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ARTS ET CULTURE DE CORÉE VOL. 15 N° 4 HIVER 2014 RUBRIQUE SPÉCIALE HONGDAE Promenade à Hongdae, dans « la fièvre du vendredi » ; Un melting-pot bouillonnant de jeunesse ; À chacun ses repères ISSN 1225-9101 Une flânerie dans Hongdae, haut lieu de la vie culturelle de Séoul Une flânerie dans Hongdae, haut lieu de la vie culturelle de Séoul

Koreana Winter 2014 (French)

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ARTS ET CULTURE DE CORÉE

VOL. 15 N° 4

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enade à Hongdae, dans « la fièvre du vendredi » ; Un m

elting-pot bouillonnant de jeunesse ; À chacun ses repères

ISSN 1225-9101

Une flânerie dans Hongdae, haut lieu de la vie culturelle de Séoul

Une flânerie dans Hongdae, haut lieu de la vie culturelle de Séoul

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Le village natal, maman, la maison et l’estrade aux jarres de sauce

L es Coréens gardent presque tous un souvenir attendri de la maison de leur enfance. Derrière, à l’endroit

le plus ensoleillé du jardin, s’adossait au muret le jangdokdae, l’estrade où prenaient place les jarres pleines de sauce. Maman s’y tient penchée et examine l’intérieur des récipients. Cette maison, la mère qui en était l’âme et l’estrade aux bonnes grosses jarres composent à elles trois le paysage que l’on garde en mémoire avec nostalgie.

Mais qu’est-ce donc que ce jangdokdae ? Son nom est formé de trois mots dont le premier, jang, désigne, dans l’art culinaire traditionnel, toute préparation à base de nouilles et de sauces fermentées dites gochujang et doenjang, qui sont respecti-vement le concentré de piment rouge et le concentré de soja. On dirait aujourd’hui qu’il fait partie de la « nourriture lente », avec ses piments rouges du jardin et son assaisonne-ment composé de sauce de soja maison et de sel naturel, car il faut beaucoup de temps et de patience pour obtenir de tels ingré-

dients. Le vocable dok sert à nommer des jarres en terre cuite recevant des conserves alimentaires et dae, une estrade ou plate-forme peu élevée que l’on aménage dans un jardin pour y placer ces pots. Ils sont rangés selon leur taille, le plus grand protégeant les autres du soleil, du vent, de la neige, du froid et de la chaleur pour que les aliments puissent fermenter au rythme des saisons.

Domaine réservé de maman, le jangdo-kdae se situait à proximité de la cuisine et du puits, outre qu’il devait être bien au soleil.

Assise sur le maru, elle contemplait avec satisfaction ces jarres où fermentaient doenjang, gochujang, sauce de soja et jjan-gachi, les légumes en saumure : autant de bons produits qui prendraient un jour place sur la table familiale pour le plus grand bien de tous. Par beau temps, elle ouvrait les jarres pour en exposer le contenu au soleil et au vent, mais dès qu’il y avait la moindre goutte de pluie, elle courait vite remettre le couvercle.

L’estrade lui tenait aussi lieu d’autel

devant lequel elle priait pour les siens. Aux premières lueurs du jour, les mamans d’au-trefois allaient souvent tirer l’eau du puits, la plus pure qui soit, pour en remplir un bol qu’elles posaient sur le jangdokdae, puis dire leurs prières devant, pour leur mari et les enfants qui avaient fait leur vie ailleurs.

En ces temps où nombre de Coréens ne connaissent plus que la vie en ville, et sur-tout en appartement, le vieux jangdokdae aux jarres de sauce se fait rare. Sous les assauts répétés des fast-foods, la cuisine qu’il faut prendre le temps de faire est en train de disparaître. Pour toujours plus de Coréens, les pâtes et sauces des magasins ont remplacé celles que confectionnaient leurs mamans, mais au village natal, dans la maison de leur enfance, le jang se boni-fie sans cesse avec le temps, tout comme l’amour maternel, et les soirs d’hiver, l’estrade aux jarres tout enneigée évoque curieusement en moi l’image d’une mère attendant le retour de ses enfants partis pour la ville.

IMAGE DE CORÉE

Kim Hwa-young Critique littéraire et membre de l’Académie nationale des arts de Corée

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RUBRIQUE SPÉCIALE Une flânerie dans Hongdae, haut lieu de la vie culturelle

de Séoul RUBRIQUE SPÉCIALE 1

04 Promenade à Hongdae, dans « la fièvre du vendredi » Kim Kyung-ju

RUBRIQUE SPÉCIALE 2

08 Un melting-pot bouillonnant de jeunesse Kang Young-min

RUBRIQUE SPÉCIALE 3

12 Kim Yeong-deung, un ancien de Hongdae qui entretient l’esprit indépendant Ha Bak-guk

RUBRIQUE SPÉCIALE 4

14 Un voyage dans l’univers sonore de Hongdae Seong Gi-wan

RUBRIQUE SPÉCIALE 5

18 À chacun ses repères Jung Ji-yeon

DOSSIERS

24 Histoires contées par Namhansanseong, forteresse du Patrimoine mondial de l’UNESCO

Lee Kwang-pyo

CHRONIQUE ARTISTIQUE

30 Good Morning Mr Orwell 1984 - 2014 Lim San

AMOUREUX DE LA CORÉE

36 Simon Morley, un Anglais en Corée Ben Jackson

ESCAPADE

40 Suncheon et sa côte bordée de petits villages

Gwak Jae-gu

DÉLICES CULINAIRES

48 Le jeon, plat festif Joo Young-ha

LIVRES ET CD

52 The Dawn of Modern Korea Un fascinant aperçu de l’histoire moderne

coréenne

Encyclopédie des croyances populaires coréennes

Une bonne présentation de la culture populaire

coréenne, malgré quelques faiblesses

Charles La Shure

REGARD EXTÉRIEUR

54 Venir étudier en Corée ? Pourquoi pas ?

Duval Arnaud

DIVERTISSEMENT

56 La belle-famille et ses relations mouvementées au petit écran

Yoo Sun-ju

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MODE DE VIE

58 Le pays du poulet frit Park Chan-il

APERÇU DE LA LITTÉRATURE CORÉENNE

62 Du réel naît le fantastique et du fantastique, le réel

Chang Du-yeong

Ta métamorphose Kim E-whan

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Quand le soir tombe sur le terrain de jeu qui fait face à l’Université Hongik, les enfants cèdent la place aux jeunes qui y viennent nombreux en quête d’activités culturelles, en particulier le week-end.

RUBRIQUE SPÉCIALE 1 Une flânerie dans Hongdae, haut lieu de la vie culturelle de Séoul

Pour la population jeune de Séoul, le quartier de Hongdae est attractif par la richesse de sa vie artistique et culturelle et le promeneur qui s’y rend pourra constater par lui-même à quel point ils débordent de dynamisme dans ce domaine. À l’image de la rue Khaosan de Bangkok, de celle de Sudder à Calcutta ou du quartier tokyoïte d’Akihabara, Hongdae possède tout un écosystème culturel qui lui est propre.

Kim Kyung-ju Poète et dramaturge / Cho Ji-young Photographe

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P our s’immerger au mieux dans la vie culturelle du quartier de Hongdae, je conseillerais de commencer la visite par la rue sur laquelle débouche la sortie n°9 de la station de métro

Université Hongik, qui se trouve sur la ligne 2 du métro. Surnommée « rue des promenades agréables », elle parcourt la zone qui s’étend jusqu’au terrain de jeu situé en face de l’université et se prolonge par la rue des clubs de musique menant au quartier des cafés de Sang-su-dong. Cet itinéraire donne un très bon aperçu de ce que peut être Hongdae la nuit, puisqu’il part des confins du quartier pour se diriger vers son centre.

De préférence, on choisira de faire cette balade dans la « fièvre du vendredi », comme disent affectueusement les Coréens pour parler de ce dernier jour de la semaine, où les Américains s’écrient quant à eux : « Thank God it’s Friday ! ». Dans les rues, les enseignes lumi-neuses des innombrables clubs et boutiques étincellent de mille feux auxquels se joignent les lueurs des smartphones. Été comme hiver, elles résonnent du tumulte des danseurs, buveurs et amateurs de musique qui bravent les rigueurs du climat avec insouciance.

Non loin de la bouche de métro, l’effervescence est déjà palpable sur une petite place où se tiennent des jeunes gens en train d’at-tendre leurs amis, smartphone en main. Partout, le sol est jonché de réclames pour des boîtes de nuit ou des bars, d’annonces d’exposi-tions ou de programmes de spectacles où se produisent des incon-nus, car à Hongdae, commerce et art se côtoient en un contraste sai-sissant.

La rue comme lieu d’artAprès ces premiers pas au milieu des illuminations, le prome-

neur poursuit son chemin dans la « rue des promenades agréables » et découvre le vrai visage de Hongdae. Cette voie, qui aboutit au ter-rain de jeu situé en face de l’Université Hongik, se prête parfaitement à une petite balade d’une demi-heure tout au plus. Pourquoi ne pas s’arrêter en passant à l’étal d’un marchand ambulant, pour manger un morceau tout en jetant un coup d’œil aux ateliers d’artistes et aux vitrines originales des minuscules boutiques ?

S’il est une chose à n’omettre sous aucun prétexte, quand on vient à Hongdae, c’est l’animation qui se déroule tout le long de la rue menant au terrain de sport. Il faut prendre le temps de regarder ces nombreux spectacles, d’écouter les acclamations et applaudis-sements du public, car on ne le regrettera pas. Sur les trottoirs et le terrain de jeu, des musiciens d’avant-garde entonnent des airs de leur dernier album et des groupes de filles évoluent en déguisement tandis que poètes, rappeurs et artistes des rues lisent à haute voix la « Déclaration d’indépendance artistique ». Le vendredi soir, ce même terrain se transforme en salle de concert à ciel ouvert où viennent jouer les musiciens indépendants, tandis que d’autres se livrent à

des improvisations. Les après-midi de week-end, se tient un marché aux puces où des artistes mettent en vente leurs créations.

Après ce premier échauffement à l’écoute des spectacles de rue, le promeneur est fin prêt pour une incursion dans ce qui fait vrai-ment la fameuse vie culturelle de Hongdae, à savoir ses boîtes de nuit. Les amoureux de danse et de musique ne manqueront pas un passage dans ces établissements pour s’immerger dans leur ambiance tonifiante, car on ne peut pas vraiment dire connaître Hongdae si on n’y a pas fait une halte.

Dans « la fièvre du vendredi », une foule grisée d’alcool et d’en-thousiasme inonde les rues du quartier de Hongdae. Les étran-gers y accourent aussi en nombre pour boire, danser et savourer l’ambiance électrique de ce dernier jour de la semaine. Dès les pre-mières heures de la soirée, les files d’attente s’allongent à l’entrée des clubs où se produisent des groupes de musique à succès et il n’est pas rare d’attendre plusieurs heures avant d’y trouver une place.

Au plus près des artistesEn continuant un peu dans cette rue des clubs, on parvient au

quartier branché de Sangsu-dong, d’origine récente, où le vieux Hongdae poursuit son expansion. Dans des usines désaffectées, de petits cafés offrent leur nid douillet aux côtés d’ateliers d’art variés. Quand on pousse la porte pour y prendre un thé, on s’im-prègne aussitôt de l’ambiance de ce type d’établissement aujourd’hui en plein essor dans le quartier. Nombre d’artistes se sont instal-lés dans ces locaux aménagés et on peut donc découvrir par soi-même à quoi ressemblent ces nouveaux créateurs qui se retrouvent dans les salons de thé pour discuter de sujets et d’autres. Ces lieux accueillent en outre de petites expositions, des films indépendants, des lectures publiques par des poètes et des concerts de groupes indépendants qui donnent à Sangsu-dong cette atmosphère de hall de gare bien particulière que l’on ne retrouve pas dans la zone des établissements de nuit.

Le client de passage pourra y aborder l’un de ces artistes pour lui témoigner l’intérêt qu’il porte à son travail et à ses aspirations artistiques ou -pourquoi pas ? - se lier d’amitié avec lui après toute une nuit passée à converser. Tout en dégustant vin chaud maison et biscuits salés, il passera des moments extraordinaires à bavarder et échanger des plaisanteries hilarantes avec les artistes, qui l’ac-cueilleront sur-le-champ au sein de leur communauté. Si alcool et musique sont pour certains synonymes de relâchement et d’abandon de ses ambitions, ils font partie du décor pour les noctambules de Hongdae, car ce quartier, plus qu’un simple lieu de vie, est un espace ouvert aux rencontres avec le public.

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Dans « la fièvre du vendredi », une foule grisée d’alcool et d’enthousiasme inonde les rues du quartier de Hongdae. Les étrangers y accourent aussi en nombre pour boire, danser et savourer l’ambiance électrique de ce dernier jour de la semaine. Dès les premières heures de la soirée, les files d’attente s’allongent à l’entrée des clubs où se produisent des groupes de musique à succès et il n’est pas rare d’attendre plusieurs heures avant d’y trouver une place.  

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1. Des spectacles en tout genre ont lieu dans la rue qui va du terrain de jeu à une voie dite des « promenades agréables ».

2. Pour les jeunes qui veulent entrer dans les meilleurs clubs de musique, il n’est pas rare d’avoir à attendre plusieurs heures.

3. Le noraebang Su comporte de nombreuses salles donnant sur la rue et comme il se trouve dans un immeuble de verre, les clients qui y chantent et y dansent sont visibles de l’extérieur.

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RUBRIQUE SPÉCIALE 2Une flânerie dans Hongdae, haut lieu de la vie culturelle de Séoul

Kang Young-minArtiste pop

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1. La vocation artistique et l’ouverture d’esprit propres au quartier de Hongdae lui viennent du mode de vie des étudiants des beaux-arts de l’Université Hongik.

2. Dans les années 1990, où le quartier prenait un grand essor, les jeunes artistes qui fréquentaient les cafés et les clubs de musique ont monté différents projets, comme l’enregistrement de l’album Dosirak teukgongdae, dont le titre signifie « groupe de travail du panier-repas » et qui a rassemblé des formations telles que Sanullim et Uhuhboo Band.

3. Par leur atmosphère particulière, les ateliers d’art des origines sont devenus à la mode et ont entraîné l’apparition de nombreux autres, beaucoup plus petits, ainsi que de galeries d’art et de cafés.

L es étudiants des beaux-arts de l’Université Hong-ik ont été le moteur des changements qui allaient faire du quartier ce qu’il est aujourd’hui, c’est-à-

dire le premier centre d’activités culturelles et artis-tiques à l’échelle de la capitale, mais aussi du pays. Après la création de la Faculté des beaux-arts de l’Uni-versité Hongik, en 1961, l’allure décontractée de ses étu-diants aux tabliers tachés par leurs travaux est devenue le symbole de l’atmosphère un peu bohème qui règne à Hongdae. Une fois diplômés, n’ayant pas la moindre intention d’occuper un emploi de bureau, ils restaient dans le quartier afin d’y ouvrir un atelier. Pour ce faire, ces jeunes artistes désargentés se contentaient souvent de louer une partie de garage ou une pièce en sous-sol dans les maisons individuelles qui composaient alors l’essentiel de l’habitat. Comme ils s’y réunissaient sou-vent pour boire, discuter et trouver des idées de projets, les locaux de ce type n’ont cessé de croître et de se mul-tiplier. Plus tard encore, ces mêmes artistes allaient ouvrir des cafés ou des clubs de musique, et Hongdae, devenir un lieu très recherché pour se divertir.

Les cafés et clubs, une pépinière d’artistesC’est dans les années 1980 que s’est affirmée la

vocation particulière du quartier de Hongdae. Dans le même temps, les Jeux olympiques de Séoul et la libéra-lisation des voyages à l’étranger avaient fait de l’opulent quartier d’Apgujeong, situé dans le sud de la capitale, un

paradis de la consommation qu’avaient contribué à créer les fameuses « tribus oranges », ces étudiants de bonne famille de retour en Corée. À l’autre bout de la ville, de jeunes artistes aux sensibilités nouvelles créaient des formes d’activités culturelles inédites, expérimentales et alternatives dont la parfaite illustration fut la première exposition de rue réalisée en octobre 1993 par l’asso-ciation étudiante de la Faculté des beaux-arts. Cette manifestation avait pour but de s’inscrire en faux contre l’hédonisme des « tribus oranges » qui commençaient à envahir le quartier.

Toutefois, la dimension culturelle de Hongdae ne s’est vraiment imposée qu’avec l’apparition de nouveaux espaces de création aménagés par des artistes, tels l’Electronic Café, Oloolo, Baljeonso, un nom qui signi-fie « centrale électrique », et Gompangi, c’est-à-dire la moisissure, pour n’en citer que quelques-uns. Lieux de prédilection des jeunes artistes, ils accueillaient expositions, concerts et autres spectacles provocateurs, progressistes et à petit budget. C’est à cette époque qu’allaient se former l’image et l’esthétique originales qu’évoquent immédiatement le nom de Hongdae dans l’esprit des gens.

Il convient de s’arrêter en particulier sur l’Electronic Café, dont la création en 1988 est due au graphiste Ahn Sang-soo et au sculpteur Gum Nu-ri. En donnant accès aux nouveaux réseaux informatiques, il a été le tout pre-mier cybercafé de Corée et ce faisant, il a contribué à

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l’essor de la vie culturelle du quartier et a permis la mise en œuvre d’applications basées sur la transmission de données. En septembre 1990, voyait ainsi le jour le Com-munications Art Project qui, en faisant dialoguer entre eux des gens vivant à Los Angeles et à Séoul, a peut-être été l’une des premières réalisations au monde à mettre un réseau informatique à la portée du grand public. Lors d’un échange en ligne sur ce support, Ahn Sang-soo allait d’ailleurs faire mention de la créativité et de l’ou-verture d’esprit qui s’expriment à Hongdae.

À contre-courant de l’ordre établi La vie culturelle de Hongdae n’a pu s’épanouir plei-

nement qu’après les changements politiques obtenus par le mouvement pour la démocratie de juin 1987, à savoir la tenue d’élections présidentielles au scrutin direct et la mise en place d’un gouvernement civil dans les années 1990. C’est à peu près à cette époque qu’elle allait prendre une orientation plus résolument musi-cale par rapport aux autres arts. Contrairement à des lieux où prédominait la musique pop coréenne ou étran-gère, les clubs et les cafés qui faisaient leur apparition avaient autre chose à offrir, qu’il s’agisse de rock alter-natif, de musique punk, de reggae ou de musique élec-tronique. Ils allaient dès lors attirer un public situé dans la tranche d’âge des vingt à trente ans, plus cosmopolite ou au contact de cultures étrangères que la génération précédente, et de manière générale, tous ceux qui ne se reconnaissaient pas dans la culture dominante des adultes.

À la contestation politique des régimes militaires des années 1980, succédait donc, dix ans après, la revendication d’une contre-culture par les jeunes. Che-veux ébouriffés et teints en rouge ou en jaune, chaînes portées en guise de ceinture, ils se dressaient contre l’ordre établi et la culture officielle en criant « Taisez-vous ! ». Trouvant un terrain propice à l’art avant-gar-diste et expérimental dans les clubs qui se créaient à Hongdae, ils en ont fait des espaces de culture bien à eux. Dans ces lieux, la frontière entre producteurs et consommateurs se faisait plus ténue et les artistes du moment étaient souvent les clients d’hier. Au contact de leurs pairs, qui partageaient les mêmes idées et sen-timents, les jeunes musiciens cherchaient à affirmer leur différence et en poursuivant cet objectif, ils faisaient acte de création. Ceux qu’ils entendaient dans les clubs leur donnaient envie de monter leur propre groupe de musique punk ou alternative, voire d’exercer une pro-

fession musicale, comme celle de disc-jockey dans un club. J’ai quant à moi été « VJ » au Café Underground, où j’étais chargé de projeter des clips vidéos. À Hongdae, la vie culturelle se caractérisait, à l’époque, l’époque par l’absence de barrières entre producteurs et consom-mateurs. C’était un melting-pot qui faisait se côtoyer toute sorte de gens dont l’influence réciproque stimulait la créativité. Un à un, s’ouvraient de nouveaux cafés où voyaient le jour une multitude de projets culturels.

