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JULIA KRISTEVA Un père est battu à mort « …ce qui, depuis deux millénaires, se dit chrétien, repose sur une mécompréhension psychologique de soi-même […] A y regarder de plus près, malgré toute sa foi, seuls dominent en lui les instincts, et quels instincts ! » (Nietzsche, L’Antéchrist, Gallimard, Folio, p. 53.) Merci de m’avoir accordé la possibilité de participer à ce colloque prestigieux, qui ouvre de nouvelles perspectives et dans la théorie et dans l’expérience clinique en psychanalyse, mais aussi, bien au-delà de notre champ spécifique, une réévaluation des tragédies politiques, de l’histoire de l’éducation ou de l’autorité pédagogique, (comme en témoignent les communications de ce matin), en partant du thème parfaitement central du Père Mort. Je développerai devant vous un certain nombre d’arguments autour de cette question dans le champ de la culture, notamment sur la sublimation et sur la religion, avec l’espoir que mes réflexions rencontreront nos préoccupations cliniques à tous. Ce n’est pas chose aisée que de présenter ma pensée devant le Pr Edward Taylor, éminent spécialiste de la langue et de l’œuvre de Shakespeare, et je vous prie d’accepter mes excuses. Mon anglais ne s’est pas encore nettement amélioré, malgré de nombreuses années de recherche et d’enseignement au Département de Français de l’université de Columbia, même si, entre temps, je suis tombée amoureuse de l’Université américaine, notamment grâce aux collègues et aux étudiants de Columbia dont certains sont ici

KRISTEVA Une père est battu

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D'un enfant est battu (Freud) au mythe chrétien du Christ-père mort

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JULIA KRISTEVA

Un père est battu à mort

 « …ce qui, depuis deux millénaires, se dit chrétien, repose sur une mécompréhension

psychologique de soi-même […] A y regarder de plus près, malgré toute sa foi, seuls

dominent en lui les instincts, et quels instincts ! » (Nietzsche, L’Antéchrist, Gallimard, Folio,

p. 53.)

Merci de m’avoir accordé la possibilité de participer à ce colloque prestigieux, qui ouvre de

nouvelles perspectives et dans la théorie et dans l’expérience clinique en psychanalyse, mais

aussi, bien au-delà de notre champ spécifique, une réévaluation des tragédies politiques, de

l’histoire de l’éducation ou de l’autorité pédagogique, (comme en témoignent les

communications de ce matin), en partant du thème parfaitement central du Père Mort. Je

développerai devant vous un certain nombre d’arguments autour de cette question dans le

champ de la culture, notamment sur la sublimation et sur la religion, avec l’espoir que mes

réflexions rencontreront nos préoccupations cliniques à tous. Ce n’est pas chose aisée que de

présenter ma pensée devant le Pr Edward Taylor, éminent spécialiste de la langue et de

l’œuvre de Shakespeare, et je vous prie d’accepter mes excuses. Mon anglais ne s’est pas

encore nettement amélioré, malgré de nombreuses années de recherche et d’enseignement au

Département de Français de l’université de Columbia, même si, entre temps, je suis tombée

amoureuse de l’Université américaine, notamment grâce aux collègues et aux étudiants de

Columbia dont certains sont ici aujourd’hui,  je les en remercie.Le « père mort » est une

expérience clinique que j’ai souvent croisée avec mes analysants, sous maintes variantes en

résonance avec mon contre-transfert, que je voudrais mettre en évidence d’emblée. J’ai

traversé moi-même cette expérience lorsque j’ai perdu mon père dans des circonstances

dramatiques, en septembre 1989, dans ma Bulgarie natale, deux mois avant la chute du mur

de Berlin. Il a été assassiné dans un hôpital soi-disant socialiste, où des expériences avaient

lieu sur les vieillards, sans qu’on autorise les proches à leurs rendre visite, « par peur des

microbes ». Après quoi les cadavres des croyants étaient incinérés pour éviter les

attroupements religieux. Je n’ai pas pu, au moment du deuil, en parler autrement que sous la

forme d’un roman. C’est le genre du « roman policier  métaphysique» qui s’est alors imposé à

moi, pour la première fois : genre que je continue à pratiquer actuellement, qui mêle

réflexions philosophiques, politiques, poétiques et même psychanalytiques. Ce premier roman

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policier s’intitule Le Vieil Homme et les Loups. Pour dire les choses rapidement, la mort du

père m’a conduite à voir la société telle que la décrit Freud : « fondée sur un crime commis en

commun ». L’autre conséquence, non moins suggestive sur le plan analytique, est la

désinhibition que j’ai éprouvée dans la désacralisation du couple amoureux, par le

dévoilement de son refoulé sadomasochique, dans les liens entre les personnages d’Alba et de

Sébastian qui entourent le « père mort » du roman. Je ne reviendrai pas aujourd’hui sur ce

sujet, déjà fortement transposé dans mon « polar » sous une forme mythique. Je vous confie

cependant cette histoire parce que le deuil et la mélancolie éprouvés à la mort de mon père,

ainsi que leur perlaboration-sublimation, sous-tendent les réflexions que je me propose de

vous présenter aujourd’hui, et dans lesquelles vous entendrez sans peine les connotations

personnelles, auto-analytiques et contre-transférentielles. Je m’interrogerai en particulier sur

le fantasme du « père battu à mort », en soutenant que ce fantasme est au fondement de la foi

chrétienne. Je l’interrogerai en faisant un bref  détour par le texte de Freud sur cet autre

fantasme que vous connaissez : « Un enfant est battu ». Un manuscrit copte, traduit du grec

aux III et IVe siècles, exhumé dans les années 70, a été publié par le National Geographic en

avril 2006. Il fait apparaître que Judas aurait non pas « trahi » Jésus, mais « accompli » son

dessein d’être mis à mort. L’image du disciple indigne qui nourrissait depuis 2000 ans

l’antisémitisme chrétien se trouve ainsi cassée. L’analyste, pour sa part, n’a aucun besoin de

