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FACULTÉ JEAN CALVIN Institut de théologie protestante et évangélique Claude BRUNIER-COULIN Karl BARTH AIX-EN-PROVENCE

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  • FACULT JEAN CALVIN

    Institut de thologie protestante et vanglique

    Claude BRUNIER-COULIN

    Karl BARTH

    AIX-EN-PROVENCE

  • Claude BRUNIER-COULIN

    Karl BARTHUne anthropologie thologique

    Expos, signification, rception critique de sa thologie

  • Karl BARTH

  • Sommaire

    Introduction pdagogique .1. Trois principes

    1.1. Retour lcriture1.2. Rsistance spirituelle1.3. Rconciliation ecclsiale

    2. Trois manifestations2.1. Observation2.2. Rflexion2.3. Appropriation

    PREMIRE PARTIE: Thologie de la crise

    CHAPITRE I: Trajectoire et fragments d'une vie1. Une Impossible possibilit 2. Une vie3. Les annes dtude (1904-1908)4. Pasteur-suffragant de lglise nationale protestante5. Pasteur Safenwil (1911-1921)6. Le choc de la Premire Guerre mondiale7. 1919-1922: le Rmerbrief 8. Gttingen, Mnster, Bonn: les annes dapprentissage9. 1932-1933 : Du premier volume de la Dogmatique ecclsiale la prise du

    pouvoir par Hitler.10. Barmen et lglise confessante (1934)11. En exil chez soi , le retour Ble (1935)12. 1945 : Les Allemands et nous 13. La clbrit mondiale et la poursuite du travail (1945-1968)

    CHAPITRE II: Thologie de la crise1. Le Tout-Autre2. Jsus-Christ3. Dialectique dAdam et du Christ : la Justification

    3.1. Monde ancien et monde nouveau3.2. Lhomme nouveau. Lesprance

    4. Dialectique dAdam et du Christ : la Rsurrection4.1. Ralits dernires4.2. Rsurrection et parousie

    5. Rsurrection et histoire du salut5.1. L'ptre aux Romains5.2. Conclusion

    6. Limites et sens de la religion

  • 6 Table des matires

    6.1. Religion et pch6.2. chec de la religion

    7. Lglise et le dessein de Dieu8. thique9. Thologie et dialectique

    9.1. Thologie de la crise9.2. Ractions l'ptre aux Romains

    DEUXIME PARTIE: La DOGMATIQUE

    CHAPITRE III: Introduction la Dogmatique1. La tche de la dogmatique

    1.1. glise, Thologie. Caractre scientifique de la thologie1.2. La dogmatique en tant que recherche1.3. La dogmatique en tant qu'acte de foi

    2. La tche des prolgomnes la dogmatique2.1. La ncessit des prolgomnes la dogmatique2.2. La possibilit des prolgomnes la dogmatique

    CHAPITRE IV: La doctrine de la Parole de Dieu1. I/1. Premire partie (1932)

    3 : La prdication de l'glise, matire de la dogmatique 4 : Les trois formes de la Parole de Dieu 5 : L'essence de la Parole de Dieu 6 : De la possibilit de connatre la Parole de Dieu 7 : La Parole de Dieu, le dogme et la dogmatique

    2. Chapitre II : La rvlation (I/1 **) 8 : Dieu dans sa rvlation 9-12 : La Trinit de Dieu, Dieu le Pre, Dieu le Fils, Dieu le Saint-Esprit

    3. I/2. Deuxime partie (1939) 13 : La libert de Dieu pour l'homme 14 et 15 : Le temps de la rvlation, Le mystre de la rvlation 16 : La libert de l'homme pour Dieu 17 : La rvlation de Dieu comme assomption de la religion 18 : La vie des enfants de Dieu

    4. Chapitre III : lcriture sainte (II/2***) 19 : La Parole de Dieu pour l'glise 20 : L'autorit dans l'glise 21 : La libert dans l'glise

    5. Chapitre IV : La prdication de lglise 22 : La mission de l'glise 23 : La dogmatique, fonction de l'glise qui coute 24 : La dogmatique, fonction de l'glise qui enseigne

    CHAPITRE V: La doctrine de Dieu1. Chapitre V : la connaissance de Dieu (II/1*)

    25 : L'vnement de la connaissance de Dieu 26 : La cognoscibilit de Dieu 27 : Les limites de la connaissance de Dieu

    2. Chapitre VI : la ralit de Dieu (III/1**) 28 : L'tre de Dieu en tant qu'il aime dans la libert 29 : Les perfections de Dieu 30-31 : Les perfections de l'amour divin, Les perfections de la libert divine

    3. Chapitre VII : llection gratuite de Dieu (II/2*) 32 : L'laboration de la doctrine de l'lection 33 : L'lection de Jsus-Christ

  • Karl BARTH 7

    34 : L'lection de la communaut 35 : L'lection de l'individu

    4. Chapitre VIII : le commandement de Dieu (II/2**) 36 : L'thique envisage comme l'une des tches de la doctrine de Dieu 37 : Le commandement comme exigence de Dieu 38 : Le commandement comme dcision de Dieu 39 : Le commandement comme jugement de Dieu

    CHAPITRE VI: La doctrine de la cration (1945-1951) 1. Chapitre IX :L'oeuvre de la cration

    40 : La foi en Dieu, le Crateur 41 : Cration et alliance 42 : Le oui de Dieu, le Crateur

    2. Chapitre X : La crature 43 : L'homme en tant que problme de la dogmatique 44 : L'homme crature de Dieu 45 : L'homme destin tre l'alli de Dieu 46 : L'homme comme me de son corps 47 : L'homme dans son temps

    3. Chapitre XI : Le Crateur et sa crature 48 : La doctrine de la providence, son fondement et sa forme 49 : Dieu le Pre, Seigneur de la crature 50 : Dieu et le nant 51 : Le royaume des cieux, les messagers de Dieu et ses adversaires

    4. Chapitre XII : Le commandement de Dieu, le Crateur 52 : L'thique dans la doctrine de la cration 53 : La libert devant Dieu 54 : La libert dans la communaut 55 : La libert de vivre 56 : Les limites de la libert

    CHAPITRE VII: La Doctrine de la Rconciliation1. Chapitre XIII : L'objet et les problmes de la doctrine de la rconciliation

    57 : L'oeuvre de Dieu, le Rconciliateur 58 : La doctrine de la rconciliation (vue d'ensemble)

    2. Chapitre XIV : Jsus-Christ, le Seigneur comme Serviteur 59 : L'obissance du Fils de Dieu 60 : L'orgueil et la chute de l'homme 61 : La justification de l'homme 62 : Le Saint-Esprit et le rassemblement de la communaut chrtienne 63 : Le Saint-Esprit et la foi chrtienne

    3. Chapitre XV : Jsus-Christ, le Serviteur comme Seigneur 64 : L'lvation du Fils de l'homme 65 : L'inertie et la misre de l'homme 66 : La sanctification de l'homme 67 : Le Saint-Esprit et l'dification de la communaut chrtienne 68 : Le Saint-Esprit et l'amour chrtien

    4. Chapitre XVI : Jsus-Christ, le tmoin vridique 69 : La gloire du Mdiateur 70 : Le mensonge et la damnation de l'homme 71 : La vocation de l'homme 72 : Le Saint-Esprit et la mission de la communaut chrtienne 73 : Le Saint-Esprit et l'esprance chrtienne

    5. Chapitre XVII : Le commandement de Dieu, le Rconciliateur 74 : L'thique dans la doctrine de la rconciliation 75 : Le fondement de la vie chrtienne 76 : Les enfants et leur Pre

  • 8 Table des matires

    77 : Le zle pour la gloire de Dieu 78 : Le combat pour la justice humaine

    TROISIME PARTIE: tudes

    CHAPITRE VIII: Rceptions catholiques1. Erich Przywara (1889-1972)2. Hans Urs von Balthasar (1905-1988)3. Hans Kng (1928 )4. Henri Bouillard (1908-1981)5. Benot Bourgine

    CHAPITRE IX: Occasionalisme thologique et Actualisme thologique1. L'Occasionalisme thologique de Barth2. L'Actualisme thologique de Barth

    CHAPITRE X: propos de la formule Simul Peccator et Justus 1. L'inversion totale2. Le face--face 3. L'preuve4. L'vnement Christ

    CHAPITRE XI: De l'Autorit1. Commandement et jugement de Dieu

    1.1. Le prochain comme celui que je dois accepter1.2. Le prochain et la question du choix : cest Dieu qui choisit1.3. Le prochain est lautorit qui soppose nous

    2. Le prochain est lautorit qui soppose nous2.1. Lautre comme autorit du point de vue pdagogique2.2. Lautre comme autorit du point de vue juridique2.3. Lautre comme autorit du point de vue moral

    3. Conclusion

    CHAPITRE XII: Le dploiement de la question du rel et du possible1. Le devenir est le passage du possible au rel

    1.1. La position de Kierkegaard vis--vis de Hegel1.2. La question thologique

    2. La position de Karl Barth2.1. Lintrication du possible et du rel dans la cration2.2. La fonction du comme si 2.3. La notion de l homme dcid

    3. La question de Dieu3.1. Position du problme3.2. Position de Karl Barth

    CHAPITRE XIII: Deux questions traduisant lcart avec Kierkegaard 1. La connaissance de Dieu sous son double aspect rationnel et existentiel

    1.1. La position de Kierkegaard sur largument ontologique1.2. La position de Karl Barth

    2. L'ternel et le temps2.1. Une phnomnologie de la temporalit2.2. Le tragique de lexistence temporelle

    Annexe I: Tableau de correspondanceAnnexe II: Table des matires par volumeAnnexe III: Dclaration du synode clandestin de Barmen

  • Karl BARTH 9

    Annexe IV: Lhumanit de DieuBibliographie

  • Introduction pdagogique

    Karl BARTH: Lhumanit de Dieu questionne lhistoire

    Karl Barth (1886-1968) est lun des gants de la thologie chrtienne du XX sicle. Guide par la question: Qui est Dieu ? , nous proposons une lecture thologale de son oeuvre. Tout dabord, lintrt de la recherche se porte sur le jeune Barth , notamment sur lauteur des deux commentaires de la Lettre aux Romains (1919 et 1922). Ensuite, son analyse de la preuve de lexistence de Dieu chez saint Anselme de Cantorbery (1931) permet dentrer dans sa monumentale Dogmatique publie de 1932 1968 et reste inacheve. Il sagit de comprendre par quels chemins il en est arriv transformer son ide du Dieu tout-autre en une christologie consquente , jusqu investir lhumanit de Dieu en Jsus confess comme le Christ. Linfluence de sa pense sur loeuvre de nombreux thologiens est nette: Paul Tillich, celle de Wolfart Pannenberg, celle de Jrgen Moltmann, celle dEberhard Jngel, celle de Hans Urs von Balthasar, celle de Henri Bouillard et celle de Hans Kng. Nous les examinerons. Enfin, critiquant certains clichs et des ides reues, nous montrons que Karl Barth est un thologien de la modernit en ce sens quil a honor lhistoire. En permanence en recherche, sa pense est en prise avec lactualit politique: contre la guerre en 1918, contre le nazisme en 1933, contre la bombe atomique et limprialisme amricain la fin de sa vie. Karl Barth propose ainsi une thologie qui nest pas cantonne dans le primtre de la dogmatique. Individuelle, sociale et politique, lthique nest pas pour lui un appendice de la dogmatique. Sintresser aujourd'hui la pense de Karl Barth permet ainsi de questionner lexistence daujourdhui dans ses dimensions thologiques, thiques et politiques.