De la subculture à l’ouverture d’espritAvec le passage au nouveau millénaire, Hongdae

s’est fait largement accepter par le grand public. Le marché aux puces qui se tient sur le terrain de jeu situé en face de l’Université Hongik depuis 2002, année de la Coupe du monde de football coorganisée par la Corée et le Japon, en est une bonne illustration. Placé sous le signe de l’art, il attire la participation d’artistes à pro-prement parler, mais aussi de toute personne souhai-tant vendre des œuvres d’art ou des objets artisanaux de sa création. Loin de se limiter au commerce de pro-duits, il se veut également un « marché de culture » où disparaît le clivage entre art et vie quotidienne, artiste et public. Cette autre façon de produire et consommer de la culture n’a pas manqué de séduire. Actuellement, se dessine ainsi une tendance à prolonger les activités noc-turnes pendant la journée pour diversifier la fréquenta-tion.

Depuis près de dix ans, le quartier de Hongdae connaît, de jour comme de nuit, une grande animation qui s’explique peut-être par la présence, dans certaines rues, de nombreux cafés proposant des brunchs. Le public s’étant familiarisé avec l’art d’avant-garde, la vie qui anime ce lieu a pris un caractère toujours plus com-mercial et n’est plus exclusivement centrée sur l’art et la musique, mais accorde aussi une place à la cuisine, à la mode et au shopping. Il suffit que des blogueurs affichent des messages sur les derniers restaurants branchés et lieux de rendez-vous pour que le public s’y rue et que, par le bouche à oreille, se crée leur réputa-tion. On pourrait certes déplorer que la vocation cultu-relle première du quartier de Hongdae soit sacrifiée sur l’autel du commerce, de la nourriture et de l’alcool, mais le fait est qu’il se trouve actuellement en phase de tran-sition et que de la subculture née de ses origines margi-nales, est en train de naître une nouvelle culture domi-nante à l’esprit plus ouvert.

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1, 3. C’est en octobre 1993 que l’association étudiante de la Faculté des beaux-arts de Hongik a organisé une première exposition des arts de la rue et depuis lors, elle continue de faire sortir l’art des galeries pour le mettre à la portée du public.

2.Si d’aucuns s’inquiètent de la commercialisation croissante de Hongdae, la culture alternative y est toujours vivante en termes de production et de consommation.

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À Hongdae, la vie culturelle se caractérisait, à l’époque, par l’absence de bar-rières entre producteurs et consommateurs. C’était un melting-pot qui faisait se côtoyer toute sorte de gens dont l’influence réciproque stimulait la créativité. Un à un, s’ouvraient de nouveaux cafés où voyaient le jour une multitude de pro-jets culturels.

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Du militant étudiant au patron de club Ha Bak-guk : Le nom Bbang ne voudrait pas dire, ici « pain »

[bbang], affirme-t-on, mais « cellule de prisonnier » [gambbang].Kim Yeong-deung : Quand j’étais à l’université, j’étais ce que

l’on appelle un contestataire. En 1989, j’ai figuré sur la liste des per-sonnes recherchées par la police et j’ai même passé quelque temps en prison.

Ha : Vous seriez donc un militant étudiant reconverti à la gestion de club de musique live ?

Kim : Quand j’ai fini mes études, je suis resté très actif au sein de plusieurs organisations étudiantes : j’apprenais à lire et à écrire à des gens dans des cours du soir pour personnes âgées, je travaillais à la création d’une petite bibliothèque de village pour que les habitants puissent emprunter des livres et je passais du temps avec de jeunes artistes. C’est en 1996 que j’ai commencé à fréquenter Hongdae et, à partir de là, je me suis impliqué dans différents projets, comme les concerts appelés « courses souterraines » que les clubs du quartier organisaient régulièrement, ou l’édition du magazine culturel clan-destin Fanzine Gong. À peu près à cette époque, j’ai repris le Bbang. Avec des amis, nous avions appris que les propriétaires cherchaient un repreneur, alors nous avons mis de l’argent en commun pour l’acheter, ce qui a été fait en janvier 1998.

Ha : Je me suis laissé dire qu’il y avait eu un premier Bbang en 1994, près de l’entrée de l’Université féminine d’Ewha.

Kim : Celui-là s’appelait Café Bbang et c’était plutôt un espace culturel polyvalent où avaient lieu des expositions, des pièces et de la danse, entre autres spectacles. Les jeunes créateurs qui travaillaient dans la musique, le cinéma ou les beaux-arts avaient la possibilité de s’essayer à plusieurs disciplines, tout en s’immergeant dans l’atmos-phère du quartier de Sinchon. Le Café Bbang était un endroit aux mul-tiples fonctions, un lieu d’ouverture se prêtant à la réalisation de tous les objectifs. À partir de 2004, après s’être déplacé à Hongdae, il s’est concentré sur l’activité de club de musique live. Il n’empêche qu’il y règne encore l’ambiance du bon vieux temps de Sinchon.

De Sinchon à Hongdae Ha : Autrement dit, le Bbang a évolué pour s’adapter à l’environ-

nement indépendant de Hongdae.

RUBRIQUE SPÉCIALE 3 Une flânerie dans Hongdae, haut lieu de la vie culturelle de Séoul

Kim Yeong-deung possède la double casquette de propriétaire de club de musique live, en l’occurrence le Bbang, qui est l’ancêtre de tous ceux existant à Hongdae, et de directeur d’un centre de création et d’art du quotidien, dont les activités sont liées au marché d’art Free Market qui se tient chaque semaine en face de l’Univer-sité Hongik. Sa fréquentation du quartier date du temps où iil n’était, selon lui, qu’un « péque-naud » d’une vingtaine d’années, alors nul doute que le quadragénaire d’aujourd’hui fait partie des anciens, mais quelles sont exactement ses attaches avec ce lieu ?

KIM YEONG-DEUNG

UN ANCIEN DE HONGDAE QUI ENTRETIENT L’ESPRIT INDÉPENDANT

UN ANCIEN DE HONGDAE QUI ENTRETIENT L’ESPRIT INDÉPENDANT Ha Bak-guk Président de la société Young, Gifted and Wack

Cho Ji-young Photographe

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Kim : Quand on y réfléchit bien, c’est effectivement ce qui s’est passé. En le reprenant, j’ai voulu en faire un lieu dédié à la musique, sûrement parce qu’au départ, c’est elle qui m’a fait connaître Hong-dae. Je voulais aussi que ce soit un endroit de rencontre entre artistes d’univers différents. Je m’étais fixé ces deux buts, mais dès que nous avons ouvert, c’est celui du live club qui a pris le dessus. Pendant plus de cinq ans, nous avons quand même projeté des films avec la coopération de l’Association pour la vidéo et le film indépen-dants coréens.

Ha : Le Bbang a beau se trouver à Hongdae, il n’est pas tout à fait comme les autres clubs, qui sont pour la plupart spécialisés. Comme il se veut avant tout actuel, sans considération de genre musical, il attire forcément des artistes très différents. Beaucoup de musiciens sont donc passés chez vous. D’ailleurs, je trouve que vos trois compilations d’enregistrements sont à elles seules une anthologie de la musique indépendante coréenne.

Kim : Je me rappelle la sortie du premier album, en 1999. À cette époque, les compilations de musique indépendante étaient très répandues. De notre côté, nous voulions tout simplement enregis-trer les concerts que les groupes donnaient surtout chez nous, sans trop savoir comment procéder. Pour le faire en bonne et due forme, il fallait un studio, mais nous n’avions pas assez d’argent pour en louer un, alors nous avons acheté du matériel supplémentaire et nous avons enregistré sur place, d’une seule prise. À nos yeux, il était important qu’il reste une trace des concerts donnés par les musi-ciens de club les plus productifs de l’époque.

Ha : De plus en plus, la survie des lieux de vie culturelle semble poser problème dans le quartier. Qu’en est-il du Bbang ?

Kim : Pour les clubs de musique live, la situation n’est pas trop mauvaise. Autrefois, je payais le loyer du local avec l’argent que je gagnais ailleurs, mais ces jours-ci, il y a vingt à quarante specta-teurs par concert, alors les recettes suffisent. Et puis, comme nous sommes en sous-sol, le loyer est relativement moins cher. Pour tenir un club de musique live, le plus important est de faire un bon choix de programmation. On ne peut pas se contenter de maintenir un équi-libre. Il faut sans cesse créer et produire de la valeur. De ce point de vue, on peut dire que le Bbang est lui aussi en récession. Ces jours-ci, nous sommes toujours à la recherche de nouveaux concepts pour nos concerts. Nous ne louons pas notre local et nous organisons les spectacles nous-mêmes. Mais leur déroulement est un peu figé, avec en première partie les fidèles du club, puis les nouveaux arrivants. Il faudrait peut-être introduire des changements dès la program-

mation… Il est grand temps d’agir, mais l’énergie me manque, en ce moment, alors les choses changent en paroles, mais pas en actes.

D’un haut lieu de la vie nocturne à un endroit agréable le jour Ha : Vous avez beau affirmer le contraire, nous savons bien à quel

point vous vous démenez pour le Bbang, comme pour le Free Mar-ket dont vous vous occupez le week-end. Aujourd’hui, il est mani-feste que ce marché d’art attire toujours plus de gens à Hongdae, de sorte que la fréquentation du quartier est tout aussi importante le jour que la nuit, d’où la remise du troisième Prix des arts et de la culture de Hongdae qui a récompensé cette manifestation.

Kim : En 2002, juste avant la Coupe du monde de football, le Forum culturel de Hongdae-Sinchon a été créé et par suite, le Free Market qui participait de cette initiative. Quand celle-ci a pris fin, en même temps que la manifestation sportive, je voulais que le Free Market continue et, dans ce but, j’ai donc fondé le Centre de création et d’art du quotidien. Comme il regroupe surtout des artistes débu-tants, je me suis dit qu’il manquait un cadre à l’intérieur duquel tous puissent travailler ensemble, afin que leur participation ne se limite pas à des interventions ponctuelles. Il fallait aussi mettre à leur dis-position les lieux nécessaires à cette activité. C’est ce qui m’a donné l’idée du Saekey, l’Espace de création et d’art du quotidien, et de la Key, la Boutique de création et d’art du quotidien. Le premier est une sorte de madang [espace ouvert] où les artistes se réunissent pour travailler et organiser des expositions collectives. Le deuxième est un espace commercial permanent qui permet de retrouver les pro-duits vus sur le Free Market.

Ha : Qu’est-ce qui vous pousse à poursuivre ces activités ?Kim : Ce sont la passion et l’énergie qui m’animent encore. Je

ne suis pas forcément bon dans ce que je fais, mais je suis entouré de gens formidables... Quand se tarira la source des musiciens qui viennent au Bbang, le moment sera venu de mettre la clé sous la porte. Nous ne leur demandons pas de se produire ici ; nous nous contentons de fournir une scène à ceux que cela intéresse, puis nous travaillons avec eux. Ce sont eux qui m’incitent à aller de l’avant. Nos rapports et l’influence que nous avons les uns sur les autres sont fondés sur des sensibilités communes.

Ha : Avez-vous des projets ? Kim : Je voudrais faire en sorte que Bbang soit source de motiva-

tion et d’encouragement pour les nouveaux talents. Pour créer cette sorte d’écosystème sur des bases autonomes et durables, le Centre de création et d’art du quotidien est en train de mettre en place des réseaux qui semblent fonctionner plutôt bien.

« Je ne suis pas forcément bon dans ce que je fais, mais je suis entouré de gens formidables... Ce sont eux qui m’incitent à aller de l’avant. Nos rapports et l’influence que nous avons les uns sur les autres sont fondés sur des sensibilités communes ».

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14 KOREANA Winter 2014

Les clubs de musique live de Hongdae accueillent les spectacles pleins d’inventivité de musiciens indépendants qui se cherchent constamment sur le plan artistique.

D’un point de vue purement visuel, Hongdae ne diffère pas vraiment des

autres quartiers où se concentre la vie culturelle de Séoul et comme

ailleurs, on y trouve quelques immeubles à l’architecture intéressante.

Pour comprendre à quoi tient son charme, il faut plutôt se le représenter

comme le « quartier du son », car c’est bien lui qui fait sa spécificité. Si

vous y êtes en balade, fermez les yeux et ouvrez grand vos oreilles pour

vous immerger dans l’ambiance des rues et vous en griser, comme se

propose de le faire cet article en partant à la recherche d’impressions

sonores !

RUBRIQUE SPÉCIALE 4

Une flânerie dans Hongdae, haut lieu de la vie culturelle de Séoul

Seong Gi-wan Poète et musicien indépendant

Cho Ji-young, Lim Hark-hyoun Photographe

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ARTS ET CULTURE DE CORÉE 15

À Séoul, la création d’une deuxième ligne de métro a méta-morphosé le « quartier des universités » de Sinchon. On était en 1984 et un premier grand magasin allait y faire son

apparition, suivi de boutiques de mode qui envahiraient peu à peu les rues menant à l’Université féminine d’Ewha. Quand il y a eu pléthore, les commerces ont commencé à déborder sur le quartier voisin de Hongdae, qui avait été préféré comme futur axe d’aménagement commercial à celui de l’Université Sogang, pourtant plus proche du centre de Sinchon et de ses universités Yonsei et féminine d’Ewha, notamment en raison de la présence d’une nouvelle station de métro le rendant plus accessible. Il était donc plus susceptible d’attirer une fréquentation jeune, en particulier par les étudiants de Sinchon, en favorisant l’essor de toute une activité artistique indépendante née dans les cafés rock de ce quartier au milieu des années 1980.

Des cafés rock aux scènes indépendantesEn 1994, ouvrait ses portes, en face de l’Université Hongik, un club

de musique punk, nommé alors Drug et aujourd’hui DGDB, qui allait jouer un rôle important dans l’épanouissement de la musique indé-pendante. À cette époque, il n’y avait pas, dans cet établissement,

de distance entre musiciens et spectateurs et les premiers descen-daient parmi les seconds qui dansaient, s’élançaient sur la scène et faisaient à leur tour le spectacle. Ces concerts ont suscité bien des vocations dans le public jeune et les adeptes du style punk ont pris l’habitude de se tenir à plusieurs devant la porte. S’ils se livraient parfois à des provocations, celles-ci n’étaient jamais agressives et se limitaient à de petites plaisanteries bon enfant. Les plus aisés d’entre eux se mettaient à la planche à roulettes, qui était encore inconnue en Corée. Ainsi, Drug est peu à peu devenu le lieu de prédilection des jeunes musiciens se revendiquant de cette « tendance DIY » à laquelle avait donné naissance la vogue du rock alternatif au début des années 1990. En accueillant des groupes aussi importants que Crying Nut et No Brain, il allait s’imposer en tant que premier éta-blissement coréen de musique punk. Ces musiciens se produisaient en concert dans d’autres clubs tels que Spangle ou Jammers, dont l’héritage allait être repris par ceux qui s’installeraient plus tard à Hongdae.

Les Jeux olympiques de Séoul et la Coupe du monde de football, qui se sont respectivement déroulés en 1988 et 2002, ont entraîné une évolution importante pour les clubs de musique de Hongdae. Un

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Les manifestations culturelles variées qui ont lieu dans tout le quartier, débordant sur la rue et dans les clubs de musique, font de Hongdae le lieu de prédilection de ceux qui apprécient la liberté d’esprit.

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ARTS ET CULTURE DE CORÉE 17

climat de plus grande ouverture sur le monde et de démocratisation de la culture allait favoriser une expérimentation musicale variée qui remettait en question l’essence même du style propre à Hongdae. Les établissements où se produisaient les formations les plus en pointe de cette musique pop expérimentale avaient pour nom Elec-tronic Cafe, celui-ci étant resté ouvert trois ans, après son ouverture en mars 1988, et parmi ceux qui lui ont emboîté le pas, Baljeonso (centrale électrique) et Hwanggeum tugu (casque d’or), ou encore Gompangi (moisi), que tenait le chanteur vedette Kim Hyeong-tae, un transfuge du groupe Hwang Sin Hye. L’univers musical des clubs de Hongdae a acquis une capacité remarquable à assurer sa conti-nuité grâce à l’énergie de la jeunesse dont regorgeaient les clubs de musique punk et aux initiatives de quelques adeptes de l’art expéri-mental ou d’avant-garde.

Jeux olympiques de 1988, Coupe du monde de football et prolifération des clubs de musique

La Coupe du monde de football qui s’est déroulée en par-tie en Corée, en 2002, n’a fait qu’ouvrir davantage au public ces fameux clubs de Hongdae autrefois réservés à un petit nombre d’initiés. À chaque match, la foule des supporteurs qui envahis-sait la place de Séoul trouvait dans ces établissements un exu-toire à ses débordements d’enthousiasme et sous l’effet conju-gué de ces deux ambiances, elle s’enflammait. Pour la « Journée des clubs », qui avait régulièrement lieu bien avant cette mani-festation sportive, le quartier est devenu le point de ralliement des jeunes unis par une même sensibilité. C’était l’époque où les clubs de DJ poussaient comme des champignons dans les rues qui vibraient au rythme des basses de la musique techno. Ils se succé-daient dans celle dite « du parking », devant la Centrale électrique Dangin-ri et jusqu’à la station Hapjeong. Leurs emplacements dessinaient une certaine carte musicale de la ville qui par-delà Hongdae, s’étendait aux quartiers voisins de Hapjeong-dong, Man-gwon-dong et Yeonnam-dong.

Cependant, l’activité qui fait de Hongdae le « quartier du son » ne se déroule pas seulement dans les clubs, mais aussi dans la rue et ses spectacles plein de vie. Il s’en donne en effet beaucoup car, pour les musiciens de rue, Hongdae est un véritable paradis où le terrain de jeu situé en face de l’Université Hongik tient souvent lieu de scène. Par beau temps, ces artistes indépendants ont l’occasion d’y rencon-

trer le public et de lézarder au soleil en grattant nonchalamment leur guitare. En entendant leurs rythmes entraînants, les passants s’ar-rêtent un instant pour profiter de ces spectacles de rue qui sont un véritable régal pour les yeux et les oreilles. Quel musicien indépen-dant, moi y compris, ne s’y est pas produit et, pour tout vous avouer, n’y a pas dormi à la belle étoile après des heures à la guitare et bien des verres de makgeolli [vin de riz non raffiné] pour se réveiller au petit matin en sentant la rosée mouiller son front ? Si ce terrain de jeu et la maison de retraite qui le jouxte n’ont en eux-mêmes rien d’extraordinaire, ils sont transformés par la musique qui y résonne et en l’écoutant, le passant se prend à espérer de tout cœur que ses jeunes interprètes voient un jour leurs rêves se réaliser.

