126
 Sœren Kier kegaard  Traité du désespoir TRADUIT DU DANOIS PAR KNUD FERLOV ET JEAN-J. GATEAU Gallimard

Kierkegaard Traité du désespoir

Embed Size (px)

Citation preview

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    1/125

    Sren Kierkegaard

    Trait du dsespoir

    TRADUIT DU DANOIS

    PAR KNUD FERLOVET JEAN-J. GATEAU

    Gallimard

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    2/125

    La maladie mortelle

    Un expos psychologique chrtienpour ldification et le rveil

    par Anti Climacus

    dit par S. Kierkegaard.

    Copenhague1849

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    3/125

    Prface.

    Il se peut qu plus dun cette forme d expos paraissesingulire ; quelle leur semble trop svre pour difier, tropdifiante pour avoir une rigueur spculative. Trop difiante,je ne sais ; trop svre, je ne crois pas ; et si vraiment celle-ciltait, ce serait mon sens une faute. La question nest pas

    quelle ne puisse difier tout le monde, car nous ne sommes pastous mme de la pouvoir suivre ; mais, ici, que de natureelle soit difiante. La rgle chrtienne, en effet, veut que tout,tout serve difier. Une spculation qui ny aboutit point est,du coup, a-chrtienne. Un expos chrtien doit toujoursrappeler des propos de mdecin au chevet dun malade ; sansbesoin mme dtre profane pour les comprendre, on ne doitjamais oublier lendroit o ils sont tenus.

    Cette intimit de toute pense chrtienne avec la vie (encontraste avec les distances que garde la spculation) ou encorece ct thique du christianisme implique prcisment quondifie, et un cart radical, une diffrence de nature, spare unexpos de ce genre, nonobstant dailleurs sa rigueur, de cettesorte de spculation qui se veut impartiale et dont lesoi-disant hrosme sublime, bien loin den tre, tout au

    contraire nest pour le chrtien quune manire dinhumainecuriosit. Oser fond tre soi-mme, oser raliser un individu,non tel ou tel, mais celui-ci, isol devant Dieu, seul danslimmensit de son effort et de sa responsabilit : cest llhrosme chrtien, et, avouons sa raret probable ; mais enest-ce que de se leurrer en se cantonnant dans lhumanit pure,ou de jouer qui smerveillera devant lhistoire universelle ?Toute connaissance chrtienne, si stricte du reste quen soit la

    forme, est inquitude et doit ltre ; mais cette inquitudemme difie. Linquitude est le vrai comportement envers lavie, envers notre ralit personnelle et, par suite, pour lechrtien, elle est le srieux par excellence ; la hauteur dessciences impartiales, bien loin dtre un srieux encoresuprieur, nest, pour lui, que farce et vanit. Mais le srieux,vous dis-je, est ldifiant.

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    4/125

    En un sens donc ce petit livre, un tudiant de thologie etpu lcrire, quoique, en un autre peut-tre, nimporte quel

    professeur naurait pu lentreprendre.Mais, tel quel, laccoutrement de ce trait nest du moins pas

    irrflchi, ni sans avoir non plus des chances de justessepsychologique. Il existe bien un style plus solennel, mais lasolennit ce degr na plus gure de sens et du fait delhabitude tombe aisment dans linsignifiance.

    Pour le reste une seule remarque encore, sans doute superflue,mais que je commettrai cependant : je tiens une fois pour toutes faire observer lacception qua le dsespoir dans toutes lespages qui suivent ; comme le titre lindique, il est la maladie,non le remde. Cest l sa dialectique. Comme dans la termi-nologie chrtienne, la mort exprime bien aussi la pire misrespirituelle, quoique la gurison mme soit de mourir, de mourirau monde.

    1848.

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    5/125

    Herr ! gieb uns blde Augenfr Dinge, die nichts taugen, und

    Augen voller Klarheit in alle deineWahrheit.

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    6/125

    Exorde.

    Cette maladie nest point mort (Jean, XI, 4) et cependantLazare mourut ; mais comme les disciples mcomprenaient lasuite : Lazare, notre ami, sest endormi, mais je men vais lerveiller de son sommeil , le Christ leur dit, sans ambigut :

    Lazare est mort (XI, 14). Lazare est donc mort et ce ntaitpoint pourtant une maladie mortelle, cest un fait quil est mort,sans avoir t cependant malade mort.

    Le Christ, videmment, pensait, ici, ce miracle qui montre-rait aux contemporains, cest--dire ceux qui peuvent croire, la gloire de Dieu , ce miracle qui rveilla Lazare dentre lesmorts ; en sorte que cette maladie, non seulement ntait point mort, mais, il la prdit, la gloire de Dieu, afin que le fils de

    Dieu en ft glorifi .Mais, quand bien mme le Christ net rveill Lazare,

    serait-il pas moins vrai que cette maladie, la mort mme, nestpoint mort !

    Ds que le Christ sapproche du tombeau en criant : Lazare,lve-toi et sors ! (XI, 43), nous sommes srs que cette maladie nest point mort. Mais mme sans ces mots, rien quen

    sapprochant du tombeau, Lui, qui est la Rsurrection et laVie (XI, 25) nindique-t-il pas que cette maladie-l nestpoint mort ? et par lexistence mme du Christ, nest-ce paslvidence ? Quel profit, pour Lazare, dtre ressuscit pourdevoir finalement mourir ! Quel profit, sans lexistence deCelui qui est la Rsurrection et la Vie pour tout homme quicroit en Lui ! Non, ce nest point par la rsurrection de Lazareque cette maladie nest point mort, cest parce quil est, cest par

    Lui. Car dans la langue des hommes la mort est la fin de tout,et, comme ils disent, tant va la vie, tant lespoir. Mais, pour lechrtien, la mort nest nullement la fin de tout, ni un simplepisode perdu dans la seule ralit quest la vie ternelle ; et elleimplique infiniment plus despoir que nen comporte pour nousla vie, mme dbordante de sant et de force.

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    7/125

    Ainsi, pour le chrtien, pas mme la mort nest la maladiemortelle et encore moins tout ce qui ressortit aux souffrances

    temporelles : peines, maladies, misre, dtresse, adversits,tortures du corps ou de lme, chagrins et deuil. Et de tout celot, si lourd, si dur soit-il aux hommes, du moins ceux quisouffrent, quils aillent disant la mort nest pas pire , de toutce lot pareil aux maladies mme quand ce nen est pas une, rienpour le chrtien nest maladie mortelle.

    Tel est le mode magnanime sur lequel le christianismeapprend au chrtien penser sur toutes choses ici-bas,y compris la mort. Cest presque comme sil lui fallaitsenorgueillir dtre firement au-dessus de ce que dordinaireon traite de malheur, de ce que, dordinaire, on dit le piredes maux Mais en revanche le christianisme a dcouvertune misre dont lhomme ignore, comme homme, lexistence ;et cest la maladie mortelle. Lhomme naturel a beau dnombrertout lhorrible et tout puiser, le chrtien se rit du bilan.

    Cette distance de lhomme naturel au chrtien est comme cellede lenfant ladulte : ce dont tremble un enfant, pour ladultenest rien. Lenfant ne sait ce quest lhorrible, lhomme le sait, etil en tremble. Le dfaut de lenfance, cest dabord de ne pasconnatre lhorrible, et en second lieu, suite de son ignorance,de trembler de ce qui nest pas craindre. De mme lhommenaturel : il ignore o gt rellement lhorreur, ce qui nelexempte pourtant pas de trembler, mais cest de ce qui nest paslhorrible quil tremble. De mme le paen dans son rapport ladivinit ; non seulement il ignore le vrai Dieu, mais encore iladore une idole pour dieu.

    Le chrtien est seul savoir ce quest la maladie mortelle.Il tient du christianisme un courage quignore lhomme naturel courage reu avec la crainte dun degr de plus de lhorrible.Certes, le courage nous est toujours donn ; et la crainte dun

    danger majeur nous donne le cur den affronter un moindre ;et la crainte infinie dun unique danger nous rend tous les autresinexistants. Mais lhorrible leon du chrtien, cest davoirappris connatre la Maladie mortelle .

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    8/125

    PREMIERE PARTIE

    La maladie mortelle

    est le dsespoir

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    9/125

    LIVRE PREMIER

    Que le dsespoir estla maladie mortelle

    CHAPITREPREMIER

    Maladie de lesprit, du moi, le dsespoir peut ainsi prendretrois figures : le dsespr inconscient davoir un moi (ce qui nestpas du vritable dsespoir); le dsespr qui ne veut pas trelui-mme et celui qui veut ltre.

    Lhomme est esprit. Mais quest-ce que lesprit ? Cest le moi.Mais alors, le moi ? Le moi est un rapport se rapportant lui-mme, autrement dit il est dans le rapport lorientationintrieure de ce rapport ; le moi nest pas le rapport, mais leretour sur lui-mme du rapport.

    Lhomme est un synthse dinfini et de fini, de temporel etdternel, de libert et de ncessit, bref une synthse. Une

    synthse est le rapport de deux termes. De ce point de vue lemoi nexiste pas encore.Dans un rapport entre deux termes, le rapport entre en tiers

    comme unit ngative et les deux termes se rapportent aurapport, chacun existant dans son rapport au rapport ; ainsipour ce qui est de lme, la relation de lme et du corps nestquun simple rapport. Si, au contraire, le rapport se rapporte lui-mme, ce dernier rapport est un tiers positif et nous avons le

    moi.Un tel rapport, qui se rapporte lui-mme, un moi, ne peut

    avoir t pos que par lui-mme ou par un autre.Si le rapport qui se rapporte lui-mme a t pos par un

    autre, ce rapport, certes, est bien un tiers, mais ce tiers estencore en mme temps un rapport, cest--dire quil se rapporte ce qui a pos tout le rapport.

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    10/125

    Un tel rapport ainsi driv ou pos est le moi de lhomme :cest un rapport qui se rapporte lui-mme et, ce faisant, un

    autre. De l vient quil y a deux formes du vritable dsespoir.Si notre moi stait pos lui-mme, il nen existerait quune :ne pas vouloir tre soi-mme, vouloir se dbarrasser de son moi,et il ne saurait sagir de cette autre : la volont dsespredtre soi-mme. Ce quen effet cette formule-ci traduit,cest la dpendance de lensemble du rapport, qui est le moi,cest--dire lincapacit du moi datteindre par ses seules forces lquilibre et au repos : il ne le peut, dans son rapport lui-mme, quen se rapportant ce qui a pos lensembledu rapport. Bien plus : cette seconde forme de dsespoir(la volont dtre soi) dsigne si peu un mode spcial dedsesprer, quau contraire, tout dsespoir se rsout finalementen lui et sy ramne. Si lhomme qui dsespre est, ainsi quil lecroit, conscient de son dsespoir, sil nen parle en absurdecomme dun fait advenu du dehors (un peu comme quelquun

    qui souffre du vertige et, dupe de ses nerfs, en parle commedune lourdeur sur sa tte, comme dun corps qui serait tombsur lui, etc., alors que lourdeur ou pression, ce nest, sans riendexterne, quune sensation interne, retourne), si ce dsesprveut toutes forces, par lui-mme et rien que par lui-mme,supprimer le dsespoir, il dit quil nen sort pas et que tout soneffort illusoire ly enfonce seulement davantage. La discordancedu dsespoir nest pas une simple discordance, mais celle dunrapport, qui, tout en se rapportant lui-mme, est pos par unautre ; ainsi la discordance de ce rapport, existant en soi,se reflte en outre linfini dans son rapport son auteur.

