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LA REINE BRUNEHAUT L'imposante et tragique figure de Brunehaut a toujours eu le privilége d'intéresser les historiens. Bien qu'elIe disparaisse a moitié dans la pénombre de nos lointaines origines, elle attire une attention qui se détourne volontiers d'autres flgures plus récentes et mieux eonnues. Le mystére mérne dont elle s'enve- loppe augrnente la euriosité qu'elle inspire, en favorisant les con- troverses dont sa mémoire est l'objet depuis des siécles. Pour la majorité des Iecteurs, le nom de Brunehaut évoque Pidée d'une grandeur sinistre et démesurée qui, aprés une lutte des plus ardentes contre la force des choses, finit par succornber sous la fatalité de ses erimes. C'est la personnification de I'ambition sans scrupule chez une femme a I'esprit viril. Brune- haut est I'Agrippine des Francs, mais une Agrippine qui atteint l'áge de quatre-vingts ans, et qui met au tombeau trois généra- tions de ses descendants, Ce point de vue est fort répandu, Cependant, chose remar- quable, jamais aucun critique de quelque valeur n'a pu s'arréter devant la figure de la reine d'Austrasie sans se demander si elle mérite la réputation qui luí est faite dans I'histoire. L'érudition historique naissait a peine que déjá Paul Emile, Jean du Ttllet, Papirius Masson protestaíent centre le verdict dont elle a été l'objet, et que le savant Etienne Pasquíer 1 vengeait sa mémoire dans une dissertation pleine de scíence et de dialectique vígou- reuse. On récusera peut-étre Mariana, qui d'ailleurs se borna a prononcer quelques paroles en faveur d'une reine qui était sa compatriote, mais on devra reconnaitre, avec la science de bon aloi, l'impartialité absolue de Lecointe, qui, dans ses Annales ecclésiastiques s, plaide la cause de Brunehaut avec autant 'de 1 Dans ses Recherches sur la France, au tome lor de ses Amster- dam, 1723. 2 Annales Ecclesiastici Francorwn, tome n. París, 1666.

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Page 1: KURTH, G. (1891) - La Reine Brunehaut - RQH 50

LA REINE BRUNEHAUT

L'imposante et tragique figure de Brunehaut a toujours eu leprivilége d'intéresser les historiens. Bien qu'elIe disparaisse amoitié dans la pénombre de nos lointaines origines, elle attireune attention qui se détourne volontiers d'autres flgures plusrécentes et mieux eonnues. Le mystére mérne dont elle s'enve­loppe augrnente la euriosité qu'elle inspire, en favorisant les con­troverses dont sa mémoire est l'objet depuis des siécles. Pour lamajorité des Iecteurs, le nom de Brunehaut évoque Pidéed'une grandeur sinistre et démesurée qui, aprés une luttedes plus ardentes contre la force des choses, finit par succornbersous la fatalité de ses erimes. C'est la personnification deI'ambition sans scrupule chez une femme a I'esprit viril. Brune­haut est I'Agrippine des Francs, mais une Agrippine qui atteintl'áge de quatre-vingts ans, et qui met au tombeau trois généra­tions de ses descendants,

Ce point de vue est fort répandu, Cependant, chose remar­quable, jamais aucun critique de quelque valeur n'a pu s'arréterdevant la figure de la reine d'Austrasie sans se demander si ellemérite la réputation qui luí est faite dans I'histoire. L'éruditionhistorique naissait a peine que déjá Paul Emile, Jean du Ttllet,Papirius Masson protestaíent centre le verdict dont elle a étél'objet, et que le savant Etienne Pasquíer 1 vengeait sa mémoiredans une dissertation pleine de scíence et de dialectique vígou­reuse. On récusera peut-étre Mariana, qui d'ailleurs se borna aprononcer quelques paroles en faveur d'une reine qui était sacompatriote, mais on devra reconnaitre, avec la science de bonaloi, l'impartialité absolue de Lecointe, qui, dans ses Annalesecclésiastiques s, plaide la cause de Brunehaut avec autant 'de

