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Steve Tesich KAROO Roman Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Wicke monsieur toussaint louverture

Karoo

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Extrait du roman de Steve Tesich, Karoo

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S t e v e Te s i c h

K A R O O

Roman

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Wicke

monsieur toussaint louverture

Copyright © 1998 by Steve Tesich.© Monsieur Toussaint Louverture, 2012,

pour la traduction française du livre.

www.monsieurtoussaintlouverture.net

p r e m i è r e p a r t i e

n e w y o r k

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Il était de tradition chez les McNab, George et Pat McNab, de donner une grande fête le lendemain de Noël, mais jamaisauparavant les événements mondiaux n’avaient conspiré àrendre cette fête aussi vivante et aussi opportune. Il y avaittant de choses à célébrer, tant de sujets de discussion… Il yavait Havel, le mur de Berlin, le fin de la Guerre froide, l’effon-drement du communisme, Gorbatchev et, pendant au moinsquelques jours encore, il y avait tous ces Roumains avec leursnoms aux consonances délicieuses.

Je buvais à nouveau du vin rouge, j’avais commencé par ça enarrivant à la fête. Entretemps, j’avais avalé toutes les sortes deboissons alcoolisées servies sur place. Vin blanc. Bourbon.Scotch. Trois vodkas différentes. Trois cognacs différents.Champagne. Liqueurs diverses et variées. Grappa. Rakija.Deux canettes de bière mexicaine et plusieurs coupes de lait depoule aromatisé au rhum. Le tout sur un estomac vide, etmalgré ça, hélas, trois fois hélas, j’étais toujours sobre commeun chameau.

Rien.Non seulement je n’étais pas saoul, mais pas même un peu

éméché.Rien.Absolument rien.En tout état de cause, j’aurais dû être sanglé sur le brancard

d’une ambulance fonçant à toute vitesse vers un centre de dés-intoxication d’urgence où on m’aurait soigné pour unempoisonnement à l’alcool, et pourtant, j’étais sobre. Complè-tement sobre. Lucide. Totalement intact. Rien de rien.

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Mon problème avec la boisson avait commencé à peu prèstrois mois plus tôt.

Je n’avais encore jamais entendu parler de quiconque ayantété affecté par cette maladie. Je ne savais ni où ni comment jel’avais contractée — j’en ignorais totalement la cause.

Tout ce que je savais, c’est que quelque chose ne tournait pasrond chez moi. Quelque chose s’était défait, dévissé ou biencassé à l’intérieur de mon corps. Quelque chose de physiolo-gique, de psychologique ou peut-être de neurologique, un petitvaisseau sanguin qui aurait claqué ou qui se serait bouché, unesynapse du cerveau qui aurait explosé, ou alors un changementchimique essentiel qui se serait produit dans le sombre tréfondsde mon corps ou de mon esprit, je n’en avais aucune idée. Toutce que je savais avec certitude, c’était que la capacité à l’ébriétéavait disparu de mon existence.

Cette maladie de la boisson avait un étrange effet secon-daire, sans doute causé par le déni. Depuis que j’avais découvertque je ne pouvais plus être ivre — quelle que fût la quantitéd’alcool ingurgitée —, je me retrouvais à boire plus que jamais.J’étais peut-être immunisé contre l’alcool mais, en tout cas,pas contre l’espoir ; et aussi dramatiques que les choses pussentsembler, je continuais à boire, espérant qu’un soir, au momentoù je m’y attendrais le moins, je serai à nouveau ivre comme aubon vieux temps et je redeviendrai moi-même, ce bon vieuxmoi-même.

La musique cessa. On changea de disque mais pas de compo-siteur et, après une brève cacophonie de voix humaines nonaccompagnées, on revint à Beethoven. Comme toujours chezles McNab, la fête du lendemain de Noël était placée sousl’égide exclusive de Beethoven.

Je me suis versé un coup de téquila, dans un bon grand verreà eau, que j’ai vidé d’un trait.