    Voici donc la formule qui dcrit ltat du moi, quandle dsespoir en est entirement extirp : en sorientant verslui-mme, en voulant tre lui-mme, le moi plonge, travers sapropre transparence, dans la puissance qui la pos.

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    11/125

    CHAPITREII

    Dsespoir virtuel et dsespoir rel

    Le dsespoir est-il un avantage ou un dfaut ? Lun et lautreen dialectique pure. nen retenir que lide abstraite, sans

    penser de cas dtermin, on devrait le tenir pour un avantagenorme. tre passible de ce mal nous place au-dessus de la bte,progrs qui nous distingue bien autrement que la marcheverticale, signe de notre verticalit infinie ou du sublime denotre spiritualit. La supriorit de lhomme sur lanimal, cestdonc den tre passible, celle du chrtien sur lhomme naturel,cest den tre conscient, comme sa batitude est den tre guri.

    Ainsi, cest un avantage infini de pouvoir dsesprer, et,cependant, le dsespoir nest pas seulement la pire des misres,mais notre perdition. Dhabitude le rapport du possible au relse prsente autrement, car si cest un avantage, par exemple, depouvoir tre ce quon souhaite, cen est un encore plus grand deltre, cest--dire que le passage du possible au rel est unprogrs, une monte. Par contre, avec le dsespoir, du virtuelau rel on tombe, et la marge infinie dhabitude du virtuel sur

    le rel mesure ici la chute. Cest donc slever que de ntre pasdsespr. Mais notre dfinition est encore quivoque. Langation, ici, nest pas la mme que de ntre pas boiteux, ntrepas aveugle, etc. Car si ne pas dsesprer quivaut au dfautabsolu de dsespoir, le progrs, alors, cest le dsespoir. Ne pastre dsespr doit signifier la destruction de laptitude ltre :pour quun homme vraiment ne le soit pas, il faut qu chaque

    instant il en anantisse en lui la possibilit. Dhabitude lerapport du virtuel au rel est autre. Les philosophes disent bienque le rel, cest du virtuel dtruit ; sans pleine justessetoutefois, car cest du virtuel combl, du virtuel agissant. Ici,au contraire, le rel (ntre pas dsespr), une ngation parconsquent, cest du virtuel impuissant et dtruit ; dordinaire lerel confirme le possible, ici il le nie.

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    12/125

    Le dsespoir est la discordance interne dune synthse dont lerapport se rapporte lui-mme. Mais la synthse nest pas la

    discordance, elle nen est que le possible, ou encore ellelimplique. Sinon, il ny aurait trace de dsespoir, et dsesprerne serait quun trait humain, inhrent notre nature, cest--dire quil ny aurait pas de dsespoir, mais ce ne serait quunaccident pour lhomme, une souffrance, comme une maladie olon tombe, ou comme la mort, notre lot tous. Le dsespoir estdonc en nous ; mais si nous ntions une synthse, nous nepourrions dsesprer, et si cette synthse navait pas reu deDieu en naissant sa justesse, nous le ne pourrions pas non plus.

    Do vient donc le dsespoir ? Du rapport o la synthsese rapporte elle-mme, car Dieu, en faisant de lhomme cerapport, le laisse comme chapper de sa main, cest--dire que,ds lors, cest au rapport se diriger. Ce rapport, cest lesprit, lemoi, et l gt la responsabilit dont dpend toujours toutdsespoir, tant quil existe ; dont il dpend en dpit des

    discours et de lingniosit des dsesprs se leurrer et leurrerles autres, en le prenant pour un malheur comme dans le casdu vertige que le dsespoir, quoique diffrent de nature, surplus dun point rappelle, le vertige tant lme comme ledsespoir lesprit et fourmillant danalogies avec lui.

    Puis, quand la discordance, le dsespoir, est l, sensuit-il sansplus quelle persiste ? Point du tout ; la dure de la discordancene vient pas de la discordance, mais du rapport qui se rapporte lui-mme. Autrement dit, chaque fois quune discordancese manifeste, et tant quelle existe, il faut remonter au rapport.

    On dit, par exemple, que quelquun attrape une maladie,mettons par imprudence. Puis le mal se dclare, et, ds cemoment, cest une ralit, dont lorigine est de plus en plusdu pass. On serait un cruel et un monstre de reprocher tout letemps au malade, dtre en train dattraper la maladie, comme

    afin de dissoudre tout instant la ralit du mal en son possible.Eh ! oui ! il la attrape par sa faute, mais ce na t quune fois safaute. La persistance du mal nest quune simple consquence delunique fois quil la attrape, laquelle on ne peut, toutinstant, en ramener le progrs ; il la attrape, mais on ne peutpas dire quil lattrape encore. Les choses se passent autrementdans le dsespoir ; chacun de ses instants rels est ramener

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    13/125

    sa possibilit, chaque instant quon dsespre, on attrapele dsespoir ; toujours le prsent svanouit en pass rel,

    chaque instant rel du dsespoir le dsespr porte toutle possible pass comme un prsent. Ceci vient de ce quele dsespoir est une catgorie de lesprit, et sapplique danslhomme son ternit. Mais, cette ternit, nous nen pouvonstre quitte de toute ternit ; ni surtout la rejeter dun seul coup; chaque instant o nous sommes sans elle, cest que nouslavons rejete ou que nous la rejetons mais elle revient,cest--dire qu chaque instant que nous dsesprons, nousattrapons le dsespoir.

    Car le dsespoir nest pas une suite de la discordance, maisdu rapport orient sur lui-mme. Et ce rapport soi-mme,lhomme nen peut pas plus tre quitte que de son moi, ce quinest, du reste, que le mme fait, puisque le moi cest le retourdu rapport sur lui-mme.

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    14/125

    CHAPITRE III

    Le dsespoir est la maladie mortelle

    Cette ide de maladie mortelle doit tre prise en un sensspcial. la lettre elle signifie un mal dont le terme, dont lissue

    est la mort et sert alors de synonyme dune maladie dont onmeurt. Mais ce nest point en ce sens quon peut appeler ainsile dsespoir ; car, pour le chrtien, la mort mme est un passage la vie. ce compte, aucun mal physique nest pour lui maladie mortelle . La mort finit les maladies, mais nest pas unterme en elle-mme. Mais une maladie mortelle au sens strictveut dire un mal qui aboutit la mort, sans plus rien aprs elle.

    Et cest cela le dsespoir.Mais en un autre sens, plus catgoriquement encore, il est la maladie mortelle . Car loin qu proprement parler on enmeure, ou que ce mal finisse avec la mort physique, sa torture,au contraire, cest de ne pouvoir mourir, comme dans lagonie lemourant qui se dbat avec la mort sans pouvoir mourir.Ainsi tre malade mort, cest ne pouvoir mourir, mais ici la viene laisse despoir, et la dsesprance, cest le manque du dernier

    espoir, le manque de la mort. Tant quelle est le suprme risque,on espre en la vie ; mais quand on dcouvre linfini de lautredanger, on espre dans la mort. Et quand le danger grandit tantque la mort devient lespoir, le dsespoir cest la dsesprance dene pouvoir mme mourir.

    Dans cette ultime acception le dsespoir est donc la maladiemortelle , ce supplice contradictoire, ce mal du moi : ternel-

    lement mourir, mourir sans pourtant mourir, mourir la mort.Car mourir veut dire que tout est fini, mais mourir la mortsignifie vivre sa mort ; et la vivre un seul instant, cest la vivreternellement. Pour quon meure de dsespoir comme dunemaladie, ce quil y a dternel en nous, dans le moi, devraitpouvoir mourir, comme fait le corps de maladie. Chimre !Dans le dsespoir le mourir se change continuellement en vivre.

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    15/125

    Qui dsespre ne peut mourir ; comme un poignard ne vautrien pour tuer des penses , jamais le dsespoir, ver immortel,

    inextinguible feu, ne dvore lternit du moi, qui est sonpropre support. Mais cette destruction delle-mme quest ledsespoir est impuissante, et ne parvient ses fins. Sa volontpropre cest de se dtruire, mais cest ce quelle ne peut, et cetteimpuissance mme est une seconde forme de destructiondelle-mme, o le dsespoir manque une seconde fois son but,la destruction du moi ; cest, au contraire, une accumulationdtre ou la loi mme de cette accumulation. Cest l lacide,la gangrne du dsespoir, ce supplice dont la pointe, tournevers lintrieur, nous enfonce toujours plus dans une autodes-truction impuissante. Loin de consoler le dsespr, tout aucontraire lchec de son dsespoir le dtruire est une torture,qui ravive sa rancune, sa dent ; car cest en accumulant sans cessedans le prsent du dsespoir pass, quil dsespre dene pouvoir se dvorer ni se dfaire de son moi, ni sanantir.

    Telle est la formule daccumulation du dsespoir, la pousse dela fivre dans cette maladie du moi.Lhomme qui dsespre a un sujet de dsespoir, cest ce quon

    croit un moment, pas plus ; car dj surgit le vrai dsespoir,la vraie figure du dsespoir. En dsesprant dune chose, aufond lon dsesprait de soi et, maintenant, lon veut se dfairede son moi. Ainsi, quand lambitieux qui dit tre Csar ourien narrive pas tre Csar, il en dsespre. Mais ceci a unautre sens, cest de ntre point devenu Csar, quil ne supporteplus dtre lui-mme. Ce nest donc pas de ntre point devenuCsar quau fond il dsespre, mais de ce moi qui ne lest pointdevenu. Ce mme moi autrement qui et fait toute sa joie,joie dailleurs non moins dsespre, le lui voil maintenantplus insupportable que tout. y regarder de plus prs,linsupportable, pour lui, nest pas de ntre point devenu Csar,

    mais cest ce moi qui ne lest pas devenu ; ou plutt ce quilne supporte point, cest de ne pouvoir pas se dfaire de son moi.Il let pu, sil tait devenu Csar ; mais il ne lest devenu etnotre dsespr nen peut plus tre quitte. Dans son essence,son dsespoir ne varie pas, car il ne possde pas son moi, il nestpas lui-mme. Il ne le serait pas devenu, il est vrai, en devenantCsar, mais il se ft dfait de son moi ; en ne devenant pas

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    16/125

    Csar, il dsespre de ne pouvoir en tre quitte. Cest donc unevue superficielle de dire dun dsespr (faute sans doute den

    avoir jamais vu, ni mme de stre vu), comme si ctait sonchtiment, quil dtruit son moi. Car cest justement ce dont, son dsespoir, son supplice, il est incapable, puisque ledsespoir a mis le feu quelque chose de rfractaire, dindes-tructible en lui, au moi.

    Dsesprer dune chose nest donc pas encore du vritabledsespoir, cen est le dbut, il couve, comme disent dun malles mdecins. Puis le dsespoir se dclare : on dsespre de soi.Regardez une jeune fille dsespre damour, cest--dire dela perte de son ami, mort ou volage. Cette perte nest pas dudsespoir dclar, mais cest delle-mme quelle dsespre.Ce moi, dont elle se ft dfait, quelle et perdu sur le mode leplus dlicieux sil tait devenu le bien de lautre , maintenantce moi fait son ennui, puisquil doit tre un moi sans lautre .Ce moi qui et t dailleurs en un autre sens aussi dsespr

    pour elle son trsor, maintenant lui est un vide abominable,quand lautre est mort, ou comme une rpugnance, puisquillui rappelle labandon. Essayez donc daller lui dire : Ma fille tute dtruis , et vous entendrez sa rponse : Hlas ! non,ma douleur, justement, cest de ny parvenir.