1 Dans ses Recherches sur la France, au tome lor de ses (Eu~res. Amster­dam, 1723.

2 Annales Ecclesiastici Francorwn, tome n. París, 1666.

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6 RXVUE DES QUESTIONS HISTORIQUES.

ehaleur et de convictionqu'Étienne Pasquier lui-méme, Corde­moy, auteur d'une Histoire de France I dédiée au dauphin,marche sur les traces de Lecointe, et dépasse mérne la mesure ensubstituant plus d'une fois le ton du panégyriste acelui de I'his­torien, Mais,si les défenseurs se laissent parfois ernporter au deládes bornes, combien sont faibles les réponses de ceux qui essaientde les réfuter ! Il n'y en a que deux, en vérité, qui l'aient entre­pris : le premier, c'est Adrien de Valois, qui, souvent mieux ins­piré, reste en dessous de lui-rnéme dans les pages oú il essaie demaintenir l'opinion traditionnelle I ; I'autre, c'est Gaillard, qui,dans un mérnoire présenté a I'Académie des Inscríptions 3, faitpreuve d'une rare absence d'esprit critique, et ne rencontre pasméme une seule des nombreuses objections de ses adversaires.Il est impossible de nier, pour qui veut lire attentivement toutesles piéces du preces, que les défenseurs de Brunehaut aient surleurs adversaires une incontestable supériorité, sous le doublerapport de l'érudition et du raisonnement. Néanmoins, les der­niers sont restés les mattres du terrain, et Brunehaut est, auxyeux de la postérité, une de ces figures dont on se sert le plus·volontiers pour caractériser les crimes et les passions d'uneépoque. De no:'! [ours, de nouveaux assauts ont été livrés a1atradition: M. Flobert e, M. Lucien Double -, M. Rubio y Or8 o

sont revenus a la charge, mais sans parvenir a modifier I'opi­nion du public. On ne veut pas renoncer au type traditionnel ;il semble que le siége soit fait, et, tandis qu'une multitude deréhabilitations historiques réussissent, atort ou a raison, l'opi­nion reste absolument réfractaire a celle-cí.

II y a a cela plusieurs causes. D'abord les lamentables exagé­rations d'avocat qu'on remarque chez plusieurs des championsde Brunehaut, nolamment chez Cordemoy, et surtout, de nosjours, chez M. Double, ont mis l'esprit du public en défiance,et c'est justice. Ensuite, les défenseurs, en général, se sont bornes

1 Tome 1. París, 1685.I Rerum Francicarom.3. Mémoire sur Frédég01lde el Brunehaut, conterlant la rérutatWn de rapo­

logi<3 enireprise par quelques auteurs (dans les Mém. de 1:Acad. des Ins­cript. el belles-teures, t. XXX, 1764).

.. A. Flobert, Brunehaut, étude historique. Colmar, 1853.6 L. Double, Brunehaut, Paria, 1878. .6 Rubio y Ors, Brunequilde y la sociedad franco-gato:0m.ana en la se-

gunda mitad del siglo VI. Barcelona, 1880. C'est, avec 1'etude de FLobert,ce qui a été écrit de meilleur en notre siécle sur Brunehaut.