Ces derniers temps, Hongdae semble se détourner de sa margi-nalité d’origine pour élargir ses horizons musicaux. Il accueille tou-jours plus de clubs spécialisés dans un genre donné, comme la pop, la techno et ses raves où l’on fait la fête et l’on danse sur les mixages des DJ, le hip-hop ou la musique dance coréenne des années 1990 et suivantes. Aux confins de ses quartiers centraux aujourd’hui assez commerciaux, un « Hongdae off » se consacre encore à une produc-tion musicale variée témoignant de la vocation confirmée du quartier dans ce domaine.

Un périple du son qui dure jusqu’au petit matinÀ Hongdae, la nuit est le moment privilégié où se révèlent vrai-

ment les sonorités bien particulières du quartier, quand leur cède la place le tumulte de la journée, et à force d’errer à leur poursuite au long des rues, il arrive de perdre la notion du temps et d’avoir la surprise de voir le soleil se lever. Ce doit être aussi le cas des nom-breux jeunes qui attendent le bus de 5h30 pour s’en retourner. Il faut avoir vu ces sorties de clubs matinales où l’ivresse et la fatigue n’ont pas encore chassé la magie du son envoûtant qui retentit encore aux oreilles, ce son qui n’existe que par ses vibrations et se propage dans l’air, créant l’atmosphère d’un lieu. Son partage suppose donc celui de l’air et du souffle de la respiration collective et il se pourrait bien que Hongdae soit le seul endroit de Corée où il est donné d’en faire l’expérience en se pénétrant de sensations. Et peut-être ces vibra-tions, aussitôt apparues, sont-elles appelées à disparaître tout aussi vite, mais leur écho, en continuant de chatouiller agréablement la mémoire auditive, invitera à refaire encore et toujours le pèlerinage.

Pour les musiciens de rue, Hongdae est un véritable paradis où le terrain de jeu qui se trouve en face de l’Université Hongik tient souvent lieu de scène. Par beau temps, ces artistes indépendants ont l’occasion d’y rencontrer le public et de lézarder au soleil en grattant leur guitare. En entendant leurs rythmes entraînants, les passants s’arrêtent un instant pour profiter de ces spectacles de rue qui sont un véritable régal pour les yeux et les oreilles.

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Il y a des tas de bonnes raisons de venir à Hongdae. Certains fréquentent les clubs en quête de distractions ou les cafés pour s’accorder un moment de détente, tandis que les artistes cherchent l’inspiration dans les rues, alors où les uns et les autres

posent-ils leurs marques ?

RUBRIQUE SPÉCIALE 5 Une flânerie dans Hongdae, haut lieu de la vie culturelle de Séoul

Jung Ji-yeonRédactrice en chef du Street H Magazine

Cho Ji-youngPhotographe

Le rendez-vous des noctambules Pour ce qui est des clubs de musique,

Hongdae n’a incontestablement pas son pareil à Séoul. Ils sont regroupés sur une petite zone bien délimitée et les prix y sont plus abordables en comparaison de ceux pratiqués à Apugujeong-dong ou Cheong-dam-dong, qui respirent le luxe, mais avant tout, disons qu’ils attirent une clientèle plus jeune et plus branchée.

S’ils connaissent aujourd’hui un tel suc-cès, c’est grâce à la « Journée des clubs »,

qui, le dernier vendredi du mois, depuis sa création en 2001, permet aux amateurs de ces établissements d’en fréquenter ce jour-là jusqu’à vingt dans la nuit en ne payant l’entrée que dans le premier où ils se rendent. Cette initiative unique en son genre dans le pays attire en nombre les habitants de Séoul, qu’ils soient ou non coréens. Lors de la Coupe du monde de football de 2002, l’habitude qu’ont prise les supporteurs coréens de descendre en masse dans la rue à chacun des derniers matchs a fait naître

un goût de la fête qui a été pour beaucoup dans la réussite de la Journée des clubs. Malheureusement, suite au refus des plus grands de ces établissements de répartir la recette à parts égales entre les participants à cette manifestation, celle-ci a officielle-ment pris fin après son édition de 2011, au terme de dix années d’existence.

Hongdae n’en demeure pas moins un lieu de vie nocturne particulièrement apprécié, avec ses vingt clubs de musique dont les plus connus se nomment nb2 et M2. Le nb2,

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ARTS ET CULTURE DE CORÉE 19

qui figure parmi les premiers du quartier par l’année de sa création comme par ses dimensions, a de quoi satisfaire les goûts les plus éclectiques grâce à une programma-tion musicale qui va du hip hop des années 1990 à ses versions électroniques les plus récentes. Propriété de la société YG Enter-tainment, il accueille souvent des présen-tations d’albums assurées par les artistes de cette agence. Le club M2 existe quant à lui depuis déjà dix ans, puisque c’est en mai 2004 qu’il a ouvert ses portes grâce aux

fonds mis en commun par plusieurs clubs spécialisés dans la musique électronique. Pourvu de trois bars et d’une immense piste de danse, il invite souvent des musiciens ou DJ étrangers à se produire dans ses locaux, ce qui attire invariablement une foule de clients.

Outre les clubs, Hongdae offre beaucoup d’autres possibilités de sorties nocturnes. La première qui vient à l’esprit est d’aller au Gopchang Jeongol. Comme ne l’indique pas son nom désignant un ragoût de tripes

de bœuf, il ne s’agit pas d’un restaurant, mais d’un bar vieux de plus de vingt ans qui a la particularité de ne diffuser que de la musique exclusivement issues de vinyles 33 tours. Il possède plus de cinq mille de ces albums, dans un répertoire de musique pop coréenne des années 1950 à 1980 dont les interprètes les plus souvent écoutés sont Shin Joong-hyun, Kim Choo-ja, Sanullim, et Songgolmae, qui représentent le rock psy-chédélique des années 1970. Sa notoriété s’étend par-delà les frontières puisque des

1, 2. Sur la vingtaine de clubs de musique que compte le quartier, les plus en vogue sont le nb2 (ci-contre et ci-dessous) et le M2.

3. Le bar Gopchang Jeongol a la particularité de ne diffuser que de la musique pop coréenne sur 33 tours vinyle. Des musiciens étrangers aussi célèbres que MGMT, Beiruit et Mogwai s’y rendent fréquemment après s’être produits en concert.

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© M2

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musiciens étrangers aussi célèbres que MGMT, Beiruit et Mogwai s’y rendent fré-quemment après s’être produits en concert.

Il faut aussi citer le noraebang Su, dont le succès est révélateur du goût prononcé des Coréens pour la musique. Ouvert 24 heures sur 24, ce karaoké géant comporte de nombreuses salles donnant sur la rue et, comme il se trouve dans un immeuble de verre, les clients qui y chantent et y dansent sont visibles de la rue.

Les amateurs de café Le nombre de cafés que compte Hongdae

est exceptionnellement élevé, même pour un quartier de Séoul, ce qui s’explique peut-être par son importante population d’ar-tistes, de musiciens et de concepteurs, mais aussi par l’étendue du lieu, qui regroupe en réalité plusieurs quartiers administra-tifs appelés Seogyo-dong, Donggyo-dong, Sangsu-dong, Hapjeong-dong et Yeon-nam-dong. Nombre des établissements qui s’alignent dans leurs rues appartiennent toutefois à de grandes chaînes telles que Starbucks ou Coffee Bean et, pour s’impré-gner de l’authentique atmosphère de Hong-

dae, mieux vaut choisir le petit café du coin. Hongdae est divisé en deux selon un

axe est-ouest que l’on peut faire partir de l’entrée principale de l’Université Hongik. À gauche de cette ligne, les cafés les plus fré-quentés se situent à proximité du Théâtre Sanwoollim et jusque dans celui-ci, puisque le Sukara, le premier « café bio » du quar-tier, se trouve au rez-de-chaussée de cet établissement où En attendant Godot a été représenté pour la première fois en Corée. Son nom est la transposition phonétique japonaise du mot coréen « sutgarak » qui signifie « cuillère ». Le gérant et proprié-taire en est Kim Su-hyang, un Japonais d’origine coréenne de deuxième généra-tion qui a décidé d’ouvrir cet établissement après avoir pris conscience de l’importance de l’agriculture biologique et du commerce équitable. La cuisine y est exclusivement à base de produits provenant de coopéra-tives agricoles ou d’exploitations pratiquant l’agriculture biologique et des dégustations de nourriture macrobiotique sont parfois proposées au public. Kim Su-hyang met aussi des produits en vente sur le « Marché @ » (www.marcheat.net) qui se tient dans le

1. Premier « café bio » du quartier, Sukara régale ses clients par une cuisine saine composée d’ingrédients choisis avec soin.

2. Tenu par un musicien, le Café Yiri sert de lieu de rencontre à des romanciers, poètes, musiciens et critiques, outre qu’il accueille des spectacles et manifestations culturelles.

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© Sukara

quartier de Hyehwa-dong. C’est dans l’une des rues adjacentes

au Théâtre Sanwoollim qu’a été en partie tourné Coffee Prince 1, un feuilleton télé-visé à succès diffusé en 2007. La maison d’autrefois transformée en café qu’il avait pour décor a continué d’assurer ce com-merce une fois les prises de vue terminées. Accrochés au mur, on y voit les portraits des acteurs dont les admirateurs chinois ou japonais viennent souvent prendre des pho-tos souvenirs.

En poussant un peu plus vers l’est, par la rue qui va de la station de métro Sangsu à la Centrale électrique Dangin-ri, on arrive au Café Yiri, qui propose lectures à voix haute d’œuvres littéraires, rencontres avec des écrivains, petits concerts et autres mani-festations culturelles. Cet établissement appartient à un musicien, qui l’exploite éga-lement, mais outre ceux qui le sont aussi, il attire des romanciers, poètes, critiques et autres artistes. Très tard le soir, on peut y assister à un bœuf. À deux pas de là, se trouvent deux autres cafés contigus qui méritent d’être connus. L’un d’eux est l’An-thracite, qui a élu domicile dans une usine

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de chaussures désaffectée, après sa réno-vation. Cet imposant spécimen de l’archi-tecture industrielle a aussi imprégné de son ambiance particulière l’une des scènes du film Cyrano Agency qui y a été tour-née. Le second établissement se nomme Mudaeruk, ce qui signifie en coréen « conti-nent mythologique ». Sur deux niveaux, il accueille différentes activités, dont les concerts que des groupes indépendants donnent le week-end sur la scène située au sous-sol et la consommation de bois-sons dans le café du rez-de-chaussée, où se déroulent également des manifestations culturelles comme la foire de l’édition indé-pendante. Le premier étage de l’immeuble est occupé par des bureaux et sur son toit en terrasse, des femmes célibataires du quartier ont aménagé un jardin dont elles assurent également l’entretien.

La quête d’inspiration artistique À Hongdae, comme dans quelques autres

quartiers de Séoul, se concentrent aussi un grand nombre d’établissements du secteur

de l’édition. Il y est abondamment représenté par des maisons d’édition, les bureaux de la rédaction de magazines divers, des studios de concepteurs et des imprimeries, mais se distingue aussi par la présence de librai-ries alternatives. L’une d’elles se nomme Your Mind et dans ses locaux situés non loin du Théâtre Sanwoollim, elle assure la vente d’œuvres d’art et de documents auto-publiés très divers, tant coréens qu’étran-gers. Ce lieu est unique en son genre, avec ses impressionnants rayonnages en bois qui s’élèvent jusqu’au plafond en emprun-tant la forme d’un toit pointu et ses chats qui semblent accueillir le client à son arrivée. Tous les ans, s’y déroule une fête accompa-gnée d’un marché dit Unlimited Edition, qui permet de vendre directement ses propres publications, mais aussi des albums musi-caux, objets et autres produits en tout genre.

Toujours en matière de cafés, l’un des grands repères de Hongdae, le KT&G Sang-sang Madang, se trouve près du principal parking public du quartier. Le week-end, on peut s’y asseoir pour regarder passer les

gens ou attendre quelqu’un. Par son profil incurvé, cet immeuble en verre et béton nu fait penser à un papillon sortant du cocon pour s’envoler. L’établissement qu’il abrite a pour vocation d’offrir un espace culturel polyvalent, avec son cinéma d’art et d’es-sai et une salle de concert pour groupes indépendants en sous-sol, une boutique de cadeaux proposant de nombreux articles au rez-de-chaussée et ses galeries accueil-lant toute sorte d’expositions aux premier et deuxième étages.

Enfin, les amateurs d’intérieurs meu-blés à l’ancienne porteront leur choix sur le aA Design Museum de Kim Myung-han, qui tient ce café depuis son retour d’un périple européen de vingt années au cours duquel il a déniché des meubles et lampes d’autre-fois. Entre autres objets disposés au hasard dans la salle, on remarquera un réverbère des années 1920 provenant des berges de la Tamise, des éclairages conçus par Tom Dixon et des chaises signées par Charles et Ray Eames.

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© K

T&G Sangsang M

adang

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1, 2.Le KT&G Sangsang Madang est un espace culturel polyvalent qui abrite un cinéma d’art et d’essai, une salle de concert pour groupes indépendants, une boutique de cadeaux et des galeries. Sa forme caractéristique en fait souvent un lieu de rendez-vous aisément reconnaissable.

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Autrefois peuplé d’artistes désargentés qui menaient la vie de bohème, le quartier londonien de Soho connaît aujourd’hui l’intense activité qu’apportent grands magasins, galeries et restaurants. Quant à celui de Brooklyn, qui en était autrefois l’équivalent new-yorkais, après avoir accueilli les artistes chassés de Manhattan par la cherté des loyers, il a depuis pris l’allure d’un luxueux quartier résidentiel, et c’est précisément ce qui semble se passer à Hongdae, ces derniers temps. La flambée des loyers y a poussé les petits commerçants à fermer boutique pour s’établir dans des quartiers plus excentrés tels que Sangsu-dong, Hapjeong-dong et, dernièrement, Yeonnam-dong, l’incontournable destination du tourisme branché.

Il s’étend au sud de l’élégant quartier résidentiel de Yeonhui-dong et a, un temps, fait figure de Chinatown local, du fait des nombreux Chinois d’origine coréenne qui l’habitaient. Proche de Hongdae, tout en proposant des loyers assez raisonnables, il allait attirer nombre d’artistes et jeunes entrepreneurs désireux de s’installer. Sa principale curiosité est une ruelle où se tient un marché, dit de Dongjin, et, si celui-ci a vu sa fréquentation considérablement baisser, l’artère qui le traverse accueille toujours plus de

restaurants très tendance où les clients affluent, le week-end. Ils ont pour nom TukTuk Noodle Thai, Café Libre ou Himeji, qui est celui d’un restaurant japonais, et côtoient de minuscules galeries d’art, bars et autres établissements de restauration. Sur le vieux marché, est aussi apparue une coopérative d’œuvres sociales qui dispose d’un bail de longue durée, pour assurer la vente directe de denrées en provenance des quatre coins du pays.

Le quartier engage aussi à d’intéressantes créations d’entreprises, comme celle d’Eojjeoda gage, dont les huit boutiques ont pris place dans une maison d’autrefois rénovée, et qui réunit en une même entité un lieu de vie communautaire, un élégant espace commercial et un projet architectural à caractère expérimental. Un bar à whisky pur malt, une pâtisserie spécialisée dans les tartes, un café et salon, un salon de coiffure et un atelier d’artisanat y sont gérés selon les principes du partage des ressources et du commerce équitable. En consommant un délicieux sandwich, de la glace pilée au haricot rouge dite bingsoo, un café ou un whisky pur malt dans ce lieu plein d’inventivité, on connaîtra la joie du partage ou le plaisir de loisirs en compagnie.

© Living & Art Creative Center

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DOSSIERS

Histoires contées par Namhansanseong, Le royaume de Joseon fut appelé « nation des forteresses » en rai-son de ses nombreux ouvrages de fortification qui se divisaient en sanseong, eupseong et doseong, c’est-à-dire, respectivement, les forteresses de montagne où l’on se réfugiait en cas de péril grave, les remparts entourant villes et villages et leur version plus imposante réservée à la défense de la capitale. Des trois, ce sont les premières qui conservent le plus de traces des guerres de jadis et nous allons donc écouter ce qu’a à nous dire celle de Namhansanseong, que l’UNESCO vient d’inscrire en juin dernier sur sa liste du Patrimoine mondial.

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forteresse du Patrimoine mondial de l’UNESCO

Lee Kwang-pyo Journaliste au DongA Ilbo

© N

amhansanseong Culture &

Tourism Initiatives, G

yeongi Cultural Foundation

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P our les Coréens, Namhansanseong rappelle amèrement la défaite, suivie de capitulation, qu’essuya le roi Injo (r. 1623-1649) contre l’envahisseur chinois des Qing qu’il tentait de

repousser.C’est plus exactement au mois de décembre 1636 que l’Empire

du Milieu lança à l’assaut de Joseon une armée forte de 130 000 hommes, lesquels, après avoir franchi le Yalu, s’emparèrent en à peine cinq jours de Hanyang, sa capitale, et que rien ne semblait pou-voir arrêter. Peu avant que la ville ne tombe, le prince héritier prit la fuite pour chercher refuge à Ganghwa, de sorte que, la route menant à cette île ayant été aussitôt coupée, le roi et ses ministres furent contraints de s’abriter derrière les murs de Namhansanseong. Les troupes des Qing ne tardèrent pas à mettre le siège devant la ville, mais elles se heurtèrent pendant quarante-sept jours à la résistance acharnée des 15 000 soldats qui avaient suivi le roi et ses fonction-naires dans leur fuite. À la fin du mois de janvier suivant, le monarque dut se résoudre à sortir de la forteresse et il déposa les armes sur le quai de Samjeondo, qui se trouvait dans l’actuel quartier séoulien de Jamsil. Au nom du royaume, il fit serment d’allégeance aux Qing en s’engageant à leur payer tribut et cette scène restera à jamais gravée dans la mémoire collective par l’humiliation et la tragédie terribles qu’elle représenta pour le pays.

Un rempart de la nation qui a connu la gloire et le déshonneur

C’est à l’époque des Trois Royaumes que débute la construction de murailles en terre, plus précisément en l’an 672, après que celui de Silla eut réalisé l’unité nationale et pris possession du bassin du Han. Ainsi prit forme cet ouvrage défensif qui, pour le royaume domi-nant de Silla, fournissait un moyen de chasser ses alliés d’hier, les Tang, lesquels représentaient le dernier obstacle à l’unification du pays. Édifié sur des hauteurs, il avait pour but de préserver le nord du pays des incursions des Tang, mais il allait aussi jouer un rôle décisif, sous le royaume de Goryeo, dans la double défaite que celui-ci infligera aux Mongols en 1231 et 1232.

Il faudra attendre le XVIIe siècle pour que le royaume de Joseon fasse reconstruire les murailles en pierre. L’initiative en revenait au roi Gwanghaegun (r. 1608-1623) qui fit élever ces fortifications, à par-tir de 1621, pour protéger la partie nord et la capitale du pays des attaques des Jurchens, l’ethnie fondatrice de la dynastie des Jin pos-térieure. Après un arrêt temporaire du chantier, les travaux reprirent en 1624, l’année de l’accession au trône du roi Injo, et prirent fin deux ans plus tard. S’étendant sur une distance d’environ huit kilomètres, elle allait accueillir la garnison chargée d’assurer la défense de la capitale en parallèle avec Bukhansanseong.

La deuxième invasion mandchoue eut lieu en 1636, soit dix ans

Démonstration d’arts martiaux devant le Sueojangdae (Seojangdae), un pavillon à deux étages qui surplombe la forteresse pour servir de poste de guet à l’état-major.