    Dsesprer de soi, dsespr, vouloir se dfaire de soi, telleest la formule de tout dsespoir et la seconde : dsespr,vouloir tre soi-mme, se ramne elle, comme nous avonsramen plus haut (voir Chap. I) au dsespoir o lon veut tresoi, celui o lon refuse de ltre. Qui dsespre veut, dans sondsespoir, tre lui-mme. Mais alors, cest quil ne veut pas sedbarrasser de son moi ? En apparence, non ; mais y regarderde prs, on retrouve bien toujours la mme contradiction.Ce moi, que ce dsespr veut tre, est un moi quil nest point(car vouloir tre le moi quil est vritablement, cest le contraire

    mme du dsespoir), ce quil veut, en effet, cest dtacher sonmoi de son auteur. Mais, ici, il choue malgr quil dsespre,et, nonobstant tous les efforts du dsespoir, cet Auteur restele plus fort et le contraint dtre le moi quil ne veut tre. Maisce faisant lhomme dsire toujours se dfaire de son moi,du moi quil est, pour devenir un moi de sa propre invention.tre ce moi quil veut et fait toutes ses dlices quoique

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    17/125

    en un autre sens son cas aurait t aussi dsespr mais cettesienne contrainte dtre ce moi quil ne veut tre, cest son

    supplice : il ne peut se dbarrasser de lui-mme.Socrate prouvait limmortalit de lme par limpuissance

    de la maladie de lme (le pch) la dtruire, comme lamaladie fait du corps. On peut de mme dmontrer lternitde lhomme par limpuissance du dsespoir dtruire le moi,par cette atroce contradiction du dsespoir. Sans terniten nous-mmes nous ne pourrions dsesprer ; mais sil pouvaitdtruire le moi, il ny aurait pas non plus alors de dsespoir.

    Tel est le dsespoir, ce mal du moi, la Maladie mortelle .Le dsespr est un malade mort. Plus quen aucun autremal, cest au plus noble de ltre quici le mal sattaque ;mais lhomme nen peut mourir. La mort nest pas ici le termedu mal, elle est ici un terme interminable. Nous sauver de cemal, la mort mme ne le peut, car ici le mal avec sa souffranceet la mort, cest de ne pouvoir mourir.

    Cest l ltat de dsespoir. Et le dsespr a beau ne passen douter, il a beau russir (surtout vrai dans le dsespoirqui signore) perdre son moi, et le perdre si bien quon nenvoie plus de traces : lternit fera quand mme clater ledsespoir de son tat, et le clouera son moi ; ainsi le supplicereste toujours de ne pouvoir se dfaire de soi-mme, etlhomme dcouvre bien alors toute son illusion davoir crusen dfaire. Et pourquoi stonner de cette rigueur ? puisque cemoi, notre avoir, notre tre, est la fois la suprme concessioninfinie de lternit lhomme et sa crance sur lui.

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    18/125

    LIVRE IILuniversalit du dsespoir

    Comme il ny a, au dire des docteurs, personne peut-tre

    dentirement sain, on pourrait dire aussi en connaissant bienlhomme, quil nen est pas un seul exempt de dsespoir, en quinhabite au fond une inquitude, un trouble, une dsharmonie,une crainte don ne sait quoi dinconnu ou quil nose mmeconnatre, une crainte dune ventualit extrieure ou unecrainte de lui-mme ; ainsi comme disent les mdecins dunemaladie, lhomme couve dans lesprit un mal dont, par clairs, de rares fois, une peur inexplicable lui rvle la prsence

    interne. Et dans tous les cas nul na jamais vcu et ne vit hors dela chrtient sans tre dsespr, ni dans la chrtient personne,sil nest un vrai chrtien ; car, moins de ltre intgralement,il reste toujours en lui un grain de dsespoir.

    A plus dun cette vue-l fera sans doute leffet dun paradoxe,dune exagration, galement dune ide noire et dcoura-geante. Il nen est rien pourtant. Loin dassombrir, elle tente

    dclairer au contraire ce quon laisse dhabitude dans unecertaine pnombre ; loin dabattre, elle exalte, puisquelleconsidre toujours lhomme daprs lexigence suprme que sadestine lui fait : dtre un esprit ; enfin, bien loin dtre uneboutade en lair, cest une vue fondamentale et parfaitementlogique, et par suite qui nexagre pas.

    Par contre la conception courante du dsespoir en reste lapparence, elle nest quune vue superficielle, non pas une

    conception. Elle prtend que chacun de nous soit le premier savoir sil est dsespr ou non. Lhomme qui se dit dsespr,elle croit quil lest, mais il suffit quon ne croie pas ltre,pour quon ne passe pas non plus pour ltre. On rarfie ainsi ledsespoir, quand, en ralit, il est universel. Le rare ce nest pasdtre dsespr, au contraire, le rare, le rarissime, cest vraimentde ne pas ltre.

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    19/125

    Mais le jugement du vulgaire ne comprend pas grand-choseau dsespoir. Ainsi (pour ne citer quun cas, qui, si on le

    comprend bien, fait rentrer des milliers de millions dhommessous la rubrique du dsespoir) ce que ne voient la plupart, cestque cest justement une forme de dsespoir que de ntredsespr, que dtre inconscient de ltre. Au fond, quand ildfinit le dsespoir, le vulgaire fait la mme erreur que lorsquilvous dcrte malade ou bien portant mais une erreur, ici,bien plus profonde, car il sait encore infiniment moins quoisen tenir sur ce quest lesprit (et sans le savoir, on ne comprendrien au dsespoir) quen fait de sant et de maladie. Dordinaire,quelquun qui ne se dit pas malade, on le croit bien portant,et plus encore, si cest lui qui dit aller bien. Les mdecins,par contre, considrent autrement les maladies. Pourquoi ?Parce quils ont une ide prcise et dveloppe de la bonnesant, et quils se rglent sur elle pour juger notre tat. Ils saventquaussi bien que des maladies imaginaires, il y a des bonnes

    sants imaginaires ; aussi donnent-ils alors des remdes pourfaire clater le mal. Car toujours, dans le mdecin, il y a unpraticien, qui ne se fie qu moiti ce que nous racontonsde notre tat. Si lon pouvait se fier sans rserve toutes nosimpressions individuelles, comment nous sommes, o noussouffrons, etc., le rle du mdecin ne serait quune illusion.Il na pas, en effet, qu prescrire des remdes, mais dabord reconnatre le mal et donc, avant tout, savoir, si tel estrellement malade, qui se limagine, ou si tel, qui se croitbien-portant, au fond nest pas malade. De mme le psycho-logue en face du dsespoir. Il sait ce quest le dsespoir, il leconnat et ne se contente donc pas des dires de quelquun quine se croit pas ou se croit dsespr. Noublions pas, en effet,quen un certain sens mme ceux qui disent ltre ne le sont pastoujours. Le dsespoir est ais singer, on peut se tromper et

    pour du dsespoir, phnomne de lesprit, prendre toutes sortesdabattements sans suite, de dchirements qui passent, sans yaboutir. Toutefois le psychologue ne laisse pas, l aussi, denretrouver des formes ; il voit bien, certes, que cest de laffec-tation, mais cette singerie mme, cest encore du dsespoir ;il nest pas dupe non plus de tous ces abattements sans porte,mais leur insignifiance mme cest encore du dsespoir !

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    20/125

    galement le vulgaire ne voit pas que le dsespoir, en tant quemal spirituel, est autrement dialectique que ce quon appelle

    dordinaire une maladie. Mais cette dialectique, la biencomprendre, elle englobe encore des milliers dhommes dansla catgorie du dsespoir. Si quelquun, en effet, dont il a vrifi un moment donn la bonne sant, tombe ensuite malade,le mdecin a le droit de dire de lui quil tait alors bien-portantet quil est maintenant malade. Il en va autrement du dsespoir.Son apparition montre dj sa prexistence. Par suite on ne peutjamais se prononcer sur quelquun, qui na pas t sauv pouravoir dsespr. Car lvnement mme qui le jette au dsespoir,manifeste aussitt que toute sa vie passe tait du dsespoir.Tandis quon ne saurait dire quand quelquun a la fivre,quil est clair, prsent, quil la toujours eue auparavant.Mais le dsespoir est une catgorie de lesprit, suspendue lternit, et par consquent un peu dternit entre dans sadialectique.

    Le dsespoir na pas seulement une autre dialectique quunemaladie, mais tous ses symptmes mmes sont dialectiques etcest pourquoi le vulgaire a tant de chances de se tromperlorsquil se mle de trancher si vous tes ou non dsespr.Ne pas ltre, en effet, peut trs bien signifier : quon lest,ou encore : que, layant t, on sen est sauv. tre rassur etcalme peut signifier quon lest, ce calme mme, cette scuritpeuvent tre du dsespoir ; et marquer galement, quand onla surmont, la paix quon a acquise. Labsence de dsespoirnquivaut pas labsence dun mal ; car ne pas tre maladenindique jamais quon lest, tandis que ntre pas dsesprpeut tre le signe mme quon lest. Il nen va donc pas de mmeque dans une maladie o le malaise alors est la maladie mme.Aucune analogie. Le malaise mme est ici dialectique. Ne lavoirjamais ressenti, cest le dsespoir mme.

    La raison en est, qu le considrer comme esprit (et pourparler de dsespoir cest toujours sous cette catgorie quon doitle faire), lhomme ne cesse jamais dtre dans un tat critique.Pourquoi ne parle-t-on de crise que pour les maladies et nonpour la sant ? Parce quavec la sant physique on reste danslimmdiat, il ny a de dialectique quavec la maladie et lon peutalors parier de crise. Mais au spirituel, ou lorsquon regarde

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    21/125

    lhomme sous cette catgorie, maladie et sant sont lune etlautre critiques, et il nest pas de sant immdiate de lesprit.

    Par contre, ds quon se dtourne de la destine spirituelle(et sans elle on ne saurait parler de dsespoir) pour ne plus voirdans lhomme quune simple synthse dme et de corps,la sant redevient une catgorie immdiate et cest la maladie,du corps ou de lme, qui devient la catgorie dialectique.Mais le dsespoir justement cest linconscience o sont leshommes de leur destine spirituelle. Mme le plus beau poureux et le plus adorable, la fminit dans la fleur de lge,toute paix, harmonie et joie, est quand mme du dsespoir.Cest du bonheur, en effet, mais du bonheur, est-ce unecatgorie de lesprit ? Nullement. Et en son fond, jusquen sontrfonds le plus secret, langoisse aussi lhabite qui est dudsespoir et qui ne veut que sy cacher, le dsespoir nayant pasde place de prdilection plus chre quau fin fond du bonheur.Toute innocence, nonobstant sa scurit et sa paix illusoires,

    est de langoisse, et jamais linnocence na si peur, que quand sonangoisse manque dobjet ; jamais la pire description dunehorreur npouvante linnocence comme la rflexion sait le fairedun mot adroit, presque tomb par mgarde, mais pourtantcalcul sur quelque vague danger ; oui, la pire pouvante faire linnocence, cest de lui insinuer, sans y toucher, quelle saitbien elle-mme de quoi il retourne. Et cest vrai quelle lignore,mais jamais la rflexion na de piges plus subtils et plus srs queceux quelle forme de rien, et jamais elle nest plus elle-mmeque quand elle nest rien. Seule une rflexion acre oumieux, une grande foi, sauraient endurer de rflchir le nant,cest--dire de rflchir linfini. Ainsi le plus beau mme et leplus adorable, la fminit dans la fleur de son ge est pourtantdu dsespoir, du bonheur. Aussi cette innocence ne suffit-ellegure pour traverser la vie. Si lon na jusquau bout que ce

    bonheur pour bagage, on nest gure avanc, puisque cest l dudsespoir. Justement, en effet, parce quil nest que dialectique,le dsespoir est la maladie, peut-on dire, que le pire desmalheurs est de navoir pas eue et cest une chance divinede lattraper, quoiquelle soit de toutes la plus nocive, quand onne veut en gurir. Tant il est vrai que, sauf en ce cas, gurir estun bonheur, et que cest la maladie le malheur.