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a argumentar et a raísonner sur les faits, mais sans placerle déhat sur son véritable terrain, quí est l'examen critique dessources. La plupart se sont persuadé que dans celles-ci il n'y avaitjamais que vérité ou impostura, et ne semblent pas s'étre doutésdes mille causes d'erreur qui s'y peuvent glísser. Chaque foisqu'ils ont dü contredire l'un de leurs témoins, ils l'ont brutalementaccusé d'im posture et de mensonge, ce qui était injuste et inexact,et bien fait pour alarrner le Iecteur le rnoins prévenu. Si bienqu'aucun des plus adroits défenseurs de Brunehaut n'aurait puriposter a.ceUe objection de Gaillard: ({ Connaíssez-vous Bru­nehaut par une autre voie que par le récit de ces historiens qu'ilvous plait de regarder comme suspects ? Ecririez-vous son his­toire sans leur secours? En ce cas, peignez-la comme il vousplaira. Mais si vous ne la connaissez que par eux, tenaz-vous­en done a leur térnoignage, voyez-Ia donc telle qu'ils l'ontpeinte 1, »

Cela étant, il m'a paru qu'il y avait lieu de reprendre l'examendu problema, en lui appliquant, pour la premiare fois, les pro-

• cédés de la méthode critique. Si, comme on le verra, je me vaisamené a formuler un jugement moins sévére sur la malheurensefemme vouée depuis si Iongternps a l'axécration de la postérité,00 ne pourra gUel'e attribuer mon índulgence a la passion pourune thése quelconque. Moi-méme, dans les Origines de la cioi­tisation moderne, j'avais tracé le portrait de Brunehaut avecles couleurs sombres de la palette vulgaire, et, si mes couclusionssont adoptées, j'aurai a rernaníer une page que je croyais écríted'une maniere déllnitive.

1

Nous possédons quatre documents importants sur le regne deBnmehaut : ce sont la chronique de Grégoíre de Tours, celle deFrédégaire, la vie de saint Colomban par le moine Jonas, et enfínla chronique neustrienne connue autrefois sous le nom de GestaRegum Francorum, et qu'avec son dernier éditeur nous appel­lerons du litre plus exact de Liber Historite. Je ne fais pas état,

I Op, cit., p. 656.

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comme bien on pense, de la chronique d'Aimoin, que pendantles deux derniers siécles on traitait comme une source pomol'histoire des Mérovingiens, ni non plus de quelques autres écritsde date et de vaJeur diverses, dont j'aurai l'occasíon de parler aucours de cette étude, On sait déjá ce que vaut Grégoire, Contern­porain, bien informé, intelligent, integre et sans partí pris, ilmérite une entiére conflance. Sa chronique est le miroir qui nousreflétera avec le plus de vivacité la ñgure de Brunehaut, Elle aélé sa reine, sans doute, et on pourrait croire que cette circons­tance a pu influer sur son jugement; mais Frédégonde aussi aété sa reine, et Dieu sait s'il la ménage l D'ailleurs Grégoire nejuge pas Brunehaut, qui est encore vivante, et se borne a laisserparler les faits: nul ne s'avisera de croire qu'il les auraitarrangés.

Frédégaire est aussi sincere que Grégoire, aussi peu capabled'inventer ou d'altérer sciemment un fait quelconque; maiscombien il lui est inférieur comme témoin du régne de Brune­haut! Grégoire écrivait sous la dictée des événernents quis'écoulaient sous ses yeux ; a l'époque oü écrivait Frédégaire, ily avait au moins une généralion que Brunehaut avait péri ! Tousles faits de son régne se perdaient déja dan s le demi-jour d'unpassé obscur, et n'arrivaient a lui que sur les levres de la foulequi en altérait inconsciemment la couleur et les proportions,Cette trad ition qu'il recueillait ainsi était singulierementtrouble: les calomnies propagées par les grands contre leurvictime s'y rencontraient en nombre, et trouvaient d'aulantplus facilerrient écoute que la fin tragique de la reine d'Austrasiedisposait les imaginations a chercher dans ~es fautes I'expli­cation de ses malheurs, Naivement, sans fraude, mais aussi sanscritique, Frédégaire se fit l'écho de cette versión confuso. Son ré­cit a gardé les contours nets et les vives arétes de la réalité; mais,par endroits.il se couvre comme d'un nuage transparent, produitpar I'imagination populaire, qui masque en partie la figure desobjets et fait paraítre indécis leur enchaincment.

