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Éditions: N.S.E. ISSN 1370-12-90, Mars 2000 Imprimerie ITG ANAMNÈSES ET TRANSITS Georges Vujic Éditions N.S.E. Mars 2000

Jure georges Vujic Anamneses et transits, essai sur l'indifferenciation

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Éditions: N.S.E.ISSN 1370-12-90, Mars 2000

Imprimerie ITG

ANAMNÈSES ET TRANSITS

Georges Vujic

Éditions N.S.E.Mars 2000

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À Zrinka "À nous qui ciselons les mots comme descoupes

Etquifaisons des vers émus trèsfroidement

Ce qu'il nousfaut, à nous, c'est, aux lueursdes lampes

La science conquise et le sommeildompté"

Verlaine

"Je viens chercher de solides désillusionsparmicessolitudesoù viventnues les vérités"

Calderon de la Barca

"Ilcherche toujours une issue etne trouve

toujours qu'une entrée, paroù

ilrentre en luimême"

Kierkegaard

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INTRODUCTION

~

ELÉMENTSET

INDIFFÉRENCIATION:

CORRESPONDANCES

Éléments etindifférenciation: Correspondances

Le monde des éléments qui nousentoure et qui appartient à l'ordre dela réalité sensible, semble affecté d'uneinfinie variabilité de manifestations etde genres. L'appréhension conscienteet l'image que l'on se fait de tels élé­ments semblent à chaque fois nouséchapper comme ils se perdaient àchaque instant dans les dédales phé­noménologiques, les myriades factu­elles hors du champ de notre percep­tion et de notre language commun.Cependant, à chaque découverte d'unélément nouveau, qu'il soit minéral,végétal, ornemental, purement maté­riel ou mental, je m'applique à sur­monter l'effort et l'incertitude qu'im­posent à ma conscience ainsi qu'à mafaculté imaginative la manifestation detels éléments hétéroclites.

Ainsi, le monde des éléments aussiirrégulier soit il, paraît pourtant s'inscri-

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Anamnèses et transits

re dans une certaine constance, uneforme subtile de logique intrinsèque,voir un agencement inné et régulier.La relation constance et inconstance,variabilité et immutabilité, évolue enfonction de divers facteurs, du tempsqui les oblitère ou les dévoile, du cy­cle des morts et des naissances, desdistances et de l'espace qui altèrent leurperspective ou tout simplement desaccidents qui défigurent leur image etleur habitus originel. Ainsi les agence­ments constants qui résultent de lapériodicité et de l'espace sont disposésd'une manière inconstante dans lechamp de notre perception sensible.Le jeu de notre conscience, de notrepensée comme de notre imagination,varie et différe selon les individus.Alors, la vue d'un objet, l'écoute d'unbruit, l'inhalation d'une odeur, peu­vent être imaginés simultanément,

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Éléments etindifférenciation: Correspondances

mais 'ils peuvent être de même trans­formés et déformés jusqu'à perdre leurphysionomie, leur identité initiale augré de l'esprit et de la pensée de l'indi­vidu qui les saisit.

Pourtant seule la conscience et laconnaissance d'un tel pouvoir d'asso­ciation et de représentation différen­tielle me conférent une valeur exquise.Ainsi tout homme est doté d'une puis­sance d'évocation qui à chaque foisemporte une vision unique et dif­férente, liant l'objet, l'élément regardéà une histoire propre, presque un contede fée suscité par l'essence d'une élé­mentarité sublimée.

Les éléments qui peuplent notremonde sont le lieu de divination in­cantatoire unique et spontané qui faitqu'à chaque fois la vision des nappesridées de l'eau, le sillage des oies sau-

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Anamnèses et transits

vages en filigrane d'ombres, les feuil­lets invisibles de l'espace, les dômesdressés, les chorégies de diatomée, lesvoussures effilochées, les arcs bou­tants, les filaments de feux, les arbores­cences boréales et lointaines, les bou­quets de laves embrasées, les irruptionsfloréales, les chutes des draperies ver­meilles, la triangularité des vols mi­grateurs, se construisent et se décon­struisent dans l'édifice mouvant denotre conscience.

Une chose est sûr, notre faculté as­sociative qui combine simultanémentles éléments hétéroclites et informes,se présente comme l'unique attribut decontinuité qu'un être peut détenir tellela tumeur des ondes des étangs qui naitet disparait à l'instant même où la vi­sion jaillit telle l'étincelle d'une illu­sion, à l'instant même où la pensée seboucle telle une coquille figée dans la

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É/émentsetindifférenciation: Correspondances

concavité d'une voute sableuse, àl'instant même où l'on se perd dansl'ivresse de l'instinct particulier.

Je me refuse à voir dans le mondedes éléments l'expression d'une seuleet unique réalité sensible. Mon obser­vation qui s'apparente à la reconquêtede mon espace intérieur pésupposel'abandon des notions fétichisantes desupériorité et de grandeur. Je ne cul­tive pas la péférence d'un élément,d'un objet à un autre, et je ne m'aban­donne pas à la déléctation de l'indivi­dualité de l'éspèce élue qui n'entre­tiennent que la fiction d'un délice hyp­notique et sécurisant. Je n'établisd'ailleurs aucune hiérarchie entre lemonde des associations, car toutes lesformes de combinaisons me semblentnaturelles et légitimes.

La seule question étant de savoir sinous possédons la force de les faire

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vibrer, de les déchiffrer et de décou­vrir les messages qu'elles suscitent.L'expérience des éléments impliquetoujours un phénomène de transfert;le vécu, l'observation d'un élémentquelconque, nous transportent versd'autres éléments par le jeu géométri­que de notre perception qui distribuediagonalement et par voie d'interce­ssion sélective, l'attention et l'intérêtde notre mémoire.

Ainsi les éléments nous emportentcomme aux confins des couloirs envoie de déviation permanente, dans lemonde des transitions, où l'on nav­igue; tumultueusement et chancelant,à la remorque de moments uniques etconsommés. Tels des contrepoints,nous passons tout comme le surseautd'une liaison cumulative d'un point àun autre, d'une pensée c une autre,d'une impression à une autre, d'une

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Éléments etindifférenciation: Correspondances

réflexion à une autre, d'un élan versune déception toujours autre. Le sen­timent de diversité enrichissant, cohab­itant tel le fantôme toujours présentd'un nouvel espace vierge avec le rudesentiment d'être un glacier à la dérive,l'hurlement strident d'un homme entransit, qui comme une mécaniqueboiteuse s'engage sur les deux voiesopposées d'une même autoroute en­combrée. Les états de transits sont toutcomme le découpage d'une marche anralenti, le roulis d'une mobilité sta­tique. De bifurcations en réaiguillagesjusqu'aux longs moments de pose, lestransits comme la corde tendue d'unefronde, établissent entre moi et les élé­ments que je rencontre, un jeu cibléde rapports éphémères dont l'exten­sion et la persistance varient en fonc­tion d'un prolongement soumis à ladure et subtile épreuve de la retenue.Retenue délibérée; retenue mesurée; re-

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tenue à l'extrême; Prolongements quifinissent par claquer telle frappé d'unefronde qui projette mon vécu toujoursplus loin, là bas sur la touche, auxcroisillons des élysés de solitudes in­fligées, solipsismes simiesques. Et lorsd'un nouveau transit, dans l'effrite­ment d'une édacité inéluctable, je sai­sirai peut être le vrai sens du vécu, dontla signification viendra me transir com­me une solère étiolée, dans la fournaised'une fronde entamée contre moi même.Les éléments du monde sensible aussidifférents soient ils les uns les autres,prenn~nt la forme d'un édifice baroquequi à travers les supports ornemen­taux, l'enchevêtrement des ogives, lefoisonnement des courbures, l'écla­boussure des niches tâchetées de sil­houettes frippées, les squelettes de pro­fils, les oves, le moucheté des marbres,nous livrent à travers les dédales deformes distinctes, l'image d'une sen­14

Éléments etindifférenciation: Correspondances

sation flottante, d'une atmosphère oùtous les puissants souffles de proba­bilités convergent vers un centre uni­que, telles les harmoniques d'une or­gue en pleine expansion.

Les éléments suscitent en moi unecurieuse anamnèse de laquelle surgitl'évocation profonde d'une précon­science dans laquelle les propriétés cri­stallines, végétales, liquides et métal­liques des éléments appréhendés, sem­blent d'emblée constituer la cristalli­sation de souvenirs dispersés. Tels lesmailles de stries anciennes, les mém­oires d'états de grâce, les états de chu­te, d'indifférence et de profondes mé­tamorphoses, ces anamnèses quasili­turgiques où la communion des élé­ments les plus divers, différençiés, réelset impavides, parlent de nous, témoi­gnage de notre être profond, commel'eucharistie parle des scènes saintes

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Anamnèses et transits

d'un christ trahi, crucifié et réssucité·,les éléments suintent le sang verséd'une anamnèse qui me renvoie dansles faub.ourgs du Golghota de l'incon­scient enfoui, occulte, refoulé et renié,dignité où trône la réminiscence de mapropre trahison et négation; anamnès­es où convergent les métaphores d'ima­ges fortes, projection archétypales;anamnèse devenant la tige mouvanteet dianthique d'espoirs et de satisfac­tions, d'angoisses et de douleurs, rémi­niscences de vie et de mort. L'anamnèseest alors cet effort minutieux de remé­moration qui me conduit vers l'évo­cation d'existences antérieures où cesmêmes éléments que j'appréhende auprésent, ne sont au fond que les frag­ments d'une essence immatérielle,transcendantale; des touffes à spatulesde chanvre, sérails fracturés aux pétalesd'azalées d'une essence absorbée, re­tournée dans sa propre expérience;16

Éléments etindifférenciation: Correspondances

expérience à chaque fois renouveléequi tel un mirmillon fielleux se débatdans l'arène d'un noviciat d'une in­spiration pélagique; essence d'aéro­lithe amortie par le spin diluvien des

sens.

Les éléments et les choses qui nousentourent semblent être le fruit d'undéterminisme naturel ou social qui fontd'eux la trame de la réalité tangible.Pourtant, l'évidence, la différenciationapparente des choses pourraient êtreremise en cause par l'incertitude quel'on pourrait exprimer et ressentir àl'égard du postulat de l'existence au­tonome et réelle de telles choses. Ain­si épris d'une incertitude quasi in­hérente à ma personne, épris d'un doutesur l'existence apparente des chosesvisibles, mon esprit s'exerce à frag­mentariser en quelque sorte les élé­ments et les objets que je perçois pour

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Anamnèses et transits

ressaisir des formes de déterminationset de nouvelles distinctions; sous l'effetd'une indifférenciation toute singuli­ère tissée par l'incertitude du mondeambiant, les éléments différenciés sem­blent se fondre pour s'abolir dans unetotalité où le moi, le conscient et l'incon­scient, la pensée, et toutes choses per­dent leurs repères et leurs contours.

Aucune démarcation ne semble plusséparer les éléments différençiés del'observateur indifférencié que je suis;tous deux s'unissent dans une indéter­mination où toute distinction s'annule.

Ainsi par la voie d'anamnèses et parla voie des transitions, les éléments dif­férençiés aboutissent aux confins oùtoutes marques distinctives disparais­sent pour laisser place à l'expérienceimmédiate de l'évidence, quand l'objetet le sujet s'oublient et où l'on prend

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Éléments etindifférenciation: Correspondances

congé du monde des formes rejetanttoute discrimination. Alors, je m'effor­ce à ce que l'appréhension de l'élémentdistinctif différençié soit surmonté ettranscendé pour passer du monde desformes au monde indifférencié où seconsument les caractères, les différenc­es et les oppositions pour laisser laplace au fait.

Le monde des éléments semble ainsicouler à l'image de la sciure le longd'une multitude de bougies panagiqu­es, mitres chevauchants la marée mon­tante et descendante pour enfin se di­1uer telle une cire radieuse dans uneseule et unique lumière indifférenciée,l'encre d'une fumée, sceau de l'éphé­mère pour tout ce qui est et sera évident.

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PRÉSENCE AU MONDE

Présence aumonde

Au de là de toute philosophie prag­matique et des religions accomodantes,des fausses sagesses réactionnaires, jem'instruis à approfondir et dévelop­per une certaine présence au monde.

