des anciens et avec l’angoissemétaphysique des modernes, mais cela atteignait lahauteur des plus belles envolées du Phédon. C’était lepari de Pascal, aussi, ‘ce morceau dont l’apparence decertitude logique masque mal l’héroïsme de la décisionlibre.

Mais la beauté poétique de l’œuvre de Guyau nefaisait pas oublier le caractère provisoire de ces essais.D’une part, réduits à leur moelle philosophique, lesprétendus « équivalents du devoir » étaient tous d’unesingulière pauvreté. On se demandait ce que Guyaufaisait de sa psychologie pour croire que ces argumentsfonderaient une morale ! D’autre part, comme Fouillée,Guyau était encore un peu trop positif et c’est ce qui luifaisait parler d’irréligion, quand il était lui-même un desplus grands croyants de ce siècle troublé.

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faculté née de l’action, habituée à procéder sur le mondeextérieur, sur la matière et plus spécialement sur lessolides, habituée par conséquent à morceler la réalité enfragments séparés et en états distincts. Elle est donc juste opposée au courant de la vie qui coule au dedansde nous. Comment atteindre la continuité de ce flux, ledevenir insaisissable et tout en nuances qui fait sa forcecréatrice ? L’instinct le permettrait, mais il est aveugle.L’intuition, au contraire, synthèse de l’intelligence et del’instinct, satisfait à toutes les exigences du problème :elle seule, en plongeant directement dans les choses parla sympathie, parvient à suivre le rythme de la vie sansle disloquer comme le fait la raison.

Mais qu’est-ce que l’intuition ? C’est une visiondirecte, répondaient les uns, la vision de l’artiste ou duprophète. Mais les autres disaient : c’est cetenthousiasme qui parfois soulève notre pensée enélargissant les cadres de la logique, mais qui nous quitteensuite pour laisser l’intelligence seule travailler sur cesdonnées. C’est bien, mais alors de deux choses l’une, oubien l’intuition est une vision qui dépasse la logique etalors elle est incommunicable et le philosophe devientun mystique replié sur lui-même et ne pouvant révéler lamoindre parcelle de son extase sans la dénaturer, oubien l’intuition n’est qu’un élargissement de la raison, etalors elle n’a rien de nouveau, elle ne sort pas de laraison, elle est raison.

Certes, Bergson avait répondu à l’objection. Il avaittout prévu. Il était, au rebours de son système, uneintelligence admirable, différant de celle des philosophes

simplement en ce qu’elle employait un langage poétiqueet souple, infiniment suggestif et charmeur, parfoisénigmatique. On sentait en ce métaphysicien, derrière

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la pensée rationnelle, toute l’âme d’un artiste, qui ouvresur ses profondeurs en incessante gestation, des aperçusimmenses et fascinants. Mais Bergson savait disciplinercette impression de vertige. Rien ne surgissait au-dehorssans avoir passé par le crible d’une lucide raison.L’intuition, chez lui, était chose privée et ce quevoyaient les hommes était pure intelligence. Bien plus,lui-même devait jouir de ses intuitions en artiste mais ne jamais être le moins du monde dupe de ce que n’avaitpas disséqué sa raison. Au fond, il manquait d’ingénuitéet c’est un tort pour un défenseur de l’intuition.

C’est peut-être ce qui expliquait le double caractèrede sa philosophie et la peine qu’on avait à porter sur elleun jugement convenable. C’était chose remarquable eneffet, que les uns l’adulaient et les autres le dénigraient.Seul Hœffding l’avait discuté impartialement, mais onavait le sentiment qu’il l’avait peu compris. La cause deces circonstances était sans doute que le bergsonismeréunissait en lui deux tendances disparates, l’uneoriginale et vraiment féconde, l’autre polémique etdirigée contre les philosophies du moment.

L’élément polémique du bergsonisme étaitessentiellement représenté par ses antithèses troppoussées. En effet, pour constituer, sa méthode enopposition avec les philosophies régnantes, Bergson avaitviolemment disjoint certains cadres tout faits de notreesprit moderne et avait ainsi mis en antithèses la vie et lamatière, la qualité et la quantité, la durée psychologiqueet le temps physique, la volonté et l’automatisme, lamémoire et la sensation. Mais une fois sa méthode

construite, au lieu de se laisser aller, comme on aurait pus’y attendre, à une démarche intuitive qui aurait réunitous ces contraires et les aurait fondu en un tout orga-

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nisé, il avait maintenu les oppositions, comme si cen’est pas être justement victime du procédé del’intelligence, qui débite le réel en morceauxdiscontinus… Le bergsonisme en effet, restait,entièrement debout si, à l’inverse du maître, on nevoyait pas dans l’univers deux démarches contraires,l’une de montée, l’autre de descente, mais un seul etmême élan, doué de vitesses différentes. Mais alorsl’intuition elle-même devenait raison, ou la raisonintuition : il ne restait entre ces deux modes de penserque des différences de degré, de tension si l’on veut, etl’opposition fondamentale du bergsonisme s’écroulaitainsi. Mais si Bergson avait reculé devant cette voiec’est à cause de son idée maîtresse, celle de la durée.Puisque le temps est à la racine même de toute chose, ilsemble naturel, en effet, de conserver des oppositionsqu’un absolu éternel pourrait seul résoudre et qui, dansle flux de la réalité, scandent le rythme même de lavie… Mais à y regarder de plus près, Bergson lui-mêmeavait indiqué la marche inverse et l’on entrait par làdans la partie vraiment originale du système. Le tempsn’est pas, en effet, un simple milieu, sans couleur etsans vie, dans lequel se succèdent les phénomènes ; ilest au contraire l’étoffe même de la vie, il est coloré etnuancé comme tout ce qui est psychologique, il estdilatable et élastique, aucun de ses moments n’estidentique à un autre. Bergson croyait ainsi sauver ladurée, mais précisément alors elle n’est plus rien dutout. Ou plutôt elle détient un tel pouvoir qu’elle peut sedétruire elle-même s’il lui en prend envie ; et comment

ne pas voir que l’esprit tout entier, s’il lui est possiblede suivre sa propre impulsion, tend à la stabilité, àl’équilibre, à l’absolu. Comment ne pas voir quemystiques, artistes ou penseurs, et les hommes

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d’intuition autant et plus que les hommes de raison, tousont cherché l’éternel et non pas le mouvant. Si l’ondonne à l’esprit la puissance du temps, il ne durera quepour atteindre la plénitude, dans l’espérance toujoursplus vive de s’arrêter alors. Le temps psychologique,c’est celui des Grecs, cette « image mobile del’éternité ». Que dis-je des Grecs ? C’est celui de tous,c’est « la métaphysique naturelle de l’esprit humain »,comme l’a dit Bergson. Car si rien ne dure en dehors del’esprit, rien ne le contraindra de durer encore, lorsqu’ilne le voudra plus. Et, encore un coup, s’il dure dans letemps, c’est dans l’espoir de pouvoir un jour durer sansle temps : le double sens du mot même de « durer » lemontre suffisamment.

Sébastien, qui avait toujours été enthousiasmé par lebergsonisme, n’admettait donc aucune de ses thèsesparticulières, tout en croyant le continuer dans salogique profonde. Il était bergsonien sans la durée, cequi est le comble du bergsonisme… Il jouissait surtout·de la manière dont cette philosophie avait esquissé uneréhabilitation possible des genres grecs. Bergson avaiten effet génialement compris que le moment était venude réintroduire les genres dans la science moderne.Toute sa psychologie se ressentait de cette arrière-pensée. Sa biologie, qui était restée assez superficielle etverbale, s’accommodait d’une même interprétation.

Seulement Bergson n’avait pas défini le genre, et onne voit pas comment il l’aurait fait sans altérer assezgravement son système. Tout le travail restait donc àfaire et il était d’ailleurs beaucoup plus de nature

scientifique que philosophique. Aristote, le génie desgenres, était biologiste : c’est par la biologie que devaits’édifier la construction.

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Mais, avant de se lancer à la poursuite de cette idée,Sébastien tenta un dernier effort dans la philosophie. Ils’adressa au pragmatisme. Et c’est là que sesconvictions s’affermirent le plus, car rien de communn’égalait la sophistique de cette école, un vraicrépuscule des philosophes suivant le mot à double sensd’un pragmatiste.

Le pragmatisme est un corridor d’hôtel, avait dit lemême enfant terrible, un corridor par où tout le mondepasse mais qui mène dans les chambres les plusdiverses. C’était bien cela, et le plus grand service querendait aux gens sérieux le corridor pragmatiste, c’étaitde permettre de sortir de l’hôtel philosophique.

A cet égard, le pragmatisme était le plus intéressantdes mouvements contemporains, parce qu’il avouaitcyniquement la vanité de la philosophie, tout encontinuant à philosopher. Mais, en fait, le pragmatismese moquait de la métaphysique. Il posait dès l’abord lemystère, puis il prêchait l’action et la foi. En celaSébastien était pragmatiste à fond, plus pragmatistemême que ceux de la lettre, tout en restant logique.

Comme ces derniers, il remontait à Kant. Il en étaitarrivé à admettre que la raison humaine estincurablement limitée à l’expérience et aux seules loisde la réalité sensible. Puis comme eux, il admettait laraison pratique tout en rendant sur ce point Kant pluspositif qu’il ne l’a été : il voyait dans le bien une formede la vie, une forme à étudier et à expliquerscientifiquement, et dans l’obligation morale elle-mêmeun fait de conscience dont la genèse était à tenter par les

sciences de la vie.Et, de même que les pragmatistes, il voyait dans lesquestions de valeur le domaine de la foi. Mais c’est icique les choses se compliquaient.

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Les pragmatistes admettaient bien le mystère. Ilssavaient que la science ne l’éclairait pas, bien qu’ellesoit la seule connaissance possible. Mais la pratique estlà, immédiate et exigeante, et elle veut qu’on se décidepour ou contre les valeurs supérieures, pour ou contre lafoi et la vie. D’autres diraient : « Bon ! Je me décidepour le bien et j’affirme sa valeur absolue, mais j’affirme une pure valeur, non une métaphysique. Etcette affirmation reste aussi peu contraire à la scienceque la négation (ou le doute, son équivalent pratique),laquelle se décide aussi sur la valeur du fond des choses,mais ni affirmation ni négation ne m’apprennent rien,sinon que je suis désireux ou las de vivre. » Lespragmatistes ne l’entendaient pas ainsi. Ils disaient aucontraire : « Je me décide et ma décision a une valeurthéorique. Ce n’est pas seulement entre la vie et la mortque je me décide, c’est entre telle ou telle philosophie. »Leur grand mérite c’était donc de faire intervenir lavolonté et la foi en plus de la raison, mais leur grand tortétait de croire que cette foi ou cette volonté savaientquoi que ce soit. La volonté veut, la foi vit et la raisonconnaît, mais on ne change pas impunément ces rôles etc’est dans cette confusion initiale qu’était tout le vice dela sophistique pragmatiste. Il m’est utile d’admettre quele spiritualisme est vrai, finissaient-ils par dire, car alorsma vie trouve la valeur pour laquelle je me suisdécidé, donc le spiritualisme est vrai. Il m’est utiled’admettre que le christianisme est vrai, donc lechristianisme est vrai. Il m’est utile d’admettre queChrist est Dieu, donc Christ est Dieu. Il m’est au

contraire profitable d’admettre que Christ ne soit pasDieu, donc Christ n’est pas Dieu. » Vous vousétonnez ? William James vous répond tranquillement : il

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confusion de ce qui est utile dans l’ordre des méthodeset de ce qui est utile dans l’ordre des doctrines. Que l’onfasse varier les doctrines tant que l’on voudra, allant desplus simples aux plus compliquées, il restera toujours etindépendamment de toute convention, certains rapportsfixes, certains « invariants » qui constituent les lois. Orles lois ne sont jamais fausses ; elles peuvent être

incomplètes, elles peuvent être idéales, jamais elles nesont fausses. On ajoute à leur vérité partielle d’autresvérités qui leur semblent opposées et le tout sehiérarchise peu à peu en une vérité plus complexe. Etquand plusieurs théories qui se contredisent les unes lesautres expliquent aussi bien le même ensemble de faits,on découvre tôt ou tard que malgré les apparences cesthéories sont de simples traductions les unes des autres.

Ce qui choquait Sébastien dans la science moderne cen’était donc pas le réalisme intransigeant qui semblaitsupplanter le faux scepticisme des Poincaré ou lenominalisme un peu décevant des Duhem. C’était unennemi autrement plus dangereux, l’éternel ennemi : ledogmatisme. Le même dogmatisme que celui desorthodoxes religieux, la même peur du mystère, la mêmeobstination à mettre de la métaphysique partout. Lescroyants craignaient la foi toute nue, c’est-à-dire la foiqui vit sans vouloir connaître et qui reste ainsi conscientede ses limites ; et ils entouraient cette foi d’hypothèsesgratuites sur le fond de la réalité. Les savants, de leurcôté, craignaient la science toute nue, c’est-à-dire lascience consciente de ses limites et ils l’entouraient aussid’affirmations également gratuites sur le fond de la

réalité. Et de même que les premiers appelaient foi leurlâcheté, de même les seconds appelaient

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science la leur. C’était le même esprit, le même danstous ses détails, dans toutes ses roueries, dans toutes sesfaiblesses. L’incurable besoin de certitude immédiate,qui tourmente un cerveau trop imparfait pour connaîtreet une volonté trop lâche pour s’arrêter au relatif, pourvouloir sans être convaincue d’avance de la victoire.C’est manque de volonté, puisque vouloir ce qui est ou

ce qui sera fatalement, c’est tout le contraire de vouloir.Cela indignait Sébastien. Il avait eu pitié des

orthodoxes religieux, après les avoir maudits, maismaintenant il s’enflammait contre les dogmatiques de lascience, sans comprendre qu’il y a des ignorants partout.

D’ailleurs la mentalité des savants différait fort avecles disciplines. L’ensemble des sciences pouvait en effetêtre représenté comme un cercle ininterrompu etprésentant deux pôles, l’un où le dogmatisme passait parson apogée, l’autre par son minimum. Lesmathématiques, en effet, procédaient de la logique, maisd’elles dérivaient la mécanique et par là la physique ; dela physique sortait la chimie, de la chimie la biologie etde celle-ci, d’une part la sociologie avec les sciencesmorales, d’autre part la psychologie avec la théorie de laconnaissance ; de cette dernière, enfin, dérivait lalogique, ce qui permettait au cercle de se boucler sanssolution de continuité. Eh bien, on pouvait dire que lepôle dogmatique était en pleine biologie, tandis que leminimum passait par les mathématiques ! Dans quelquesens que tournât le cercle, le dogmatisme augmentait eneffet à mesure que l’on se rapprochait de lanéoscolastique des biologistes. On eût dit que ces

savants passaient, avant de professer leur science, parune initiation mystérieuse où ils juraient fidélité aux dé-

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crets passés, présents et futurs de l’orthodoxie, dans sesaffirmations comme dans ses négations. Et, de fait, si labiologie paraissait au premier abord un champ debataille, les biologistes étaient comme des théologiens,d’autant plus combatifs qu’ils étaient plus semblables.C’était d’abord l’ignorance totale des problèmesphilosophiques, ignorance dont les savants se flattaient

naturellement, en faisant profession de positivisme.Comme s’il suffisait de savoir que Kant a fait de lamétaphysique pour ignorer le problème de laconnaissance. Et comme si, en ignorant les problèmesde l’esprit, on pouvait donner quelque chose de précisdans les explications de la vie. On voyait par exempleun chirurgien de la Faculté de Paris, le jour où il avaitcompris l’unité de l’énergétique, écrire un livre pourdire qu’il n’était plus dupe et vous brosser une théoriede l’abstraction qu’un lycéen aurait pu corriger. LeDantec était certainement un biologiste de génie et àétudier de près sa puissante synthèse on y trouvait unsens toujours plus profond, et néanmoins il gardait unementalité de primaire dans tout ce qui touche aux chosesde l’esprit. On aurait fait un volume à corriger seserreurs dans ce domaine. Il feignait d’ailleurs d’ignorerles travaux qu’on y faisait, mais le brave homme lesignorait en réalité aussi complètement que l’air ambiantlui en donnait la possibilité ! Les grands hommes ontparfois de ces ignorances… M. Homais ignorait lapsychologie religieuse. Quant à M. Le Dantec, s’il étaitbiologiste, sa philosophie se résumait en peu de mots :l’homme est un estomac affligé de deux parasites, un

système génital et un cerveau, le tout enfermé dans « lesac de cuir qu’est la peau ». Pour ne pas être injuste, ilfaut ajouter que le premier de ces parasites l’emportesur le second.

Par ailleurs, on voyait de bons messieurs défendre

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le spiritualisme en biologie. Ils assignaient timidement àla science certaines limites ou encore ils écrivaientd’indigestes mémoires pour baser l’immortalité sur laconscience cellulaire, baptisant on ne sait pourquoi cespoussifs essais de « philosophie de l’effort ».

Cette ignorance permettait naturellement à lamétaphysique de se glisser dans la science sous lesmultiples vocables du matérialisme, comme si lemonisme méthodique de la science nous apprenait grandchose sur le fond de la réalité. Mais rien ne troublait lessavants. Ils croyaient tout bonnement toucher à l’absolu,suivant en leur candeur les errements de la philosophieau temps où le réalisme le plus naïf satisfaisait lespremiers sages de la Grèce.

Le plus fort était que ces scolastiques accusaient lesesprits vastes de métaphysique. Il était de mode des’attaquer à la grande mémoire de Claude Bernard pouravoir été un peu obscur dans sa définition de l’« idée

directrice ». On en voulait même à Auguste Comte, nonpas à cause de la mystique où se réfugia son amour pourClotilde de Vaux, mais à cause même de ses vues lesplus claires sur la biologie !

Si l’on allait par contre de la biologie auxmathématiques, en passant par la chimie et laphysiologie, on voyait cette mentalité scolastiquediminuer progressivement. Les mathématiciens nel’avaient presque plus du tout, eux qu’une antiquetradition d’idéalisme soutenait toujours et auxquels uneliberté entière vis-à-vis du réel permettait de vivre enbeauté dans les constructions de l’esprit. En physique,déjà, quelques soupçons naissaient. Rien n’était amusantque de suivre les théories des savants sur les concepts deleur science : ils damaient tous le pion aux plus hardismétaphysiciens et comme ils étaient beaucoup plus loin

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des travaux de la logique moderne et de la théorie de laconnaissance que les mathématiciens, ils se perdaientvolontiers dans les espaces, le « temps local » aidant.Mais ces spéculations, intéressantes d’ailleurs au plushaut chef et laissant prévoir un renouveau très fécond dela pensée, analogue à celui qui suivit la mécaniquenewtonienne, n’entravaient en rien la marche de la

science, car les physiciens savaient encore distinguer lesvues de l’esprit des lois expérimentales. En chimie déjà,cela se gâtait, car les chimistes croyaient vite avoir saisil’essence de la matière, par conséquent la vie. Entre euxet les biologistes il n’y avait guère de ligne dedémarcation. Particules ou ferments, peu importel’étiquette, c’est si facile à inventer ! Et ça prend sibien ! Un principe vital, quelle bourde ! mais deslysines, des fertilisines…

Si, depuis la biologie, l’on remontait le cercle dans ladirection opposée, c’était le même phénomène. Plussérieux que les biologistes, les psychologues ne valaientsouvent pas mieux. Certes ils avaient tous une cultureétendue et savaient ce qu’étaient ·les problèmes. Jamaisils ne se seraient permis les naïvetés des biologistes, etleurs matérialistes, les Théodule Ribot, restaient de purssavants qui renonçaient loyalement à faire dumatérialisme une conclusion de la science. Mais, malgrécet esprit de sincérité, on pouvait difficilement voir deplus furieuse mêlée que la lutte entre psychologues.C’était une multitude d’écoles, toutes en possessiond’une méthode spéciale, d’une doctrine spéciale et d’unesprit de clocher également spécial. Point de lien entre

ces tendances qui pourtant avaient toutes leurs raisonsd’être. Les expérimentaux et les pathologistes souriaientde ceux qui croyaient encore à l’analyse intérieure,parce que parmi ces derniers, certains tenaient

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fort à leur petite métaphysique, mais les analystes sesouciaient peu des découvertes des psychiatres etcontinuaient à suivre leur routine. Les Américainsavaient hypertrophié la méthode des questionnaires etarrivaient à de délicieuses puérilités, d’autant plusqu’une armée de savants traduisaient les résultats entermes mathématiques, ce qui permettait de démontrer

les résultats les plus simples et les plus naturels(seulement ceux-là, bien entendu) par un appareilcompliqué de courbes et de calculs. Un médecinviennois avait découvert dans l’instinct sexuel la base detout le psychisme inconscient, et aussitôt son école avaitgénéralisé ces théories, justes, au début, pour aboutiraux mêmes enfantillages.