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après la construction de Namhansanseong. Le roi Injo s’y retrancha, mais dut se rendre à l’empereur des Qing, non sans s’être battu avec bravoure. Il convient de souligner que sa capitulation ne fut pas moti-vée par la perte de Namhansanseong, comme le précise le traité de géographie d’époque Joseon Taekniji, de Lee Jung-hwan : « Derrière les murailles, les constructions sont basses, tandis que les murs eux-mêmes sont hauts et escarpés. Quand arrivèrent les soldats mandchous, ils ne purent pas même brandir leurs lances et moins encore donner l’assaut. Le roi Injo, pourtant, sortit de la forteresse, car les vivres manquaient et Ganghwa était tombé ». Par une ironie du destin, la forteresse inexpugnable avait donc attiré l’attention sur ceux qui s’y cachaient. Elle allait à nouveau être appelée à jouer un rôle décisif, en 1896, dans la résistance qu’opposa à l’envahisseur japonais une armée de volontaires appelée euibyeong, dans la région de Gyeonggi, ainsi que sous l’occupation du pays par ce même agres-seur, où elle abrita le quartier général des mouvements populaires d’indépendance, dont celui dit du 1er mars.

Pendant plus d’un millénaire d’histoire, Namhansanseong a été le théâtre de batailles décisives et l’évolution qu’elle a connue par la suite est caractéristique de ce type d’ouvrage défensif en Corée. Composée à l’origine de murs en terre, cette construction datant de la dynastie Silla, plus exactement du VIIe siècle, a fait l’objet de plu-sieurs consolidations au fil du temps et ses vestiges fournissent donc

des renseignements sur les différentes techniques mises en œuvre de la période des Trois Royaumes à celle de Joseon.

Un ouvrage défensif doublé d’un lieu de viePar comparaison aux autres ouvrages édifiés sur les crêtes des

montagnes, celui de Namhansanseong se distingue par les carac-téristiques topographiques et géographiques particulièrement favo-rables de son emplacement. Dans le Yeojidoseo, qui constituait le répertoire des plans et informations de lieu relatives à tous les vil-lages de Joseon, il est dit ce qui suit : « Le sol est plat en son centre et accidenté à l’extérieur. La forteresse fait penser à un sommet de montagne coiffé d’un chapeau ». Du fait de la longueur des murailles, qui s’étendent sur plus de huit kilomètres tout le long d’un escar-pement naturel de cinq cents mètres d’altitude, elle est difficile à prendre de l’extérieur, cette situation géographique représentant donc un atout sur le plan défensif.

Les vestiges de ce lieu fortifié témoignent des techniques et moyens militaires dont on disposait à l’époque. Conçue avec une grande précision, la forteresse était pourvue d’ouvrages tant défen-sifs qu’offensifs et comprenait deux parties principales composées d’une place intérieure et de deux ouvrages extérieurs, auxquels s’ajoutaient l’enceinte (ongseong), de bastions (poru), de plusieurs portes (seongmun), de portes secrètes (ammun) et de remparts

Inscrite cette année au Patrimoine mondial de l’UNESCO, Namhansanseong fait la fierté de la Corée par sa dimension historique, mais elle attire aussi les touristes et les randonneurs de Séoul et sa région. Ces derniers y disposent désormais de cinq sentiers supplémentaires, dits dulegil, pour apprécier au mieux le paysage lors d’un circuit autour des fortifications.

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(yeojang), la construction étant édifiée sur un tertre (dondae).L’ongseong était un mur supplémentaire qui entourait l’enceinte

et faisait écran aux portes pour mieux en défendre l’accès. Tandis que les assaillants s’efforçaient de le franchir pour pouvoir entrer, ils avaient à subir les tirs des défenseurs postés en trois points des remparts.

Des constructions qui sont parvenues jusqu’à notre époque, la plus remarquable par sa beauté et sa conception audacieuse est un pavillon à deux étages dit Seojangdae, le vocable « jangdae » dési-gnant un bâtiment de ce type destiné à servir de poste de guet à l’état-major lors d’une bataille. Sa situation au sommet de la forte-resse permettait d’embrasser les lieux du regard pour les surveil-ler aisément et il pouvait y en avoir plusieurs dans celles qui défen-daient une vaste zone territoriale. La forteresse de montagne qu’est Namhansanseong en comportait à l’origine cinq, deux d’entre eux étant orientés à l’est et les trois autres en direction du sud, du nord et de l’ouest, le dernier à rester debout étant l’occidental.

Quant aux portes secrètes, ces ammun intercalées entre celles qui perçaient la muraille aux quatre points cardinaux, elles étaient placées de manière à être peu visibles de l’extérieur. Ne permettant pas l’accès d’un attelage de par leurs dimensions, elles fournissaient un étroit passage qui permettait de renforcer une position et de faire entrer des vivres ou sortir des messagers pendant un siège. Encore

aujourd’hui, Namhansanseong n’en comporte pas moins de seize, soit plus que dans les autres forteresses et palais coréens toujours existants.

Pour tirer les enseignements de la cruelle défaite infligée par les Mandchous lors de leur deuxième invasion, la forteresse de mon-tagne allait être complétée d’ouvrages destinés à assurer la défense d’une ville qu’allait créer l’État par une politique de peuplement déli-bérée, ce qui allait faire de Namhansanseong une eupseong où la vie de tous les jours suivait son cours entre les murs dotés de nou-veaux ouvrages défensifs. La forteresse ne comptait pas moins de 125 postes de garde entre lesquels subsistent encore les traces des fosses où l’on enfouissait le sel et la cendre. Ces vestiges attestent de l’existence de pratiques de mise en réserve de denrées et muni-tions afin que celles-ci soient disponibles en cas d’urgence.

Une capitale provisoire dotée d’un haenggungÀ Namhansanseong, s’élève un palais temporaire, dit haenggung,

où séjournait le roi hormis dans celui où il résidait habituellement. Il pouvait avoir à être évacué de ce dernier lors d’une invasion ou d’un coup d’État, et il fallait alors le conduire en un lieu sûr qui fasse office de capitale temporaire. La situation du haenggung à l’intérieur des murs démontre que cette forteresse de montagne fut dès le départ conçue dans la perspective d’accueillir cette capitale provisoire et

Les promeneurs aiment surtout à emprunter ce sentier situé non loin de la porte Jwaik, ici sous un manteau neigeux. Construite au XVIIe siècle pour permettre d’entrer par l’est de la forteresse, elle est encore dans un excellent état de conservation.

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non seulement en vue d’objectifs purement défensifs. Des dix haeng-gung que comptèrent le pays, seul celui de Namhansanseong com-portait un sanctuaire renfermant les tablettes des ancêtres de la famille royale et des autels voués aux dieux de la terre et du grain, deux conditions requises pour toute capitale de Joseon. Il abritait en outre la chambre et le salon du roi, ainsi que son cabinet de tra-vail nécessaire à la poursuite de la gestion des affaires de l’État en temps de guerre.

Le statut de capitale se traduisait aussi par la présence de formes de vie urbaine aux côtés d’activités défensives. Un temple, Hyeonjeol-sa, y honore la mémoire de trois érudits qui luttèrent jusqu’au bout contre la domination des Qing et payèrent de leur vie leurs actes de patriotisme. Au pavillon de Sungyeoljeon, c’est à Onjo, premier sou-verain du royaume de Baekje, qu’il est rendu hommage, en même temps qu’à tous ceux qui participèrent à l’édification de la forte-resse. Celui de Cheongnyangdang était consacré au rite du dodang-gut accompli pour que l’âme des bâtisseurs repose en paix, tandis que, sous le genévrier vieux de 350 ans qui s’élevait en face de lui, les gens du peuple venaient prier et obtenir la bénédiction. Enfin, on peut encore voir la tour et le pavillon où les nobles se divertissaient ou se consacraient à des activités scientifiques, ainsi que des vestiges du marché qui ouvrait ses étals sur les terrains destinés à l’entraîne-ment au combat.

De nouveaux sentiers réputés excellents pour les circuits touris-tiques ou de randonnée permettent aujourd’hui d’admirer à loisir la beauté des crêtes montagneuses ourlées de murailles et changeant au gré des saisons. Toutefois, le visiteur n’est pas sensible aux seuls aspects tangibles de ce haut lieu du patrimoine, car sa dimension historique faite de grandeur et de décadence parle aussi à son cœur. Ses tragédies passées ont paradoxalement été source d’inspiration pour nombre d’artistes. Sous l’occupation japonaise, le poète Lee Yuk-sa exprima ainsi son aspiration à l’indépendance nationale dans un poème intitulé Namhansanseong. Plus près de nous, le roman Namhansanseong, de Kim Hoon, évoque les personnages à la loyau-té sans faille irréprochable qui eurent à souffrir des disgrâces de l’histoire et des évolutions déroutantes de la société.

Par sa présence, Namhansanseong offre aux Coréens l’explica-tion de bien des tragédies passées tout en montrant comment elles ont été affrontrées, tantôt dans le destin cruel de ce roi qui se dis-crédita par sa soumission servile, tantôt dans celui des trois érudits honorables et intègres qui sacrifièrent leur vie. Un chaleureux esprit d’humanité souffle ainsi sur Namhansanseong et il est fort probable que son inscription sur la liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO permettra d’apprécier d’autant mieux de tels aspects intangibles, par-delà le domaine du visible.

Entre les grandes portes qui s’ouvraient aux quatre points cardinaux, la muraille était percée d’ammun, ces portes secrètes qui permettaient de faire entrer ou sortir vivres et munitions, entre autres produits nécessaires à l’approvisionnement.

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CHRONIQUE ARTISTIQUE

Good Morning Mr Orwell1984 2014 Lim San

Professeur au Département de conservation et gestion d’œuvres d’art de l’Université féminine Dongduk

À l’heure de la mondialisation, le confort aseptisé de la vie moderne des pays industrialisés est souvent synonyme d’uniformisation. Les vecteurs de diffusion de ses nouveaux stéréotypes sont la télévision et les autres médias audiovisuels ou écrits, mais aussi le cinéma commercial, qui les expriment par des images accrocheuses et un langage facile. Ces aspects séduisants font oublier la déshumanisation qui en est l’autre face ou poussent à s’accommoder de cette contradiction. Des créateurs de génie qui font honneur au genre humain tels que Franz Kafka, James Joyce ou Charlie Chaplin ont su montrer que l’art a le pouvoir d’affronter toutes les menaces et, s’il fallait ajouter un nom à cette liste, ce serait celui de Nam June Paik.

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1. Image fixe tirée de Good Morning Mr Orwell, de Nam June Paik (1984)

2. Good Morning Mr Orwell (1984) était projeté dans son intégralité à l’exposition Good Morning Mr Orwell 2014, qui proposait une réflexion sur le sens actuel du message transmis par l’artiste.

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N am June Paik (1932–2006) a traité des thèmes du temps et de l’art comme s’il était tout à la fois écrivain, ingénieur et prophète. Outre qu’il s’est

affranchi des traditionnelles distinctions entre musique et beaux-arts, il a fait preuve de capacités de création illimitées au moyen des images et du son, c’est-à-dire du « texte ». Dans Du cheval à Christo et autres écrits, l’ouvrage qui rassemble la correspondance, les parti-tions et les scénarios dont Nam June Paik a été l’auteur en trente-cinq années de carrière, Irmeline Lebeer fait l’éloge de la prose vigoureuse de l’artiste : « Ses écrits sont tout empreints de [sa] soif de grands espaces et de liberté. On ne peut plus l’enfermer dans un lan-gage unique ». Il a même fait œuvre de pionnier en appli-quant l’électronique à des formes d’art telles que des compositions alliant diffusion de musique et représen-tations par des artistes, des sculptures vidéo ou des prestations d’artistes faisant appel aux médias. L’ingé-niosité d’un chercheur, alliée à la sensibilité d’un homme de lettres, constitue les fondements d’un art qui aspire à dépasser la représentation imaginaire du présent pour anticiper l’avenir.

Interrelation et interactionC’est en Allemagne, où a vécu Nam June Paik, que

se forment véritablement sa créativité et son goût pour l’expérimentation. Né en 1932 à Séoul, il poursuit ses études à l’Université de Tokyo pendant la Guerre de Corée et rédige un mémoire sur l’esthétique musicale d’Arnold Schönberg. L’année 1956 marque le début de l’« époque allemande » qui le confrontera en perma-nence à la nouveauté et l’engagera dans une voie expé-rimentale jusqu’en 1963. Les jeunes musiciens se récla-ment alors de Schönberg et introduisent « Die Neue Musik », la nouvelle musique, dans la formation ou les spectacles, les artistes d’avant-garde travaillant quant à eux sur les relations entre musique et peinture, corps et son, homme et machine. Dans ce climat d’innova-tion, Nam June Paik va se créer un langage propre qu’il révélera en 1963, lors d’une première exposition fai-sant apparaître les liens sous-jacents entre médias et société. Les moyens de communication faisant appel à l’électronique, notamment la télévision, vont bientôt constituer l’un des thèmes récurrents sur lesquels se construira son audacieux art des médias.

Le Centre d’art Nam June Paik qui lui est consacré à Yongin, dans la province de Gyeonggi, s’attache à pré-senter les multiples facettes de sa créativité, comme il

l’a fait par l’exposition particulièrement réussie Good Morning Mr Orwell 2014 qui avait lieu du 17 juillet au 16 novembre derniers pour commémorer la diffusion par l’artiste de sa production télévisuelle Good Morning Mr Orwell et redécouvrir le message qu’il voulait y faire passer. Les visiteurs ont notamment remarqué la vidéo de l’œuvre d’origine qui, ce jour-là, avait été retransmise en direct aux quatre coins du monde et dont la récep-tion par satellite à Séoul, New York, Paris et Berlin avait permis aux différents publics de faire sa découverte en même temps. Elle présentait des spectacles rassem-blant une centaine d’artistes, dont les danseurs d’avant-garde new-yorkais John Cage et Merce Cunningham, mais aussi des chanteurs et musiciens de variétés tels qu’Yves Montand ou le groupe de rock américain Oingo Boingo. En une heure de diffusion, les spectateurs ont pu se faire une autre idée de ce que pourrait être l’avenir des médias, perçus non plus comme moyens de domi-nation, mais de communication.

Le thème de la manifestation s’inspirait du roman 1984 dû à l’écrivain britannique George Orwell et publié en 1949. L’auteur y dépeint la contre-utopie d’un monde régi par une dictature qui met en place une surveil-lance et une répression universelles en faisant appel à des moyens de communication. Ceux-ci sont repré-sentés par d’omniprésents écrans de télévision et haut-parleurs qui réduisent la liberté d’expression à la langue de bois du « New speak », l’ensemble tournant autour du personnage tout-puissant de Big Brother aux com-mandes de cet oppressant régime. Pour Nam June Paik, cette vision du monde n’était qu’« à demi exacte », car les médias possèdent aussi une dimension artistique, comme il entendait le montrer par son œuvre télévi-suelle.

Quel avenir pour les médias ?Les artistes de Good Morning Mr Orwell 2014 se sont

penchés sur le sens fondamental de la manifestation d’origine. Ensemble, ils se sont livrés à une réflexion sur le rôle des technologies et sur la place des médias dans la vie sociale et politique, en analysant l’image emblé-matique de Big Brother à l’ère de l’information.

La vidéo monocanal So Much I Want to Say, de l’ar-tiste palestinienne résidant à Londres Mona Hatoum, faisait entendre la voix de la révolte contre l’oppression. En à peine cinq minutes, son œuvre évoquait puissam-ment ce thème au demeurant plutôt banal à l’aide de la technique de la scanographie lente (slow scan), qui per-

1, 2.Les différents spectacles projetés à Good Morning Mr Orwell (1984) ont été retransmis en direct par satellite, le 1er janvier 1984, sur une liaison reliant la chaîne télévisée new-yorkaise WNET TV au Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou, mais desservant aussi des chaînes sud-coréennes et ouest-allemandes. Les spectacles diffusés comptaient la participation d’une centaine d’artistes du monde entier.

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1. Pointing at Fukuichi Live Camera (Finger Pointing Worker, Japon), 2011, vidéo monocanal, couleur, son, 24 mn 50 s

2. Counter-Music (Harun Farocki, Allemagne), 2004, vidéo bicanal, couleur, son, 25 mn

3. PR (Liz Magic Laser, États-Unis), 2013, installation vidéo à 5 canaux, 17 mn

4. So Much I Want to Say (Mona Hatoum, Liban), 1983, vidéo monocanal, noir et blanc, son, 5 mn

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met l’enregistrement d’images discontinues. Elle fai-sait aussi appel à une liaison par satellite, une forme de transmission qui, pendant la Guerre froide, était placée sous l’autorité et le contrôle de l’État, mais qui, entre les mains de Nam June Paik, s’est convertie en un outil d’expérimentation mystique interpelant quant aux pos-sibilités futures de dialoguer par l’art, au-delà des fron-tières du temps et de l’espace. Par sa réalisation, Mona Hatoum a aussi souhaité exprimer un désir d’échapper à la forte influence qu’exercent les médias sur la société au moyen de l’art.

D’autres artistes s’étaient centrés sur les risques de généralisation de la surveillance et de la censure contre lesquels George Orwell met en garde ses lecteurs. À Liverpool, l’Américain Jill Magid avait fait l’expérience de se tenir devant une caméra de télésurveillance pour que soit créé un enregistrement « officiel » de ses faits et gestes. Quant au Thaïlandais Sompot Chidgasorn-pongse, il avait rassemblé dans son œuvre vidéo des scènes de films coupées par la censure de son pays. Enfin, dans un film d’animation des plus originaux intitulé Stereoscope (1955), le Sud-Africain William Kentridge avait mis l’accent sur la froideur mécanique des moyens de communication qui envahissent le quotidien et pro-voquent la détresse morale.

Le passage des médias de leur représentation par 1984 à l’interprétation qu’en a faite Nam June Paik, c’est-à-dire d’une diffusion dans un seul sens par la télévi-sion au dialogue et à l’échange, abolit leur structure hiérarchique en proposant un mode opératoire de rem-placement. Dans cette perspective, le Tele-communi-cation Café et le Web Art Café qu’avaient aménagés les organisateurs au sein de l’exposition présentaient des œuvres vidéo de Douglas Davis, un chercheur de pre-mier plan en moyens de communication interactifs, ainsi

que des réalisations du collectif Jodi également axées sur les possibilités d’interaction qu’offre l’art commu-nicatif dans notre monde où les réseaux créent du lien. Comme l’explique Nam June Paik dans son essai Art & Satellite (1984), ce type d’entreprise artistique procède du devoir qui est celui de tout artiste, à l’époque actuelle, « non seulement de découvrir des liens nouveaux entre diverses expressions de la pensée, mais aussi de les mettre en réseau ».

La force de l’art face à la réalitéLe choix des oeuvres qui composaient l’exposition

Good Morning Mr Orwell 2014 visait à s’inscrire en faux contre les forces qui oppriment l’homme dans une société toujours plus hiérarchisée. Il cherchait aussi à susciter une authentique prise de conscience de l’état actuel des choses, pour refuser l’indifférence ou la fuite en avant, en invitant à réfléchir à la responsabi-lité de l’artiste et aux possibilités qu’offre la liberté de création, comme l’a fait Nam June Paik il y a trente ans au moyen d’une œuvre inoubliable transmise par satel-lite dans le monde entier.

Il s’agissait donc de montrer que l’art de Nam June Paik conserve aujourd’hui toute sa pertinence. Il se peut que la multiplication des médias et la profusion d’infor-mations toutes aussi insignifiantes les unes que les autres aient privé l’homme de sa dignité, comme l’avait prédit George Orwell. Néanmoins, s’il fallait définir ce qui reste à sauver, il ne suffirait pas de rétablir la dimen-sion holistique de l’homme perdu, car il faudrait surtout adapter les relations humaines aux changements sur-venus dans les médias et le langage. À l’heure où nous sommes aux prises avec de dures réalités, l’énergie créatrice de Nam June Paik brûle toujours en nous.