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    22/125

    Le vulgaire a donc trs grand tort de voir une exception dansle dsespoir, cest, au contraire, la rgle. Et loin, comme

    il suppose, que tous ceux qui ne se croient ou ne se sentent pasltre ne soient dsesprs, et que ne le soient que ceux quidisent ltre, bien au contraire, lhomme, qui sans singerieaffirme son dsespoir, nest pas si loin dtre guri, il en estmme plus prs dun degr dialectique que tous ceuxquon ne croit pas et qui ne se croient non plus dsesprs.Mais la rgle justement, et le psychologue ici me laccorderasans doute, cest que la plupart des gens vivent sans grandeconscience de leur destine spirituelle de l toute cette fausseinsouciance, ce faux contentement de vivre, etc., qui estle dsespoir mme. Mais de ceux qui se disent dsesprs,en rgle gnrale, les uns, cest quils ont eu en eux assezde profondeur pour prendre conscience de leur destinespirituelle, et les autres, cest que de durs vnements ou dpresdcisions les ont ports sen apercevoir; hormis eux, il ny en

    a gure dautres car il doit tre plutt rare celui quirellement nest pas dsespr.Oh! je sais bien tout ce qui se dit de la dtresse humaine

    et jy prte loreille, jen ai aussi connu plus dun cas de prs ;que ne dit-on pas dexistences gches ! Mais seule se gaspillecelle que leurrent tant les joies ou les peines de la vie,quelle narrive jamais comme un gain dcisif pour lternit, la conscience dtre un esprit, un moi, autrement dit jamais remarquer ou ressentir fond lexistence dun Dieu niquelle-mme, elle , son moi, existe pour ce Dieu ; maiscette conscience, ce gain de lternit, ne sobtient quau-deldu dsespoir. Et cette autre misre! tant dexistences frustresdune pense qui est la batitude des batitudes ! Dire, hlas !quon samuse ou quon amuse les foules avec tout, sauf ce quicompte ! quon les entrane gaspiller leurs forces sur les

    trteaux de la vie sans leur rappeler jamais cette batitude!quon les pousse en troupeaux et les trompe au lieu de lesdisperser, disoler chaque individu, afin quil sapplique seul gagner le but suprme ; le seul qui vaille quon vive et qui aitde quoi nourrir toute une vie ternelle. Devant cette misre-lje pourrais bien pleurer toute une ternit! Mais un signehorrible de plus pour moi de cette maladie, la pire de toutes,

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    23/125

    cest son secret. Non pas seulement le dsir et les effortsheureux pour la cacher de celui qui en souffre, non pas

    seulement quelle puisse loger en lui sans que personne,personne ne la dcouvre, non! mais encore quelle puisse si biense dissimuler dans lhomme quil nen sache mme rien !Et, vid le sablier, le sablier terrestre, et tombs tous les bruitsdu sicle, et finie notre agitation forcene et strile, quand lentour de toi tout est silence, comme dans lternit homme ou femme, riche ou pauvre, subalterne ou seigneur,heureux ou malheureux, que ta tte ait port lclat de lacouronne ou, perdu chez les humbles, que tu naies eu que lespeines et les sueurs des jours, quon clbre ta gloire tant quedurera le monde ou quoubli, sans nom, tu suives la foule sansnombre anonymement ; que cette splendeur qui tenveloppa aitpass toute peinture humaine, ou que les hommes taient frappdu plus dur des jugements, du plus avilissant, qui que tu aiest, avec toi comme avec un chacun de tes millions de

    semblables, lternit ne senquerra que dune chose : si ta viefut ou non du dsespoir, et si, dsespr, tu ne te savais pointltre, ou si, ce dsespoir, tu lenfouissais en toi, comme unsecret dangoisse, comme le fruit dun amour coupable,ou encore si, en horreur aux autres, dsespr, tu hurlaisde rage. Et, si ta vie na t que dsespoir, quimporte alorsle reste! victoires ou dfaites, pour toi tout est perdu, lternitne tavoue point pour sien, elle ne ta point connu ou pis encore,tidentifiant, elle te cloue ton moi, ton moi de dsespoir!

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    24/125

    LIVRE III

    Personnifications du dsespoir

    On peut dgager abstraitement les diverses personnificationsdu dsespoir en scrutant les facteurs de cette synthse quest lemoi. Le moi est form dinfini et de fini. Mais sa synthse est unrapport, qui, quoique driv, se rapporte lui-mme, ce qui estla libert. Le moi est libert. Mais la libert est la dialectique desdeux catgories du possible et du ncessaire.

    Il nen faut pas moins considrer le dsespoir, surtout sousla catgorie de la conscience : sil est conscient ou non, il diffrede nature. sen tenir au concept il lest certes toujours ; maisde l ne sensuit pas que lindividu quhabite le dsespoir, etquen principe on devrait donc appeler dsespr, ait consciencede ltre. Ainsi la conscience, la conscience intrieure, est lefacteur dcisif. Dcisif toujours quand il sagit du moi. Elle endonne la mesure. Plus il y a de conscience, plus il y a de moi ;

    car plus elle crot, plus crot la volont, et plus il y a de volont,plus il y a de moi. Chez un homme sans vouloir, le moi nexistepas ; mais plus il en a, plus il a galement conscience delui-mme.

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    25/125

    CHAPITREPREMIER

    Du dsespoir considr non sous langle de la consciencemais seulement selon les facteurs de la synthse du moi

    a)

    LE DESESPOIR VU SOUS LA DOUBLECATEGORIE DU FINI ET DE LINFINI

    Le moi est la synthse consciente dinfini et de fini qui serapporte elle-mme et dont le but est de devenir elle-mme,ce qui ne peut se faire quen se rapportant Dieu. Mais devenirsoi-mme, cest devenir concret, ce quon ne devient pas dansle fini ou dans linfini, puisque le concret devenir est une

    synthse. Lvolution consiste donc sloigner indfinimentde soi-mme dans une infinisation du moi, et revenirindfiniment soi-mme dans la finisation . Par contre le moiqui ne devient pas lui-mme reste, son insu ou non, dsespr.

    Pourtant tout instant de son existence le moi est en devenir,car le moi (en puissance) nexiste pas rellementet nest que ce qui doit tre. Tant quil narrive donc pas

    devenir lui-mme, le moi nest pas lui-mme ; mais ne pas tresoi, cest le dsespoir.

    ) Le dsespoir de linfinitude,ou le manque de fini.

    Ceci tient la dialectique de la synthse du moi, o lun des

    facteurs ne cesse dtre son propre contraire. On ne peut donnerde dfinition directe (non dialectique) daucune forme dedsespoir, il faut toujours quune forme reflte son contraire.On peut peindre sans dialectique ltat du dsespr dans ledsespoir, comme font les potes en le laissant parler lui-mme.Mais le dsespoir ne se dfinit que par son contraire ; et pourquelle ait une valeur dart lexpression doit alors avoir dans

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    26/125

    le coloris comme un reflet dialectique du contraire. Dans toutevie humaine donc qui se croit dj infinie ou qui veut ltre,

    chaque instant mme est dsespoir. Car le moi est une synthsede fini qui dlimite et dinfini qui illimite. Le dsespoir qui seperd dans linfini est donc de limaginaire, de linforme ; car lemoi na de sant et nest franc de dsespoir, que parce quayantdsespr, transparent lui-mme, il plonge jusqu Dieu.

    Il est vrai que limaginaire tient dabord limagination ; maiscelle-ci touche son tour au sentiment, la connaissance, lavolont, ainsi on peut avoir un sentiment, une connaissance,un vouloir imaginaires. Limagination est en gnral lagentde linfinisation, elle nest pas une facult comme les autresmais pour ainsi parler, elle est leur prote. Ce quil y a desentiment, de connaissance et de volont dans lhomme dpenden dernier ressort de ce quil a dimagination, cest--direde la faon dont toutes ces facults se rflchissent : en seprojetant dans limagination. Elle est la rflexion qui cre

    linfini, aussi le vieux Fichte avait-il raison dy placer, mmepour la connaissance, la source des catgories. Comme lestle moi, limagination aussi est rflexion, elle reproduit le moi,et, en le reproduisant, cre le possible du moi ; et son intensitest le possible dintensit du moi.

    Cest limaginaire en gnral qui transporte lhomme danslinfini, mais en lloignant seulement de lui-mme et enle dtournant ainsi de revenir lui-mme.

    Une fois donc le sentiment devenu imaginaire, le moisvapore de plus en plus, jusqu ntre la fin quune sorte desensibilit impersonnelle, inhumaine, sans dsormais dattachedans un individu, mais partageant on ne sait quelle existenceabstraite, celle par exemple de lide dhumanit. Commele rhumatisant, que dominent ses sensations, tombe tellementsous lempire des vents et du climat, quinstinctivement son

    corps ressent le moindre changement dair, etc., de mmelhomme, au sentiment englouti dans limaginaire, versetoujours plus dans linfini, mais sans devenir toujours pluslui-mme, puisquil ne cesse de sloigner de son moi.

    La mme aventure arrive la connaissance qui devientimaginaire. Ici la loi de progrs du moi, sil faut vraiment aussique le moi devienne lui-mme, cest que la connaissance aille

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    27/125

    de pair avec la conscience, et que, plus il connat, plus le moise connaisse. Sinon la connaissance, mesure quelle progresse,

    tourne en un connatre monstrueux, o lhomme, ldifier,gaspille son moi, un peu comme le gaspillage des vies humainespour btir les pyramides ou des voix dans les churs russespour ne fournir quune note, une seule.

    Mme aventure encore avec la volont, quand elle verse danslimaginaire : le moi toujours plus svapore. Car quand ellene cesse dtre aussi concrte quabstraite, ce qui nest pointle cas ici, plus ses buts et rsolutions versent dans linfini, pluselle reste en mme temps disponible pour elle-mme commepour la moindre tche tout de suite ralisable ; et cest alors,en sinfinisant, quelle revient au sens strict le plus elle-mme, cest quand elle est au plus loin delle-mme(le plus infinise dans ses buts et rsolutions) quelle est aumme instant le plus prs daccomplir cette infinitsimaleparcelle de sa tche ralisable encore aujourdhui mme,

    lheure mme, linstant mme.Et quand lune de ses activits, vouloir, connatre ou sentir,

    a vers ainsi dans limaginaire, tout le moi la fin risqueaussi dy verser, et, quil sy jette plutt de lui-mme ou sylaisse plutt entraner : dans les deux cas, il reste responsable.On mne alors une existence imaginaire en sinfinisant ouen sisolant dans labstrait, toujours priv de son moi, dont onne russit qu sloigner davantage. Voyons ce qui se passe alorsdans le domaine religieux. Lorientation vers Dieu dote le moidinfini, mais ici cette infinisation, quand limaginaire a dvorle moi, nentrane lhomme qu une ivresse vide. Certainpourra trouver ainsi insupportable lide dexister pour Dieu,lhomme ne pouvant plus en effet revenir son moi, devenirlui-mme. Un tel croyant ainsi en proie limaginaire dirait(pour le personnifier par ses propres paroles) : On comprend

    quun moineau puisse vivre, puisquil ne se sait vivre pourDieu. Mais soi-mme le savoir ! et ne pas sombrer tout de suitedans la folie ou le nant !