Quant à la sociologie, c’était le même esprit, mais enpire, car cette science débutait encore. Il n’était pas desavants comme les sociologues pour se traiter entre euxde métaphysiciens, et pour s’ignorer ensuite aussicomplètement que possible. M. Dürkheim, qui souffraitd’une bonne culture philosophique, était abhorré des juristes sociologues. Ils lui en voulaient d’avoir tentéune solution positive des problèmes de l’esprit.

La morale positive ânonnait encore. M. Lévy-Bruhlavait tenté d’en donner la méthode, mais pour ce qui estdu côté sociologique de la morale il mettait trop de soinà défoncer une porte ouverte, et, pour ce qui est de soncôté intérieur, il était condamné à un exclusivisme sipeu psychologique que les morales métaphysiquesrestaient vraiment plus instructives ! Comme s’il n’étaitpas facile d’interpréter la morale du devoir par

l’opposition biologique entre l’équilibre idéal et leséquilibres instables du réel !Enfin la psychologie religieuse, la théorie expéri-

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mentale de la connaissance, la métapsychique et autressciences en formation étaient dans l’obscuritéembryonnaire. Chaque savant avait une conception à luide la science, ce qui lui permettait de traiter à sa façonles découvertes de ses collègues, ou plutôt la plupart dessavants n’avaient pas de méthode du tout et mêlaientincessamment hypothèses et constatations en un

rabâchage métaphysicoscientifique à l’aspect multiple ettroublant. Il eût fallu un remaniement général de cessciences, de la méthode psychologique entière, ce quedes James et des Flournoy avaient tenté. Mais ilsavaient eu le malheur de vouloir rester à tout prix dansla philosophie, au risque même de se solidariser avecl’abominable pragmatisme, banqueroute de touteconnaissance. Néanmoins c’était peut-être à cessciences fragiles que ce travail de refonte était le plusaccessible, tant le combat entre la métaphysique et lascience était instructif sur ce terrain nouveau.

Tel était le bilan de la science contemporaine. D’uncôté, de grands esprits qui avaient compris la beauté dessciences en même temps que leur humanité, humanitéen grandeur et humanité en faiblesse, et qui vouaient àla conquête platonique du vrai un enthousiasmevéritablement solennel. De l’autre côté, un manque delargeur, de respect, même de tolérance, toute unescolastique prétentieuse et logalâtre…

IXLes lettres aussi se ressentaient du malaise général. Lalittérature des derniers temps s’était donnée pour unelittérature sociale, ce que furent au reste de tout tempsles lettres françaises. Mais les besoins pressants de lasociété, le déséquilibre de la pensée, les aspirationsidéalistes s’alliaient au souci constant de ce réalisme quiavait donné une couleur si particulière à la littérature dela fin du siècle passé et à celle du commencement dunôtre. Les auteurs, moins que jamais, parlaient poureux-mêmes, tous s’adressaient directement à laconscience sociale, se donnant en censeurs et enréformateurs. Eux aussi participaient à l’élan commun etchez eux, comme chez tous, on voyait, sous le sourire,l’inquiétude des problèmes et l’orgueil des solutions.

Les plus décadents en apparence avaient ce sérieux.Anatole France se jouait élégamment de tout, se

gaussait des plus purs enthousiasmes. La railleriecontinuelle de ce vieux voltairien obsédait les espritsmoroses. Mais regardez plus au fond, et alors apparaissaitl’homme sensible et inquiet, souffrant avec tous et

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cherchant comme les autres. Bergeret prêchait à sa fillel’utopie, l’éternelle et féconde utopie qui toujours arriveà ses fins après avoir fait hurler le bon sens. Quelleémotion dans Crainquebille ! Quelle tendresse chez lebon Sylvestre Bonnard ! Mais regardez surtout AnatoleFrance lui-même, l’Anatole France des Universitéspopulaires et des meetings socialistes, l’Anatole France

de l’Affaire… Et cherchez la logique de ce fauxdilettante.Quel idéalisme aussi dans le naturalisme déprimant

de Zola. Que l’homme gagne à être montré tel qu’il est !S’il perd en élégance bourgeoise et en distinction, si lesconventions s’effondrent quand on renonce aux phrases,il gagne en loyauté et la loyauté est le fondement de lamoralité.

Un Verlaine, même, l’exquis poète des mélancolieset des désespérances, aussi sincère que Musset et certesmoins égoïste, servait de reflet au déséquilibre despensées, un reflet très pâle, peut-être, très inconscientpuisqu’il était artiste, mais un reflet plein de beauté.Que d’aveux touchants dans le catholicisme deSagesse !

Mais c’est aux maîtres de l’heure que Sébastienportait ses espérances. Il rêvait d’une littérature d’idéessemblable à celle du XVIIIe siècle, pénétrant la masse ety portant le levain de la pensée aristocratique. Il auraitvoulu des discours à la Rousseau, petits d’apparence etgros de germes et de passions, des essais à laLamennais, comme il en paraît aux époques troubléesoù l’on a besoin de nourriture substantielle et où les

lettres sont l’organe même de ce renouveau. Ou bien ilaurait voulu d’une littérature comme celle du Nord oùles Tolstoï et les Ibsen avaient porté en eux l’image detoute la société, comme autrefois Balzac, mais aveccombien plus d’amour et d’inquiétude morale.

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Mais quelle désillusion, lorsqu’il rencontra au lieu deces auteurs, les Bourget et les Barrès, et en eux unennemi bien connu, le nouveau catholicisme aux allureslouches et à la pensée trouble. Bourget, en particulier,était indéfinissable, malgré l’orthodoxie absolue qu’ilaffichait dans ses dernières œuvres. Le Disciple et le

Démon du Midi étaient certes pleins d’une force qui

enthousiasmait à première lecture. Mais à analyser sonimpression, on découvrait je ne sais quoi d’équivoquequi inquiétait. Une partialité notoire d’abord, et pas cettehonnête partialité, aussi pleine de saveurqu’inconsciente, comme la pratiquait Veuillot, mais unepartialité presque systématique et toujours froide. Puisc’était un certain catholicisme politique qui décevait,qui tuait toute sympathie. Toujours le calcul à la placede l’élan. Pour tout dire, l’orthodoxie de Bourgetparaissait plaquée et mal plaquée. L’auteur restaitdouble, le catholique, d’une part, mais avant tout lepsychologue, qui était au-dessus de tout éloge, et cesdeux moitiés ne s’accordaient pas.

Quant à Barrès, c’était pire. Son catholicisme n’étaitpas non plus cohérent avec le reste de l’homme, mais iln’était pas même défini. L’égoïsme sensuel paraissaitfaire le fond du caractère de l’auteur, et jadis lui-mêmel’avait étalé avec complaisance, sans rien y comprendredu reste, car il était peu psychologue, Son art, trèsremarquable, n’avait pas empêché la mystique inhérenteà cette sensualité d’aboutir au cléricalisme et à lapolitique catholique et impérialiste, et cet amalgameaurait fait sourir sans le mal qu’il faisait à l’entour…

Combien plus grand était Huysmans, dont certainscôtés rappelaient étrangement Barrès et qui était sans

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land ! Epopée d’une époque qui finit dans uneincohérence sublime en donnant ses entrailles à la racequi se lève, encore balbutiante mais singulièrementavertie. Quelle beauté dans cet immense chantier où lesruines voisinent avec les échafaudages, où tout grouillede vie, même la mort, où un élan victorieux se prépareet gronde déjà sourdement. Majesté du chaos, mais du

chaos où s’élabore l’ordre de demain.Tel semblait l’aboutissement de cette littérature, unélan vers le salut social, élan fait de soubresauts, il estvrai, plus que d’équilibre, élan peut-être inconsistant.Un Péguy, obscur et inachevé. L’admirable Jean-Christophe, qui peignait l’angoisse des temps plus qu’iln’y remédiait. D’autres tentatives encore. Lecatholicisme panthéiste de Claudel et la délicatesseencore un peu hésitante de ce protestant élargi qu’estAndré Gide. Roger Martin Dugard avait ému les espritspar son Jean Barrois, image tourmentée de l’hommepartagé entre la vérité et la foi, mais de l’homme quin’arrive à aucune solution, vivant dans un athéisme quiest un non sens, mourant dans une foi qui est unelâcheté.

XSébastien regardait de nouveau au dehors. La guerregardait la même intensité, quoiqu’immobilisée dansd’éternelles luttes de tranchées. L’élite de la jeunessetombait, tandis que les civils s’excitaient à haïr sansremords. Là-bas, chez l’ennemi, le système de luttebrutale et sans principe continuait de plus belle. Lapresse avait beau jeu à maudire. La haine demeuraitvertu sociale, c’était le soutien des faibles et les raresesprits libres qui voulaient garder leur générosité etplaindre leurs ennemis avaient vraiment à soutenir uncombat douloureux.

Alors que tant d’autres avaient voué leur vie àprêcher l’action immédiate, Sébastien s’était donné dèsle début au travail de demain, à la reconstruction. Ilavait cherché dans la pensée actuelle les sources desmaux d’aujourd’hui, car il croyait que l’idée mène lemonde. Les sociétés sont des organismes dontl’évolution est due à deux causes, l’une interne etlogique, l’autre extérieure et dépendant du hasard descirconstances, ce qui empêche de la prévoir. Mais lorsquela rencontre se produit entre la société et un accident dece genre, ou bien celui-ci est assez fort pour dé-

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truire celle-là, ou bien elle s’accommode des suites del’événement. Ce dernier entre donc dans le patrimoinede la société comme une habitude nouvelle dans lamentalité d’un individu. Il s’établit un équilibre entrel’état nouveau et l’état ancien et cet équilibre est lacontinuation de la logique interne de l’organisme social.De telle sorte qu’à remonter au passé, tout est logique et

qu’à prévoir l’avenir, la moitié des événements sontincertains. Mais pour autant que la société continuera àvivre, la manière dont elle digérera ces événementsimprévisibles dépend du passé autant que du futur,dépend donc de la logique interne, dépend des idées.Loin de croire avec un Cournot que les accidentsaccélèrent simplement ou retardent la marche d’unesociété, Sébastien substituait à cette vue mécanique unevue biologique qui conciliait la part du hasard à celle dela logique. A tous les troubles extérieurs, siimprévisibles soient-ils, correspondent doncprobablement un trouble dans les idées, trouble qui les aprécédés et qui explique pourquoi la société n’a pas étéassez forte pour les surmonter. A la guerre actuellecorrespond un désordre antérieur dans la logiquesociale. Mais quel est-il ?

En creusant toujours, Sébastien voyait tout le maldans le conflit entre la science démesurémentenvahissante, et la foi déniée d’autant. Et maintenant ilarrivait au bout de sa première tâche. Il avait groupé lescauses du mal en une cause unique et c’était déjà là unpas vers la solution. Mais il était abattu par sesexpériences. Il souffrait intensément de ce déséquilibreuniversel et, s’il espérait, si les idées bouillonnaient enlui, aucune conception maîtresse ne s’imposait encore àsa pensée. Pourtant il pressentait une issue prochaine.

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Il attendait religieusement la voix de son Dieu et faisaittaire la sienne.

Mais ce silence ne durait pas. Une passion le secouaitaussitôt, le désir de l’action immédiate, l’impatience du jeune homme en qui sourdent les idées et qui voudraitles réaliser avant même qu’elles s’organisent. C’est quele temps n’était pas à la méditation. Le recueillement

était interrompu par le tumulte de la guerre, et à chaqueinstant quelque nouvel événement venait indigner lecontemplatif et le relancer dans la mêlée, pour l’ycompromettre malgré lui. Sébastien savait pourtant queson rôle n’était pas là. Il se savait ouvrier de la paix, ilsentait bien que son devoir était d’attendre la fin ducarnage, le moment où la place serait nette sur le champde bataille. Mais c’était plus fort que lui, il se retrouvaitdans l’action.

Le mal le plus immédiat qu’il fallait combattre étaitle nationalisme. Dès le début de la guerre, il avait toutenvahi. L’Allemagne, Sébastien n’en parlait pas, carrien n’est difficile à juger comme ces mouvementscollectifs englobant les individus jusqu’à les aveugler età les dénaturer, ce réveil des instincts de troupeaulatents dans les nations. Il attendait pour comprendred’avoir en mains les données suffisantes. Il condamnaitcertes tous les crimes commis par l’Allemagne, mais iln’expliquait pas encore. On ne pouvait pas expliquer. Ily avait dans l’illogisme imbécile des intellectuelsallemands et dans l’obéissance des masses une tellefolie que ce n’était pas l’affaire d’un jour que decomprendre cet état d’âme. Il avait pitié, voilà tout, maisil ne haïssait pas, il ne pouvait pas haïr. Mais ce qui lepeinait, ce qui le décevait jusqu’au désespoir, c’était lenationalisme français, si contraire aux

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traditions libérales de la plus belle France. La haine étaitérigée en vertu d’Etat, l’égoïsme patriotique et même uncertain impérialisme mal dissimulé étaient prônésofficiellement. « Religion de la patrie », avait dit ungrand ministre. Certes elle existait, mais il y avait aussile fanatisme, l’orthodoxie et toutes les maladies dusentiment religieux. La bourgeoisie sombrait dans la

déraison, sort ordinaire des réveils mystiques nonguidés par ces besoins d’équilibre. S’il n’y avait eu queles bourgeois ! Mais les intellectuels avaient été gagnéspeu à peu par la contagion. Ils s’en prenaient au passé,au présent et à l’avenir de l’Allemagne ennemie : Kant,Gœthe, Beethoven, Hegel, Fichte, Schopenhauer,Nietzsche, Wagner, étaient injuriés tour à tour et tous semettaient à la besogne, la philosophie avec Boutroux etBergson ; la sociologie avec Dürkheim, la biologie avecPerrier et Richet, la littérature avec Bourget, Barrès,Loti, Suarès, la musique avec Saint-Saëns et Vincentd’Indy, l’histoire, la peinture, la linguistique, toutes lesdisciplines et tous les auteurs, jusqu’à l’inévitableDocteur Gustave Le Bon, tous parlaient de la guerre etau lieu de préparer le renouveau ou de maintenirl’équilibre de la nation éperdue, ils se mettaient à laremorque des troupes et s’improvisaient Tyrtées.

Le plus curieux et le plus triste était l’état de lareligion. Chaque croyant avait identifié son Dieu à laPatrie en danger. Les catholiques dénonçaient enl’Allemagne Luther et surtout Kant, ennemi de ladogmatique. Les protestants redoublaient d’injures pourprouver leur patriotisme, et leurs théologiens, mêmes

libéraux, en arrivaient à conclure : « Sautez à la gorgede l’adversaire et percez-le de votre baïonnette, voilà

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l’œuvre du Bon Berger ». La Vierge, Calvin, la France,le Dieu des Armées, tout cela finissait par faire unpanthéon bâtard et décadent, digne des derniers sièclesde l’Empire romain.

Quelques soldats donnaient heureusement l’exempleaux civils. Ils connaissaient l’action et savaientdistinguer les devoirs résultant des faits et les devoirs

voulus par le droit ; et, pour beaucoup, c’était même legrand sacrifice que d’opérer cette distinction, lorsquetout leur être les aurait porté vers l’absolu du devoir,vers la non résistance. Combien de ces idéalistes quisavaient mettre l’Humanité au-dessus des patries. S’ilsdéfendaient celles-ci, ce n’est pas qu’ils lesidentifiassent à celle-là, c’est qu’ils se sentaientsolidaires de leur patrie propre, solidaires dans le bien etdans le mal. Et dans le grand trouble que dénotait cetteattitude on trouvait une décision vraiment franche.« Nous voulons la paix et l’amour. Les faits nousimposent la guerre. Nous ne savons jusqu’à quel pointl’ennemi est responsable et jusqu’à quel point notrepolitique l’est aussi. Nous ne savons non plus si l’ordresocial entier est coupable ou si la faute retombe sur desindividus. D’autre part, il nous paraît probable qu’unevictoire des Alliés favorise notre idéal plus qu’unevictoire des Centraux, malgré le verbiage de nosdirigeants. Notre impérialisme à nous, on saura toujourss’en débarrasser. Le leur semble plus immédiat, plusenraciné. Mais au fond, rien n’est moins prouvé. Certesles lois de l’histoire sont pour cette interprétation, maissi les peuples sont tous abusés par leurs gouvernements,notre devoir est de n’établir aucune distinction entre euxet nous. Nous avons trempé dans le mal et ne leur envoulons pas. Mais la guerre est là. Nous pourrions

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était sur le point de se disperser pour aller assimilersuccessivement toutes les nations, et cela en conservantsa propre unité, peu lui importait que la Palestine fûtsous la domination romaine et que le monde fût victimedu césarisme. Alors que tout peuple sait en généralconcilier une tendance originale avec des empruntscontinuels aux nations voisines, la race juive a montré

en effet cet exemple étonnant d’un patriotisme d’abordexclusif au plus haut chef, ne voulant rien savoir deslittératures, des arts ni des philosophies étrangères pourse concentrer tout entier dans l’étude de sa religionpropre et dans la pratique d’une morale originale, puisse vouant tout entier à l’assimilation des nationsextérieures. Ce processus a eu le grand avantage dedonner à chacun de ces deux moments une intensitéextraordinaire, les Juifs étant en effet, pendant l’un, lepeuple le plus religieux de l’antiquité et, pendantl’autre, la race la plus intelligente et la plus artiste del’Europe actuelle. Or le Christ naissait au moment oùla première phase allait faire place à la seconde, cettephase de dispersion si étrange, que les accidents de laconquête romaine sont loin d’expliquer à eux seuls. Ilentrait donc dans le patriotisme du Christ de mettretout l’accent non sur la tendance exclusiviste etconservatrice que certains réactionnaires incarnaient deson temps, mais sur la valeur de la personnalitéhumaine et tous les facteurs qui favorisaient lestendances de la seconde phase. Plus tard, les Juifsn’ayant pas su concilier les germes multiples querenfermaient ces débuts et ayant abandonné lechristianisme aux Gentils, ces derniers interprêtèrent ladoctrine de Jésus comme un pur internationalismeavant que le catho licisme ait fait rentrer le patriotisme par

une nouvelle porte. Cette histoire compliquée expliquedonc pourquoi le christianisme est incapable de nousrenseigner aujourd’hui sur la question nationale, sinontrès indirectement.