Jonas de Suse, auteur de la Vie de saint Cotomban, est moinsconnu, et mérite par conséquent de nous arréter davantage,Moine de Bobbio depuis 618 jusque vers 640, il quitta son paysvers cette date pour venir habiter la Gaule, oü il mourut abbédans quelque rnonastere dont nous ne savous pas le nom, C'estI'hagiographe le plus irnportant du vu8 siecle. Il a écrit la vie de

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saint Colomban et de tous les saints de son groupe (saint Eustaise,saint Attale, saint Bertulf, sainte Burgundofare), et dans lesdernieres années de sa carríere, il a encere composé celle desaint Jean de Réomé. La vie de saint Colomban est, sous tous lesrapports, sa meilleure production, Etant encere en Italie, maissur le point de quitter ce pays, il avait promis a I'abbé Bertulfde I'écrire; il tint promesse, et trois ans apres, elle était achevée(640-643). Jonas n'avait pas eonnu personnellement saint Colom­ban, qui était mort en 615, trois ans avant son entrée a Boblio,mais la premiere moitié de sa carriere s'était écoulée au milieu'de ses meilleurs amis et de ses disciples de prédilection, et dansune atmosphére qui était, si [e puis ainsí parler, encore touteremplie du souffle de cet homme extraordinaire. Son arrivéeen Gaule contribua a le familiariser mieux encere avec l'hístoirede son héros i il vit les lieux 011 le saint avait passé, il entenditde nouveaux témoins de ses actions, il revécut, pour ainsi dire,toute cette existence héroíque et grandioso du patriarche de safamille monas tique. Nul n'était done rnieux fait que lui pourtraiter un pareil sujet avec cornpétence el amour. 1l faut avouerque ses jugements sont moins sürs que ses récits, et qu'il seplace 11 un point de vue exclusivement monastique, jugeantles hommes et les choses selon leur rapporl avec son couvcnt,Faut-il ajouter qu'il manque du sentiment de la mesure, et qu'envrai disciple de saínt Colomban, il garde dans I'appréciation deI'adversaíre une apreté qui éclate souvent, dans son récit, enirnprécations violentes? Pour lui, toute opposition, petite ougrande, qui a été faite a son saint, est un crime inexpiable;ehaque adversaire devient un ennemi, ehaque ennemi est unscélérat capable des plus grands forfaits , 11 faut l'entendre par­Ier d'Agrestius, ce moine de Luxeuil qui ne paralt pas avoir étésans quelque mérite, mais qui eut le tort de se révolter centre laregle de saint Colomban : c'est, dít-il, un chien qui mord de sesdents furieuses, c'est un pore plein de boue qui fait entendre .des grognernents l. Ega, le maire du palais de Dagobert, est traitéavee plus de respect, mais non plus de justiee: il est presentécomme l'ennemi du couvent de Faremoustier, qu'il ne cesse depersécuter et de léser de toute maniere, [usqu'a ce qu'il périt en-

1 « Adversue regulam ejus canino dente garríene ae veluti ecenosa BUB

grunniens. 11 Vita Eustasii, c. 9.

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fin, frappé de la main de Dieu, par une juste punition de ses ini­quités l. Qui reconnattrait ici I'homme dont Frédégaire nous faitun si pompeux éloge 1, et duquel nous savons au surplus qu'il estmort dans son lit, a Clichy-Iez-Paris 3 ?

Quant au moine parisien qui écrivit vers 727, sous le titre deLiber Historite, un rapide résumé des annales des Francs,depuis leur origine [usqu'á son époque, iI est suffisammentconnu. La partie de son écrit consacrée au regne de Brunehautn'est, comme je l'ai montré ailleurs, qu'un centon de plusíeurstraditions légendaires cousues l'une a l'autre et sans valeurhístorique, bien qu'elles soient extrérnemeut intéressantes pourfaire connaitre la forrnation des chansons épiques chez lesFrancs de l'époque mérovingienne 41.