Cette présence qui correspond à l' es­quisse d'une certaine forme de l'esprit,ne consiste pas à concevoir et à s' affir­mer sur des bases uniquement idéolo­giques. Pour ma part elle procèded'une attention flottante et fluide quitraverse, sans s'arrêter, se fixer. Elle estcomme une voie qui s'écoule et ne vanulle part. Cette présence ne poursuitrien et ne prêche rien. Elle présupposeun engagement intégral et un retraitimmédiat. Son rythme est marqué parune alternance de rapidité, de lenteur,de mouvement et de pose.

Elle consiste à évoluer au gré dessituations et des circonstances, car ellepart de l'expérience que tout est flux,

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Anamnèses et transits

procès et transformation constante.Son mouvement est un vaste mouve­ment de régulation qui génére un dé­doublement perpétuel, qui d'un ex­trême à un autre n'incline vers aucund'entre eux.

Cette présence au monde ressembleà sa propre immanence. Elle se refusede'donner une essence prédéfinie à lavérité; la seule unité qu'elle conçoitcorrespondant à un tissu commun àtoutes les choses de l'univers. Ellesaisit derrière les contingences de laréalité quotidienne, le réel existentielintangible, presque invisible. Pour levoir,; il faudra le réaliser et le chevauch­er pour le ressentir; L'existence étant àla fois tendue et transitoire, le réel étantun évènement permanent, chaque réal­ité résonne selon sa propre disposition.Cette présence au monde consistera àcapter, frayer des passages, relier les

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Présence aumonde

extrémités, créer des correspondanc­es; elle reste un mouvement concen­trique de l'esprit qui sans grandes ,con­vulsions, embrasse à chaque fois uneglobalité passagère. Elle savoure laquiétude, le silence et l'ampleur del'esprit.

Le monde étant plaçé sous le signede la multiplicité, la signification ul­time qu'il pourrait prendre résideraitdans sa capacité à unifier les contrai­res. L'attention reste tendue vers lemystère des choses évidentes dont latoile de fond reste inaccessible aux lan­guages abruptes de la rationalité et dela volonté accaparatrices.

Comprendre et intégrer plus quemesurer discursivement pour s'appro­prier immédiatement, définitivement.

Ici la légereté d'une disposition ou­verte et perméable de l'esprit s'oppose

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Anamnèses et transits

au poids réducteur d'une pensée agai­rie et schématisante adossée aux con­treforts des jugements de valeurs. Cetteprésence au monde jouxte les confinsde l'infini pluridimensionnel par lavoie d'une perception des finitudes etdes concrétudes de l'existant.

Franchir les caps rugissants de laconfrontation verbale, les frontons del'émulation humaine, pour enfin rejo­indre la captivité consentie de sa pro­pre imperfectibilité, empreinte de l'éphé­mère, voiles dressées des vaisseauxprodiges de l'entendement intuitif.

Sentir le murmure des accords del'amour pour y entendre couler inlass­ablement dans le tumulte d'un purga­toire, les eaux pétries de l'orgueil etde la passion.

Effleurer l'espace d'un instant leblanc linceul de la compassion berçantdans l'indolence des sens magnifiés.24

Présence aumonde

Tracer des chemins, entrevoir les is­sues du devenir sans se prononcer, sansanticiper sur les marches à suivre. .Toutsimplement demeurer.

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nLE JASMIN D'UN ÉVEIL

Lejasmin diJn éveil

Pour ma part l'éveil reste intime­ment lié à l'expérience de notre venueau monde. Il est l'acceptation sereinedu douloureux dilleme du devenir quioscille entre négation et affirmation.Se défaire de notre pâle tunique de so­ciabilité. Se libérer de l'état de veille,de somnanbulité sociale dans lequelnous sommes inexorablement plongésaux confluants des pressions externes.

Loin des machinations saccadéesdes journées infernales, l'éveil est cetteimmersion dans la nuit avançée, nuitprofonde, dans l'écho des ragas, oùl'on peut ressentir les palpitations so­nores des ténèbres, qui du crépusculeà l'aube nous invitent à l'explorationsubtile de notre propre affect.

On y écoute les longs sanglots del'amant et de l'amante à la recherchedes temps perdus, inclination contin-

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Anamnèses et transits

uelle au coeur des nymphéas du re­pos éternel.

Rechercher à travers les limons dumérite les lambeaux fictifs d'une pos­térité royale, pour y parcourir les sil­lons parsemés de limbes mercuriales;comprendre que ces étendues qui pe­uplent notre coeur ne sont que le re­flet d'un vide sans fond, sans prise,effluves d'un éther folâtre.

L'amertume est ce voyageur ano­nyme qui surgit toujours à l'impro­viste dans l'antichambre de nos désirs,au paroxysme de notre perdition ex­quise. Dans un monde qui castre nospotentialités au nom de toutes sorte denormativismes et de morales quelcon­ques, l'éveil est à coup sûr une rup­ture blessante avec soi même. L'expé­rience et l'acceptation de sa propre dé­crépitude, qui présupposent un deuil

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Lejasmin d'un éveil

puis une certaine élévation, en som­me toute la denrée des âmes simpleset humbles.

L'éveil serait tout comme ce voy­age initiatique d'un oiseau migrateurqui traverse les vallées de la recher­che, l'amour, la connaissance, l'indif­férence, l'unification, la stupeur et l' an­éantissement. Comme cet oiseau quifinit par se découvrir lui même, à tra­vers nos pensées les plus intimes, nosactes les plus anondins et les plus im­prévisibles, nous sommes appelés à ré­aliser une absorption en soi même.Alors les antinomies s'effacent parl'inversion du regard, l'oeil de l'objetse gargarisant comme un pantomimeattitré à la rescousse des garnementsalizéens du sujet.

L'éveil est cet effort de retournernotre propre oeil au dedans et de pra-

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Anamnèses et transits

tiquer une astronomie sublime dansl'infini de nos coeurs. Il récuse les ef­forts trop intenses et gravite dans lespourtours de la détermination abolieet du détachement contemplatif.

L'éveil est cette approche fluetted'une silhouette frêle qui chancellefragilement sur une horizon rectilignepresque parfaite. Suivre pas à pas, sansretenue et sans se retourner, les om­bres fuyantes du devenir vers le des­tin mansardé d'un foyer spirituel sin­gulier;' dissocier du regard les mincespastelles enchevêtrées du monde am­biant pour parvenir à l'hémicycled'une lumière transcendante.

Alors l'ocre ornemental se détacheprogressivement des lourds portraitsde la réalité tangible pour rejoindred'emblée les perspectives vernacu­laires de l'irréel immergé dans l'intéri-

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Lejasmin dun éveil

orité. Le blanc s'évapore vers les nuéesbleuâtres médusées, le jasmin se mari­ant au jaune, le noir fardant le rouge,et les enluminures aériennes viennentsuspendre de leurs ailes émailléesl'instant d'un soupir de prosternation,la saveur d'un suaire inconnu. Empoi­gner les cornes du ressentiment et dela haine pour maitriser les flancs bes­tiaux de sa propre torpeur.

Savourer l'éveil telle une monadetraversant paisiblement la voie lactéede notre propre abîme.

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mLUMIÈRE D'ICÔNE

Lumlëre d'icône

Lorsque je regarde une icône, j'yvois l'immanence de sa lumière ocreet poupre se diluer minutieusementdans l'immobilisme des visages exaltésou en berne, saignants sur leur gibet.J'y vois les diadèmes fleuronnés etéblouissants ornants les personnagesdivins; Le temps semble s'y attarder,s'amoindrir pour ne plus s'écouler,demeurant dans l'accomplissementdivin et la placidité de la croyance ab­solue.

Dans sa surface, sa structure, son his­toire, sa matière, l'icône est porteurd'un usage idéal, véritable téléologieincarnée dans la matière et la forme.L'icône déverse une présence envel­oppante qui comble les cavités spatialeset les vides amenuisants qui peuplentla pensée chronologique. Elle me faitentrer dans le sanctuaire de la circular­ité capilaire et globalisante qui génère

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Anamnèses et transits

en moi à chaque regard à chaque at­tention, à chaque instant, l'éternel re­tour d'une contemplation dévouée; Encela l'icône est ce convive suave quirestitue le goût de l'intemporalité, miseen évidence d'une vision transmuée enévénement sensuel et liturgique. Elleest cette image filiale vers laquelle con­vergent toutes les vénérations visuelleset charnelles.

Devant l'icône je comprends qu'elleinaugure la vison face à face; dans uneperspective eschatologique, elle sug­gère mon vrai visage d'homme, monvisage d'éternité et peut être ce visageque Dieu contemple. Et c'est précisé­ment litttéralement par un esprit à es­prit, un visage à un visage, sans trêveavec le transcendant et avec l'imman­nent, positif ou négatif, que l'icônesurmonte un double paradoxe: ellesuscite un processus non objectivable

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Lumière d'icône

ouvrant sur quelque chose qui est es­sentiellement indicible et qui est enmême temps le réel suprême, puisquec'est l'être divin dans ses manifesta­tions.

En ma qualité de contemplateur,j'approche un degré de vision immé­diate centré sur moi même et en mêmetemps sur l'Être. L'icône ne représenteplus un espace réel, il est lui mêmemesuré en tant que territoire; l'illusionde la profondeur fait place à la littéral­ité de l'espace; privé de perspectivesconventionnelles, je peux imaginerdans l'icône la présence d'un point defuite qui soit un point de jaillissement,une source de lumière, soleil ou étoiledont les rayons remplacent la pyra­mide visuelle. C'est donc la lumièrequi constitue l'étrange défi de cette ab­sence de perspectives; non la lumièrequi s'attache aux objets, mais celle qui

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Anamnèses et transits

constitue l'espace et conditionne la vi­SIon.

Les icônes médiatisent la contem­plation, en ce sens que l'amour ducontemplateur contribue à le purifieren le libérant de son imagination fantas­magorique, c'est à dire corporelle. Moncoeur ouvert et réceptif devant l'icône,affranchit surtout mon entendement dela multiplicité et du rationalisme desconcepts, en un mot de l'idolâtrie desnotions. C'est à ce stade de la con­templation libérée des obstacles men­taux, que je parviens à éffleurer unecertaine visuelle de la vérité aprèsl'extinction de la vision purement in­tellectuelle.

La représentation de la lumière in­créée qui transfigure un visage sym­boliquement, exprime aussi la pleini­tude de l'existence personnelle. Lesymbolisme de l'icône se fonde sur36

Lumière d'icône

l'expérience de la mystique: les yeuximmenses, suaves sans éclat, les or­eilles réduites comme aplanies et in­tériorisées, les lèvres rectilignes fineset pures, la sagesse et la noblesse desfronts dilatés, tout révèle un être unifié,pacifié, illuminé par la grâce.

Les saints sur les icônes sont tou­jours de face car ils accueillent celuiqui les contemple et l' entrainent dansla dévotion et la prière. La lumière etla paix se copénètrent et ordonnentleurs attitudes, leurs vêtements, imprè­gent l'ambiance qui les entoure. Au­tour d'eux les plantes et animaux sontdu domaine de l'abstrait selon leur es­sence paradisiaque. Les architecturesdeviennent un jeu surréaliste renver­sant les géométries du monde profane,les perspectives étants renversées, leslignes ne semblent pas converger versun point de fuite, signe de l'espace dé-

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Anamnèses et transits

chu qui sépare et enferme à la fois;elles se diluent, se dilatent dans la lu­mière. Cette lumière que suggère leSaint esprit, colombe ou langue defeu, est d'essence divine, et ne provi­ent pas d'un foyer précis. Elle captivel'espace dans sa totalité sans projeterd'ombre: le fond même étant lumière.

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IV

FLAMMES ET

OBOMBRATIONS

Aammesetobombrations

La flamme recèle un monde quin'appartient qu'à l'homme livré à lasolitude. Je contemple cette flammedans la solitude et je perpétualise lerêve, un onirisme original. Elle réus­sit à me détacher du monde ambiantpour me faire entrer dans le mondedu rêveur. Cette flamme incarne uneprésence spécifique et alimente monpsychisme de rêveur solitaire d'unedenrée verticale, ascentionnelle toutcomme la mèche allumée d'une bougie.