Or à ce problème fondamental le nationalisme arépondu cyniquement. Il a fait de chaque nation unedivinité égoïste et sanguinaire, une de ces divinités

antiques dignes d’un âge de massacres et d’indiciblecruauté.La seule solution est donc de donner un idéal

commun : le patrimoine de l’espèce humaine. Telleavait été la solution socialiste. Mais à quoi aboutissait-elle aujourd’hui ?

D’un côté le socialisme orthodoxe, l’étatisme, s’étaitmué en nationalisme. Evolution toute naturelle,d’ailleurs, car toute diminution de la personnalité par lasociété mène non pas au service de l’humanité, mais auservice de groupes sociaux égoïstes : tôt ou tard desnations.

D’un autre côté, un mouvement nouveau se faisait jour dans toutes les fractions du socialisme européen.Les minorités prenaient partout conscience de la faillitede leur cause et un nouvel élan les lançait à larégénération du socialisme lui-même. « Le socialismeest un mouvement, disaient-ils, et il vivra à la seulecondition de combattre incessamment sa propreorthodoxie. Elargissons nos formules, indéfiniment, etnous rendrons ainsi impossible une faillite comme cellede nos aînés. »

Mais le grand défaut du mouvement était sonincohérence. On savait ce qu’il voulait et au fond il étaitimpossible de le critiquer, tant les tendancescontradictoires s’y débattaient encore. Mais c’était le seul

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discordance dans les disciplines humaines, mais uneseule et même harmonie rectiligne, symétrique,amoureuse de l’absolu. Un Descarte est l’homme decette beauté-là, officiellement croyant, mystique à sesheures, métaphysicien et savant, ordonnant son systèmeà grands traits, droits et fermes, sans que la plus petitepart soit laissée à la fantaisie.

» Mais si cet équilibre était possible, c’est que lascience restait toute partielle et ne touchait pas à la vie ;or jamais les mathématiques ou la physique necompromettront une foi. Alors la religion pouvait sedonner comme entièrement révélée et l’admirable unitéde ce théocratisme pouvait s’imposer à la société toutentière.

» Mais équilibre funeste que ce mariage de laphysique et de la foi révélée ! Car s’il convenaitpleinement à l’élite, dont la vie trouvait en lui unemajesté et un calme qui n’ont pas été retrouvés depuis,il ne satisfaisait pas le reste de la société, car, une foi

révélée est par essence aristocratique. Le peuple, dèslors, était soumis et misérable et l’immense souffrancesociale était semblable à la nôtre.

» Puis est venu le XVIIIe siècle avec l’avènement dessciences de l’homme lui-même. La sociologie se fondaitavec Montesquieu et Rousseau, en harmonie avec l’étatd’esprit des intellectuels, de plus en plus positif depuisque les historiens avaient jeté les fondements de lacritique historique et les philosophes ceux de lapsychologie et de la théorie de la connaissance. La foirévélée sombrait sous ces attaques et deux clans seformaient. Mais les philosophes étaient trop superficielspour comprendre la foi et les croyants trop bornés pourtenir compte de la science.

» Le mal était en puissance et personne ne le voyait.Rousseau fit alors entendre sa voix passionnée et donnale premier essai de conciliation, essai génial malgré seserrements.

» Mais le courant avançait. La société, déséquilibréepar ce trouble naissant, croyait moins à la révélation.Elle n’y croyait plus du tout en politique et sabrait en

paroles le gouvernement jusqu’au moment où laRévolution vint dévoiler l’état de choses nouveau. Et cetétat de choses, c’était l’opposition désormais établieentre les prolétaires et la religion, opposition qui avait sasource dans la lutte entre la pensée et la foi. Non que lepeuple eût subi l’influence directe de la pensée, maisparce que la foi n’était plus fécondée par la science étaitincapable d’expansion, occupée à étouffer les hérésiesqui la dévoraient.

» La conséquence de la Révolution fut leromantisme, protestation contre les règles etépanouissement de personnalités qui se croyaient libres,

parce qu’elles se débarrassaient de la mesure et desformes, dont toute vie puissante a toujours, tenu àpréciser son rythme. Le romantisme fut religieux, nonpas seulement parce que Rousseau avait défendu la foi,mais parce que tout retour aux profondeurs du moi estun retour à la religion. Mais que pouvait la religiond’êtres déséquilibrés contre la pensée scientifique deplus en plus conquérante ? Etrange vanité que cette foid’esthètes et de libérateurs, mise à part la profondeurd’un Lamennais, une des premières victimes d’uncompromis naissant.

» Pendant que le romantisme consommait sa réactionnécessaire, le positivisme avançait sûrement. Au naïfsensationnisme des encyclopédistes succédait une pen-

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DEUXIÈME PARTIE

LA CRISE

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IA l’œuvre ! s’était écrié Sébastien, mais le malheureuxne se doutait pas qu’alors la crise qu’il entendait depuisquelques mois gronder sourdement allait l’abattre aumoment même où il se ruait dans la mêlée. Il laconnaissait bien ; pourtant, celle menace. Voilàlongtemps qu’un obscur malaise gênait sa pensée,comme un remords, comme une voix mystérieusemurmurant tout bas : « Ce n’est pas cela, tu n’es pas

arrivé, tu n’arriveras pas de longtemps. Pauvre petit, tune sais pas ce qui t’attend, tu ne connais pas le combatqui doit forger ta pensée, le feu dévorant et purificateurpar où tu n’as pas encore passé, mais par où tu passeras,par où tout constructeur d’idées doit passer, s’il veutcréer vraiment. Mais je suis là pour te le rappeler. Songeà demain. »

Il y avait songé à ce demain mystérieux, mais ils’était étourdi à agir, à discuter et à construire. Il apportait à d’autres le peu qu’il avait pour sepersuaderà lui-même que ce peu valait quelque chose.C’était pour oublier qu’il se donnait ce rôle, pour nepas voir où il allait, où le ballottait son doute. Mais cedoute restait là, un doute rongeur et obsé-

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T i l f li é i d b

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IILa nuit, Sébastien sortait d’un rêve, ployé sous la

douleur, inerte, désormais résigné. Son rêve avaitrésumé toute sa lutte, et il était vaincu. Il avait vu peu àpeu le monde habituel se décomposer devant ses yeux,et les illusions s’étaient envolées, au loin, par groupes.La vérité seule était demeurée, et quelle vérité ! Unchaos où se démenaient des forces, d’énormes forces

aveugles et fatales, conduisant à son insu toute la réalité.Et, après s’être plongé voluptueusement dans cegouffre, Sébastien en sortit, affolé et ricanant, et lesillusions accouraient toutes, mais percées à jour,effroyables de fausseté. C’étaient des hommes venantdéfendre à ses oreilles des théories cent fois rabâchées,des philosophies, des religions. Mais il retrouvait en euxles mêmes forces qu’il venait d’apercevoir. Elless’agitaient sourdement au dedans de ces pantins et lesmalheureux passaient leur vie à s’efforcer de les oublierou du moins de les masquer. C’était ce qui les faisaittant bavarder et tant construire de systèmes. Mais c’étaitplus fort qu’eux. Ils savaient qu’ils mentaient, ceux quiles écoutaient savaient aussi qu’ils mentaient et sementaient à eux-mêmes en tâchant de les croire.

Tous mentaient et leur folie était de se bernernéanmoins mutuellement.

Et l’un d’eux haranguait la foule ; « Amis, disait-il,votre responsabilité est grande, mais vous en vivezd’autant mieux… » Sébastien frémissait, se soulevait enun effort dernier, mais la Force le tenait enlacé, lerendait muet et le condamnait à voir l’autre partie de lui-même discourir et mentir.

C’est alors qu’il se réveilla. Et son tourment fit placeà une paix exquise, d’une douceur inconnue. Il sentaitles forces de son être s’amollir, cesser de se combattrel’une l’autre. Elles coulaient, voluptueusement, sedistendaient de plus en plus… et brusquement Sébastienvit qu’il n’était plus. C’était la paix du tombeau. Sapersonne s’était répandue dans le tout. Pourtant, ilrestait une petite lueur, un foyer de conscience quiregardait le reste de soi-même se désagréger et qui neperdait pas un des détails de cet éparpillement. Et,quand tout fut consommé, le foyer continua de luire,

vivant du souvenir. Il projetait encore unephosphorescence laiteuse et froide et revoyait avecnetteté sa vie passée, ses efforts, ses désirs, tout, jusqu’àsa mort.

Sébastien se retrouvait, au travers de cette clarté,quatre années auparavant, âgé de quinze ans. Laphilosophie s’emparait alors de son être. Il revoyait sa joie et son effroi, en éprouvant pour la première fois ledésir de l’absolu, tandis qu’il contemplait, désormais detrès loin, les mirages qu’auparavant il avait cru la véritédernière, tandis que les petits cadres rapides dont il avaitentouré ses recherches d’histoire naturelles’effondraient un à un, entraînés par lesbouillonnements de l’élan de la vie, par les péripétiesd’un devenir sans fin. Quelle soif il avait alors d’unpoint fixe, dans cette débandade ! !"#$%& '(&"#) .

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Il souffrait de ces révélations tout en goûtant leur

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son enfance les collections d’histoire naturelle Toutes

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Il souffrait de ces révélations, tout en goûtant leuramère saveur. Il était désespéré de la relativité d’unescience à laquelle il s’était consacré, mais, au fond, ilétait sûr que, désormais initié, il saurait à lui seul édifierune métaphysique qui lui rendrait son centre de gravité.Et cet espoir se traduisait déjà par une mystique aiguë.

Sébastien se revoyait alors dans la petite chambre aulit de fer et aux murs blancs de chaux, quelques feuillesnoircies sur la table, une bougie faisant vacillerquelques ombres sur les parois nues. Et il était à genouxdevant sa couche, tendant de tout son être vers ce Dieuinconnu qu’il commençait à comprendre. Et, plein d’uneémotion sacrée, il recevait avec bonheur mais aveceffroi la mission divine de concilier par sa vie la scienceet la religion. Il sentait Dieu, il le laissait s’emparer delui sans le voir, mais en entendant une musique augustequi remuait le fond de son être, qui faisait sortir desprofondeurs des forces inconnues, un enthousiasmesurnaturel.

Et, les yeux pleins de larmes, il interrompait sa prièrepour se mettre à sa table, où, dans sa candeur, il notaitles premières certitudes de sa philosophie…

Puis Sébastien revoyait les quatre années quisuivirent cette vision, années de labeur intense dont pasune journée ne se passait sans méditation intellectuelle,sans qu’une nouvelle pierre ne fût posée dans laconstruction du système entrevu. Tout se rapportait à cetravail.

La vie de Sébastien n’était qu’intellectuelle. Sesamitiés, ses émotions et jusqu’au peu d’amour qu’ils’était permis, tout gravitait autour de sa philosophie.

Le problème qui lui servit de point de départ fut celuide l’espèce, car c’est la question qu’il pouvait traiteravec le plus de facilité, ayant pratiqué toute

son enfance les collections d’histoire naturelle. Toutesles disciplines se laissaient ramener à ce seul point devue. L’évolution, d’abord, tenait tout entière dansl’étude de l’espèce et autour de l’évolution toutes lessciences physiologiques. Toute la morale, ensuite,puisque l’obligation au devoir prend sa source dans lesrelations entre l’espèce et les individus. C’étaient doncenfin la sociologie, l’esthétique et jusqu’à la religion.Tout se ramenait à ce centre commun. Joie desystématiser, joie de construire sur un plan unique, d’oùles spéculations s’organisent en une harmoniesupérieure. Joie divine de créer, que connaissent lesavant et le philosophe autant que le poète et lemusicien. Partout la même symphonie, partout la Vie, lavariété dans l’unité, le changement dans la mesure.

Sébastien revoyait toutes ces joies, il vivait ànouveau les moments de découverte, les élans, lesintuitions qui se développaient ensuite en coordinationslogiques. Et voilà, tout aboutissait à cette impasse

d’aujourd’hui, où il perdait sa foi…Sa foi, Sébastien en revoyait aussi toutes les étapes.

L’orthodoxie où il avait débuté, puis le contact avec lavie, avec le mal, la révolte contre toute révélation. Ilrevoyait son effroi en sentant lui échapper, d’abord cetterévélation, puis l’omnipotence divine, Dieu lui-mêmepour ainsi dire, et il se revoyait essayant de bâtir sur cesruines, pour conserver en Jésus un sauveur. Puis il sevoyait sombrer dans le symbolisme absolu, lesymbolisme des protestants libéraux…

Pourtant l’élément actif de sa vie religieuse s’était

développé à mesure que s’effondraient les dogmes.Alors il doutait par le cerveau, plus son être vivait,communiait, était religieux dans le sens chrétien. Plus l’é-

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corce intellectuelle se fendillait plus l’arbre croissait

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fondement positif de ces trois manifestations de l’esprit

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corce intellectuelle se fendillait, plus l arbre croissait…Mystère ! Pourquoi donc la perdait-il maintenant, cettefoi ?

Car elle était morte. L’œuvre qu’il terminaitl’entraînait malgré lui à cette conséquence ultime. Etcette œuvre était la conclusion de son labeur de quatreannées, des deux années de paix où il travaillait pour luiseul, et des deux années de guerre où la souffrancesociale l’avait chaque jour poursuivi de son aiguillon.Cette œuvre se terminait d’elle-même, mécaniquement,et lui interdisait toute religion.

De la conception de l’espèce d’où il était parti, il étaiten effet arrivé à voir dans toute unité vivante, puis danstout individu, une organisation, c’est-à-dire un équilibreentre des qualités d’ensemble et des qualités partielles.Toute organisation réelle est en équilibre instable, maispar le fait même qu’elle est posée, elle tend à unéquilibre total qui est l’organisation idéale, comme uncristal malmené par la roche qui l’enrobe tend vers une

forme parfaite ou encore comme la trajectoireirrégulière d’un astre a pour loi une figure régulière. Iln’y a point de métaphysique ni de finalité dans cetteconception, car il s’agit simplement de lois, appeléesidéales parce que leur réalisation est ajournée à cause del’obstacle créé par d’autres lois. Et, autour de ce rapportsi simple entre les organisations réelles de la vie et leurorganisation idéale étaient venues se cristalliser toutesles disciplines humaines. L’organisation idéale, c’étaitle bien, c’était le beau, c’était l’équilibre religieux, etc’est vers cette organisation que tendaient de troismanières différentes, la morale, l’art et la mystique.Plus besoin de philosophie. La science, en tant quescience des genres, donne à elle seule le

fondement positif de ces trois manifestations de l esprit.La science, d’autre part, montre que ces organisationsréelles ou idéales sont aussi la loi de la psychologie etde la sociologie et le cercle des connaissances de la viese clôt ainsi, aboutissant en fin de compte à une théoriepositive de la connaissance, qui conclut à l’incapacitépour la raison de rompre ce cercle et de descendre aufond des choses.

Jusque là, Sébastien s’était senti à l’aise. Les loiss’enchaînaient les unes aux autres, la constructionmontait, les charpentes disparaissaient sous lesrevêtements de l’art et il ne manquait plus que le toit,quand il trouva la fissure immense qui compromettaittout.

La science lui donnait le bien, le beau et luiexpliquait le mal et la laideur. Affaires d’équilibres.L’un était complet, virtuellement normal dès qu’onposait la vie, mais il était idéal – c’était le bien – l’autreétait réel et résultait des circonstances extérieures, du

mélange des lois contradictoires – c’était le mal. Maisce que ne lui disait pas la science, ce que ne lui dirait jamais la science, c’était lequel des deux avait de lavaleur, ou si les deux en avaient, ou si aucune n’enavait, ou, encore pourquoi ils valaient… La sciencemontrait bien qu’au point de vue de la vie le bien avaittoute valeur et le mal aucune, mais la science ne disaitpas si la vie valait. Elle disait : « Voici le bien ; et sivous voulez vivre, telle est la marche à suivre, et tel estle mal à éviter. » Mais elle ne disait pas : « Vivez ! »Jamais elle ne dirait : « La vie a une valeur, il y a unevaleur absolue. » « D’une majeure à l’indicatif, avaitdit Poincaré, vous ne tirerez pas une conclusion àl’impératif, mais si majeure et conclusion

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sont à l’impératif la science vous donnera toutes les

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sont à l impératif, la science vous donnera toutes lesmineures que vous voudrez. » Sébastien possédait sesmineures, il manquait de majeure !

Tout le problème de valeurs restait en dehors de lascience, restait partant insoluble. La science constataitdes jugements de valeur et les expliquait. Elle expliquaitmême leur constance en donnant à toutes les valeurshumaines un critérium en l’organisation idéale. Mais dela valeur elle-même, la science ne savait rien, ne pouvaitni ne voulait rien savoir. Car la valeur ne procède pas del’expérience. Elle est irréductible à l’être tel que nous leconnaissons. Elle est une qualité pure et est même laseule qualité que nous entrevoyons ; elle tient au fonddes choses. La science l’ignorait donc et de plusprouvait la vanité de toute affirmation portée sur cettevaleur absolue. Comment croire, dès lors, commentvivre ? Mystère effrayant !

Le problème n’était pas nouveau pour Sébastien,mais il avait espéré que la science lui donnerait non une

solution, mais les moyens de circonscrire le problème,les moyens d’en appeler à la foi. Il avait cru possibleune philosophie de la valeur pure, un peu à la manièrede celle de la Raison pratique , et il l’avait, réservée pourcouronner son édifice. Mais la science condamnait toutcela. Il fallait se taire et conclure au doute, au douteinéluctable.

IIILe doute. Le doute, dont Sébastien n’avait jusqu’ici

connu que les accès et qui empoisonnait dorénavant savie tout entière.

Atroce sensation que cette mort progressive etentièrement lucide. Plus de joie, plus de tressaillement,plus de douleur même, de cette belle douleur qui vousl’emplit de l’ivresse de vivre. C’était fini, il ne restaitque l’atonie, la désespérance.

A quoi bon se retourner sur soi-même, se dépenser ensoubresauts passionnés ? Quelque nouveau supportcroulait, et le résultat était le même, l’insensibleenlisement.

Plus de valeur, plus de Dieu, plus d’idéal quel qu’ilsoit. Effroi pascalien. Sentiment que tout devientuniforme ; que les différences entre ce que l’on adoraitet que ce que l’on haïssait s’effacent elles aussi, jusqu’àse fondre en une grisaille totale, en un immensebrouillard. Fantastique fusion des forces et des couleursaboutissant non pas au chaos, qui a sa grandeur, non pasau néant, qui a sa beauté, mais à un Etre universel et

brut, informe, incolore, énorme.Et tandis que l’œil épouvanté voyait cette nappe homo -

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la vie brutale vous saisissait, puissante et fatale, vous

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IVMais Sébastien avait beau se savoir battu, une trop

grande force était en lui pour le laisser ainsi se reposerdans la défaite. Il pouvait bien tout renverser, mais s’ils’attaquait à lui-même, tout son être protestait. Unbesoin terrible de vie le dominait malgré lui et c’est cenouvel ennemi qu’il avait à vaincre, s’il voulait suivresa pensée.

Et l’ennemi veillait. Harassé, Sébastien dut reprendre

la lutte, sans volonté ni désir. Il sentait a nouveaugronder en lui un chaos d’impulsions, dont les assauts lefaisaient souffrir sans qu’il comprît ce qui sourdait toutau fond de son être. Il revint alors à la lutte d’usure, ilpartit à travers bois, dans les montagnes, pour exténuerson corps et imposer à la multitude d’êtres qu’il portaiten lui la volonté qui résultait de son évolution dernière.