Tels sont les príncipaux documents qui nous font connaltreI'histoire de Brunehaut. Le premier est conternporain ; les deuxautres appartiennent a la génération qui suivít sa mort, le qua­trieme enfin est séparé d'elle par la distance de plus d'un siecle,01', iI est a remarquer que la pbysionomie de cette reine va ens'aItérant progressivement de l'un a I'autre, et que cette altéra­tion se fait dans le sens d'une dégradation constante des qua­lités morales et d'une accentuatíon énergique des traitsbarbares. Irréprochable et presque sympathique dans Grégoirede Tours, violente et san s scrupules dans Jonas, elle apparaltsanguínaire et perfide dans Frédégaire, et enfin, dans le LiberHistorite, elle devient la furie tragique a qui les destinées sem­blent avoir confié le soín de présider a l'extermination de la raceméroví ngien ne.

D'aprés cela. on pourrait étre tenté de conclure que, commeles héros des premiers jOUl'S de la monarchie franque, commeClovis, comme Clotilde, Brunehaut a été la victime de I'imagi­nation épique de son peuple, qui, a force de la concevoir commele type de la reine virile, a flni par ne plus laisser sur sa

l Vita sanen BurgundofarCE, c. 7, dans Mabillon, n, p. 425.2 Chronicon, c. 80.l! l( Anno tertio regni Chlodovise Aega Clipiaco villa víxatus a febre mori­

tur, II Fredeg., Chron., c. 83." G. Kurth, Elude critique sur le " Gesta Regum Francorum II dans les

Bulletins de r Académie Royale de Belqique, 3' série, XVlll, 1889.B. Krusch. Préface de l'édition du Liber Historio: Francorum dans les

Scriptores Rerum Merovingicurum. t. n. Hanovre, 1888,

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LA REINE BRUNEHAUT. H

figure que les traits les plus farouches de I'énergie fémi­nine. Mais ce serait trop se presser de conclurs. La questionest de savoir si, en réalité, la vie de cette princesse elle­mérne n'a point passé, comme son histoíre, par des phasesdiverses dans lesquelles son caractere se sera développé, oupour mieux dire, altéré au gré des circonstances. Qui sait siles légendalres n'ont pas raison, et si les quatre portraits ditfé­rents que nous possédons d'elle ne correspondent pas ti desphases dilférentes de sa vie morale et de son role politique? Ilserait facile de le soutenir, tout au rnoins, et la thése ne man­querait pas de vraisemblance. On nous montrerait Brunehaut,tant qu'elle fut la jeune épouse aimée de Sigebert ou la mererespectée de Childebert, déployant dans le calme d'une puis­sance non contestée ces qualités royales et cette générositénative qui jettent un jour si favorable sur sa physionomie dansles récits de Grégoire de Tours, Plus tard, lorsque la mortimprévue de son fils, puis celle de son petit-flls, la laisséren tseule aux prises avec une aristocratie farouche et cruelle qui nereculait pas mérne devant les attentats a sa víe, nous la verrionsrecourir f) tous les moyens pour se défendre, et perdre peu tipeu son empire sur ses passions, avec la notion claire et nette dela moralité des actes. Alors, dans I'acharnement d'une lutte sansmerci, elle finirait par frapper ti I'aveugle autour d'elle; elledeviendrait violente avec les violents et perfíde avec les perfides ;elle égalerait leurs crimes par ses crirnes. Et la légende po­pulaire, en s'emparant de sa réputation désormais vouée á I'exé­cration populaire, ne modifierait pas ses traits caractéristiques,et se bornerait ti les accentuer dans le sens indiqué par la réa­lité 1,

En est-il bien ainsi, et la correspondance entre nos sourceset son histoire se raméne-t-elle réellement il. une équation de cegenre? En d'autres termes, nos souroes, étant ce qu'elles sont,

1 ca: Mais Brunehaut, déja vieillie, n'avait conservé llue l'ardeur intrépidede ses jeunes années; elle n'en avait plus la génerosite ni la droiture.Elle avait tout sacríñé a la psssíon de dominer et a la tentation de rétsblirune sorte de monarchie romaine. 11 Montalembert, Les Moines d'Occident.París, 1860, t. n, p. 438.