ce genre de « preuves » pour constater que la  mise à mort du corps christique n’est pas un

fâcheux accident (telle trahison, tel conflit interne au judaïsme, etc.,) et encore moins une

résurgence gnostique de l’âme platonicienne (qui se débarrasse du corps pour atteindre l’Idée

du Bien et du Beau). Le « père battu à mort » lui apparaîtra au contraire comme une nécessité

logique dans la construction chrétienne du sujet du désir, qui déculpabilise l’amour incestuel

du père et pour le père, par son déplacement sur la souffrance-passion comme voie obligée de

la sublimation. Cette nécessité logique commence par déplacer l’interdit ou l’abandon sous la

forme d’une punition de et par le père, vécue comme une souffrance passionnelle ; avant

d’autoriser enfin l’amour du et pour le père dans la « réconciliation » par l’ « amour

intellectuel infini » (Spinoza), par la sublimation. Dois-je préciser que je suis athée, et

cependant convaincue que la psychanalyse a le redoutable privilège de prêter son écoute au

continent religieux, dont les « heurts » aggravent, quand ils ne le conditionnent pas, le mal-

être des hommes et des femmes de ce début du troisième millénaire ? Ce constat s’applique à

nous tous, quelle que soit notre position de croyants ou de non croyants imprégnés des

conséquences de notre environnement culturel et religieux. De l’écoute que nous pourrons y

accorder résultera des impasses et des avancées qui engagent l’avenir de la psychanalyse. Car

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nous sommes très en retard dans notre capacité à aborder les nouvelles variantes de la « crise

de la civilisation », mais je ne doute pas que des rencontres comme celles-ci nous feront

avancer dans cette voie difficile.Je soutiendrai que le « complexe paternel » est un universel,

modulé toutefois à travers l’histoire des diverses civilisations et religions ; et qu’aujourd’hui,

confrontés aux nouvelles technologies de la procréation (mentionnées hier par Eric Laurent),

nous devons prendre en considération toutes les variantes de ce complexe qui concerne les

pères réels dans leur rapport à la figure structurelle du « père mort », ou plutôt, au pluriel, des

« pères morts ». Enfants des Lumières et disciples de Freud, nous nous sommes hâtés de

déclarer la mort de Dieu, et nous sommes restés aveuglés devant la complexité et les

paradoxes de l’histoire de la religion, surtout quant au rôle du père, qu’il soit… mort ou vif. Je

propose ici une lecture inédite de Totem et Tabou, filtrée par une interprétation d’Un enfant

est battu, dans laquelle j’examinerai la culpabilité qui sous-tend le meurtre du père comme

envers symétrique du désir pour le père.

1. Freud : « Un enfant est battu »S’il postule l’existence, dans notre inconscient, de fantasmes

originaires qui relèvent soit de l’observation de certains événements, soit d’une « vérité

préhistorique » remontant aux « temps originaires de la famille humaine », Freud n’en

mentionne que trois : la scène primitive, la castration et la séduction. Le fantasme « Un enfant

est battu », introduit dans la foulée  en 1919, semble avoir une place particulière, privilégiée,

parmi ses « fantasmes originaires » qui vont pourtant structurer la lecture psychanalytique du

désir, ainsi que la variété des scénarios sexuels individuels dans laquelle se déploie l’érotisme

singulier des sujets parlants. A mi-chemin entre l’« originaire » et  l’« individuel », le

mythique et le poétique, « Un enfant est battu » ne serait-il pas l’origine de l’individuation ?

Le temps décisif où le sujet se constitue comme choix sexuel et comme identité parlante dans

la structure ternaire de la parenté oedipienne? Je, mâle ou femelle, exclu(e) de la scène

primitive, cherche ma place entre père et mère, pour à la fois marquer ma différence et

prendre une place dans les liens, qui sont indissociablement des liens d’amour et de parole,

érotiques et signifiants. Je résume schématiquement ce texte, en soulignant que Freud tient à

marquer la différence entre le fantasme « Un enfant est battu » chez  la petite fille et chez le

petit garçon.La fillette (et la femme) se défend de son amour incestuel pour son père (1re

étape du fantasme : « Il m’aime »), et de son masochisme défensif (2e étape : « Non, il ne

m’aime pas, il me bat »), en le projetant sous une forme inversée sur un autre, de préférence

du sexe de l’objet paternel convoité (3e étape : « Il bat un garçon »).  Deux questions

surviennent ici : Comment s’effectue cette délégation du désir féminin à un autre objet, du

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même ou de l’autre sexe, qui la met, elle, à l’abri en tant que sujet du désir ? Comment

advient cette délégation inversée du désir, qui n’est pas un refoulement à proprement parler,

mais plutôt ce que j’appellerai une introjection de l’affection pour  le père et du père : une

introjection de la père-version ? Comme je l’ai remarqué ailleurs, avec mes analysantes, la

petite fille dans son premier Œdipe vécu avec sa mère construit une altérité précoce, une

présence sensible, préverbale, à la fois pôle d’attraction et d’adversité, avec lequel elle ne

cessera de se comparer, mesurer, séparer. Toi ou moi ? Telle est dès le début sa question à

elle, incapable de se poser en Narcisse sûr de son Moi et imbu de son image. La fillette se met

hors jeu de l’excitation qui cependant l’agite, et se défend de sa passion incestuelle d’abord,

masochique ensuite, en la concentrant sur autrui : « Toi, il ne t’aime pas parce qu’il te bat ».