Mais alors la crise se précipita.Sébastien parcourait un sentier au flanc d’un mont

noir de sapins géants. La voûte obscure qui couvrait lechemin laissait par place filtrer mystérieusement quelquerayon argenté, et, dans la forêt, la musique de l’air était

lente et solennelle, passionnée par places. Et alors,

, p ,secouait d’une poussée tumultueuse, vous unissait autout, anéantissant peu à peu votre conscience pour vousfondre dans la matière. Soif du bonheur de vivreintensément et sans lutte, mais remords de jouir endiminuant son être. Attirance du tout, du gouffre despassions et des sensations, exaltation qui vous sort uninstant de la durée, puis, l’oubli, la mort. Superbeinutilité de cette nature vide. Soif de volupté etd’obscurité. Soif de néant.

Cependant, le chemin sortit soudain du bois ets’ouvrit dans la vallée et les montagnes d’en face. Audessus des champs qui morcelaient l’étroite plaine et dufleuve qui la parcourait, de petits vallons entrecoupaientd’immenses rochers, nus et tourmentés. Puis au-dessusde tout, dans la gauche, l’Alpe immobile et blanche.Perspective de paix et d’élévation, plus de gouffreobscur et fascinant, mais l’ordre, la hiérarchie, uneimmense échelle des grandeurs qui rend son calme à

l’esprit et l’établit entre lui et la nature un rapportnormal d’adoration et de sereine beauté.Quel effroi que ce brusque contraste, cette soudaine

révélation qui secouait Sébastien d’un grandfrémissement. Deux attitudes entre lesquelles il fallaitchoisir, la passion ou le bien, et le sacrifice nécessairede l’une à l’autre. L’éternelle hésitation d’Héraklès, aucarrefour des chemins.

Alors Sébastien, dont la frénésie s’éteignait, vit en uninstant le mensonge de la passion, et dans cette vision,c’était la volonté de vivre, enfin victorieuse, qui étaitseule à parler, sublimement illogique.

« Mensonge que de prendre la passion pour uneaugmentation de vie, disait la voix, comme si le torrent dé-

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Et la négation, qui se refuse à admettre cette valeurb l i i à l i f

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tissement de toute métaphysique. Ils ne suppriment pasl f i Il i d f d d h i i

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absolue, qui nie tout sens à la vie, tout sens conforme ounon à l’ordre de l’Univers, la négation est tout aussimétaphysique que la foi. Comme elle, elle se prononcesur ce qui appartient au fond même des choses, commeelle, elle est contraire à la science.

Le doute ? Le doute intellectuel s’impose donc, maisil doit rester purement intellectuel, et en fait il estimpossible. Chaque action, chaque sentiment, chaquesoubresaut de vie, si intime soit-il, prend parti , pour oucontre. Il n’y a pas de nuances, dans l’ordre de la foi.Vouloir vivre, c’est prendre parti pour, ne pas vouloirvivre c’est prendre parti contre, et s’abstenir de prendreparti, c’est encore prendre parti contre, car s’il est unevaleur absolue, elle vous impose l’action.

Toute vie est contraire à la science et tout le mondeprend parti. Où la nuance prend sa revanche, c’est queles hommes sont peu convaincus et aiment à secontredire, mais, quoi qu’ils fassent, toute vie et tout

fragment de vie sont imprégnés de métaphysiquesimplicites, toujours contraires à la science, maisindifférentes lorsqu’elles restent pure attitude pratique,pure décision de la volonté.

Indifférentes ? Même pas. Car la science se faittoujours, et toute recherche est une foi. Tout, même lascience est donc solidaire de la foi. Rien n’existe qui nesuppose des valeurs… Suprême affranchissement de lafoi, qui n’affirme plus rien d’intellectuel, qui est d’unautre ordre que la vérité, qui vit et se sacrifie. Héroïqueparti-pris de s’affirmer dans l’existence, malgré lemystère… Le%#*+, %)"-."+, de Platon, le pari de

Pascal.Plus rien à craindre de la science amie, de l’anéan-

la foi. Ils ne savent rien du fond des choses, ni moi nonplus, mais je veux vivre et cette volonté même donneune valeur à ce fond de choses, puisque je ne suis paslibre de me décider, que je suis déterminé par la réalité,par la constitution même de mon être. La foi a besoin devérité et la science de valeur, chacun fournit à l’autre cequi manque à sa vie, chacun attire l’autre par le seul faitqu’il s’est posé lui-même.

Non, la foi n’est pas un amoindrissement, quand ellea le courage de n’affirmer jamais que des valeurs et dene les concrétiser que par la seule action. La foi est unediminution de soi, quand elle veut être uneconnaissance, quand dans sa lâcheté elle impose àl’esprit des vérités. Mais alors elle n’est plus une foi.Elle devient une croyance, c’est-à-dire une ignorance,elle n’a plus rien de la/)'(), , de cette volontéd’accepter la vie, de lui donner un sens, de la dilater etde la surpasser.

Sébastien sentait à nouveau gronder en lui l’immense joie de la foi. Heures surnaturelles où les attachesordinaires sont rompues d’un seul coup, où l’on se sentdémesurément grandi et puissant, où, transporté dans laliberté du sublime, on se sait capable de tout, on puiseen son Dieu la certitude de sa propre mission et del’aboutissement lointain de l’effort qu’on entreprend.Joie et douleur mêlées. Joie d’être fort et de toucher àDieu, douleur d’être encore isolé, de n’être pas en Dieumême, d’être incessamment exposé à être débordé parsa propre puissance, cette puissance qu’un rien pourraittransformer en une passion immense et fatale.

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révolution, une révolution morale et non plusintellectuelle Sébastien avait jusqu’ici vécu par son seul

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équilibres réels et l’équilibre idéal vers lequel ilstendent C’est cet équilibre qui est la vérité la vérité

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intellectuelle. Sébastien avait jusqu ici vécu par son seulcerveau. Ses émotions, ses sympathies, sa religion, samorale, tout s’était cristallisé en idées et ce terribleabstracteur n’avait jamais connu la vie en elle-même, lavie multiple et changeante. Rien ne l’avait saisi sansintermédiaires, par la seule force du contact.

Mais, de même que l’excès d’intellectualisme l’avaitamené à la foi pure, dépouillée de toute formule, demême la synthèse scientifique qu’il entrevoyaitterrassait son cœur lui-même et non plus son cerveau. Ils’effondrait devant ce travail. Il reconnaissait enfin safaiblesse et s’écriait comme Moïse : « Seigneur, quisuis-je pour parler à Pharaon ? »

Car la vie qu’il allait entreprendre se précisait à sesyeux. Ce n’était plus la partie de plaisir du jeune hommequi aime à étonner le bourgeois, ce n’était plus labrillante calvacade philosophique parmi des jobards toutdisposés à applaudir le novateur, quel qu’il soit, ce

n’était plus, surtout, la vie sereine de l’intellectuel reclusdans sa tour d’ivoire et croyant diriger le monde enfignolant des systèmes. C’était la vie tragique dupenseur, une vie de luttes et d’abnégation.

C’était le sacrifice entier qui s’imposait dès l’abord,le sacrifice de tout l’être à sa pensée.

Car Sébastien se souvenait de ce fait qu’il avait detout temps aimé à souligner et qui prenait plus de forceencore à ses yeux depuis qu’il avait pris conscience deson orientation en biologie : la vérité, et avant tout lavérité morale, n’est pas la réalité et ne se trouve jamais

comme telle dans la réalité. La vérité est un idéal.Deux réalités se partagent la vie, les dés-

tendent. C est cet équilibre qui est la vérité, la véritébiologique comme la vérité morale, comme la véritéesthétique, comme la vérité religieuse. Et, si le penseurveut connaître la vérité, c’est à elle qu’il doit se plier et jamais à la réalité.

Le penseur doit réaliser cet équilibre idéal, etseulement alors il le pourra connaître, et pourra enparler. Or, réaliser cet équilibre, c’est se sacrifier soi-même. Plus de volonté propre, mais le culte de la véritéavant tout, plus d’action, s’il le faut, mais la vérité,même irréalisable. Illusion formidable que d’identifierle vrai avec la vie : la vie est contradictoire, elle est faitede bien et de mal et les pleutres qui prétendent vivreleur vie gâchent les plus belles de leurs virtualités, fauted’en suivre aucune jusqu’au bout. Le penseur doitsuivre sa pensée sans restriction, mais certes, sa volontégagnera à cette discipline.

C’est jusqu’à sa santé que le penseur peut ainsisacrifier, car il doit avoir connu la maladie. La maladieest sainte, comme la solitude, comme le sommeil. Il fautavoir, jour après jour, disputé la vie à la lassitude et audoute.

Car il est au fond de l’être humain un trésord’émotions et de pensées accumulées par nous-mêmes,par ceux qui nous aiment et qui ont agi sur nous, par nosancêtres aussi. Il y a toute une collectivité en nous etnotre pauvre conscience ne couvre qu’un espace minimedu champ de cette vie. Et, plus un esprit est créateur,plus il accumule sans le savoir de cette force en lui.Tandis que sa raison et sa volonté concentrent toutes les

idées et tous les courants de l’ambiance, son être entierest un foyer où affluent toutes sortes d’affec-

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seule la présence continue rend tolérable la poursuiteexclusive d’une idée. Ou s’il l’avait, c’était

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VIIISébastien était terrassé par ces exigences de sa

conscience. Il se sentait infiniment petit devant cettevérité, mais s’il doutait, c’est surtout de celle-ci plutôtque de lui-même. « C’est un égoïsme déguisé que cettevie du penseur qui se donne pour si pure, se disait-ilparfois. Paresse et peur de l’action, plaisir du rêve, cen’est que cela. Il y a de l’égoïsme à rester sur le Thaborquand les hommes souffrent dans la plaine. Il y a de lapeur, surtout. La vie du cénobite est héroïque le premier jour, puis elle est jouisseuse malgré tout. Brise ta prison,malheureux ! Et de l’air libre, de la vie, et de la joiesurtout ! »

Mais le devoir restait là. Il voulait un choix. Ilcondamnait la vie complète, dont il dénonçait d’ailleursla candide illusion. Mais Sébastien n’en était pas encorelà. Le jour se faisait pourtant. Il s’aperçut que s’il s’enprenait à la vie du penseur, c’est que lui-même la faisaitdévier, d’avance, c’est qu’il se préparait un petitcompromis, tout personnel, qui satisferait son égoïsmeen maintenant les apparences.

Ce fut une dure révélation. Il se rendit comptebrusquement qu’il n’avait pas cet amour des hommes dont

,abstraitement et par crises, et il se rappelait les sévèresparoles de Tolstoï sur cette sorte d’amour abstrait, « leplus grand des péchés modernes ». Non, l’amour n’étaitpas le moteur de sa vie. Ce n’était pas par dévouementqu’il allait obéir à sa vocation de penseur, mais parorgueil et par égoïsme. Un égoïsme aveugle etintraitable, prenant toutes les formes, même celles de lacharité. Un orgueil démesuré, surtout, mais habile àfeindre ; un désir obscur d’être grand, de se hausser àses propres yeux, si ce n’est pas à ceux de sessemblables. Et lorsqu’on se hausse à ses propres yeux,c’est toujours à celui qui vous a le mieux compris et lemieux admiré que l’on pense malgré soi.

C’est alors que l’idée devient dangereuse et que sapuissance se prostitue en un fier dogmatisme. Pour quel’idée vive, c’est l’amour seul qui doit l’enfanter, ledésir ardent et simple de servir, d’être l’instrument de

son Dieu en restant nul aux yeux des hommes. C’estl’amour discret, c’est l’humilité du guide qui est en vuemalgré lui et qui voudrait en voir d’autres à sa place.

Terreur de cet idéal ! Sébastien voyait rentrer en luitoutes les passions oubliées. En lui montait une révolteinsensée, la révolte de la bête muselée depuis peu…

C’était la cupido sciendi , la « curiosité » de Pascal,cette soif passionnée de certitude intellectuelle, qui lereprenait malgré lui. Il souffrait de ne rien savoir, ilsouffrait de sa foi entourée de mystère, il souffrait de cetagnosticisme forcé et si contraire à sa nature. Malgrétout, sa mystique tendait invinciblement à affirmer dansl’ordre de l’existence, elle s’obstinait à vouloir des

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vérités là où il n’y en a pas de connaissables, et cetteobstination prenait toutes les formes, le symbolisme

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l’extase amoureuse, c’est par l’abus même de la passion,c’est parce que toute passion est justement la déviation

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p yimaginatif comme le symbolisme intellectuel.

D’autre part, il était porté malgré lui à expliquerscientifiquement le fond même des choses. Double étaitdonc en lui lacupido sciendi : elle tendait à connaîtrepour étayer la foi, comme à connaître aux dépens de lafoi. Lâcheté d’une part, orgueil de l’autre… Maiscombien incompréhensible est lenoli me tangere de lavaleur absolue !

C’était ensuite lacupido sentiendi . Le réel attiraitSébastien, dès que son esprit se relâchait, après chaquepériode de création et de communion mystique. Et alorsun Faust inquiet et inassouvi réapparaissait au fond delui, désabusé de la vérité et avide de bonheur. Il voulaitvivre de la vie totale, cette illusion du panthéisme quiignore les valeurs supérieures au réel. Il voulait seplonger dans le gouffre des sentiments et des sensations,aimer et être aimé, entrer dans le silence des âmes quis’étreignent, et il se refusait encore à admettre que seulel’exclusion de toute passion donnait à ses extases leurpureté.

Comment étouffer chaque fois ce démon insatiable ?Sébastien passait parfois des journées entières à

lutter, cherchant sa force dans la mystique. Il savaitl’étroite parenté de la mystique et de la sensualité. Loinde voir en celle-ci la source de celle-là, loin de faireavec tant d’autres de l’instinct religieux une sublimationtrès pure de la sexualité, il retournait la théorie. Lamystique, c’est l’état virtuellement normal où l’hommemet toutes ses forces d’amour, de communion et de

sacrifice dans l’union étroite avec l’idéal qu’il entrevoitet qui est sa loi. Si ces mêmes forces se retrouvent dans

p q p jde l’état normal ; la passion ne crée rien. Et si seuls deshommes capables de passion sensuelle sont capables demysticisme, c’est bien parce que ils ont reçu une vieplus forte que la moyenne ; leur passion résulte de cettevie, et non cette vie de leur passion.

Chaque fois que Sébastien sentait en lui ce videinquiétant de la passion en travail, ce désir, immense,obscur, de quelque chose d’inconnu et de fascinant, cetourment qui ronge l’être à petit feu en abattant sa joie,il savait à quel déséquilibre correspondait cetteangoisse, à quelle déviation progressive de la puissanced’aimer. C’est son égoïsme qui refoulait dans le bas-fond ces forces au lieu de les laisser s’épanouir audehors, et quand ce n’était pas le sien, c’était celui deses aïeux. Alors Sébastien se raidissait, il tendait avecfrénésie vers la vie religieuse. Il appelait son Dieu, maisrien ne répondait. Il vacillait, il cherchait et rien nes’offrait à lui. La vie perdait son sens, le doute lesaisissait. Il se sentait perdu, il aspirait au néant.

Car le néant serait doux. Mais on sait qu’il y a unDieu, et qu’il vous abandonne. Abandon absolu quel’abandon mystique. Abandon mille fois plus dur quecelui de la passion, car celui-ci est mauvais et on lecombat sans amertume, tandis que l’abandon de Dieuest incompréhensible et révoltant…

Mais peu à peu, tandis que tout l’être souffre pourretrouver son Dieu, un équilibre s’établit dans letréfonds de l’âme, la passion est déviée à nouveau, lespuissances d’aimer sont arrachées à leur ravisseur et

montent graduellement en leur hiérarchie habituelle. Etsubitement, au moment précis où l’équilibre est atteint,

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fond de la gorge, le torrent, sautant de rocher en rocher,resplendirent en une minute à la clarté d’un ciel gris

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IXLa montagne, L’air était chaud, plein de senteurs, demélodies mélancoliques ou enivrantes. Des brouillardss’engouffraient dans les vallées et recouvraient lesforêts, disparaissant soudain pour faire place à d’autresen une sarabande perpétuelle : un va-et-vient, delumières et de grisailles.

Sébastien traversait une forêt de sapins. Le brouillardse glissant entre les grands troncs nus et les branchesdes arbustes, le bruit du vent courant au milieu desarbres, les accidents du sentier, l’attente énervante de lanature, tout portait à l’inquiétude.

Le sentier débouchait, soudain, en une éclaircie, surde petits rochers surplombant une gorge. Sébastien étaitalors enveloppé de brouillards ; mais il pressentait lagrandeur de cette nature voilée. Le grondement d’untorrent dominait toutes les voix confuses quis’unissaient à lui en un orchestre géant et entraînant, etseul un coup de vent lui répondait de temps en temps.Sébastien s’assit là, attendant que le voile se levât.

Et, brusquement, une rafale balaya ces nuées. La

vallée, les forêts et les pâturages d’en face, un grandmassif de montagne surplombant cet ensemble, et, au

d’argent.Puis le tableau se voila aussi vite qu’il était apparu.Sébastien demeurait atterré, versant dans ce symbole

toute l’angoisse de son cœur. Il imagina Dieu lui-même,cherchant dans la nuit le serviteur qu’il avait mis à partet lui faisant entrevoir en une minute d’éblouissement le

secret de la nature en travail. Mais cette révélation étaittrop saisissante pour être supportée, elle s’abîmait dansla nuit après s’être dévoilée et Dieu renvoyait dans lemonde le nouvel initié. Sébastien était consacré, il sedonnait à sa pensée et l’irrévocable pesait désormais surson être.

Puis la communion cessa. La prière de Sébastiens’éteignit et il reprit le chemin du retour. Une douleursourde s’abattit sur lui, la peur de l’inconnu, le regret dubonheur sacrifié. Il était loin de la joie de sa mission, ilétait seul, faible, mauvais, il avait surtout peur.

La communion de Dieu est trop intense pour notrepauvre nature. Quand on l’a goûtée une fois, tout paraîtvide de sens, triste, fade. Et l’on est froissé par ce quivous entoure, froissé de voir attribuer une valeurquelconque à autre chose que ce qui est seul nécessaire.On voudrait se donner, communiquer l’ineffable.S’ouvrir et montrer la flamme invisible. Alorscommence la vraie souffrance, après le dégoût, lasouffrance d’être enfermé à jamais dans uneindividualité, d’être condamné à n’assister que solitaireaux splendeurs des joies et des douleurs intimes, tandisqu’on voudrait aimer et communier avec ceux qu’on

aime. – Mais tout cela n’est que vanité.

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Souffrance du mystique, autrement plus douloureuseque la mélancolie de l’esprit analyste. Celle-ci vient del’i ité d h i i t l t i C l i i

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bien et de mal dans les soupirs les plus sincères !L’équilibre à deux est facile, mais l’équilibre du

lit i t i ibl L d l t d bl

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l’incapacité de choisir entre les contraires. Celui quis’interroge à l’excès jouit amèrement de toute réalité etdans cette jouissance se dissout son moi. Sa richessed’amour le mène au panthéisme, et malgré cette richesseil sent qu’il n’est rien. A cause même de sa richesse, dureste, car c’est celle du rêve… Amiel et Obermann sont

deux martyrs de cette tendance, et plus proches l’un del’autre qu’on ne le croit. Obermann, le génie incomplet,n’est, comme Dominique, qu’un Amiel ne croyant plusà la loi morale.