L'évanescence de mon esprit est an­alogue à celui de la flamme. Elle trans­forme et consume ce qu'elle touche etlorsqu'elle devient plus intense, ellerendra l'objet consumé plus incandes­cent plus enflammé jusqu'à enfin de­venir flamme à son tour.

La flamme que je contemple tombesous le coup des obombrations.L'obombration n'est que l'action qui

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Anamnèses et transits

produit l'ombre, et cette action équiv­aut à protéger, favoriser, accorder desgrâces; Chaque chose produit une om­bre en rapport avec sa forme et ses pro­priétés; si la chose est opaque ou ob­scure, elle donnera une ombre obscure,si la chose est claire et subtile, elle don­nera une ombre claire et subtile. L'om­bre d'une lumière sera lumière com­me elle.

En regardant la flamme dans le pleinsilence de la solitude, je sens monterl' obrombation telle une cappe blason­née en étamine incarnate brodés d'or,comparable à ces lampes aux flammesembrasées et resplendissantes; Elle vi­ent toucher mon âme avec son cortèged'ombres compatissantes et protec­trices, et ces ombres deviennent em­brasées et resplendissantes tout com­me les les flammes qui les produisent.

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V

LIGNE ET SPHÈRE

Ligne etsphère

La ligne va toujours d'un point àun autre; pourtant ce parcours n'estja­mais définitif, car le point final n'estjamais final. Il peut être à jamais re­poussé à l'extrémité d'un autre pointqui n'est que le commencement d'unenouvelle ligne.

La ligne qu'elle soit verticale ouhorizontale me livre l'infini multiplic­ité de mes fixations visuelles. D'uncôté comme d'un autre de la ligne,comme un gouffre sans fond, résidecette pierre d'achoppement qu'est lecentre de vacuité propre à chaque traçérectiligne. C'est précisément ce senti­ment de vacuité que j'éprouve en sui­vant, en enjambant une ligne; je per­çois alors des espaces, des horizonsinnattendues qui s'émasculent commedes courbes chancelantes suspenduesaux bords de cette même ligne.

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Anamnèses et transits

Les perspectives s'ouvrent, se rédu­isent, s'agrandissent, les espaces vir­tuels se marient à l'ombre de cettegéométrie rectiligne comme les pla­tanes tendus voués à l'arithmétique dela luminosité solaire. La ligne droitequi est traçée à la règle représente ladistance la plus courte entre deuxpoints. Froid, le rude traçé de cetteligne compense l'absence des élansimpétueux, des démarches forçés.

Cette ligne relève du domaine de lapensée car elle révèle l'infini manquede vie. Il n'y a nullement besoin de lanommer, elle n'est jamais descriptive.Expression de l'indécision et du re­noncement, elle est le signe de la nonacceptation. L'étendue des espaces quem'ouvrent les lignes droites suscite enmoi l'expérience de la non limite del'infini, et c'est dans cet espace quej'appréhende le goût de la solitude.

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Ligne etsphère

La ligne droite réduite à la plus in­fime simplicité du traçé du crayon,constitue une structure qui se réduit àl'abstraction géométrique. C'est icique réside le fondement de son idi­orne visuel: derrière, en dessous, endessus de cette ligne, tout objet devi­ent nature morte, modèle d'un portraitimmobile, et s'émancipant de l'illu­sion de l'horizontalité; l'objet se trans­forme en espace mental.

Elle posséde une qualité esthétiqueet incantatoire que l'on trouve dans saqualité linéaire, son angularité auxcoins delaquelle l'on perçoit l' effon­drement des torses et le baissé des bras,l'anorganique dans l'organique, unesymbolique des arrières visages hau­tement codifiée. La ligne droite traver­se les compositions des masses chro­matiques avec leurs contrastes sofis­thiqués pour créer un espace psy-

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chologique propre, fait d'éléments to­pologiques; elle structure l'épiderme dela matière comme un couteau traversela chaire, pour nous communiquer lelanguage des blocs.

La sphère renferme un espace clos,qui dans le confinement d'un cercle,dresse des colonnes vivantes d'unebâtisse harmonieuse et ordonnée. Cettebâtisse me renvoie à l'image d'un cos­mos ordonné; pourtant elle semblefaite d'infimes débris de molécules en­tremêlées, éléments microcospiquesformants cette multiplicité organiquedu macrocosme qui est au centre detoute construction sphérique.

La circularité de la sphère dans sonhermétisme géométrique reste pourtantsans point d'ancrage définitif, puisquele centre se démultiplie à l'infini et élitdemeure partout, à la lisière de chaque

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Ligne etsphère

scellement de boucle. L'inévitable in­tersection des sphères génére des es­paces intermédiaires, des lotus. dé­capités, des octogones et demi cerclesen forme de serres cruciformes. C'està l'intérieur de ces espaces intermédi­aires et intermittents dans le temps, quemon intrusion laissera une trace in­délibile et écartelée, ma présence éphé­mère coulant le bronze lapidaire desrencontres pourtant fortuites.

C'est dans ces enclaves géométri­ques, que je perçois mon propre cen­tre, symbole d'une identité qui se faitet se défait continuellement dans lecheminement cylindrique des sphèresexistentielles. Le centre est partout, laboucle n'est jamais bouclée. La sphè­re est sans commencement et sans fintelle un fluide chimique en perpétu­elle regénération. Elle me donne l'illu­sion de l'équilibre rotatif, la gravité

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centrifuge; c'est dans les dédales desissues dérobées aux confluants desbrides de croissant et des circonférencesque fermente la mise en relief de moncentre existentiel, qui n'est qu'une sphè­re à jamais imparfaite faite d'ombre etde lumière, à la merci d'éclipses tou­jours émouvantes de la vie.

La sphère sous la forme d'une spi­rale témoigne du processus créatif dela nature; c'est la forme originelle etbasique qui gouverne le dévelopementorganique de toute espèce naturelle.La sphère dans cette perspective est lesigne métaphorique du dévelopementde la vie et de la mort. Elle contienten elle toutes les unités contradictoiresde la croissance et du déclin, du futuret du passé, des impulsions internes etexternes. Les différentes catégories dutemps et de l'espace déterminent ledéveloppement de la forme de la spi-

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Ligne etsphère

raIe, l'infiniment petit et l'infinimentgrand sont tous deux possibles. Lesystème de la spirale se fonde sur l'idéefondamentale de l' organicité qui luimême commande les étapes cycliquesd'expansion et de contraction; la spi­rale me livre l'idée d'une évolutioncontinue. L'apparence de l'évolutioninterne se développe par oppositionet en marge de l'évolution statiqueexterne; les deux types de systèmesétablissent entre eux un dialogue or­ganique entre le cheminement externestatique et le mouvement circulaireinterne et dynamique.

De ce dialogue organique naît l'uni­versel language du cosmos dans toutesa complexité. La sphère et la ligneappartiennent au language xylographi­que des signes dans un monde deformes qui vivent leur propre exist­ence, et ont leur propre signification.

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Anamnèses et transits

Les formes associatives que peuventgénérer dans l'espace temps la repré­sentation de la ligne et de la sphèreaboutissent à une condensation plas­tique de signes faisant reculer le plannarratif mais permettant de retenir lerayonnement de la suggestion de l'in­cantation.

La sphère et la ligne sont tous deuxdes figures de proues munies de no­blesse et de simplicité, de l'actuel com­me du passé, lesquels sont toujoursdiscrètement et harmonieusement ar­ticulées. Dans les temps modernes duvide urbanisé, où les lignes et lessphères ont une valeur exclusivementutilitaire, ces deux figures nous ren­voient au symbolisme d'une idée con­densée jusqu'à l'emblême. Elles repré­sentent une fuite iconographique et unsalut iconologique.

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Ligne etsphère

A travers les différentes formes deréduction et d'abstraction, leur évoca­tion me renvoit toujours à un retourde la terre de l'exil, d'une horizon fron­tière pour la ligne, d'une rosace abîmepour la sphère.

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VI

MASSES ET IDÉES

Masses et idées

Les minéraux sont composés d'élé­ments cristallins et chimiques diverstels que les sulphides, les halides, lesoxides, les silicates. Les uns sont d'ungrain égal dans toute leur masse, d'au­tres peuvent être composés de partiesdiverses et contrastent par leur forme,la couleur et l'éclat. Il en est de di­aprés' de rubannés, de mouchetés; detranslucides, de transparentes et d'opa­ques. Certains d'entre eux sont héris­ses de cristaux à face régulières; on envoit aussi qui sont ornés d'arborisati­ons semblables à des bouquets de tam­aris. Les idées elles me paraissent sur­gir sans identité propre, imprévisibles,restants indubitablement privées desubstances déterminées. En revanche,inquantifiables, non identifiables avantleur éclosion intellectuelle, leur dialec­tisation verbale, leur mise en forme es­thétique, elles sont cosubstantiellesavec l'imaginaire comme draînées par

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la vapeur de la fiction. Pourtant je per­siste à croire que le réel abrupt et quan­tifiable des masses minérales, et la ficti­vité insaisissable des idées témoignenttous deux d'une même évidence cachée,l'indivisibilité de l'univers, l'interpéné­tration de l'imaginaire et du réel. Tousles métaux se retrouvent dans les mi­néraux, les pierres soit à l'état pur, soitmélangés les uns avec les autres; tantôtils se montrent en cristaux ou en mod­ules, tantôt ce ne sont que de simplesirisations fugitives, pareilles aux refletséclatants de la bulle de savon. Ainsiles idées semblent à leur tour tout com­me ces fragments épars de minéraux,les fragments d'une essence plus mas­sive, plus profonde et originelle, té­moin de la multiplicité de l'être plongédans le vécu subjectif des couches em­piriques, incalculable série des siéclesécoules, héritage d'une certaine formed'intemporalité. Essence première, qui56

Masses et idées

se brise et fragmentarise puis se ci­mente de nouveau, long procés dematuration ontologique, sables ag­glutinés en roche après avoir ététriturés et pulverisés, argiles devenuscompactes après avoir été délayées parles eaux, ardoises qui ne sont autrechose que des argiles durcis, toutn'étant que débris, strates d'existencesantérieures.

Les idées commes les cristaux ontleur coloration propre. Alors que lescouleurs des minéraux varient en fonc­tion de leur propriétés chimiques pro­pres, la coloration des idées elle varieen fonction des caractères singuliersde la personnalité de leur autreur, deleur degré d'intensité, de la spontanéité,de l'attractivité, du magnétisme deleur grandeur symbolique et métha­phorique et plus simplement selon leurdegré de sensibilité.

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Des idées qui peuvent être le fruit depréjugés peuvent être de couleur idio­chromatique laquelle restera immuabletout comme le vert de la malachite, lenoir des graphites ou le jaune des sul­phures. Certaines idées qui ont pourtoile de fond des tensions, des états decrises éphémères, peuvent être assimi­lées à ces impurtés et inclusions miné­rales, pigmentations diverses, de sorteque leur coloration sera variable com­me chez les minéraux allochromatiques.

La coloration de certaines idées dé­pendra de la lumière interne et del'intensité créatrice de leur auteur, lacapacité d'absorber les vibrations dela lumière externe tout comme la ca­pacité de se confronter au réel, de sorteque leur coloration variera commel'alexandrite. Bien sûr la coloration desidées n'est pas visible à l'oeil nu com­me chez les nappes multicolores d'une

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Masses et idées

agate. La coloration d'une idée quicommunique tout comme des ondessonores un certain degré de gestalt su­praréelle, sera percevable grâce à sacapacité de suggestion allégorique,perception variant d'un sujet à un au­tre et agissant lors de sa manifestationtelle un fluide démiurgique. Commelors de l'appréhension de certainesidées, au milieu des minéraux eux­mêmes, on peut trouver une sorte dechaos: aiguilles, pierres branlantes,amoncellements de blocs, assises su­perposées, tours qui surplombent,murs s'appuyants les uns sur les au­tres. Au milieu des ruines, du chaosd'une idée, on peut aussi déceler com­me à l'intérieur d'une roche d'unminéral, ce qui fut encore tout réce­ment l'intérieur, le noyau immaculé,principe directeur qui s'est égaré pourrevêtir le vernis d'un conformisme,d'une innovation, un détachement ou

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d'une révolte désarticulée, sous lequelbrillent les cristaux dans tout leur éclat,le quartz blanc de la pureté, le felds­path de la sincérite à la couleur d'unerose pâle, le mica de la simplicité quisemble être une paillette d'argent.