    1. Trois principesPour une introduction pdagogique de la vie et de loeuvre du grand thologien

    protestant et suisse que fut Karl Barth, on peut distinguer trois principes. Ces trois principes sont le retour lcriture, la rsistance spirituelle, la rconciliation ecclsiale.

    1. Retour lcriture

    Saint Augustin, puis Luther, avaient commenc leur rflexion par une redcouverte du message central, le salut par la foi. Barth opre cette redcouverte dans lptre aux Romains. Pierre Maury, qui fit connatre Barth en France dans les annes trente, le dfinissait comme le thologien le plus moderne de la grce . Avant Barth, le protestantisme stait investi dans la morale, la culture, voire le patriotisme. Devant la monte des prils, la prdication de lEvangile, parole de Dieu et parole humaine, doit tre critique, exigeante, en mme temps que libratrice des conformismes et des peurs. Le pasteur Barth, dans ses premires paroisses, almanique de Genve, puis en Argovie, cherche remdier la dtresse de la prdication . Dire que le juste vive par la foi , rend possible une parole actuelle de dlivrance et de libert.

    Barth sera ensuite successivement professeur de thologie, Gttingen, Munster, puis Bonn, en Allemagne. Or, aux lections de 1933, 75% des protestants ont apport leur caution au programme du Fhrer. A linitiative dune minorit, lglise confessante allemande se runit Barmen pour un synode exceptionnel. Seconde tape, et dcisive pour notre thologien.

  • 10 Introduction pdagogique

    2. Rsistance spirituelle

    Ce nouveau paganisme se caractrise par le culte de la race et antismitisme. La dclaration de Barmen, avec les grandes figures de Martin Niemller, officier de marine, et de Dietrich Bonheffer, futur martyr, affirme que le chrtien doit obir son Seigneur et non lglise officielle du grand reich allemand Qui veut chanter les psaumes doit tout prix prendre la dfense des Juifs . Barth refuse de prter serment dallgeance Hitler et doit rentrer Ble. De l, il poursuit pendant cinq ans un ministre de prdicateur et denseignant, encourageant la rsistance, notamment pour les protestants de France : La guerre doit continuer spirituellement , selon le thme des lettres pastorales recueillies dans une voix suisse .

    Barth met en chantier la rdaction systmatique de ses cours qui paraissent au long de trois dcennies, les vingt-six volumes de cette Dogmatique, traduite en franais dailleurs. A regarder ce chantier, dailleurs inachev, on a parl dun btisseur de cathdrale . Il est vrai que Barth y dploie les audaces dune pense construite qui organise la thologie chrtienne autour de sa propre construction selon les Ecritures et pour une prdication actuelle et de circonstance. Aussi paraissent en mme temps que la Dogmatique, des crits plus restreints, les commentaires du Credo apostolique, du Catchisme de Calvin, les confrences sur la Ralit de lhomme nouveau , la merveilleuse Introduction la thologie vanglique1.

    Pendant ce temps, lAllemagne nazie sest effondre, mais une partie de lEurope a t rapidement mise sous le joug dune autre puissance, et les partis communistes aux ordres de Staline soumettent les Dmocraties populaires et leurs glises un rude rgime de surveillance et de perscution. Barth reprend ou continue le combat, aprs celui du retour lcriture puis celui de la rsistance spirituelle, cest la Rconciliation des peuples que le thologien se consacre.

    3. Rconciliation ecclsiale

    Ds 1945, Karl Barth cherche contribuer a la gurison de lAllemagne, son rtablissement aprs une telle preuve paenne et barbare. Il contribue largement la rflexion des Synodes sur les responsabilits chrtiennes, notamment en ce qui concerne la Shoa. Dans le mme temps, il alerte le Conseil oecumnique sur la vocation dIsral comme lment essentiel dans la recherche de lunit chrtienne. Il est en cela trs en avance sur des rflexions et des engagements encore trs rcents, comme dans le catholicisme.

    En mme temps, Barth garde le contact avec les glises des pays de lEst. Sa lettre un pasteur de la Rpublique dmocratique allemande , en 1959, appelle la rsistance et au courage, sans condamner il est vrai de manire radicale le communisme marxiste,mais en dsignant comme ennemi de lvangile le lion qui rde lEst comme lOuest de lEurope . On a pu faire lpoque le procs dune sorte dindulgence barthienne, lvolution historique montrera quil ntait pas tout fait inexact de refuser lopposition entre le paradis libral et lenfer sovitique. Encore que Barth eut t le premier reconnatre quun jugement peut tre momentanment dfaillant.

    Karl Barth a t ainsi, dans ce sicle de fureur et de feu, de barbarie totalitaire et doppression tyrannique une voix chrtienne forte : celle du prdicateur de lvangile et dun enseignement thologique solide, la protestation spirituelle de la conscience et lexhortation la rsistance, lappel la repentance et la rconciliation enfin. Sans oublier cette confession du soir : Le travail thologique sans lamour serait une misrable escrime, un lamentable rabchage .

    2. Trois manifestationsSi nous connaissons Jsus-Christ et, par ses paroles, savoir la Parole de Dieu,

    c'est cause de la prdication. C'est l'glise qui effectue cette prdication et qui fait connatre Jsus-Christ. On voit donc immdiatement limportance de la prdication de lglise, qui est lobjet dune reprise critique par la dogmatique. Les Prolgomnes ( la

    1 Karl BARTH, Introduction la thologie vanglique, traduction franaise de Fernand Ryser, ditions Labor et Fides, Genve, 1962

  • Karl BARTH 11

    Dogmatique), qui introduisent la mthode et aux critres dune Dogmatique, sont consacrs La doctrine de la Parole de Dieu. S'il y a une prdication de l'glise, c'est parce qu'il y a un texte, l'criture sainte et celle-ci a t donne pralablement, rvle. Karl Barth traite de la triple manifestation de la Parole de Dieu: elle est Parole rvle, Parole crite et Parole prche.

    Pour qu'il y ait une prdication de l'criture il est ncessaire que l'glise possde une libert par rapport cette Parole. Dans le 21 de la Dogmatique Barth traite cette question comme condition de possibilit entre L'criture sainte et La Prdication de l'glise. Cette question est dveloppe en deux temps: d'une part La libert de la Parole comprise comme libert dans la prdication de la Parole de Dieu, d'autre part La libert soumise la Parole comprise comme la parole humaine. Barth reprend ici la dialectique Parole de Dieu, parole humaine2. Cette question de la libert dans l'glise traite les deux oprations que comporte l'explication scripturaire: l'examen du texte et l'image de l'objet, ce qui constitue en mme temps une rflexion sur la libert humaine d'interprter la Parole de Dieu. Celle-ci, dans la prdication est la fois (en mme temps et ensemble) parole divine et parole humaine.

    Barth rflchit la prdication non dabord en termes dobissance, mais dans les termes dune libert littrale sous la Parole . Autrement dit, le prdicateur est responsable de ce quil fait de la parole biblique lorsquil prche, La prdication doit parler partir de la Bible, mais non pas sur elle (Dogm., vol 25 d. fr., p. 212). Il s'agit l d'une libert soumise la Parole . A partir de l, Barth tudie ce quil nomme les diffrentes oprations pratiques que comporte lexplication scripturaire . Ce sont les moments pratiques du processus dexplication ou, mieux, dinterprtation de lcriture, lorsque lon se prpare transmettre la Parole de Dieu. Ces moments sont trois actes pratiques, au sens dune hermneutique que Barth nomme hermneutique biblique : observer, comprendre, sapproprier.

    1. Observation

    Observation signifie ici deux choses: d'une part observation dun objet, dune chose, dune personne, d'autre part observation des rgles. Dans cette deuxime acceptation vient les termes d observance , de discipline au sens religieux. Dans linterprtation biblique, il y a donc une part technique et une part morale ou religieuse, une part de savoir et une part dengagement.

    Ce moment tente ainsi de mettre en vidence le texte en tant que document, objet dtude, nous sommes invit dchiffrer le message quil contient. Il y a lieu de distinguer alors un aspect littraire et un aspect historique. Laspect littraire relve de la critique littraire et laspect historique relve dune reprsentation. Le premier tudie les genre, style, tradition et rdaction, etc.. Le deuxime tudie la reprsentation ce que dit le texte, on sen fait une image au sens o linterprte se donne une figure de lobjet du texte. Lobjet prend une figure pour moi, quand je me le reprsente, quitte ensuite critiquer cette image premire.

    Cette tude relve d'une rflexion sur les rapports de l'hermneutique gnrale avec l'hermneutique biblique. Barth refuse de sparer lhermneutique gnrale et lhermneutique biblique dans un premier temps car il n'y a pas de raison de disjoindre les plans de lexplication et de lapplication ou encore, et autrement dit, les plans du savoir et celui du croire3. Malgr cela, Barth critique le positivisme de lhermneutique gnrale car il fixe par avance les normes du possible et du rel 4. Cette attitude

    2 Karl BARTH, Dtresse et promesse de la prdication chrtienne , Parole de Dieu, parole humaine, ditions Les Bergers et les Mages, Paris, 1966, pp. 127-159.3 Comme le conoit Paul Ricoeur.4 Karl BARTH, Dogmatique, traduction franaise de Ferdinand RYSER, ditions Labor et Fides, Genve, 1953-1972, 26 volumes, 5, p. 271. L'hermneutique gnrale croit savoir ce qui, d'un point de vue gnral, est rellement possible et peut se produire; et c'est partir de ce prjug qu'elle considre l'vnement reflt par un texte comme un vnement rel, ou irrel, ou suspect. Mais peut-on dire qu'elle aille jusqu'au bout de l'examen historique qu'on est en droit d'attendre d'elle? Un examen historique prcis, srieux, rigoureux postulerait en effet que l'on respectt le pouvoir intrinsque de l'objet tel qu'il se reflte dans un texte donn, et qu'on laisst ainsi cet objet dcider lui-mme de la ralit qu'on lui attribue; il signifierait, en d'autres termes, que l'on a

  • 12 Introduction pdagogique

    nappartient pas lessence de lhermneutique, ce qui fait dire Barth que lon peut appliquer la mthode de l'hermneutique biblique ltude de Lao-Tseu ou Goethe.

    Le lecteur de l'criture sainte doit tre attentif ce que le texte dit et ne dit pas, il doit le laisser parler dans sa contingence historique concrte . La recherche de la critique historique est non seulement ncessaire, mais na aucune limite. A ce niveau, lhermneutique biblique nest au fond quun cas particulier de lhermneutique gnrale 5. L'acte d'observation consiste essayer d couter le texte et de le voir , donnant cette observation une dimension dans le visuel, le plastique. Ce premier acte est celui de lexamen du texte dans ce quil contient et, ajoute lauteur, dans ce quil cache galement, car la Parole de Dieu elle-mme se cache sous les mots de la Bible 6.

