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Kenza Mezouar

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Le Droit à la Ville 2014-2015 ESA des Pyrénées

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David Harvey Le Droit à la Ville 2 3

Un droit précieux et négligé Un droit précieux et négligé

UN DROIT PRÉCIEUX ET NÉGLIGÉ Les idéaux des droits humains sont

aujourd’hui passés au centre de la scène

éthique et politique. On dépense une grande

énergie politique à défendre la place de

ces droits dans la construction d’un monde

meilleur. Pour la plupart, les concepts en

circulation sont individualistes et fondés sur

la propriété, et à ce titre, ils ne remettent

nullement en question les fondements du

néolibéralisme, l’hégémonie des logiques

marchandes ou les formes juridiques et

d’action de l’État. Après tout, dans le monde

où nous vivons, les droits de la propriété

privée et du taux de profit priment sur tous

les autres. Il est pourtant des moments où

l’idéal des droits humains prend une tournure

collective, lorsque par exemple les droits des

travailleurs, des femmes, des gays et des

minorités passent au premier plan (héritage

du mouvement des travailleurs Ebenezer Howard

Gardens Cities

1898

et du mouvement pour les droits civiques

aux États-Unis, qui fut de nature collective

et de portée mondiale).

Ces luttes pour les droits collectifs ont,

à l’occasion, porté leurs fruits (si bien

qu’aujourd’hui une femme et un Noir peuvent

devenir des candidats sérieux dans la course

à la Maison blanche).

Page 3: Kenza Mezouar

David Harvey Le Droit à la Ville 4 5

Un droit précieux et négligé Un droit précieux et négligé

Mais c’est un autre genre de droit collectif que je voudrais

examiner ici : le droit à la ville. Cette question me paraît importante d’une

part en raison de l’actuel regain d’intérêt pour les idées qu’Henri Lefebvre

développa sur ce sujet, et d’autre part parce que différents mouvements

sociaux se sont récemment constitués autour de la revendication d’un

droit à la ville. Que peut bien vouloir dire « droit à la ville »?

Comme le disait jadis le sociologue urbain Robert Park, la ville constitue :

Si Park a raison, alors la question « quelle

ville voulons-nous ? » est indissociable d’une

multitude d’autres questions : quel genre

de personnes voulons-nous être ? Quelles

relations sociales poursuivons-nous ? Quels

rapports à la nature défendons-nous ? Quelle

vie quotidienne désirons-nous ? Quelles

technologies jugeons-nous appropriées ?

Quelles valeurs esthétiques défendons-nous ?

Le droit à la ville ne se réduit donc pas à

un droit d’accès individuel aux ressources

incarnées par la ville : c’est un droit à nous

changer nous-mêmes en changeant la ville

de façon à la rendre plus conforme à notre

désir le plus cher. Mais c’est en outre un

droit collectif plus qu’individuel, puisque,

pour changer la ville, il faut nécessairement

exercer un pouvoir collectif sur les processus

d’urbanisation.

La liberté de nous faire et de nous

« La tentative la plus constante, et dans l’ensemble la plus réussie, faite par l’homme pour refaire le monde dans lequel il vit conformément à son désir le plus cher. Mais, si la ville est le monde que l’homme a créé, elle est aussi le monde dans lequel il est dorénavant condamné à vivre. Ainsi, indirectement, et sans percevoir clairement la nature de son entreprise, en faisant la ville, l’homme s’est refait lui-même(1) . »

(1). Robert Park, On Social

Control and Collectice

Behavior, Chicago,

Chicago University Press, p. 3.

refaire en façonnant nos villes est à mon sens

l’un de nos droits humains les plus précieux

mais aussi les plus négligés.

Mais puisque, comme l’affirme Park, nous

n’avons jusqu’ici pas perçu clairement la

nature de notre entreprise, il nous faut

d’abord réfléchir à la manière dont, au cours

de l’histoire, nous avons sans cesse été

façonnés par un processus urbain animé

par de puissantes forces sociales.

Theo van Doesburg

Eine Stadt für den Verkehr

1929

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David Harvey Le Droit à la Ville 6 7

Un droit précieux et négligé Un droit précieux et négligé

Page 5: Kenza Mezouar

David Harvey Le Droit à la Ville 8 9

Capitalisme et Urbanisation Capitalisme et Urbanisation

CAPITALISME ET URBANISATION Au xix e siècle, ces questions ont été au centre

de nombreuses analyses, notamment celles d’Engels

et de Simmel, qui ont proposé des critiques pénétrantes

des nouvelles « personnalités urbaines » apparues en réaction

à la rapidité de l’urbanisation (2). À notre époque, il n’est

pas difficile d’énumérer les formes de mécontentement et

d’angoisse suscitées par des transformations urbaines dont la

rapidité n’a cessé de s’accroître. Et pourtant, il semble que nous

n’ayons nulle envie de procéder à une critique systématique

de ces phénomènes. Que faire, par exemple, de l’immense

concentration de richesses, de privilèges et de consommation

dans presque toutes les villes du monde, au beau milieu d’un

« bidonville global » en pleine explosion (3)?

Revendiquer le droit à la ville tel que je l’entends ici,

c’est prétendre à un pouvoir de façonnement fondamental et

radical sur les processus d’urbanisation, c’est-à-dire sur les

manières dont nos villes sont sans cesse transformées. Dès

leur origine, les villes se sont bâties grâce aux concentrations

géographiques et sociales de surproduit. L’urbanisation a donc

toujours été, en un sens, un phénomène de classe, puisque,

(2). Friedrich Engels,

La Situation de la classe

laborieuse en Angleterre :

(1845), disponible sur

www.marxisrs.org. ;

Georg Simmel, « La Métropole

avec la vie mentale » (1903)

(3). Mike Davis, Le Pire des

mondes possibles. De

l'explosion urbaine au bidonville

global,trad. de J. Mailhos,

Paris, La Découverte, 2007.

Antonio Sant’Elia

La città nuova

1914

(« The Metropolis and

Mental Life », in D. Levine

(dir.), On Individuality and

SocialForms, Chicago,

Chicago University Press,

1972, p. 324-339).

Page 6: Kenza Mezouar

David Harvey Le Droit à la Ville 10 11

Capitalisme et Urbanisation Capitalisme et Urbanisation

d’une part, il faut bien que les surplus soient

extraits de quelque part et de quelqu’un

(le plus souvent, d’une paysannerie

opprimée), et que, d’autre part, seul un petit

nombre contrôle généralement l’utilisation

des surplus. Cette situation générale se

perpétue sous le capitalisme, mais dans ce

système, elle est intimement liée à la quête

perpétuelle de plus-value qui constitue le

moteur de sa dynamique. Pour produire de

la plus-value, les capitalistes doivent créer

du surproduit. Puisque l’urbanisation dépend

de la mobilisation du surproduit, un lien

interne apparaît entre le développement du

capitalisme et l’urbanisation.

Examinons de plus près l’action des

capitalistes. Ils commencent la journée avec

une certaine somme d’argent et la finissent

avec une somme plus grande. Le lendemain,

au réveil, il leur faut décider de ce qu’ils vont

faire de l’argent supplémentaire qu’ils ont

gagné la veille. Les voilà face à un dilemme

faustien : ou ils réinvestissent cette somme

pour gagner plus d’argent encore, ou ils

Les politiques du capitalisme sont

affectées par le besoin perpétuel de trouver

des terrains profitables à la production et

à l’absorption des surplus de capital. Le

capitaliste se heurte donc à un certain nombre

de barrières qui font obstacle à une expansion

tranquille et continue. S’il existe une pénurie

de force de travail et que les salaires sont trop

élevés, alors il faut soit discipliner

la force de travail (la création de chômage

par l’innovation technologique ou l’attaque

contre le pouvoir d’une classe ouvrière

organisée constituent deux des principales

méthodes pour discipliner la force de travail),

soit trouver de nouveaux travailleurs (en

jouant sur l’immigration, l’exportation

de capitaux ou la prolétarisation d’éléments

de la population jusqu’alors indépendants).

Il faut également trouver de nouveaux

moyens de production en général

et de nouvelles ressources naturelles

en particulier. De fortes pressions s’exercent

sur l’environnement naturel qui doit fournir

les matières premières nécessaires tout

en absorbant les déchets inévitablement

produits. Il est également nécessaire

d’ouvrir des terrains d’extraction de matières

premières (c’est souvent l’objectif des

entreprises impérialistes et néocoloniales).