La transparence et le degré de trans­lucidité d'une idée reconnaissable à sasimplicité, peuvent témoigner de l'exis­tence d'une vérité supraréelle et su­prapersonnelle, l'idée n'étant que leréceptacle, la géode minérale, le nu­cleus lumineux. Comme chez les pi­erres précieuses, les idées les plus raresrestent celles qui réfractent la lumière.Ces dernières se privent volontaire­ment d'une expression aboutissant àune manifestation externe, et échap­pent à la dénaturation et la profona­tion des jugements des autres. Plongéedans l'obscurité du silence intérieur,elles dégagent une luminosité rare, per-

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Masses et idées

cevable à la seule intuition sensibled'un sujet éveillé. Leur couleur raréfiéeest semblable à la thermoluminescencedes fluorites.

La fidélité et l'énergie que l'on con­sacre à ce type d'idée s'apparentent auminutieux travail de polissage des pi­erres précieuses. Ces idées dont ons'éprend presque amoureusementméritent une fidélité toute particulière.Les idées les plus transparentes peu­vent par excès de positivité devenir lesstéréotypes d'une socialité blanche. Laluminosité présupposée d'une idéepeut substantiellement diminuer et dis­paraitre telle un feu follet par un dé­perissement d'intérêt et de constance,de sorte qu'elle s'éteindra tout com­me étant avortée. A l'évocation d'uneidée singulière, on peut se trouver toutà coup sous une voûte de cristal et dediamant; des statues d'or et d'argent,

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ornées à profusion de rubis, de topaz­es, de saphirs, se dressent soudaine­ment autour de nous; il suffirait pr­esque de se baisser pour ramasser lestrésors de telles idées. Mais il n'en estrien, les idées les plus insolites toutcomme les pierres précieuses ne sontque des fragments rares, impurs, mé­langés de terre, et la plupart ne pren­dront leur éclat et leur valeur qu'aprèsavoir été affinés dans le fourneau.

En perpétuelle gestation et ébulli­tion' en proie à un déterminisme na­turel, tout comme certains minérauxcomme le quartz et le calcite, la naturede notre esprit pourrait être qualifiéesi l'on peut dire d'hydrothermale. Lesévénements, les angoisses, les peurs,le poids de l'éducation, les contradic­tions internes, les désirs refoulés quiconstituent la trame de notre incon­scient sont en constant mouvement

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Masses et idées

convulsif, comme les vapeurs et les gazmagmatiques. Ils finissent par s'écha­pper au travers d'une fissure et d'unefaille, au gré d'un nouvel événement,d'un contexte particulier, d'un stimu­lus extérieur et existentiel tout commela lave s'échappe au travers l'écorceterrestre. Tout comme les laves, por­phyres, trapps et métaphyres sont sor­tis de terre par de larges fissures et sesont étalés sur le sol, pareils à unematière visqueuse qui se figerait aucontact de l'air, nous sommes sem­blables à la masse inerte d'un cadavre,pellicule crevassée et fissurée au tra­vers de laquelle s'échappent les idéesordinaires, orginales, vraies, fausses,perfides, réelles ou imaginaires, qui seplissent comme le ferait une étoffe etles couches de grès. Soumises a desimpulsions latérales qui les ploient etles reploient indéfiniement, les idées

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Anamnèses et transits

s'agitent en vagues pour laisser tran­sparaitre comme la surface de l'océan,l'assise de l'être qui est dans une fluc­tuation continuelle. Une idée vientalors naître, émanant d'un humus con­textuel interne, comme le fruit d'uneséparation organique de substancesparticulières, particules de notre esprit,épaisse couche de notre inconscient,semblable au processus de formationpneumatolytique des minéraux.

Dans ce processus de séparationduquel une idée prend naissance etforme, d'autres idées secondaires, idéessupports, peuvent naître instantané­ment et parallélement à la naisanced'idées premières, par la dissolutionde leur substance originelle sédimen­taire, comme dans la formation méta­somatique des minéraux.

L'idée devient un instant privilégiéhuméfié par le parcours, le croisement,64

Masses et idées

la rencontre et la séparation d'unemultitude d'atomes, d'ions et de molé­cules comme ceux qui peuplent lesminéraux, culminant dans l'associa­tion et l'assemblage de plusieurs au­tres minéraux; la paragenesis spiritu­elle par laquelle des idées divergentes,parfois contradictoires, viennent s' asso­cier et se réconcilier pour fusionnerdans une harmonie structurale. Là ré­side tout le mystère de la genèse d'uneidée. Ainsi jusque dans sa plus petitemolécule, toute roche, toute masse of­frent une combinaison d'éléments di­vers qui se sont mélangés en propor­tions changeantes; chaque cristal, cha­que minerai, tout comme chaque idée,a son histoire infinie et propre; lesidées ne sont au fond que des astres.Tout comme le moindre fragment d'unminéral, chaque idée a sa propre ge­nèse comme l'univers tout entier.

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vu,A LA FE~TRE D'UN OISEAU

A/a fenêtre dun oiseau

L'aigle dans son vol ne laisse au­cune trace derrière lui, à l'encontre dusavant. S'agissant de la liberté, larigueur de l'observation scientifiqueest requise, mais aussi le vol de l'aiglequi ne laisse aucune trace.

Cette parabole de l'oiseau ouvraiten moi les perspectives d'un principetranscendant; L'oiseau perçait une tra­jectoire, sans chemin précis, qui tellevol de l'aigle ne laisse derrière lui au­cune trace. Ce chemin qui ne mènenulle part et l'absence de trace m' intri­guaient davantage éveillants en moil'image de l'inconnu.

Soudainement l'inconnu me sem­blait coller aux flancs émincés de cescurieux oiseaux migrateurs qui taillentleur parcours sans embûches par undéplacement oblique, ou bien surgir àl'affût d'une rencontre fortuite avecune geai à la longue queue suspendue

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à une branche qu'enlace un sumacrampant.

L'inconnu cohabitait avec mon ima­ginaire bucolique d'enfant, sous lesvierges tropiques jonchés de lianesaux sèves opulentes, d'où tansparaitune spirale multicolore d'oiseaux duparadis dont la seule vision éphémèrevenait élargir mon champ de percep­tion, pour accueillir tel un éclairci lemystère de la création.

Je p~nsais soudain que ma placeétait peut être là à l'intersection deslongues joutes d'un échassier, à la courroyale des flamants roses. Je me remé­morais plus particulièrement ces fame­ux pigeons migrateurs, dont les bandesobscurcissaient le ciel au moment deleur envol.

Toujours en quête d'un inconnupeuplé d'oiseaux rarissimes qui défi-

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A/a fenêtre dvn oiseau

laient dans mon inconscient commedes diagonales d'ombres chinoises, jeme mis dans un premier temps à saisirl'approche scientifique et détailliste desornithologistes; au de là des analysessavantes et scientifiques qui décorti­quaient l'anatomie complexe des dif­férentes espèces, je me plongeais dansleurs planches lithographiques, fidèlestémoignages de l'observation minuti­euse faite par des naturalistes de ter­rain devenus peintres animaliers àl'occasion.

Cette étude sommaire me menaitvers les représentations picturales sa­vantes et les itinéraires illustrés qui meconduisaient à la découverte des oise­aux d'Amérique, la faune d'Australie,vers les étranges marsupiaux de cecontinent, les espèces d'Asie et ceuxde la Nouvelle Guinée; à travers cesreprésentations picturales de cormo-

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rans, de hérons, des diverses aignetttesà ventre blanc qui appelaient la Damedes eaux, en passant par les ibis fal­cinelles, la spatule rose, les canards aucol vert, le harle huppé, les buses àépaulettes, la pyguargue à tête blanche,le courlis à long bec, le chevalier griv­elé, le faucon gerfaut, le merle noir, lerossignol Philomède, l'esthète ou lesimple observateur peuvent y voirl'image d'hommes intégrés dans lespaysages où vivent les animaux fai­sant l'objet de leurs études. Hommesde bois, ils paraissent être les chantresd'une nature encore presque inviolée.Ils semblaient en effet participer augrand élan romantique d'une époquerévolue.

Pourtant leur démarche scientifiqueet leur approche esthétique bucoliquene satisfaisaient pas ma soif insatiablede l'inconnu, cette trajectoire sans trace

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A/a fenêtre dun oiseau

qui bouleversait les données tangiblesd'un paysage hermétique où les oise­aux paraissaient figurer et non évolu­er. Les oiseaux des ornithologistes de­venaient pour moi des spectres figés.

Dans ma recherche, je réfutais pré­cisément l'objectivisme d'un témoi­gnage qui ne faisait que confirmerl'ordre des contingences réelles et cir­conscrites, et ne pénétrait pas dans ledomaine d'un inconnu qui ne connaitpas de témoins, expulse les messageset proscrit les disciples; La magnifi­cence comme l'étrangeté des oiseauxqui me paraissaient être des émanationsde l'originel évanescent, appartenaientà un autre ordre de vision, à une autreforme de contemplation souscrite aupérimètre exangu de l'inven-taire sci­entifique d'un ornithologiste.

Les oiseaux tracaient de leur vol on­duleux tel un polygone feuilleté et

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auréolé, couleur iris, agate et ocre, leshauteurs escarpées des crêtes et mar­quaient par leur descentes en pic virv­oletentes la profondeur des vallées.Pourtant le diadème chalcédoine, lesarborescences impériales de la huppefasciée, la neige mouchetée du faucongerfaut, les colliers nocturnes de l'artar­fang des neiges, les sourcils orgueill­eux des grands ducs de Virginie, toussont l'incarnation de la mesure fauveet écarlate, sublime éventail entre cielet terre, pilones suspensifs arrimés auxbandes de nuages glissants; ils sont lesextrémités tachetés etplastronés, les com­pas ~éticuleux qui brisent les lois del'équilibre et de la pesanteur et tirentles lignes et les circonférences invisi­bles des paysages ambiants.

Je saisissais dans l'observation dechaque oiseau le sens de leur matéri­alité la plus secrète, mêlant la percep-

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A /a fenêtre dvn oiseau

tion mythique du rêveur et l'appré­hension toute sensitive; je conjuguaisdes éléments de l'art et ceux de ,monpropre esprit pour cerner l'essence detels animaux, créatures totems, qui aufond ne représentent que des pointsde vue donnant sur l'invisible et l'in­connu.

Je me posais la question de savoir siles oiseaux avaient une âme. La tradi­tion hindoue considère que chaqueoiseau est la personnification de l'âmequi se libére du corps alors que le Co­ran islamique voit dans le chant del'oiseau le language des dieux. Assuré­ment, les espaces mentaux et physiquesde l'homme et de l'oiseau sont deuxmondes qui se copénétrent. L'empiredes oiseaux à l'âme humaine est celuides hommes à l'âme d'oiseaux. TI estaussi éternel et infini que l'empire del'imagination et de l'esprit humain.

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À la contemplation des oiseaux queje liais intimement à ma quête del'inconnu, je découvrais parallélementet quasi instantanément que je n'étaisau fond qu'u,n chercheur de silence;Le silence et l'inconnu trouvaient iman­quablement refuge dans l'arche de lacréation qui existait en moi comme elleexiste au fond de chaque homme.Comme il n'existe pas de frontièreentre nous et les choses les plus pro­ches, il n'existe pas de distance entrenous et les choses les plus éloignées;Cette pensée m'amenait à croire queles oiseaux les plus rares et les plusinexplorés m'étaient tout aussi prochesqu'un animal coutumier, car toutes leschoses, de la plus basse à la plus élevée,demeurent en nous dans une parfaiteet complète égalité. Il est certain quedans un atome, on trouve tous les élé­ments de la terre, comme dans unmouvement de l'esprit se trouvent74

A /a fenêtre dvn oiseau

tous les mouvements des lois de l'exi­stence. J'en déduisais que dans un as­pect de nous, il y a tous les aspects del'existence. L'infini contient le fini, etle fini l'infini.