    2. Rflexion

    Mais on ne peut pas se contenter de ce qui se prsente l dans le texte; encore faut-il essayer de le comprendre. Lacte qui est en cause ici relve de ce quon peut appeler le moment philosophique , le moment o l'on tente de comprendre ce que l'on a lu et analys. Barth le nomme acte de rflexion seconde, dans la suivance rflexive de lobjet. On re-connat alors lobjet. Ce deuxime moment mditatif , la meditatio, se situe alors entre le sensus et lusus, entre lexplicatio et lapplicatio. Ceci vient de sa lecture de saint Anselme qu'il expose dans son ouvrage fides quaerens intellectum, la foi en qute dintelligence de la comprhension de son objet par la re-connaissance de celui-ci. Dans cet ouvrage fondateur, Barth avait montr toute lenvergure du comprendre thologique qui inclut la prire, se continue dans les oprations du savoir et culmine dans la contemplation.

    Barth montre la correspondance invitable et ncessaire entre la philosophie et la thologie7. Toute thologie prsuppose un titre ou un autre une philosophie contre le biblicisme et un ralisme biblique (quon lui avait prt) qui prtendrait se passer totalement de philosophie. En mme temps, il faut aussi se garder de devenir lesclave dune philosophie, dun systme de pense pralable qui nous empcherait dtre libres en face du texte biblique. Barth discute sans le dire explicitement avec Bultmann, qui recourait la phnomnologie de Heidegger pour fonder sa thologie existentielle (rester conscient de nos prsupposs; ne recourir la philosophie quau titre dhypothse; pas dabsolu en philosophie; pas dune prcomprhension qui serait suprieure une autre; lobjet du texte dont nous avons parl demeure un objet critique vis--vis de nous. Barth plaide pour une fcondit gnrale, universelle, de lhermneutique biblique comme une cole de la libert : Mme envisage dun point de vue purement humain, lexplication de lEcriture pourrait tre finalement la meilleure cole, et peut-tre la seule cole, o ltre humain puisse apprendre penser librement, cest--dire en tant libr des conflits et des contraintes des systmes, du fait de lobjet qui se propose lui 8.

    3. Appropriation

    Aprs ces deux moments, il reste encore ncessaire de penser par soi-mme, de re-penser soi-mme et ce que nous avons observ et ce sur quoi nous avons mdit. Le moment de lapplicatio est cet instant o la Parole de Dieu doit devenir notre propre parole. Cest, si lon veut, le moment o je dis JE , le moment de mon engagement le plus personnel. L je ne peux plus mappuyer sur ce que dautres ont dit, mais je dois me lancer moi-mme, tel que je suis avec mes qualits et mes faiblesses. C'est le moment de l'appropriation.

    Barth conteste ici le bien-fond de la rupture entre thorie et pratique , comme si intervenait l le moment dit pratique . Il ne faut pas introduire une sorte

    renonc fixer par avance les normes du possible et du rel .5 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 5, p. 273. 6 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 5, p. 269. 7 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 5, p. 274.8 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 5, p. 281.

  • Karl BARTH 13

    de rupture dans notre relation lcriture 9. Cette pratique est un tout; une approche diffrencie (ne pas tout mlanger) est ncessaire, mais elle doit tre globale, holistique (ne pas sparer de manire absolue ces tapes). Barth procde un retournement: lcriture nest plus seulement un objet, elle se retourne elle-mme titre de sujet. Ce nest plus moi qui lobserve, cest elle, la Parole, qui parle au travers de mes (pauvres) paroles. Dans la prdication, je nai donc pas passer mon temps adapter la Parole de Dieu lhomme moderne, mais je suis appel prsenter mes contemporains ce vis--vis dont tmoigne lcriture.

    La Bible, qui est la Parole de Dieu contient les traces des tmoins de la Parole de Dieu. Elle renvoie comme en un miroir au Sujet qui se dit en elle, mais elle nest pas elle-mme ce sujet. Elle devient alors Parole de Dieu. Ces carts font que notre libert et notre responsabilit sont en jeu. Barth place ce paragraphe mthodologique sous lgide dune rflexion thologique sur la libert. Cest dans la foi que nous prenons nous-mmes en charge leur tmoignage (celui des tmoins de la rvlation) et que ce tmoignage relve de notre propre responsabilit 10.

    9 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 5, p. 282. 10 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 5, p. 285.

  • PREMIRE PARTIE

    Thologie de la crise

  • CHAPITRE I

    Trajectoire et fragments d'une vie

    1. Une Impossible possibilit Prsenter Karl Barth est une impossible possibilit , pour reprendre le langage

    paradoxal que le jeune Barth lui-mme appliquait, dans un tout autre contexte, au discours sur Dieu.

    Le cours qui commence atteste de cette impossibilit. La tche est impossible, pour des raisons videntes : uvre trop vaste ( Se peut-il que Barth lui-mme lait lue en entier ? se demandent certains, non sans humour), uvre mouvante, stendant de 1904 1968 ; rception cumnique tous azimuts, avec ce que cela contient de contresens, de contradictions, dambiguts1.

    Selon le point de vue adopt par le lecteur, on a pu voir en Barth un socialiste chrtien, un rvolt, un sympathisant communiste, un rvolutionnaire, un existentialiste, un no-orthodoxe, un nouveau saint Thomas dAquin, un thologien vanglique anti-moderne, un libral dguis, un tenant paradoxal de la thologie naturelle, etc...

    Une Impossible possibilit , donc, mais en cela mme rside un magnifique dfi, auquel nous nous livrerons avec passion. Car se mesurer un tel gant de la thologie, un auteur tellement insaisissable, si volontairement provocateur et contradicteur, si prolixe et si entier, si protiforme et si constant la fois, ne peut que nous obliger nous situer nous-mmes, nous comprendre nous-mmes, enseignant et tudiants en thologie en un temps qui semble, un peu comme celui de Barth, ne plus gure vouloir ou savoir que faire de la thologie, mais prtend se satisfaire superficiellement de descriptions et de narrations, de tmoignages sauvages ou, linverse, dexplications froides du religieux.

    Entretenant nous-mme une relation diffrentie avec la thologie de Barth, nous allons tenter, quarante ans aprs la mort de Barth, de reconstruire, durant ce cours, nos propres risques, le geste de Barth dans ce quil garde daudacieux, dinsouponn et dalerte. Cette reconstruction critique et engage implique de nous mesurer aux influences directes ou indirectes que nous avons pu recevoir de la pense barthienne ou de ses ondes par le truchement dauteurs ou de professeurs de thologie marqus par Barth jusqu parfois se rclamer du barthisme, mais aussi, en creux, par les divers courants thologiques rticents ou franchement hostiles un tel hritage.

    Nous ne sommes pas, nous ne sommes plus, nous navons jamais t barthien - cet adjectif qui suscitait lironie de Barth. On ne peut pas, on ne peut plus, on na jamais pu tre vraiment barthien. Cela pour une double raison au moins : dune part, pour se dire barthien , il faudrait tre capable de comprendre et dassimiler la hauteur, lvolution, la flexibilit, et la plasticit de la pense mme de Barth qui oserait avoir cette prtention ? Dautre part, se dire barthien , ce serait se satisfaire dun rle de disciple, de sectateur, dimitateur, alors mme que nous avons, chacun pour soi, penser par nous-mmes, dans notre temps, sur le chemin de notre vie et de notre existence thologique .

    Mais, de ce point de vue, les anti-barthiens ne sont gure mieux lotis que nagure les barthiens ou ce quil reste de post-barthiens . Car pour se dtacher si

    1 Voir dj les judicieuses remarques de Hans Urs von Balthasar, Karl Barth, Darstellung und Deutung seiner Theologie, Johannes Verlag, Einsiedeln, 1951, 19764, p. 67 s.

  • 18 Trajectoire et fragments d'une vie

    facilement de Barth, il nest plus possible dadopter une position antagoniste, sans cder trs vite au pige symtrique des tiquettes. On doit bien sr reconnatre que la thologie librale nexiste gure comme unit statique et dogmatique. Sinon, ou bien on idaliserait une tranche arbitraire du XIX sicle protestant ou bien on rcuprerait sous le label libral des auteurs dont la richesse chappe un tel rductionnisme. Ni Bultmann ni Tillich, par exemple, ne furent stricto sensu des libraux. Il importe de le souligner contre certaines tentations annexionnistes actuelles. Bultmann et Tillich essayrent dchapper certaines des troitesses de la thologie dialectique, dont ils provenaient et laquelle ils contribuaient. Cest cela qui les conduisit se sparer de Barth et plus encore des barthiens. A linverse, les retours actuels Barth, dans le catholicisme comme dans le protestantisme, sont souvent empreints de nostalgie, voire chez des auteurs comme Stanley Hauerwas2 ou H. Tristram Engelhardt Jr aux Etats-Unis, de tentations de repli.

    Face Barth, la seule issue possible est donc de le lire avec respect et en toute indpendance, de reconstruire son geste dans ce quil a de plus stimulant. Il est den faire lusage le plus libre, le plus cratif et le plus personnel qui soit.

    Cela apparatra surtout, nous lesprons, la lecture de nos traverses successives de luvre. Mais les auditeurs pourront se reporter, pour sen convaincre encore davantage, au cours consacr la rception foisonnante et surprenante que la pense de Barth ne cesse de provoquer, loin des strotypes scolaires et des gnalogies tronques.

    Nous procderons par une srie de dbroussaillages. Nous irons des combats de lhomme aux dveloppements de sa pense, puis des structures essentielles de sa thologie aux problmatiques quelle soulve. Le pige et t de prsenter une sorte de systme thologique barthien. Barth a sans cesse souhait vouloir viter une telle tentation holistique et systmatique . Au vrai, le pige nest jamais dfinitivement cart, ni par Barth lui-mme ni par celui qui cherche le comprendre. La Dogmatique ecclsiale, lopus magnum de Barth, ne parat-elle pas offrir tous les caractres dun systme ? De plus, les rtractations de Barth ne sont-elles pas, en dernier lieu, que de bien modestes correctifs par rapport limposante ligne de force de la dmarche thologique de Barth tout au long de son existence et de son travail ?

    Dun autre ct, on se mprendrait beaucoup sur notre intention si on linterprtait comme une prsentation purement diachronique et historique de la thologie de Barth. Cette prsentation aurait alors comme but de dissoudre la tentation systmatique ou dogmatique de Barth dans une vision platement dconstructive et relativiste de ses volutions. Reprise par Barth, la notion mme dexistence thologique ne peut sappliquer son uvre que dans une optique la fois gnalogique et reconstructive. Elle vise faire merger le retour incessant du geste thologique dans des contextes et des situations htrognes. Riv lexistence qui le produit et qui laccueille, le travail thologique apparat ds lors comme une exigeante et fragile mise en jeu de soi-mme, du monde et des autres, dans loptique dun questionnement radical sur le Tout Autre.

    Il ny a donc rien de dsintress, danodin et dinnocent entrer ainsi en dialogue et en dbat avec lhritage et avec lombre porte dun Karl Barth. Loin de toute hagiographie ou de tout sectarisme, comme toutes les vraies interprtations de Barth, notre cours se propose dtre une confrontation avec son uvre. Elle vise ouvrir des chemins dinterrogation, dengagement et de cration. Elle nous invite une autre manire de faire de la thologie, clectique, mthodique, audacieuse et personnelle.