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Je n’y comprenais rien. Mais alors rien du tout. Le sang,après tout, ça restait du sang, et si vous y mettiez un peu duvôtre et que vous vous assuriez que la proportion d’alcool dansvotre sang excédait bien le cinquième, alors, suivant toutes lesdéfinitions de l’ébriété, vous deviez pouvoir être ivre.N’importe qui le devrait. C’était une question de biologie. Etpas uniquement de biologie humaine, d’ailleurs. Les chiensaussi pouvaient être ivres. J’avais lu l’histoire d’un pitbull com-plètement cuité qui avait attaqué un SDF dans le Bronx avantd’aller comater quelques rues plus loin. Plus tard, des gosses duquartier avaient été interpellés pour avoir saoulé l’animal. Leschevaux, eux aussi, pouvaient être ivres. Tout comme le bétail.Et les cochons. Et il y avait bien des rats alcoolos qui se poche-tronnaient au gros rouge. Les éléphants, j’en étais sûr,pouvaient être ivres. Les rhinos. Les morses. Les requins-marteaux. Aucune créature, humaine ou non, n’étaitimmunisée contre l’alcool. Sauf moi.

C’était précisément cette exclusion biologique, la naturepeu naturelle de cette affliction, qui me causait de la honte etme donnait l’impression d’être stigmatisé, comme si j’avaiscontracté une forme inversée du sida qui m’immuniseraitcontre tout. Il y avait aussi la peur, la peur de devenir un pariaaux yeux de tous — au cas où ma maladie serait dévoilée — quime poussait à faire semblant d’être ivre. Et puis je ne pouvaispas davantage supporter de décevoir ceux qui me connais-saient. Ils s’attendaient tous à ce que je sois ivre. J’étais lecontraste auquel se mesurait leur sobriété.

Mais mon immunité contre l’alcool, aussi perturbante fût-elle, n’était pas ma seule maladie. J’en avais d’autres. Beaucoup,beaucoup d’autres. J’étais un homme malade.

Des maladies inconnues se manifestant par des symptômesbizarres s’installaient dans mon corps et dans mon esprit.

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C’était un peu comme si j’avais été tiré au sort pour servir derefuge aux maladies, ou si j’abritais en moi un champ de gravitécapable d’en attirer d’aussi nouvelles qu’étranges.

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Les McNab, nos hôtes George et Pat, vivaient dans un apparte-ment labyrinthique, au septième étage du Dakota. Il y avait desplantes et des lampes partout. Des lampes quartz. Des lampesde table. Des lampadaires italiens avec pied en marbre. Deslampes anciennes ornées d’abat-jour en verre Tiffany, acquiseslors de ventes aux enchères à Sotheby. Un gigantesque lustre decristal trônait dans le gigantesque salon, tandis qu’un autredominait également la tout aussi gigantesque salle de réception.Pourtant, en dépit de ce délire d’illumination, quelque chose,dans l’appartement des McNab, semblait dévorer la lumière,un peu comme les dionées dévoraient les insectes. L’atmo-sphère, loin d’être claire et ensoleillée, était sombre etcrépusculaire.

Être ivre dans cette pénombre vibrante de voix humaines,était une chose. S’y retrouver la proie d’une sobriété aussi invo-lontaire qu’implacable en était une autre.

— À la liberté ! crièrent ensemble George et Pat McNab enlevant leurs verres de champagne. À la liberté, partout dans lemonde ! ajouta Pat, la voix brisée par l’émotion.

— À la liberté ! répliqua tout un chacun, y compris moi-même.

Nous avalâmes cul sec ce que nous étions en train de boire.Pour moi, c’était une téquila de plus.

Le gigantesque sapin de Noël — presque trois mètres —était en soi un genre de lustre. Et on aurait dit que les innom-

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brables petites ampoules de couleur clignotaient en rythmeavec la musique.

Pour une raison étrange, cet arbre de Noël, cette fouleélégante, le toast porté à la liberté et les lustres faisaient penserà un navire de croisière filant en pleine mer.