Qui est ce « toi », cette deuxième personne battue qui protège mon désir coupable d’aimer et

d’être aimée?Freud interprète : le refoulement, qui succède au désir, inverse l’amour paternel

en punition d’une autre personne jalousement haïe. Le prototype de cette autre personne

battue ne peut être que la mère, rivale de la petite fille et dûment humiliée, y compris dans la

meilleure des familles patriarcales.Pourtant, l’amour ambivalent de la petite fille pour sa mère

persiste à protéger la matrone enviée, et cherche d’autres cibles pour mieux mettre à l’abri

l’objet maternel aimé/haï. Ainsi, ce sont généralement les autres enfants qui prennent la place

de la rivale battue dans le fantasme de la fillette. Pourquoi ce déplacement et cette

mascarade ?Le fondateur de la psychanalyse ne se contente pas d’évoquer les observations

quotidiennes d’enfants de la fratrie ou de l’école qui subissent fréquemment des punitions

paternelles. Il propose de penser que c’est la culpabilité interne au refoulement du désir

propre du voyeur qui crée la nécessité de punition, avec ou sans observation de scènes de

punition. Et de relancer l’enquête : d’où viendrait ce refoulement culpabilisant de l’amour du

père et pour lui, qui trouve son acmé dans le fantasme de punition, voire de fustigation ? Une

seule réponse s’impose : il ne serait qu’une répétition du refoulement de l’inceste constitutif

de l’histoire de l’humanité et dicté par elle. Fondement de la culture qui spécifie notre espèce,

le refoulement de l’inceste  le refoulement originel  engendre donc nécessairement et

universellement la culpabilité et son corollaire, le masochisme. Cette culpabilité préhistorique

peut entraîner (dans certaines circonstances) une forte pulsionnalité individuelle, de fortes

harmoniques incestuelles dans la famille, une forte régression aux stades antérieurs du

développement psychique  avant la génitalité : à l’oral-anal (la fessée), à la satisfaction

onaniste, ou à des variantes de punitions-fustigations qui prennent le corps entier comme zone

érogène.  Je vous propose d’ajouter à la vision freudienne de ce masochisme originel,

primaire ou endogène commandé par le refoulement originel de l’inceste, le fait que ce même

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refoulement, frappant le désir incestueux, entraîne un ultime déplacement de l’excitation,

cette fois non pas sur un « objet » autre (« un garçon »), mais sur le medium d’expression et

de communication lui-même : le refoulement de l’inceste entraîne un investissement du

langage et de la pensée. Sur ce point particulier, j’aimerais situer « l’identification primaire »

avec le père de la préhistoire individuelle, mentionnée dans ce symposium par André Green,

et que j’ai moi-même développée dans Histoires d’amour (1983), qui conditionne la

sublimation préverbale (sémiotique) des pulsions. Je dis donc que parallèlement au fantasme

qu’un « autre est battu », qui vient me défendre de la satisfaction génitale prohibée et/ou du

désir incestueux d’être aimée et d’aimer (papa, mais maman aussi : Freud insiste moins sur

cette dernière, l’amour de celle-ci lui paraît plus naturel, moins prohibé : à examiner dans un

autre Colloque !), moi, la fillette, je reporte l’intensité de mon désir sur la parole et la pensée,

sur la représentation et la créativité psychique. Ce report de ma libido sur le langage et

l’intelligence n’est pas une simple défense contre les désirs génitaux coupables, car il crée de

surcroît un nouvel objet de désir, qui devient une nouvelle source de satisfaction, en

complément au plaisir des zones érogènes : il s’agit tout simplement de la capacité de

représenter et de nommer à l’infini, jusqu’à donner des mots et du sens ou du non-sens à

l’excitation génitale ou masochique elle-même. Tout cela dans l’espoir, non seulement de

trouver des substituts partiels à l’inceste prohibé, que seraient mes propres activités ou

œuvres symboliques, mais de mériter cet amour interdit, culpabilisé et retourné en

masochisme : de le mériter par cette extravagante capacité de sublimation que possèdent tous

les humains, mais dans laquelle moi, petite fille, je m’efforce d’exceller mieux que quiconque.

A la perversité masochique (« Je jouis du fantasme d’être battue ») ou sadique (« Je jouis de

voir un garçon battu »), s’adjoint la jouissance sublimatoire de mes propres capacités de dire

et de penser pour et avec l’aimé/l’aimant. Vous le voyez, au départ, la sublimation

accompagne la défense père-verse, et la père-version est la doublure de la sublimation.

Retenons ce mouvement sublimatoire : nous allons le retrouver, renforcé à l’extrême dans le

fantasme nucléaire que je suppose essentiel au christianisme : « Un père est battu à mort ».

Nous en arrivons donc à ceci : le fantasme terminal « On bat un enfant » efface de la

conscience de la fille la représentation de la scène masochique (« Il ME bat »), et la remplace

par un double mouvement. D’un côté, la version sadique du fantasme : « Il LE bat » ; de

l’autre, son accompagnement par une suractivité imaginaire et cognitive, ainsi que par une

conscience morale critique, identifiée au surmoi parental, dans laquelle s’enracine le surmoi

féminin, voire par une vigilance observatrice qui peut aller jusqu’au délire d’auto-observation.

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On comprend, dès lors, que les conflits entre cette construction symbolique et l’excitabilité

puissent engendrer les symptômes de ces personnalités conflictuelles, dédoublées, qu’on

appelle des hystériques, très fréquentes chez les femmes, mais qui n’épargnent pas les

hommes qui ont suivi un parcours analogue. Tout comme ils peuvent être, dans des

circonstances familiales et historiques favorables, des facteurs de stimulation puissante pour

le développement de la créativité symbolique des femmes. Sur fond d’un masochisme

apprivoisé, et ainsi seulement tempéré.En contrepartie, cette forte identification, à la fois

défensive et créative, de la fille avec le surmoi paternel confondu avec la fonction phallique,

se produit au détriment de ses identifications féminines. Elle commande un refoulement de la

mère réduite à une féminité castrée ou malade, entraîne des mimétismes virils, et propulse le

sujet femme dans une glorification de la spiritualité : de quoi réunir la petite fille et la femme

qu’elle deviendra, avec le père symbolique.Admirables torsions, interminables polyphonies de

l’aventure hystérique ! Plus d’un donne sa langue aux chats et se demande : « Que veut une

femme ? »