    2. Une vieKarl Barth est n Ble, le lundi 10 mai 1886.Ses parents sont Johann Friedrich (Fritz) Barth et Anna Katharina Barth, ne

    Sartorius.Pasteur pendant sept ans dans le canton dArgovie, son pre vient dtre appel

    comme enseignant lcole des prdicateurs de Ble, une cole visant former des pasteurs dans la fidlit lcriture sainte et sopposant la thologie librale de

    2 S. HAUERWAS, Character and the Christian Life. A Study in Theological Ethics, Trinity University Press, San Antonio, 1975; With the Grain of Universe; The Churchs Witness and Natural Theology, Grand Rapids, Brazos Press, 2001.

  • Thologie de la crise 19

    lpoque. En 1881, Fritz Barth a obtenu sa licence en thologie, avec un mmoire final en patristique, portant sur linterprtation de saint Paul chez Tertullien.

    Dorigine argovienne, Fritz Barth est n Ble en 1856 dans une famille de pasteurs. Il a bnfici Tbingen des cours du jeune privat-docent Adolf von Harnack. Il a connu personnellement Frdric Nietzsche. Il a suivi les cours de Franz Overbeck Ble.

    Egalement fille de pasteur, Anna Sartorius tait notamment apparente avec la grande famille bloise des Burckhardt.

    Un des principaux biographes de Barth, Eberhard Busch, a soulign le mlange de culture humaniste et de pit protestante qui entoura la venue au monde du futur thologien. Il a aussi not limportance de son enracinement Ble. Le Blois rit avec force, trs loin de la lgret du rire mozartien. Ble nest pas Salzbourg3. Devenant adulte, mme sil fera preuve dun humour trs blois, Karl Barth ne se mlera cependant gure au clbre carnaval. Il avouera un jour ne pas aimer les masques.

    Revenons au dbut de son existence. Le 20 juin 1886, Karl Barth est baptis par son grand-pre Karl Sartorius, au Mnster de Ble.

    Deux ans plus tard, le 17 mai 1888, nat un deuxime garon, Peter4. Dautres frres et surs suivront : Heinrich, le 3 fvier 1890, Katharina le 1er janvier 1893 (elle mourra 6 ans) et Gertrud le 1er janvier 1896. Heinrich deviendra philosophe. Les rflexions de Karl sur les rapports entre thologie et philosophie seront fortement marques par leur dialogue existentiel5.

    A peine install Ble, Fritz Barth est appel la facult de thologie de Berne, pour y remplacer le clbre bibliste Adolf Schlatter, grce un soutien financier spcial, qui vise assurer, au sein dune facult oriente diffremment, la continuit de la thologie positive . On dsigne ainsi lpoque une thologie attache lcriture sainte et plutt rserve face lapologtique librale. Telle est la posture du pre, provenant de la thologie librale et tourn de plus en plus vers la thologie positive. Fils de Fritz Barth, Karl Barth sen souviendra.

    En avril 1889, la famille sinstalle donc Berne. Fritz Barth enseigne la dogmatique, mais galement le Nouveau Testament et lhistoire de lglise. Cest un esprit ouvert, engag en faveur du progrs social et de la cause des femmes ; il sintresse tout et entretient de bonnes relations avec les professeurs libraux, majoritaires dans la Facult. Il reoit chez lui aussi bien Adolf von Harnack quAdolf Schlatter (1852-1938). Quoique favorable la thologie positive, il sengage cependant aussi en faveur dune thologie scientifique et dplat son propre camp, notamment par son refus de la naissance virginale de Jsus. Cest sans doute pourquoi, sa grande dception, il nest pas appel un poste en Allemagne, dans des facults comme Halle ou Greifswald o domine la thologie positive. Sa seule consolation sera de recevoir le doctorat honoris causa Halle, en 1903.

    On le voit, le petit Karl baigne pour ainsi dire ds sa naissance dans un milieu thologique travers de tensions vives et passionnantes. Les dbats de la fin du XIXe sicle et du dbut du XXe sicle, auxquels est ml son pre, sont non seulement typiques des hritages de la thologie protestante ds le XVIII sicle et durant tout le XIXe sicle, mais ils vont encore sintensifier dans le premier quart du XXe sicle. Certes, on ne parlera plus gure, partir de 1920-1930, de thologie positive ; mais les nouvelles discussions qui auront lieu propos de la thologie librale et en son sein mme reprendront et radicaliseront les questions antrieures, comme le manifestera

    3 E. BUSCH, Karl Barths Lebenslauf. Nach seinen Breiefen und Autobiographischen Texten, op. cit., 1994, p. 18.4 Peter Barth ditera des uvres choisies de Calvin (Bouillard, p. 79).5 Sur les rapports intellectuels entre les deux frres, voir Bruce McCORMACK, Karl Barths Critically Realistic Dialectical Theology. Its Genesis and Development 1909-1936, Clarendon Press, Oxford, 1995, pp. 218-226 ; Friedrich LOHMANN, Barth und das Neukantianismus, de Gruyter, Berlin, 1995, pp. 164-205 (sur le nokantisme de Heinrich Barth et linfluence de lide dorigine (Urspung) sur Karl Barth). Voir surtout un texte de Karl Barth lui-mme dans un recueil dhommages destin Heinrich Barth, Philosophie und christische Existenz, Hebding et Lichtenbahn, Ble, 1960. Denis Mller en publie des extraits dans son livre, Karl Barth, collection Initations aux thologiens , Cerf, Paris, 2005, pp. 337-341. Voir Karl BARTH, Philosophie et thologie, traduction de F. Ryser, Labor et Fides, Genve, 1960.

  • 20 Trajectoire et fragments d'une vie

    larrive de la thologie dialectique, laquelle le nom de Karl Barth va tre si troitement associ.

    Toute thologie nat de son temps et des questions et contradictions de son contexte culturel et politique. La gnalogie bloise et berlinoise du petit Karl, puis du jeune Barth , va se situer ainsi au croisement de plusieurs traditions intellectuelles, doctrinales, thiques. Nous verrons combien jusqu sa mort en 1968, par-del ses volutions et ses rtractations, Barth va rester un homme de la modernit et un thologien engag dans le sicle, un thologien du monde6, en somme.

    3. Les annes dtude (1904-1908)Aprs son catchisme, Barth entreprend son tour des tudes de thologie. Selon

    les usages en vigueur dans les universits germanophones jusqu aujourdhui, il fait preuve de mobilit : Berne, Berlin, Tbingen, Marbourg. Il nage en pleine thologie moderne et librale et en adopte les convictions. Il est dabord lve enthousiaste de Harnack (1851-1930), devenu clbre, puis du nokantien Wihelm Herrmann (1846-1922), lauteur du Commerce (Verkehr) du chrtien avec Dieu (1886) et dune remarquable Ethique (1901). Une autre future toile thologique du XXe sicle, Rudolf Bultmann (1884-1976) dont il fait la connaissance Marbourg subira lui-aussi linfluence de Herrmann7. Le thme central de W. Herrmann est lautonomie de la religion et de lthique lune par rapport lautre ; prioritaire pour Herrmann, la religion se joue, en termes chrtiens, dans la relation profonde de la conscience de soi avec la vie intrieure de Jsus. Celle-ci nous oriente vers la bont parfaite de Dieu et vers la soumission sa volont. Si lthique philosophique choue comprendre cette vrit ultime de la religion, en revanche, lthique chrtienne, comme thique individuelle, dveloppe un nouveau rapport la religion.

    A lautomne 1908, Barth devient assistant la revue Die christliche Welt dirige par Martin Rade (1857-1940), professeur Marbourg. Cette revue est affilie la thologie moderne . Elle lui donne loccasion de voir dfiler et mme de corriger les manuscrits des meilleurs auteurs. Il se lie notamment avec son compatriote Eduard Thurneysen (1888-1977), qui deviendra son ami le plus proche pour toute sa vie, comme en tmoigne leur intense correspondance.

    4. Pasteur-suffragant de lglise nationale protestante Genve (1909-1911)

    Aprs sa conscration au ministre pastoral, prside par son pre dans la cathdrale de Berne le 4 novembre 1908, il hsite accepter un poste pastoral. Il finit par rpondre une offre de suffragance8 de lglise de langue allemande de Genve, dont est membre son oncle Ernst Sartorius. Le jour de sa premire prdication, le 26 septembre 1909, avant de monter en chaire, il reoit par la poste la quatrime dition de lEthique de Wilhelm Herrmann, ddicace par lauteur. Durant cette priode, il prche beaucoup, sur lptre de Jacques en particulier. Le dimanche de la Rformation, dbut novembre, il nhsite pas commenter les Loci communes de Melanchthon. Il s'affirme dj comme prdicateur et le thologien. Sa prdication sonne trs librale, ce qui dsappointe son oncle.

    6 Une thologie du monde (gnitif objectif), au sens donn cette expression par Jean-Baptiste Metz, nest-elle pas toujours une thologie dans le monde et pour le monde , ce dautant plus fortement et srement quelle se comprend comme fonde sur un objet (Sache) qui ne saurait provenir du monde ? Toute la dmarche de Barth va consister tenir les deux bouts de la chane ainsi tendue sur la pense et renouveler de fond en comble linterprtation dune vritable transcendance de limmanence qui soit toujours aussi une transcendance critique dans et pour limmanence. 7 Voir la thse de Ch. CHALAMET, Thologiens dialectiques, Wilhelm Herrmann, Karl Barth et Rudolf Bultmann, Facult autonome de thologie protestante, Universit de Genve, 2002, Dialectical Theologians, Wilhelm Herrmann, Karl Barth und Rudolf Bultmann, Theologischer Verlag, Zurich 2004.8 Sur la suffragance, cf. Jean RICHARD, vchs titulaires et missionnaires dans le Provinciale romanae ecclesiae , Mlanges d'archologie et d'histoire, T. 61, 1949. pp. 227-236.

  • Thologie de la crise 21

    Le 16 mai 1911, il se fiance avec Nelly Hoffmann (ne en 1893), quil a confirme dans lglise de la Madeleine lAscension 1910 et qui deviendra son pouse en 1913. Le 31 mai, il prononce en franais, devant la Socit pastorale suisse runie Genve, une confrence sur la rapparition de la mtaphysique en thologie9. Entre-temps, le projet de rdiger une thse de doctorat avec Wilhelm Herrmann na pas abouti. Barth ne sera jamais docteur en thologie. Ou alors seulement honoris causa ( de multiples reprises) ! Son preuve du feu va sappeler Safenwil, puis la guerre de 14-18. Et aprs, viendra le Rmerbrief. Sa thse de doctorat, en quelque sorte, mais une thse qui naura vraiment rien dacadmique.

    5. Pasteur Safenwil (1911-1921)Pendant dix annes, qui savrent dcisives et pocales, Barth sera pasteur

    Safenwil, un village argovien (au cur de la Suisse) surtout peupl de paysans et douvriers. Le pasteur rouge de Safenwil , comme il sera bientt surnomm. Aprs avoir refus, en 1913, dadhrer au cercle ouvrier de Safenwil quon lui demandait de prsider, et de prendre du mme coup sa carte au parti, il ne devient membre du parti socialiste suisse que le 26 janvier 1915 (en 1932, il adhra galement au parti socialiste allemand). Mais lensemble de son activit pastorale dborde trs vite le cadre traditionnel, au point de crer quelques frictions, notamment avec les patrons des entreprises de Safenwil. Ses prdications sont centres sur le social et sur le politique. Il sefforce de parler non seulement de lme, mais aussi du corps.