Nous allions bientôt quitter les années quatre-vingts pourentrer dans cette « nouvelle et joyeuse fin de siècle », commequelqu’un avait baptisé la décennie à venir. Dans notre sillage,l’effondrement du communisme, la chute de plusieurs tyrans ;devant nous, une sorte de nouveau Nouveau Monde. Une sortede nouvelle Nouvelle Frontière. Un enregistrement magnifiquede la Cinquième de Beethoven jaillissait des gigantesques haut-parleurs Bose tandis que nous faisions voile. Il fallait crier pourêtre entendu, mais l’ambiance de la fête était si euphoriquequ’on avait de toute façon très envie de crier.

Malgré ma flopée de maladies, ou plutôt à cause d’elles, je criai avec tout le monde.

Même mon divorce était en train de tomber malade.Dianah, ma femme, était également de la fête. Je ne l’avais pasvue arriver. Mais j’eus le temps d’apercevoir l’éclat de sachevelure blond platine sous le lustre de la salle de réceptionavant qu’elle ne disparaisse dans la foule.

Nous étions officiellement séparés depuis plus de deux ans,mais nous continuions à nous voir régulièrement pour discuterdes termes de notre divorce. Ces discussions qui portaient surtoutes sortes de sujets et se déroulaient dans le restaurantfrançais où nous nous retrouvions toujours, devinrent, avec letemps, les fondations d’une autre forme de mariage, au lieud’un divorce. Nous allâmes même jusqu’à fêter les deux anni-versaires de notre séparation par consentement mutuel. Detoute évidence, il était plus facile aux pays d’Europe de l’Est derenverser leurs gouvernements totalitaires qu’à moi de briser

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mon mariage.Bien que déjà riche de son côté, elle s’était lancée dans les

affaires depuis notre séparation. Elle possédait une boutiquesur la Troisième Avenue, appelée « Paradise Lost ». Elle ne géraitpas l’endroit, elle se contentait d’en être la propriétaire. UnePakistanaise de seconde génération faisait tourner la boutiqueet manageait son personnel exclusivement féminin. On yproposait des robes, des tee-shirts de créateurs et des foulards àla mode aux tissus variés, tous ces articles étant ornés d’imagesd’espèces en voie de disparition : loups, oiseaux, ours, le tigredu Bengale, le léopard des neiges et même un escargot. Je vis,avant qu’elle ne se fonde dans la foule, qu’elle portait ce soir-làl’une de ces robes mais sans pouvoir distinguer de quelle espècecondamnée il s’agissait.

Nous mettions un point d’honneur à apparaître aux événe-ments auxquels nous nous rendions avant de nous séparer. Laposition publique de Dianah concernant notre séparation étaitla suivante : pas de rancune, ni d’un côté ni de l’autre. Il étaitimportant pour elle que cette position soit la plus largementreconnue, de fait tous ceux que nous fréquentions en avaientpris bonne note et trouvaient cela admirable.

Notre fils adoptif, Billy, était venu avec elle. En premièreannée à Harvard, il était rentré à la maison pour les vacances. Àla maison, en l’occurrence, ça voulait dire notre vieil apparte-ment donnant sur Central Park où Dianah vivait toujours.Lorsque j’ai dû déménager, j’ai trouvé un appartement dansRiverside Drive, ce qui m’a permis de m’éloigner le pluspossible de Central Park West sans pour autant aller m’instal-ler dans le New Jersey.

Aucun problème pour repérer Billy dans la foule. Il mesuraitau moins trente centimètres de plus que tous ceux qui l’entouraient. Il faisait déjà à peu près un mètre quatre-vingt-

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quinze et n’avait pas fini de grandir. Il était, pour l’heure, encompagnie de femmes plutôt mûres, méticuleusement maquil-lées et fort luxueusement vêtues. Contrairement à la plupartdes garçons de son âge, il semblait assez à l’aise avec ce genre defemmes.

Son visage était très pâle, presque blanc comme la neige,mais avec, sur chaque joue, un cercle rosé de la taille d’unepièce d’un dollar, si bien que malgré l’étrange blancheur deson teint, on le voyait assez facilement comme un garçon auxjoues roses… Et aux yeux les plus enfoncés qui soient. Sienfoncés et si sombres que, de loin, on aurait dit qu’il n’avaitpas d’yeux du tout.