La douleur de l’esprit constructif est au contrairemystique et non panthéiste. Elle est la soif de l’équilibreidéal et le sentiment de son éloignement. D’où cetabandon et cette sécheresse succédant à la joie, cetteprostration suivant l’exaltation. Pascal est un type decette souffrance-là. Elle est atroce. La mélancolied’Obermann trouve sa consolation dans l’universel, carsavoir qu’il n’y a rien à espérer, c’est mourir, et mourirest doux quand on souffre trop. Les damnés de Dante,qui vivent l’éternité sans pouvoir espérer, souffrent unepeine horrible parce qu’ils croient à un bonheur. Maiscelui que l’analyse a tué ne croit pas au bonheur. Sapeine en est plus douce. Le mystique, au contraire,souffre d’être retenu loin de son idéal. Il ne souffre pasdu néant. Il sait qu’il y a une joie possible, et il ne l’aplus… Et c’est à recommencer indéfiniment aprèschaque communion…

« Quel égoïsme du reste que cette souffrance, sedisait Sébastien. Elle n’est que la douleur de souffrir

seul, alors qu’on voudrait souffrir à deux. Une femme,peut-être, remplacerait Dieu… Quel mélange étonnant de

solitaire est impossible. Les douleurs sont doubles pourl’homme qui est seul et c’est ce qui fait sa force.

» Oh ! mon Dieu, donne-moi de me ressaisir une foisde plus, de tout te sacrifier sincèrement et de ne compterque sur toi. Une fois de plus je vois ma faiblesse et jecrie à toi. Mon cœur est inquiet jusqu’à la mort et j’ai

besoin de foi pour reprendre mon fardeau, pouraffirmer, malgré tout, la valeur de mon but.» A moi la foi ! »

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jours saisi par intelligence et admis par besoin delogique. Il ne l’avait jamais éprouvé. Tandis quemaintenant il était humble comme un enfant pour la

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cette tendance invincible, la nécessité du devoir, dusacrifice, de la vie, de sa vocation, et dans cetteobligation il sentait la pression de toute cette foule de

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maintenant, il était humble comme un enfant, pour lapremière fois de sa vie, il était petit et il sanglotait.

Communion totale que cette communion avec Dieudans la conscience du Christ, que ce sentiment d’être àla fois anéanti et sauvé. Joie d’être guéri et guéri parcelui qu’on aime, non plus par soi-même, par ce moi

qu’on hait enfin, de tout son cœur. Joie de l’accepter etd’accepter son travail, quand on a oscillé jusqu’alorsentre les deux orgueils, celui de s’accepter parce qu’onse croit grand et celui de se refuser parce qu’on se saitpetit et qu’on veut malgré tout être grand pour les autreset pour soi.

« Mon Dieu, mon Sauveur, je ne sais ce que je tedois. Je pleure de joie et de reconnaissance. Au momentoù je suis le plus mauvais, tu rentres en moi, tu meremplis de ton amour et de ta vie. Je t’aime, Père, detoute la force de mon être, je vis en toi, je ne veux vivreque pour toi. Accepte-moi, mon Dieu, écoute mon vœubanal. Permets qu’après tant d’autres qui ont sentil’émotion du sacrifice, j’apporte, à mon tour le mien etque je répète à mon tour des paroles usées. Donne-moil’humilité bien que dans cette prière même perce monorgueil. Et que, purifié, je rentre dans l’ordre et reprennele combat… »

Sébastien quittait la montagne sainte, il redescendaitlentement par les sentiers obscurs, sous le grand ciel amidont il était pénétré. Et son cœur bouillonnait, tandisqu’il aspirait le souffle de la nature. Et de soninconscient sortait toute une foule et une foule dont

chaque personnalité faisait partie de son être, une fouleconcentrée en un seul petit moi. Au fond de lui naissait

obligation il sentait la pression de toute cette foule, detoute une société consciente d’elle-même, de l’âmeréelle de l’humanité se cristallisant en sa personnemisérable pour la remplir d’une vie nouvelle. Mystèresuprême que cette expérience, vision du buisson ardent.

Malheureux qu’il était, de connaître cette joie !

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ne doit pas le croire acquis. C’est le bon sens quifabrique à coups de compromis et d’émasculalions unéquilibre factice… et instable. La raison, elle, sait que

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révoltée ? Est-ce du bon sens que sa mort ? Le voilà,pourtant, l’équilibre atteint au moyen du déséquilibre, lecalme dans la tempête, la joie dans la souffrance.

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équ b e act ce… et stab e. a a so , e e, sa t quel’équilibre est éloigné, qu’il se trouve seulement àl’issue de combats immenses et de souffrances sansnom.

Et la soi-disant « vie pleine » des artistes de cénacle,quelle autre duperie ! La vie pleine est un sacrificeretourné, qui développe tel quel l’être immédiat avectout ce qu’il y a de mauvais, aux dépens de sesvirtualités bonnes, tandis que le sacrifice développe lesvirtualités de l’équilibre idéal aux dépens de l’êtreimmédiat. Car l’immédiat est par nature déséquilibré etcela seul suffit à rendre stérile tout essai de vie pleine necommençant pas par un sacrifice.

Ceux qui ont le plus vécu ont été les plus grandsdéséquilibrés. Certaines époques seules ont pu trouverl’équilibre, une antiquité grecque et un XVIIe siècle,mais au prix de combien de compromis ! Qu’est-ce que

la morale grecque en regard de la morale du Calvaire ?Seuls quelques penseurs ont su entrevoir cette dernière,un Socrate mourant pour l’idée – quel manque de bonsens ! – ou quelques poètes, ceux qu’inspira la sublimehistoire des Labdacides et le sacrifice d’Antigone.Qu’est-ce que la foi du XVIIe siècle en regard de la foidu Christ : la certitude dogmatique d’un Bossuet ou dufaux sceptique Descartes en face du « Lamasabachtani » ? Combien sont grands, au rebours de ceséquilibrés, un Tolstoï, un Pascal surtout, qui, malgré lemot dicté par son découragement, fit l’ange toute sa vie.

Et le Christ, qui fut le fils de l’homme le plus équilibréqu’on ait vu. Est-ce du bon sens que ses retraites audésert et sur les montagnes, que sa vie errante et

calme dans la tempête, la joie dans la souffrance.Incroyable miracle que cet absolu total de la pensée,dans la foi, dans la conscience morale alliée au sensinfaillible et pénétrant de la réalité. Pas le moindrecompromis et pourtant l’action. Pas la moindrehésitation, et pourtant l’héroïsme dans le paradoxe.

Comme le bon sens est plat devant la grandeurmorale ! Sébastien rougissait de son doute. Le bon senslui-même se contredisait du reste, car n’était-ce pas denouveau lui qui lui soufflait encore : « Tu n’agiras enrien sur les hommes si ton idéal ne surpasse ceux que tuveux renverser. Tu prêches la pensée pure se gardant del’action pour ne point s’émasculer, car seul un Christ estcapable d’unir ce que le reste des hommes rechercheséparément. C’est bien, mais si tu ne veux pas agir surtoi-même, où sera ton autorité ? L’exemple estindispensable à la doctrine et souvent il fait plus qu’elle.Tu vas faire une morale basée sur la science et tu vasscandaliser les hommes en montrant dans le bien unéquilibre biologique, une loi mécanique de l’évolutionmatérielle. C’est bon, mais sache qu’on t’écoutera parlerà la seule condition que toi, tu sois aussi moral que tesdétracteurs et même plus. Une doctrine à scandale n’a jamais eu la victoire qu’en opposant à un idéal établi unidéal supérieur. Tu vas donner une psychologiereligieuse tout expérimentale. Tu vas montrer dans la foiun autre équilibre biologique, dans la prière undédoublement du moi, dans la conversion un travailinconscient visant, de même que le mysticisme, à

équilibrer la sexualité. C’est bien, mais si tu n’es pastoi-même aussi religieux que les chrétiens officiels,personne ne t’écoutera. Tu vas sur-

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tout combattre toute métaphysique et montrer que dansles simples décisions de la volonté se trouve comprise lafoi chrétienne dans toute sa beauté. Comment te croira-

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t-on si tu ne l’as pas saisie toi-même autant que l’onpeut le faire ? – Va jusqu’à l’absolu de tes idées, etseulement alors tu les imposeras.

XIILa joie.La grande joie, fille de la vie et mère d’une nouvelle

vie. La joie que seuls connaissent ceux qui l’ontconquise au travers de la lutte, de la passion et de lamort. La joie, qui annonce le calme, qui terrassel’homme en train de chercher. Car la joie, comme la vie,est une Grâce : elle surgit sans s’annoncer, elle sorttumultueusement du fond de l’âme agitée par les orages.

La foi qui n’est pas une joie n’est pas une foi. Assezde ces croyants moroses, de ces ascètes étriqués, de tousces cabotins qui déshonorent la foi, parce qu’ils n’en ontque la caricature, parce qu’ils doutent à leur insu en facede la souffrance et du mystère. Assez de cesvalétudinaires de la religion qui dénaturent tout, quiétalent sur tout l’uniforme vernis de leur médiocrité.

Assez aussi de ces crises insincères, de ces volontésde douter, de cet égoïsme de la souffrance. Assez de cesvoluptueux qui exaspèrent leur mal, pour se repaître desa beauté, pour chercher une morne poésie dans leurdésespérance. Cette poésie n’existe pas. Il n’y a pas depoésie de la désespérance. Les désespérés, quand

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ils ont été poètes, ont toujours vu leur douleurs’évanouir devant leur activité créatrice, faite de vie etde joie. Quelle puissance dans le pessimisme de Vigny !

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Lancer au destin des apostrophes prométhéennes pours’écrier ensuite : « J’aime la majesté des souffranceshumaines ! » Quelle joie malgré tout dans la douleur duMusset sincère et grand, quand il avoue : « Les chantsdésespérés sont souvent les plus beaux », et combien

cette affirmation de vie rabaisse le mauvais Musset, lepleurnicheur indiscret, sans force ni dignité.La joie malgré tout, voilà le comble de la foi. Plus on

renonce et plus on grandit. Plus on taille et plus l’arbreest fécond.

Le sacrifice est une joie quand on n’abuse pas de cemot pour le faire entrer dans le trivial de la vie. Lesacrifice est une joie ou il n’est pas le sacrifice. Toutevie est sacrifice. Un caillou seul persévère dans l’êtresans mourir à la vie. La vie, elle, s’anéantit pourprospérer, se replie sur elle pour retrouver l’élan.

XIIISébastien se replongeait en lui-même et amalgamait

avec sa propre substance les expériences nouvelles qu’ilvenait de faire. Et, dans ce travail, il n’était plus seul, ilsentait en lui ses amis, qui se partageaient sapersonnalité pour en occuper chacun une régionspéciale. Et cette collection belle et grande existaitindépendante de lui. Quelle force et quelle consolationque cette communion incessante…

Il aimait surtout à se retirer dans la nature, sur cesmontagnes où de tout temps l’âme a cherché la sérénitéet la foi.

Il était sur un sommet, un soir, à contempler le soleilqui se couchait lentement sur un lac. Moments de paixet de prière. Un amas tourmenté de rochers et de glacessurgissant de tous les points de l’horizon semblait unchantier d’essais informes et avortés. Et, sur cettepassion d’une nature qui se meurt dans la lutte, le soleil,disparaissant derrière les brumes lointaines où le lac seperdait, jetait une lueur immense d’amour et deconsolation. Ensemble saisissant de tumulte et de paix.L’âme se soulevait d’abord, communiant avec le grandeffort de ces montagnes et s’angoissant du silence de

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ces solitudes. Le lac, immobile dans son embrasementde lumière dorée, semblait un grand cadavre étendu surle chaos et rougeoyant à la lueur d’un feu abandonné. Et

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m’avoir appelé, de m’avoir élevé d’abord, de m’avoirhumilié ensuite, puis redonné ta Grâce. Tu sais que mamission est immense, je sais tout ce qu’il me faut pour

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la passion bouillonnait au fond de tout, la passion, puisla mort. Mais bientôt le calme douloureux du cielimposait à l’esprit une muette adoration et une foirenaissante. Quelle souffrance, il est vrai, dans cettelumière qui disparaît dans la nuit, après avoir versé sa

mélancolie dans le long regard enflammé du couchant !Et quelle froide terreur dans l’extinction des dernièrestraces de vie, dans la phosphorescence blafarde dessommets assombris, sous l’œil terne et morne de lalune ! Mais qu’importe cette lassitude qui suit lapassion, cette apparente mort d’une nature qui a luttétout le jour : Dieu, le Dieu intérieur se repose, retientson souffle et demain il s’élancera plus puissant dans sacourse montante.

Sébastien avait pris conscience de lui, sans qu’aucunelassitude, aucune désespérance ne lui ait été épargnée.Et il était dans la joie. La joie d’avoir vaincu sa passion,d’avoir tenu en échec sa lâcheté et son égoïsme.

Où est la lâcheté, dans cette paix de l’âme ou dans lesangoisses ? La paix ne se trouve que dans l’oubli,l’angoisse que dans l’exagération passionnée de sadouleur. Où est la sagesse ?

C’est la joie dans la souffrance qui est le vrai. La joiedans la sincérité complète, où l’on fait le compte de sesfautes, où l’on ne dissimule rien et où l’on retrouvel’espérance et la foi. La joie dans la douleur, mot decette âme héroïque qu’est Jean-Christophe.

« Mon Dieu, s’écriait Sébastien, aide-moi dans mamisère, soulève-moi dans cet assaut ! Je te remercie de

être digne et j’ai confiance. Ce n’est plus l’orgueilleuseconfiance du temps où je me croyais grand et bon. Cen’est plus la défiance de la crise d’hier où je perdais lafoi, c’est la confiance en toi, mon Père et mon Sauveur,en qui seul je trouve la raison de vivre et de grandir.

» Victoire ! J’ai retrouvé mon Dieu, mon vrai Dieu.Suis-je bon, suis-je mauvais ? Je n’en sais plus rien, jevis, je souffre et je pleure de joie, c’est tout ce que jesais. Je sais que je ferai quelque chose de grand et ne mesoucie plus de savoir si c’est Dieu ou moi qui agiraainsi. Périssent l’orgueil, les passions, tombent cessouillures où je me tordais dans les convulsions de ladouleur ! Je sors de moi-même, je m’élance… Père,soutiens-moi… ! »

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TROISIÈME PARTIE

LA RECONSTRUCTION

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LETTRE A DE JEUNES SOCIALISTESAmis, je vous déçois et je vous décevrai encore.J’étais avec vous, au centre de la mêlée, mais vous

m’avez soudain perdu de vue et vous ne me reverrezplus guère. Car je fus blessé et me retirai sur une collineproche. Et là, tout en guérissant mon mal, je vis untableau terrible. Je vis que la bataille où nous étionsengagés était peu de chose en regard de la lutte à venir.Je vis la guerre tout à l’entour et aux confins même del’horizon, je vis de nouvelles troupes qui s’avançaient

encore…Et alors, je décidai de rester là-haut, non que je sois

spécialement qualifié pour servir de vedette, mais parceque le hasard m’avait placé là et que ma blessurem’immobilisait.

Et je viens maintenant vous annoncer ce que j’ai vu.Ce que j’ai vu, c’est le résultat de la guerre européenne.Il ne m’appartient pas de vous décrire la misèred’aujourd’hui ni la misère de demain, la misère de cettefin de guerre… Vous la connaissez comme moi. Ce que j’aimerais vous dire, c’est qu’à chaque catastrophesemblable à la guerre actuelle a toujours succédé, dansl’histoire, une réaction énergique, réaction en politique,

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réaction en religion, réaction en philosophie et en art. Etc’est cette réaction qui m’épouvante, car elle va d’unepart immobiliser toute une fraction vivante de lagénération qui vient et d’autre part elle va provoquer

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génération qui vient, et, d autre part, elle va provoquerune contre-réaction d’autant plus violente et les luttesqui s’ensuivront engloutiront sans profit les plus bellesde nos forces, au plus grand détriment de l’action. Orl’action n’a jamais été si pressante et nous devons tout

lui sacrifier.Ne voyez-vous pas, en effet, où va la jeunesseactuelle ? au nationalisme, en politique, au catholicisme,en religion, au pragmatisme, en philosophie, bref à cequi semble lui conserver l’appui du passé, mais qui, enréalité, lui permet de se reposer et de renvoyer à plustard les problèmes de demain. Or ces problèmes doiventêtre résolus par tous. De l’autre côté, la fraction avancéede la jeunesse s’adonne à un socialisme qui serait plussympathique si l’on était sûr qu’il était mûri par lesévénements et conscient des problèmes… Il faut donc àtout prix trouver un terrain d’entente, conjurer ces luttes

stériles entre une droite réactionnaire et une gauche sansculture, luttes qui ont toujours ravagé les périodessuccédant aux grandes crises sociales et qui nousmenacent si nous n’y veillons pas.

Mettons-nous à l’œuvre et laissez-moi aujourd’huivous montrer la solution que j’aperçois, afin que nous ladiscutions. Je vous la livre comme un essai, comme unprogramme de recherches, nullement comme unrésultat. Je vous pose une question plus que je n’yréponds.

LA SCIENCEDans les temps modernes, et surtout depuis le

mathématisme universel de Descartes, la science s’estconfinée dans l’étude de la quantité. Un phénomène n’ade valeur pour le savant que s’il est mesurable et si lesquantités qu’il offre ainsi à l’expérimentation sontcomparables à celles d’autres phénomènes. La biologieet les sciences de l’esprit ont, il est vrai, constammentintroduit la qualité dans leur champ d’études, maistoujours avec l’arrière-pensée que c’est par provision et

que tôt ou tard la quantité viendra vérifier les lois ainsiétablies.Pour les Anciens, au contraire, tout était qualité dans

les sciences naturelles et la science entière était modeléesur le type de la biologie d’Aristote.

Où est la vérité ? Je ne cherche pasà mettre ensuspicion les résultats de la science moderne, mais je medemande si son exclusivisme n’est pas un abus. Ennégligeant la quantité, la science a permisà laphilosophie de se la réserver et vous savez comment…c’est la porte ouverte aux métaphysiques.

La philosophie a raison, en effet, en prétendant quetoute qualité est originale. Mesurez le nombre de vi-

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brations d’un son musical, vous n’expliquerez pas laqualité propre dont il se revêt, quand nous en prenonsconscience. Vous ne la traduisez même pas, tout au plusla notez-vous par un signe Et descendez dans le détail

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En outre, plaçons-nous d’emblée dans l’hypothèsematérialiste d’un parallélisme exact entre lesmanifestations de l’organisme et celles de la conscience.La conscience dès lors n’est pas une entité ni même une

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la notez vous par un signe. Et, descendez dans le détailde cette perception : vous ne trouverez jamais que desrythmes matériels, d’un côté, et une qualité irréductible,de l’autre côté. Point de lien entre ces deux éléments.Mais la philosophie a tort en prétendant connaître la

qualité elle-même. Seuls les rapports entre qualités noussont accessibles et à cela, d’ailleurs, la majeure partiedes philosophes souscrivent volontiers.

Mais c’est précisément ce genre de rapports qu’aécarté la science, non en fait peut-être, mais toujours endroit. Et c’est pourquoi elle est souvent arbitraire dansles domaines de la vie, vie organique ou viepsychologique. Introduisez au contraire une théoriepositive de la qualité, ne tenant compte que des rapportsd’équilibre et de déséquilibre entre nos qualités, et voilàtoute une science de la vie se fondant sur les ruines de lamétaphysique.

Or il est très important d’approfondir ces prémisses.Indiquons donc, dès l’abord, le postulat sur lequelrepose cette construction, c’est-à-dire qu’à toutmouvement matériel définissable par ses propriétésphysiques et spécialement à tout mouvement rythmiquecorrespond une qualité originale. Superposez deuxrythmes, vous aurez deux qualités. Combinez deuxrythmes en un rythme commun, vous aurez une qualiténouvelle dont vous ne pourrez pas dire qu’elle est larésultante des deux autres, parce qu’elle est encoreoriginale, mais dont vous pourrez dire que l’équivalent,

la notation physique est la résultante des deux premiersrythmes, et ainsi de suite.