Le garçon, quant à lui, n’échappe pas à cette économie sadomasochique. A ceci près que le

fantasme de fustigation du garçon est, dès le début, vécu comme passif : « Je suis aimé par le

père » (sous-entendu : comme une femme passive). Pour se protéger de cette position

féminine et de l’homosexualité qu’elle entraîne, le garçon surimpose au fantasme défensif

« Je suis battu par le père », un autre fantasme qui refoule le père en inversant les attributs

sexuels de l’auteur de la punition : « Ce n’est pas lui qui me bat, c’est ELLE, une femme,

c’est la mère. » C’est la troisième étape du fantasme masculin masochique.Le masochisme de

l’homme, qui culmine dans le scénario de flagellation par une femme au fouet, protège en

réalité le sujet de ce  danger ultime qu’est le désir sadique du père, dont il s’agit de se

défendre à tout prix ; car c’est bien ce désir qui persiste à la fois comme attraction

homosexuelle inconsciente et comme danger ultime. En effet, et bien que ce fantasme

masochiste d’être battu par une femme n’empêche nullement l’homme d’occuper une position

féminine du fait de son rôle passif, il lui procure un double bénéfice. Non seulement «  ça » ne

se passe pas entre hommes, puisque je jouis avec une femme, mais même si je suis dans une

position féminine passive, c’est tout de même sans choix d’objet homosexuel. De surcroît,

l’enfant battu par sa mère  que je suis maintenant  n’est même pas une femme passive,

puisque cet homme souffrant avec la mère, c’est-à-dire moi, rejoint la souffrance que j’avais

devinée de mon propre père, cet homme humilié qui fut toujours occulté par la puissance de

l’hystérie maternelle. Battu, je rejoins mon père, nous sommes enfin unis dans ces noces au

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fouet. En définitive, mon masochisme d’homme battu par une femme est le seul compromis

qui fait enfin de moi un homme, rabaissé peut-être, mais qui existe enfin, comme moi j’existe,

seulement par l’éprouvé de la souffrance, de sa souffrance. L’homme de ma mère, bien

entendu, celui que j’ai toujours désiré d’un désir apeuré, et dont je n’ai plus de raison de

redouter le sadisme.Côté femme, côté homme : affres et délices de la sexuation, souffrant et

mourant chacun de son côté ?

 

2.  Un Père est battu à mort« Tu me vois, et tu ne voispas le Père » (Jean, XIV, 7-12)

On se rappelle que pour Freud, le meurtre du père est un acte fondateur, une réalité historique

dans le cours de la civilisation humaine. De même, dans le christianisme, Jésus Christ est un

personnage historique et c’est un meurtre réel que commémorent les croyants. Je prends en

compte ces considérations tout en m’en distanciant dans ce qui suit. Je ne m’intéresse qu’à la

réalité psychique qui génère les fantasmes chez les sujets croyant à ces événements, que ceux-

ci se soient ou non réellement produits. D’autre part, bien que le Christ soit le Fils, c’est le

Père (Dieu) qui est mis à mort (selon saint Paul) dans la passion. D’ailleurs, dans la logique

de la Trinité, il semble difficile de dissocier la souffrance à mort du fils de celle du père,  qui

lui est consubstantiel. Que se passe-t-il si Jésus n’est pas seulement un enfant ou un frère

battus, mais un père battu – et battu à mort ? Pour la petite fille, cette situation signifie que

celui qu’elle aime – objet du désir maternel et fonction phallique qui soutient son accès à la

représentation, au langage et à la pensée  se trouve dans le même état de victime que le garçon

de le fantasme sadique de la fille analysé par Freud : « Ce n’est pas moi qui suis battue, c’est

un garçon qui est battu ; or, voici maintenant un père battu ; ce père est donc une sorte de

garçon ou de frère ».En mélangeant le fils et le père, ce scénario a l’avantage à la fois de

soulager la culpabilité incestuelle qui pèse sur le désir pour l’Autre (Père souverain), et

d’encourager l’identification virile avec cet homme supplicié : mais sous le couvert d’un

masochisme que ce double mouvement valorise, voire recommande. « Ce père et/ou frère

battu est mon double, mon semblable, mon alter ego, moi-même pourvue d’un organe mâle »

La voie est ainsi dégagée, dans  l’inconscient, pour que le père comme agent de la Loi et de

l’Interdit puisse désormais se confondre avec le sujet de la coupable passion amoureuse que

« je » suis, en tant que fille aimée de ce même père. Le père surhomme s’humanise, plus

même : se féminise par la souffrance qu’il subit ; de ce fait, il est à la fois mon idéal et mon

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double. Un « nous » complice se constitue par et dans la passion du père, nous partageons

désormais l’amour, la culpabilité et la punition.  Pour mon inconscient, ce père est désormais

non seulement l’agent de l’interdit et de la punition, mais il est manifestement l’objet lui-

même de l’interdit, souffrant de  cet interdit et de la punition comme… moi. Je lui voue donc

une idéalisation dans laquelle se mélangent l’idéal de moi et le surmoi, et qui se superpose  à

mon ressenti  de mineure exclue de la scène primitive, jusqu’à résorber cette exclusion. Je

reviens donc à la première phase de mon fantasme œdipien : « Je l’aime et il m’aime ». Ainsi,

et du fait de notre osmose dans la passion paternelle, cet amour se formule différemment :