Les lois de la concurrence obligent les

capitalistes à constamment développer

de nouvelles technologies et de nouvelles

formes d’organisation, car plus la productivité

sera élevée, et plus il leur sera possible

d’éliminer les concurrents qui emploient des

méthodes moins efficaces. Les innovations

suscitent de nouveaux désirs et de nouveaux

besoins, réduisent le taux de rotation du

capital en l’accélérant et élargissent l’horizon

géographique dans lequel le capitaliste peut

librement chercher de la main-d’oeuvre

supplémentaire, une plus grande quantité

de matières premières, et ainsi de suite.

dilapident leur surplus dans leurs plaisirs.

Mais, acculés par les lois de la concurrence,

ils sont contraints de réinvestir, parce que

s’ils ne le font pas, d’autres s’en chargeront.

Pour demeurer un capitaliste, il faut donc

réinvestir des surplus afin d’en créer plus

encore. Les capitalistes qui réussissent créent

habituellement suffisamment de surplus

à la fois pour réinvestir dans l’expansion et

à la fois pour satisfaire leur appétit

de jouissance. De ce réinvestissement

perpétuel résulte une expansion de la

production excédentaire à un taux composé

– d’où l’accroissement de toutes les courbes

de croissance logistique (argent, capital,

production, population), processus auquel

correspond la croissance logistique de

l’urbanisation sous le capitalisme.

Page 7: Kenza Mezouar

David Harvey Le Droit à la Ville 12 13

Capitalisme et Urbanisation Capitalisme et Urbanisation

Si le pouvoir d’achat disponible sur un marché ne suffit pas, alors

il faut trouver de nouveaux marchés, en développant

le commerce extérieur, en promouvant de nouveaux produits

et styles de vie, en créant de nouveaux instruments de crédit ou

en recourant à la dette pour développer les dépenses publiques

et privées. Si, au final, le taux de profit demeure trop bas,

la régulation étatique de « l’intolérable concurrence (4)»,

la monopolisation (fusions et acquisitions) et l’exportation

de capitaux vers de nouvelles contrées permettront de trouver

des solutions.

Si une seule de ces barrières à la circulation

et à l’expansion continues du capital devient impossible

à contourner, l’accumulation de capital se trouve bloquée :

les capitalistes sont confrontés à une crise, car ils ne peuvent

plus trouver de biais profitables pour réinvestir le capital.

L’accumulation de capital stagne ou s’arrête, le capital est

dévalué (perdu) et parfois physiquement détruit. Les surplus de

marchandises peuvent être de la même manière dévalués ou

(4). N.d.T. : Formule de Frédéric

Bastiat, raillant le proteclionnisme

économique des Français

(dans sa Pétition des marchands

de chandelle, 1845).

détruits, la capacité productive et les actifs peuvent perdre

de leur valeur et demeurer inutilisés et, en cas d’inflation,

l’argent lui-même peut subir une dévaluation. Et bien

évidemment, lorsqu’une crise survient, le travail se trouve

aussi dévalué, en raison du chômage de masse. Comment la

nécessité de contourner ces barrières et d’étendre le champ des

activités capitalistes profitables a-t-elle pu constituer le moteur

de l’urbanisation capitaliste ? Je poserai que, à l’instar d’autres

phénomènes comme les dépenses militaires, l’urbanisation a

joué un rôle particulièrement actif dans l’absorption du surproduit

que, dans leur quête de plus-value, les capitalistes n’ont de cesse

de créer (5) .

(5). Les critiques les plus avisés auront sans doute remarqué que chacun des obstacles à l’accumulation capitaliste énumérés ici correspond grosso modo à une théorie particulière de la crise : les limites représentées par la force de travail conduisent aux théories de la réduction des profits ; les limites des ressources naturelles conduisent à ce qu’O’Connor appelle «la seconde contradiction du capitalisme « l’excès ou le déséquilibre des changements technologiques engendre une baisse des taux de profit (et une « intolérable concurrence ») ; le manque de marchés signale un problème

de sous-consommation.

En gros, ma thèse est que ces crises

peuvent prendre l’une ou l’autre

de ces formes dans des situations

historiques et géographiques

particulières.

Il arrive que tous ces obstacles

soient présents simultanément,

bien que l’unapparaisse comme le

problème principal (par exemple, il

est évident que, au début des années

1980, Reagan et Thatcher jugeaient

qu’il était fondamental de s’attaquer

au pouvoir de la force de travail,

alors qu’aujourd’hui, le principal

problème a trait à l’effondrement

d’une consommation stimulée par

le crédit,qui menace de réduire

considérablement la demande

effective).

Page 8: Kenza Mezouar

David Harvey Le Droit à la Ville 14 15

Capitalisme et Urbanisation Capitalisme et Urbanisation

Frank Lloyd Wright

Plan du national life insurance building

1930

Page 9: Kenza Mezouar

Le Droit à la Ville 17David Harvey16

La « ville lumière » et New York : les avaleuses de surproduit

Prenons tout d’abord l’exemple

de Paris sous le Second Empire.

En 1848 survint l’une des premières crises

clairement marquées par la coexistence

de surplus inutilisé de capital et de surplus

de forces de travail. Cette crise eut une

ampleur européenne, mais sont impact

fut particulièrement violent à Paris, où

elle déboucha sur une révolution avortée

menée par les travailleurs au chômage et les

utopistes bourgeois, qui voyaient dans une

république sociale l’antidote à la cupidité

capitaliste ainsi qu’aux inégalités qui avaient

marqué la monarchie de Juillet.

La bourgeoisie républicaine fut impitoyable

envers les révolutionnaires, mais elle s’avéra

incapable de résoudre la crise,

et porta au pouvoir Louis Napoléon (neveu de

LA « VILLE LUMIÈRE » ET NEW YORK : LES AVALEUSES DE SURPRODUIT

Biron, Paris futur, 1910

Bonaparte) qui, après son coup d’État de 1851,

se proclama empereur l’année suivante.

Afin d’assurer sa survie politique, cet

empereur autoritaire réprima durement les

mouvements politiques alternatifs ; mais,

comme il savait qu’il lui fallait aussi s’occuper

du problème des surplus de capital, il lança

un vaste programme d’investissement dans

les infrastructures, aussi bien en métropole

qu’à l’étranger. À l’étranger : construction de

voies ferrées dans l’Europe entière et jusqu’en

Orient ou soutien à de grands travaux comme

ceux du canal de Suez.

En métropole : consolidation du réseau

ferroviaire, construction de ports,

assainissement des marais, et ainsi de suite.

Mais surtout, cette politique entraîna la

reconfiguration de l’infrastructure de Paris,

Page 10: Kenza Mezouar

David Harvey Le Droit à la Ville 18 19

La « ville lumière » et New York : les avaleuses de surproduit La « ville lumière » et New York : les avaleuses de surproduit

lorsqu’en 1853, Bonaparte appela Haussmann

à Paris pour le charger des travaux publics.

Haussmann savait très bien que sa mission

était de contribuer à résoudre par le biais de

l’urbanisation le problème des surplus de

capital et de travail. La reconstruction de Paris

absorba pour l’époque d’énormes quantités

de force de travail et de capital, et constitua,

de pair avec l’annihilation autoritaire

des aspirations des travailleurs parisiens,

un instrument fondamental de stabilisation

sociale.

Haussmann s’inspira des plans

utopiques (fouriéristes et saint-simoniens)

de reconstruction de la ville qui avaient

été débattus dans les années 1840, à une

importante différence près : il leur fit subir

un changement d’échelle. Ainsi, lorsque

l’architecte Hittorf lui présenta ses plans pour

un nouveau boulevard, Haussmann les lui jeta

au visage, en disant : « pas assez large…

Votre boulevard fait 40 mètres et je

voudrais qu’il en fasse 120. »

Haussmann concevait la ville à une échelle

plus large, annexant les boulevards et

redessinant des quartiers entiers (comme

les Halles) plutôt que des petites portions

du tissu urbain. Il transforma la ville de fond

en comble. Il lui fallait donc créer

de nouvelles institutions financières

et de nouveaux instruments de crédit,

lesquels furent bâtis sur des principes

saint-simoniens (le crédit mobilier et le crédit

immobilier). Dans les faits, il contribua à

résoudre le problème d’écoulement des

surplus de capital en mettant sur pied un

système keynésien avant la lettre, fondé sur

une amélioration de l’infrastructure urbaine

financée par la dette.