Il arborait des cheveux longs et noirs, presque jusqu’auxépaules, mais il y avait chez Billy quelque chose qui rendaitses cheveux longs attendrissants plutôt que la marque d’unesprit rebelle.

Quand il me vit, il me fit un signe de la main. Cette main,qu’il levait bien haut au-dessus de sa tête, frôlait presque lelustre. Je lui rendis son signe. Il sourit. Les femmes mûres quil’entouraient se tournèrent pour voir qui il saluait comme ça.

Mon verre était vide, je me dirigeai donc une fois de plus versle bar. Même englouti par une foule suffisamment épaisse pourralentir ma progression, je ne pouvais me débarrasser de lasensation que Billy ne manquait aucun de mes mouvements. Ilvoulait me demander quelque chose. Je savais ce que c’était ;c’était très simple. Il voulait rentrer avec moi ce soir. Dansmon appartement. Rien que nous deux. Pour se réveiller aumatin et poursuivre ce que nous aurions commencé la veille ausoir. Juste être avec moi, sans personne autour de nous, pourune fois. Rien que nous deux.

Je savais ce qu’il voulait, ce n’était pas nouveau. Mais je savaiségalement, parce que je me connaissais, que je trouverais sans

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aucun doute un moyen de l’empêcher de rentrer avec moi cesoir.

Cela n’avait rien à voir avec l’amour. J’aimais Billy, maisj’étais incapable de l’aimer en privé, quand nous n’étions rienque tous les deux.

C’était une autre de mes maladies. Je ne savais pas tropcomment l’appeler. Fuite devant l’intimité. Fuite à tout prixdevant toute forme d’intimité. Avec qui que ce fût.

4

Je trébuchais à chaque pas, tanguais et titubais, je bousculais lesgens, m’excusant d’une voix enrouée quand j’avais renversé unpeu du contenu de leur verre, avant de continuer ma route enfaisant de mon mieux pour avoir l’air ivre et, donc, normal.Cela ne m’amusait pas du tout d’être un imposteur. C’étaitdéjà assez gênant d’être un alcoolique rasoir et irresponsable,qui de surcroît commençait à prendre de l’âge, sans maintenantdevoir assumer une nouvelle identité dans le but de dissimulerun autre problème, bien plus calamiteux, celui-là.

Je chancelais donc de lampe en lampe, de plante en plante etde groupe en groupe, me mêlant aux convives, aux conversa-tions, avant de m’éloigner, tout en m’envoyant n’importe quelleboisson croisant ma route. Je bousculais des gens que jeconnaissais, qui me présentaient à d’autres dont je n’avais faitqu’entendre parler. Certains avaient également entendu parlerde moi. C’est comme ça que je rencontrai une femme qui avaitfait ses études avec Corazon Aquino. Au moment où je l’aiquittée pour poursuivre mon chemin, j’ai eu l’impression que,de manière assez authentique et profonde, j’en savais mainte-nant plus sur Corazon Aquino de Manille que sur ma propre

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mère de Chicago.La Sixième de Beethoven battait maintenant son plein.

Personne ne pouvait dire avec certitude si les McNab passaientvraiment les neuf symphonies ce jour-là, comme ils le préten-daient, parce que pour y parvenir il aurait fallu s’y mettre bienavant que la fête ne commence. Tout ce que je savais, c’est queje me pointais généralement pendant la Quatrième. Les annéesprécédentes, je commençais déjà à planer agréablement aupom-pom-pom-pa-a ouvrant la Cinquième, pour finir complè-tement bourré à la « Pastorale ». Mais pas ce soir.

Je me sentis soudain pris d’une faim féroce. Pour me préparerà la fête, je n’avais rien mangé de la journée dans l’espoir fouque, si je pouvais boire sur un estomac totalement vide, jepourrais peut-être arriver à être, sinon gentiment cuité, dumoins un petit peu pompette. Il semblait maintenant aller desoi, même à quelqu’un comme moi, que ni l’un ni l’autre ne seproduirait ce soir. Je me mis donc à manger, m’emparant detout ce qui traînait sur des plateaux fixes ou mobiles, cesderniers étant présentés par un personnel exclusivementféminin, vêtu d’uniformes noir et blanc, comme un ordre NewAge de bonnes sœurs serveuses.