Dans cette commutabilité récipro­que, cette interdépendance existen­tielle, l'homme devenait oiseau com­me l'oiseau était dejà homme. L'écoutedu chant des oiseaux qu'il soit mon­odique ou plyphonique m'apportaitune autre dimension du silence; je per­cevais que ce chant n'était que le sup­port d'un silence plus ample, plusriche qui se dilate comme sur une toilede fond qui s'apparente à ce mondeflottant et éphémère peuplée de pieschinoises trempées dans les roseauxd'hiver.

La cacophonie des chants des oise­aux n'est qu'une apparence trompeu­se, car il ne s'agit ici que d'un concert

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de tonalités qui s'accordent aux ryth­mes du silence propre à chaque être etqui résonne au tréfonds de notre âme;le chant des oiseaux n'est que la caissede résonnance d'un silence dense etcontinu qui peuple notre esprit. Le si­1ence sonore et fluide des oiseaux metransportait vers le silence des tempsimmémoriaux où l'oiseau idolâtré re­vêtait les formes mythiques: le dieuHorus à tête de faucon et l'oiseau Ben­nou dans l'Egypte ancienne, le dieuIndra prenant la forme d'un faucondans la religion brahmanique, l'oiseauGaruda du Royaume de Shambala dela tradition mythique tibétaine.

Les oiseaux me semblaient être lesarchitectes naviguants et besogneuxd'un premier monde immergé dansl'éther du sacré et de l'élémentaire; cesoiseaux parlaient et volaient à traversles mailles de mon inconscient oniri-

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que; aux oiseaux messagers et sym­boliques du mythe il me fallait main­tenant décripter le language poétiquedes oiseaux, mélodie acronime etfluête pour commpendre le mystère in­cantatoire de cette créature qui fitl'objet de tant d'odes, d'élégies et deproses de nombreux poètes.

A la stratégie de la tarentule quimêlait la démarche de l'observateuraverti et les éléments spirituels de lavison mythique, devait succéder l' an­gélisme du language poétique telle unepercée vers l'au de là.

En tant qu'enfant, je me question­nais sur le devenir et le sort des oise­aux qui mourraient. L'au de là devaitêtre assurément ce lieu où s'envolaientles oiseaux fatigués pour ne plus ja­mais revenir et se reposer dans un ci­metière céleste. L'oiseau mythique pré­cédait l'oiseau poétique, mais l'oiseau

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poétique préexistait à l'oiseau mythi­que, car comme une source intariss­able d'inspiration et de dévotion, il nepouvait être qu'éternel et survivre àtous les âges.

Il existe entre l'univers spirituel desanges et le monde sensible dans lequell'homme est condamné à vivre depuisla nuit des temps, des similitudes etdes correspondances; ces deux mon­des coexistent l'un à l'autre. Dansl'ordre de la création la naissance del'ange ,e-st contemporaine de celle del'homme. Mesure de l'ange qui est lamesure de l 'homme. Les oiseaux,mages de l'univers spirituel, pouvaientressembler à ces esprits intermédiairesentre dieu et le monde créé, lesquelsagissent sur les hommes et sur l'universmatériel, le contiennent et le dirigent.Emanation angélique, l'oiseau devi­ent cette créature qui révèle l'essencede l'Être et des choses.78

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Seul le language poétique était enmesure d'apporter et de décripter lessignes de l'oiseau séraphin; cet oiseaudevient le pigeonnier des âmes, volserré de tourterelles, oiseau idée par­lant aux seigneurs et aux dames decours de ce qui naît et de ce qui meurtainsi que de ce qui va naître; ainsi lescygnes sauvages évoquent la nostalg­ie du temps qui passe, dans le crépus­cule atonale, ces nobles créatures s'élè­vent comme de grands anneaux, clai­rons de la passion et de la victoire, dis­paraissants soudain au grand regret dupoète impuissant qui se console avecla captivité tragique de Léda dans lebec du cygne.

Les oiseaux participent à la divini­sation de l'univers entier. Ainsi le ros­signol est une reconquête de l'unitéd'une conscience que les souvenirs ontbouleversé. Le rossignol peut être tout

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aussi féroce et blasphématoire dénon­çant l'hypocrisie humaine et se déléc­tant dans la profanation de tout ce quiest établi; ce rossignol prend con­science du péché et défie constammentla loi en mêlant la fierté à la douleur;l'oiseau corbeau, l'oiseau fenêtre, té­moins des calvaires familiers des fos­sés et des trous dédramatisent la mortindivisible de la vie. L'évocation ducolibri qui se meurt en buvant tantd'amour dans la coupe rose de la fleurdorée où il s'est posé, rappelle l'amourcourtois des chevaliers du moyen âge.

Les oiseaux sont calligrammes, ex­pressions picturales et sonores évo­quants la colombe poignardée, oise­aux lumineux des rêves d'adolescents.Je songeais aussi à ce curieux oiseaude nuit qui voyage à travers les pro­fondeurs tectoniques de la nuit mater­nelle et féconde, sécurisante et infinie,

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matrice de tous les possibles. L'oiseaude nuit est l'hôte de cette partie del'âme, à l'image de dieu, qui existe endehors de tout ce qui est créé, incréé,incréable, comme la nuit obscure del'âme. L'oiseau de lumière est commela lumière, tributaire du temps et del'espace révélant les beautés du mondepar ses cycles succesifs qui se répétentindéfiniement. Les oiseaux nocturneset lumières sont comme les rayons élé­giaques d'une roue tournant inlass­ablement sur elle même.

Après avoir parcouru les différentesfacettes de l'oiseau des ornithologues,de l'oiseau idée des poètes et del'oiseau mythique, il ne me restait plusqu'à aborder l'oiseau de mes songes,le fidèle compagnon de mes angoiss­es et de mes joies quotidiennes.

Plongé dans un monde opaque oùje me débattais, pris dans un manège

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Anamnèses et transits

de dédoublement virtuel dont la rota­tion m'éloignait de la réalité tangible,la vision des oiseaux m'attrayait com­me vers une porte de secours vers unautre plan de réalité sublimé par lefleuret aiguisé et délicat d'un feuillagemoucheté.

L'oiseau devenait pour moi unefenêtre propédeutique qui me projetaithors de mon for intétrieur inexorable­ment tourmenté; Les oiseaux recon­stituaient peu à peu un échaffaudagefragile qui rassemblait les éléments dis­persés d'une personnalité peut être ac­cidentelle à la fois navrée et fatiguée.En songeant àcette petite créature vul­nérable dont l'image constituait uneformidable profusion de vie m'arra­chant de ma léthargie quotidienne, lerêve d'Icar me semblait tout à coupillusoire et stupide à la fois.

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A /a fenêtre dvn oiseau

Comme la mouette qui revient indé­finiement avec les bateux des pêcheurs,l'oiseau est cette créature pour qui saitl'observer et la comprendre, qui nousconduit vers l'élémentaire, le beau,une passerelle aérienne pour l'absolu.Au creux d'une abîme de boue, cer­tains d'entre nous regardent les étoiles;moi j'ai choisi de regarder les oiseauxqui s'élèvent au firmament, franchis­sant les constellations de l'inconnu,disparaissent puis reviennent un jourde printemps, et qui d'un point à unautre longent dans une circulationouatée sans laisser de trace, telles desaugures éléctives, la décade infernaleet paradisiaque des voies acrimoniqueshumaines.

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VIn

LES MOTS COMME DES

COQUILLES VIDES

Les mots comme des coquilles vides

J'entends une voix proférer quelquesmots; la voix s'abandonne à elle mêmedans un fracas protéiforme. Les motséclatent en syllabes, celles ci en sonset puis en phonèmes. Les mots toutcomme des murmures peuvent évol­uer sur un mode aléatoire, une voixpouvant en déterminer la succession àson gré. Ainsi les enfants sont passésmaîtres pour se jouer des mots par sim­ple imitation, par rodomontades.

Des bribes de mots peuvent se suc­céder comme une mosaique et nagerdans une forme chaotique, pour celuiqui ne veut pas unir ce qui est dit. Lesmots peuvent être enfermés dans dedifférentes structures et leurs mouve­ments de tension et de relâchementpeuvent à leur tour être conçus selonle principe de l'entéléchie.

Certains mots, il est vrai peuvent êtreimpénétrables et rébérbatifs et se trans­

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Anamnèses et transits

former successivement pour devenirl'humus de la mémoire. Je peux ciselerles mots pour en faire des lambeauxde ma pensée, en faire un exercice ac­robatique, en un mot en faire un pointd'échange ou de rupture entre moi etmon interlocuteur.

Les mots sont comme des jouets en­tre les mains de jongleurs cupides quiles monnayent comme le tâcheté desgribouillis de tigre de papier. Le motdevient ici le tremolens d'une escro­querie. Certains mots ne font que tran­siter à travers notre mémoire tout com­me des hôtes d'une maison illuminée,et re~sortentcomme sur des quais sousformes d'images météoritées.

Les mots ne peuvent être que desrumeurs ou bien des clameurs. Ils peu­vent être transparents et communiquerune réalité ou bien une fiction éton­nante; Ils peuvent devenir véritable­86

Les mots comme des coquilles vides

ment des symboles et des signes aptesà définir et à approfondir une penséed'une sonorité plastique toute particu­lière. D'autres mots ne peuvent êtrequ'escamotages, stéréotypes et éti­quettes qui ne peuvent qu'ennuyer parleur schématisme répétitif.

Les mots sont comme ces coquillesvides dans lesquelles les enfantss'amusent àentendre le souffle du ventet le bruit de la mer. Ils sont commeces coquilles vides où demeurent dansl'innomable et l'indicible les événe­ments de chaque homme depuis sesorigines. Les mots sont comme cescoquilles vides que l'écume de l'océanne veut pas et rejette sur les récifs despensées fugaces et abruptes, aux por­tiques de feux des eaux prolifiques etfécondes où viennent se reposer lesâmes contrites.

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Anamnèses et transits

Les mots emportent nos pensées lesplus chères; ils sont en quelque sorteun état de siège permanent; les motss'amusent follement à bâtir des châ­teaux de sables et des griffonageschimériques; Pour qu'enfin ils pren­nent une certaine valeur il ne faut yvoir que des erreurs concertées desimages mâchées, des blancs à dévoil­er, en rire et les écouter avec une or­eille d'enfant pour n'y voir que l'aven­ture, la jubilation, un fragment de so­leil qui ne cesse de grandir.

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IX

SONORITÉS ET PHASMES

Sonorités etphasmes

Le monde des sonorités quelles so­ient musicales ou non, est peupléd'apparitions, de disparitions et de cri­stallisations; lorsque j'entends une so­norité, elle prend la forme d'un phas­me, cet insecte au corps allongé et frêleimmitant par mimétisme la forme destiges sur lesquelles ils séjournent.

Une sonorité est toujours prise dansl'alternance de ses états; le motif, lesigne apparait puis disparait. S'effa­çant, il n'est que plus que présent,d'une présence qui ne tient plus àl'imitation. Pour saisir le language dessonorités, pour qu'il demeure distinctet perceptible, il faudrait que le motif,la cause de cette sonorité se représentece qui n'a pas été entendu et déjàécouté. C'est pourquoi, l'intermittencedes sons, les phasmes mélodiques,sont autant la manifestation qui merenvoie au monde de l'apparence in­saisissable, mouvante.

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Anamnèses et transits

Apparence parce que derrière lelanguage des sonorités, il y a toujoursautre chose qui pourrait se transfor­mer en une obsession en prenant enconsidération la fréquence de ses man­ifestations, de ses aveux, l' obessiondes métaphores et des changementsd'états.