" Avec ses belles années disparut ce qu'il y avait de généreux en elle:IOnamour actifde l'ordre et de la civilísation dégénéra en besoin du pouvoirA tout prix, en ambition égoiste et cupide; toua les moyens lui devinrent

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peuvent-elles étre admises sans controle, et sommes-nousdispensés de les soumettre il. une analyse rigoureuse, avant deformular un jugement définitif? Je ne crois pas avoir besoin derépondre a cette question autrement que par l'étude qui vasuivre.

11

Les premiéres années de Brunehaut furent heureuses etprosperes. Filie de rois, elle entrait dans la famille mérovin­gienne avec le prestige que lui donnait le sang de ses aíeux etI'éclat d'un tróne illustre. Les Franes, depuis les jours de sainteClotilde, n'étaient plus habitués a lever leurs yeux sur des reinespareilles, Le plus souvent, les femmes de leurs rois n'étaient quedes concubines recrutées dans les plus basses couches de ladomesticité, et ces créatures vulgaíres, obligées de se partageril. plusieurs le cceur de leurs époux, n'étaient guére capablesde le flxer, Grand fut done l'éclat d'une cour a la tete de laquellebrillait, pour la premiere fois depuis longtemps, une .reineauthentique. Les deux royaux époux étaient dignes l'un del'autre. Sigebert apportait la vígueur native d'une jeunesseehaste 1, que n'avaient pas souillée les embrassements des ser­van tes, et la générosité d'un naturel qui savait aimer et quisavait pardonner 2. Quant a Brunehaut, elle était, nous dit l'his­torren, belle, élégante, de manieres distinguées, avec un espritfertile en ressources el une convorsation pleine de charmes 3.

«Le mariage fut célébré avec un éclat exeeptionnel; un desprincipaux offlciers du palais alla chercher en Espagne la jeunefiancée, qu'il ramena avee de riehes présents, Sigebert, a leurarrivée, donna des fétes splendides auxquelles furent invités tousles grands du royaume, et POU1' la prerniere fois, dans une cour

bons ; toute notion du juste et de l'équité disparut dans son ame; elle finitpar descendre au ni veau de ses ennemis. ~ Henri Martín, Hist, de Erance,n, p. 106.

Des vues identiques sont formulées par Hauck, KirchengeschichteDeutschlands, t. 1, p, 154.

1 Fortunat, Carm., VI, 1.25-26.1I u Vt erat clsmens. » Greg. Tur., IV, 23.3 Greg. Tur, IV, 27. Cf. Fortunat: « Pulchra modesta decens sollers ....

grata benigna. Ingenio vultu nobilitate potens. II Carm., VI, 1&, 37.

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mérovíngienna, on entendit la voix de la poésie classiques'élever pour chanter, dans la langue de Virgile, un rnariageroyal si riche en grandes promesses.

L'union semble avoir élé heureuse. Sigebert fut fidéle a safemme; du moins il est un des rares princes de sa farnilleauxquels on ne conuaisse ni maítresses ni enfants naturels, Unfils et deux filies que Brunehaut lui donna, au cours d'une uníonde sept ans, ne ñrent que resserrer leurs liens.Arienne, elle avaitdes les premiers jours embrassé la foi catholique, éclairée, ditle bon Grégoire, par les enseígnements des évéques et par lesentretiens de son jeune époux l. Cet ascendant qu'il avait surelle, tout nous montre qu'elle l'avait sur lui '.