La conscience dès lors n est pas une entité, ni même uneforce, elle est une lueur qui éclaire le mécanismechimique des corps sans rien y ajouter. Elle ne créedonc rien, elle renseigne. Peut-être cette hypothèse est-elle fausse, elle a cet avantage d’exclure dès l’abord

toute intrusion fâcheuse de la métaphysique. Il seratoujours temps, après expérience faite, de la reprendre etde la discuter.

Cela posé, rappelons-nous que les manifestationsd’une cellule vivante sont toutes réductibles à desmouvements et probablement, comme l’a génialementsupposé Le Dantec, à des mouvements rythmiques.Nous avons donc, à la base de tous les phénomènes dela vie des équilibres mécaniques, donc, parallèlement,des équilibres entre qualités. Or la significationphysique et mathématique de ces équilibres peut êtrebanale ou au contraire toute spéciale – ce que je ne veux

pas discuter ici, – leur signification qualitative etpsychologique est d’un intérêt extrême et trop peuremarqué.

En effet, par le fait même qu’une cellule ou qu’uneréunion de cellules présentent plusieurs mouvementsintérieurs différents, la conscience qui traduit cesmouvements doit présenter un minimum de qualitésdistinctes et originales. Voilà un premier point. D’autrepart, il ne peut y avoir aucune conscience de cesqualités, donc ces qualités ne peuvent pas exister, s’iln’y a pas entre elles de rapports, si elles ne sont pas, parconséquent, fondues au sein d’une qualité totale qui lescontienne tout en les maintenant distinctes. Je n’aurais,par exemple, conscience ni du blanc de ce papier nidu noir de cette encre, si ces deux qualités n’é-

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taient pas fondues dans ma conscience en un certaintout, et si, malgré ce tout, elles ne restaient pas,respectivement, l’une blanche et l’autre noire. Voilà lesecond point et toute l’originalité des équilibres entre

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dans une synthèse ni dans une sélection qui ne soit bienoriginal, tandis qu’un équilibresui generis comme celuique nous venons de souligner peut être mis entièrementsur le compte du jeu mécanique des forces physico-

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second point et toute l originalité des équilibres entreles qualités est là : c’est qu’il y a équilibre nonseulement entre des parties discrètes, comme cela, etcela seul, a lieu dans les équilibres matériels, quelsqu’ils soient, mais entre les parties d’une part, en tant

que qualités distinctes et originales, et un tout, d’autrepart, en tant que qualité d’ensemble résultant de cesqualités partielles. Mais cette résultante est si spécialequ’elle ne supprime pas ces dernières, mais qu’ellecoexiste avec elles et au-dessus d’elles. Quand unerésultante mécanique, en effet, est composée de troisforces différentes, ces trois forces ont disparu commetelles, elles n’existent plus, elles ont donné naissance àune quatrième force qui les résume en les impliquanttoutes trois. Lorsqu’une résultante psychologique, aucontraire, est composée de trois qualités, ces troisdernières continuent d’exister chacune, indépendantes et

originales, et cependant elles ont produit une résultantecommune, qui les implique ! Toute la différence est là,différence si capitale qu’elle en constitue deux modesd’activité scientifique, le mode des lois et le mode desgenres. On a fait de la conscience une force de synthèse,une force de coordination, même une force de sélection,mais on n’a pas songé à voir dans le caractère toutspécial de son activité une co-existence de qualitéspartielles indépendantes et d’une qualité d’ensembleégalement autonome, coexistence qui est un équilibre etqui n’a son pareil dans aucun équilibre matériel. C’estbien pour cela qu’on s’est cru obligé de voir dans laconscience une « force », au mépris de toutes lesexigences de méthode, parce qu’il n’y a rien

sur le compte du jeu mécanique des forces physicochimiques de la vie sans enlever à la conscience rien dece qui fait sa couleur propre. Même Bergson, qui a tentéla réhabilitation des genres, ne les a pas définis de cettemanière, la seule, semble-t-il, qui soit compatible avec

la science mécaniste.Comme tel, le genre force l’esprit à procéder du toutaux parties, et non de la partie au tout comme faitl’esprit du physicien. C’est ce qu’avait aperçu AugusteComte, mais il a été loin de tirer de ce fait lesconclusions voulues. Ensuite, au lieu de permettre,comme les lois, des séries de rapports simples entredeux termes ou un très petit nombre, les genres, à causede l’étrange complication de la qualité d’ensemble quiagit incessamment sur les parties et en altère lesrapports virtuellement simples, présentent unecomplexité telle que seul le calcul des probabilités peutavoir prise sur eux et encore sous certaines conditionsdans lesquelles je n’entre pas. Enfin, les lois sontd’autant plus claires à l’esprit qu’elles sont plus simples,tandis que parmi les genres, ce sont les plus complexesqui sont les plus clairs, par le fait même de leuréquilibre si spécial. Ce fait leur donne toute l’apparencede la finalité, quand même il n’en est rien. C’est cedernier point qu’ont le mieux saisi les philosophes,Bergson entre autres, mais ils n’en ont pas vu la causedans cette coexistence d’un tout et de parties.

Quoi qu’il en soit, cet équilibre du genre est

susceptible dès l’abord, de revêtir deux formesélémentaires dont nous verrons plus loin les var iantes. Ou

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forme élémentaire de l’équilibre, celle où le tout et lesparties sont en opposition. Mais cette thèse estinsoutenable. Un être est au contraire d’autant plus apteà comprendre le monde extérieur, c’est-à-dire à subir

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nouvelles influences. On se rappelle que ce dernier casseul est envisagé par Le Dantec.

Troisième loi : tous les équilibres possibles ne sontque des combinaisons de ces deux premiers. – Prenons

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son influence, à l’« imiter », qu’il est plus lui-même,qu’il a plus d’individualité, c’est-à-dire qu’il« assimile » mieux. Ces deux démarches ne sont pasopposées, elles s’impliquent et l’équilibre tel que l’aconçu Le Dantec n’est qu’une déformation, qu’un casparticulier, de ce dernier équilibre, qui est celui dugenre.

L’organisation est donc un genre et le parallélismeentre l’équilibre des qualités que suppose la conscienceet les réactions de l’organisme lui-même parait donc unevue féconde. Résumons les principales lois à tirer decette conception et montrons en quoi elles gouvernenttoute la biologie.

Première loi : toute organisation tend à se conservercomme telle. – Cette loi résulte directement de notredéfinition puisqu’il y a équilibre entre un tout autonome

et ses parties.Deuxième loi : des deux types élémentairesd’équilibre auxquels l’organisation donne lieu, lepremier seul résulte de la formule de cette organisation,le deuxième étant un compromis entre ce premier typeet l’action ultérieure du milieu ambiant. – Ces deuxtypes élémentaires sont les types déjà définis où le toutet les parties se conservent mutuellement et où aucontraire ils tendent à s’exclure. Or le premier dérive eneffet de la définition posée, tandis que l’existence, ausein d’une organisation, d’une qualité partielle contraireaux qualités d’ensemble ne peut provenir que d’uneaction extérieure : c’est le milieu qui déséquilibre l’unitépremière en forçant l’organisme à subir incessamment de

par exemple le principal de ces autres types, celui quenous retrouverons en morale pour caractériser lapassion. Le premier type peut se définir par lacoordination de quatre actions cardinales : l’action dutout sur lui-même, du tout sur les parties, des parties surelles-mêmes et des parties sur le tout. Le deuxième typepeut se définir par la coordination entre elles des deuxpremières de ces actions, par la coordination des deuxdernières, et par l’opposition de ces deux groupesd’action qui sont en équilibre instable. Quant autroisième type, l’action du tout sur lui-même s’allie avecl’action de la partie sur le tout pour lutter contre lesdeux autres. Or il est facile de voir qu’un tel équilibresuppose l’existence dans le tout lui-même d’un équilibresecondaire qui est du deuxième type.

Quatrième loi : tous les équilibres organiques

tendent à l’équilibre du type premier. – Cette loi estla plus importante de toutes. Elle est, avec ladéfinition même de l’organisation, l’essentiel dusystème. La démonstration en est facilitée parl’existence de la troisième loi : puisqu’il n’y a quedeux types élémentaires d’équilibre, si le second tendvers le premier, tout autre type résultant de leurcombinaison sera annulé par le fait même de cetteréduction. Or, que le second type tende à s’équilibrersur le premier, c’est ce qu’il est facile de voir. Eneffet, si, dans une organisation, une qualité partielleest opposée à l’ensemble, tôt on tard, sous l’influencedes qualités nouvelles qui apparaissentincessamment, l’un des deux triomphera, et

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dans les deux cas, quel que soit l’élément vainqueur, il yaura équilibre et équilibre du premier type.

Telle est donc toute vie : une organisation qui est enéquilibre instable, mais dont la loi est un équilibre stable

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et Darwin, et de déduire les lois connues de la biologie.Cette conception de l’évolution était surtout celle de lascience des genres, de la science grecque. L’équilibredistendu dont nous venons de parler, c’est les séries

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vers lequel elle tend. Nous appellerons donc équilibreidéal l’équilibre du premier type et équilibres réels ceuxdes autres types, bien que tout équilibre réel, quel qu’ilsoit, suppose un équilibre idéal qui le rend possible etqui lui imprime sa poussée suivant des lois définies.

Représentez-vous maintenant que toute la vie estsortie d’une telle organisation initiale. Il faut doncadmettre que le milieu a rompu en partie l’équilibre decet organisme. Celui-ci, disloqué en plusieurs parties,était trop éparpillé pour conserver son unité dansl’espace, mais pas assez pour perdre tout équilibre.L’organisation s’est dès lors trouvée double, bien qu’ilsoit artificiel de parler ainsi. D’une part, un grand toutenglobant des parties séparées dans l’espace, maiscependant réel. D’autre part, ces parties elles-mêmesdont chacune est devenue à elle seule un nouveau tout

organisé. Ce grand tout est l’espèce, ces parties lesindividus et l’on saisit ici l’indéfinie variété qui existeentre un genre équilibré sur un type intensif, en état dehaute tension, pour ainsi dire, comme une personnalité,et des genres de plus en plus relâchés, distendus, commesont les équilibres des espèces biologiques. Mais tousrestent cependant des genres et tous diffèrent dumécanisme de la « loi ».

Rappelez-vous maintenant, que, le milieu continuant àfaire obstacle, les équilibres se disloquent et se reformenten une course continuelle vers l’équilibre stable, et vousaurez là toute l’évolution. Il serait possible, en partantde ces seules prémisses, de concilier Lamarck

dont est pénétré Platon, ces répétitions indéfinies dumême type, qui est l’Idée. Tandis que l’équilibreintensif, c’est le genre d’Aristote, c’est la Forme ! Onvoit par là combien Aristote, qui était biologiste, étaitallé droit au type extrême des « genres », tandis quePlaton, le mathématicien, en était resté à un typeintermédiaire entre le logique pur et le vital. Mais lascience a, par accidents, repris ces notions, en lescombinant au chimisme de la science inorganique.L’équilibre idéal, c’est l’Organisation de Lamarck, dontil a si bien défini la « composition croissante » et la« gradation régulière », c’est l’Unité de type d’EtienneGeoffroy Saint-Hilaire, c’est l’Organisation d’AugusteComte, c’est aussi ce que Claude Bernard désignait sousle nom d’« idée directrice ».

Mais entendons-nous. II n’y a point de métaphysique

dans cette conception de l’évolution comme il y en avaitpour les Grecs. Il n’y a point de finalité dans l’« idéedirectrice », car un jeu d’équilibres n’est pas unensemble de causes finales, et lorsqu’un système tend àl’équilibre il ne poursuit pas un but. Or si l’équilibrequalitatif est tout spécial et diffère des équilibresphysiques, il n’en est pas moins mécanique, dans soncôté idéal comme en son côté réel. Et si cela est vrai, jevous défie de trouver la moindre parcelle de finalitédans la recherche d’équilibre qu’est toute évolution.

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constamment soumises à de nouvelles influences,constamment altérées, par conséquent, et produisantincessamment des qualités nouvelles qui conservent etimpliquent les anciennes, tout en s’y surajoutant, tout enl f d é d l

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IITelle est la seule conception de l’organisation vivante

qui permette une psychologie à la fois expérimentale etrendant compte pourtant des manifestations de l’espritmises en valeur par les psychologies métaphysiques.

En effet, seule la conception d’une organisationindividuelle réelle commandée par une organisationidéale permet de voir dans la conscience une puretraduction intérieure des phénomènes physico-chimiques sans soulever ces importantes critiques qu’on

a toujours faites à cette interprétation, critiques justifiéescertes lorsqu’elles s’attaquent à la doctrine naïve d’unMaudsley ou d’un Le Dantec.

Ce n’est pas ici le lieu de montrer comment, de ladéfinition de l’organisation et de cette conception de laconscience, peuvent se déduire les lois de lapsychologie. On saisit d’emblée les facilités que cesprémisses donnent à l’établissement d’une psychologiebiologique, et il n’est pas nécessaire d’insister, sinonpour défendre une telle psychologie contre les attaquesdu bergsonisme.

Qu’est-ce que le« courant de conscience » de James,d’abord, ou ce que Bergson appelle l’« intuition de ladurée » ? C’est le déséquilibre incessant des qualités

les faisant entrer dans un état de tension toujours pluspoussé. Mais pour nous, ce devenir n’est pas lasubstance même du psychisme, il n’est qu’une marchevers la stabilité, vers l’équilibre. Toutes ces qualités quis’enchevêtrent tendent à s’équilibrer et c’est en cettetendance même que consiste le temps psychologique.

Mais, en réponse à cette interprétation de la durée,tout bergsonien nous taxera d’associationnisme. « Vousrenouvelez l’illusion des Anglais, nous dira-t-il, vousfaites des états de conscience des états séparés etmaniables comme des atomes, alors qu’ils sont continuset impossibles à compter, intensifs et non susceptiblesd’être mesurés, pour tout dire, incapables de s’équilibrersur un type mécanique et inerte. » Nous ne saurions êtreplus d’accord, car notre définition même de l’équilibren’est qu’un bergsonisme avancé, poussant l’implication

des qualités les unes dans les autres jusqu’à supprimerla durée même qui les maintient discrètes. C’est ce quinous dispense de la métaphysique bergsonienne. Plusn’est besoin, en effet, d’invoquer l’« esprit », pourmaintenir le souvenir distinct de la perception, parexemple, car entre une qualité non encore équilibréeavec l’ensemble, comme est la sensation, et la qualitédevenue partie d’un équilibre tel que nous l’entendons,comme est le souvenir, il y a toute la différence qui,pour Bergson, sépare la matière de l’esprit. Plus riend’étonnant au fait que les lésions cérébrales nediminuent pas la mémoire mais seulement la faculté derappel, la reconnaissance.

Certes Bergson n’est pas pour la conscience-lueur,

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il croit à une conscience-force qui expliquerait pourquoila mémoire est autre chose qu’un enregistrementmatériel. Mais enlever aux états de conscience toutepossibilité d’être comptés et mesurés c’est précisément

f i d i l lité b t t h l i

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en faire de simples qualités sans substrat psychologiquepossible. Si bien que Bergson a dû invoquer une forcepsychologique inconsciente. Mais qu’est cela, sinonl’équilibre biologique lui-même, ce qui nous dispensede métaphysique ?

IIIDe la vie psychologique en général, passons à la

pensée. La tendance de l’organisation à se conservercomme telle est à l’origine du principe d’identité, d’oùse déduit le principe de contradiction. Quant au principede raison suffisante, il n’est, comme l’a montré Fouillée,que le fait d’une organisation « qui se maintient dansson union avec le tout. »

Nous avons donc les trois lois fondamentales de lapensée. Quant aux idées, elles sont le type parfait de

l’organisation telle que nous l’avons définie. Mais dansla démarche de l’esprit pour manier ces idées au moyende ces trois lois formelles, il entre deux processusprincipaux, cas limites plus que cadres rigides, et quisont pour nous l’équivalent des formes de l’esprit qu’amises au jour le kantisme.

D’une part, en effet, l’organisation ne peut prendreconscience de rien sans procéder de son propre tout à sespropres parties, c’est-à-dire sans une démarche discursivedont l’aboutissement nécessaire est l’intuition d’un milieuhomogène, infiniment divisible et mesurable, qui estl’espace. Cela nous explique pourquoi toute pensée est

teintée de spatialité même celle qui croit se mettre d’em-

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Quant à la valeur, c’est la qualité de ce qui est dignede solliciter l’activité humaine. Rien de plus vague et deplus subjectif : du pain dont je me nourris à Dieu que jedésire, tout est valeur. A supposer que la psychologieveuille dresser une échelle des valeurs les difficultés

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parti, car le doute encore est action. Sous ce jour-làtoute action est métaphysique et il n’y a quemétaphysique.

Une alternative s’ensuit donc : je me décide àaffirmer une valeur absolue ou je me décide à la nier Il

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veuille dresser une échelle des valeurs, les difficultéssurgiront donc nombreuses et la principale est quetoutes les valeurs sont relatives les unes aux autres. Si jemets la valeur suprême dans l’action, toutes les valeursde l’existence et de la connaissance ne vaudront que parrapport à cette norme. Et vice versa. La seule chose quepuisse donc dire la science, c’est que, au point de vue dela vie, c’est-à-dire si l’individu attribue à la vie unevaleur quelconque, c’est l’organisation idéale,équilibrée sur le premier type et se présentant sous sondouble jour individuel et social, qui est la norme detoutes les valeurs. Ceci est vérité expérimentale. Maisc’est la vie, ce sont les hommes qui le disent.

La grande question, l’unique question de la destinéehumaine est donc de savoir si cet idéal n’a de valeur quepour nous ou s’il a une valeur absolue, c’est-à-dire s’il

vaut par rapport au fond même des choses.Or dites que la question est insoluble, mais ne ditespas qu’elle est mal posée. Elle ne peut se poser qu’ainsi.

Mais l’universel est-il connaissable ? Nous venons defaire la part belle au réalisme scientifique en accordantque les a priori de la pensée ont peut-être une portéeobjective. Or rien ne le prouve. L’absolu reste,quoiqu’on fasse, inconnaissable et la métaphysiqueimpossible.

Il n’y a dès lors pas de solution théorique auproblème de la valeur absolue. Que faire ?

Il faut croire ou ne pas croire, c’est-à-dire vivre oune pas vivre. Il n’y a rien à dire ni à comprendre. Il y aà se décider, et l’action prend nécessairement

affirmer une valeur absolue ou je me décide à la nier. Iln’y a pas de nuance possible.

Mais ma décision n’est pas libre, pas plus qu’aucunedécision humaine. Ma pensée est le produit de montempérament et mon tempérament de mon organisme. Si je me suis décidé pour, c’est parce que je voulais vivre,et ce vouloir vivre est déterminé par le mécanisme demes cellules, c’est-à-dire par un mécanisme ancestralquel qu’il soit, c’est-à-dire par la vie dès ses origines,c’est-à-dire par la constitution de la matière. Mais alorsil y a une valeur absolue ! Notez que le raisonnement nevaudrait rien s’il s’agissait d’une croyance particulière,comme la croyance en Dieu, car mon vouloir vivrepourrait alors abuser de moi à sa guise. Mais si laquestion est de vivre ou non, il n’y a pas de duperiepossible. La vie, dans ses plus hautes valeurs, est donc

dans l’ordre des choses, si nous entendons par ordre »,un ordre au moins mécanique, sinon plus.Je me décide contre toute valeur absolue ? Ma

décision est due cette fois à un vouloir mourir à laSchopenhauer. Mais le vouloir mourir n’est pas unproduit direct de l’organisation. Celle-ci veut vivre et sielle en arrive à vouloir mourir, c’est indirectement, parson contact avec un monde extérieur douloureux. C’estdonc une diminution du vouloir vivre qu’estnécessairement le vouloir mourir. Aussi haut qu’onremonte, on est acculé à cette conclusion que la volontéprimitive est celle d’affirmer la valeur de la vie et que lanégation de cette valeur est une volonté dérivée.