« Nous sommes tous les deux amoureux et, coupables, nous méritons d’être battus ensemble à

mort, la mort sera notre réunion». Il s’ensuit que, pour l’inconscient, ces retrouvailles

père/fille suspendent l’interdit de l’inceste dans et par la souffrance des deux protagonistes

amoureux-et-punis, de telle sorte que cette souffrance sera vécue nécessairement comme une

noce. La souffrance sexualisée sous « le fouet de la foi » dans le père battu à mort, « cet

amour sans merci » (pour paraphraser Baudelaire), est le paradis du masochisme et sa seule

issue : la sublimation. Je m’explique. En plaçant au sommet du récit évangélique le fantasme

du père battu à mort, qui en appelle à l’identification des humains,  le christianisme ne se

contente pas de renforcer les interdits mais, paradoxalement, les déplace et ouvre la voie à

leur perlaboration ou à leur sublimation. D’une part, le ou la névrosé(e) continuent à être

freiné(e)s et/ou stimulé(e)s par les menaces de jugements, condamnation et expiation variés

qui mutilent les désirs. Cependant, en étant battus comme ce fils-père,  le sujet peut libère ses

désirs inconscients de la souffrance coupable, pour s’installer dans ce qu’il faudra bien

appeler une souffrance souveraine, divine. Non pas la souffrance de la culpabilité qui est celle

de la transgression, mais une souffrance comme voie unique menant à l’union avec cet idéal

qu’est le Père. Une souffrance d’un type nouveau : christique ou chrétien, qui n’est pas

l’envers de la Loi, mais une suspension de la Loi et de la culpabilité, au profit d’une

jouissance dans la souffrance idéalisée, précisément. Jouissance de l’appel, du languir, de

l’inassouvissement essentiel du désir pour le père : la souffrance-jouissance dans

l’ambivalence  de la père-version. Le père battu à mort ne banalise pas la souffrance, ni

n’autorise l’inceste mais, par sa gloire et grâce à notre pâtir-ensemble, à notre com-passion,  il

les adoube et les justifie. De surcroît, l’adoration du père battu entraîne une  autre

conséquence, autrement fondamentale : avec et au-delà du lien incestuel avec le père

subrepticement accepté, c’est l’activité symbolique elle-même que je suis invitée à sexualiser

par le truchement de la passion paternelle. Comment ?  Puisque c’est par la pensée et le

langage que je me lie à l’Autre, c’est bien cette activité de représentation de mes désirs,

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fussent-ils frustrés, que favorise le Père-passion qui a pris la place du Père de la Loi. La

resexualisation du Père idéal en Homme de Passion induit une resexualisation sans précédent

de la représentation elle-même, de l’activité fantasmatique et langagière. D’abord, tout en

favorisant la compassion, la Passion du Père de douleur m’invite à mettre en acte mes

pulsions sadomasochiques, non seulement dans la réalité mondaine, mais aussi au-delà : c’est

ce qui est encouragé en fait et couramment dans la mortification et la pénitence. Cependant, et

plus encore, mes pulsions sadomasochiques sont déviées au-delà de la réalité du souffrir à

mort, dans le royaume de la représentation où le langage peut s’avancer pour se l’approprier :

car, bien plus que dans la communion fantasmatique,  c’est bien par la pensée et la parole que

je crée au sujet du père battu à mort, que je deviens son élue, l’élu(e) de l’Autre.

L’activité de représenter-parler-penser, attribuée au père dans les sociétés patrilinéaires, et qui

me lie avec  lui, devient alors le domaine privilégié du plaisir sadomasochique, le

« royaume » en effet, où la souffrance se déploie, se justifie et s’apaise. Avec Freud, on

appellera sublimation ce déplacement du plaisir, à partir du corps et des organes sexuels, dans

le représentation. La perversion et la sublimation sont l’envers et l’endroit de cet

assouplissement, sinon de cette suspension fabuleuse de l’interdit de l’inceste qu’induit le

père battu. Aucune autre religion, même pas celle des dieux grecs, n’a favorisé l’expérience

sublimatoire avec autant d’efficacité que celle du père battu à mort. Par le truchement de ce

fantasme, le christianisme maintient d’une part l’inaccessible idéal (Jésus est un Dieu, donc il

est un Père interdit qui interdit que je le touche, que je m’approche de lui)  ; d’autre part et

sans éviter la contradiction, il resexualise aussi le fils-Père idéal qui m’associe, sous couvert

de culpabilité, à sa passion, par l’Eucharistie d’abord, par l’intense activité de représentation

dite esthétique pour finir.Quels qu’ont pu être ces excès passés et leurs versions modernes,

essayons d’en retenir la part de vérité intrapsychique que je résumerais ainsi : le mythe du

père battu à mort dit que l’interdit de l’inceste n’est pas seulement une privation de plaisir,

mais suggère que l’excitation doit faire un saut sur place et, tout en restant en moi, transiter

par mes organes sensoriels ou génitaux, pour se fixer en représentance psychique et en actes

psychiques : idéalité, symbolisme, pensée. Les grands artistes (Mozart, Picasso) éprouvent les

intensités de cette dialectique dans la fièvre entretenue de la création. Le catholicisme, avec et

après la rupture baroque notamment, l’a brillamment favorisée en maintenant et en

transgressant les interdits sexuels ou charnels, et en mettant en signes cette culpabilité

heureuse.

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3. Une traversée de la pulsion de mort ?J’entends votre question : théâtre du

sadomasochisme, Jésus comme père battu ne libère-t-il pas la pulsion de mort au moment

même où il prétend la « réconcilier »,  la distiller au-delà ? Certainement, et l’on ne sait que

trop comment le christianisme a pu se construire, à certains moments de son histoire, comme

une consécration de la vengeance, une incitation aux croisades, aux inquisitions et aux

pogroms. Pourtant, différent en ceci d’autres religions qui aggravent les mêmes dérives

intégristes, le nouage christique (et en particulier catholique)  entre désir, souffrance et

sublimation a pu favoriser aussi la perlaboration, voire l’analyse de ces extravagances

mortifères par le truchement de la théologie, de l’écriture, de l’art. C’est dire que « libérée »,

la pulsion de mort s’est trouvée par la même aussi sur la voie de sa propre délivrance, de son

délestage – une certaine accalmie. Mais c’est un autre moment, essentiel au fantasme « Un

père est battu à mort », qui non seulement libère à proprement parler la pulsion de mort

en tant qu’agressivité sadomasochique, mais plus encore s’affronte à cette pulsion dans

son sens freudien profond et radical, comme déliaison (A. Green) des liens pulsionnels et

du vivant lui-même. C’est précisément ce qui s’insinue dans le récit évangélique quand Dieu

le Père lui-même  rejoint le néant. En effet, lorsque Eros et Thanatos sont lâchés, « en roue

libre » dans la passion christique, l’identité du corps et de l’esprit elle-même se défait en

passant de la souffrance au néant. C’est ici que nous attend la difficulté suprême : le Christ

n’est pas seulement un Fils abandonné par son Père (« Mon Père, pourquoi m’as-tu

abandonné ? »), ni un père battu, mais il est bel et bien un Père (comme il le dit à Philippe :