Le phasme sonore ne s' accomodepas de la souffrance, de l'effort tech­nique, il se déplace telle une onde quise tait, avec reserve et discrétion. Lesmélodies, les sons qui l'enfantent lesont pour la première et dernière fois.L'écriture se raréfie à chaque instant,s'évapore, se singularise. La forme seperpétue inlassablement et s'émancipe:chaque pièce invente la sienne au grédes inflexions de l'inspiration, de latension émotionelle ou bien tout sim­plement du hasard; évocation sen­suelle, caressante, ligne onduleuse

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Sonorités etphasmes

chantournée, élan incontrolable, har­monies languides ou dissonances, ré­serve expressive, sens de l'ellipse, vi­gueur rythmique.

Le phasme sonore pousse aux ex­trêmes cet art de rester à la surface deschoses. De là la coulée des harmoniesindifférenciées, des mètres ambigus,mélodies suspendues et ses lignesdécevantes; il est plaçé sous le signede l' anadyomène qui signifie à la foisce qui émerge, ce qui nait, et puis cequi replonge, ce qui sans cesse redis­parait.

Le phasme sonore peut aussi êtreun sanctuaire de la vision, le lieu priv­ilégié du temenos dans lequel peutmûrir et se développer la découvertede soi même. Il devient alors un par­cours spirituel, une pérégrination del'âme. La visualisation sonore touchealors mon inconscient dont les mani-

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Anamnèses et transits

festations vivantes ne seront percepti­bles qu'à posteriori, au fur et à mesureque le temps passe; le language sono­re révélera son enseignement qu'aprèsun doux et long mûrissement de l'âme.

Le phasme sonore devient alors uneaction de grâce et de supplication; ilpeut déboucher vers la formation etl'émergence d'une icône en paroles.Il oscillera entre l'expression de lapureté exaltée, et les supplicationsdéclamées qui aboutissent à une toni­truante et impressionnate théophanie.Il devient un singulier mode de valeurset d'intensités mêlant tour à tour deshauteurs, des sons, des durées, unmélange de candeur et de brutalité pourexprimer tour à tour l'enchantementdu parfum de la vie et le fracas d'unmonde en décomposition.

Le phasme rampe lentement et dif­ficilement su sa tige, puis vient se fon­94

Sonorités etphasmes

dre dans les membranes spumeuses ethumides, pour devenir à son tour tige,et je percois le décollage d'une so­norité qui s'oublie le temps d'un longsoupIr.

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X

Au BOUT DU PINCEAU TELLE

UNE TRACE DENSE ET PURE

Auboutdupinceau telle une trace ...

Mon âme est fade, fade comme laréserve et l'indifférenciation, couleurd'ivoire. Elle traverse comme au boutd'un pinceau délicat, un pays pétrifié,poli et sans aspérités.

Je suis comme une touche dont leglissement rapide et alerte reste com­me suspendu et ne s'inscrit nulle part,dans aucun cadre. Trace légère quisemble flotter dans l'espace, pour éviterde se figer dans une position, provo­quer un empiettement quelconque quipourrait donner l'effet de participer àune scène, une histoire connue. Jem'abstiens de transmettre quoi que cesoit à l'aide des apparences extérieureset matérielles par crainte de ne récolterque le néant. Je préfère voir mon pro­pre paysage de l'intérieur, et tout com­me les nuances d'une encre répandue,m'intensifier vers le centre, foyer detoute quiétude.

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Anamnèses et transits

Au bout du pinceau je suis une ridesquelette qui progressivement se dé­vértèbre, où le contour disparait, pourcéder la place à l'ombre, au colorisd'une essence. Au bout du pinceaud'une extrémité à une autre, je chev­auche les courlis de l'incertitude quid'un point à un autre ne savent pasd'où partir pour au bout du compteaboutir. Je suis âcre comme un con­vive introduit dans une gouttière decrins, et telle une lisse albumine je merépands sans me gargariser et m'attar­der à un point déterminé.

Et par mon inconstance, je dénietoute maîtrise à une direction prééta­blie, pour m'assurer de n'être qu'unejonction qui disparaît au paroxysmed'une rencontre. Au bout du pinceauje rentre dans le champ de l'empreinte:est impressionné ce qui est dévoilé,tandis que ce qui reste voilé dans lesblancs est préservé.98

Auboutdupinceau telle une trace ...

Comme les touches intermédiairesdu pinceau, je deviens une balance,stade transitoire et constamment men­acé; je me situe telle une inélucatbleesquive qui transite entre le pôle d'unemanifestation trop tangible et stéril­isante et celui d'une trop grande eva­nescence, floraison où tout s'efface etse fait oublier.

Entre le dilleme d'une manifestationet d'une affirmation bornée et la né­gation de toute forme de manifesta­tion, je préfère cultiver les modula­tions ambigues, les harmonies précai­res et indifférenciées, comme un soupirsuspendu entre deux croches isomé­triques. Et je ne laisse l'espace d'uninstant que le souvenir d'un signe engestation, en train de se vider lui mêmeet prendre le chemin de l'absence. Setaire, et cheminer telle une trace denseet pure.

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XI

QUE NE sms JE LE

DIAPASON D'UNE RÉCOLTE

ÉPHÉMÈRE

Que ne suisje /e diapason ...

J'exécre l'odeur nauséabonde desglèbes fertiles, des moissons dispend­ieuses, où viennent se délécter et seprélasser les cueilleurs, les récolteursavides, dont la sueur suinte l'opulence,la fausse gratitude, le puritanisme ai­gri. Pour ma part je ne donnerai au­cune offrande, aucun aumône à quel­que récolte que ce soit, car je n'ai paspeur de subir le désaveu et l'opprobrede l'infertilité. Renonciation et humil­ité transforment l'infertilité en poten­tialité sublimée. Je refuse de revêtir lecostume carnassier du récolteur augibet et d'endosser la faux du mois­sonneur, car je ne crois pas à la provi­dence des fruits périodiques ni à lapromesse d'une semence minutieuse­ment préparée.

Je ne puis être que le diapason d'unerécolte éphémère, auquel on vients'accorder pour qui veut bien se ten-

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Anamnèses et transits

dre et vibrer, pour ne laisser échapperque quelques refrains diatoniques,quelques images et impressions délé­tères, qui au de là des cycles saison­niers, fixent une profondeur en cha­que instant pour y extraire les fruitsde l'éternité.

Que ne suis je le diapason d'unerécolte éphémère, qui a la saveur del'amertume et de la disgrâce, car je merefuse à consommer goulûment lesfruits de la semence, de peur d'y décel­er le sulfureux goût de l'orgueil etd'entendre les échos lancinants et pail­lards des moissoneurs repus.

Que ne suis le diapason d'une ré­colte éphémère d'où surgissent les sou­venirs brûlants d'une mélodie qui s'estfait chaire. Diffuse, sensuelle et sinue­use à la fois, cette récolte est ellipse etinvocation gorgée de vie et de mort,que l'on aime et prend instantanément102

Que ne suisJe le diapason ...

pour ce qu'elle offre autant pour cequ'elle tient en réserve.

Que ne suis je le diapason d"unerécolte éphémère qui conspue les pro­uesses virginales et les bénédictions del'avenir.

Que ne suis je le diapason fatiguéd'une récolte éphémère, de laquellel'on peut jouir au gré d'une pochadejubilatoire.

Que ne suis je le diapason d'unerécolte éphémère, de bribes d'espoirspiétinés, de promesses bafouées, et quisonne le glas du châtiment, en guisede punition d'avoir donner peut êtredes fruits prématurés.

Vous rencontrerez peut être au dé­tour d'une récolte fructueuse ce dia­pason désamorcé, légérement vicié,plongé dans un froid mordant.

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xnANAMORPHOSES ET

INTERVALLES

Anamorphosesetintervalles

La réalité n'est au fond qu'une jarreque l'on alimente au jour le jour pr­esque inconscienment, d'impressions,d'habitudes, de penchants, de réac­tions, d'injections de sentiments, desensations, de souvenirs et d'objetsdivers. La vie déambule comme dansle suif fangeux d'une parfaite méca­nique qui nous propulse au devantd'une scène sudorifique. Et à chaquemoment sans s'en apercevoir, nousjouons notre propre rôle, comme l'ac­teur convaincu qui monte sur l'échaf­aud de sa propre potence, sans se re­tourner, sans réfléchir, de peur d'y ren­contrer les cataractes du non sens,l'image dénudée et crue de sa proprepersonnalité qui telle un lombric s' ac­croche à une solève embrasée d'uneréalité cinétique.

Au détour d'un lieu commun, d'uneronde vicinale sans s'y attendre, lajarre

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Anamnèses et transits

semble soudainement déborder et sedéverser pour nous immobiliser tel unéchassier aux lombes titubantes aucreux d'une ornière où l'on rencontrel'oeil du néant qui telle une gélatines'évacue au travers les ormes de la con­fusion. Nous vivons alors dans la pré­carité de passerelles existentielles, dansle domaine des instants échappants àla critique corrosive d'une durée sé­curisante.

Nous plongeons dans les états d'in­tervalles, espaces discontinus, décon­nectés où les règles de la mobilité etdu fonctionnement de notre être setrouvent soudainement altérés. Monêtre devient alors étranger à lui mêmeet vient se planter tel un palis vul­nérable qui assigne d'étranges circuitsà mes propres forces, craintes et désirsprivés d'orientation. Il semble me dis­soudre dans l'empire des écarts, des

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AnamorphosesetintelYa//es

traits d'union, qui paraissent ne rienrelier, ne rien reconnaitre, simplementdéfaire et séparer. Curieuses courroiesnon archimédiennes qui bouleversentmon propre mouvement, ma stabilitéprécaire où la matière se fond avec letemps.

Je deviens alors très vite la proie decurieuses anamorphoses, véritablesdyalises diurnes et nocturnes, qui telle décolement rétinal, creusent des sur­faces planes qui conjuguées à manausée, me font glisser d'un plan à unautre de la réalité tnagible ou intangi­ble où la lumière s'associe à la douleuret se noie dans les cavités chimiques.

Ces états créent en moi un espaceretranché du corps, entre entrailles etmembranes dans lequel j'acquiers lestatut d'un pli, résidu entre vestige etplaie, bâillement d'une étoffe, qui unitl'extérieur et l'intérieur. De ces anamor-

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Anamnèses et transits

phoses je ne puis dire qu'elles ,sontréelles mais je ne puis dire non plusqu'elles ne le sont pas; qui fait l'expé­rience de ce monde d'anamorphosesoù l'on devient son propre observa­teur, devient le témoin de la fragilitédu monde, de la précarité de la réalitéqui nous entoure où vient périr toutepossibilité de l'alternative de l'être etdu non être. Je m'étonne alors que leschoses soient, que j'existe, que je par­le, que je pense.

Ma personnalité et mon existencedeviennent la figure inconnue d'unefable mystérieuse; ma personnalié ellemême que je considére comme maplus intime et la plus profonde pro­priété, semble devenir l' emphytrionaccidentel, face au moi le plus nu, lemoins conditionné.

En s'observant, toutes les réponsesaussi prophylactiques soient elles que108

Anamorphosesetintervalles

je puis apporter le plus promptementà mon être restent veines face à la sim­ple et pure conscience dont l'uniquepropriété est d'être. La seule connai­sance valable qui demeure dans lescontrastes anamorphiques et la relativ­ité des différents ordres de réalités, estla connaissance, la pleine consciencede mon corps, curieux compriméd'organes et de combustibles nerveuxet de son rapport avec le tout, ainsique de la place qu'il occupe dansl'intimité de mon être, comme facteurd'équilibre psychologique dans lespériples des processus de constructionet de déconstruction. Je dirais même,la limite de ma connaissance a pourlimite la conscience que je peux avoirde mon être, de mon corps et de mespossibilités.

L'empire des intervalles, le mondevaccillant des anamorphoses, dissipent

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Anamnèses et transits

l'illusion de me confondre avec la sub­stance chatoyante de ma durée, ladurée et la continuité n'étants que desdonnées d'une réalité tangible toutaussi illusoire.

Au sortir de ces ces états sulfureuxd'intervalles, de passerelles et d'écartsqui viennent rompre l'accoutumancedes durées préétablies et le sentimentde n'être qu'une solution, je suis enmesure de découvrir dans la nuit ag­itée, la présence d'une élégance supé­rieure. Cette présence reste déconcer­tante par son cortège de faiblesses, quipar le jeu des dédoublements, desmarches à rebours et d'une observa­tion crispée, vient affiner mon atten­tion et la subtilité ·de la perception pouracheminer différement la consciencevers les voies sans issues.