Ce système fonctionna parfaitement

pendant une quinzaine d’années, entraînant

non seulement une transformation des

infrastructures urbaines, mais encore la

construction d’un nouveau mode de vie

urbain et l’émergence d’un nouveau genre

de personnalité urbaine. Paris devint la

« ville lumière », le grand centre de la

consommation, du tourisme et des plaisirs :

cafés, grands magasins, industrie de la mode,

grandes expositions, tout cela transforma

profondément le mode de vie urbain tout

en permettant d’absorber d’énormes

surplus dans un consumérisme frivole et

outrancier (ce qui n’était pas sans choquer

les traditionalistes et les travailleurs les plus

démunis). Mais 1868 marqua l’effondrement

de ce système financier hyperdéveloppé

et hyperspéculatif, ainsi que celui des

structures de crédit sur lequel il reposait.

Haussmann fut destitué, Napoléon III,

désespéré, déclara la guerre à l’Allemagne

de Bismarck et la perdit, et, dans le vide qui

s’ensuivit survint la Commune de Paris, l’un

des plus grands épisodes révolutionnaires

de toute l’histoire urbaine capitaliste. La

Commune naquit pour partie d’une nostalgie

du monde urbain détruit par Haussmann

(échos de la révolution de 1848) et du désir

de revanche de ceux que les travaux de

Haussmann avaient dépossédés de leur ville.

Mais la Commune fut aussi l’expression

de modernités socialistes alternatives (par

opposition à la modernité promue par le

capitalisme monopolistique), où l’idéal d’un

contrôle hiérarchique centralisé (le courant

jacobin) s’opposait à la vision anarchiste

d’une organisation populaire décentralisée

(les proudhoniens).

Page 11: Kenza Mezouar

David Harvey Le Droit à la Ville 20 21

La « ville lumière » et New York : les avaleuses de surproduit La « ville lumière » et New York : les avaleuses de surproduit

(7). Robert Moses,

« What Happened to

Haussmann ? »,Architectural

Forum,n° 77,1942, p. 1-10.

Ce qui conduisit, en 1872, dans le sillage de la débâcle de la

Commune, à la regrettable rupture entre marxistes et anarchistes

qui continue, aujourd’hui encore, de grever toutes les formes

d’opposition de gauche au capitalisme(6).

Mais faisons un saut dans le temps et l’espace,

et projetons-nous maintenant aux États-Unis en 1942. Le

problème d’écoulement des surplus de capital, qui avait paru

si insoluble dans les années 1930 (ainsi que le chômage qui

l’accompagnait) fut temporairement résolu par l’énorme

mobilisation en vue de l’effort de guerre. Mais tout le monde

redoutait ce qui se passerait une fois la guerre terminée.

Politiquement, la situation était dangereuse. Le gouvernement

fédéral dirigeait de fait une économie nationalisée, il était un

allié de l’Union soviétique, et de puissants mouvements sociaux

de tendance socialiste avaient émergé au cours des années

1930. Nous connaissons tous l’issue de cette situation : le

maccarthysme et la Guerre froide (dont les signes étaient déjà

nettement perceptibles en 1942).

Le Corbusier

Ville contemporaine de

trois millions d'habitants

1922

Comme sous Napoléon III, les classes dominantes en appelèrent

à la plus sévère répression politique. Mais qu’en fut-il du

problème d’écoulement des surplus de capital ?

En 1942, une évaluation approfondie de l’entreprise

de Haussmann parut dans une revue d’architecture.

L’article exposait son oeuvre en détail, tentait d’analyser ses

erreurs tout en cherchant à préserver sa renommée : Haussmann

était l’un des plus grands urbanistes de tous les temps. L’auteur

de ce texte n’était autre que Robert Moses, qui, après la seconde

guerre mondiale, fut pour New York ce que Haussmann avait été

pour Paris( 7). Moses, en un mot, fit lui aussi subir un changement

d’échelle à l’appréhension du processus urbain : grâce au

système des autoroutes et des transformations infrastructurelles

(financées par la dette), grâce à la suburbanisation

(6). Je reprends ici une analyse

de mon livre Paris, Capital

of Modemity, New York,

Routledge, 2003. Traduction à

paraître aux Prairies ordinaires

à l’automne 2011.

Page 12: Kenza Mezouar

David Harvey Le Droit à la Ville 22 23

La « ville lumière » et New York : les avaleuses de surproduit La « ville lumière » et New York : les avaleuses de surproduit

Le Corbusier

Une Ville Contemporaine

de trois millions d'habitants

1971

et à la reconfiguration totale, non pas

seulement de la ville, mais de l’ensemble

de la région métropolitaine, il put absorber

le surproduit, et du même coup contribuer

à résoudre le problème d’absorption des

surplus de capital. Pour ce faire, il lui fallait

exploiter de nouvelles institutions financières

et de nouveaux dispositifs fiscaux (les aides à

l’accès à la propriété) qui permirent de libérer

le crédit nécessaire au financement par la

dette de l’expansion urbaine.

À l’échelle de la nation, car le même

schéma (autre changement d’échelle) fut

appliqué dans tous les grands centres

métropolitains des États-Unis, ce processus

joua un rôle crucial dans la stabilisation

du capitalisme mondial d’après-guerre

(période où les États-Unis pouvaient

se permettre d’impulser la dynamique

économique de l’ensemble des pays non

communistes grâce à l’augmentation des

déficits commerciaux).

La suburbanisation des États-Unis n’était

pas une simple affaire d’infrastructures

nouvelles : comme le Paris du Second Empire,

elle entraîna une transformation radicale

des styles de vie, et les nouveaux produits

– logements, réfrigérateurs, air conditionné,

achat de deux voitures par foyer, hausse

colossale de la consommation de pétrole –

eurent une grande part dans l’absorption

des surplus.

Page 13: Kenza Mezouar

David Harvey Le Droit à la Ville 24 25

La « ville lumière » et New York : les avaleuses de surproduit La « ville lumière » et New York : les avaleuses de surproduit

Le Corbusier

Une Ville Contemporaine

de trois millions d'habitants

1971

Page 14: Kenza Mezouar

David Harvey Le Droit à la Ville 26 27

La « ville lumière » et New York : les avaleuses de surproduit La « ville lumière » et New York : les avaleuses de surproduit

Mais la suburbanisation eut aussi

un impact sur le paysage politique : l’aide

à l’accès à la propriété pour les classes

moyennes entraîna un déclin de l’action

communautaire au profit d’une défense

des valeurs de la propriété et des identités

individualisées (ainsi que le basculement

du vote banlieusard vers un républicanisme

conservateur). Quoi qu’il en soit, on

prétendait que des propriétaires accablés de

dettes étaient moins susceptibles de faire

grève. Ce projet permit certes d’absorber les

surplus et d’assurer une certaine stabilité

sociale, mais il eut pour conséquence de

vider les centre-villes et d’engendrer ce

qui fut appelé une « crise urbaine », c’est-à-

dire, dans de nombreuses villes des États-

Unis, des révoltes des minorités (surtout

afro-américaines) privées de l’accès à cette

nouvelle prospérité. Cette situation dura

jusqu’à la fin des années 1960, moment où un

autre type de crise commença à se déployer.

Moses (comme Haussmann avant lui) tomba

en disgrâce, ses solutions étant désormais

perçues comme inadéquates et inacceptables.

Les révoltes dans les grandes villes

suffisaient à le prouver. Les traditionalistes

rallièrent Jane Jacobs, qui, pour contrer le

modernisme brutal des projets de Moses,

proposait une esthétique « de quartier ». Mais

c’était trop tard, les banlieues étaient là et

les transformations radicales de style de vie

dont ils étaient la manifestation eurent toutes

sortes de conséquences sociales, conduisant

par exemple les féministes à faire de ces lieux

et du mode de vie qu’ils incarnaient l’objet

fondamental de leur critique. De plus, si

l’haussmanisation de Paris permet d’expliquer

en partie la dynamique de la Commune, on

peut considérer que l’absence d’âme de la

vie des banlieues américaines a joué un rôle

essentiel dans les grands mouvements de

1968 aux Etats-Unis : les étudiants blancs de

classe moyenne entrèrent dans une phase

de révolte, cherchèrent à nouer des alliances

avec les groupes marginalisés en lutte pour

les droits civiques dans les villes centrales et s’unirent contre

l’impérialisme états-unien dans un mouvement qui visait à bâtir un

autre monde, donc, aussi, une autre expérience urbaine.