« Tu me vois et tu ne vois pas le père »), qui meurt  (Paul : « Le Christ est mort »), avant de

ressusciter. Arrêtons-nous à cette mort du Père que les théologiens catholiques ne commentent

que très prudemment,  et qui semble attirer davantage les protestants et les orthodoxes. Cette

« descente/du Père lui-même/dans les parties les plus basses de la terre », est désignée en grec

par le substantif kénose, qui signifie « non-être », « néant », « inanité », « nullité » ; mais

aussi « insensé », « trompeur » (cf. l’adjectif kénos pour « vide », « inutile », « vain » ; et le

verbe kénoun pour « purger », « couper », « anéantir »). Au-delà du sadomasochisme du père

battu, nous sommes ici confrontés à la suspension de la fonction paternelle elle-même, c’est-

à-dire à l’annulation de la capacité de représenter-symboliser que cette fonction assure dans la

théorie psychanalytique. En termes théologiques, c’est de la mort de Dieu qu’il s’agit, ni plus

ni moins. En termes philosophiques, et par référence à la pulsion de mort comme « onde

porteuse » de toutes les pulsions, nous pouvons dire : seul « Thanatos est », comme l’écrit G.

Deleuze au sens de : seul le néant est. C’est Dieu lui-même qui est « en souffrance » dans la

souffrance christique, et ce scandale, que la théologie hésite à affronter, préfigure les temps

Page 11: KRISTEVA Une père est battu

modernes confrontés à la « mort de Dieu ». « Dieu est mort, Dieu lui-même est mort » est une

représentation prodigieuse, terrible, « qui présente à la représentation l’abîme le plus profond

de la scission ».A peine esquissée cependant, la mort du père et/ou du symbolique est déniée

dans le christianisme : le Christ ressuscite ! Mais quelle puissance thérapeutique dans ce

nouage de la mort reconnue-désirée d’une part, et de son déni d’autre part ! Quelle

prodigieuse restauration de la capacité de penser et de désirer dans cette rude exploration du

souffrir jusqu’à perdre l’esprit, du souffrir à mort ! C’est parce que le Père et l’Esprit eux-

mêmes sont mortels, annulés par l’intermédiaire de l’Homme de Douleur qui pense jusque

dans sa souffrance à mort, qu’ils peuvent renaître. La pensée peut recommencer : serait-ce là

une variante ultime de la liberté qu’annonce le souffrir chrétien ? Nietzsche n’a pas manqué

de s’apercevoir que ce laisser-aller à la kénose donne à la mort humaine et divine sur la croix

« cette liberté, ce souverain détachement, /qui place la souffrance/au-dessus de tout

ressentiment ».  On comprend la puissance que ce fantasme exerce sur l’inconscient. Car

l’interruption, fût-elle momentanée, du lien qui unit le Christ à son Père et à la vie, cette

césure, cet « hiatus », offre non  pas une image mais un récit à certains cataclysmes

psychiques qui guettent l’équilibre présumé de chaque individu et, de ce fait, les pansent.

Nous sommes tous et chacun le résultat d’un long « travail du négatif » : naissance, sevrage,

séparation, frustration. Pour avoir mis en scène cette rupture au cœur du sujet absolu qu’est le

Christ, pour l’avoir présentée sous la figure d’une Passion, comme envers solidaire de la

résurrection, le christianisme ramène à la conscience les drames essentiels internes au devenir

de chacun. Il se donne ainsi un immense pouvoir cathartique… inconscient. Il fallait le long

développement des sciences, et plus particulièrement des sciences humaines, jusqu’au saut de

la psychanalyse avec Freud, pour avancer vers l’interprétation psychosexuelle de ces variantes

du souffrir. Un long chemin dont nous ne connaissons, à l’heure actuelle, que le

commencement. Et si c’était seulement à travers la kénose que le divin pouvait revenir à la

conscience la plus belle de son recommencement ? Je dis « la plus belle » car, à côté de la

souffrance com-passion, la souffrance souveraine de la kénose, paradoxalement, est un

dépassionnement : je dirais qu’elle désérotise le souffrir. Plus encore, l’absolue nécessité

interne à l’esprit humain d’aspirer à l’Autre, de désirer le divin, de vouloir saisir le sens, se

révèle soudainement vide, vaine, inutile, insensée. Par cette coprésence de l’absolu-et-du

néant du désir, le christianisme touche aux limites du religieux. Je dirais donc qu’avec  la

kénose, nous sommes confrontés non plus au religieux, mais au sacré, entendu comme une

traversée, par la pensée, de l’impensable : du néant, de l’inutile, du vain, de l’insensé. La

mystique se risquait déjà dans ces parages, par la voix de Maître Ekhart : « Je demande à Dieu

Page 12: KRISTEVA Une père est battu

de me laisser libre de Dieu ». Mais peut-être est-ce Jean de la Croix qui a le mieux énoncé

cette présence de l’impossible dans la tension du désir et de la pensée, ce néant qui scande la

« vaine poursuite » propre au besoin de croire. Au sacré que les savoirs modernes

ambitionnent d’aborder en connaissance de cause quand ils recherchent, non pas de nouvelles

variantes de la fonction paternelle, mais la possibilité même de maintenir le travail du sens

dans le sujet moderne menacé par la fragmentation, la criminalité et le délire. N’est-ce pas la

tâche de l’interprétation psychanalytique ? Dans mon dernier livre, La Haine et le Pardon, je

suggère que l’interprétation est par-don : ni le religieux ni le sacré, mais la possibilité de

donner un sens au non sens, de déchiffrer le désir et/ou la haine par une élucidation du

transfert dans le contre-transfert et vice versa.