    6. Le choc de la Premire Guerre mondialeDs 1914, la dsillusion de Barth est immense. Ses matres, ses meilleurs matres

    lont trahi. La funeste dclaration des 93 intellectuels allemands, au dbut de la guerre, apportant leur appui la politique belliqueuse du Kaiser, porte les signatures de Harnack et de Herrmann. Seul Martin Rade a rsist la tentation. Barth se raccroche la prdication et la thologie. Il ne fait aucun doute ses propres yeux que la gense de sa thologie va trouver, dans cette confrontation avec lvnement de la guerre, un lan dcisif10.

    7. 1919-1922: le Rmerbrief Commence en 1915, la rdaction de la premire dition du commentaire de

    lptre aux Romains, le Rmerbrief, parat en 1919. Elle est la riposte, intellectuelle et pratique politique, pour tout dire du pasteur de Safenwil la catastrophe de la guerre et de la trahison des matres . Mais, ce nest qu la parution de la 2me dition, en 1922, que Barth devient vraiment clbre. Provocante, sulfureuse, controverse, sa rputation est ne et va transformer, au prix de bien des malentendus, le paysage thologique du XXe sicle. Son change de lettres, fameux, avec Adolf von Harnack, documentera de la manire la plus crue ltendue du conflit et du malentendu.

    8. Gttingen, Mnster, Bonn: les annes dapprentissage du jeune professeur

    Dans la foule de la publication du Rmerbrief, Barth est appel la facult luthrienne de Gttingen, o est rserv un strapontin la thologie rforme (un peu

    9 Voir Karl BARTH, La rapparition de la mtaphysique dans la thologie (1911) GA, III, Vortrge und kleinere Arbeiten, 1904-1914, Theologischer Verlag, Zrich, 1993, pp. 329-360. Denis Mller en publie des extraits dans son Karl Barth, op. cit, chapitre VI, texte 1, pp. 259-267.10 Voir ce sujet Pierre GISEL, Premire Guerre mondiale et apories de la modernit , dans M. Boss, D. Lax, J. Richard (d.), Mutations religieuses de la modernit tardive, Lit Verlag, Mnster, 2002, pp. 50-77 : dun point de vue historique, il y a de bonnes raisons de penser que Barth a eu tendance survaluer les liens entre le contexte historique et sa propre volution. Sur le contexte culturel et intellectuel lie la catgorie de crise , voir G. WARD, Barth, Derrida and the Language of Theology, Cambridge University Press, 1995, pp. 8 ss. et les rfrences quil donne en notes.

  • 22 Trajectoire et fragments d'une vie

    comme son pre stait vu proposer la dfense de la thologie positive parmi les libraux de Berne). Il passera ensuite Mnster (1925-1930), puis Bonn (1930-1933). Avec son exprience pratique de dix ans et la profonde rvolution thologique qui sest opre en lui cette occasion, le pasteur de Safenwil est devenu un jeune professeur, sans doctorat, mais avec une oeuvre retentissante le Rmerbrief et une rputation en expansion croissante. Avec le recul, on prouve de la peine mesurer la somme de travail, dacharnement, dinconscience peut-tre, que reprsenta ce surgissement dune nouvelle thologie . Il y a bien des indices, dans la correspondance de Barth avec ses amis, ainsi que dans ses propres rflexions autobiographiques, dun tonnement la fois enfantin et conqurant. Est-ce bien lui qui est dans cette fonction ? La-t-il seulement voulu, cherch ? Aprs tout, il nest quun prdicateur, form tout autant lcole de la thologie positive qu celle de la thologie librale, qui redcouvre les vrits lmentaires de lEvangile. Il ne se prend nullement pour un prophte (dautres sen chargeront pour lui plus tard, notamment certains barthiens), il est seulement un prdicateur, mais faut-il vraiment quil devienne un professeur ? Certes, lexemple de son pre et de ses matres lavait prpar lide dune vocation professorale. Mais le choc symbolique de 1914 et lapprentissage pratique de Safenwil ne lavaient-ils pas dfinitivement loign des plaines arides et des tentations litaires de lacadmisme ? Leffroi caus chez son ancien matre Harnack signale toute lambigut de la situation : le pasteur devient professeur. Mais est-ce une raison pour transformer la thologie en prdication ou en prophtie ? demandera le vieil historien des dogmes. Nest-ce pas avec larrive inopine de Barth, le dbut de la fin de la thologie acadmique, si chre ses vnrables et illustrissimes professeurs, qui sonne avec une cruaut barbare et fruste ? Que vient faire ce remuant trublion dans larne confine quelque peu narcissique de lUniversit humboldtienne et librale, si srieuse et si savante, si mortellement imbue delle-mme parfois ?

    Or, la transition entre les annes du prdicateur et celle de la parution du premier volume de la Kirchliche Dogmatik, en 1932, est fort instructive. On dcouvre, en effet, dans cette nouvelle dcade (1922-1932), si on ne lavait pas encore pressenti que loin dtre seulement un pasteur remuant et un commentateur hardi de lcriture sainte, Barth a des intrts et des dons qui le portent autant, si ce nest davantage, vers la thologie systmatique vers lthique dailleurs autant que vers la dogmatique11. Aujourdhui, avec le recul rendu possible par ldition de plus en plus monumentale de lensemble de ses travaux (bientt quarante volumes parus dans ldition des uvres compltes, Dogmatique non comprise), on saperoit quentre 1922 et 1932, le jeune Barth a mis en place la plupart des outils thologiques dont il va se servir, en les affinant et en les complexifiant, tout au long de sa carrire thologique.

    Barth accomplit un travail historique, interprtatif et systmatique considrable. Il remonte aux sources de la thologie rforme : aujourdhui disponibles en allemand, deux de ses principaux cours traitent de la thologie de Calvin et celle de Schleiermacher. Ses incursions dans lhistoire de la thologie, mais aussi de la philosophie (Feuerbach, Kierkegaard, Hegel, Lessing, Kant) se multiplient. Barth fait des gammes, avec un zle tout helvtique et une rudition toute germanique, mais sans rien abandonner de limpulsion initiale du Rmerbrief. Limmense culture dploye trouve son impulsion de base, dans les annes de formation et des premiers enseignements, mme si elle devra beaucoup de 1926 1964 sans interruption, au travail de bndictin de sa secrtaire et assistante, Charlotte von Kirschbaum dont on peut consulter les fiches aux Archives Barth Ble.

    Le labeur de ces annes-l nest pas quhistorique ou textuel. Le professeur Barth cest bien ce quil est maintenant devenu sadonne aussi, comme le veut sa charge,

    11 Il est devenu assez usuel, dans la thologie contemporaine, de considrer que lensemble de la thologie systmatique se compose des disciplines suivantes : la thologie fondamentale (parfois identifie lhermneutique), la dogmatique et lthique. Mais bien des gens, y compris des thologiens de mtier, ont tendance amalgamer la systmatique et la dogmatique et les distinguer alors plus ou moins fortement de lthique. Un des buts de Karl Barth de Denis Mller est de montrer, au contraire, combien thologie fondamentale, hermneutique, dogmatique et thique sont profondment relies entre elles. Cela mme chez Barth, malgr les rserves que ce dernier a pu avoir (pour des raisons nos yeux souvent contingentes) envers des notions comme la thologie fondamentale et lhermneutique.

  • Thologie de la crise 23

    une mise en place des principaux dossiers de la dogmatique rforme. Le titre du cours renvoie loeuvre majeure de Calvin, lInstitution, cest--dire lenseignement de la religion chrtienne. Mais cest aussi, on ne la dcouvert que de manire relativement rcente, lenseignement dune thique thologique complte, Mnster et Bonn. Nous verrons, dans la suite du cours, limportance de cette entreprise, les raisons qui feront que Barth renoncera sa publication, et les traces profondes que, pourtant, elle laissera sur lensemble de la pense barthienne.

    Aprs la fuse explosive du Rmerbrief, la premire tentative dune synthse stait cependant bien produite dans le domaine de la dogmatique. Une anne avant le cours sur lthique, en 1927, est en effet paru le premier volume, dj imposant, dune dogmatique chrtienne . Cette premire esquisse des prolgomnes de la dogmatique est manque ses yeux. Mais, lchec relatif est riche des problmatiques et des paradoxes qui ne vont cesser de loccuper par la suite. Bruce McCormack12 a montr rcemment dans ce qui est probablement la meilleure tude jamais consacre la gense de la thologie barthienne quel point ces annes de gestation et de maturation ont t, du fait mme de leurs oscillations et de leurs hsitations, une priode dune fcondit exceptionnelle.

    Si lanne 1927 voit la parution, sans lendemain, de la Dogmatique chrtienne, et si les annes 1928-1930 tmoignent dun effort remarquable dans le champ de lthique, lanne 1931 a longtemps t considre comme la charnire entre le Barth de la thologie de la crise et celui de la Dogmatique ecclsiale. Cest en effet lanne o parat le livre sur saint Anselme de Cantorbry13. Dans le prochain cours (au mois de mars), nous verrons limportance cardinale de ce livre, mais sans doute aussi la survaluation par trop idaliste qui lui fut confre par Barth lui-mme et par certains de ses plus minents interprtes, Hans Urs von Balthasar notamment14. Mais le fait est l. Dans sa comprhension de soi et dans la vision des tches qui lattendent, Barth sest dsormais orient, avec ce livre, vers une nouvelle manire de concevoir la thologie chrtienne tout entire : commentaire de lcriture sainte, mditation de la parole vivante de Dieu, compte rendu de la lex credendi qui est toujours aussi lex orandi.

    9. 1932-1933 : Du premier volume de la Dogmatique ecclsiale la prise du pouvoir par Hitler.

    A un esprit peu averti ou mal orient, cette thologie pourrait sembler loeuvre en chambre dun intellectuel arriv (ou en train darriver) : aprs tout, Barth ne sest-il pas install dans le fauteuil confortable et respectable de ses illustres prdcesseurs, nest-il pas occup se tailler une place dans la grande ligne des matres de la thologie rforme, de Calvin Ritschl et Harnack, en passant par Schleiermacher ? O est pass le petit pasteur rouge, quest devenu lagitateur religieux et politique de Safenwil et le vigoureux proclamateur dun Dieu tout autre, dun Dieu aux antipodes de lidologie et de lethos de la bourgeoisie bien tablie ? Le pasteur-prophte ou le protestataire actif ne sest-il pas rang dans letablishment acadmique ? Le jeune professeur nest-il pas, en dfinitive, toujours davantage jeune singe, et toujours moins artiste ?