Je mangeai tout ce que je voyais, tout ce qui me tombaitsous la main. Surtout des petites choses farcies de tout un tas detrucs. De la pâte phyllo farcie de feta et d’épinards. Des feuillesde vigne farcies. Des feuilles de chou farcies. Et finalement,entre les portions de viande, de légumes ou de fromage, je mesuis moi-même farci aux baklavas.

Le docteur Jerome Bickerstaff, mon médecin de famille —de l’époque où j’étais encore un père de famille qui avaittoujours une famille — s’approcha pendant que je me rassasiaiset se contenta de se planter devant moi pour me regarder d’unœil désapprobateur dévorer desserts et canapés dans le désordre

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le plus absolu. Certaines des petites choses que j’avalais étaientmunies de cure-dents que je jetais à terre, comme autant depetits os.

— Vous allez bien, Saul ? finit par me demander le docteurBickerstaff.

— Non, répliquai-je, donnant ma réponse standard.Pourquoi ? J’ai l’air d’aller bien ?

Je me mis à rire, pour encourager Bickerstaff à rire avec moi.Ce qu’il ne fit pas.— Vous n’avez pas l’air d’aller bien, Saul. Ça faisait un

moment que je ne vous avais pas vu, et vous avez l’air d’allerbeaucoup moins bien que la dernière fois.

— C’est vrai ?— Mais bien sûr. Vous devriez vous regarder un peu.Parce que nous étions à une fête, parce que la Sixième de

Beethoven explosait depuis des haut-parleurs Bose qui avaientchacun la taille d’une petite voiture étrangère, et parce que lesgens, tout autour de nous, crachaient leurs poumons pour êtreentendus par-dessus le boucan causé par la musique et lesconversations, le docteur Bickerstaff et moi ne faisions pas quebavarder de mon air malade, nous hurlions comme des cinglésà nous faire péter les cordes vocales.

— Vos cheveux, dit Bickerstaff.— Qu’est-ce qu’ils ont, mes cheveux ?— Un médecin peut dire beaucoup de choses sur une

personne, rien qu’à ses cheveux. Vos cheveux ont l’air morts,Saul. J’ai vu des poupées bas de gamme chez Toys’R’Us, leurscheveux avaient l’air bien plus sains. Vos cheveux ont l’airmalades. Morts. 

— Et qu’est-ce que vous faisiez chez Toys’R’Us, docteur ?Il ignora ma question, comme s’il ne l’avait pas entendue.

Pour être tout à fait honnête envers cet homme, il ne l’avait

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peut-être pas entendue. Il fallait presque risquer la distensiondu testicule pour être entendu dans cette ambiance.

— En plus, vous prenez du poids, reprit-il, en montrantmon ventre d’un coup de menton.

— Vous croyez ? dis-je en baissant les yeux.— Ce n’est pas le cas ?— Je ne le pensais pas.— Eh bien, repensez-y, dit-il.Être perçu comme étant en surpoids était déplaisant. Plus

déplaisant en fait que de l’être réellement, ce qui, je le savais,était mon cas.

— Mais je ne suis pas gros, tout de même ? plaidai-je. Je nesuis pas ce que vous appelleriez un gros ! Il n’y a pas de gros dansma famille.

— Il n’y avait pas d’argent chez les Kennedy non plus,jusqu’à Joe, dit-il, un peu désolé de devoir gâcher une repartieaussi fine avec quelqu’un comme moi.

Je vis tout de suite, parce que ces choses-là sont faciles àrepérer, qu’il mit sa remarque de côté pour une utilisation ulté-rieure.

— J’ai vu Dianah il y a une ou deux semaines, dit-il en megratifiant d’un regard sévère pour suggérer qu’il avait plus àdire sur le sujet.