Pour revenir au modèle chrétien du Père Mort, nous pouvons constater non seulement que la

mort du Père est introjectée par le croyant dans son identification avec le Père-Fils, mais qu’il

trouve une résolution dans la réconciliation. Et c’est Spinoza qui permet au moderne

d’interpréter ce mystère ultime : « Dieu s’aime lui-même d’un amour intellectuel infini »,

écrit-il dans Ethique V, traduisant ainsi ce qui est, pour le croyant, une résorption de la

souffrance dans le « nouveau corps » du Christ « monté » à la droite du Père, et dans la

résurrection. Parce que l’ « amour intellectuel infini » cohabite avec la douleur existentielle

qu’il élucide, on l’appelle Dieu, et c’est une joie.  Pour avoir mis l’accent, comme jamais

auparavant, sur la com-passion et la kénose comme doublures inséparables de « l’intelligence

amoureuse », le génie du christianisme a favorisé un formidable contrepoids à la souffrance

qui n’est autre que sa sublimation ou sa perlaboration par l’activité psychique et verbale.

« Je », être souffrant parce que désirant/pensant, aimant/aimé, suis capable de me représenter

ma passion, et c’est cette représentation qui est ma résurrection. Mon esprit, amoureux de la

passion, la recrée dans les créations de l’intelligence amoureuse : pensées, récits, tableaux,

musiques en résultent. Pour le dire autrement, le christianisme a tout à la fois avoué et nié la

mise à mort du père. Telle est précisément la solution particulière qu’il a réussi à imposer sur

l’universel « père mort » qui caractérise notre condition humaine. A partir de là, le

christianisme, et en particulier le catholicisme après la Contre-Réforme, s’est accaparé le

corps grécoromain ; il a résorbé le corps antique redécouvert par les humanistes en le poussant

à ses limites dans la Passion de l’Homme. Peinture, musique, littérature devaient développer

les passions des hommes et des femmes, annoncées par la mystique avant l’art baroque, et

bouleverse radicalement le sujet du monothéisme. La tension désir/sens, qui spécifie l’être

parlant et commande la logique sadomasochique de l’expérience humaine, se résout ainsi dans

Page 13: KRISTEVA Une père est battu

ce que Nietzsche désigna comme une perte d’illusion dominée par les pulsions, et que nous

pouvons résumer dans quelques traits de l’héritage chrétien dans la culture et la société

moderne :·    Le christianisme a promu, ou plutôt essayé de promouvoir, un rapport direct au

Père, que l’on peut comparer à « l’identification primaire » (direkte und unmittelbare) selon

Freud. C’est l’expérience de la foi. Nous en connaissons l’héritage merveilleux dans les

œuvres d’imagination. Je prétends que la survivance de la foi ne concerne pas exclusivement

le domaine de la religion, mais répond aussi au besoin social de croire : ainsi, cette absence de

pragmatisme, qui éclate dans les émeutes et les révolutions, fréquentes dans des sociétés post

catholiques comme la France, et que l’on pourrait interpréter comme autant d’appels

sadomasochistes au Père aimant. ·    Je renonce à l’inceste pour retrouver le père désirant et

désirable comme père symbolique, et m’associer à lui par une appropriation de la capacité

symbolique elle-même. Ce nouveau commencent (« Au commencement était le Verbe ») est

une souffrance : l’enfant qui parle doit renoncer à ses désirs et réparer sa culpabilité, l’enfant

qui parle est un enfant battu (cf la séparation-frustration freudienne et la position dépressive

kleinienne). ·    Cependant, en soulageant cette humanité infantile, incestuelle et parlante – et

l’humanité parlante est une humanité souffrante –,  par sa souffrance du Père qui s’est

réincarné en Fils pour se faire battre à mort, Jésus bouleverse des constituants capitaux de la

condition humaine. ·    L’érotisation de sa souffrance rend manifeste les tourments du corps

désirant dans le triangle de la famille humaine : l’inceste, avec les deux parents, et plus

spécifiquement avec le Père, n’est pas seulement un désir inconscient mais devient un désir

préconscient. Côté fille : l’inceste fille/père inconsciemment encouragé va stimuler le

dynamisme culturel et social de la femme chrétienne. Côté garçon, le fantasme d’amour

homosexuel père/fils inconsciemment encouragé facilitera lui aussi le lien social basé sur les

fratries guerrières et politiques, non sans se laisser dériver vers de multiples abus et

permissivités. ·    La fusion de « battu à mort » et « résurrection » pourrait fonctionner comme

une impasse et comme une inhibition, mais, dans le cadre d’un complexe d’Œdipe optimal,

elle pourrait aussi stimuler la performance sublimatoire du sujet. Pour la fille : « Renaître n’a

jamais été au-dessus de mes forces », écrit Colette. Les romans policiers aussi bien que la

recherche psychanalytique, qui n’est pas si éloignée de la logique des romans « policiers »,

pourraient constituer une voie d’accès à cette renaissance.Pour le garçon, l’identification avec

le Père battu à mort et sa résurrection comporte mais aussi apaise la menace anxiogène de la

passivation et de la féminisation, de sorte que la perlaboration optimale de l’homosexualité

ouvre la voie d’une pensée construite non seulement comme calcul, mais aussi fécondée par

l’imagination.L’héroïsme antique et, d’une autre façon, la toute-puissance phallique de

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l’homme monothéiste apparaissent dans ce contexte comme intenables. Le surhomme n’existe

pas, dit le Fils-Père battu, il n’y a de souveraineté que symbolique, et elle s’appuie sur le

sadomasochisme des désirs élucidés. Les libertins des Lumières et jusqu’à l’hyperbole

sadienne ne cessent d’approfondir cette percée baroque qui redonne une nouvelle renaissance