À Paris, le mouvement pour empêcher la construction de la

voie express de la rive gauche ainsi que la colonisation du centre

par d’envahissants immeubles géants, dont la place d’Italie et la tour

Montparnasse étaient les paradigmes, ne fut pas sans impact sur la

dynamique générale de la révolte de 1968. C’est dans ce contexte

que Lefebvre écrivit un texte prophétique, dans lequel il déclarait,

d’une part, que le processus urbain était essentiel à la survie du

capitalisme, donc qu’il deviendrait un point de focalisation crucial

de la lutte politique et de la lutte des classes, et, d’autre part, que

ce processus effaçait progressivement les distinctions entre ville et

campagne en produisant des espaces intégrés sur l’ensemble du

territoire national, sinon même au-delà(8) . Le droit à la ville serait

donc le droit à diriger un processus urbain dont la domination

ne cesserait de s’étendre aux campagnes (de l’agro-industrie aux

résidences secondaires, en passant par le tourisme rural).

(8). Henri Lefebvre, la Révolution

urbaine, Paris, Gallimard,

1970.

Page 15: Kenza Mezouar

David Harvey Le Droit à la Ville 28 29

La « ville lumière » et New York : les avaleuses de surproduit La « ville lumière » et New York : les avaleuses de surproduit

(9). William Tabb, The Long

Default: New York City and the

Urban Fiscal Crisis, New York,

Monthly Review Press, 1982.

Mais, parallèlement à la révolte de 1968, pour partie

nostalgie de la ville perdue, pour partie tentative de construire

un nouveau genre d’expérience urbaine, survint une crise

financière des institutions de crédit qui avaient constitué le

moteur du boom immobilier des décennies précédentes. Cette

crise s’amplifia à la fin des années 1960 et culmina dans une

crise mondiale qui affecta l’ensemble du système capitaliste,

d’abord avec l’éclatement de la bulle immobilière mondiale de

1973, puis avec la banqueroute de la ville de New York en 1975.

Comme de multiples fois auparavant, la question était de savoir

comment sauver le capitalisme de ses propres contradictions.

Le processus urbain allait là encore jouer un rôle de premier

plan. Comme l’a bien montré Bill Tabb, la résolution de la crise

des finances new-yorkaises ouvrit la voie à la construction d’une

réponse néolibérale aux problèmes de la perpétuation du pouvoir

de classe et du renouvellement d’une capacité d’absorption des

surplus nécessaire à la survie du capitalisme(9) .

Mais faisons un nouveau saut jusqu’à la conjoncture dans

laquelle nous sommes. Si le capitalisme international a joué aux

montagnes russes (crises et effondrements régionaux : Asie de

l’Est et du Sud-Est en 1997-1998, Russie en 1998, Argentine en

2001, etc.), il a jusqu’ici évité un effondrement mondial, alors

même qu’il souffre d’un problème chronique d’écoulement des

surplus de capital.

Quel rôle a joué l’urbanisation dans la

stabilisation de cette situation ?

Aux États-Unis, il est évident que le marché

immobilier a considérablement contribué à

stabiliser l’économie, particulièrement depuis

l’an 2000 (après l’éclatement de la bulle des

nouvelles technologies de la fin des années

1990), bien qu’il ait aussi été une composante

active de l’expansion des années 1990. Le

marché immobilier a absorbé directement

une grande part des surplus de capital dans

de nouvelles constructions (logements

bâtis dans les centre-villes comme dans

les banlieues, constructions de nouveaux

bureaux) tandis que l’inflation rapide des

prix de l’immobilier, soutenue par une vague

délirante de refinancement hypothécaire

à des taux d’intérêt historiquement bas,

stimulait le marché états-unien des biens de

consommation et des services. C’est en partie

l’expansion urbaine des États-Unis qui a

permis de stabiliser le marché mondial, alors

que le pays affiche des déficits commerciaux

gigantesques à l’égard du reste du monde,

empruntant environ deux milliards de

dollars par jour pour soutenir son insatiable

consumérisme et la guerre financée par la

dette qu’il mène en Afghanistan et en Irak.

Page 16: Kenza Mezouar

David Harvey Le Droit à la Ville 30 31

Mais le processus urbain a subi un autre changement

d’échelle : pour le dire en un mot, il est devenu mondial. On ne

peut donc pas se concentrer uniquement sur les États-Unis. Des

booms immobiliers similaires, en Grande-Bretagne, en Espagne

et dans de nombreux autres pays, ont permis d’alimenter la

dynamique capitaliste. L’urbanisation de la Chine au cours

des vingt dernières années a été de nature différente (très

fortement focalisée sur la construction d’infrastructures), mais

bien plus importante que celle des États-Unis. Son rythme s’est

énormément accéléré après la courte récession de 1997, à tel

point que, depuis 2000, la Chine absorbe près de la moitié de la

production mondiale de ciment. Depuis une vingtaine d’années,

la Chine compte plus d’une centaine de villes dépassant le

million d’habitants, et de petits villages comme Shenzhen sont

devenus d’énormes métropoles de 6 à 10 millions d’habitants.

De gigantesques programmes de construction d’infrastructures,

comme des projets de barrages et d’autoroutes – là encore,

financés par la dette –, sont en train de transformer le paysage le

fond en comble (10) .

VERS UNE URBANISATION MONDIALE

(10). Voir mon ouvrage A Brief

History of Neoliberalism,

Oxford, Oxford University

Press, 2005, chap. v.

Page 17: Kenza Mezouar

David Harvey Le Droit à la Ville 32 33

Vers une urbanisation mondiale Vers une urbanisation mondiale

Tout cela a eu des conséquences importantes

sur l’économie mondiale et l’absorption

des surplus de capital : le Chili est en plein

boom du fait de la demande en cuivre,

l’Australie prospère, et même le Brésil et

l’Argentine commencent à se refaire une

santé économique, en partie grâce à la forte

demande chinoise en matières premières.

L’urbanisation de la Chine est-elle

dès lors principalement responsable de la

stabilité du capitalisme mondial ? Oui, dans

une certaine mesure. Car la Chine n’est que

l’épicentre d’un processus d’urbanisation

devenu aujourd’hui mondial, en partie

grâce à l’incroyable intégration globale

des marchés financiers qui jouent de leur

flexibilité pour financer grâce à la dette

des mégaprojets urbains, de Dubaï à São

Paulo, de Mumbai à Hong Kong en passant

par Londres. La banque centrale chinoise,

par exemple, possède une part active sur

le marché secondaire du prêt hypothécaire

aux États-Unis, tandis que Goldman Sachs

est fortement impliquée sur le marché

immobilier en plein essor de Mumbai, et que

des capitaux de Hong Kong sont investis à

Baltimore. Il n’est pas une seule zone urbaine

du monde qui ne connaisse un boom de

la construction, alors qu’arrive un afflux

massif d’immigrés pauvres qui crée dans

le même temps un bidonville global. Le

boom dans le secteur de la construction est

particulièrement visible à Mexico, Santiago

du Chili, Mumbai, Johannesburg, Séoul,

Taipei, Moscou et dans toute l’Europe

(l’Espagne étant le cas le plus spectaculaire),

ainsi que dans les villes des principaux

pays capitalistes comme Londres, Los

Angeles, San Diego et New York (où des projets urbains sont

développés sur une échelle plus gigantesque encore qu’auparavant,

et où – signe qui en dit long sur l’époque – une exposition récente

cherchait à réhabiliter Moses comme artisan de l’essor de la ville,

et non plus, comme l’avait fait Robert Caro en 1974, à le discréditer

comme le responsable de son déclin (11) ). On a aussi vu apparaître,

au Moyen-Orient, à Dubaï ou Abou Dhabi, des projets de méga-

urbanisation ahurissants, et à certains égards criminels et absurdes,

qui permettent d’éponger les surplus engendrés par la richesse

pétrolière de la façon la plus tape-à-l’oeil, socialement injuste et

environnementalement irresponsable (une piste de ski intérieure,

par exemple). Nous sommes ici face à un autre changement

d’échelle, qui rend difficile à percevoir le fait que ce qui se passe

aujourd’hui sur le plan mondial est dans son principe similaire

aux mutations que, au moins pendant un temps, Haussmann a su

imposer de main de maître sous le Second Empire.

Comme tous ceux qui l’ont précédé, ce boom

mondial de l’urbanisation repose sur la construction de nouvelles

institutions financières et de nouveaux dispositifs destinés à

organiser le crédit nécessaire pour le soutenir. Les innovations

financières mises en place au cours des années 1980, en particulier

la titrisation et la vente de prêts hypothécaires locaux à des

(11). Robert Caro, The Power Broker:

Robert Moses and the Fall of New

York, New York, Knopf, 1974 ;

H. Ballon et K. Jackson, Robert

Moses and the Modem City: The

Transformation of New York, New

York, Norton, 2007.