Le choix des œuvres qui composaient l’exposition Good Morning Mr Orwell 2014 visait à s’inscrire en faux contre les forces qui oppriment l’homme dans une société toujours plus hiérarchisée. Il cherchait aussi à susciter une authentique prise de conscience de l’état actuel des choses, pour refuser l’indifférence ou la fuite en avant, en invitant à réfléchir à la responsabilité de l’artiste et aux possibilités qu’offre la liberté de création, comme l’a fait Nam June Paik il y a trente ans au moyen d’une œuvre inoubliable transmise par satellite dans le monde entier.

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Simon Morley, un Anglais en Corée

AMOUREUX DE LA CORÉE

Pour beaucoup, la découverte de la Corée relève d’un pur hasard et à cet égard, le cas de Simon Morley est peut-être la parfaite illustration de ces voyages imprévus que motive l’attrait de l’inconnu. Si ce n’est qu’après un premier séjour de trois mois effectué en 2008, l’artiste est revenu trois ans plus tard pour s’établir dans ce pays où il réside désormais le plus souvent.

Ben Jackson Rédacteur indépendant / Cho Ji-young Photographe

A près des études d’histoire à l’Université d’Oxford, Simon Morley va se tourner vers l’art et les voyages qu’il entreprendra pour

le découvrir le conduiront jusqu’à New York, en pas-sant par Milan et Paris, pour se terminer dans l’ate-lier d’artiste calme et lumineux qu’il occupe à Gwa-cheon avec sa compagne Chang Eung-bok, un gros chat et d’innombrables œuvres d’art. Ayant d’ores et déjà beaucoup exposé à Séoul, l’artiste poursuit sa recherche sur les différences qui séparent l’Orient de l’Occident dans leurs perceptions et conceptions en peinture, notamment par la manière de faire ressor-tir les formes sur l’arrière-plan d’un tableau. Malgré le caractère fortuit de sa rencontre avec la Corée, la pensée philosophique et l’art ancien que le Britan-nique y a découverts se sont avérés correspondre parfaitement à ses domaines d’intérêt et l’ont conduit à s’engager dans une nouvelle voie qui le passionne.

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Un saut dans l’inconnuComme il le reconnaît lui-même, Simon Morley en savait assez

peu sur la Corée à son arrivée dans le pays.« C’était la première fois que je venais, en 2008, et je ne suis resté

que trois mois », se souvient-il. « Avant cela, je n’avais pas la moindre idée de ce à quoi ressemblait le pays. Je connaissais l’existence de la Guerre de Corée par mes études d’histoire moderne à l’universi-té. J’avais entendu toutes les histoires incroyables que l’on racontait sur la Corée du Nord. Je savais que certains produits comme le gin-seng provenaient de Corée et je connaissais un remarquable artiste coréen, Lee Ufan. Mais cela s’arrêtait là et j’ignorais ce qui différen-ciait les Coréens des gens d’autres pays. Le jour ou j’ai vu le film de Kim Ki-duk Printemps, été, automne, hiver… et printemps, j’ai com-pris que la Corée se distinguait de la Chine ou du Japon, sans savoir dire en quoi, pas plus maintenant qu’avant. »

Quant aux différences d’esthétique qui la séparent de son pays natal, elles lui apportent une source d’inspiration inépuisable dans son art. Dans les premiers temps, elles ont pourtant heurté sa sen-sibilité, notamment par l’architecture hétéroclite de la ville de Séoul et l’absence de repères de quartiers tels que Gangnam, qui ne semblent pas avoir été conçus selon un plan.

« Cet aspect des choses est très déconcertant », avoue-t-il. « Il doit résulter de la vitesse à laquelle s’est développée la ville. Elle n’a pas permis que la vie et le passé y laissent leurs traces. Il m’a sem-blé que la Corée avait complètement perdu ses racines. »

D’après Simon Morley, cette rupture dans l’histoire autorise en revanche une certaine souplesse que les Coréens mettent à pro-

fit dans une création sans cesse renouvelée. Que cette démarche soit perçue comme résultant d’un farouche conflit entre le poids des traditions et les élans de la modernité ou d’une rupture arbitraire avec le passé, avec la perte de repères qui en découle, Simon Mor-ley a résolument choisi d’en faire son thème d’étude, tout aussi fas-ciné que les nombreux étrangers qui, dès l’ouverture du pays sur le monde, l’ont découverte et analysée selon leurs points de vue res-pectifs.

Cet intérêt s’est malheureusement manifesté au tournant du siècle dernier, époque à laquelle la Corée de jadis subissait de plein fouet le choc de la « modernité » imposée par la politique de la canon-nière, les manœuvres diplomatiques des grandes puissances et la colonisation qui s’est ensuivie par le Japon du Meiji. Il convient de noter que l’une des plus importantes séries d’œuvres réalisées par Simon Morley en Corée porte précisément sur cette période, qu’il a découverte dans une collection d’ouvrages ayant appartenu à l’an-cien ambassadeur britannique Martin Uden. Intitulée Korea Land of the Dawn and other Paintings (2011), elle associe des acryliques et aquarelles sur toile de lin en rouleau à des œuvres vidéo, l’ensemble de ces créations étant fondé sur les ouvrages historiques en langue étrangère de la collection Uden. Les dix acryliques dits Peintures de livres consistent en reproductions de couvertures et pages titrées de ces ouvrages en quasi-monochromie blanche. En revanche, les aqua-relles de cette même série représentent les titres d’autres œuvres issues de la collection Uden et ont été réalisées par Simon Morley à l’aide de brindilles, feuilles et glands ramassés près de chez lui.

« J’ai assimilé le hangeul et les idéogrammes à des formes

Quaint Korea, Louise Jordan Milne (1985), aquarelle sur papier, 56 x 77,5 cm, sans cadre, 2011

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qui se dit « saï » en coréen. D’ailleurs, je me suis rendu compte avec plaisir que ce mot correspondait à la première partie de mon pré-nom « Saï-mon ». Nous, Occidentaux, trouvons gênant que tout ne soit pas dans un état défini, car pour nous, il ne peut y avoir que A ou B. Or, l’entre-deux, c’est plutôt AB, un espace non délimité et donc, d’après moi, ouvert plutôt que fermé. C’est le domaine des possibles. Dans ma peinture, j’ai travaillé sur cette idée en créant l’impres-sion confuse d’apparitions et de disparitions. Je suivais déjà cette démarche, avant, mais en vivant ici, je me suis rendu compte qu’elle coïncidait avec certains aspects de l’art coréen. C’est le cas de la peinture paysagère ancienne, par exemple. »

Dernièrement, l’artiste est passé de la reproduction de couver-tures et pages titrées de livres réels à la superposition à des arrière-plans de textes d’imprimerie peints en relief dan lesquels il voit « une invasion de l’image, comme celle d’un tatouage ou d’une cicatrice sur la peau ». L’une de ces créations représente, par quasi-mono-chromie, une image fixe d’un film de 1962 de Michelangelo Antonioni, L’Éclipse, recouvrant en partie un extrait de l’index d’un livre traitant du bouddhisme :

« Calme glacialIdentité, théorie de l’Ignorance (avidya)Encens, bâtonnet d’ »« J’aime cette sorte de fragmentation qui donne l’impression

que quelque chose va apparaître comme par enchantement », déclare Simon Morley. « L’énumération évocatrice d’un thème rejoint l’image. Qu’est-ce qui en résulte ? Un ensemble où tout est lié au niveau visuel ».

diverses, bâtons ou morceaux de bois. Comme j’ignore totalement ce qu’ils signifient en tant que caractères de la langue écrite, je me suis dit qu’il serait judicieux de partir de cette idée pour créer mon propre langage avec des fragments de nature », explique l’artiste.

Questions de perceptionDans sa thèse de doctorat « prétentieusement » intitulée, à ses

dires, The Anadyomene Movement: Metamorphics of Figure-Ground, Simon Morley se livre à une étude comparative des rapports entre l’arrière-plan et les formes dans l’art d’Extrême-Orient et d’Occi-dent, en dégageant les traits qui les opposent.

« Notre attention est le plus souvent concentrée sur les formes, ce qui nous empêche de remarquer l’existence même de l’arrière-plan », estime-t-il. « Nous opérons une sorte de ségrégation en orientant le regard vers une partie du champ visuel et en délaissant tout le reste. Les Occidentaux sont apparemment beaucoup plus portés à dissocier les formes de l’arrière-plan, contrairement aux Extrême-Orientaux, qui manifestent plus de talent pour les fusion-ner. Dans l’art ancien coréen, cette particularité se manifeste par l’importance des surfaces laissées vides qui, loin d’être dépourvues de tout attrait visuel, sont vues comme une partie essentielle ».

Dans ses œuvres, Simon Morley évoque concrètement ces liens entre formes et arrière-plan, par des compositions qui troublent un public en quête de contrastes simplificateurs.

« Il faut se concentrer pour distinguer les formes de l’arrière-plan sur lequel on ne voit qu’une tache », affirme-t-il à propos de ses Peintures de livres. Quant au texte… eh bien, c’est une autre histoire. Je travaille à le mélanger aux images pour obtenir un effet mono-chrome ».

L’entre-deuxL’artiste poursuit : « Dès mon arrivée en Corée, j’ai remarqué avec

intérêt que les Coréens se sentaient très bien dans « l’entre-deux »,

1. Lost Horizon I (2013), 35 x 70 cm, acrylique sur toile

2. Korea & Her Neighbours, Isabella Bird Bishop (1898), acrylique sur toile, 40,5 x 30,5 cm, 2011

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Au cours de beaux-artsDes premiers temps de sa carrière d’artiste à son poste actuel au

sein du Département des beaux-arts de l’Université Dankook, Simon Morley a toujours exercé l’enseignement en parallèle avec la pein-ture et ce contact avec les étudiants nourrit sa réflexion sur les spé-cificités des cultures occidentale et orientale.

« Par-delà la barrière de la langue, ils ont une manière autre d’aborder les problèmes par rapport aux étudiants anglais du même âge », affirme Simon Morley. Il signale encore quelques grandes particularités qui les séparent, puis il oppose l’esprit d’analyse occi-dental, qui est fondé sur la différenciation et la distanciation, au point de vue holistique des Extrême-Orientaux, qui les incite à se définir « par ce qu’ils vivent, en tant que partie d’un tout ».

« Mes étudiants ont du mal à exprimer leur pensée en paroles. Ils ne sont pas capables de dire pourquoi ils ont peint telle chose ou telle autre, de séparer les formes de l’arrière-plan et de prendre de la distance avec ce qu’ils font », explique-t-il. « Pour autant, cette façon d’être n’est pas moins valable que celle des Occidentaux et je dirais même qu’elle est meilleure à plusieurs égards. Le détachement est une valeur qui nous limite », estime-t-il.

L’artiste ne cherche pas tout bonnement à plaire en exprimant de tels avis, comme en témoigne son œuvre, car, de toute évidence, celle-ci vise plutôt à faire sortir le public des compartiments de l’analyse pour qu’il fasse sienne l’ambiguïté.

Hésitation, dérives, précipitationPourtant, tout est éphémère, de nos jours, car la course dans

laquelle s’est lancée la Corée pour rattraper le peloton de tête des nations dites développées a confronté les façons de penser anciennes et nouvelles dans la tête des jeunes d’aujourd’hui.

« Ce qui est en train de se passer donne des choses très curieuses, parce qu’avec l’occidentalisation, les démarches analy-tique et holistique coexistent. On est passé du courant alternatif au courant continu. D’une certaine manière, les Coréens représentent donc l’avenir. »

Ce changement semble toutefois suivre le mouvement du pen-dule. Comme l’indiquent les comportements tendant à une évolution vers des relations homme-nature, qui sont une mesure de la place respective des points de vue holistique et réductionniste, il se pour-rait bien que les Coréens de notre époque soient plus « occidentaux » que les Occidentaux, spécule Simon Morley.

« Les Coréens ont adopté les progrès technologiques avec enthousiasme. Ils aimeraient vivre dans un monde qui ne soit plus qu’une énorme puce électronique. Quand ils font de la randonnée en montagne, il faut toujours qu’ils portent des vêtements aux cou-leurs bizarres et qu’ils fassent du bruit avec leurs lecteurs audio. Au contraire, les Occidentaux se préoccupent de plus en plus du respect de la nature. »

Aux confins du numériqueSimon Morley n’est pas sans savoir que les nouvelles technolo-

gies et le règne du pixel rendent toujours plus floue, voire inexistante, cette distinction entre texte et image qui constitue l’un des thèmes de recherche de son œuvre. Il se plaît toutefois à rappeler que cette différence est de toute façon moins tranchée en Asie, notamment en Corée, où la coexistence d’idéogrammes et de signes alphabétiques présente encore plus d’intérêt.

« Dans une interface numérique, tout tourne autour des pixels », souligne-t-il. « Il n’existe presque plus de différence entre le texte et l’image et tout est évanescent. On peut convertir du texte en images et inversement. Il est manifeste que la dichotomie entre ces deux types d’information n’a plus lieu d’être. En Orient, où l’écriture est idéographique, on fait d’autant moins cette distinction, hormis peut-être en Corée, dont l’alphabet hangeul est de type phonétique. Selon certains théoriciens, la conscience est le reflet du langage, alors le système alphabétique, par sa plus grande linéarité, cantonne l’ex-pression verbale à son apparence visuelle. »

Cette réflexion confère un intérêt particulier à l’œuvre de Simon Morley, et ce, d’autant plus si l’on pense au faible taux d’alphabétisa-tion qui était celui de la Corée à l’époque pré-moderne. Elle acquiert une pertinence supplémentaire si l’on se réfère à la frontière ima-ginaire qu’il a tracée entre Occident et Orient et qui parcourt les steppes d’Asie centrale battues par les vents, sous l’orage des dicho-tomies.

Un avenir cosmopoliteSimon Morley serait-il tombé sous le charme de la Corée ? La

question l’amuse. « C’est sous le charme d’une Coréenne que je suis tombé ». Bien que sa partenaire, l’artiste du textile Chang Eung-bok, ait la possibilité d’exercer ses activités à l’étranger dans les années à venir, le couple semble décidé à continuer à vivre quelque temps encore en Corée. « Disons que l’avenir est ici et le passé, en Europe », argue-t-il, en évoquant la crise et la « perte de confiance des Euro-péens en eux-mêmes, contrairement à ce qui se passe en Corée, où l’activité est en plein essor ».

« Aujourd’hui, les Coréens se réveillent et s’aperçoivent qu’il y a une vraie présence étrangère dans leur pays, ce qui les pousse à être plus dynamiques », conclut Simon Morley. « Ceux qui sont ici ne sont pas venus pour faire un petit tour et repartir après avoir fait voir ce qu’ils avaient à montrer. Ils veulent rester. Ce qu’il faut maintenant à la Corée, c’est être plus cosmopolite. Elle doit en passer par là pour être un pays vraiment moderne, ce qui suppose plus de brassage entre les différents groupes de population. »

Grâce à des hommes d’art qui déconstruisent les vieilles dichoto-mies, à l’instar de Simon Morley, les amoureux d’art contemporain du monde entier peuvent désormais s’attendre à toujours plus d’in-novations et évolutions passionnantes.

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ESCAPADE

et sa côte bordée de petits villagesQue demander de plus que de naître homme et de mener une existence simple mais pieuse, comme y engage le toponyme de Suncheon, qui signifie « soumission à la volonté du ciel » ? Caresser de modestes rêves, travailler avec sérieux, s’appliquer à apprendre et donner aux plus démunis quand on a assez pour soi-même... que la vie serait belle s’il en était ainsi !

Suncheon Gwak Jae-gu PoèteLee Han-koo Photographe

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1. Situé à l’ouest de la baie de Suncheon, le petit village de Hwapo se compose d’une quarantaine d’habitations. Le soir venu, les bateaux de pêche y accostent et peu après, le nettoyage du poisson au crépuscule offre à la vue un spectacle plein de vie.

2. Nasses en bambou et filets posés en baie de Suncheon. Ils s’emploient dans une forme de pêche traditionnelle qui tire parti du mouvement des marées.

3. Ces pêcheurs de Yeojado, une minuscule île du sud située au large de Suncheon, gagnent la côte dans ce petit bateau pour aller vendre leurs prises.

J’ai un lointain souvenir. J’avais pris le train de Suncheon, mais, comme il se doit à ce jeune âge, accompagné ... d’un oncle. Assis sur ses genoux, je regardais défiler le paysage à

la fenêtre. Mon oncle a hélé l’homme qui poussait son chariot char-gé de petits en-cas et confiseries dans le couloir. Dans ce fouillis, il a jeté son dévolu sur un sachet de bonbons pas plus gros que l’ongle du petit doigt et dits « étoiles ». Le temps a passé et quand j’ai revu mon oncle mourant, j’ai parlé des « bonbons étoiles » en lui tenant la main, mais voilà longtemps qu’il avait oublié ces merveilleuses frian-dises offertes à son neveu. Il se rappelait, bien sûr, m’avoir souvent emmené avec lui dans ses déplacements à Suncheon, où il dirigeait des chantiers.

S’il me faisait souvent suivre, quand il partait, c’est que ma mère était trop prise pour s’occuper de moi, ayant charge de famille. Le nom de Suncheon me remet toujours en mémoire ces voyages et leurs « bonbons étoiles ». Ces petites lueurs de joie ou d’espoir qui peuvent poindre dans les livres de l’écrivain que je suis aujourd’hui, c’est à ces souvenirs d’enfance que je les dois.

Les splendeurs du coucher de soleil sur les marais côtiers Il y a de cela quinze ans, je suis retourné seul à Suncheon. À cette

époque de ma vie, j’étais déçu et épuisé par mon travail. Outre mes poèmes, je rédigeais plus de trente articles par mois et le plus grand nombre possible de feuilletons de journaux, contes pour enfants, articles pour magazines d’entreprises et récits de voyages, au point que cette écriture alimentaire menaçait ma carrière d’écrivain. J’en étais arrivé à douter de moi-même et de mes capacités à composer quoi que ce soit d’autre à l’avenir. Pour échapper à cette fatalité, j’ai décidé un beau jour d’aller me plonger dans le calme d’un village de la baie de Suncheon.

Soudain, l’homme accablé que j’étais se trouvait face à l’immen-sité des marais côtiers. Dans le crépuscule qui embrasait la mer, l’eau avait des reflets dorés. Puis est apparu l’un de ces bateaux de pêche qui partent en mer à la nuit tombée et se dirigeait maintenant vers l’ouest. En le regardant, l’air morne, j’ai soudain vu que le ciel s’empourprait jusque-là. Dans le brasier immense, les marais eux-mêmes rougeoyaient sur toute leur surface, ce que je n’avais jamais remarqué auparavant. Pendant que j’assistais à cette invasion de lumière dans le ciel et sur terre, un vieil homme s’est approché de moi.

Je lui ai demandé le nom du village et il m’a répondu « Waon », wa signifiant « se coucher » et on « chaleur ». À cet endroit, la mer qui accueillait tant de splendeur s’appelait aussi Waon.