Il y a donc une valeur absolue, une valeur pour l’uni-

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vers aussi bien que pour moi, puisque la vie estdirectement dans l’ordre des choses et la mortindirectement. Mais certes, au point de vue de laconnaissance, nous n’en sommes pas plus avancés.Nous sommes certains cependant en affirmant

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Nous sommes certains cependant, en affirmantl’obligation de vivre, d’avoir prise sur un morceaud’absolu, car ou bien la matière est au moins ce quenous savons d’elle et alors elle est solidaire de notreaffirmation, ou bien elle n’est rien de ce que noussavons, parce que nous la déformons dans les a priori denotre esprit, mais alors ces a priori étant eux-mêmes unmorceau d’absolu, tout le raisonnement demeure intact.Que si maintenant l’absolu est contradictoire,l’obligation de vivre demeure encore, car elle en restepartie inhérente.

Mais en dehors de cette affirmation formelle notreraisonnement ne nous apprend rien. Nous sommesmême loin de pouvoir conclure de l’existence d’unevaleur absolue, à la présence de volonté ou deconscience dans l’absolu. Le mot de« valeur » n’a de

sens que pour nous. Il a le sens que la connaissancedonnera au mot « vivre ». Que l’absolu soit néant ouplénitude, inconscience, conscience ou supraconscience,nous n’en savons qu’une chose, c’est que notreexistence est liée à lui par un lien qui, lorsque nous enprenons conscience, nous pousse à vivre. Tel est le seulsens possible de l’affirmation d’une valeur absolue, donts’est tant moqué Schopenhauer. Car dans cetteaffirmation est déjà toute une foi…

IVAvant de passer à l’étude positive de la morale, il

nous est nécessaire de dire quelques mots de lasociologie.

Si la formule de l’organisation vivante nous donneles principes de la psychologie, elle doit nous donner,dans l’ordre collectif, les lois de la sociologie. Le toutdeviendra la société, la partie, l’individu et l’équilibre,de psychologique deviendra moral.

Vous savez que deux écoles se partagent

aujourd’hui la sociologie française. L’une, avec Tarde,voit dans le social un simple composé demanifestations individuelles. L’autre, avec Dürkheim,souligne au contraire ce que toute société véritableapporte de vraiment nouveau et d’irréductible à lapsychologie individuelle. Or, chacune de ces deuxtendances a, comme il convient, une part de vérité. Ilest vrai de dire, avec la première, que l’individu est uneréalité primordiale dans toute société et que lespersonnalités ne sont pas des instruments, un simpletremplin de l’essor collectif. Il est vrai qu’uneindividualité agit d’elle-même sur sa propre personne

et sur le tout social. Mais, cela dit, il reste vrai que sivous réunissez cent individus, l’ensemble social dontvous déterminez la formation ne sera pas la résul-

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théoriquement comme un équilibre entre la conservationde l’unité sociale et de son action sur les individus etl’action des individus sur eux-mêmes et sur la marchede la société, le problème pratique reste obscur. Noustenterons tout à l’heure d’en préciser lés données, en

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p ,parlant du salut social, mais on voit déjà le doubleaspect de notre orientation : d’une part la subordinationdes patriotismes au service de l’humanité elle-mêmeenvisagée comme un tout et un idéal directeur ; d’autrepart, avènement au sein même des patries d’un régimesocial basé sur l’équilibre des parties et du tout, c’est-à-dire sur l’entente des partis et des individus en unecoopération ayant pour formule un socialisme élargi.

VNous venons de voir comment l’équilibre biologique

des qualités est la base de la psychologie dans l’ordreindividuel et de la sociologie dans l’ordre moral. Il nousreste à parler des liens unissant l’une à l’autre ces deuxorganisations, c’est-à-dire des liens qui unissentl’organisation réelle de l’individu à l’organisation idéalegénérale, à la fois individuelle et sociale.

Ces liens peuvent être de trois sortes. Ils peuventressortir au domaine de la volonté et nous donner ainsi

la base expérimentale de la morale. Ils peuvent ressortirau sentiment et nous donner la base d’une esthétique. Ilspeuvent ressortir à la fois à ces deux ordres, maisprocéder en intensité plus qu’en extension et nousdonner la base expérimentale d’une psychologie de lareligion.

Parlons d’abord de la morale.Vous voyez dès l’abord combien une conception

scientifique fondée sur la distinction de l’organisationréelle et de l’organisation idéale est en état de nous éclairerles problèmes moraux. Toutes les morales ont pressenti etles morales évolutionnistes ont prouvé que le bien est la vie

elle-même et que le mal est tout ce qui fait obs-

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au service de son égoïsme naturel, l’obligation devient àun moment donné, par le seul jeu des équilibres quinécessitent son renforcement, une véritable forme àpriori de la raison en tant que pratique. L’organisationne peut prendre conscience de son activité sans prendre

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Cet a priori pourrait donc se formuler : agis demanière à réaliser l’équilibre absolu de l’organisationvitale, tant collective qu’individuelle, ce qui est au fondune traduction assez fidèle de la fameuse formulekantienne.

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conscience de la poussée qui fait tendre cetteorganisation vers un équilibre absolu. Je sais bien queSchopenhauer a fait à cette doctrine kantienne desérieuses objections. Mais combien notre conceptionbiologique est plus positive que celle de la « Raisonpratique » ! L’affirmation d’un devoir moral donnant cequi doit être et non ce qui est, n’est plus une pétition deprincipe chez nous comme chez Kant. Nous n’affirmonspas d’emblée en effet que le bien est nécessairement cequi doit être, nous le démontrons auparavant au moyende la notion d’équilibre qualitatif. En outre, l’a priori del’obligation n’est chez nous ni entièrement formelcomme chez Kant, ni entièrement réel comme dans lamorale naïve, mais, en tant qu’équilibre de qualité il metl’accent sur la forme tout en donnant nécessairement à

cette dernière un contenu empirique fourni par lesexigences de la vie. Dès lors ce formalisme mitigé del’obligation morale ne peut nous conduire à l’égoïsmecomme Schopenhauer le reproche au formalismekantien et comme les morales de Fichte, de Schelling etde Hegel semblent bien l’avoir montré. Enfin, l’une desdifficultés de la morale de Kant est que son a priori nepeut renfermer le contenu qu’il est sensé embrasser,puisque cet a priori prescrit le devoir absolu alors que cedevoir n’est jamais réalisé. Une telle difficulté ne peutpas exister pour nous, puisque nous prétendons concilierle formalisme avec l’empirisme, l’obligation d’équilibre

et les qualités équilibrées !

Nous avons vu où mène cet équilibre dans l’ordresocial. Le mal, dans ce domaine, est le déséquilibre,déséquilibre venant d’une part des individus, d’autrepart de la société elle-même. Il est une suprématie del’adaptation individuelle aux dépens de la réalisation del’équilibre social ou, à proprement parler, il est undétournement que l’individu commet des forces de lavie dirigées dans le sens de l’organisation collective,détournement qui favorise pour un temps l’intérêt et la jouissance individuels. Il est aussi la suprématie desforces sociales s’exerçant aux dépens de l’adaptationindividuelle. Il est cet égoïsme des collectivités quienlèvent aux individus leur autonomie, cette contrainted’une certaine catholicité sur la raison de ses fidèles oud’un certain patriotisme sur le jugement des siens. Le

mal est donc, dans un sens ou dans l’autre, ledéséquilibre, soit qu’il favorise le tout aux dépens desparties ou les parties aux dépens du tout.

Dans l’ordre individuel, le bien est aussi l’équilibreidéal de l’organisation. Mais il n’y a pas là qu’unéquilibre des parties de l’individu entre elles, car à luiseul cet équilibre serait purement psychologique et nonmoral. Il y a plus : il y a au sein même de l’individu unéquilibre entre ses propres tendances sociales et sespropres tendances individuelles. L’individu est unéquilibre entre sa propre adaptation et la réalisationaccomplie par lui de l’équilibre social.

Mais voici l’intérêt de cette théorie, et c’est iciseulement que nous entrons dans la morale proprement

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esthétique. Mais si l’on n’aime autrui que pour soi-même, il y a en effet égoïsme, mais alors l’équilibre nese fait pas. C’est du reste toujours le cas et cetteremarque à elle seule montre la vérité psychologique denotre interprétation des faits moraux. L’équilibres ppose l’altr isme complet sans arrière pensée

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équilibre, mais à un équilibre obtenu par la suppressiondu reste de ma personnalité. En effet, il y a en moi denombreuses parties, de nombreuses qualités quis’opposent à ce que je m’identifie avec l’objet aimé, etd’autre part, il y a en cet objet de nombreuses qualitéss’opposant à ne identification a ec moi Sinon il n’

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suppose l’altruisme complet, sans arrière-penséed’égoïsme et c’est pourquoi il est si insaisissable, car,aussitôt atteint, il se disloque à nouveau par lecontentement même qu’il apporte.

Si l’on passe maintenant de l’individu à la société, onconstate que la société est plus qu’une collection depersonnes, car, en vertu même de la formule del’organisation, elle implique un tout qui dépasse lesindividus. Cela montre, par une autre voie, qu’il ne peuty avoir de conflit entre les deux morales, car le bienn’est ni individuel ni interindividuel, il est le propre del’équilibre idéal faisant loi tant aux personnalités qu’à lasociété elle-même.

Et si le conflit est ainsi théoriquement supprimé, ils’éclaire également en pratique. Du jour où lespersonnalités se rendent compte du sens de leur effort,les conflits de conscience disparaissent, car seull’altruisme enrichit l’individualité et seules lesindividualités respectueuses d’elles-mêmes arrivent àcet altruisme.

Quant à la passion, elle est le propre d’un troisièmeéquilibre dont nous avons dit quelques mots sans ledéfinir. Rappelons-nous que l’image du prochain est unepartie de nous-mêmes. Si je me passionne pour un être,tel sera dès lors le résultat : mon tout tend à s’identifieravec cette partie de moi-même, tandis que cette partietend à s’identifier avec le tout. Autrement dit, l’action

du tout sur lui-même coïncide avec l’action de la partiesur le tout, et toutes deux tendent à un

s’opposant à une identification avec moi. Sinon il n’yaurait pas passion. Ces obstacles doivent de part etd’autre être supprimés, ce qui implique un déséquilibre,de telle sorte que l’action de mon tout sur la partiecoïncidera avec l’action de la partie sur elle-même pours’opposer aux deux premières actions. Tel est l’équilibrepassionnel. Or nous avons montré, dès les prémissesbiologiques de cet exposé, qu’un tel type d’équilibre estune simple combinaison des deux premiers types.Conclusion : la passion est un composé d’altruisme etd’égoïsme, ce qui, on le voit, est le thème favori detous les romanciers. Le conteur Hoffmann disait fortclairement : la passion est une lutte de ce qu’il y a dedivin et de diabolique chez l’homme. La passion estdonc mauvaise en tant qu’égoïste. Nous en arrivonspar là à condamner l’amour, ce qui est un comble pourune morale biologique. A cette conclusion on nousobjectera certainement les découvertes de la« psychoanalyse ». On sait comment cette doctrine estarrivée à voir dans l’instinct sexuel la source de toutela vie subconsciente et sentimentale de la personnalité,autrement dit de ce qui n’est pas pure activitéscientifique. Le sentiment religieux et le sentimentesthétique, en particulier, ne seraient que dessublimations de cet instinct, la sublimation sedéfinissant comme le transport de l’énergie psychiqued’un objet de moindre valeur à un objet de valeur

supérieure. Mais la psychoanalyse n’a point de critère à

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blème de la connaissance, la connaissance doit êtreremplacée par la décision personnelle.

D’autre part, je ne sais rien de la responsabilité demon prochain. En effet, le problème de la responsabilitéétant insoluble, je suis condamné à la plus grandebienveillance envers les hommes Tout au plus puis-je

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bienveillance envers les hommes. Tout au plus puis jeles taxer de sots, mais pour ce qui est de l’ordre moral,le« ne jugez point » de la doctrine chrétienne reprendtoute sa valeur. Il n’y a qu’un être que je puisse juger,c’est moi, car je me suis rendu responsable… Etpourtant, pour agir, chacun est condamné à juger !Hélas, ici comme ailleurs, l’action est obligée dedéroger à l’idéal, afin de le mieux réaliser.

VIIl n’y a pas que l’ordre de la volonté pour relier

l’organisation réelle des personnalités à l’organisationidéale en général, il y a l’ordre du sentiment, celui de labeauté.

L’art continue la vie. La beauté, comme lesorganismes, est affaire d’équilibre, d’ordre, en langageesthétique d’harmonie. L’art comme la vie est création,combinaison toujours nouvelle d’éléments connus quis’organisent en un tout cohérent.

D’autre part, la beauté et le bien ont toujours étéparents. Les Grecs les mêlaient constamment et la seuledifférence qu’on ait pu souligner entre eux est que lebeau ne s’impose pas obligatoirement comme le bien.Le beau se fait aimer. Et encore, les artistes se disentobligés à réaliser la beauté, mais c’est devenu chez euxune impulsion morale, comme l’obligation d’atteindre levrai pour le penseur.

Si la science nous donne une morale, elle doit doncnous fournir une esthétique dans les limites de la seuleexpérience. La beauté sera dès lors l’amour que

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sent naître en lui l’individu pour l’équilibre idéal.Lorsqu’un groupe de sensations viennent s’offrir à uncerveau, elles s’équilibrent en un complexe qui peutrevêtir diverses formes, surtout quand il se cristalliseautour de l’image d’un individu précis. Lorsque cescomplexes reflètent simplement le réel, ils restent ce

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toujours l’organisation idéale et y tend sans autre, tandisque la beauté qui est sympathie part des organisationsréelles, et comme elles sont toutes dissemblables entreelles chacune a besoin d’une voie différente. Le désirobscur de ce qui est semblable à soi ou du contraire desoi, voilà la source des divergences esthétiques comme

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complexes reflètent simplement le réel, ils restent cequ’est ce réel et déséquilibrent ou équilibrentl’organisation dont ils font partie. Mais si cescomplexes, par un choix opéré dans le réel ou lors dutravail de l’imagination artistique, sont équilibrés sur lepremier type, ils deviennent esthétiques. C’est choseremarquable, en effet, que tous les sentiments et toutesles passions se font aimer par l’esprit qu’anime labeauté. Les pires désordres physiques ou morauxprennent quelque chose d’harmonieux dans l’âme quiles met en équilibre avec elle, que cette âme soit l’artistequi crée ou l’esprit qui se laisse suggérer l’œuvre d’art.

Un tel complexe, d’autre part, est d’autant plus beauqu’il envahit tout l’individu. On comprend bien, de cepoint de vue, l’insuffisance des théories réalistes. Quand

Taine, après nous avoir dit que l’art copie le réel, estobligé d’ajouter qu’il y a triage dans ce dernier, que l’artchoisi d’abord les caractères essentiels, puis lescaractères bienfaisants, puis enfin qu’il s’arrange à faireconverger ces caractères, Taine contredit simplementson principe et soutient malgré lui le nôtre : l’artorganise, il construit un équilibre idéal. La beauté estl’amour de cet équilibre.

D’où la diversité et la subjectivité de la beauté. « Enesthétique, disait Anatole France, c’est-à-dire dans lesnuages… » Le bien est beaucoup plus stable, car il estune connaissance à un degré quelconque : il aperçoit

soi, voilà la source des divergences esthétiques commedes divergences sentimentales en général : chacun abesoin d’autre chose que son voisin pour parfaire sonéquilibre.

D’autre part, l’organisation idéale étant double etcomprenant aussi un côté social, la beauté apportera àl’individu cette harmonie supérieure qui le feracommunier avec l’être social. Moment qui élève certainsesprits à une hauteur qu’atteint seulement le sacrifice.

Toute beauté, quand elle se traduit en acte, seprolonge donc en conséquences morales. Je veux bienque cette loi souffre de nombreuses exceptions et qu’ilsoit des musiques sensuelles et passionnées dont l’effet,sur celui qui se hausse à cette frénésie, est terriblementpérilleux. Mais cela s’explique aisément. La beauté étantsympathie et ayant ce pouvoir étonnant de mettrel’image du réel déséquilibré en harmonie avec l’équilibreidéal du moi, elle porte insensiblement l’esprit artiste àsympathiser avec tout, à ne plus voir que la beauté dansla passion, que le bien caché dans le mal, que l’énergiedans le vice, que la vie dans la sauvagerie, elle porte lemoi à transposer dans le réel l’harmonie qu’il sent en luiet c’est ainsi qu’il aboutit naturellement à cet éloge de laplénitude qu’ont toujours prononcé les artistes, à cemépris du renoncement, à ce panthéisme solidaire detout art. Seuls les très grands artistes ont pu pousser lebeau jusqu’où il devient religion et jusqu’où il s’identifie

avec le bien et le sacrifice .

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L’art n’a donc rien à faire avec la morale malgré leurétroite parenté, car il n’y a aucune commune mesureentre la sympathie et l’action. Bien plus, toutesympathie peut dévier en passion et la sensibilitédéveloppée par l’art semble porter d’elle-même à cettedéviation.

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VIINous avons vu comment la science peut nous donner

la base d’une morale. Or la meilleure pierre de touchede la valeur d’une morale, c’est la satisfaction qu’elledonne à l’humilité humaine. Plus un homme est avancédans la voie morale, plus il est humble. C’est là, non unprincipe, mais un fait d’expérience. Toute moraleutilitariste est donc mauvaise, parce qu’à l’en croirel’homme est capable d’atteindre facilement la vertuparfaite. La morale purement individualiste d’unSpinoza cesse d’être morale avec ce théorème :« L’humilité n’est pas une vertu. » Combien estsupérieure la morale d’un Pascal dans cette apostrophesuprême : « Le moi est haïssable ! »

Qu’en est-il de notre théorie ? C’est de la moralechrétienne qu’elle participe encore sur ce point. Suivantnos prémisses, en effet, les organisations réelles courentindéfiniment à l’équilibre idéal sans jamais l’atteindre.Quoi qu’il arrive, c’est toujours à cet antagonismequ’est acculé l’être moral : il tend à un équilibre quis’échappe et reste en un déséquilibre dont il voudraitsortir. « Je fais le mal que je ne veux pas faire et ne fais

pas le bien que je veux faire », plainte éter-

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nelle de toute conscience pure, plainte qui va jusqu’aucri d’angoisse, quand on descend jusqu’au fond de sonpropre cœur.

Or, on ne constate pas cette détresse sans qu’ils’ajoute à la simple morale un sentiment nouveau, uncomplément nécessaire d’ailleurs, le sentiment de valeur

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sans dire d’ailleurs que cette distinction est plusméthodique que psychologique et que le moi se moquedes cloisons que nous pratiquons en lui.

Telle est la religion, sacrifice dans l’ordre individuelet réalisation intensive de l’organisation idéale, dansl’ordre social. De ce seul point de vue peuvent se

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absolue que le sujet attribue à son idéal moral. Il y a làune manifestation proprement religieuse, le sacrifice dusujet à la valeur à laquelle il croit.