Constant

New Babylone

1957 - 1974

Page 18: Kenza Mezouar

David Harvey Le Droit à la Ville 34 35

Vers une urbanisation mondiale Vers une urbanisation mondiale

investisseurs du monde entier, ainsi que la création de nouvelles

institutions financières destinées à soutenir les CDO (12), ont joué

un rôle essentiel. Ce système présentait quantité d’avantages : il

étalait les risques et permettait aux surplus de fonds d’épargne

d’accéder plus facilement aux surplus de demande immobilière,

mais en outre, en vertu de ses interconnexions, il faisait baisser

les taux d’intérêt globaux (tout en générant un considérable

pactole pour les intermédiaires financiers responsables de ces

merveilles).

Mais étaler les risques, ce n’est pas les éliminer. Et de plus, le

fait que le risque puisse être étalé sur une si grande échelle

encourage localement l’adoption de conduites encore plus

risquées. À défaut d’instances adéquates d’évaluation

des risques, le marché du prêt hypothécaire est devenu

incontrôlable,et la situation dans laquelle se sont trouvés les

frères Pereire en 1867-1868, ou la ville de New York pour sa

gestion délirante au début des années 1970, prend aujourd’hui

la forme d’une crise dite des « subprimes « et du marché

immobilier. La crise se concentre pour commencer dans

et autour des villes états-uniennes, et frappe très lourdement

les Africains-Américains à bas revenus et les mères célibataires

(12). N.d.T. : collateralized debtobligations : actifs titrisés

(représentant généralement

des créances de diverses

natures) que les banques vendent

par paquets à des investisseurs.

Ce sont ces actifs qui ont le

plus souffert de la crise des subprimes.

vivant en centre-ville. Elle affecte aussi ceux

qui, incapables de payer les prix exorbitants

du logement dans les centres urbains,

surtout dans le Sud-Ouest du pays, ont été

forcés de migrer vers la semi-périphérie

des zones métropolitaines pour acheter à

des taux d’abord bas des maisons dans des

lotissements bâtis par des spéculateurs,

et qui se trouvent aujourd’hui confrontés

à l’augmentation des coûts de transport

du fait de la hausse des prix du pétrole en

même temps qu’à l’explosion du taux de

remboursement de leur prêt consécutive

à celle des taux du marché. Cette crise, qui

sur le plan local possède un impact pervers

sur la vie et les infrastructures urbaines,

menace également l’architecture même du

système financier mondial car elle pourrait

Page 19: Kenza Mezouar

David Harvey Le Droit à la Ville 36 37

Vers une urbanisation mondiale Vers une urbanisation mondiale

déclencher une récession de grande ampleur. Les parallélismes

avec les années 1970 sont à tout le moins curieux (la politique

de prêt facile adoptée par la Réserve fédérale en 2007-2008

entraînera presque à coup sûr des tendances inflationnistes, voire

stagflationnistes, qui deviendront incontrôlables dans un avenir

pas si lointain – exactement comme l’ont fait de semblables

manoeuvres dans les années 1970).

Mais la situation actuelle est bien plus complexe,

et la question reste ouverte de savoir si un effondrement

de l’économie américaine peut être compensé ailleurs

(notamment par la Chine, bien que même là l’urbanisation

semble connaître un ralentissement). Mais le système est aussi

bien plus fortement interconnecté qu’il ne l’a jamais été(13) .

Lorsqu’il déraille, le commerce informatisé instantané menace

de créer une grande divergence sur le marché (il produit déjà une

volatilité incroyable sur le marché actions) qui produira

à son tour une crise massive qui obligera à repenser totalement

le fonctionnement du capital financier et des marchés monétaires,

y compris dans leurs rapports aux processus d’urbanisation.

13. Richard Bookstaber, A Demon of our own Design: Markets, Hedge Funds, and the Perils of Financial Innovation,

Hoboken, Wiley, 2007.

Page 20: Kenza Mezouar

David Harvey Le Droit à la Ville 38 39

Comme toutes les phases qui l’ont précédée,

cette toute récente expansion du processus

urbain a suscité d’énormes mutations de

style de vie. La qualité de vie urbaine, de

même que la ville elle-même, est désormais

une marchandise réservée aux plus fortunés,

dans un monde où le consumérisme, le

tourisme, les industries de la culture et de

la connaissance sont devenus des aspects

majeurs de l’économie politique urbaine.

Le penchant postmoderniste pour la

formation de niches, tant dans les choix de

style de vie urbain que dans les habitudes

de consommation et les formes culturelles,

pare l’expérience urbaine contemporaine de

l’aura de la liberté de choix – à condition que

vous ayez de l’argent. Centres commerciaux,

multiplexes et grandes chaînes prolifèrent,

de même que les fast-foods, les marchés

vendant des produits artisanaux, les petites

DES VILLES ET DES VIES EN MUTATION

boutiques, tout cela contribuant à ce que

Sharon Zukin a joliment appelé

la « pacification par le capuccino ». Les

lotissements les plus incohérents, les plus

monotones, les plus fades, trouvent à présent

leur antidote dans un mouvement

de « nouvel urbanisme » qui nous vend

de la communauté et du style de vie, produits

grâce auxquels les promoteurs prétendent

réaliser les rêves urbains.

Page 21: Kenza Mezouar

David Harvey Le Droit à la Ville 40 41

Des villes et des vies en mutation Des villes et des vies en mutation

Dans ce monde, l’éthique néolibérale de l’individualisme possessif

et son corrélat, la fin du soutien politique à toute forme d’action

collective, pourraient devenir le modèle de socialisation de la

personnalité humaine(14) . La défense des valeurs de la propriété

revêt un si grand intérêt politique que, comme le note Mike Davis,

les associations de propriétaires dans l’État de Californie sont

devenues des bastions de la réaction, sinon même des fascismes

fragmentés de quartier(15) .

Mais les villes où nous vivons sont aussi de plus en plus

divisées, fragmentées et conflictuelles. Notre vision du monde et

des possibles varie selon le côté de la barrière duquel nous nous

trouvons et selon le type de consommation auquel nous avons

accès. Au cours des dernières décennies, le tournant néolibéral

a rendu aux élites riches leur pouvoir de classe (16). Par exemple,

depuis la conversion du Mexique au néolibéralisme, quatorze

milliardaires sont apparus dans le pays, qui peut même se

prévaloir de compter parmi ses habitants l’homme le plus riche

du monde, Carlos Slim, alors qu’au cours de la même période, les

revenus des pauvres ont soit stagné, soit diminué. Ces processus

sont irrémédiablement gravés dans les formes spatiales de nos

villes, qui ont toujours plus tendance à se muer en agrégats de

fragments fortifiés, de ghettos dorés et d’espaces publics privatisés

constamment maintenus sous surveillance. Dans le monde en

développement, tout particulièrement, la ville

« se scinde en différentes parties séparées, et de multiples « micro-États » semblent s’y former. Des quartiers riches, dotés de toutes sortes de services (écoles exclusives, terrains de golf, cours de tennis, police privée patrouillant 24 heures sur 24), s’entrelacent avec des campements illégaux : pour eux, qui sont privés de système sanitaire, l’eau n’est disponible qu’aux fontaines publiques, et seuls les quelques privilégiés qui savent la pirater ont accès à l’électricité ; les rues se transforment en flots de boue dès qu’il pleut, et l’habitat partagé est la règle. Chaque fragment paraît vivre et fonctionner en totale autonomie, en s’accrochant de toutes ses forces à ce qu’il a pu obtenir dans son combat quotidien pour la survie(17) . »

(17). M. Balbo, cité in National

Research Council, Cities Transformed: Demographic Change and Its Implications in the Developing World,

Washington, The National

Academies Press, 2003, p. 379

(16). Voir David Harvey, A Brief

History of Neoliberalism, op.

cit., chap. II .

(14). Hilde Nafstad, Rolv Blakar,

Erik Carlquist, J. Phelps, et K.Rand-

Hendrikson,« ldeology and Power : The

lnfluence of Current Neo-liberalism in

Society »,Journal of Community and

Applied Social Psychology, n°17, 2007,

p. 313-327.

(15). Voir Mike Davis, City of Quartz.

Los Angeles, capitale du futur,

trad. de M. Dartevelle, Paris,

La Découverte, 2000.

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David Harvey Le Droit à la Ville 42 43

Des villes et des vies en mutation Des villes et des vies en mutation

par les forces des promoteurs soutenus par

la finance, du grand capital et d’un appareil

d’État local de plus en plus gagné à l’esprit

d’entreprise.