Avec lenteur, j’ai tracé sur le sable les idéogrammes correspon-dants et arrivé à on, je me suis rendu compte que le caractère en question se composait de ceux désignant l’eau (氵), la bouche (口), l’homme (人) et le sang (血). Ce on (溫) représentant la chaleur impliquait donc l’idée que l’eau absorbée par la bouche se trans-

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forme en sang dans le corps. En entendant ce seul nom de village, j’ai senti un sang chaud irriguer tout mon être. Voilà que l’envie me pre-nait de marquer un temps d’arrêt, que je retrouvais l’espoir de pou-voir me remettre à écrire. C’est ainsi que Suncheon m’a permis de faire le vide en moi, dans mon corps comme dans mon esprit. Beau-coup plus tard, j’allais revenir sur ces lieux qui sont pour moi comme un second pays natal.

Un havre pour oiseaux hivernantsLe village de Waon s’étend au centre de la baie de Suncheon et de

ses vastes marais. Si on y respire un air pur, contrairement à l’odeur particulière des marais de la côte ouest, c’est grâce aux bancs de roseaux qui tapissent les rivages tout proches. Sur les 39,8 km2 de la baie, les marais occupent 21,6 km2 et les roseaux, 6 km2. Poussant tout aussi bien dans l’eau douce ou de mer, ces plantes prospèrent encore davantage là où les deux se rejoignent. La baie leur est donc particulièrement propice, puisque s’y jettent le Dongcheon et l’Isa-cheon, le premier de ces ruisseaux baignant la ville de Suncheon. Grâce à l’écosystème plein de vitalité du marais et à l’épuration naturelle assurée par les roseaux, elle procure aux oiseaux migra-teurs un habitat si réputé dans le monde entier qu’en 2006, ses marais côtiers ont été les premiers de Corée à entrer au classement de la Convention de Ramsar.

La neige tombait à gros flocons quand j’ai pris le bateau pour aller observer les oiseaux en baie de Suncheon. Par ce temps hivernal, certains restaient tranquillement posés parmi les roseaux, tandis qu’un groupe de cygnes fendait les flots. Il régnait une telle paix ! Moteur à l’arrêt, nous étions perdus dans leur contemplation quand soudain, ils ont pris un à un leur envol. En un instant, l’épaisse nuée qu’ils formaient dans la bourrasque de neige s’est volatilisée et on ne savait pas si c’était elle qui les avait engloutis ou inversement.

1. Sur près de seize kilomètres, les bancs de roseaux bordent la baie de Suncheon et quand le soleil illumine leurs fleurs aux pétales blancs, ces étendues qui ondoient sous le vent sont pareilles à de belles plaines à blé toutes dorées.

2. La baie de Suncheon, terre d’accueil des oiseaux hivernants. À la saison froide, s’y arrêtent par dizaines de milliers des spécimens de quelque 230 espèces différentes, dont la grue moine ou la sarcelle de Baïkal, et leur nombre ne cesse d’augmenter d’année en année.

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La neige tombait à gros flocons quand j’ai pris le bateau pour aller observer les oiseaux en baie de Suncheon. Par ce temps hivernal, certains res-taient tranquillement posés parmi les roseaux, tandis qu’un groupe de cygnes fendait les flots. Il régnait une telle paix ! Moteur à l’arrêt, nous étions perdus dans leur contemplation quand soudain, ils ont pris un à un leur envol.

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L’action engagée par de simples citoyens, dans le cadre d’une mission dite du « Retour de Duri », a fait de la baie de Suncheon une destination migratoire privilégiée. La Ville de Suncheon s’est donné pour mascotte la grue moine Duri, dont le nom coréen est heukdurumi, parce qu’un spécimen de cette espèce peu répandue dans le monde s’est joint aux rares migrateurs qui faisaient halte à Suncheon. Abandonnée par ses compagnes de vol qui regagnaient leur Sibérie natale, Duri a été recueillie par des riverains qui l’ont soi-gnée et nourrie pendant plus de dix mois. Après une année passée à réhabituer l’oiseau à la vie en milieu naturel, ils l’ont laissé se joindre à ses congénères de passage le printemps venu. Dès que l’oiseau a franchi la limite de l’espace aérien coréen, la transmission en pro-venance du dispositif de localisation fixé à la patte de l’oiseau a été

interrompue et les villageois n’ont plus eu qu’à espérer que celui-ci arrive à bon port et revienne un jour les voir.

Ces femmes qui vivent du maraisAutre village côtier situé en baie de Suncheon, Hwapo mérite tout

autant d’être connu et, si on compare un instant Waon au pôle nord d’un aimant en fer à cheval, alors Hwapo lui fait pendant au sud, car les deux communes délimitent les extrémités de la baie. Palourde à col court et couteau, pieuvre, huître et Boleophthalmus pectiniros-tris ne sont que quelques exemples des mollusques et coquillages de la région qui, aux côtés du poisson, n’ont pas leur pareil dans le pays par leur saveur et leur fraîcheur. La défunte romancière Park Wan-seo (1931-2011) appréciait tout particulièrement les couteaux

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grillés de cette provenance et j’ai souvenir d’un jour où, en regardant des femmes tirer leur traîneau en bois dans la boue, elle a dit trouver plus de beauté à leur acti-vité qu’au marais lui-même. Cet accessoire qui glisse comme sur des skis porte le nom de neol en coréen et mesure trois mètres de long sur trente centimètres de large. Quand elles ont chargé leur récolte, les femmes prennent appui du genou et, de l’autre pied, repoussent le sol pour glisser sur la boue. Si elles donnent l’im-pression de le faire avec facilité, leur métier est tou-jours pénible, même après des dizaines d’années d’ex-périence, comme en témoigne cette chanson qu’elles entonnent en accomplissant leur tâche : « Maman, ô maman, pourquoi m’as-tu donné le jour si c’était pour pousser le traîneau ? » En les voyant occupées à leur labeur, Park Wan-seo m’a confié qu’elle aimerait vivre un jour dans ce village et je me suis alors dit que lorsqu’elle s’imaginait poussant le traîneau dans la boue en compagnie des femmes de Waon et Hwapo, c’était à ses derniers jours qu’elle pensait.

En 2013, l’Exposition internationale des jardins avait pour cadre Suncheon, ses petits villages et ses marais côtiers à la pureté virginale dont elle donnait l’occasion de révéler la beauté. Cette manifestation n’aurait vrai-semblablement jamais eu lieu sans cette baie sauvage aux nappes d’eau envahies par la végétation, aux oiseaux migrateurs qui y trouvent refuge et aux hommes qui y vivent et travaillent. Si vous cédez au découragement face aux difficultés de la vie ou que votre travail ne vous semble plus mener à rien, venez donc à Suncheon, un jour où tombe la neige, et votre cœur battra au rythme d’une nature débordante de vie qui lui apportera un sang neuf.

La vieille dame du marais salantC’était il y a trois ans, en hiver, et je me

trouvais dans la localité de Parangbagu située en baie de Suncheon. Les premiers flocons tombaient quand une vieille dame est sortie de la maison du troisième âge. Je me suis garé et lui ai demandé où elle allait, par un temps pareil.

-On jouait aux cartes, mais ce n’est pas mon jour de chance, alors je préfère m’en aller. Il vaut mieux que j’aille bêcher dans la montagne, m’a-t-elle répondu.

-Sous la neige ? Vous auriez mieux fait de rester !

-Si je n’y vais pas tant qu’il fait encore jour, je me dis que ce n’est pas bien.

En chemin, la conversation suivait son cours. Elle parlait de sa vie et de cet amour que seuls ressentent ceux qui vivent pour un rêve et dans un objectif uniques.

-Mon mari était beau et intelligent, mais il n’avait pas eu la chance d’aller à l’école, alors après notre mariage, il s’est mis à apprendre à lire et à écrire tout seul. Comme il écrivait bien, il gagnait toujours le premier prix au concours de composition du village. Moi, par contre, je ne sais pas lire. C’était le bon vieux temps et on était

heureux, jusqu’au jour où il m’a dit, tout d’un coup, que j’étais trop laide et pas assez grande. Il ne voulait plus me voir et m’a mise à la porte, alors je m’en suis allée sur cette montagne-là et je me suis fait construire la petite baraque où j’habite. Vous voyez les roseaux, là-bas ? Je me suis fait un marais salant en travaillant d’arrache-pied, toute seule. À ce moment-là, il se trouve que le prix du sel a augmenté, alors j’ai bien gagné. Un jour que je rentrais du travail, j’ai trouvé mon mari assis dans ma chambre. Il m’a regardée et il m’a grogné : « Eh bien, ton mari est là ! Tu vas rester longtemps comme ça, debout ? » J’ai mis

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Le temple de SeonamÉdifié par le précepteur national Dosan au IXe siècle, époque du royaume de Silla Unifié, ce temple figure parmi les plus importants que compte la région de Honam. Il abrite de précieux vestiges his-toriques, dont certains sont classés au patrimoine culturel, comme ses pagodes à trois étages occidentale et orientale (Tré-sor n°395), son grand pavillon Daeung-jeon (Trésor n°1311) et son pont arqué. On y admire la beauté de constructions anciennes tout empreintes de majesté, blotties dans leur écrin végétal aux arbres plusieurs fois centenaires. Il s’agit du prin-cipal lieu de culte de l’Ordre bouddhiste coréen de Taego, dont les moines ne sont pas contraints au célibat.

Le temple de Songgwang Le Mont Jogye accueille sur ses versants les temples de Seonam et Songgwang respectivement situés sur les faces est et ouest. Ce dernier comprend plus de quatre-vingts constructions qui semblent disposées en cercles concentriques et de nombreux biens culturels, dont le Guksa-jeon, qui est un pavillon datant du XIVe siècle, époque des premiers royaumes de Joseon, et renferme les portraits de seize précepteurs nationaux. Il fait partie des « trois joyaux » du bouddhisme, dont il a permis de conserver la tradi-tion monacale, aux côtés des temples de Tongdo, à Yangsan, où se trouvent des reliques de Bouddha, et de Haein, à Hap-cheon, où sont conservées les 80 000 tablettes en bois du Tripitaka Koreana.

Le jardin de la baie de Suncheon Ce parc écologique s’étendant sur 5 600 m2

a été aménagé à l’emplacement de l’Expo-sition internationale des jardins qui s’est tenue à Suncheon en 2013. Il ne comporte pas moins de soixante-dix jardins à thème représentant notamment les styles paysa-gers respectifs des pays participants, mais aussi ceux des jardins d’entreprises, d’ar-tistes et de particuliers.

Le village fortifié de Nagan À Nagan-eupseong, qui est la forte-resse du village de Nagan, le village tout entier est une célèbre curiosité touris-tique aujourd’hui classée n°302 au patri-moine historique. Les habitations d’époque Joseon y sont dans un bon état de conser-vation et partout se dressent de vieilles chaumières. L’ancien office gouvernemen-tal est encore là, pareil à lui-même. Les villageois tirent leur subsistance de l’agri-culture et de l’hébergement qu’ils pro-posent aux touristes.

En baie de Suncheon, le ramassage des coques représente des gains substantiels pour les riverains des marais côtiers. Dans la boue épaisse qui leur arrive à la taille, les femmes poussent leur traîneau en bois à la recherche de trous d’air d’où elles extrairont coques et coquillages.

une marmite de riz à cuire et je pleurais de joie en préparant les condiments.»

Rien n’est plus admirable, au soir de sa vie, que de pouvoir se consacrer à ce que l’on aime plus que tout, à l’instar de cette vieille dame qui, après m’avoir poliment demandé d’où je venais, s’en est allée à petits pas pressés sur le chemin de montagne qui mène à son marais salant. Je ne pouvais détacher mes yeux du petit sarcloir qu’elle avait à la main et cet outil, ainsi que les petites rides du coin de ses yeux, m’ont paru encore plus jolis que la neige drue qui s’abattait sur le paisible village de la baie.

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A u troisième jour du troisième mois lunaire et au neuvième jour du neuvième mois, par temps doux et peu venteux, les femmes s’en allaient en emportant un chaudron qu’elles

déposaient sur un rocher, au pied d’une falaise, puis elles cueillaient des fleurs sauvages et des chrysanthèmes pour faire les jeon ou la soupe d’armoise. Elles s’y occupaient du matin au soir, dans la joie et les rires ». Cet extrait du récit d’un repas champêtre parmi les fleurs est extrait du livre Myeongdeok Donggi dû à l’érudit Chae Je-gong (1720-1799), qui vécut sous le royaume de Joseon.

Chez les femmes peu indépendantes d’alors, ce jour de liberté était attendu avec impatience. Dans sa perspective, elles ne man-quaient jamais de confectionner du hwajeon, qui est un jeon aux fleurs. Pour ce faire, elles versaient dans une poêle à peine huilée une petite quantité de la pâte fluide qu’elles avaient préparée avec de la farine de riz gluant et qu’elles décoraient de quelques pétales de fleurs des champs fraîches, avant de faire revenir l’ensemble. En cuisant, le riz gluant répandait une odeur qui ouvrait l’appétit. Aujourd’hui encore, pour cette garniture, on préfère l’azalée ou la fleur de poirier au printemps et le chrysanthème, en automne. En croquant dans ce hwajeon qui conserve aux fleurs leur forme et leur parfum, le mangeur a l’impression de faire entrer en lui un peu des plaisirs de la saison.

Une denrée de luxe pour un mets de choixSi quantité d’huiles alimentaires différentes existent aujourd’hui

pour la cuisine, les gens de Joseon n’avaient à leur disposition que celles de sésame et de périlla, qui s’obtenaient par le pressage des graines de l’une ou l’autre de ces plantes. En prévision de la fête des récoltes dite de Chuseok, qui tombe au huitième mois du calen-drier lunaire, les travaux des champs étaient en partie consacrés à la moisson du sésame et du périlla qui donneraient l’huile servant à

la cuisson de délicieux jeon à consommer à cette occasion. Celle de sésame était fort appréciée pour son excellent arôme, quoique très coûteuse, ayant été introduite de Chine occidentale, d’où son nom coréen de chamgireum qui signifie « huile vraiment savoureuse ».

En outre, l’huile était alors d’une fabrication complexe. Un traité pratique du XVIIIe siècle ayant trait à sa préparation, le Somunsaseol, décrit avec précision un outil de pressage des graines de périlla. Il y est dit ce qui suit : « On utilise un récipient de forme allongée fait d’un bois dur ou de pierre. On y dépose des sacs en toile renfermant des graines de périlla cuites à la vapeur et on les bat avec force, comme si on frappait des semelles en cuir, jusqu’à ce que l’huile s’exprime et s’écoule par une ouverture dite « bouche ». Au temps de Joseon, la difficulté de ces opérations faisait de l’huile ainsi obtenue une den-rée précieuse que seule la cuisine de cour pouvait abondamment employer.

Des repas de fêteDes différentes préparations frites à l’huile de sésame, les jeo-

nyueo figuraient alors parmi les plus appréciées. Dans les sojubang, qui étaient les cuisines du palais, on mettait à sécher du poisson de différentes espèces, pêché en Mer de l’Ouest, que l’on réservait aux banquets. Pour l’accommoder, après l’avoir découpé en biais, on le trempait dans l’amidon et le jaune d’œuf, puis on le faisait revenir dans l’huile de sésame pour obtenir le jeonyueo.

Lors des festivités qui eurent lieu en 1765, à l’occasion du quaran-tième anniversaire du couronnement du roi Youngjo, un banquet fut donné au palais de Gyeonghi, qui était la résidence de villégiature de la famille royale. Sur ordre de ce monarque qui souhaitait un repas frugal, le nombre de plats se limita à dix. Non seulement y figurait du jeonyueo de poisson, mais de crainte peut-être qu’il ne suffise pas, on éprouva curieusement le besoin d’en ajouter un composé de fai-

DÉLICES CULINAIRES

Le terme jeon s’applique à toute friture composée de viande, poisson, lé-gumes ou autres ingrédients que l’on a préalablement farinés et fait tremper dans des œufs. En cuisant dans la bonne huile de la poêle, ils font entendre un grésillement tout aussi agréable que leur saveur. Du jeonyueo des festins royaux de jadis aux modestes bindaeddeok des marchands ambulants, le jeon a connu des destins divers et s’est décliné sous différentes formes ou compo-sitions, mais, pour les Coréens, l’huile qui grésille et dégage son arôme est toujours le prélude à un bon repas.

Joo Young-ha Professeur à l’Institut de civilisation coréenneLim Hark-hyoun Photographe

«

plat festif

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À l’époque de Joseon, le jeonyueo de sciène était un mets de choix réservé à la table du monarque et aux banquets que donnait celui-ci au palais. Dans les derniers temps du royaume, il s’étendit à toute sorte de poisson ou de viande qui, sous forme de fines tranches frites, composait les festins ou se servait dans certaines occasions, jusque chez les gens du peuple.

plat festif

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san, de sorte que, sur dix des plats servis, on trouva deux variantes de cette préparation !

Dans les derniers temps de l’époque Joseon, le jeonyueo allait peu à peu faire son apparition sur les tables de fête de la noblesse et par-fois même chez les gens du peuple. En fait, point n’était besoin qu’il y ait une occasion festive ! Dans son traité intitulé Joseon Mussang Sin-sik Yorijebup, c’est-à-dire le livre du véritable art culinaire de Joseon, Yi Yong-gi, éminent spécialiste du domaine, déclarait ce qui suit : « Le jeonyueo convient en toute circonstance, du mariage à l’enter-rement, en passant par les cérémonies de commémoration et anni-versaires, ainsi que les banquets et soirées arrosées, mais aussi les repas simples de tous les jours. » Pour la cuisson du jeonyueo, l’huile de sésame était jadis réservée aux grandes occasions et, lorsqu’on ne pouvait s’en procurer, celle de périlla s’y substituait. Dans l’esprit des Coréens, la préparation de fritures est toujours évocatrice du sens de l’hospitalité.

Un plat national qui agrémente l’ordinaireAu XXe siècle, la production d’une nouvelle huile alimentaire et la

baisse de prix consécutive de l’ensemble des produits allaient per-mettre au jeon de se démocratiser. Sa forme actuelle la plus répan-due est le bindaeddeok, une préparation également connue sous le nom de « pizza coréenne ». Selon toute vraisemblance, cette appel-lation est dérivée de l’expression bindaebyeong, qui signifie « pâte à offrir aux invités ». Le bindaeddeok a pour particularité une cuis-

son substituant le saindoux à l’huile de sésame, comme dans la cui-sine pratiquée par les Chinois qui s’installèrent en Corée à la fin du XIXe siècle. Composé d’une couche de pâte de haricot mungo gar-nie de légumes variés et de porc que l’on fait frire dans le saindoux, le bindaeddeok rappelle un peu le jeonyueo qui prenait place sur la table des rois. Pendant la Guerre de Corée survenue après la déco-lonisation, le pays sombrant un temps dans le chaos et la misère, il se consomma beaucoup de bindaeddeok fait à partir d’ingrédients à bon marché et vendu par les marchands ambulants. À une époque où la viande était denrée rare, ce plat tout chaud au haricot mungo bien imbibé de saindoux était aussi délicieux que nourrissant pour les Coréens des classes populaires.

Près des marchés traditionnels, le jeon a aujourd’hui encore ses ruelles de restaurants spécialisés. En parcourant l’une d’elles, le passant est toujours alléché par son épaisse galette de pâte qui côtoie bien d’autres variantes du jeon garnies tantôt de feuilles de sésame, tantôt de saucisses, calmars ou champignons, et dégageant une agréable odeur d’huile pendant la cuisson. Après avoir porté son choix sur l’un des plats exposés sur le présentoir, on le dégustera accompagné d’un alcool de riz coréen appelé makgeolli. Si on ressent d’abord un peu de gêne en mangeant debout aux côtés d’inconnus devant l’étal d’un marchand, on se laisse vite gagner par la chaleu-reuse ambiance qui se crée entre deux ou trois personnes se régalant ensemble. Si le jeon est devenu un plat de tous les jours, il conserve en effet un côté festif qui engendre la bonne humeur.