— Ah, vraiment, dis-je en ignorant la signification de sonregard. Moi-même je l’ai vue, il y a tout juste une petite demi-heure.

— Professionnellement, je veux dire, expliqua Bickerstaff. Jel’ai vue professionnellement.

— Et comment est-elle, professionnellement ? demandai-jeen riant, à nouveau pour l’encourager à rire avec moi.

Ce qu’il ne fit toujours pas.— Est-ce que c’est vrai, ce qu’elle dit ?

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— Je ne sais pas, docteur. Que vous a-t-elle dit ?— Elle m’a dit, et je ne parviens toujours pas à y croire, que

vous n’avez plus d’assurance santé.— Et qu’y aurait-il à assurer ? hurlai-je d’un ton hystérique.

Je n’ai plus de santé !Essayer d’être drôle avec Bickerstaff était une complète perte

de temps, mais comme lui parler était, de toute façon, uneperte de temps, je me disais autant perdre mon temps dansune entreprise un peu stimulante.

« C’est donc vrai », dit-il.Il détourna le regard comme s’il avait besoin d’un moment

pour préparer sa prochaine réplique.« Écoutez-moi, Saul », dit-il en posant la main sur mon

épaule.Contrairement à la plupart des New-Yorkais, le docteur

Bickerstaff ne touchait jamais personne en public. Qu’il le fîtmaintenant était une indication de la gravité de la situation.

— Je vous en conjure, écoutez-moi, écoutez-moi attentive-ment. Je sais que vous êtes ivre, mais…

— Je ne suis pas ivre, l’interrompis-je. Je ne suis pas ivre dutout. Je suis sobre. Sobre comme un chameau.

Je faillis éclater en sanglots en me souvenant d’avoir employéces mêmes mots il n’y avait pas si longtemps, mais en étantréellement ivre au moment où je les prononçais. Cette réactionémotionnelle un peu excessive confirma à Bickerstaff que j’étaisbien ivre.

« Lorsque vous y verrez plus clair demain matin, poursuivit-il, regardez-vous bien dans un miroir. Et vous verrez un hommeen surcharge pondérale qui a dépassé la cinquantaine, qui estalcoolique et qui a des cas avérés de cancer et de folie dans safamille. Vous verrez un homme au teint jaunâtre avec descheveux qui ont l’air morts. Vous verrez un homme, Saul, qui

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non seulement a besoin d’une assurance santé, mais qui asurtout besoin de la couverture la plus large qu’on puissetrouver sur le marché. Si vous le pouvez, je vous conseille desouscrire auprès de plusieurs compagnies. »

J’ai encaissé le tout, puis j’ai répliqué.« Mais à part ça, je vous parais comment ? »Ma désinvolture n’amusait plus personne. Elle n’avait jamais

amusé Bickerstaff. Il secoua la tête une fois, comme le lanceurrépond à un signe du receveur et, tout en plissant ses yeux versmoi, il se tourna pour s’éloigner. Je lui attrapai le bras.

« Eh, écoutez ça, docteur. J’ai arrêté de fumer ! »La trompette de l’Annonciation n’aurait pu être plus joyeuse

que ma voix. Il arrive un moment, dans la vie d’un homme, oùil veut désespérément plaire à son médecin, même si celui-cin’est plus son médecin.

Je n’ai pas vraiment pu entendre le grognement, avec tout lebruit qui nous entourait, mais le visage de Bickerstaff avaitl’expression du gars qui grogne. Il était évident qu’il ne mecroyait pas.

« C’est vrai, docteur. J’ai arrêté. Hier. Pas la moindre boufféedepuis. Pas une seule bouffée. »

Je disais la vérité mais, pour une raison ou une autre, laconviction qu’avait Bickerstaff que je mentais semblait bienplus réelle et fiable que ma vérité.

Il dégagea son bras de ma prise et son dernier regardm’informa que j’étais officiellement devenu ennuyeux. Puis ils’éloigna.

La gueule d’un groupe de taille moyenne s’ouvrit et l’avalatout cru.

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