Mais l’absorption de surplus par la

transformation urbaine possède un aspect

plus sombre encore : il s’agit des brutales

phases de restructuration urbaine par

« destruction créative », laquelle présente

toujours une dimension de classe puisque

ce sont habituellement les pauvres, les

défavorisés et tous ceux qui sont tenus en

marge du pouvoir politique qui pâtissent le

plus de ce type de processus.

Dans ces conditions, les idéaux d’identité,

de citoyenneté et d’appartenance urbaines,

déjà menacés par le malaise grandissant

suscité par l’éthique néolibérale, sont encore

plus difficiles à soutenir. La privatisation

de la redistribution par l’activité criminelle

menace la sécurité individuelle tout en

poussant la population à en appeler la

répression policière. La seule idée que la ville

puisse fonctionner comme corps politique

collectif, comme lieu dans lequel et duquel

pourraient émaner des mouvements sociaux

progressistes, paraît perdre toute plausibilité.

Et pourtant, il existe des mouvements sociaux

urbains qui cherchent à vaincre les isolations

et à refaçonner la ville selon une image

sociale différente de celle donnée

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David Harvey Le Droit à la Ville 44 45

Page 24: Kenza Mezouar

David Harvey Le Droit à la Ville 46 47

La création du nouveau monde urbain sur les ruines de l’ancien

suppose la violence. C’est ainsi que Haussmann saccagea les

anciens quartiers pauvres de Paris, usant de l’expropriation au

nom de ce qu’il appelait le bien public. Il planifia l’éradication d’une

bonne part de la classe ouvrière et des éléments rebelles du centre

de Paris, où ils constituaient une menace pour l’ordre public et

le pouvoir politique. Il créa une forme urbaine dans les quartiers

où le pouvoir croyait (à tort, comme on l’a vu en 1871) que la

surveillance et le contrôle militaire suffiraient à endiguer facilement

les mouvements révolutionnaires.

Mais, comme le soulignait Engels en 1872 :

LES PROPHÉTIES D’ENGELS

« En réalité, la bourgeoisie n’a qu’une méthode pour résoudre la question du logement à sa manière – ce qui veut dire : la résoudre de telle façon que la solution engendre toujours à nouveau la question. Cette méthode porte un nom, celui de « Haussmann ».

Page 25: Kenza Mezouar

David Harvey Le Droit à la Ville 48 49David Harvey Le Droit à la Ville 48 49

Les prophéties d’Engels Les prophéties d’Engels

Par là j’entends ici non pas seulement la manière spécifiquement bonapartiste du Haussmann parisien de percer de longues artères droites et larges à travers les quartiers ouvriers aux rues étroites, et de les border de chaque côté de grandes et luxueuses constructions ; le but poursuivi – outre leur utilité stratégique, les combats de barricades étant rendus plus difficiles –, était la constitution d’un prolétariat du bâtiment, spécifiquement bonapartiste, dépendant du gouvernement, et la transformation de la ville en une cité de luxe. J’entends ici par « Haussmann « la pratique qui s’est généralisée d’ouvrir des brèches dans les arrondissements ouvriers, surtout dans ceux situés au centre de nos grandes villes, que ceci réponde à un souci de la santé publique, à un désir d’embellissement, à une demande de grands locaux commerciaux dans le centre, ou

aux exigences de la circulation – pose d’installations ferroviaires, rues, etc. Quel qu’en soit le motif, le résultat est partout le même : les ruelles et les impasses les plus scandaleuses disparaissent et la bourgeoisie se glorifie hautement de cet immense succès – mais ruelles et impasses resurgissent aussitôt ailleurs et souvent dans le voisinage immédiat. (…) Les foyers d’épidémies, les caves les plus immondes, dans lesquelles nuit après nuit le mode de production capitaliste enferme nos travailleurs, ne sont pas éliminés, mais seulement… déplacés ! La même nécessité économique les fait naître ici comme là (18). »

(18). Marshall Berman, All that

is Solid Melts into Air,

New York, Simon and

Schuster,1982.

Page 26: Kenza Mezouar

David Harvey Le Droit à la Ville 50 51David Harvey Le Droit à la Ville 50 51

Les prophéties d’Engels Les prophéties d’Engels

Il fallut en fait plus de cent ans pour

parachever l’embourgeoisement du centre

de Paris, avec les conséquences que l’on a

vues récemment – soulèvement et chaos

dans ces banlieues isolées où sont pris au

piège immigrés marginalisés, jeunes et

ouvriers au chômage. Malheureusement, les

processus décrits par Engels n’ont cessé de

se répéter tout au long de l’histoire urbaine

capitaliste. Robert Moses « passa le Bronx

au hachoir « (pour reprendre sa formule

tristement célèbre) ; les lamentations des

groupes et mouvements de quartier n’en

finissaient pas de se faire entendre, pour

finalement s’agréger autour de la rhétorique

de Jane Jacobs, contre l’inimaginable

destruction d’un précieux tissu urbain, et celle

de communautés entières de résidents qui

possédaient des réseaux d’intégration sociale

établis depuis longtemps .

Mais à New York comme à Paris,

l’endiguement des expropriations brutales

menées sous la houlette de l’État a entraîné

un processus de transformation infiniment

plus sournois, passant par la disciplinarisation

financière des gouvernements urbains

démocratiques, des marchés fonciers,

de la spéculation immobilière, et par une

exploitation permettant de générer le taux

de retour le plus élevé possible sur l’» usage

supérieur et optimal « des terrains. Encore

une fois, Engels n’avait que trop bien compris

ce processus:

« L’extension des grandes villes modernes confère au terrain, dans certains quartiers, surtout dans ceux situés au centre, une valeur artificielle, croissant parfois dans d’énormes proportions ; les constructions qui y sont édifiées, au lieu de rehausser cette valeur, l’abaissent plutôt, parce qu’elles ne répondent plus aux conditions nouvelles ; on les démolit donc et on les remplace par d’autres. Ceci a lieu surtout pour les logements ouvriers qui sont situés au centre et dont le loyer, même dans les maisons surpeuplées, ne peut jamais ou du moins qu’avec une extrême lenteur, dépasser un certain maximum. On les démolit et à leur place on construit des boutiques, de grands magasins, des bâtiments publics .» (19)

19. Friedrich Engels,

La Question du logement, op. cit.

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David Harvey Le Droit à la Ville 52 53David Harvey Le Droit à la Ville 52 53

Les prophéties d’Engels Les prophéties d’Engels

Page 28: Kenza Mezouar

David Harvey Le Droit à la Ville 54 55David Harvey Le Droit à la Ville 54 55

Les prophéties d’Engels Les prophéties d’Engels

Il est déprimant de lire ces phrases, quand on pense que ce texte

écrit en 1872 peut s’appliquer directement à la gentrification de

Harlem ou aux processus urbains qui ont actuellement cours

dans de vastes parties de l’Asie (Delhi, Séoul, Mumbai). Un

processus de déplacement et de ce que j’appelle l’» accumulation

par dépossession « se trouve également au coeur du processus

urbain capitaliste .(20)

(20). Voir mon livre Le Nouvel Impérialisme, Paris, Les

Prairies ordinaires, 2010,

chap. iv.

Prenons le cas de Mumbai, où, selon

les chiffres officiels, six millions de personnes

habitent des taudis installés sur des terrains

pour lesquels ils ne possèdent aucun titre

de propriété (ces lieux sont représentés par

des blancs sur toutes les cartes de la ville).

Avec la tentative de faire de Mumbai un

centre financier susceptible de rivaliser avec

Shanghaï, le boom immobilier s’est accéléré,

conférant aux yeux des spéculateurs une

valeur croissante aux terrains occupés par

les habitants des bidonvilles. La valeur du

terrain sur lequel est implanté l’un des plus

grands bidonvilles de Mumbai, Dharavi,

a atteint deux milliards de dollars, et les

pressions pour le vider (au nom de prétextes

environnementaux et sociaux destinés à

dissimuler cette entreprise d’appropriation

sauvage) se font chaque jour plus fortes.

Avec le soutien de l’État, les puissances

financières entendent utiliser la force pour

faire place nette, prenant dans certains

cas possession d’un terrain occupé par

ses habitants depuis plus d’une génération.

L’accumulation de capital sur le foncier grâce

à l’activité immobilière connaît un boom et

les terrains sont acquis pour une bouchée de

pain. Les populations déplacées obtiendront-

elles une quelconque compensation ? Les

plus chanceux auront un petit quelque chose.