Dans son traité intitulé Joseon Mussang Sinsik Yorijebup, c’est-à-dire le livre du véritable art culi-naire de Joseon, Yi Yong-gi, éminent spécialiste du domaine, déclarait ce qui suit : « Le jeonyueo convient en toute circonstance, du mariage à l’enterrement, en passant par les cérémonies de commémoration et anniversaires, ainsi que les banquets et soirées arrosées. »

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1, 2.Le terme jeon désigne une friture pouvant se composer d’ingrédients divers que l’on a préalablement farinés et fait tremper dans l’œuf, le bindaeddeok étant quant à lui constitué d’un mélange de légumes, viande et nouilles. Il existe aussi un jeon aux poireaux, nouilles et fruits de mer, lesquels peuvent être du calmar, des palourdes ou des crevettes, cette préparation très prisée étant d’ordinaire accompagnée de makgeolli.

3.D’une préparation simple, le jeon a la particularité de révéler la saveur de ses ingrédients dans toute sa richesse et sa diversité, car, aussitôt sautés dans l’huile, feuilles de sésame, courgettes, chou coréen et autres légumes des plus modestes semblent délicieusement goûteux.

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The Dawn of Modern KoreaAndrei Lankov, 366 pages, 2007, Séoul,13 000 wons

Un fascinant aperçu de l’histoire moderne coréenne

Une bonne présentation de la culture populaire coréenne, malgré quelques faiblessesEncyclopédie des croyances populaires coréenneshttp://folkency.nfm.go.kr/eng/folkbeliefs.jsp Séoul, Musée national des arts et traditions populaires

D e l’avis du professeur Andrei Lan-kov, qui enseigne à l’Université d’Oslo

après avoir exercé à l’Université Kookmin de Séoul, l’époque moderne a été en Corée la plus décisive de toutes celles de son his-toire, ayant vu le pays réaliser une « trans-formation sociale et économique sans pré-cédent qui l’a propulsé pour la première fois à l’avant de la scène politique et éco-nomique mondiale. » Son ouvrage retrace donc les étapes d’un siècle d’évolution, en se fondant notamment sur les articles qu’il écrit depuis 2002 dans le quotidien The Korea Times.

En guise de prologue, il évoque l’année 1784, qui vit l’introduction du christianisme sur la péninsule coréenne, non par des mis-sionnaires, comme c’est le cas en général, mais par un converti coréen venu de Chine. De là, l’auteur fait un saut dans le temps pour se retrouver près d’un siècle plus tard, en 1871, d’où datent les premières photo-graphies prises en Corée. Sur un ton plus sérieux, il passe, très exactement dix ans

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C e deuxième site internet rassemblant des documents en langue anglaise mis

en ligne par le Musée national des arts et traditions populaires succède à celui consa-cré à l’Encyclopédie des coutumes saison-nières coréennes et devrait ultérieurement être complété de six autres. Créée à l’inten-tion du public étranger, la présente livrai-son est un condensé de la version originale coréenne, qui se compose de six tomes portant sur le chamanisme, les cultes villa-geois et ceux propres à chaque foyer. Ils ras-semblent plus de 250 articles traitant des six grands thèmes des rites et de leurs célé-brants, des divinités et entités sacrées, des offrandes, des lieux de culte, des croyances et des documents. Ces articles sont acces-sibles soit par ordre alphabétique soit par une recherche à partir d’un mot clé, leurs photos pouvant aussi être affichées séparé-ment, à la rubrique du multimédia. Les dif-

férents documents détaillent de nombreux aspects de cette culture populaire à partir de laquelle s’est formée la nation coréenne.

Quant aux points faibles auxquels il conviendrait de remédier, ils concernent notamment une défaillance dans la recherche des entrées, qui donne pour seul résultat le nombre de visiteurs enregistré. Par ailleurs, cette fonction permet pas de cibler l’une ou l’autre des deux encyclopé-dies et renvoie sans distinction à leurs infor-mations. Cette lacune ne pose pas toujours problème d’un point de vue purement pra-tique, dans la mesure où les deux sites font partie d’un tout constituant l’Encyclopédie de la culture populaire coréenne et où certains articles se recoupent donc. En revanche, il peut créer une certaine confusion dans l’esprit d’un nouvel utilisateur. Il convien-drait d’autant plus de prévoir cette recherche individuelle que huit séries de documents

seront disponibles une fois le projet achevé. Enfin, en termes d’organisation du site, il est à noter que les rubriques consacrées au multimédia et au cinéma donnent accès aux mêmes documents audiovisuels.

Hormis la défaillance évoquée dans la recherche par entrée, qui exige d’être cor-rigée au plus tôt, le site ne comporte que des défauts sans gravité et son contenu d’une grande valeur compense largement ces vices de présentation. Si la culture pop actuelle s’est fait connaître de par le monde, bien des aspects de l’art et des traditions populaires restent aujourd’hui méconnus. La documentation que vient d’éditer en ligne le Musée national des arts et tradi-tions populaires, comme celle qu’il projette d’y ajouter, représente donc une importante contribution à la connaissance par le public anglophone cette composante de la culture du pays.

après, au départ des premiers étudiants coréens qui allèrent acquérir des connais-sances techniques à l’étranger. Dans cha-cun des quatre-vingt-dix articles constitu-tifs de cet essai, l’auteur procède selon une même démarche qui consiste à partir tantôt d’un fait intéressant, tantôt d’un événement décisif pour se livrer à leur interprétation historique, en les entremêlant de textes qui portent sur une décennie ou une époque données. Il en résulte une vue kaléidosco-pique de l’histoire, plutôt qu’une chronolo-gie ou une analyse systématiques. En l’es-pace de trois chapitres consécutifs, le lec-teur est renvoyé sans transition à l’époque des premiers autobus de la capitale, de la disparition des dames galantes du temps jadis, les gisaeng, et de la lutte des chré-tiens contre l’impérialisme japonais. Si ce voyage dans le temps peut sembler par-fois manquer d’organisation, fait incon-testablement l’originalité de l’ouvrage. En outre, et présente l’avantage de permettre d’entreprendre ou de reprendre la lecture

par le chapitre de son choix, en y appre-nant à chaque fois d’intéressants détails sur l’époque concernée.

En Corée et ailleurs, il en va du passage à l’ère moderne comme des autres que compte l’histoire, à savoir qu’il a résulté de la confrontation de valeurs nouvelles et anciennes. Ces dernières, surtout dans les premiers temps, étaient principalement d’origine indigène, tandis que les premières étaient liées à des idées ou techniques introduites dans le pays. Toutefois, leur mise en présence et l’apparition de valeurs nouvelles qui en a résulté, avec l’avène-ment d’une nation moderne, ont eu des répercussions spécifiques en Corée. L’ou-vrage a le grand intérêt de s’arrêter, selon un choix judicieux, sur quelques-unes de ces évolutions que sont nées de conflits de valeurs. En revanche, on ne manquera pas d’y remarquer certaines omissions, comme celle d’événements aussi importants que le Traité de Ganghwa, l’assassinat de l’impé-ratrice Myeongseong ou l’annexion du pays

par le Japon et bien d’autres tragédies figu-rant normalement dans les livres d’histoire moderne coréenne mais ne se trouvant pas dans celui-ci. C’est au lecteur qu’il appar-tiendra de juger si le livre est ou non criti-quable à cet égard, mais au demeurant, la vision d’ensemble qu’il donne de la Corée a le mérite de la présenter non tant en vic-time passive des événements qu’en nation indépendante parfaitement apte à décider de son avenir.

Si le livre d’Andrei Lankov n’obéit pas aux règles conventionnelles du livre d’histoire, c’est à son avantage dans le cas présent. Pour les lecteurs qui manquent encore de connaissances sur la Corée, cet ouvrage assez accessible constituera une bonne initiation à l’histoire moderne coréenne et permettra d’en acquérir les grandes lignes, les plus avertis d’entre eux pouvant quand même y glaner de précieuses informations pour parfaire leur savoir.

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Venir étudier en Corée ?

REGARD EXTÉRIEUR

Difficile d’écrire quelques lignes dans une revue si prestigieuse lorsque, malgré plusieurs années de vie ici, le sentiment d’être resté étranger demeure aussi fort. Ce témoignage sera donc celui d’un témoin des changements les plus perceptibles sur-venus ces vingt dernières années en Corée du Sud, et plus particulièrement dans le domaine éducatif.

Première constatation, la Corée n’est plus aussi isolée entre deux superpuissances; on peut y vivre en ne parlant presque que l’anglais. Il ne suffit pas d’y vivre pour acqué-rir sans efforts une connaissance, même modeste, de sa langue et de sa culture. Celle-ci s’acquiert par une pratique effec-tive, certes, mais sans efforts réguliers, elle reste étrangère aux occidentaux qui n’ont pas suffisamment investi dans l’étude du coréen.

Cela est d’autant plus embarrassant lorsque, comme dans notre cas, il faut faire acquérir un peu de la langue et de la culture françaises à de jeunes Coréens qui, eux, se montrent beaucoup plus habiles et souvent plus motivés pour parvenir à une certaine aisance en français.

Si l’enseignement de notre langue a per-mis à plusieurs d’entre nous de pouvoir res-ter et vivre dans ce pays, cette profession autrefois accessible à des francophones sans spécialisation supérieure particu-lière, n’est légitimement et progressivement devenue accessible qu’à ceux qui bénéficient d’une formation dans ce domaine.

En effet, il y a une vingtaine d’années, le français jouissait encore d’effectifs d’appre-nants plus que confortables, mais la crise financière de la fin du siècle dernier a réduit ces volumes de presque 90 %. Aujourd’hui, difficile d’espérer faire carrière dans ce secteur, alors que, dans le même temps, le nombre de candidats à des certifications en français n’a cessé de croître. Depuis quelques années, plus de sept mille étu-diants de tout âge se présentent à l’une des trois sessions annuelles du Delf ou du Dalf, des évaluations en français reconnues inter-nationalement et organisées par l’Alliance française.

Il est vrai que le confucianisme, si pré-gnant dans la culture coréenne, a fait du concours un mode de sélection privilé-gié pour son impartialité. La préparation à ces concours est ainsi devenue une pra-tique pédagogique communément admise. Cependant, si se préparer pour un tel exa-men, apprendre à connaître le déroulement des épreuves, la nature des questions, les exigences attendues par l’organisme certifi-cateur, font partie de la préparation des can-didats, cela ne se résume finalement qu’à se soumettre à une série d’exercices qui s’appuient fortement sur des compilations d’épreuves passées.

Malgré tout, les évaluations internatio-nales comme celle du Pisa (Program for International Student Assessment) classent depuis quelques années déjà la Corée du Sud parmi les pays dont le système éducatif

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Duval ArnaudProfesseur au Département de langue et littérature françaises de l’Université AjouPourquoi pas ?

semble le plus performant. Cet engouement pour les études conforte les familles mixtes, comme la nôtre, dans l’idée que ce pays possède une culture et des atouts précieux pour la formation supérieure. Les élèves peuvent ainsi y profiter d’une large variété de cours du soir, de salles d’études fonction-nelles, de l’un des meilleurs réseaux Inter-net, d’un très haut-débit mobile et fiable; les affres de la délinquance n’y sont pas trop sensibles, la hiérarchie et la personne même de l’enseignant sont encore large-ment respectées, les établissements béné-ficient d’un réseau de partenariats avec le monde entier et les budgets de recherches y sont parmi les plus élevés de la planète. Pour ne prendre que ces critères, la Corée présente donc un ensemble d’avantages pour des étudiants qui souhaiteraient se for-mer dans un cadre propice à leur réussite académique.

Pour faire justice à cet éloge, maintes fois formulé, il faut cependant préciser qu’il reste quelques difficultés à surmonter et qui rendent l’école française, toute aussi attrac-tive, au premier rang desquelles la mixité des apprenants semble jouer en faveur de la France. Selon les statistiques de l’OCDE, si les États-Unis accueillent plus de 22 % d’étudiants étrangers, ils seraient 6 % en France, alors que la Corée ne compte qu’un seul étudiant étranger pour cent jeunes coréens.

Si cette mixité est une richesse, il y a clai-rement un pas à franchir, et les universi-

tés coréennes rivalisent, depuis quelques années déjà, pour attirer plus d’étudiants étrangers sur leur campus, notamment en étoffant leurs offres de cours enseignés en anglais ; une stratégie contestée que la France ne se résout que difficilement à accepter et dont elle ne semble pas encore trop souffrir ... pas encore !

À l’heure de la mondialisation, l’Europe présente aussi pour nous un avantage car elle protège la France de la concur-rence d’entités régionales plus vastes et plus dynamiques, et de pays qui s’orientent avec autant d’appétit vers des marchés émergents, de nouveaux Eldorado. Ainsi la Chine, le Japon et la Corée se tournent vers l’Afrique et soudain la Francophonie ‘redonne des couleurs’ à l’enseignement du français en Asie.

Mais revenons à des considérations plus pragmatiques sur le choix entre plusieurs systèmes éducatifs pour nos enfants. Avant de les laisser poursuivre dans leur pays de prédilection, ne devrions-nous pas les inci-ter à privilégier la Corée pour leurs pre-mières années d’études supérieures, afin d’y apprendre leur “métier d’étudiants” ?

Quoi qu’il en soit, si les parents du monde entier espèrent le meilleur pour leurs enfants, nous voulons croire, pour notre part, que celles et ceux qui disposent de la double culture franco-coréenne ont peut-être un avantage sur les autres.

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B elle-mère chérit toujours son gendre », « Le gendre est un éternel invité », « Ne vis jamais chez tes beaux-parents, sauf si tu meurs de faim » : autant de vieux adages coréens qui

témoignent de points de vue divergents sur les relations qu’entretient l’homme marié avec sa belle-mère. Celui-ci, pour les beaux-parents soucieux du bonheur de leur fille, est « l’éternel invité » pour qui il faut être aux petits soins, mais qui veille à garder ses distances pour éviter qu’ils s’immiscent dans sa vie.

Depuis la fin des années 1990, des changements font mentir les dictons d’autrefois, car les relations avec la famille ont évolué en parallèle avec le mode de vie des jeunes couples, qu’influencent des facteurs économiques. Dans ces ménages biactifs en constante pro-gression, la mère de l’épouse est plus souvent mise à contribution pour s’occuper des enfants, grâce au lien très étroit qui l’unit à sa fille. Les couples ayant donc tendance à vivre plutôt près des parents de l’épouse, le mari est amené à côtoyer plus régulièrement sa belle-mère. Alors que, dans la tradition populaire, les conflits fami-liaux se produisaient surtout entre l’épouse et sa belle-mère, c’est l’homme qu’ils opposent maintenant à sa belle-mère.

Les nouveaux rapports de gendre à belle-mère au prisme des feuilletons télévisés

Dans les feuilletons de la chaîne MBC Roses et pousses de soja et La dernière guerre, comme dans celui de SBS, Woman on Top, le gendre se heurte tantôt à l’hostilité de beaux-parents fortunés, tan-tôt aux récriminations d’une belle-mère qui le considère comme un bon à rien et met sans cesse en avant la réussite de sa fille. Cette thématique est révélatrice de la place des femmes dans la vie active par rapport à celles des générations précédentes qui, sitôt mariées,

cessaient de travailler. Elle révèle aussi la plus grande position de faiblesse des hommes, dont le gagne-pain a été mis à mal par la crise financière de 1997.

Au début des années 2000, les mini-séries télévisées véhiculaient souvent l’image de mères et filles unies par des relations de compli-cité qui en faisaient presque des amies quand le père venait à dispa-raître. Un nouveau personnage allait aussi faire son apparition : celui de la belle-mère au fort caractère, qui supplantait son mari dans son rôle traditionnel et dont le quotidien était prétexte à des feuilletons. Jusque-là, pour demander une jeune femme en mariage, c’était le père à qui il fallait s’adresser, et celui-ci conviait alors le prétendant à une soirée bien arrosée pour s’assurer que ce n’était pas un gros buveur. À cette scène, a succédé celle du jeune homme invitant la future belle-mère à chanter dans un karaoké pour la divertir et lui faire bonne impression. C’est ce qui se passait dans le feuilleton Je m’appelle Kim Sam-soon diffusé en 2005 par la chaîne MBC. On y voyait un restaurateur, qu’interprétait Hyun Bin, tomber amoureux d’une jeune fille appelée Sam-soon et jouée par Kim Sun-ah, puis rendre visite à sa mère, laquelle s’empressait de voir s’il buvait en le servant généreusement en cocktails alcoolisés et en l’entraînant au karaoké. L’image du futur gendre, cravate autour de la tête, agi-tant frénétiquement un tambourin au rythme des airs chantés par sa future belle-mère est devenu un filon qu’ont exploité nombre d’autres feuilletons. On y voit de jeunes prétendants faire désespéré-ment la cour à leurs futurs beaux-parents à l’encontre des compor-tements jusqu’alors en usage dans les familles.

Dans la programmation de cette année, était également à signaler un feuilleton de MBC intitulé Prédestiné à t’aimer qui est en fait une reprise d’une production taïwanaise éponyme de 2008, mais a subi

La belle-famille et ses relations mouvementées au petit écran

DIVERTISSEMENT

Yoo Sun-ju Chroniqueur TV

Sur les grilles de programmation de cette année, deux émissions ont abordé ce thème selon des points de vue opposés, mais avec un égal succès. Le feuilleton La famille Wang de la chaîne KBS, qui a réalisé 40% d’audience dans sa catégorie, met en scène une belle-mère et son gendre en perpétuel conflit parce que ce dernier s’avère incapable de subvenir aux besoins de sa famille, tandis que dans l’émission de télé-réalité Jagiya, l’éternel invité diffusée par SBS, il est comme un fils pour ses beaux-parents, ce qui a fait de son personnage le « gendre national » des familles.

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des adaptations dans la présentation des relations entre la belle-mère et le gendre, afin de tenir compte des différences culturelles. Tous deux ont pour point de départ un quiproquo sur un numéro de chambre d’hôtel et la nuit que passent ensemble un homme et une femme, suivie d’une grossesse et d’un mariage non désirés. Alors que, dans l’œuvre d’origine, la belle-mère n’exerce pas une grande influence sur le couple, le mari du remake (Jang Hyuk), que sa femme (Jang Na-ra) tend à mettre mal à l’aise, devient plus proche de sa belle-mère et un lien presque filial s’instaure alors entre eux. L’homme fait tout son possible pour être agréable à sa belle-famille. Quand surviendra le divorce, il continuera de fréquenter assidument le restaurant tenu par la dame et celle-ci a beau se plaindre, elle n’hésite pas à fermer très tard pour pouvoir l’accueillir.

De la fiction à la réalitéDepuis quelques années, il semble que le conflit entre l’époux et

ses beaux-parents soit plus souvent cause de divorce que la mésen-tente de l’épouse avec sa belle-mère. Cette tendance se dégage des nombreux talk shows où des célébrités viennent s’épancher avec rancœur sur les difficultés causées par leurs belles-mères. Dans le genre de la télé-réalité, Jagiya, l’éternel invité s’est taillé un franc succès en suivant au jour le jour les rapports d’un homme avec ses beaux-parents chez qui il habite. Hormis les tiraillements inévitables et sans conséquence du quotidien, le premier y fait preuve d’un dévouement admirable envers les seconds, ce qui fait la particularité de cette émission. Si d’aucuns trouvent légitime le désir des jeunes couples des classes moyennes de vivre non loin de la famille de l’épouse, d’autres estiment au contraire qu’ils seraient mieux avisés en restant un peu à distance pour éviter les conflits que ne manque

pas de provoquer une trop grande proximité. Toutefois, cette tenta-tive d’échapper à l’emprise de la belle-famille est-elle vraiment pos-sible pour ceux qui en sont encore dépendants sur les plans écono-mique et affectif, même après le mariage ?