Voies sans issues qui d'intervalles àintervalles recollent les lambeaux d'un110

AnamorphosesetinteNa//es

miroir, véritable cartel de vérités, oùl'on percoit les choses qui pourraientêtre différentes de ce qu'elles sont. Lafigure brisée d'une réalité qui ne futpeut être pas très différente de cequ'elle était.

Seule la souffrance reste égale à ellemême, presque palpable et pourtantineffable. Seul l'avènement d'un ogrede l'entendement qui se pavoise à tra­vers les modules calcinés des anamor­phoses finit de décapiter le règne étoffédes certitudes.

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xmAu COIN DU MUR

Aucoin du mur

Au coin du mur, je reste plaqué aucreux d'un diamètre, telle une étroitecarderie où vient se frotter l'ombre dessilhouettes, mèches éteintes, allumées,qui s'étiolent telle une fumée de pipe,grimpants aux crochets d'un plafond,sciure de ciel aux pourtours granulés.

Au coin du mur, mes épaules joux­tent tel un dosseret éventré, le curieuxguillemet qui sépare les deux facesembaumées d'un seul et même mur,déculpé comme une équerre déglin­gée. Je perds toute substance person­nelle et mon corps se liquéfie en tjalemomifiant, pour finir comme une car­iatide drapée, qui déroule ses tressesséricifières sur les pistes exagonales,triangulaires et quadrilatères d'un es­pace muselé.

Recroquevillé comme un liseron in­dolent j'élis demeure dans cette nichebéante, péristyle aux couleurs lunaires,

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Anamnèses et transits

sarcofage entrouvert tel un livre dechevet souriant aux bacchantes d'unporte manteau. Je suis telle une lorin­the échevellée qui titille les basfondscéramiques et moléculaires d'un stra­bisme déclaré, comme l'ouvertured'une boite oculaire au son d'une ca­dence répétée, jalonnement vers unesourisière, pas à pas qui s'écoutent.

Je trace tel un pointillé aux girofar­ds clignotants, les circuits invisibles quicriblent d'interférences la cuirasse vi­brocrible, le silence d'ivoire qui d'uncoin à un autre essuit l'échec et matdes chasseurs de vides , des harpon­neurs de corniches séraphiques.

Au coin du mur, je vois s'entrecro­iser de mutiples diagonales où lespoints d'intersections avec les perpen­diculaires déterminent directementl'emplacement de transversales; L'espa­ce me semble devenir une masse, mat­114

Aucoin du mur

ière homogène à l'intérieur de laque­lle l'espace lumineux est ressenti avecautant de densité et d'acuité matériellesque les corps qui y sont répartis.

Mon esprit se transforme en éma­nation cristalline qui tisse d'un coin àun autre l'écluse qui sépare et filtre lamontée et la descente des vides quiprennent corps à l'embouchure de cha­que coin. Vides qui viennent déverserleurs entretoises, leurs trabes symétri­ques, jetée d'aiguières et de vasquesd'azur venants se comprimer dans leclivage et la trajectoire des ondes lu­mIneuses.

Je suis comme un cerf-volant, lam­bris égaré qui circule à travers les li­mailles de barbelets caléfactoires quientourent les pôles d'un invisible sys­tème de lignes unissant les corps em­plissants l'espace.

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Anamnèses et transits

Au coin du mur,je m'instruis surmoi même, sur le rétrécissement demon sort et telle une tmèse psalmo­dique, je fauche les idées qui me vi­ennent à l'esprit, pour cerner le péri­mètre de mes propres contours. Ormes propres contours n'existent et necomptent pas; ils se dissolvent dans laplacidité et l'ultime utilité du vide, desvides dont les coins n'en sont que lerelief vital.

Au coin du mur je ne suis qu'unintrus indésirable et qui pourtant ra­mène le centre d'intérêt et de gravitéau coin de l'espace. Les vides restants,ne prenants leur signification que parcomparaison et parallélisme. Le videdevient alors le facteur puissant d'unecomposition spatiale où les coins re­flètent pour chacun d'eux une réalitécachée.

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XIV

ENTRE PHLÉBITE ET

CROISSANCE

Entrephlébite etcroissance

Je suis atteint d'une curieuse phlébi­te qui fait de moi un colimaçon démo­dé, bousculé par le temps, stationnaireet infatué sur la selette des chausséesfébriles.

Je suis atteint d'une curieuse phlé­bite, et mes veines souffrent dans lacrainte de la croissance, impétencebénigne dont la purulence me donnela nausée. Mon sang coule telle unesève avariée au travers les vaisseauxballotés par les escarmouches de mapropre mémoire; et à chaque fois, jemonte sur le pupitre, comme à l'avantgarde de ma propre histoire, et je menoie deans les calendres de réminis­cences d'un temps révolu, à jamaispassé, consommé, laminé et qui pour­tant s'offre au présent comme un cal­ice débordant.

Nostalgie du passé, âge d'or desorgines, défilé de souvenirs, angoisse

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Anamnèses et transits

de l'avenir, refus de la maturation?Non tout simplement réminiscence dutemps qui cherche prise et substantia­tion dans l'inconstance et la continu­ité du devenir. Insouciance, raillerie etsublime audace.

Naviguer, tel un califourchon impé­tueux vers le cap cornu comme unéphèbe fantasmagorique et flamboy­ant, ferveur d'une fanfaronnade, fastesdes razzias sauvages, ivresse d'une dé­mesure consciement vécue. Colifichetsd'escalandres en cascades.

Je suis atteint d'une curieuse phlé­bite, et je ne puis digérer l'amertumequi vient tarir mes veines, et je penseau temps, non au temps passé, ni auprésent ni à celui de demain, mais autemps qui aurait pu naitre et s' embra­ser dans un instant précis, au tempsdont l'arborescence transgresse lesimages d'épinaIs, au temps qui porte120

Entrephlébite etcroissance

les marques du possible de l'infaillible,au temps meilleur, au temps plus am­ple, au temps qui jette des arcadesd'une existence à une autre, le tempsd'une aspiration, d'une élévation; nonpoint l'ablution purificatrice et la résig­nation d'une expérience.

Je suis atteint d'une curieuse phlé­bite et je sens gonfler mes veines, hissételle une montgolfière, et peut être viv­rai je l'envol dans l'hémorragie d'unnouvel instant qui naitra dans le re­gret de ne pas voir le jour.

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xvL'AMOUR COMME LE

RICOCHET D'UN CENTAURE

Lamourcomme le ricochetdiJn centaure

L'amour apparaît au bout de l'erran­ce d'un centaure qui vient s'échouersur le buste gonflé d'une tête de pontpromise. Dissipation du doute. Mag­nificence de l'évidence.

L'amour se conquiert par la pudeur,se vie dans la sérénité. En parler c'estdéjà se méprendre sur sa significationet son usage.

Le nommer, lui donner une imagec'est déjà déplacer son horizon tou­jours plus loin, pour le revoir revenirtel un ricochet avec un nouveau vis­age, le retour innopiné d'une mouetteégaré, éternel retour d'une blessure.

Tracer des viaducs pour remonterau fil du ricochet revient à y renoncer.

L'amour n'est pas hantise, il est unhôte privilégié qu'il convient d'hono­rer et choir pour tout juste compren-

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Anamnèses et transits

dre qu'il est un don de l'éternité quine nous appartient pas, mais qui toutsimplement nous anoblit.

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XVI

LES AUTRES OU

L'IGNORANCE DE SOI MiME

Les autres oul'ignorance de soimême

Que penser des autres? Le fait mêmed'y penser semble être une activité in­grate et peu honorable. Les autresétants ce qu'ils sont dans leur nombreet leur variété, une liste d'interrogationà poser et à résoudre se devrait d'êtredressée.

Je ne porte aucun intérêt particu­lièrement passionné pour ce genre delabeur qui par prédiléction et à priorime rends indifférent à tout forme d'os­tracisme. Car comment penser aux au­tres sans s'exposer, sans procéder an­térieurement à un examen approfondide cet autre qui est soi même; penseraux autres m'engagerait donc sur lelong et dangereux périple du juge­ment des autres qui m'exposerait àl'accusation d'ignorance, d'incompré­hension, de manque de goût, de tact,de souplesse, de rejet.

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Anamnèses et transits

Les autres étants tout simplement cequ'ils sont, repliés sur soi même, hos­tiles au regard des autres, allérgiquesaux qualifications lucides, préférantsse complaire le plus souvent dansl'auto méprise et la duperie.

Lorsque j'essaye pourtant de pens­er aux autres, ce n'est jamais en ter­mes génériques, et je m'efforced'écarter toute équivoque sur l'exi­stence d'une humanité unique, frater­nelle et paisible. Pourtant lorsque jepense à l'autre c'est pour y trouverl'incarnation d'un principe quelcon­que, une issue ou une question possi­ble, un trottoir peu fréquentable, unecertaine aura déconcertante, la voie desintelligences en lesquels je pourraisfaire l'expérience de modes de penserdifférents du mien et non analoguesaux autres; un autre niveau de con­science qui ne correspond pas à mes

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Les autres oul'ignorance de soimême

préoccupations personnelles mais quiplutôt m'indispose dans l'habitus dema propre conscience de soi même.

Penser aux autres pour y déceler lesigne de l'excellence qui suscite enmoi l'élévation au dessus de la gré­garité ambiante. Penser aux autres c'estêtre à la recherche de la racine d'uneéquation qui nous invite à décripter etdénombrer tous les impondérables etles inconnus, les zones inexploréesd'autre languages qui bouleversentnos propres repères relationnels. Pens­er aux autres, c'est croire en l'évocationd'une possible trame qui repose surune certaine cadence bien singulière,différente de toutes les autres.

Oui, une cadence qui ne ponctueplus les trames sociales d'un com­merce d'intérêts et de vils amitiés decontingence, pour renter dans le che­minement d'une cadence qui ouvre la

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Anamnèses et transits

voie vers l'évasion, la surprise, la ter­minaison ou la quiétude.

Je tiens à penser aux autres afin demesurer l'équidistance qui me séparepersonnellement des autres, et par hu­milité je m'abstiens de donner le tonafin de parer à la saturation que pro­voque la promiscuité des autres; je pré­fére rechercher dans l'autre l'ombred'une dominante quelconque, ten­dance rare qui se détache de l'oratoirevitupérant du nostrisme.

Cet exercice me libére de ma propreguinderie qui n'est que le palinodiqueâpre d'une déception certainement re­foulée. Rechercher en l'autre la racined'une équation qui m'éloignera volon­tairement d'une possible reconnais­sance, similutude confortante, l'autren'étant pas le dictame d'une auto affir­mation ni d'une confirmation quelcon-

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Les autres ou l'ignorance de soimême

que, mais le phasitron de nouvelles fré­quences individuelles.

Il existe toujours une certaine 'ten­dance à tenir ses pensées, ses juge­ments et ses conclusions pour des ac­quisitions personnelles intouchables,inédites, tout comme l'attachement àdes préjugés peut conduire jusqu'autragique et au ridicule.

Les autres, le plus souvent ne sontque le reflet de nous mêmes, d'un moiqui se dérobe à la bassesse commune,à sa propre décrépitude, fuyant versles schémas sécurisants pour les uns,anarchiques et illusoires pour les au­tres; tous deux n'étants que le tableaud'une promiscuité humaine inévitableoù l'unique et l'absolu restent et rest­eront imperceptibles à tous ceux quipensent les autres en termes de pro­chains. C'est dâilleurs la raison pourlaquelle je vois sur le visage des au-

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Anamnèses et transits

tres le parvis de l'affront et l'estuairede l'alibi d'une théodicée incontourn­able.

Que penser des autres? Rien de trèsparticulier, si ce n'est que faire la dé­marche de devenir tout d'abord étrang­er à soi même.