Ce noyau du fait religieux est naturellementenveloppé de manifestations accessoires, ne tenant paspeut-être à l’essence de la religion mais donnant prise àl’étude scientifique en même temps que la religion. Cesmanifestations sont les poussées de pensée autistiquequi entourent dès le subconscient la racine de la foi etqui s’épanouissent au dehors en ces poèmes splendidesque sont les métaphysiques et, à leur origine, lesdogmatiques. Nous nous en occuperons bientôt.

Pour en revenir à la religion, son aspect objectif,c’est-à-dire le sacrifice, entre dans le champ de l’étudepositive au même titre exactement que la morale. C’estlà la découverte de Comte, le premier qui ait compris lapossibilité d’une religion dans les limites de la seuleexpérience. Le sacrifice, c’est la réalisation intensive del’organisation idéale, par opposition à la morale, qui enest la réalisation extensive. Autrement dit, l’organisationidéale étant chez l’individu l’équilibre entre l’adaptationpersonnelle et la réalisation de l’équilibre collectif, lamorale commence par l’adaptation en se donnant pourfin la réalisation prévue, au lieu que le sacrificesuppose le problème résolu : il réalise, par un acteunique, sa part de l’équilibre collectif, puis seulement

s’adapte à la position qu’il a prise. Il va

déduire toutes les manifestations du sentiment religieux.La conversion est l’acte même du sacrifice, la prière estl’effort qui tend à prolonger l’effet de cet acte et toutesles croyances dont s’accompagnent ces deuxphénomènes sont les symboles autistiques quipermettent eaux sentiments de se fixer dans les élémentsconcrets du moi. Quant aux manifestations morbideselles s’expliquent également : le fanatisme est l’excès dela réalisation de l’équilibre collectif aux dépens del’adaptation individuelle, la mystique extatique estl’excès contraire, et ainsi de suite.

La science, qui fonde ainsi la religion comme ellefonde la morale, la science pourra nous donner les loisd’une religion naturelle dépouillée de toutemétaphysique, une pure forme où chacun mettra lecontenu qui lui plaît. Mais le problème est alors desavoir si l’on y mettra encore un contenu et si unereligion sans contenu gardera un effet quelconque surles hommes ? A cela nous n’avons que deux réponses àdonner, et deux réponses qui paraissent contradictoires,bien qu’à les analyser on leur trouve une unité profonde.

La première est toute naturelle : abstenons-nousradicalement de toute métaphysique et bâtissons surl’affirmation toute personnelle de valeur une foi quisuffise à la vie. C’est ce que nous allons tenter tout àl’heure.

La deuxième est plus hardie. Elle consiste à se placer

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sur un terrain purement psychologique et à ramener tousles systèmes métaphysiques à des mécanismes enrelation avec les affirmations ou négations individuellesde la valeur absolue. On soumettra naturellement aumême traitement la science elle-même, car chez celuiqui se passe de toute métaphysique la science en est

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Cette seconde solution serait donc l’idéal, car ellesatisferait à la fois le libéralisme le plus souple et ledogmatisme le plus exigeant. Elle satisferait les savantset les métaphysiciens, les mystiques et les sceptiques,les esprits conciliateurs et les esprits logiques. Elledonnerait à la fois une forme et un contenu à la

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une. C’est là une vérité psychologique qui ne fait pas dedifficultés. Puis on tentera l’aventure de montrer que,pour une attitude personnelle donnée, je veux dire que,

pour une affirmation de valeur donnée, toutes lesmétaphysiques se valent, il n’y a entre elles que deschangements de conventions, mais toutes supposent unrésidu invariant. Par exemple, pour notre attitudepersonnelle, ce résidu comprend l’affirmation d’unevaleur absolue, partant une volonté de conscience, etc.,et se retrouvera tel quel, que nous adoptions n’importequel système métaphysique. Cela fait, on procédera dumoi à l’univers en remplaçant ce moi dans l’ensembledes facteurs qui le déterminent et on cherchera ce quireste des relations qu’on aura établies entre lessystèmes. On arrivera ainsi à concevoir, par ledéroulement même du procédé scientifique qui nousaura permis cette analyse, une infinité de systèmesmétaphysiques valant tous la métaphysique mécaniste,c’est-à-dire la science, pour ce qui touche au problèmeuniversel, mais étant beaucoup plus compliqués dans lesquestions de détail où ils introduisent des entités là où iln’y en a que faire. Tels sont, par exemple, le mécanismeet le dynamisme. Pour nous ils se valent, ils disent à toutprendre la même chose, mais le premier est plus fécondpour la recherche de détail et le second pour l’action.Les différences ne sont pas dans les systèmes, elles sont

dans les morales.

conviction de chacun et permettrait à chacun de s’allierau reste des hommes tout en gardant son quant à soi.

Mais elle n’est pas établie…

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conscient, en partie dans la conscience. Le catholiquepeuple ainsi son esprit d’une foule de saints, et, auxheures de désorganisation nerveuse, ces complexes onttant de réalité qu’ils provoquent ces hallucinations et ces« présences » bien connues des psychologues. Cette viemystique n’a du reste rien à craindre de l’introspection

f d l f b à à

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VIIIRedescendons donc sur un terrain plus solide et

poursuivons notre exposé en montrant dans lamétaphysique et dans la pensée mystique des variétés decette pensée autistique. C’est du reste là le premier pasde la démonstration dont nous venons de parler autantque l’aboutissement logique de la synthèse que nousavons tentée.

Nous avons déjà souligné les deux procédésessentiels de la pensée autistique, la concentration et ledéplacement, qui ne sont à bien prendre que des modesspéciaux de la généralisation et de l’abstraction. Laconcentration, c’est le fait de rassembler en un seulsymbole un grand nombre de qualités prises dans lesobjets de notre intérêt. Le déplacement, c’est la facultéde reporter le contenu sentimental de ces qualités à leurnouvel objet.

Or, il est facile de voir que c’est ainsi que procèdetoute pensée mystique. Tout comme l’art, la religiondétermine en nous de nombreux « complexes » groupantles émotions et les sensations passées. Or, sous l’effortde la pensée autistique, tout ce monde de complexess’individualise et prend vie, en partie dans l’in-

scientifique. Pour moi, dont la foi se borne à croire àune valeur faisant cadrer la vie avec l’ordre universel, jesuis forcé, pour vivre religieusement, pour prier, par

exemple, d’individualiser également mes complexesreligieux et de me créer une symbolique analogue à uneœuvre artistique.

Quant à la pensée métaphysique, elle procède de lamême manière mais en embrassant les donnéesrationnelles sous les symboles autistiques sur une bienplus large échelle, naturellement, que la pure mystique.Son symbole essentiel, unique pour ainsi dire, consiste àrecouvrir la valeur absolue affirmée par la foi d’unrevêtement intellectuel tiré de la connaissance de l’être.

Or, ce symbole est possible de deux manières, car il ya deux éléments dans la valeur absolue. Il y a la normed’une part et le juge intéressé d’autre part. La norme,c’est l’organisation idéale, le juge, c’est ce vouloir vivrequi sort du fond des choses, c’est le fond des choses.

Partons de l’organisation, d’abord. Quoi qu’on fasse,l’équilibre qui la caractérise n’est jamais stable. Mais sil’on a compris le mécanisme des troubles moraux,intellectuels ou religieux qui font incessammentobstacleà cette stabilité, on se rend compte que la seule cause dedéséquilibre est toujours le défaut d’assimilation, c’est-à-dire d’abord de connaissance. L’être qui embras-serait dans sa conscience les mobiles cachés

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de toutes les actions humaines, loin d’être livré auxpassions qui nous secouent, serait ému d’une grandepitié et envelopperait les hommes d’un seul et mêmeamour. Mais la nature lui resterait encore étrangère entant que cet être n’aurait pas assimilé l’univers toutentier dans son corps comme dans sa conscience, il

t it j t à di dé é ilib i ê h t

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A Kant revient l’honneur d’avoir démasqué l’erreurde ce raisonnement. Mais, par un retour ironique dudestin, il a commis lui-même l’erreur correspondantepour l’autre élément de la valeur. Si la valeur veut unenorme, qui est l’équilibre idéal, elle veut un juge qui estle fond des choses. Kant, après avoir dénoncé le

b l i it l’é ilib t it l ê

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resterait sujet à ces divers déséquilibres qui empêchentl’organisation de se réaliser. L’équilibre idéal, c’estdonc celui d’un être parfait à la fois immanent et

transcendant au monde.Tel est le premier symbole dont l’esprit a recouvert lavaleur absolue. Il n’est pas difficile de voir que lesGrecs, par exemple, ont suivi exactement cette marchepour en arriver au Dieu du christianisme. Avant decroire à un seul Dieu, Platon concentrait déjà les Idéesen une seule, celle du Bien, objet de la recherchephilosophique comme de la recherche morale. Puis ilidentifia cette Idée avec le Dieu unique, l’être parfaitqui, à travers Aristote et les Alexandrins, a inspiré lamétaphysique chrétienne.

Rien n’est intéressant à ce point de vue commel’étude des preuves données de ce Dieu parfait. Voussavez comment Kant, en des pages lumineuses, aramené toutes ces preuves en une seule, la preuveontologique. Je ne veux pas faire l’histoire de cettepreuve et de la critique qu’en a donnée Kant, bien qu’ily ait là la matière la plus féconde pour la recherche que j’ai cherché à préciser ici. Je voulais seulement vousfaire sentir où se trouve le nœud de la question etcomment une preuve tirée de la seule idée du parfaitnous montre le travail de la raison et de la penséeautistiques réunies, cherchant à incarner la valeur dans

l’Etre et dans l’Etre idéalement équilibré.

symbole qui recouvrait l’équilibre, a construit le mêmesymbole sur le fond des choses. Il n’a fait, à toutprendre, que de retourner le raisonnement de Saint-

Anselme, mais en insistant sur le côté de la valeur plusque sur celui de l’être. Toute laCritique de la raison pratique est le résultat de cette démarche. Le Dieu decette critique n’est que la valeur absolue érigée enentité.

A côté de ces deux sortes de théismes, il y a lesmétaphysiques panthéistes. Celles-ci, au lieu de reculerla valeur absolue au delà des limites de l’existencesensible, l’incarnent au contraire en plein dans le réel.Même sophisme dans cette hypostase initiale, et mêmesymbolique, mais le résultat est autre au point de vuemoral. Les premières métaphysiques avaient en effet lemérite de sortir la valeur des atteintes du réel. Aussi ont-elles toujours été le soutien des grandes morales et desgrandes religions. Taudis que l’identification pure etsimple de la valeur à l’être a cette intolérableconséquence d’enlever toute chance de sauver lesvaleurs supérieures.

Mais avant d’en arriver là, le panthéisme se présentesous deux formes à distinguer soigneusement, car le réelest double. Il y a, toute notre science des genres nous l’arépété incessamment, il y a deux faces dans toute vie : ledéséquilibre réel et l’équilibre idéal. Or, un certain

panthéisme a compris ce déséquilibre et a identifiéDieu, non plus avec l’être brut, mais avec

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gieux, supprimant tout rapport de l’absolu au relatif.Dieu immanent ? Certes, puisqu’en étant la source detoutes les valeurs, la valeur absolue est partout et entout…

Bien plus, la valeur divine est seule à donner à laconscience morale l’absolu que lui attribuent lescroyants aussi le premier sentiment de l’homme en face

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firmé la valeur, et non plus mentalement, commechacun, mais par la mort, par le grand cri – Eloï,éloï… – par la paix ultime du « Tout est accompli ».

Le salut est là à jamais.La voilà, la foi pleine que je vous promettais.

Trilogie nécessaire du Dieu source de toute valeur, del’homme anéanti devant la sainteté et de la Croix qui

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croyants, aussi le premier sentiment de l homme en facede cette valeur est-il le sentiment de sa misère totale, deson incapacité d’arriver de lui-même à aucun bien. Et ce

sentiment de détresse, qu’explique la sciencepuisqu’elle montre l’opposition continuelle desorganisations réelles et de l’organisation idéale, estexaspéré par la foi. Plus on croit, plus on est humble etplus on crie au secours.

Le secours, voilà donc la réalité découlant de lavaleur absolue pour la compléter. Point de foi sans salut.Point de Dieu sans Christ.

Or il y a dans la réalité une expérience de consciencetelle que la valeur s’y soit incarnée tout entière. Il y a euune conscience humaine pour connaître l’harmonieparfaite entre cette partie du moi qui dit « tu dois », etcette autre partie qui écoute et réalise. Et cet équilibres’est traduit dans cette conscience par la communiontotale avec le divin. « Moi et le Père nous sommes un ».Et, comme ils étaient Lui, le Christ a poussé le sacrifice jusqu’où jamais homme ne le poussa, jusqu’à la Croix.Il a aimé, humblement aimé, jusqu’au Calvaire, et c’esten cette heure unique que s’est tranchée la questionsuprême adressée par l’homme au mystère.

Le Christ crucifié, abandonné des hommes, abandonnéde son Dieu pour la première fois de sa vie, le Christ,seul en face de la nuit et seul dans le martyr, a af -

l homme anéanti devant la sainteté et de la Croix quisauve. Tout le christianisme est là.

Il est tout entier dans cet homme. Le Christ éternel,

auquel, depuis vingt siècles, s’adressent les rêves, et lesespoirs de chaque génération. Il est le Christ que tousles hommes ont voulu solidariser avec leur idéal, parcequ’ils ont vu en lui la seule source de vie. Le Christ deRome et le Christ de Genève. Le Christ de Pascal et leChrist de Vinet. Le Christ des Eglises et le Christ dessolitaires. Le Christ de l’ordre et celui de la révolution,celui du dogme et celui du libéralisme. Le Christ de lavie pleine et le Christ de l’ascétisme. Tout est en lui,harmonieusement fondu, tout procède de lui.

Tous l’ont recouvert de leur métaphysique, depuis lethéologien juif qui inventa la sombre tragédie dontl’Eglise a fait une révélation.

Mais reprenons-le, tel qu’il a été.Car sans lui, la vie serait vide, et entre l’exigence

absolue de la foi et la misère absolue de la nature, ledésespoir seul serait notre lot.

Mais non ! Le Christ a vaincu ! Joie, immense joie,tout rayonne de cette victoire, qui reste un scandale enmême temps que le viatique…

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passions sont des déviations de l’état normal. Il a vu quela vie totale, c’est l’équilibre obtenu par le sacrifice etl’altruisme, et non cette vie pleine des esthètespaganisants qui ménagent un compromis entre l’idéal etla brute. Que de passages de l’ Emile on pourraitrassembler pour les mettre en parallèle avec les résultatsde la science actuelle et toujours on verrait que Jean-

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LE SALUT SOCIALNous croyons avoir rapproché la science et la foi. Il

est temps maintenant de nous rappeler ce qui nous avalu cette recherche : c’est le salut social.

Il est clair que ce salut est uniquement l’affaire desindividualités. Les êtres collectifs seraient embarrasséssi nous ne prenions pas cette charge sur nous. LeProgrès n’est pas une Providence à laquelle on peut s’enremettre sans autre, le progrès est une virtualité qu’onréalise au seul prix du labeur et de l’expérience. Il nousfaut donc avant tout des personnalités à la fois moralesdans le beau sens du terme et trempées aux disciplinesscientifiques.

Je vous ai esquissé un programme. La formuled’éducation à en tirer est simple : retourner à la nature.Relisez Rousseau, laissez-vous à nouveau pénétrer deson souffle, et vous comprendrez la profondeurétonnante de cet esprit. Rousseau l’avait vu, la natureest morale, c’est elle qui, mécaniquement, donne à la vieson plus haut idéal. Alors que les panthéistes en touttemps ou les matérialistes du XVIIIe siècle ont fait de lanature l’excuse des faiblesses humaines, Rousseau acompris la loi profonde de la vie. II a vu que le mal et les

de la science actuelle, et toujours on verrait que JeanJacques avait vu juste, à cause sans doute de cet espritsophistique qui lui permettait de maintenir toutes les

nuances au mépris de la logique.Mais avec ces individualités, tout n’est pas ditencore. Avant d’entreprendre une reconstructionsociale, le devoir primordial à observer, c’est derespecter toute tendance humaine. Ce respect ne doit pasêtre un éclectisme et surtout pas officiel. Le respect nesupprime pas la lutte, il la discipline. Et, d’autre part, onne concilie pas les doctrines en les déformant. Je veuxdire que, pour concilier les tendances, il faut conserver àcelles qui sont exclusives leur intransigeance elle-même. Ainsi l’on ne concilie pas science etmétaphysique en les superposant sans autres, mais entenant compte du caractère agnostique de la première.On ne peut concilier le catholicisme avec rien sansrespecter son dogmatisme.

Du jour où, par le moyen de la science, nouscomprendrons la merveilleuse unité d’aspiration et defoi dans la diversité des questions humaines, le respectseul, un respect sincère et plein d’amour s’imposera ànous. Ce respect doit à jamais rester vivant parmi lesrévolutionnaires que nous voulons être. C’est unecollaboration qu’il nous faut entreprendre, non uneoffensive. Il vaut mieux passer sur les divergences que

le temps peut atténuer que d’accuser des prétentions im-

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nous ont précipités dans la guerre actuelle. En face deces ruines, il est du devoir de notre socialisme deproclamer hautement la nécessité d’une politiquemorale. Et le fondement de cette morale descollectivités sera le même que celui des organisationsindividuelles : la définition de l’équilibre idéal. C’est ceque nous allons voir.

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tendances, une synthèse conservant le corps social de lapremière et l’individualisme. L’unité serait la viereligieuse elle-même, tandis que l’individualisme semanifesterait par la diversité des croyancesintellectuelles. Je sais bien qu’il y a là de sérieusesdifficultés psychologiques, mais elles viennent bien plusdu défaut de culture des croyants que d’une cause

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qLa préparation esthétique importe elle aussi. Nous en

avons assez de ces littératures décadentes qui servent

l’art pour la bête en parlant d’art pour l’art. L’art pourl’art, certes, niais pour cela il faut des artistes, c’est-à-dire des hommes. Il nous faut aussi une littératured’idées, qui nous donne la substance nécessaire à la vie.

La préparation religieuse, enfin, importe plus que jamais. Mais pour elle, je ne compte plus sur les Eglisesdont on voit le travail aujourd’hui. Je compte sur lesocialisme, car à lui seul il est déjà une religion.Montrez-lui les conséquences logiques de cette attitude,et vous en ferez l’Eglise de demain…

Sera-t-elle basée sur le type du catholicisme ? Nonpas, car la formule catholique rend l’Eglise incapable deréaliser l’équilibre idéal de l’organisation. En effet, parsuite de l’unité dogmatique qu’elle impose à sesmembres, l’Eglise rend illusoire ou stérile leurdifférentiation individuelle. Il n’y a plus qu’unecroyance et plus qu’une morale et, s’il y a unité, c’estaux dépens de l’adaptation personnelle. Il y a excès dutout aux dépens des parties.

Le protestantisme ? Pas davantage, car il tombe dansl’excès contraire, d’où la disparition progressive del’élément social de la religion.

L’Eglise idéale serait donc une synthèse des deux

y qintrinsèque.

Les règles que s’imposerait cette Eglise seraient au

nombre de trois essentiellesRéaliser l’autonomie individuelle, c’est-à-dire ne jamais imposer aux consciences les croyances ou noncroyances du groupe religieux.

Réaliser la communion sociale, c’est-à-dire ne jamaisvoir dans les divergences intellectuelles des individusdes raisons de rompre l’harmonie du groupe.

Distinguer la vie religieuse de toute croyancephilosophique.

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