    Mais chez quelquun en proie ainsi limaginaire,un dsespr donc, la vie peut trs bien suivre son cours,quoique dhabitude on sen aperoive, et, pareille celle detout le monde, tre emplie du temporel, amour, famille,

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    28/125

    honneurs et considration ; peut-tre ne saperoit-on pasquen un sens plus profond cet homme-l manque de moi.

    Le moi nest point de ces choses dont le monde fasse grand cas,cest celle en effet dont on est le moins curieux et quil est leplus risqu de laisser voir quon a. Le pire des dangers, la pertede ce moi, peut passer parmi nous aussi inaperue que si de rienntait. Nulle autre qui fasse aussi peu de bruit, et, quellequelle soit, bras ou jambe, fortune, femme, etc., nulle autre qui,elle, ne se sache.

    )Le dsespoir dans le fini,ou le manque dinfini.

    Ce dsespoir, comme on la montr dans ), vient de ladialectique du moi, du fait de sa synthse, o lun des termes necesse dtre son propre contraire.

    Manquer dinfini resserre et borne dsesprment. Et il nesagit ici naturellement que dtroitesse et dindigence morale.Le monde, au contraire, ne parle que dindigence intellectuelleou esthtique ou de choses indiffrentes dont toujours ilsoccupe le plus ; car son esprit justement, cest de donner unevaleur infinie aux choses indiffrentes. La rflexion des genssaccroche toujours nos petites diffrences, sans se douter

    comme de juste de notre unique besoin (car la spiritualit cestde sen douter), aussi nentend-elle rien cette indigence, cettetroitesse quest la perte du moi, perdu non parce quil svaporedans linfini mais senferme fond dans le fini, et parce quaulieu dun moi, il ne devient quun chiffre, quun tre humain deplus, quune rptition de plus dun ternel zro.

    Ltroitesse ici o lon dsespre, cest un manque deprimitivit, ou cest quon sen est dpouill, quon sest, au

    spirituel, mascul. Notre structure originelle est en effettoujours dispose comme un moi devant devenir lui-mme ;et, comme tel, un moi nest certes jamais sans angles, mais del sensuit seulement quil faut les endurcir et non les adoucir ;nullement que, par peur dautrui, le moi doive renoncer trelui-mme ni noser ltre dans toute sa singularit (avec sesangles mmes), cette singularit o lon est pleinement soi pour

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    29/125

    soi-mme. Mais ct du dsespoir qui senfonce laveugledans linfini jusqu la perte du moi, il en est un dune autre

    sorte qui se laisse comme frustrer de son moi par autrui . voir tant de foules autour de lui, se mettre sur les bras

    tant daffaires humaines, en tchant de saisir comment vale train du monde, ce dsespr-ci soublie lui-mme, oublie sonnom divin, nose croire en lui-mme et trouve trop hardide ltre et bien plus simple et sr de ressembler aux autres,dtre une singerie, un numro, confondu dans le troupeau.

    Cette forme de dsespoir chappe en somme parfaitementaux gens. perdre ainsi son moi un dsespr de ce genresacquiert du coup une indfinie aptitude se faire partout bienvoir, russir dans le monde. Ici nul accroc, ici le moi et soninfinisation ont cess dtre une gne ; poli comme un galet,notre homme roule partout comme une monnaie en cours.Bien loin quon le prenne pour un dsespr, cest juste unhomme comme on en veut. En gnral le monde ne sait pas,

    et pour cause, o il y a de quoi trembler. Et ce dsespoir-l,qui facilite la vie au lieu de la gner et vous la remplit daise,nest naturellement pas pris pour du dsespoir. Tel est lavisdu monde, comme on peut le voir entre autres presque tousles proverbes, qui ne sont que des rgles de sagesse. Tel le dictonqui veut quon se repente dix fois davoir parl pour une destre tu ; pourquoi ? parce que nos paroles, comme un faitmatriel, peuvent nous embrouiller dans des dsagrments,ce qui est une chose relle. Comme si se taire ntait rien !Quand cest le pire des dangers. Lhomme qui se tait est rduiten effet son propre tte--tte, et la ralit ne vient pas sonsecours en le chtiant, en faisant retomber sur lui les suites deses paroles. En ce sens-l, non il nen cote de se taire. Mais aussicelui qui sait, o il y a de quoi trembler, craint plus que toutjustement tout mfait, toute faute, dune orientation intrieure

    et sans trace au dehors. Aux yeux du monde le danger cest derisquer, pour la bonne raison quon peut perdre. Point derisques, voil la sagesse. Pourtant ne point risquer, quellefacilit pouvantable perdre ce quon ne perdrait, en risquant,qu grand-peine, quoi quon perdt, mais jamais en tout casainsi, si facilement, comme rien : perdre quoi ? soi-mme.Car si je risque et me trompe, eh bien ! la vie me punit pour

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    30/125

    me secourir. Mais quand je ne risque rien, qui maide alors ?dautant quen ne risquant rien au sens minent (ce qui est

    prendre conscience de son moi) je gagne en lche par-dessusle march tous les biens de ce monde et perds mon moi !

    Tel est le dsespoir de la finitude. Un homme peut parfaite-ment, et au fond dautant mieux, y couler une vie temporelle,humaine en apparence, avec les louanges des autres, lhonneur,lestime et la poursuite de tous les buts terrestres. Car le sicle,comme on dit, ne se compose justement que de gens deson espce, en somme vous au monde, sachant jouer de leurstalents, amassant de largent, arrivs comme on dit et artistes prvoir, etc., leur nom passera peut-tre lhistoire,mais ont-ils vraiment t eux-mmes ? Non, car au spirituelils ont t sans moi, sans moi pour qui tout risquer, absolumentsans moi devant Dieu quelque gostes du reste quils soient.

    b)LE DESESPOIR VU SOUS LA DOUBLECATEGORIE DU POSSIBLE ET DE LA NECESSITELe possible et la ncessit sont galement essentiels au moi

    pour devenir (nul devenir en effet pour le moi sil nest libre).Comme dinfini et de fin, , le moi a un gal besoinde possible et de ncessit. Il dsespre autant par manque depossible que par manque de ncessit.

    ) Le dsespoir du possibleou le manque de ncessit.

    Ce fait, comme on la vu, tient la dialectique. En face delinfini la finitude limite ; la ncessit de mme dans le champ

    du possible a pour rle de retenir. Le moi, comme synthse defini et dinfini, est dabord pos, existe ; ensuite,pour devenir, il se projette sur lcran de limagination et cest cequi lui rvle linfini du possible. Le moi contientautant de possible que de ncessit, car il est bien lui-mme,mais il doit le devenir. Il est ncessit, puisquil est lui-mme, etpossible, puisquil doit le devenir.

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    31/125

    Si le possible culbute la ncessit et quainsi le moi slanceet se perde dans le possible, sans attache le rappelant dans

    la ncessit, on a le dsespoir du possible. Ce moi devientalors un abstrait dans le possible, spuise sy dbattre sanspourtant changer de lieu, car son vrai lieu, cest la ncessit :devenir soi-mme en effet est un mouvement sur place. Devenirest un dpart, mais devenir soi-mme un mouvement sur place.

    Le champ du possible ne cesse de grandir alors aux yeuxdu moi, il y trouve toujours plus de possible, parce quaucuneralit ne sy forme. la fin le possible embrasse tout, maiscest qualors labme a englouti le moi. Le moindre possiblepour se raliser demanderait quelque temps. Mais ce tempsquil faudrait pour la ralit sabrge tant qu la fin toutsmiette en poussire dinstants. Les possibles deviennent biende plus en plus intenses, mais sans cesser den tre, sans devenirdu rel, o il ny a en effet dintensit que sil y a passagedu possible au rel. peine linstant rvle-t-il un possible

    quil en surgit un autre, finalement ces fantasmagories dfilentsi vite que tout nous semble possible, et nous touchons alors cet instant extrme du moi, o lui-mme nest plus quunmirage.

    Ce qui lui manque maintenant, cest du rel, commelexprime aussi le langage ordinaire lorsquon dit que quelquunest sorti du rel. Mais y regarder de plus prs, cest de ncessitquil manque. Car, nen dplaise aux philosophes, la ralitne sunit pas au possible dans la ncessit, mais cest cettedernire qui sunit au possible dans la ralit. Ce nest pas nonplus faute de force, du moins au sens ordinaire, que le moisgare dans le possible. Ce qui manque, cest au fond la forcedobir, de se soumettre la ncessit incluse en notre moi, ce quon peut appeler nos frontires intrieures. Le malheurdun tel moi nest pas non plus de ntre arriv rien dans

    ce monde, mais de navoir pas pris conscience de lui-mme,de ne stre aperu que ce moi qui est le sien, est un dterminprcis, donc une ncessit. Au lieu de cela, lhomme sest perdului-mme en laissant son moi se rflchir imaginairementdans le possible. On ne peut se voir soi-mme dans un miroir,sans se connatre dj, sinon ce nest point se voir, mais voirseulement quelquun. Mais le possible est un miroir

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    32/125

    extraordinaire, dont on ne doit user quavec force prudence.Cen est un en effet quon peut dire mensonger. Un moi qui

    se regarde dans son propre possible nest gure qu demi vrai ;car, dans ce possible-l, il est bien loin encore dtre lui-mme,ou ne lest qu moiti. On ne peut savoir encore ce quesa ncessit dcidera par la suite. Le possible fait comme lenfantqui reoit une invitation agrable et qui dit oui tout de suite ;reste voir si les parents le permettent et les parents ont lerle de la ncessit.

    Le possible vraiment contient tous les possibles, donc tous lesgarements, mais profondment deux. Lun, forme de dsir,de nostalgie, et lautre, de mlancolie imaginative (esprance,crainte ou angoisse). Comme ce chevalier, dont parlent tantde lgendes, qui voit soudain un oiseau rare et sentte lepoursuivre, stant cru dabord prs de latteindre maisloiseau toujours de repartir jusqu la nuit tombe, etle chevalier, loin des siens, ne sait plus sa route dans sa solitude :

    ainsi le possible du dsir. Au lieu de reporter le possible dansla ncessit, le dsir le poursuit jusqu perdre le chemin duretour lui-mme. Dans la mlancolie, le contraire advientde la mme faon. Lhomme dun amour mlancolique sengage la poursuite dun possible de son angoisse, qui finit parlloigner de lui-mme et le faire prir dans cette angoisse oudans cette extrmit mme, o il craignait tant de prir.

    )Le dsespoir dans la ncessit,ou le manque de possible.

    Supposez que sgarer dans le possible se compare auxbalbutiements du bas ge, manquer de possible alors, cesttre muet. La ncessit semble ntre que des consonnes,

    mais pour les prononcer, il faut du possible. Sil manque,si le sort fait quune existence en manque, elle est dsespreet lest tout instant quil manque.

    Il y a, comme on dit, un ge pour lesprance, ou bien encore une certaine poque, un certain moment de sa vie on estou fut, dit-on, dbordant desprance ou de possible. Maisce nest l que du verbiage qui natteint pas au vrai : car tout

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    33/125

    esprer et dsesprer de ce genre nest pas encore du vritableespoir, ni du vrai dsespoir.