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XVII

LA SALAMANDRE DE

L'ACTION

La salamandre de laction

Chaque homme à un moment don­né de son existence est épris par l'éclatet la tentation de l'action. Tentationsubite, éclaire, réfléchie, couvée et la­tente, elle palpite dans les coeurschaleureux, brisée par l' arichmétiquesociale et par la stupide logique desconventions.

Il est difficile d'établir commentl'idée audacieuse en vient à germerd'une manière fugace dans les espritstortueux promis à des jours paisibles,puis jubiler à l'accouchement d'un par­cours dialectique pour aboutir à la miseen mouvement de ce qui n'est au débutque pure abstraction, ou peut être pureimagination. La mise en branle del'impalpable, la mise en forme de lagélatine cérébrale. L'idée s' imprégnecomme un froid cataplasme sur lesoripeaux milésimés de l'ennui qui selanguit, avance, rampe et s'empresse,

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Anamnèses et transits

accaparé entre l'être et le temps au co­eur d'un noeud gourdien, noué tousdeux dans la salamandre sonore d'unpercusioniste jouant de sa simbale.

L'idée réconforte, pourrait on dire,l'action exalte. Le libre examen ne luisuffisant pas faute de reconnaissanceexterne, l'individu recherchera éper­duement l'essence d'une vérité dansl'action. L'axiome l'idée prépare etprécéde l'action, pourrait être renverséen paradygme de l'action exultoired'une nausée persistante, la volitioncomme sursis d'une lente agonie.

Tendue comme une corde ajustéeaux dimensions inaccessibles et inat­tendues de la vie, l'idée se dissipe com­me le lustre huméfié dans l'écumoirde l'action où s'enlisent les âmes ar­dentes, les paladins des cause perduesqui s'embrasent puis s'éteignent à tourde bras.136

La salamandre de I~ction .

C'est pourquoi l'action peut êtreperçue comme précédant la dissolu- 'tion.

Aussi sublime soit elle, elle porte enelle les stygmates de la négation alorsqu'elle est par essence affirmation. Peuimporte l'enjeu de l'action, pourvuqu'elle fournisse son lot d'intensités,représentation picturale de divers den­sités d'états d'âmes.

L'homme d'action est comme lecheval courant qui n'a pas quatre pattes,mais vingt. Dans cette constellation as­centionnelle de l'action, la vibration etle mouvement multiplient innombra­blement l'objet diluant le pourquoidans la densité éparse des états d'âmesvirvoltants. Alors il devient une silhou­ette de corps vides s'exprimant à tra­vers des lignes confuses sursautentes,

1 droites ou courbes, se mêlants à des

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Anamnèses et transits

ébauches d'appel et de hâte. Par làs'exprime l'agitation chaotique des sen­timents au coeur de l'action; chacunpeut devenir l'acteur d'une scène ex­térieure concrète, suspendu au trapèzed'une émotion intérieure qui reste néan­moins abstraite, même dans le feu del'action.

Ce n'est pas dans la finitude ni dansla finalité de l'action recherchée, maisdans l'incorporation d'emblée de celleci dans le cinétisme envoutant et verti­gineux que l'on pourra peut être trou­ver un salut.

Pour ma part ce qui m'importe c'estde me mettre en route, accompagnerle cheminement vers l'essence vrai del'action. L'action âme soeur du doutedevient une intriguante devinette deceux qui souffrent de la tentation dunéant.

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La salamandre de laction

Elle est un chemin qui ne mènenulle part, qu'empruntent les hommesnonchalants, emphatiques, au langu­age lapidaire et menuet, trop maigrespour être malhonnêtes, des hommesqui resteront les mains vides. Je suisconvaincu que l'action est en quelquesorte le remède faustien aux malaisesintimes.

Mais très vite les illusions se dissi­pent, et la quête d'action vient nier trèsvite l'essence de celle ci, la luciditédébouchant inévitablement vers lenéant.

La tentation se renouvelle car lemalaise, la souffrance persistent ets'accroissent. Plus elle est forte, pluselle fascine et effraie. Pour ma part,L'action reste le creuset de mes pro­pres ambiguités, de mes contradic­tion~ et de mes errances en quête demoi même. Elle secrète en elle cette

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Anamnèses et transits

dualité oscillant entre doute et engage­ment, qui distille le fiel de la colère etl'amertume des désenchantements.

L'action m'ouvre les perspectivesdu dépassement de mon propre moi,qui lui même conduit vers l'emphy­trion du néant, lequel surgit à la déro­bée dans la cour d'une vision globaledu monde, expérience confortante.

La véritable question de l'expéri­ence de l'action réside dans son issue,comme dans l'ultime paseo du taure­ador attendant l'attaque frontale dutaureau: "vient mort à la dérobée, queje ne te sentes pas venir, pour que leplaisir de mourir ne me redonne pasle gout de la vie".

Vaincu par le doute soit l'on péritdes certitudes du monde que l'onrefuse, soit l'on sort victorieux, en en-

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La salamandre de laction

trant dans l'éternité par la voie dudoute.

Les options sont restreintes commele sont les étroites configurations et laquintessence de toute existence; seulreste le courage d'en assumer les con­séquences, et c'est en cela que résidel'héroisme du néant, l'étoile promise,le septentrion de toute action.

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xvmApPARTENIR OU LE CHEMIN

DE L'EXIL

Appartenirou le chemin de /~xi/

Trop souvent les individus expri­ment le besoin insatiable comme dictépar je ne sais quel instinct, d'appartenir.Appartenir à un groupe, à un moded'être, de vie, appartenir à une femme,ou tout simplement s'appartenir. Dansleur quête impérieuse vers ce pointd'ancrage qui s'apparente à une tire lirepsychologique de l'épargant sécurita­ire, l'individu devient pitoyable, aussipitoyable qu'un chimpanzé névrotiqueà la recherche d'une congénére, l' appar­tenance à la même éspèce, s'identifiantà l'acte extrême et compatissant d'unecopulation rituelle. Pauvre et pitoyablecar la donnée, l'idée d'appartenancerestent indubitablement illusoires.

Tout bon sens aboutirait au constatque l'on n'appartient en fait à per­sonne, ni à une chose, ou pire et plusrisible encore à une institution, et pourfinir on n'appartient encore moins à

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Anamnèses et transits

soi même. Car la notion d'apparte­nance bouleverse le rapport subtil del'être et l'étant lequel s'inscrit dans lagratuité des actes libérés de toutes con­traintes de la causalité prévisible, de lalogique des vases communiquants.

On pourrait hypothétiquement direcar ma pensée pourrait être elle mêmecontaminée par un état de réflexivitépossessive, que l'on peut présumer ap­partenir à un certain nombre de con­textes, contexte sentimental, profes­sionnel, amical, familial, qui ne sontque le fruit conjoncturel du hasard oula projection dans l'ordre des réalitésmatérielles ambiantes de nos désirs,nos ambitions, nos déceptions les plusintimes; les contextes se succédent autravers d'une série de constructions etde déconstructiuons, de décentrages etde recentrages, de décontextualisationset de recontextualisations.

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Appartenirou /e chemin de lexil

Le vide de l'appartenance, le trounoir que tous redoutent surgit à lalisière d'une déconfiture contextuelle,d'un brutal décentrage, d'un viragesituationniste, où l'on est en quelquesorte éjecté au devant de la scène, horsdes scénarios, sans masques ni rôle àjouer; on n'appartient plus à rien si cen'est à rien.

Totalement désincarné il ne restealors plus qu'à subir le peinible parco­urs du déconditionnement, car l'appar­tenance est par essence conditionne­ment. Au nom d'une prétendue appar­tenance, on s'imagine comme ayantune prise sur certaines personnes, aunom de l'amour, du pouvoir, de l'inté­rêt, vénalité, cupid,ité, vanité se cumu­lants bref au nom de l'appartenance.

On prétend avoir au nom de cettemême appartenance, des prises de po­sitions lesquelles sont aussi ridicules

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Anamnèses et transits

et fictives, une position, un position­nement n'étant que le fruit des con­tingences, d'un certain ordre de cho­ses donné sur lesquels l'on prétendavoir une maîtrise; alors le sens cachédes choses, le mystère de la vie et del'être pourraient bien nous échappercar ils n'appartiennent pas à la catégo­rie de l'avoir. Ils sont et demeurentpurement et simplement.

Au moment même où l'on sent etoù on l'on croit avoir une prise surquelqu'un, sur quelque chose, auss­itôt sans s'en aperçevoir , ils semblentnous échapper par un curieux déplace­ment comme sur une parois glissantevers le domaine du potentiel, de l'autrepossible. Inutile d'escalader, les prisesn'étants que des niches d'argiles s' ame­nuisants au contact des pas hardis d'al­pinistes inexpérimentés et naifs.

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Appartenirou le chemin de I~xi/

La seule prise que l'on peut avoirest la prise sur une interrogation.L'appartenance est ici à l'image d'untableau solenoidal où l'on s'empressede remplir des cases vides manquantespar peur de ne pas être devant ou aucentre de l'objectif. Appartenir ou lamisérable complainte de notre procha­in; l'avenir d'une humanité qui brailleet ressasse rle même soliloque, le re­frain d'une même peur, la peur de neplus appartenir, et de se regarder enface, se faire face.

La seule appartennace qui soit oucelle qui puisse exister est celle d'unecontinuelle ellipse intérieure qui tran­site dans les méandres de l'inconnu etl'éphémère insondables et sans prises.

Appartenir en quelque sorte c'estmourir, il ne reste alors plus qu'à partir,prendre le chemin de l'exil.

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,EBAUCHE n'UNE

CONCLUSION

Ébauche diJne conclusion

La correspondance que je puis étab­lir entre les divers éléments qui se pré­sentent à mes yeux ou à mon esprit,qu'ils se présentent sous la forme hu­maine, matérielle ou mentale, me res­titue en d'autre termes la part faite àchacun.

Cet part est fixe et immuable. Nulde ces éléments comme du reste monpropre être ne peuvent se soustraire auxévénements compris dans leur lots.

Sous l'image poétique, la transpar­ence et l'interprétation savante de ceséléments, on peut déceler l' enchaine­ment indissoluble des faits et des dé­marcations indestructibles des chosesdans l'indifférenciation la plus com­plète. L'idée de destinée n'est peut êtrerien de plus que cette idée d'indif­férenciation.

Les éléments appartiennent au règnedu déterminé et c'est ce qu'on pres­

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Anamnèses et transits

senti les divinations. Ces éléments quijuchent mes pensées, n'éveillent enmoi aucune forme de concupiscence.Ils deviennent les muses de l'élégance,sphragistiques d'une droiture élémen­taire, les maitresses d'une certaine ver­tu.

Les éléments fortifient en moi lesens de la mesure et des limites quisont imposées à tous les êtres.

Ils produisent en moi une sorte denémésis qui réprime les excès, chassela prospérité complète, se défend detoute ivresse pour imposer une puis­sance sourde aux destinées.

À leur côté, j'éprouve le sentimentpur et fin d'un jouvenceau. J'y épro­uve le gout de la parure et me fais lepalicare intansigeant de la beauté.

Nulle part l'instinct n'a été si lucideet la raison si spontanée.150

Ébauche dune conclusion

Les éléments, s'ils essayent de con­cevoir ou de représenter le monde,alors ils le font à l'image de leur es­prit, et c'est en ce sens qu'ils constitu­ent pour moi le premier éveil d'uneréflexion indifférenciée.

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TABLE DES MATIÈRES

Éléments et indifférenciation: Correspondances 6

1 Présence au monde 20

n Lejasmind'unéveil 26

ID Lumièred'icône 32

N Flammes et obombrations 40

V Ligne et sphère 44

VI Masses et idées 54-

vn À la fenêtre d'un oiseau ft)

vm Les mots comme des coquilles vides 84

IX Sonorités et phasmes ~

X Au bout du pinceau telle une trace dense etpure %

XI Que ne suis je le diapason d'une récolteéphémère 100

XII Anamorphoses et intervalles 104

xm Au coin du mur 112

XIV Entre phlébite et croissance 118

XV L'amour comme le ricochet d'un centaure. 122

XVI Les autres ou l'ignorance de soi même 126

xvn La salamandre de l'action 134

xvm Appartenir ou le chemin de l'exil 142

Ébauche d'une conclusion 148