Mais alors même que la constitution indienne

précise que l’État est dans l’obligation de

protéger la vie et le bien-être de l’ensemble

de ses citoyens, quelle que soit leur caste ou

leur classe, mais aussi de garantir leur droit à

un toit, la Cour suprême a émis des jugements

qui font fi de cette exigence constitutionnelle.

Puisque les habitants des bidonvilles sont des

occupants illégaux, et que beaucoup d’entre

eux ne peuvent prouver qu’ils résident depuis

longtemps sur le même terrain, ils n’ont

droit à aucune compensation. Selon la Cour

suprême, leur concéder ce droit équivaudrait

à récompenser des pickpockets pour leurs

forfaits.

Page 29: Kenza Mezouar

David Harvey Le Droit à la Ville 56 57David Harvey Le Droit à la Ville 56 57

Les prophéties d’Engels Les prophéties d’Engels

21. Usha Ramanathan, « Illegality

and the Urban Poor» ,Economic and Political Weekly,vol. 41, n° 29, 22 juillet

2006; R. Shukla, « Rights of the Poor:

An Overview of the Supreme Court»,

Economic and Political Weekly, vol. 41,

n° 35, 2 septembre 2006.

Les habitants des bidonvilles n’ont donc guère d’autre choix que

de résister et se battre, ou de prendre leurs maigres possessions

et déménager vers les bords d’autoroute ou partout où il

pourront trouver un peu d’espace(21) . On trouve de semblables

exemples de dépossession (dans des versions moins brutales

et plus légalistes) aux États-Unis, où abondent les abus du droit

d’expropriation dans le but de déplacer, au nom d’un « usage

supérieur et optimal « des terrains (pour bâtir des complexes

immobiliers ou des centres commerciaux), ceux qui habitent de

longue date des logements tout à fait décents. Les républicains

portèrent l’affaire devant la Cour suprême, où les juges libéraux

déclarèrent qu’il était tout à fait conforme à la constitution que

les juridictions locales agissent ainsi pour dégager des recettes

foncières supplémentaires.

Page 30: Kenza Mezouar

David Harvey Le Droit à la Ville 58 59

Dans les années 1990 à Séoul, les entreprises

de construction et les promoteurs immobiliers

embauchèrent des escouades de nervis pour

envahir certains quartiers et détruire à coups

de masse les maisons et les biens de ceux

qui, dans les années 1950, avaient construit

leur logement sur les collines de la ville,

devenues entre-temps des terrains fortement

valorisés.

La plupart de ces collines sont aujourd’hui

couvertes de gratte-ciel et ne portent nulle

trace de la brutalité des actions qui ont rendu

possible leur construction. En Chine, des

millions de personnes sont dépossédés des

lieux qu’elles occupaient depuis longtemps

(trois millions rien qu’à Pékin) : puisqu’il

n’existe pas de droits de propriété privée,

EXPROPRIATIONS

l’État peut tout simplement décréter leur

expropriation en échange d’une maigre

somme d’argent (avant de vendre ces terrains

aux promoteurs avec un très bon profit).

Dans certains cas, les habitants déguerpissent

sans faire de vagues, mais la résistance

se développe, férocement réprimée par le

Parti communiste. Dans le cas de la Chine,

ce sont souvent les populations vivant à la

frontière du monde rural qui subissent ces

déplacements, ce qui montre la pertinence

de la thèse de Lefebvre, qui, dans les années

1960, posait que la distinction nette qui

existait jadis entre l’urbain et le rural s’était

progressivement estompée, pour conduire à

la création d’un ensemble d’espaces poreux

Page 31: Kenza Mezouar

David Harvey Le Droit à la Ville 60 61

Expropriations Expropriations

de développement géographique inégal placé

sous la domination hégémonique du capital

et de l’État. C’est également le cas en Inde,

où la politique des zones de développement

économique spéciales promue par les

autorités implique de violentes conséquences

pour les agriculteurs : l’exemple le plus

flagrant en fut le massacre de Nandigram

au Bengale-Occidental, orchestré par le

parti communiste indien (marxiste) au

pouvoir afin de faciliter l’arrivée du grand

capital indonésien, intéressé tout autant à

la promotion immobilière urbaine qu’au

développement industriel. Dans ce cas précis,

les droits de propriété privée n’offrirent

aucune protection.

Il en va de même de la proposition

apparemment progressiste d’accorder des

droits de propriété privée aux populations

occupant illégalement des terrains afin de

leur permettre de sortir de la pauvreté. Ce

genre de proposition a été faite aux habitants

des favelas de Rio ; mais le problème est

qu’il n’est que trop facile de convaincre

les pauvres, vivant de revenus incertains

et accablés de difficultés financières,

d’échanger ce qu’ils possèdent contre une

modeste rémunération (les riches refusent

généralement de céder leurs biens, fût-ce à un

prix exorbitant, et c’est pourquoi Moses put

passer le Bronx au hachoir, mais non Park Avenue).

Si cette tendance se poursuit, je suis prêt à parier que d’ici quinze

ans toutes les collines aujourd’hui occupées par les favelas

seront couvertes de gratte-ciel dotés d’une vue imprenable sur la

mythique baie de Rio, tandis que leurs actuels habitants seront

partis vivre dans quelque lointaine périphérie(22) . Sur le long

terme, la politique de privatisation des logements sociaux du

centre de Londres décidée par Margaret Thatcher a eu pour effet de

créer, dans l’ensemble de la zone métropolitaine, une structure de

prix immobiliers empêchant les revenus les plus bas, et désormais

les classes moyennes, d’accéder à la propriété à proximité du

centre urbain.

(22). Je suis sur ce point particulierement

redevable au livre d’Hernando de

Soto, The Mystery of Capital: Why

Capitalism Triumphs in the West

and Fails Everywhere Else, New

York, Basic Books, 2000; se reporter

également à l’examen critique de

T.Mitchell, «The Work of Economics:

How a Discipline Makes its World» ,

Archives européennes de sociologie

n°46, 2005, p. 297-320.

Page 32: Kenza Mezouar

David Harvey Le Droit à la Ville 62 63

Expropriations Expropriations

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Expropriations Expropriations

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David Harvey Le Droit à la Ville 66 67

Expropriations Expropriations

crise de plus grande ampleur, la question

se pose alors : où est notre 68 ? Ou, plus

spectaculaire, où est notre Commune ?

Concernant le système financier,

la réponse devra être plus complexe

précisément parce que le processus urbain est

désormais mondial. Les signes de révolte sont

omniprésents (l’agitation est chronique en

Chine ou en Inde, les guerres civiles font rage

en Afrique, l’Amérique latine est en ébullition,

les mouvements autonomistes émergent de

partout, et, même aux États-Unis, des indices

politiques montrent que la population n’en

peut plus des inégalités délirantes). N’importe

laquelle de ces révoltes pourrait faire tache

d’huile. Toutefois, à la différence du système

financier, les nombreux mouvements

d’opposition urbains et périurbains sont loin

d’être étroitement coordonnés. Mais si, d’une

manière ou d’une autre, ils parvenaient à

s’unir, que devraient-ils donc exiger ?

La réponse à cette question est assez

simple en principe : un plus grand contrôle

démocratique sur la production et l’utilisation

des surplus. Puisque le processus urbain

est l’un des principaux canaux de leur

utilisation, alors le droit à la ville passe par

l’établissement d’un contrôle démocratique

sur l’emploi des surplus dans l’urbanisation.

Avoir un excédent de production n’est pas

une mauvaise chose : dans de nombreuses

situations, les surplus sont essentiels à la

survie. Tout au long de l’histoire capitaliste,

une partie de la plus-value créée a été

prélevée par l’État sous forme d’impôts, et

cette proportion a fortement augmenté sous

des gouvernements sociaux-démocrates, qui

ont placé une part significative des surplus

sous le contrôle de l’État. Au cours des trente

dernières années, le projet néolibéral a

cherché à privatiser ces surplus. Les données

concernant les pays de l’OCDE montrent

toutefois que la part de la production

brute taxée par l’État est demeurée à

peu près constante depuis les années

1970. La principale réussite de l’assaut

néolibéral a donc consisté à empêcher

la part de l’État de s’étendre comme elle

l’avait fait au cours des années 1960. Une

autre réussite réside dans le fait que de

nouveaux systèmes de gouvernance ont

été créés qui intègrent les intérêts étatiques

et privés, et assurent que le contrôle de

l’utilisation des surplus dans l’appareil

d’État est favorable au grand capital (comme

Halliburton) et aux classes supérieures pour

ce qui concerne l’orientation du processus

urbain. L’accroissement de la part des

surplus contrôlée par l’État ne pourra donc

L’urbanisation a donc joué un rôle

crucial dans l’absorption des surplus de

capital, et ce, sur des échelles géographiques

toujours plus larges ; mais elle est passée par

des processus de destruction créative qui ont

dépossédé les masses urbaines de tout droit à

la ville. Le bidonville global entre en collision

avec le chantier de construction global. Ce

qui, périodiquement suscite des révoltes

– comme celle, en 1871, des dépossédés

parisiens cherchant à reprendre la ville

perdue. De la même façon, les mouvements

sociaux urbains des années 1960 (aux États-

Unis après l’assassinat, en 1968, de Martin

Luther King) voulaient définir un mode de vie

urbain différent de celui qui leur était imposé

par les promoteurs capitalistes et par l’État.