    Il y a pourtant une diffrence notable, pour laquelle Barth na aucun mrite et quil na nullement choisie, pas plus dailleurs que ses contemporains, ses compagnons de route ou ses adversaires prsents ou futurs. Une concidence, une contingence, mais quil va transformer en un dfi et en une occasion. Entre les temps (Zwischen den Zeiten). Mais entre des temps nouveaux. Ce nest plus le karos de la Premire Guerre, cest celui qui va conduire la Seconde. Au moment mme o parat le premier volume de la

    12 Bruce McCORMACK, Karl Barths Critically Realistic Dialectical Theology. Its Genesis and Development 1909-1936, Clarendon Press, Oxford, 1995.13 Karl BARTH, Fides quaerens intellectus. La preuve de lexistence de Dieu daprs Anselme de Cantorbry, trad. J. Carrre, Delachaux et Niestl, Neuchtel 1958. Il existe une autre dition de ce livre, avec exactement la mme traduction, mais attribue fautivement J. Corrze, parue chez Labor et Fides en 1985 avec une introduction de M. Corbin et la traduction de la prface la deuxime dition.14 Hans Urs von BALTHASAR, Karl Barth, Prsentation et interprtation de sa thologie, traduit de lallemand par Eric Iborra, Cerf, Paris, 2008..

  • 24 Trajectoire et fragments d'une vie

    Kirchliche Dogmatik, cette refonte profonde de la Dogmatique de 1927, Barth se trouve confront une situation historique, un moment politico-social unique : le pays o il enseigne, cette patrie par excellence de la thologie protestante, lAllemagne, dj terriblement branle par la Premire Guerre mondiale et par la crise didentit qui avait suivi (trait de Versailles, rpublique de Weimar, crise conomique de 1929, etc.) va subir lpreuve inoue de laccession au pouvoir dAdolf Hitler, de ses sbires et de son odieux rgime, dmocratiquement lu, mais qui va bafouer le sens mme de la dmocratie et des valeurs morales et religieuses qui la sous-tendent.

    Il est trs difficile aux jeunes gnrations actuelles, comme il ltait certes dj celle, comme la ntre, ne au sortir de la Seconde Guerre mondiale, de saisir et ensuite dvaluer sa juste mesure le choc considrable que dut reprsenter cet vnement majeur de lhistoire du XXe sicle. Nous avons tous une certaine tendance projeter dans ce pass nos idalisations et nos caricatures du Bien et du Mal, du Vrai et du Faux, du Juste et de lInjuste. A dfaut de pouvoir parcourir ici lentier dun trajet complexe par le biais dun travail spcifiquement historique, indispensable pour mettre dans une perspective adquate les vnements dont il est question, nous nous contenterons de rsonner aux propos, la conscience de soi et laction de Karl Barth.

    10. Barmen et lglise confessante (1934)Hitler et son rgime ne sen prennent pas seulement, trs vite, aux liberts civiles

    et politiques, ils simmiscent aussi, selon une logique tho-politique perverse et ruineuse, dans la vie interne des glises et dans la conscience intime des croyants. Promulgu le 7 avril 1933, le paragraphe aryen entendait plier les glises chrtiennes sous la logique antismite du racisme et de lexclusion, en interdisant le ministre de prtre ou de pasteur aux chrtiens dorigine juive. Ce nest pas seulement lEtat de droit et la dmocratie qui sont menacs, cest aussi lindpendance des glises et des consciences. Pilots par le chancelier du Reich Mller, les chrtiens allemands cdent sous les injonctions nazies. Ils se font les complices de la nazification du christianisme. La rsistance est lente se dessiner, mais elle ne peut faire totalement dfaut.

    Ds 1933, Barth va devenir un des chefs de file de lglise confessante, engage dans la rsistance contre lhrsie des chrtiens-allemands. Le pasteur Martin Niemller avait dabord cr en 1933 le Pfarrernotbund, une association de pasteurs opposs au rgime nazi et aux chrtiens allemands. Au dbut de 1934 se runit Barmen, prs de Wuppertal, la premire runion du Synode de lglise vanglique dAllemagne. Le 16 mai 1934, Barth sattellera la rdaction de la Dclaration thologique de Barmen , qui sera accepte en toute urgence par le synode de Barmen le 31 mai 1934 15. Par son exclusivit thologique mme, [ce texte] devient dans les circonstances, un acte politique . Jsus-Christ est la seule parole de Dieu, il ny a pas dautre guide (Fhrer) suivre. Inutile donc de vouloir sparer le sacr et le profane. Lglise est libre de tout pouvoir humain, le Fhrerprinzip ne sapplique pas elle. Les lois de lEtat nont pas se substituer lautorit de lEvangile ce qui implique le refus du paragraphe aryen, par lequel le rgime hitlrien excluait du ministre pastoral les juifs convertis. Lglise est au service du peuple tout entier. Elle rcuse toute idologie. Tel est, en substance et dans ses grandes lignes, le message de Barmen sorti, en un temps record, de la plume de Barth. La discussion infinie qui en a suivi, et qui dure encore bien des annes aprs les faits, a bien montr le caractre la fois contextuel, engag et donc bien unilatral du positionnement de Barmen, tant sur le plan thologique que sur le plan politique. Il est toujours facile, aprs coup, de dire ce quil aurait fallu dire, et comment on aurait pu et d, le dire mieux, avec plus de nuances et dquilibre. Il nen demeure pas moins que Barmen reprsente un des hauts faits de Barth, lapoge et la signature, en quelque sorte, dune thologie de la Parole comprise comme une thologie en acte, dune thologie du monde qui voit en Dieu celui qui agit dans la libert et dans lamour. Barmen est sans conteste laboutissement du chemin trac depuis Safenwil, mais aussi le point de dpart dun nouvel itinraire, cherchant renouer les fils dfaits de la dogmatique et de lthique.

    15 Voir Karl Barth, Texte zur Barmer Theologischen Erklrung, Zurich, Theologischer Verlag, Zrich, 2004.

  • Thologie de la crise 25

    11. En exil chez soi - le retour Ble (1935)Suite cette expulsion acte politique qui montre bien que son action thologique

    aux cts de lglise confessante comprenait une dimension publique et politique Barth se retrouve, quarante-neuf ans, professeur dans sa ville natale. Ble va tre dsormais, jusqu sa mort, trente-trois ans plus tard, la base de sa vie et de son travail. Mais cette priode nouvelle de son existence ne sera pas synonyme denfermement dans un bureau, aux seules fins de rdiger la monumentale Dogmatique, comme on le croit parfois. Elle sera, tout la fois, temps denseignement, de recherche, de rayonnement de plus en plus intense, de voyages, de contacts et de dialogues. Existence thologique ? Sans aucun doute, lexistence de Karl Barth semble se confondre avec la thologie. Mais surtout, elle est une existence qui essaye de rendre compte thologiquement de la ralit de lhomme, du monde et des vnements, la lumire du Dieu crateur, rdempteur et rconciliateur. Elle est existence thologique en tant que questionnement thologique du monde, de lhomme, de la culture, de lexprience du mal sous toutes ses formes.

    12. 1945 : Les Allemands et nous Un Suisse se penche sur le pass allemand pour mieux regarder lavenir commun

    Au dbut de lanne 1945. La guerre nest pas termine, mais la fin en est proche. Barth prononce une tonnante confrence, devant un public suisse : Les Allemands et nous 16. Barth est bien conscient qu la diffrence des Franais ou des Juifs, par exemple, les Suisses ont peine t touchs par le flau allemand 17. Leur ressentiment ou leur besoin de vengeance est sans aucun doute plus faible que celui dautres hommes. Mais sa vise est anthropologique et thologique. Loin de vouloir expliquer le national-socialisme et la catastrophe allemande, Barth sinterroge sur lidentit allemande et, surtout, sur notre rapport concret elle : que savons-nous vraiment des Allemands ? Toutes les thories qui ont tent, tant bien que mal, de rendre compte des liens entre lAllemagne et le nazisme nont fait, en somme, que de rendre plus opaque encore lnigme allemande 18. Mais quen est-il de lAllemand vritable, non pas de lAllemand idal du pass, de son essence intemporelle, mais de celui quil sera demain, quand nous nous retrouverons face lui ?

    Barth nexclut certes pas que cet Allemand vritable puisse au fond tre pire que tout ce que peut imaginer son auditeur du dbut de lanne 1945. Mais, de manire trs frappante, fort typique de son attitude thologique fondamentale, il nexclut surtout pas que nous puissions faire une dcouverte tout fait inverse, nous rendant attentifs une ralit totalement imprvue , susceptible de nous ouvrir des horizons totalement nouveaux 19.

    Ainsi, le rdacteur de Barmen, le rsistant de la premire heure, lexpuls politique de 1934, donne une chance aux Allemands ce moment prcis. Il parle de lavenir des Allemands comme de la possibilit dune dcouverte totalement nouvelle des Allemands ! Comment cela est-il possible ? Comment de la grande ralit ngative du nazisme, pourrait jaillir la grande possibilit positive dune nouvelle Allemagne et de nouveaux Allemands ? Telle est la question, politique et concrte en mme temps que fondamentale, que pose Barth ses auditeurs suisses.

    Il est frappant de voir que Barth parle dj, dbut 1945, dun rideau de fer 20

    entre les Allemands et nous. Il sempresse dajouter que ses contemporains et lui auront faire preuve de la mme ouverture desprit vis--vis de cette autre nigme que constitue dj la Russie sovitique21.

    16 Karl BARTH, Les Allemands et nous, Delachaux et Niestl, Neuchtel, 1945 ; titre original : Die Deutschen und wir, Evangelischer Verlag, Zollikon-Eurich, 1945.17 Ibid., p. 15.18 Ibid., p. 30.19 Ibid., p. 31.20 Ibid., p. 31.21 Ibid., p. 32.

  • 26 Trajectoire et fragments d'une vie

    Barth le sait bien : la fin du nazisme est proche22. Mais ce nest que le commencement de la fin. Et cette fin, qui va obliger lAllemagne de longues annes de tristesse et de dsunion (Barth pense la fin de lunit allemande), cest la fin de tout tre humain, elle est un signe de la limite impose toute lespce humaine et pas seulement aux Allemands23. La question anthropologique de base mais nest-elle pas thologique, au fond ? est celle du pouvoir de recommencer zro. Dune certaine manire, Barth reprend ici sans la nommer, la question de lorigine (Urspung) pose dans les annes 1920 par son frre Heinrich, le philosophe. Cette question tait aussi celle du philosophe juif allemand Edmund Husserl confront la crise de lEurope : comment recommencer ? Comment redonner chance au pouvoir crateur de la vie aprs le pouvoir destructeur de la crise ? Par quelle puissance dtre, par quelle potentialit dexistence pouvons-nous trouver la force du recommencement ? Cette question du pouvoir de recommencer nest autre que la question de lorigine de lesprance et, en dfinitive, de lexistence mme de Dieu, entendu comme une puissance de vie, comme la force de la rsurrection du crucifi.