    Le critre le voici : Dieu tout est possible. Vrit detoujours, et donc de tout instant. Cest un refrain quotidienet dont on fait chaque jour usage sans y penser, mais le motnest dcisif que pour lhomme bout de tout, et lorsquil nesubsiste nul autre possible humain.

    Lessentiel alors pour lui cest sil veut croire qu Dieutout est possible, sil a la volont dy croire. Mais nest-ce pas laformule pour perdre la raison ? La perdre pour gagner Dieu,cest lacte mme de croire. Supposons quelquun dans ce cas-l :toutes les forces dune imagination dans lpouvante luimontraient en tremblant je ne sais quelle horreur intolrable ;et cest celle-l, celle-l qui lui arrive ! Au regard des hommessa perte est chose sre et, dsesprment, le dsespoir deson me lutte pour le droit de dsesprer, pour, si jose dire,le loisir de dsesprer, pour le contentement de tout son tre

    sinstaller dans le dsespoir ; jusqu ne maudire rien tantque celui qui prtendrait len empcher, selon le mot admirabledu pote des potes, dans Richard II :

    Beshrew thee, cousin, which didst lead me forthOf that sweet way I was in todes pair !

    (Acte III, Scne II.)

    Ainsi donc le salut est le suprme impossible humain ; mais Dieu tout est possible ! Cest l le combat de la foi, qui luttecomme une dmente pour le possible. Sans lui, en effet,point de salut. Devant un vanouissement les gens crient :De leau ! de leau de Cologne ! des gouttes dHofmann !Mais pour quelquun qui dsespre, on scrie : du possible,du possible ! On ne le sauvera quavec du possible ! Un

    possible : et notre dsespr reprend le souffle, il revit, car sanspossible, pour ainsi dire on ne respire pas. Parfois lingniositdes hommes suffit pour en trouver, mais au terme, quandil sagit de croire, il ny a quun seul remde : Dieu toutest possible.

    Tel est le combat. Lissue ne dpend que dun point :le combattant veut-il se procurer du possible : veut-il croire ?

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    34/125

    Et cependant, parler humainement, il sait bien sa pertearchi-certaine. Et cest l le mouvement dialectique de la foi.

    Dordinaire lhomme se borne sen tenir lespoir, auprobable, etc., comptant que ceci ou cela ne lui arrivera pas.Vienne ensuite lvnement, il prit. Le tmraire se jette dansun danger, dont le risque aussi peut tenir des facteurs divers ;et vienne alors ce risque, il dsespre, succombe. Le croyantvoit et saisit en tant quhomme sa perte (dans ce quil a subi oudans ce quil a os), mais il croit. Cest ce qui le garde de prir.Il sen remet tout Dieu sur la manire du secours, mais secontente de croire qu Dieu tout est possible. Croire sa perteest impossible. Comprendre quhumainement cest sa perteet en mme temps croire au possible, cest croire. Cest alorsque Dieu vient au secours du croyant, peut-tre en lelaissant chapper lhorreur, peut-tre par lhorreur mme,o, contre toute attente, miraculeux, divin, clate le secours.Miraculeux, car quelle pruderie de croire quun homme na t

    secouru miraculeusement quil y a dix-huit sicles ! Avant tout,laide du miracle dpend de lintelligence passionne quoneut de limpossibilit du secours, et ensuite de notre loyautenvers cette puissance mme qui nous sauva. Mais en rglehabituelle les hommes nont ni lune ni lautre ; ils crient limpossibilit de laide, sans mme avoir tendu leur intelligence la dcouvrir, et plus tard ils mentent comme des ingrats.

    Dans le possible le croyant dtient lternel et sr antidotedu dsespoir ; car Dieu peut tout tout instant. Cest l la santde la foi, qui rsout les contradictions. Et cen est une icique lhumaine certitude de la perte en mme temps nanmoinsque lexistence dun possible. La sant nest-elle pas en sommele pouvoir de rsoudre le contradictoire ? Ainsi au physiqueun courant dair est une contradiction, un disparate de froidet de chaleur sans dialectique, et quun corps bien portant

    rsout sans sen rendre compte. De mme la foi.Manquer de possible signifie que tout nous est devenuncessit ou banalit.

    Le dterministe, le fataliste sont des dsesprs, qui ont perduleur moi, parce quil ny a plus pour eux que de la ncessit.Cest la mme aventure qu ce roi mort de faim, parce quesa nourriture se changeait toute en or. La personnalit est

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    35/125

    une synthse de possible et de ncessit. Sa dure dpend donc,comme la respiration (re-spiratio)dune alternance de souffle. Le

    moi du dterministe ne respire pas, car la ncessit pure estirrespirable et asphyxie bel et bien le moi. Le dsespoir dufataliste, cest, ayant perdu Dieu, davoir perdu son moi ;manquer de Dieu, cest manquer de moi. Le fataliste est sansun Dieu, autrement dit, le sien, cest la ncessit ; car Dieutout tant possible, Dieu cest la possibilit pure, labsence dela ncessit. Par suite, le culte du fataliste est au plus uneinterjection et, par essence, mutisme, soumission muette,impuissance de prier. Prier, cest encore respirer, et le possibleest au moi, comme nos poumons loxygne. Pas plus quonne respire loxygne ou lazote isols, pas davantage le souffle dela prire ne salimente isolment de possible ou de ncessit.Pour prier il faut ou un Dieu, un moi et du possible, ouun moi et du possible dans son sens sublime, car Dieu cestlabsolu possible, ou encore la possibilit pure cest Dieu ;

    et seul celui quune telle secousse fit natre la vie spirituelleen comprenant que tout est possible, seul celui-l a pris contactde Dieu. Cest parce que la volont de Dieu est le possible,quon peut prier ; si elle ntait que ncessit, on ne le pourrait,et lhomme serait de nature sans plus de langage que lanimal.

    Il en est un peu autrement des philistins, de leur banalit, elleaussi manque avant tout de possible. Lesprit en est absent,alors que dans le dterminisme et le fatalisme il dsespre ;mais le manque desprit est encore du dsespoir. Vide de touteorientation spirituelle, le philistin reste dans le domaine duprobable o le possible trouve toujours un refuge ; le philistinna ainsi aucune chance de dcouvrir Dieu. Sans imaginationcomme toujours, il vit dans une certaine somme banale dexp-rience sur le train des vnements, les bornes du probable,le cours habituel des choses, et quimporte quil soit marchand

    de vin ou premier ministre. Ainsi le philistin na plus ni moi,ni Dieu. Car, pour dcouvrir lun et lautre, il faut quelimagination nous sustente au-dessus des vapeurs du probable,nous y arrache et, quen rendant possible ce qui passe la mesurede toute exprience, elle nous apprenne esprer et craindreou craindre et esprer. Mais dimagination le philistin nena point, nen veut point, la dteste. Ici donc pas de remde.

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    36/125

    Et si lexistence laide parfois coup dhorreurs, dpassantsa banale sagesse de perroquet, il dsespre, cest--dire quon

    voit bien alors que son cas tait du dsespoir, et quil luimanque le possible de la foi pour tre mme par Dieu desauver un moi de sa perte certaine.

    Fatalistes et dterministes ont pourtant assez dimaginationpour dsesprer du possible et assez de possible pour endcouvrir en eux labsence ; quant au philistin, le banal lerassure, son dsespoir est le mme, que tout aille bien ou mal.Fatalistes et dterministes manquent de possible pour adouciret dtendre, pour temprer la ncessit ; et ce possible qui leurservirait dattnuation, le philistin en manque comme dunractif contre labsence desprit. Sa sagesse, en effet, se flatte dedisposer du possible et den avoir traqu limmense lasticitdans le pige ou dans la niaiserie du probable ; elle croit lavoircapt, et notre philistin le promne dans la cage du probable,il le montre la ronde et sen croit le matre, sans se douter quil

    sest ainsi pris lui-mme, fait lesclave de la sottise et le dernierdes parias. Et tandis que celui qui sgare dans le possible y portelaudace du dsespoir, et que celui qui ne croit qu la ncessit,dsespr se crispe et se luxe au rel, le philistin, lui, danssa sottise, triomphe.

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    37/125

    CHAPITREII

    Le dsespoir vu sous la catgorie de la conscience

    La conscience va croissant, et ses progrs mesurent lintensittoujours croissante du dsespoir ; plus elle crot, plus il est

    intense. Le fait, partout visible, lest surtout aux deux extrmesdu dsespoir. Celui du diable est le plus intense de tous, dudiable, esprit pur et, ce titre, conscience et limpidit absolues ;sans rien dobscur en lui qui puisse servir dexcuse, dattnuation; aussi son dsespoir est-il la cime mme du dfi. Voil lemaximum. Au minimum, cest un tat, une sorte dinnocence,comme on serait tent de dire, sans soupon mme dtre dudsespoir. Ainsi, au plus haut de linconscience, le dsespoir estau plus bas, si bas, quon se demande presque si lon peut encorele dsigner de ce nom.

    a)LE DESESPOIR QUI SIGNORE OU LIGNORANCEDESESPEREE DAVOIR UN MOI,UN MOI ETERNEL

    Cet tat, qu bon droit on traite de dsespoir et qui ne laissepas den tre, exprime par l mme, mais dans le bon sens duterme, le droit de chicane de la Vrit. Veritas est index sui et falsi.Mais ce droit de chicane on le sous-estime, de mme que leshommes sont bien loin dordinaire de tenir pour le biensuprme le rapport au vrai, leur rapport personnel envers lavrit, comme ils sont loin aussi de voir avec Socrate que le piredes malheurs est dtre dans lerreur ; chez eux, le plus souvent,les sens lemportent largement sur lintellectualit. Presquetoujours, quand quelquun semble heureux et se flatte de ltre,tandis qu la clart du vrai cest un malheureux, il est centlieues de dsirer quon le tire de son erreur. Il se fche aucontraire, tient pour son pire ennemi celui qui sy efforce,et pour un attentat et presque pour un meurtre cette faon de

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    38/125

    sy prendre et, comme on dit, de tuer son bonheur. Pourquoi ?Mais cest quil est la proie de la sensualit et dune me

    pleinement corporelle ; cest que sa vie ne connat que lescatgories des sens, lagrable et le dsagrable, et quelle envoiepromener lesprit, la vrit, etc. Cest quil est trop sensuel pouravoir la hardiesse, lendurance dtre esprit. Malgr leur vanitet fatuit, les hommes nont dordinaire quune bien mince ide,autant dire pas du tout, dtre esprit, dtre cet absolu,que lhomme peut tre ; mais vaniteux et infatus, ils lesont certes entre eux. Quon se figure une maison, dontchaque tage sous-sol, rez-de-chausse, premier auraitsa classe distincte dhabitants, et quon compare alors la vie cette maison : verrait-on pas, tristesse ridicule, la plupart desgens prfrer encore le sous-sol dans cette maison eux.Nous sommes tous une synthse destination spirituelle,cest l notre structure ; mais qui ne veut habiter le sous-sol,les catgories du sensuel ? Lhomme naime pas seulement

    mieux y vivre, il laime un tel point quil se fche quandon lui propose le premier, ltage des matres, toujours vacantet qui lattend car enfin la maison entire est lui.

    Oui, dtre dans lerreur, cest, au contraire de Socrate,ce quon redoute le moins. Fait quillustrent sur une grandechelle dtonnants exemples. Tel penseur lve une btisseimmense, un systme, un systme universel embrassant toutelexistence et lhistoire du monde, etc., mais regarde-t-onsa vie prive, on dcouvre baubi ce ridicule norme, quilnhabite pas lui-mme ce vaste palais aux hautes votes,mais une grange ct, un chenil, ou tout au plus la loge duconcierge ! Et quon risque un mot pour lui faire remarquercette contradiction, il se fche. Car que lui fait de logerdans lerreur, pourvu quil achve son systme laide decette erreur.