Si, comme c’est vraisemblable, les

actuelles difficultés de la finance continuent

de s’accroître, si la phase néolibérale,

postmoderniste et consumériste d’absorption

capitaliste des surplus par l’urbanisation,

qui est jusqu’à présent parvenue à ses fins,

touche à son terme, et s’il en résulte une

Frank Lloyd Wright

Broadacres

1930

Page 35: Kenza Mezouar

David Harvey Le Droit à la Ville 68 69

Expropriations Expropriations

fonctionner que si l’État est lui-même remis

sous contrôle démocratique.

On constate que le droit à la ville

tombe de plus en plus dans les mains

d’intérêts privés ou quasi privés. À New York

par exemple, un maire milliardaire, Michael

Bloomberg, refaçonne la ville conformément

à son désir le plus cher – et selon des axes

favorables aux promoteurs, à Wall Street et

à la classe capitaliste transnationale. Il vend

la ville comme lieu idéal pour les grandes

entreprises et comme une fantastique

destination pour les touristes, et transforme

Manhattan en un gigantesque ghetto doré.

Il refuse de subventionner les entreprises

pour leur permettre de s’implanter à New

York, arguant que si des entreprises ont

besoin de subventions pour s’installer dans

cette ville fort coûteuse mais de très haute

qualité, alors New York ne veut pas d’elles.

Bloomberg n’a certes pas étendu cette

déclaration aux personnes, mais le même

principe s’applique en pratique. Seattle est de

fait dirigée par le milliardaire Paul Allen, et,

à Mexico, l’homme le plus riche du monde,

Carlos Slim, fait repaver les rues pour qu’elles

soient plus conformes au goût des touristes.

Et les riches individus ne sont pas seuls à

exercer un pouvoir direct. Dans la ville de

New Haven, à court de fonds à réinvestir dans

le développement urbain, c’est Yale, l’une des

plus riches universités du monde, qui décide

dans une large mesure des transformations

du tissu urbain afin de mieux l’adapter à

ses besoins. John Hopkins en fait de même

à Baltimore Est et l’université de Columbia

projette de les imiter pour certaines parties

de New York (ce qui a, dans les deux cas,

suscité des mouvements de résistance). Le

droit à la ville, tel qu’il est à présent constitué,

est beaucoup trop limité, et la plupart du

temps, seule une petite élite politique et

économique dispose du droit de façonner la

ville conformément à son désir le plus cher.

Chaque année au mois de janvier

est publiée une estimation du total des

primes touchées par les financiers de

Wall Street en récompense du dur labeur

effectué l’année précédente. En 2007,

année catastrophique s’il en fût pour les

marchés financiers, ces primes s’élevaient

à 33,2 milliards de dollars, soit seulement

2 % de moins que l’année précédente. Au

milieu de l’été 2007, la Réserve fédérale et

la Banque centrale européenne injectèrent

des milliards de dollars de crédit à court

terme afin d’assurer la stabilité du système

financier; puis la Réserve fédérale procéda à

une baisse spectaculaire de ses taux d’intérêt

et injecta d’énormes quantités de liquidités

à chaque fois que Wall Street menaçait de

plonger. Pendant ce temps, quelque deux

millions de personnes, principalement des

mères célibataires et leur famille, des Afro-

Américains vivant dans les grandes villes

et des populations blanches marginalisées

de la semi-périphérie urbaine, se sont vus

saisir leur maison et se sont retrouvés à la

rue. C’est ainsi que de nombreux quartiers

des centre-villes et que des communautés

périurbaines entières ont été dévastés à cause

des prêts consentis par les prédateurs des

institutions financières. Cette population-là

ne recevra aucune prime. Et, puisque la saisie

signifie que la dette est épongée et que l’État

américain considère cela comme un revenu,

nombre de ceux qui en ont fait les frais

devront payer une coquette somme d’impôts

pour de l’argent qu’ils n’ont jamais eu en leur

possession.

Cette atroce dissymétrie ne peut être

interprétée que comme une forme criante

de confrontation de classe. Se pose alors la

question : pourquoi la Réserve fédérale ne

pouvait-elle étendre son aide en liquidités

à moyen terme aux deux millions de foyers

menacés d’expulsion afin d’empêcher

la plupart des saisies jusqu’à ce que la

restructuration des prêts hypothécaires

permette de résoudre une grande part

du problème ? Cela aurait eu pour effet

d’atténuer la crise du crédit et de protéger

Page 36: Kenza Mezouar

David Harvey Le Droit à la Ville 70 71

Expropriations Expropriations

les plus pauvres et leurs quartiers. Certes, la Réserve fédérale

aurait outrepassé ses fonctions normales, ce qui aurait constitué

une infraction aux règles néolibérales de la distribution des

revenus et de la responsabilité personnelle. Mais cela aurait

également empêché un « Katrina financier », qui menace, tout à

l’avantage des promoteurs, de balayer, avec bien plus d’efficacité

et de rapidité que n’aurait pu le faire la loi, des quartiers habités

par des populations à bas revenus implantées dans les centre-

villes sur des terrains à valeur potentiellement élevée.

Le prix que nous payons, sur le plan social (pour ne rien

dire de l’aspect économique), pour respecter des règles qui

engendrent une destruction créative insensée, est énorme.

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David Harvey Le Droit à la Ville 72 73

Un mouvement oppositionnel cohérent doit

encore apparaître au XXIe siècle. Bien sûr,

une multitude de mouvements sociaux se

concentrent déjà sur la question urbaine – de

l’Inde et du Brésil à la Chine, en passant par

l’Espagne, l’Argentine et les États-Unis –, et

un mouvement revendique même le droit à la

ville. Mais il leur faut encore se retrouver sur

un objectif unique : acquérir un contrôle plus

grand sur l’utilisation des surplus (sans parler

des conditions de leur production). À notre

époque, il doit s’agir d’une lutte mondiale

principalement dirigée contre le capital

financier, car c’est désormais à cette échelle

que s’effectuent les processus d’urbanisation.

La tâche politique d’organiser une telle

confrontation est certes difficile et intimidante.

Mais les opportunités sont multiples, en

partie parce que, comme l’a montré cette

courte histoire de l’urbanisation capitaliste,

des crises liées au processus d’urbanisation

ne cessent d’éclater, que ce soit localement

(comme au Japon, en 1989, avec la crise des

marchés foncier et immobilier, ou aux États-

Unis en 1987-1989, avec la crise de l’épargne)

ou mondialement (comme en 1973 ou

aujourd’hui), et en partie parce que l’urbain

est désormais le point où se heurtent de plein

fouet – oserons-nous parler de lutte

des classes ? – l’accumulation par

dépossession infligée aux plus pauvres et ce

mouvement qui cherche à coloniser toujours

plus d’espace pour la jouissance raffinée

et cosmopolite des plus riches.

L’adoption du droit à la ville comme

slogan opératoire et comme idéal politique –

précisément parce qu’il se concentre sur qui

gouverne les liens internes unissant, depuis

des temps immémoriaux, l’urbanisation à

la production et à l’utilisation des surplus

– serait un premier pas vers l’unification

de ces luttes. Il est impératif de travailler à

la démocratisation du droit à la ville et à la

construction d’un large mouvement social

pour que les dépossédés puissent reprendre

le contrôle de cette ville dont ils sont exclus

LA RÉVOLUTION SERA URBAINE OU NE SERA PAS

Page 38: Kenza Mezouar

David Harvey Le Droit à la Ville 74 75

La révolution sera urbaine ou ne sera pas La révolution sera urbaine ou ne sera pas

depuis si longtemps, et pour que puissent

s’instituer de nouveaux modes de contrôle

des surplus de capital qui façonnent les

processus d’urbanisation. Lefebvre avait

raison de souligner que la révolution serait

urbaine, au sens large du terme, ou ne serait

pas.

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David Harvey76