    Barth ajoute avec humour que lAllemagne a besoin damis, non de professeurs : la Suisse, chacun le sait, est un peuple de pdagogues24 ! Or, thologiquement parlant, cette amiti ne repose-t-elle pas sur le pardon des offenses et cette ralit chrtienne par excellence nest-elle pas le fondement de tout recommencement politique25 ? On sent pointer ici ce qui sera la thse de Barth, une anne plus tard, dans Communaut chrtienne et communaut civile 26. Cette thse revient postuler lexistence dune analogie entre ces ceux communauts. Il sagit de substituer la politique de la force une politique de lamiti pour lhomme, comme si lhomme ntait plus un loup pour lautre homme, mais un semblable. Priorit de lEvangile sur la Loi, dfendue par Barth en 193527. Cette priorit de lEvangile constitue le fil conducteur de la dernire partie de la confrence de Barth : imaginant un Allemand ouvert et intelligent 28 qui aurait assist son expos, Barth lui met dans la bouche de fort judicieuses remarques : les Suisses ne sont pas meilleurs que les Allemands, preuve en soit la lchet manifeste par la plupart des Suisses et par la Suisse elle-mme durant la priode nazie29. Dans ces pages tout y est, sur les compromissions politiques et conomiques de la Suisse, sur ses tentations antismites et sur la misre de son christianisme. A nos yeux daujourdhui, la lecture du rapport Bergier, paru en 200230, vient tayer et confirmer les rudes et lucides affirmations de Barth au dbut de 1945.

    La thse centrale de Barth est trs simple, peut-tre mme trop simple : la Suisse est un pays la fois dmocratique et chrtien, quelle se mette la hauteur de ce double idal. Quelle voie, surtout que cet idal est fond sur lEvangile, non sur la Loi. Tout moralisme pharisien est, par consquent, impossible. Les Suisses sont du mme bois que les Allemands. Placs devant le couple fondamental de lEvangile et de la loi (dans cet ordre), que les uns et les autres se soumettent leur message, quils entrent dans la ralit nouvelle que ce message promet et exige

    22 Ibid., p. 34.23 Ibid., p. 43.24 Ibid., pp. 48-49.25 Ibid., p. 52.26 Karl BARTH, Communaut chrtienne et communaut civile, 1946, traduction de Fernand Ryser, Labor et Fides, Genve, 1958.27 Evangile et Loi . Evangelium und Gesetz, Ch. Kaiser Verlag, Munich, 1935 ; rdit dans Gesetz und Evangelium ; Beitrge zur gegenwrtigen theologischen Diskussion, Ernst Kinder-Klaus Haendler d., Wissenschafliche Buchgesellschaft, Darmstadt,1968, 19862, pp. 1-29 ; trad. Georges Casalis, reprise par Denis MLLER, Karl Barth, op. cit., pp. 289-320. Ce fut la dernire confrence donne par Barth en Allemagne durant la priode nazie. Il tait revenu exprs de Ble. La police lui ayant interdit de la prononcer lui-mme, elle fut lue par le pasteur Immer, en prsence muette ! de Barth. Elle fut considre comme son adieu aux chrtiens dAllemagne. Voir Busch, p. 279 et F. Jehle, p. 48. Voir la lettre de Pierre Maury Karl Barth, 29 octobre 1937, dans Karl Barth-Pierre Maury, Nous qui pouvons encore parler Correspondance 1928-1956, B. Reymond d., LAge dhomme, Lausanne, 1985, p. 116.28 Karl BARTH, Les Allemands et nous, op. cit., p. 72.29 Ibid., pp. 74-83.30 Rapport BERGIER, La Suisse, le national-socialisme et la Seconde Guerre mondiale, Pendo Verlag, Zurich, 2002.

  • Thologie de la crise 27

    13. La clbrit mondiale et la poursuite du travail (1945-1968)

    De 1945 sa mort, le 10 dcembre 1968, la vie de Barth est un mlange tonnant et impressionnant de travail intense, de prises de position publiques, de correspondance tous azimuts, de voyages et de contacts humains dune extrme diversit. Barth assume son enseignement jusqu sa retraite, en 1962. Il poursuit, semaine aprs semaine, luvre de la Dogmatique. Les dernires annes sont marques par des interruptions, dues la maladie et la fatigue, et par un ralentissement bien comprhensible. Lopus magnum restera inachev. Un peu comme la Somme de Saint Thomas dAquin. Il est vrai que celui-ci est mort beaucoup plus jeune.

    Un des points les plus controverss sera la position de Barth envers le communisme. Malgr les paralllismes quil avait pu tablir, pendant la guerre, entre le fascisme et le bolchvisme, durant les annes 1950 et durant la guerre froide, il se refusera condamner le communisme et le mettre sur un pied dgalit avec le nazisme. Par-del le possible aveuglement dun homme de gauche dans ces annes-l, la raison principale de sa rserve envers un tel paralllisme tait sans doute due au fait que contrairement au nazisme, le rgime communiste navait pas la prtention de sappuyer sur le christianisme et sur les glises pour asseoir et lgitimer son pouvoir. On ne comprend pas vraiment lattitude de Barth ce sujet si on ne voit pas quelle rsulte davantage dun jugement thologique que dune prfrence politique.

    Barth reoit de nombreuses personnes, des pasteurs, des prtres, des lacs, qui font le voyage de Ble pour linterroger sur son uvre ou sur sa pense, thologique, politique aussi. Il est invit partout dans le monde. De son vivant, il a acquis la stature et la rputation dun des plus grands thologiens chrtiens et dun des matres penser du XXe sicle.

    Son influence cumnique va croissant. Sa thologie avait jou un rle dterminant dans la cration du Conseil cumnique des glises, en 1948. Il ne cessera daccompagner de faon critique le processus. Lui qui avait durement dclar, dans les premiers volumes de la Dogmatique, en 1932 et en 1938, que lanalogia entis faisait de lglise catholique une glise totalement loigne de la vrit chrtienne il parla mme de lAntchrist multiplie dsormais les contacts avec Rome. Sa thologie sera bien prsente au concile Vatican II. Il jettera sur laggiornamento romain un regard critique empreint dadmiration thologique et de bienveillance fraternelle.

    Parmi ses innombrables activits, Barth trouvera encore le temps de prcher lEvangile et de clbrer le culte pour les prisonniers de Ble.

  • CHAPITRE II

    Thologie de la crise

    Le premier ouvrage important de Karl Barth, comme autrefois de Luther, est un Commentaire de lptre aux Romains (Der Rmerbrief). Les deux livres ont eu un destin diffrent. Celui de Luther, cours profess au couvent de Wittemberg avant la querelle des indulgences, est rest indit jusquau dbut du XXe sicle. Le second a valu presque aussitt son auteur la clbrit. Tomb comme une bombe dans le parterre des thologiens (lexpression est de lun deux1), il intrigua aussi les philosophes, le public cultiv, en Allemagne et ailleurs, mme dans les milieux catholiques, dordinaire moins attentifs aux crits protestants. Salu comme un prophte ou repouss comme un barbare, Barth posait une question.

    Depuis lors, il a beaucoup crit. Fidle lui-mme pour lessentiel, il a considrablement enrichi et assoupli sa pense, et ses perspectives ont chang. Il serait injuste aujourdhui de le prsenter et de le juger uniquement daprs son premier livre. Mais on ne peut pas davantage le prsenter sans lui. Moins mre peut-tre, une pense forte est plus vive ltat naissant. Ce Commentaire surtout brle dune ferveur et dune tension ingales, dans lclair et le tumulte de la dcouverte.

    La premire situation avait paru en 1919. Elle avait t remarque : loue par les uns, blme par les autres. Les exgtes libraux avaient manifest leur surprise devant un commentaire si tranger la mthode historico-critique. Cependant, Barth ne serait pas celui que nous connaissons, sil avait maintenu ce premier texte. Trois ans aprs, en 1922, il publiait une seconde dition, non pas refonte de la premire, mais livre entirement nouveau. De lancien difice, dit-il, il nest pour ainsi dire pas rest pierre sur pierre . Mme si lon peut rtrospectivement en saisir des amorces dans la premire rdaction, cest une autre pense qui se manifeste. En simposant lattention, elle a fait oublier ltape prcdente : quand on mentionne sans autre indication le Commentaire de lptre aux Romains, on dsigne toujours la seconde dition, reproduite sans changements notables dans les suivantes. Cest delle que nous parlerons ici. Nous aurons plus tard loccasion de revenir sur la premire, en dcrivant la gense de la pense barthienne.

    Le livre revt extrieurement laspect dun commentaire exgtique. Des titres et sous-titres indiquent les divisions de lptre. Le texte de Paul est expliqu verset par verset, de telle manire cependant que le dveloppement soit continu. Mais il ne sagit en aucune manire dexgse historique et critique. Non pas que Barth soit, comme on le lui avait reproch, un adversaire de cette mthode. Il en reconnat la ncessit pour dterminer ce qui est crit, et en ce domaine il n(a jamais eu, dit-il, dautre intention, que de sasseoir en lve docile aux pieds de savants matres tels que Jlicher, Lietzmann, Zahn, Kuhl, et leurs prdcesseurs . Mais, pour comprendre un texte biblique, il ne suffit pas de le dchiffrer en philologue, ni mme dexpliquer quelles influences historiques ou quelles expriences antrieures ont amen lcrivain concevoir telle ou telle notion. Assurment, Paul parle en fils de son temps aux hommes de son temps. Mais, ce qui est beaucoup plus important, cest que, comme prophte et aptre du Rgne de Dieu, il sadresse tous les hommes de tous les temps . Nos questions sont les siennes et ses rponses doivent tre les ntres. La vrit ancienne est aussi notre vrit. Il nous faut la saisir. Pour comprendre Paul, il ne suffit pas dtablir ce quil a crit, il faut le repenser. Le commentateur doit se confronter au texte, jusqu ce que le

    1 Karl ADAM, Die Theologie der Krisis, dans Hochland, 23e anne, t. II (1926), pp. 276-277.

  • 30 Thologie de la crise

    mur qui spare le premier sicle du ntre devienne transparent, jusqu ce que Paul parle lhomme de notre temps et que celui-ci lentende, jusqu ce que lentretien entre le document et le lecteur soit exactement concentr sur la ralit (qui ne peut pas tre diffrente de part et dautre) . La mthode historique et critique, si ncessaire quelle soit, ny suffit pas. Lart de Luther et Calvin y avait russi, Barth veut sinspirer de leur exemple. Parmi les divers noms donns sa mthode, il a accept un peu plus tard celui dexgse thologique.

    Comprendre pour notre temps la ralit que Paul vivait, la vrit quil exprimait, exige que nous la transposions de son langage dans le ntre. Ainsi Barth traduit Loi par religion , Isral par glise , Juif par homme de Dieu , Grec par homme du monde . Les uvres deviennent lactivit psychologique et historique de lhomme. Pareille transcription, disons-le, ne va pas sans danger ; elle frise lallgorie. Mais elle donne parfois au texte une proximit laquelle atteignent assez rarement dautres commentaires.

    Cette mthode exgtique a soulev, on le sait, de vives discussions. Le dbat sest poursuivi autour de ce quon appelle lexgse spirituelle. Les thologiens catholiques qui la prconisent sautorisent des Pres de lglise et non pas de Barth. Mais il semble bien que, directement ou indirectement, celui-ci ait t, pour certains au moins, un initiateur : il a donn le branle. Nous aurons plus tard loccasion de revenir sur le principe de cette exgse. Il nous suffit ici de la caractriser brivement, avant dexposer les ides essentielles de louvrage.