    Quimporte donc que le dsespr ignore son tat, endsespre-t-il moins ? Si ce dsespoir est de lgarement,lignorer y ajoute encore : cest tre ensemble dans le dsespoiret dans lerreur. Cette ignorance est au dsespoir comme elle est langoisse (voir le Concept dangoisse par Vigilius Haufniensis),langoisse du nant spirituel se reconnat prcisment lascurit vide desprit. Mais langoisse est au fond prsente,

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    39/125

    de mme le dsespoir, et quand lenchantement cesse destromperies des sens, ds que lexistence chancelle, surgit

    le dsespoir qui guettait couvert.A ct du dsespr conscient, le dsespr sans le savoir

    nest loign de la vrit et du salut que dun pas ngatif de plus.Le dsespoir mme est une ngativit et lignorance dudsespoir en est une autre. Mais le chemin de la vrit passepar elles toutes ; ici savre donc ce que dit la lgende pourrompre les sortilges : on doit jouer toute la pice rebours,sinon le charme nest rompu. Pourtant ce nest quen un sens,en dialectique pure, que le dsespr sans le savoir est plus loinrellement de la vrit et du salut que le dsespr conscient,qui sobstine le rester ; car, dans une autre acception, endialectique morale, celui qui, le sachant, reste dans le dsespoir,est plus loin du salut, puisque son dsespoir est plus intense.Mais lignorance est si loin de le rompre ou de le muer ennon-dsespoir, quau contraire, elle peut en tre la forme la plus

    grosse de risques. Dans lignorance, le dsespr est en quelquesorte garanti, mais son dam, contre la conscience, cest--direquil est dans les griffes certaines du dsespoir.

    Cest dans cette ignorance que lhomme est le moinsconscient dtre esprit. Mais, justement, cette inconscience cestle dsespoir, que ce soit dailleurs une extinction de tout lesprit,une simple vie vgtative ou bien une vie multiplie, dontle dessous, cependant, reste du dsespoir. Ici comme dans laphtisie, cest quand le dsespr va le mieux et se croit aumieux, et que sa sant peut-tre vous semble florissante, quele mal est au pire.

    Ce dsespoir-l, qui signore, est la forme la plus frquentedu monde ; oui ! le monde, comme on lappelle, ou, pour treplus exact, le monde au sens chrtien : le paganisme et dansla chrtient lhomme naturel, le paganisme de lantiquit

    et celui daujourdhui, constituent justement ce genre dedsespoir, le dsespoir qui signore. Le paen, il est vrai,comme lhomme naturel, distingue, parle dtre dsespr etde ne pas ltre, comme si le dsespoir ntait que laccident isolde quelques-uns. Distinction aussi fallacieuse que celle quilsfont entre lamour et lamour de soi, comme si, chez eux, toutamour ntait pas en son essence amour de soi. Distinction,

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    40/125

    pourtant, dont jamais ils nont pu et ne pourront sortir, carle spcifique du dsespoir cest lignorance mme de sa propre

    prsence.Par suite, pour juger de sa prsence, il est ais de voir que

    la dfinition esthtique du manque desprit ne fournit pas decritre ; rien de plus normal, du reste ; car, puisque lesthtiquene peut dfinir en quoi consiste au juste lesprit, commentserait-elle capable de rpondre une question qui ne laregarde pas ! La sottise serait monstrueuse aussi de nier toutce que le paganisme des peuples ou des individus a accomplidtonnant pour lternel enthousiasme des potes, de nierce quil a fourni dexploits, que jamais lesthtique nadmireraassez. Folie aussi de nier la vie pleine de plaisir esthtique,que le paen et lhomme naturel ont pu ou peuvent meneren usant de toutes les ressources favorables leur disposition,avec le got le plus sr, faisant mme servir lart et la science llvation, lembellissement, lennoblissement du plaisir.

    La dfinition esthtique du manque desprit ne donne doncpas de critre de la prsence ou non du dsespoir, cest ladfinition thico-religieuse quil faut recourir, la distinctionentre lesprit et son contraire, labsence desprit. Tout hommequi ne se connat pas comme esprit ou dont le moi intrieurna pas pris en Dieu conscience de lui-mme, toute existencehumaine, qui ne plonge pas ainsi limpidement en Dieu, maisse fonde nbuleusement sur quelque abstraction universelleet sy ramne (tat, Nation, etc.), ou qui, aveugle sur elle-mme, ne voit dans ses facults que des nergies de source malexplicable, et accepte son moi comme une nigme rebelle toute introspection toute existence de ce genre, quoi quelleralise dtonnant, quoi quelle explique, mme lunivers,quelque intensment quelle jouisse de la vie en esthte :mme telle, elle est du dsespoir. Ctait la pense des Pres

    de lglise, en traitant de vices brillants les paennes vertus ;voulant dire, par l, que le fond du paen tait du dsespoir,et que le paen ne se connaissait pas devant Dieu comme esprit.De l venait aussi (pour prendre comme exemple ce faittroitement li pourtant toute cette tude) cette trangelgret du paen juger et mme louer le suicide. Pch delesprit par excellence, vasion de la vie, rvolte contre Dieu.

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    41/125

    Il manquait aux paens de comprendre le moi tel que le dfinitlesprit, de l leur opinion du suicide ; et ctait pourtant eux,

    qui condamnaient avec tant de chaste svrit le vol, limpu-dicit, etc. Sans rapport Dieu et sans moi, une base leurmanquait pour juger le suicide, chose indiffrente leur purpoint de vue, chacun ne devant compte personne de ses libresactions. Pour rejeter le suicide, le paganisme aurait d faireun long dtour, montrer que ctait violer les devoirs enversautrui. Le crime contre Dieu, quest le suicide, est un sensqui chappe entirement au paen. On ne peut donc pas dire,ce qui serait renverser absurdement les termes, que chez luile suicide tait du dsespoir, mais on a le droit de dire queson indiffrence mme sur ce point en tait.

    Reste une diffrence pourtant, diffrence de qualit, entrele paganisme dautrefois et nos paens modernes, celle queVigilius Haufniensis, propos de langoisse, a releve ; si lepaganisme ne connat pas lesprit, il est pourtant orient vers lui,

    tandis que nos paens modernes, cest par loignement outrahison quils en manquent, ce qui est le vrai nant de lesprit.

    b) DU DESESPOIR CONSCIENT DE SON EXISTENCE,CONSCIENT DONC DUN MOI DE QUELQUE ETERNITE;ET DES DEUX FORMES DE CE DESESPOIR,LUNE OULON NE VEUT PAS ETRE SOI-MEME,ET LAUTRE OU LON VEUT LETRE.

    Une distinction ici simpose : le dsespr conscient sait-ilbien ce quest le dsespoir ? Sur lide quil en a, peut-trea-t-il raison de se dire dsespr, et peut-tre aussi, en fait,dsespre-t-il, mais cela prouve-t-il que son ide soit juste ?A regarder sa vie sous langle du dsespoir, peut-tre pourrait-

    on dire ce dsespr : Au fond, tu les bien plus encoreque tu ne ten doutes, ton dsespoir plonge plus bas encore.Ainsi des paens, rappelons-nous ; quand comparativement dautres, lun deux se jugeait dsespr, son tort certes ntaitpas de dire quil ltait, mais de croire ltre seul lexclusion desautres : il lui manquait de se reprsenter vraiment le dsespoir.

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    42/125

    Le dsespr conscient ne doit donc pas seulement savoir aujuste ce quest le dsespoir, mais encore avoir fait le plein jour

    sur lui-mme, si tant est que lucidit et dsespoir ne sexcluentpas. La pleine lumire sur soi, la conscience dtre dsespr,se laisse-t-elle concilier avec le dsespoir mme ? Est-ce quecette lucidit dans la connaissance de notre tat et de notre moine devrait pas nous arracher au dsespoir, nous pouvantertant de nous-mmes quil nous faille cesser dtre dsesprs ?Question quon ne tranchera pas ici, quon nabordera mmepas, sa place tant plus loin. Mais, sans pousser ici cetterecherche dialectique, bornons-nous noter la grandevariabilit de la conscience, non seulement sur la nature dudsespoir, mais aussi sur son propre tat, lorsquil sagitde savoir sil est du dsespoir. La vie relle est trop nuancepour ne dgager que dabstraites contradictions comme celleentre les deux extrmes du dsespoir, son inconscience totale etson entire conscience. Dhabitude ltat du dsespr, encore

    quiris de maintes nuances, se drobe sous sa propre pnombre.Dans son for intrieur il se doute bien de son tat, il le ressentmme, comme quand on se sent couver une maladie, mais sansgrande envie de savouer laquelle. Un instant il aperoit presqueson dsespoir, un autre jour son malaise lui semble provenirdailleurs, comme quelque chose dexterne, hors de lui-mme,et dont le changement abolirait son dsespoir. Ou qui sait si,par des distractions ou dautres moyens, travail, besognes enguise de passe-temps, il ne cherche se maintenir dans cettepnombre sur son tat, mais, l encore, sans vouloir nettementvoir quil se distrait dans ce but, quil agit de la sorte pourne point sortir de cette ombre. Ou mme, quand il sefforce dyplonger son me, peut-tre le sait-il, et y met-il une certaineperspicacit, de fins calculs, et un doigt de psychologue, maissans lucidit profonde, sans se rendre compte de ce quil fait,

    ni de ce quil entre de dsespoir dans sa manire dagir, etc.Car, toujours, dans lombre et lignorance, la connaissance etla volont poursuivent leur concert dialectique et lon risquetoujours, pour dfinir quelquun, lerreur dexagrer en lui oulune ou lautre.

    Mais, comme on la vu plus haut, lintensit du dsespoircrot avec la conscience. Plus, avec la vraie ide du dsespoir,

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    43/125

    on reste dsespr, et plus on a clairement conscience de ltre,tout en le restant, plus le dsespoir est intense. Quand on se tue

    avec la conscience que se tuer est du dsespoir, donc avec uneide vraie du suicide, on est plus dsespr quen se tuant sanssavoir vritablement que se tuer est du dsespoir ; au contrairequand on se tue avec une ide fausse du suicide, cest undsespoir moins intense. Dautre part, plus on est lucidesur soi-mme (conscience du moi) en se tuant, plus est intensele dsespoir quon a, compar celui dun autre qui se tuedans un tat dme trouble et obscur.

    Dans lexpos maintenant des deux formes du dsespoirconscient, lon verra crotre non seulement la connaissance dudsespoir, mais la conscience de son tat chez le dsespr,ou, ce qui revient au mme et est le fait dcisif : on verra crotrela conscience du moi. Mais le contraire de dsesprer cestcroire ; ce quon a expos plus haut, comme la formule duntat do le dsespoir est limin, se trouve donc tre aussi

    la formule de la foi : en se rapportant soi, en voulant tre soi,le moi plonge travers sa propre transparence dans la puissancequi la pos (voir liv. I, ch. I).