à l’Europe, consécutive à la Contre –Réforme, et qui se poursuivra avec l’essor bourgeois et

les ambiguïtés de son code moral  concernant la loi et les transgressions.·    Face au

refoulement, il n’existe pas d’autre issue à la père-version, si non de la re-verser dans la

sublimation. Alors, puisque il n’y a de sujet que père-vers, celui-ci ne devient un corps

glorieux que si et seulement s’il se tient dans l’idéal mais en le resexualisant. Et c’est l’art, la

pensée comme art ou l’art comme pensée, dans toutes leurs variantes et modulations à venir,

qui sera son élément. La père-version est en voie de dépénalisation  et de dépathologisation

dans la société moderne sécularisée. ·     Quant à la Mort du Père qui couronne ce parcours

sadomasochique, elle désérotise la passion incestuelle et laisse béante la possibilité d’une

autre expérience psychique : celle de l’abolition du pouvoir symbolique et/ou paternel, avec

tous les risques de désorganisation psychique, sociale voire biologique que cette éventualité

comporte, et à laquelle nous confronte l’ère planétaire. Mais aussi avec tous les inconnus

libertaires qu’entraînera la traversée du religieux : à condition de réinventer de nouvelles

variantes de cette « intelligence amoureuse » que serait Dieu selon Spinoza, et auquel l’amour

de transfert est actuellement notre modeste et si difficile contrepoint. A travers l’interprétation

qui est propre au transfert-contre-transfert, le père meurt et renaît éternellement en moi, si et

seulement si je suis un sujet en analyse.

Après ces considérations cliniques et culturelles, je voudrais résumer ma lecture de Totem et

Tabou à la lumière d’Un enfant est battu de manière plus théorique. Freud s’était aperçu que

l’interdit de l’inceste, sur lequel repose la culture humaine, commence par la découverte, faite

par les frères, que le père est un animal à tuer. Totem, on n’en retiendra que le Tabou, pour le

transformer en règles d’échange des femmes, en lois, en noms, en langage, en sens.Après la

Shoah, la découverte freudienne fut la seule à insister sur le désir sadomasochiste pour la loi

du père qui nourrit l’ordre moral, sur l’Eros noir qui sous-tend la père-version et la

sublimation de l’homo religiosis. Le début du troisième  millénaire, avec l’effondrement de

l’autorité paternelle et politique et le retour massif du besoin de croire nous fait entrevoir

quelque chose de plus : le père mort, condition d’existence d’homo religiosis, est mort sur la

croix il y a 2000 ans, mais la promesse de sa résurrection n’est à chercher ni au-delà ni dans le

monde immonde. Alors où ? Le fondateur de la psychanalyse, qui était un homme des

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Lumières, a commencé par coucher l’amour sur le divan. Pour remonter à l’amour du père et

de la mère, et en faisant le pari (qui n’est pas de l’ordre de la  foi, mais plutôt de l’ordre du

jeu), que « Je » peux m’affranchir de mes géniteurs, voire de moi-même et de mes amours, à

condition d’être en analyse, perpétuelle dissolution, dans le transfert-contre-transfert. Ce qui

suppose qu’il n’y a pas qu’un Père Mort, mais des figures de la paternité et des amours, dont

je jouis, que j’assassine et que je ressuscite quand je parle, aime et pense. Devant les

psychanalystes ici même, j’ai soutenu que le besoin de croire est un ensemble de pères-

versions indépassables chez l’être parlant ;  que les mères-versions elles-mêmes, encouragées

par le féminisme, la pilule et les variantes de la procréation assistée, n’y échappent pas ; et

que le « heurt des religions » peut être éclairé sinon élucidé par notre écoute. C’est pourquoi,

sans doute, je me suis vu proposer l’ouverture d’un Forum permanent sur la question. Auquel

participeront les psychanalystes de Columbia ? Des cliniciens en discussion avec des

spécialistes des religions et des théologiens. Et si c’était cela, l’éternel retour de Freud ?

Infinies sont les métamorphoses du Père mort…On croyait que « Big Mother » avait remplacé

le Père oedipien. La réalité est que l’analyste freudien, homme ou femme, travaille avec une

nouvelle version de la « fonction paternelle ». Ni animal totémique, ni Laïos/Œdipe, ni

Abraham/Isaac, ni Jésus et son père abandonnique et ressuscitant. Dans l’amour-haine du

transfert, le père est non seulement aimé et haï, et mis à mort et ressuscité, comme le veulent

les Ecritures ; mais il est littéralement atomisé, et cependant incorporé par l’analysant. Et cette

dissolution-recomposition continue, dont l’analyste est le garant, rend possible l’analyse des

toxicomanies, des somatisations, des criminalités, des border-lines. Le sujet de ces nouvelles

maladies de l’âme en sort avec une identité paradoxale, qui n’est pas sans m’évoquer le

mouvement brownien de ces « Dripping » de Pollock intitulé « One ». Où est passé l’Un ?

Suis-je encore Un quand j’analyse ou quand je suis analysant ? Oui, mais doté d’une identité

indécidable, sans centre immobile ni répétition mortifère ; musique sérielle plutôt, danse

improvisée et cependant soutenue par un ordre sous-jacent et ouvert. Des associations libres,

oui, mais par allusion à une longue histoire… Tel est le secret, troublant et fascinant, de la

culture Européenne, de l’humanité européenne dans sa diversité saisie par le christianisme et

ses dérivations depuis deux mille ans. La psychanalyse est peut-être la pensée la mieux

préparée aujourd’hui pour avancer une interprétation de son emprise, comme de celle des

autres religions. Nous pourrons ainsi offrir un terrain éclairé pour que l’élucidation prenne la

place de ces confrontations mortifères, où la régression le dispute à l’explosion de la pulsion

de mort, et qui menacent aujourd’hui l’humanité globalisée.  

Page 16: KRISTEVA Une père est battu

 

Julia Kristeva

The Dead Father

a two-day international symposium April 29-30, 2006

Low Library RotundaColumbia UniversityNew York, NY

  

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