    De tous les crits de Barth, le Commentaire sur lptre aux Romains est le plus difficile analyser. Suivant pas pas le texte de saint Paul, lauteur ne dveloppe pas ses vues selon un plan qui correspondrait leur structure propre. Il est amen non seulement de nombreuses rptitions, mais, ce qui est plus gnant, exposer assez tard des ides dont le lecteur a besoin pour bien comprendre ce qui prcde. Ses formules, loquentes et paradoxales, semblent plus dune fois exclure la vrit complmentaire ou le mouvement dialectique quil, quil exposera cependant ailleurs. La pense ne se dveloppe pas de faon linaire. Elle se meut pour ainsi dire en spirale autour dun centre toujours vis et cependant impossible saisir comme une unit simple. Elle sexprime en une langue trs personnelle, riche, mais abrupte et difficile. Enfin un souffle prophtique anime luvre, et lanalyse risque de le laisser chapper. Nous essayerons cependant de dgager les thmes essentiels, ou plutt, dclairer les faces diverses du thme unique. Et pour garder quelque chose de sa plnitude concrte, nous ferons des citations nombreuses et parfois assez longues.

    Nous emprunterons des claircissements et des complments des uvres rdiges par Barth vers la mme poque et o se reconnat la mme veine. Dabord, La Rsurrection des morts, ouvrage court mais dense, paru en 1924, et reproduisant un cours profess lanne prcdente. Cest un commentaire du chapitre XV de la premire ptre aux Corinthiens, prcd dune vue rapide sur les chapitres prcdents. La mthode exgtique y est peu prs la mme que dans le Commentaire de lptre aux Romains. La conception barthienne de leschatologie y est expose de faon plus claire et plus ramasse. Nous aurons recours aussi quelques confrences donnes entre 1919 et 1922 : Le Chrtien dans la socit (1919), Questions bibliques (1920), Dtresse et promesse de la prdication chrtienne (1922), Le problme thique lheure actuelle (1922), La Parole de Dieu, tche de la thologie (1922). Ces confrences ont t rassembles (avec trois autres, dont deux plus anciennes) dans un recueil intitul Das Wort Gottes und die Theologie (traduit en franais sous le titre Parole de Dieu et parole humaine). Leurs dveloppements, mieux structurs que ceux des commentaires, sont plus faciles suivre. Ils suffiraient faire saisir lintuition centrale de Barth ; mais ils nen clairent pas, loin de l, tous les aspects. Le Commentaire de lptre aux Romains, Der Rmerbrief, reste luvre essentielle de cette priode.

    1. Le Tout-Autre Si jai un systme , a crit Barth, il consiste en ce que je maintiens devant les

    yeux, avec toute la constance possible, dans sa signification ngative et positive, ce que Kierkegaard a appel la diffrence qualitative infinie du temps et de lternit. Dieu

  • Thologie de la crise 31

    est au ciel et toi sur la terre . Le rapport de ce Dieu cet homme, le rapport de cet homme ce Dieu est pour moi le thme de la Bible et le rsum de la philosophie tout ensemble. Les philosophes appellent cette crise du savoir humain lOrigine. La Bible voit cette croise des chemins Jsus-Christ .

    Cette dclaration, dont le dbut au moins a t souvent cit, figure dans la prface la seconde dition du Commentaire sur lptre aux Romains. On la gnralement considre comme la cl du livre. A raison et tort. On sest plus dune fois mpris sur le sens exact de la pense barthienne, en ne retenant que la diffrence qualitative infinie dans sa dignification ngative et statique. Il faut maintenir la dclaration entire et avec le sens prcis que dterminent les dveloppements ultrieurs. Alors elle exprime, au moins sous un certain angle, le thme gnral de louvrage.

    Lobjet du Rmerbrief est la relation concrte de lhomme avec Dieu, ou, ce qui dans la langue de Barth signifie la mme chose, lhomme devant Dieu . Aucun dveloppement sur Dieu considr en lui-mme, sur le mystre de la Trinit ou les attributs divins. Aucun dveloppement sur lhomme hors de son rapport Dieu. Rien sur la structure de lglise, le rapport de lEcriture et de la Tradition ; peu prs rien sur les sacrements. Pas dautre objet que la relation divine en laquelle nous sommes engags.

    Cette relation, dit Barth, nest pas luvre de lhomme, mais de Dieu seul. Aucune uvre de lhomme ne le justifie. Il ny a aucun chemin conduisant de lhomme Dieu. Le seul chemin qui existe va de Dieu lhomme. Et ce chemin, cest Jsus-Christ. Notre rapport avec Dieu ne stablit donc pas par la religion, en tant quelle constitue une activit humaine, une ralit psychologique et historique. Il ne dpend pas de nos soi-disant expriences religieuses. Il est donn avec le Rgne de Dieu, qui est la cration, la rdemption et lachvement du monde par Dieu et en Dieu. Il sagit du mouvement qui vient de Dieu, du mouvement quIl nous communique, et non pas de religion . Le mouvement qui sest rvl en Jsus-Christ et dans lequel nous sommes entrans nest ni une exprience de Dieu, ni une pit . Il nest pas une exprience parmi dautres expriences ; il est la ligne verticale qui traverse toutes nos pits et toutes nos expriences et qui, le plus souvent, passe ct delles ; cest lirruption et lapparition du monde de Dieu jailli du sanctuaire clos pour pntrer notre vie profane : cest la rsurrection corporelle de Jsus-Christ dentre les morts . Connatre la puissance de la Rsurrection et y participer, voil en quoi se ralise notre relation concrte avec Dieu. Et tel est, daprs Barth, le message de Paul dans lptre aux Romains.

    Cest le message divin du salut que Paul doit communiquer : aux mains des hommes, en sa nouveaut absolue, en sa joie inoue, la vrit de Dieu. Mais justement : de Dieu ! Donc, pas un message religieux, pas des nouvelles ni des directives concernant la divinit de lhomme ou sa divinisation ; mais le message dun Dieu qui est tout autre, dont lhomme en tant quhomme ne saura ni naura jamais rien, et dont pour cette raison justement lui vient le salut. Donc, pas une chose parmi les choses, comprendre directement, saisir une fois pour toutes ; mais une Parole quil faut, dans la crainte et le tremblement, toujours entendre nouveau, parce quelle est toujours dite nouveau, la Parole de lOrigine de toutes choses. Donc pas des expriences ni des sentiments, seraient-ils les plus levs, mais la simple connaissance objective de ce quaucun il na vu, aucune oreille entendu. Une communication, toutefois, qui attend plus quune prise de connaissance : une participation ; plus que lintelligence : la comprhension ; plus que la sympathie : la collaboration ; une communication qui suppose la foi en Dieu, en Dieu lui-mme, et qui la suppose en la crant .

    Ce nest pas une nouvelle forme dexprience religieuse ou de pit que le Christ est venu introduire, mais, par sa rsurrection, un monde nouveau, la rvlation du Dieu tout autre. Barth soppose ainsi la thologie du protestantisme moderne (du pitisme et surtout du libralisme), du moins lun de ses aspects, celui quil appelle loccasion, psychologisme, daprs lequel Dieu serait donn directement dans lexprience religieuse. Dautres textes nous montreront bientt quil rejette vigoureusement un autre aspect, quil nomme historicisme, selon lequel Dieu serait donn immdiatement dans lhistoire. De part et dautre, pense-t-il, la frontire qui spare Dieu de lhomme tend seffacer ; Dieu est humanis, il cesse dtre Dieu. Contre la thologie librale, il lve ce mot qui sera le leitmotiv de toute sa pense : Dieu est Dieu . Et il pense le faire valoir en

  • 32 Thologie de la crise

    restaurant sa manire la thse des Rformateurs, lide de la justificatio forensis et du Deus absconditus.

    La justification dsigne ltablissement du rapport positif entre lhomme et Dieu. Lhomme est justifi par la foi seule. Barth le rpte aprs Luther. Mais il nentend pas comme lui que lhomme serait justifi par la confiance. Il vite un langage qui semble faire de la foi une sorte dhypostase divine. Conformment la tradition calviniste et rforme, il souligne que cest Dieu et non pas lhomme qui accomplit la justification. La foi qui sauve est confiance assurment, mais elle nous sauve parce quelle est don de Dieu. Notre relation concrte avec Dieu est luvre de Dieu et non la ntre. Tout ce qui est humain : foi, religion, exprience, histoire, est en soi profane, relatif et finalement dnu de signification. Aucune uvre de lhomme ne le justifie, pas mme leffort de dpouillement personnel que manifestent, par exemple, le bouddhisme, la mystique ou le pitisme. Aucune uvre, pas mme la plus pure et la plus fine, pas mme une uvre ngative, ne peut plus entrer en considration. Notre exprience est ce qui nest pas notre exprience, notre religion consiste dans la suppression de notre religion, notre loi est linvalidation radicale de tout ce qui est humain : exprience, savoir, possession, activit. Rien dhumain ne subsiste qui voudrait tre plus quespace vide, privation et envoi [], plus que poussire et cendre devant Dieu comme tout ce qui est dans le monde. Reste seulement la foi en tant que foi, sans valeur propre (pas mme celle de la ngation de soi), sans force propre (pas mme celle de lhumilit), sans vouloir tre une grandeur ni devant Dieu ni devant les hommes . Veut-elle tre en quelque manire plus quespace vide, la foi est incroyance. La foi nest foi que dans la mesure o elle ne revendique aucune ralit historique et psychologique, o elle est ineffable ralit divine . Qui dit foi, dit toujours miracle, commencement, cration. Peut-on exprimer plus nergiquement que la relation de lhomme avec Dieu nexiste que dans le renversement des possibilits humaines, comme uvre de Dieu seul ? Justifi par la foi sans les uvres signifie : justifi par Dieu seul, dans la mort et la rsurrection du Christ.

    Nous navons pas encore explicit tout le contenu du sola fide. Il signifie aussi : en esprance seulement ; car, mme justifis, nous restons pcheurs. Sur ce point, Barth est fidle la pense de Luther : simul peccator et justus. Le monde ne cesse pas dtre monde et lhomme reste homme. Il lui faut porter encore tout le poids du pch et toute la maldiction de la mort. Sa volont demeure serve ; il reste et restera jusqu la fin de ses jours sous linfluence annihilante de la chute. La nouvelle cration de lhomme est justificatio forensis, justificatio impii, un changement de lhomme qui ne peut pas tre chang, un paradoxe sans pareil. La ligne de mort qui spare lhomme de Dieu est infranchissable. La distance infinie entre eux nest pas supprime, mais au contraire toujours mieux reconnue. Il y a promesse et non accomplissement, signification et non donn, dclaration de justice et non justice ralise. La grce ne devient pas une force psychique en cet homme, ni une force physique en cette nature, ni une force cosmique en ce monde. Elle est et reste toujours force de Dieu, annonce de lhomme nouveau, de la nouvelle nature, du nouveau monde, du Rgne de Dieu. Elle est et reste, de ce ct-ci, ngative, invisible, cache, et, proclamant la disparition de ce monde, la fin de toutes choses, elle branle, inquite et mine tout ici-bas . La chair et le sang ne peuvent hriter du Royaume de Dieu ; ce qui est mortel doit revtir limmortalit. Nous ne sommes justifis quen esprance, cest--dire en Dieu, dans lattente de la rsurrection. Entre nous et Dieu se tient et se tiendra jusqu la fin des jours la croix qui unit, mais aussi tablit la distance, une promesse, mais aussi un avertissement. Le paradoxe de la foi ne peut jamais tre l