Selon une étude réalisée en 2012 par WoORizine (Women’s Online Resource and Information, www.woorizine.co.kr), six hommes mariés sur dix habiteraient aujourd’hui près de leur belle-mère ou chez elle pour qu’elle prenne soin de leurs enfants. Avec l’augmenta-tion du nombre de couples biactifs, les contacts entre belles-mères et belles-filles se font moins fréquents et donc moins conflictuels. En revanche, le système de protection sociale n’assurant pas une prise en charge suffisante des dépenses et du travail consacrés aux enfants de couples biactifs, les belles-mères et leurs gendres entre-tiennent encore des rapports difficiles. Par ailleurs, le principe très répandu selon lequel l’éducation des enfants incombe à la femme suppose, dès lors que celle-ci est active, que la place laissée libre soit occupée par sa mère. En conséquence, les émissions télévisées qui présentent des personnages de belles-mères au caractère bien trempé, voire difficile, et de gendres accueillis à bras ouverts au sein de la famille n’apportent peut-être pas de vraie réponse aux pro-blèmes qui se posent dans la réalité.

Depuis quelques années, les conflits entre époux et beaux-parents semblent plus souvent cause de divorce que la mésentente de l’épouse avec sa belle-mère.

De gauche à droite, scènes des feuilletons

Prédestiné à t’aimer et Je m’appelle Kim

Sam-soon, qu’a diffusés la chaîne MBC, ainsi que de

l’émission de télé-réalité Jagiya,

l’éternel invité présentée par SBS.

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Si ma fille se réjouit autant d’avoir un père cuisinier, nul doute que c’est d’abord et avant tout pour le poulet frit. Il ne lui viendrait pas à l’esprit de parler de ma célébrité à Séoul ou des livres que j’ai écrits, mais je l’imagine fort bien confiant un peu fièrement à une amie : « Hier soir, j’ai mangé du poulet frit cuisiné par mon père ! Tu n’es pas jalouse ? ». Rien de plus normal, puisque les Coréens en raffolent, en particulier les jeunes.

À Milan, où je me trouvais, une chose intéres-sante s’est produite. J’avais demandé à un jeune confrère de me conseiller un bon restaurant et

voilà qu’il m’a emmené dans un établissement spécia-lisé dans le poulet ! Ce choix n’a pas manqué de me sur-prendre, car je m’attendais plutôt à déguster de délicieux raviolis frais, du risotto milanaise, avec son assaisonne-ment si fin au safran, ou encore la spécialité régionale de l’osso-buco. En croquant dans cette volaille au goût non moins délectable que familier, j’ai dû reconnaître qu’elle était frite à la perfection, la chair étant moelleuse et la peau, croustillante, comme il se doit, avec en plus un soupçon d’épices pour donner cette saveur que je connais si bien.

Le poulet à la coréenne, un régal pour les gourmets.

Que cette manière de préparer le poulet existe jusqu’en Italie, cela tenait pour moi du mystère ! N’était-on pas dans un pays fier de sa gastronomie ? Est-ce que les gens n’aimaient pas plus que tout la cuisine de leur mère et ne voulaient-ils pas la retrouver dans les menus des restaurants, sauf, peut-être, si la serveuse était jolie, auquel cas ils ne dédaignaient sans doute pas de man-ger un hamburger ? J’étais stupéfait que, dans un tel pays, les gens apprécient autant un plat comme le poulet frit, que l’on associe plutôt à la restauration rapide. Mon cadet dans le métier m’a alors appris que cette prépara-tion particulière s’inspirait du « chicken » à la coréenne, qui est le poulet frit de cette manière. Les grands cui-siniers et experts de Modernist Cuisine, un groupe de

recherche culinaire américain spécialisé dans les cui-sines du monde, s’est plus particulièrement intéressé à cette recette coréenne qui a beaucoup séduit les gastro-nomes avertis. En effet, lors d’une de ses présentations, le plat qu’il avait choisi de faire découvrir à un public composé pour l’essentiel de professionnels et gourmets n’était autre que des ailes de poulets bien croustillantes à la mode coréenne, agrémentées d’une sauce aigre-douce importée de Corée dont on ne peut plus se passer après y avoir goûté.

Accompagné de bière, ce plat est d’autant plus appré-cié et il fait aujourd’hui fureur dans plusieurs pays d’Asie où il est tout aussi connu sous le nom de « chimaek », qui est l’abréviation des mots « chicken » et « maekju » signifiant « bière » en coréen. Il en est même fait men-tion dans un dialogue du feuilleton coréen Mon amour vient d’une étoile, qui est aussi regardé dans d’autres pays d’Asie, dont la Chine, qui apprécient particulière-ment ce plat et ont adopté son appellation. Les restau-rants qui en proposent à leur menu se multiplient depuis peu à Hongkong et ils se livrent une concurrence achar-née dont les consommateurs sont les grands gagnants.

La folie du poulet fritDans ce domaine, mis à part les États-Unis, aucun

autre pays ne rivalise avec la Corée, qui se classe sûre-ment au premier rang mondial pour la consommation par tête. Quant à la consommation nationale, elle s’élè-verait à 800 millions de poulets par an, selon une étude réalisée par le Centre de recherche du groupe financier KB sur les restaurants qui en servent frit, et représente-

MODE DE VIE

Park Chan-il Chef CuisinierCho Ji-young Photographe

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Les Coréens sont extrêmement friands de poulet, comme en atteste une étude selon laquelle la consommation nationale atteindrait le chiffre annuel de 800 millions de ces volailles.

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restauration spécialisée dans ce produit. Au début des années 1970, l’essor du marché va s’accélérer, suite à la large commercialisation d’une huile alimentaire à base de haricot mungo, jusqu’alors inconnue en Corée.

Une première rôtisserie de poulet avait ouvert ses portes en 1961 au Centre de nutrition de Myeongdong, qui se situe à Séoul, dans le quartier du même nom. Nombreux sont ceux qui doivent garder le souvenir des volailles qui tournaient lentement sur la broche et se doraient à la chaleur du four électrique. C’était le temps où les pères de famille, en rentrant du travail, rappor-taient souvent à la maison un poulet rôti enveloppé dans un sac en plastique de couleur jaunâtre. Pour ces hommes accaparés par leur travail, c’était le meilleur moyen de montrer qu’ils s’acquittaient de leur devoir de père, puisqu’ils ne bricolaient pas, ne jardinaient pas et ne tondaient pas le gazon. Moi-même, je me rappelle avoir été réveillé en pleine nuit par l’appétissante odeur du poulet qu’avait acheté papa.

Dès 1982, allait se créer à Daejeon une première chaîne spécialisée ayant pour nom Pelicana et servant du poulet en sauce préparé selon une nouvelle recette, puis, deux ans plus tard, c’était au tour de la franchise KFC, dont le succès allait faire la fortune des éleveurs de poulets. La pratique croissante du baseball professionnel allait aussi favoriser l’essor du secteur au cours de cette décennie, car les nombreux téléspectateurs qui regar-daient ses matchs avaient pour habitude de consommer

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rait un marché en forte croissance dont le volume serait passé en dix ans de 330 millions à 3,1 milliards de dol-lars, soit une progression d’un facteur de plus de neuf ! C’est dire si la Corée mérite d’être appelée le « pays du poulet frit » !

De là à penser que cette préparation correspond à une tradition culinaire, il y a loin, car l’huile alimen-taire était autrefois tout aussi coûteuse que le poulet lui-même, dont un vieil adage disait qu’on n’en faisait que pour son futur gendre.

Il a fallu attendre la deuxième moitié des années 1960 et l’amélioration de la production avicole, notamment par l’élevage en batterie qui a fait suite à la mécanisation de l’agriculture, pour voir se développer rapidement la

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En ce temps-là, les pères de famille, en rentrant du travail, rapportaient souvent à la maison un poulet rôti enveloppé dans un sac en plastique de couleur jaunâtre. Pour ces hommes accaparés par leur travail, c’était le meilleur moyen de montrer qu’ils s’acquittaient de leur devoir de père.

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du poulet frit pour des raisons pratiques. Les restau-rants qui en livraient allaient voir leurs affaires prospé-rer, au point de devenir une véritable mine d’or en 2002, pendant la Coupe du monde. Ceux qui s’étaient équipés de grands téléviseurs accueillaient aussi une clientèle plus nombreuse qui suivait les rencontres jusque dans la rue en encourageant vigoureusement leur équipe. Les étrangers qui en ont été témoins ont encore en mémoire l’image de supporteurs s’égosillant sans lâcher la cuisse de poulet qu’ils avaient à la main.

Les effets de la crise financière de 1997L’histoire de cette passion culinaire comporte

aussi un volet moins réjouissant, comme le souligne Jeong Eun-jeong dans son livre Histoire du poulet à la coréenne, en faisant cette intéressante remarque : « À partir de l’année 1997, où le poulet est devenu le plat préféré de la clientèle des restaurants, plus aucun plat ne l’a supplanté dans leurs goûts, et ce point de départ coïncide avec celui du « temps des épreuves » pour le pays. Pendant la crise financière, nombre de chefs de famille ont perdu leur emploi du jour au lendemain et, pour subvenir aux besoins des leurs, beaucoup se sont reconvertis dans la restauration de poulet frit, car cette activité n’exigeait pas de connaissances ou de savoir-faire particuliers, outre qu’elle ne nécessitait pas de mise de fonds importante. Par la suite, elle allait aussi s’avérer plus simple que les autres solutions envisa-

geables par la génération du baby-boom, pour laquelle l’âge de la retraite, en fort recul, se situait à la quaran-taine ou à la cinquantaine

Aujourd’hui, le secteur regroupe près de 25 000 res-taurants franchisés et ce chiffre passe au double si on y ajoute les autres. Les faillites y sont également nom-breuses, puisque, d’après l’étude de 2013 déjà citée, pour 7000 établissements qui ouvrent chaque année, 5000 autres disparaissent dans le même temps, la durée d’activité moyenne atteignant à peine 2,7 ans. Cette mortalité s’explique tout bonnement par une forte concurrence. En proposant à ses clients un poulet moi-tié moins cher, un établissement du secteur de la grande distribution a provoqué la colère des petits restaura-teurs, dont les affaires étaient déjà mal en point à cause de leurs plus gros concurrents, au point que l’opinion s’en est émue. Nul doute que les réactions n’auraient pas été aussi vives s’il s’était agi de la vente au rabais de téléviseurs, de réfrigérateurs ou même de ramyeon, car le poulet frit représente plus qu’une simple préparation culinaire en Corée.

Alors que, dans les pays occidentaux, il est assimilé à la restauration rapide des fast-foods, pour les Coréens, il relève plutôt d’une « soul food », une nourriture de l’âme. Il a toujours été associé à leur vie, que ce soit dans ses moments de joie, de peine ou de colère, comme un ami resté à leurs côtés au cours d’une existence qui a connu des hauts et des bas.

1. Réclame parue en 1968, dans le Kyeon-ghyang Daily au sujet d’un restaurant équipé d’une rôtissoire élec-trique.

2. En ce temps-là, les pères de famille qui rentraient du travail rapportaient souvent à la maison un poulet rôti enveloppé dans un sac en plastique de couleur jaunâtre.

3. Dans les pays d’Asie où est diffusé le feuilleton coréen Mon amour vient d’une étoile, le mot « chimaek » qui y est employé est bien connu de la population, tout comme est répan-due la consommation du plat et de la boisson qu’il désigne et qui sont maintenant tout aussi appréciés en Asie du Sud-Est qu’en Corée.

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A u tournant du millénaire, Kim E-whan s’oriente résolument vers une activité littéraire dont la production participe incontestablement de l’âge

d’or que connaît alors la fiction fantastique coréenne, depuis le succès immédiat du feuilleton de Lee Yeong-do, Dragon Raja. Celui-ci s’inscrit dans la lignée du Sei-gneur des anneaux, de Tolkien, par l’univers merveil-leux remarquablement inventif sur lequel s’appuie l’in-trigue. Du fait de sa réussite, il donnera lieu à d’innom-brables imitations qui feront des dragons et de la magie les ingrédients indispensables de la fiction fantastique coréenne. La reprise de cette formule du succès dans les jeux vidéo en ligne en fera la convention en matière de littérature fantastique.

Les œuvres de Kim E-whan dérogent à la règle par une représentation où s’entrecroisent réel et irréel dans les limites spatio-temporelles du quotidien. C’est notam-ment le cas dans Le garçon qui ramasse des chaus-settes, où le personnage principal découvre un passage menant à un monde enchanté. Ses allers et retours entre ce dernier et la réalité, où il n’était qu’un ado-lescent comme les autres, préoccupé par son entrée à l’université et la rencontre de l’âme sœur, vont faire de lui un homme très dynamique et influent.

Réel et irréel se côtoient aussi dans Extraterrestre 17h00, mais pas à la surface, car des extraterrestres se déguisent en humains pour arpenter les artères ani-mées de la ville, où des cafés on ne peut plus ordinaires servent de QG aux agents secrets chargés de localiser et d’appréhender ces intrus. C’est le propre de la fiction de Kim E-whan que de mêler le fantastique au quotidien le plus prosaïque.

Dans cette coexistence du réel et de l’irréel, d’aucuns voient une allégorie du monde moderne, comme dans le roman Le globe du désespoir. Cette œuvre, qui a révélé son auteur et lui a valu de se voir décerner le premier prix Multi-littérature en 2009, traduit une vision lucide de la condition et de la cupidité humaines. Située dans le Séoul d’aujourd’hui, l’intrigue a pour point de départ la soudaine apparition d’un mystérieux globe noir qui engloutit les hommes les uns après les autres et gros-sit à vue d’œil, au point que l’humanité tout entière est menacée de disparition par sa voracité. Si l’image de

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Dans le genre littéraire du fantastique, Kim E-whan va peu à peu se distinguer par son écriture. Il fait ses premiers pas de rédacteur web en 1996 et à la fin de ses études universitaires, en 2000, il édite en ligne des fictions de son cru sous forme de feuilletons qui le feront connaître des amateurs de cette littérature. En 2004, la parution en version imprimée de l’une d’elles, intitulée Le fantôme d’Evitagen, laissera entrevoir l’étendue de ses domaines d’intérêt, qui vont de la science-fiction aux mythes, légendes et récits d’épouvante, en passant par le fantastique, les jeux vidéo en ligne et les films d’animation, ainsi que le cinéma dans son ensemble.

APERÇU DE LA LITTÉRATURE CORÉENNE

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sente pour trouver une réponse à la question : « De quoi sera fait l’avenir ? », qu’elle avait pour point de départ, et qui devient : « Que désirez-vous vraiment ? », dans son dénouement.

En faisant alterner réel et fantastique, les œuvres de Kim E-whan enchantent le lecteur à tous les sens du terme, car ce qui lui est familier côtoie ce qui ne l’est pas et représentait jusqu’alors l’inconnu. Son émer-veillement rappelle celui de l’esprit qui fait enfin une découverte après avoir longtemps erré au degré zéro de l’imagination. Dans le cas d’espèce, il peut s’agir d’une observation caustique sur l’état de la société ou d’une mise en garde prudente contre la cupidité. Dans la nou-velle Éternuer en tenant un café, Kim E-whan évoque de grotesques rêveries sur une conversation avec un escargot sorti d’une canalisation. Après un interminable échange de boutades empreintes d’une imagination fan-tasque, l’auteur y conclut par cette phrase : « De la réa-lité, naissent des histoires, d’où renaît à son tour la réali-té, ces créations réciproques constituant la vie que nous menons ».

Sachant que la fiction très imaginative de Kim E-whan appartient aux genres littéraires de la science-fic-tion et du fantastique, et qu’elle est donc profondément ancrée dans le merveilleux, le passage ci-dessus pour-rait prendre la forme : « Du réel naît le fantastique et du fantastique, le réel ». En vertu de ce principe, les bar-rières qui séparent le genre fantastique de la littérature conventionnelle n’ont plus lieu d’être.

cette masse anthropophage non identifiée existait déjà au cinéma, le recours à la fois familier et déconcertant qui y est fait en tant que procédé littéraire s’interprète comme une métaphore de la cupidité du « grand capital » découlant de celle, sans borne, qui est le propre de l’homme.

L’alliance du fantastique avec la réalité constitue un apport remar-quable au genre littéraire du fantastique, mais aussi à la littérature dans son ensemble, car la critique s’accordait jusqu’ici à considérer que le fantastique « n’est pas le reflet de la réalité, étant prisonnier des formes conventionnelles du genre », ou qu’il correspond à une « ten-dance au repli dans la fiction ». À cet égard, l’œuvre de Kim E-whan prend une dimension spécifique en démontrant que cette littérature peut aussi inciter à une analyse perspicace de la réalité. De plus, d’un point de vue purement littéraire, l’originalité avec laquelle elle aborde les genres de la science-fiction et du fantastique, la volonté qu’elle affiche d’abolir les frontières de l’imagination et son pouvoir de séduc-tion sur le lecteur constituent autant de spécificités dignes d’intérêt.

La nouvelle Ta métamorphose révèle bien la manière dont l’au-teur surmonte ces clivages par l’imagination. Éditée en 2010 par Munhakdongne (communauté littéraire), elle reprend, en le rema-niant, le texte d’une œuvre antérieure, Métamorphose !, qui avait paru quelques années auparavant dans le webzine de fiction fan-tastique Mirror (mirror.pe.kr). Son propos, qui est d’imaginer ce qui se passerait si les hommes pouvaient changer d’apparence phy-sique à leur guise, est à rattacher aux figures classiques du cyborg et du robot, en science-fiction. La nouvelle d’origine se composait de vingt courtes parties dont le contenu semblait tiré d’articles scienti-fiques rédigés par des futurologues. Elle a donné Ta métamorphose, moyennant l’adjonction des personnages appelés « toi » et « moi », ainsi que d’incidents et événements constitutifs de la trame narra-tive, que viennent compléter des descriptions objectives et des dia-logues entre ces deux protagonistes. Si Métamorphose ! donnait l’impression d’une imagination exacerbée, Ta métamorphose accroît considérablement sa portée et sa pénétration, ce qui lui confère encore plus de valeur sur le plan littéraire.

Elle peut ainsi mieux répondre au désir naturel qu’a tout un chacun de connaître l’avenir, comme dans la science-fiction, tout en se livrant à une analyse poussée du désir humain. On reconnaîtra, dans certains passages, une référence, sous forme d’hommage ou de parodie, à des films ou dessins animés de science-fiction qui dépeignent le futur avec pessimisme, tandis que dans d’autres, l’intention est peut-être de trai-ter, par le biais de ce genre, des questions liées à l’homosexualité et à la psychanalyse. Imagination et introspection ne relèvent pas seulement de l’avenir, car elles procèdent selon une démarche dynamique évo-quant tantôt les débats de la Grèce antique, tantôt une flânerie dans la capitale coréenne. En suivant le parcours tour à tour palpitant, inconnu ou carrément absurde qu’emprunte l’imagination dans un monde futur et en se laissant emporter par elle, la nouvelle renvoie à la réalité pré-

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