    ) Du dsespoir o lon ne veut pas tre soi-mme,ou dsespoir-faiblesse

    Cette appellation de dsespoir-faiblesse implique dj unevise sur la seconde forme () du dsespoir : celui o lon veuttre soi-mme. Leur opposition nest, ainsi, que relative. Il ny apas de dsespoir entirement sans dfi ; lexpression mme o lon ne veut en recle encore. Et, dautre part, jusque dansle suprme dfi du dsespoir, il y a de la faiblesse. On voit donctoute la relativit de leur diffrence. Lune des formes,

    pourrait-on dire, est fminine et lautre mle1.1. Un tour psychologique dans la ralit permettra souvent dobserver

    que ce que trouve la logique, et qui doit donc ncessairement se vrifier,en fait se vrifie aussi et lon constatera que notre classification embrassetoute la ralit du dsespoir ; pour lenfant en effet on ne parle pas dedsespoir, mais seulement de colres, parce que sans doute chez lui il ny adternit quen puissance ; et lon ne peut exiger ici ce quon a le droitdexiger de ladulte, qui, lui, doit en avoir. Loin de moi pourtant la pense

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    44/125

    quon ne puisse trouver chez la femme des formes de dsespoir mle etinversement chez lhomme des formes de dsespoir fminin ; mais cest l

    lexception. Bien entendu la forme idale ne se rencontre gure, et ce nestquen ide que cette distinction du dsespoir mle et du dsespoir fmininest entirement vraie. Chez la femme il ny a pas cet approfondissementsubjectif du moi, ni une intellectualit absolument dominante, quoiquebien plus que lhomme elle ait souvent une sensibilit dlicate. Enrevanche son tre est attachement, abandon, sinon elle nest pas femme.Chose trange personne na sa pruderie (mot bien frapp pour elle parle langage) ni cette moue presque de cruaut et pourtant son treest attachement, et (cest l ladmirable) toutes ces rserves au fond

    nexpriment que cela. Cest cause en effet de tout cet abandon fminin deson tre que la Nature la tendrement arme dun instinct, dont la finessepasse la plus lucide rflexion masculine et la rduit rien. Cette affectiondune femme, et, comme disaient les Grecs, ce don des dieux,cette magnificence, est un trop grand trsor, pour quon le jette au hasard ;mais quelle lucide intelligence humaine aura jamais assez de luciditpour ladjuger qui de droit. Aussi la Nature sest-elle charge delle :dinstinct, son aveuglement voit plus clair que la plus clairvoyanteintelligence, dinstinct elle voit o tourner son admiration, o porter

    son abandon. Sattacher tant tout son tre, la Nature assume sa dfense.De l encore vient que sa fminit ne nat que dune mtamorphose :quand linfinie pruderie se transfigure en abandon de femme. Mais cetattachement foncier de son tre reparat dans le dsespoir, en est le modemme. Dans labandon elle a perdu son moi et cest seulement ainsiquelle trouve le bonheur, quelle retrouve son moi ; une femme heureusesans sattacher, cest--dire sans labandon de son moi, qui que ce soitdailleurs, est sans fminit aucune. Lhomme aussi se donne, et cestun dfaut chez lui de ne pas le faire ; mais son moi nest pas abandon

    (formule du fminin, substance de son moi), et il nen a non plus besoin,comme fait la femme, pour retrouver son moi puisquil la dj ;il sabandonne, mais son moi demeure l comme une conscience sobrede labandon, tandis que la femme, avec une vraie fminit, se prcipiteet prcipite son moi dans lobjet de son abandon. En perdant cet objetelle perd son moi, et la voil dans cette forme du dsespoir, o lon ne veutpas tre soi-mme. Lhomme ne sabandonne pas ainsi ; mais aussilautre forme de dsespoir porte lempreinte masculine : ici le dsesprveut tre lui-mme.

    Ceci pour caractriser le rapport entre le dsespoir de lhomme et celuide la femme. Cependant rappelons-nous quil ne sagit pas ici dabandon Dieu, ni du rapport du croyant Dieu, quon traitera seulement dans laseconde partie. Dans le rapport Dieu, o cette diffrence de lhomme etde la femme disparat, il est indiffremment vrai que labandon est le moi,et quon arrive au moi par labandon. Ceci vaut pour lun comme pourlautre, mme si trs souvent dans la vie la femme na de rapport Dieuqu travers lhomme.

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    45/125

    1 Dsespoir du temporelou dune chose temporelle.

    Ici nous sommes devant limmdiat pur ou de limmdiat avecune rflexion simplement quantitative. Ici pas de conscienceinfinie du moi, de ce quest le dsespoir, ni de la naturedsespre de ltat o lon se trouve ; ici, dsesprer, cestsimplement souffrir, on subit passivement une oppression dudehors, le dsespoir ne vient nullement du dedans comme uneaction. Cest, en somme, par un abus de langage innocent, unjeu de mots, comme quand les enfants jouent aux soldats, quedans la langue du spontan, on emploie des mots comme : lemoi, le dsespoir.

    Lhomme du spontan (si vraiment la vie offre des typesdimmdiat ce point dpourvus de toute rflexion) nest, pourle dfinir et dfinir son moi sous langle du spirituel, quunechose de plus, quun dtail dans limmensit du temporel,

    quune partie intgrante du reste du monde matriel ( ) etcet homme na en lui quun faux semblant dternit. Ainsile moi, comme intgrant au reste, a beau souhaiter, dsirer,jouir il est toujours passif ; mme sil dsire, ce moi resteun datif, comme quand lenfant dit : moi ; sans autre dialectiqueque celle de lagrable et du dsagrable, ni dautres conceptsque ceux de bonheur, malheur, fatalit.

    Voici quadvient alors, que survient (sur-venir) ce moiirrflchi quelque cause qui le fait dsesprer, chose impossiblepar une autre voie, le moi nayant aucune rflexion enlui-mme. Cest du dehors que doit venir son dsespoir,lequel nest quune passivit. Ce qui remplit la vie de cethomme immdiat ou, sil a en lui une ombre de rflexion,la part de cette vie laquelle avant tout, il tient, voiciqu un coup du sort la lui enlve, et, pour parler sa langue,

    le voil malheureux, cest--dire quun tel coup brise alorsen lui limmdiat, quil ny peut plus revenir : il dsespre.Ou encore, mais cest assez rare dans la vie, quoique trs normaldans le raisonnement, ce dsespoir de limmdiat rsulte dece que cet homme irrflchi nomme un excs de bonheur ;limmdiat, comme tel, est, en effet, une grande fragilit,

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    46/125

    et tout quid nimis, qui met en branle la rflexion, le porte audsespoir.

    Donc, il dsespre, ou plutt, par un trange mirage etcomme leurr fond son propre sujet, il dit quil dsespre.Mais le dsespoir, cest perdre lternit et de cette perte-l,il ne dit mot, il nen rve mme pas. Celle du temporel nest pasen soi du dsespoir, cest de quoi pourtant il parle et ce quilnomme dsesprer. En un sens, ses propos sont vrais, mais noncomme il les entend ; plac contresens, il faut aussi lesentendre lenvers : il est l indiquer ce qui nest pas dudsespoir, tout en se disant dsespr, et pendant ce tempsen effet le dsespoir se produit derrire lui, son insu.Comme quelquun tournant le dos lhtel de ville et quile montre devant lui en disant : l en face, cest lhtel de ville ;le bonhomme dit juste : cest bien devant lui mais silse retourne. Il nest pas en effet dsespr, non ! Quoiquil naittort de le dire. Mais il se traite de dsespr, se regarde comme

    mort, comme lombre de lui-mme. Il ne lest pourtant pas,disons mme quil y a encore de la vie dans ce cadavre.Si soudain tout changeait, tout ce monde extrieur, et que sonsouhait saccomplt, on le verrait bien se ravigoter et limmdiatreprendre du poil de la bte, et notre homme recommenceraitde courir. Mais la spontanit ne connat pas dautre faonde lutter, elle ne sait bien quune chose : dsesprer et choiren pmoison et cependant sil y a une chose quelle ignore,cest ce quest le dsespoir. Elle dsespre et se pme, puisne bouge plus comme morte, tour de force comme de fairele mort ; car elle ressemble ces animaux infrieurs sansautres armes ni dfense que limmobilit et la feinte de la mort.

    En attendant le temps passe. Avec alors quelque aidedu dehors, le dsespr reprend vie, repart du point o il avaitlch, sans plus devenir un moi quil ne ltait hier, et continue

    de vivre dans le pur spontan. Mais sans aide du dehors,trs souvent la ralit tourne alors autrement. Un peu de vierevient tout de mme ce cadavre, mais, comme il dit, il ne sera plus jamais lui-mme . Il entend goutte maintenant lexistence, il apprend singer les autres et leur faon desy prendre pour vivre et le voil qui vit comme eux.Et dans la chrtient cest en outre un chrtien, qui va le

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    47/125

    dimanche au temple, coute le pasteur et qui le comprend,car ce sont deux compres ; et, quand il meurt, lautre, pour dix

    rixdales, lintroduit dans lternit mais quant tre un moi,il ne la jamais t, ni avant, ni aprs.

    Cest l le dsespoir de limmdiat : ne point vouloir tre soi,ou plus bas encore : ne point vouloir tre un moi ou, formela plus basse de toutes : dsirer dtre un autre, se souhaiterun nouveau moi. La spontanit, au fond, nen a aucun et,ne se connaissant pas, comment pourrait-elle se reconnatre ?Aussi son aventure tourne souvent au burlesque. Lhommede limmdiat, en dsesprant, na mme pas assez de moi poursouhaiter ou rver davoir au moins t celui quil nest devenu.Il saide alors dautre faon, en souhaitant dtre un autre. Quonregarde pour sen convaincre les gens du spontan : lheure du dsespoir, le premier souhait qui leur vient,est davoir t ou de devenir un autre. En tout cas, comment nepas sourire dun dsespr de cette sorte, dont le dsespoir

    mme, aux yeux des hommes, reste, malgr tout, bien anodin.Dordinaire cet homme-l est dun comique sans bornes.Quon se figure un moi (et rien nest, aprs Dieu, aussi ternelque le moi) et que ce moi se mette songer aux moyens dese changer en un autre que lui-mme. Et ce dsespr,dont lunique dsir est cette mtamorphose de toutes laplus folle, le voici amoureux, oui, amoureux de lillusionque le changement lui serait aussi facile que de changer dhabit.Car lhomme de limmdiat ne se connat pas lui-mme,littralement il ne se connat qu lhabit, il ne reconnat un moi(et lon retrouve ici son comique infini) qu sa vie extrieure.On ne saurait gure trouver de mprise plus ridicule ; car,justement, infinie est la diffrence entre le moi et ses dehors.Comme toute cette vie a t change pour lhomme delimmdiat, et quil est tomb dans le dsespoir, il fait un pas de

    plus, lide lui vient et lui sourit : tiens ! si je devenais un autre ?si je moffrais un nouveau moi. Oui, sil devenait un autre ? mais saurait-il ensuite se reconnatre ? On raconte quun paysan,venu pieds nus la capitale, y gagna tant de gros sous, quil putsacheter des bas et des souliers tout en gardant assez de restepour se saouler. Lhistoire dit qualors, ivre et voulant senretourner, il tomba au milieu de la route et sy endormit.

  • 7/22/2019 Kierkegaard Trait du dsespoir

    48/125

    Vint passer une voiture et le cocher de lui crier de bougerpour navoir pas les jambes crases. Notre ivrogne alors de

    sveiller, de regarder ses jambes et, ne les reconnaissant pas, cause des bas et des souliers, de scrier : Passe toujoursdessus, ce ne sont pas les miennes. Ainsi fait lhomme delimmdiat qui dsespre : impossible de le figurer au vraiautrement que comique, car cest ma foi dj une sorte de tourde force de parler dans son jargon dun moi et de dsespoir.

    Quand on suppose limmdiat mlang de quelque rflexio