L'exemple du jeune couple porla bientót ses fruits. Chilpéric,le frére de Sigebert, voulut avoir, lui aussi, une reine véritable,et, pour obtenir la main d'une sceur de Brunehaut, il consentit aIicencier tout son harem. Encere 'fallut-il qu'il promU, par unserment solennel, de ne jamais renvoyer l'épouse qu'on accor­dait a ses désirs, Mais il ne sut pas longtemps restar fldele aunrole au-dessus de ses forces : peu de temps apres, succombantaux séductions. de la plus insidieuse de ses concubines, il sedébarrassait de Galeswinte par le crime, et il ne craignait pas defaire asseoir sur son treme Frédégonde, la furie homicide.

A partir de ce moment, les deux femmes se trouvérent enprésence I'une de l'autre. 11 r avait longtemps, sans doute, que

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1 Oreg. Tur, IV, 27. 'I C'est ici le lieu de discuter le passage de Frédég.(Chro«, IlI, 57), soute­

nant qu'elle s'appelait Bruna, mais que lors de son mariage on augmentason nom pour l'orner, et qu'on I'appela Brunehilde (Cf. Aimoin Ill, 4, dansBouquet.Ill.p. 67). Ce que Huguenin(Hist. d'Amtrasie, p. 114)paraphrasecomme suit : « Sigebert voulut qu'elle prit un nom plus digne d'elle; ilordonna d'ajouter a celui de Brune I'épithéte (sic) gerrnanique de child, etelle s'appela Brunechild, c'est-á-dire l'héroine au teint bruno » Frédégaireignore ou oublie que le nom de Brunehild est un nom primitif fort répanduchez les nations germaniques, qui sígniñe la vierge cuirassée, et qui trouvason explication dans les légendes mythologiques du nord ; il ignore queBruna n'est qu'un diminutif de Brunehitd, et formé d'une maniere tres ré­guliére, conformément su génie de l'onomastique allemande (V. P. Stark,Die Kosenamen der GermaNen. Vienne, 1866, p. 272). Mais I'arrsur de Eré­dégaire s'explique par le texte d'une prophétie qu'il avait sous les yeux etqui disait : li-eniee Bruna de portibus Spania!, etc. Il n'a pas su se re,ndrecompte de I'abréviation, et, convaincu que le vieux document consulte parlui contenait la forme la plus ancienne du nom de Brunehaut, il a forgéune explication telle quella de la forme Brunehild.

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REVUE DES QUESTlONS HlSTORIQUES.

Frédégonde jalousait chez sa rivale cette supériorité naturelledu sang et de l'éducation qui la désignait pour le tróne. Ce qu'ellene pouvait lui pardouner, c'était d'avoir été, par sa seule pré­sence, la cause que Chílpéric s'était dégoüté des servantes. Quipouvait garantir que c'étaít pour la derniere fois? La filie desrois a dédaigné, pendant longternps, la haine atroce qui couvaitcentre elle dans le cceur implacable de la servan te couronnée,Ame hautaine et royale, que lui importait la concubine de sonbeau-frere? Heureuse aux bras de son époux, consultée et écoutéepar lui, admirée de ses peuples, elle jouissait en paix de sonamour et de son bonheur.

Rapides et enivrantes furent pour la jeune reine les prernieresannées de son mariage, mais elles sont restées vides pOUI" l'his­toíre, et Grégoire de Tours n'a rien ti nous en dire, Frédégaire,lui, y découvre des lors, un crime atroce perpétré par Brunehaut.A peine avaít-elle mis le pied en Austrasie qu'eIle aurait renduodieux a Sigebert le maire du palais Gogan,le mérne qui était alIéla chercher en Espagne et flui l'avait arnenée au pays des Francs,Et Sigebert cédant aux ínstigations de sa femme, aurait faitmettre a mort ce fldele serviteur ', Il n'y a la qu'une erreurmanifeste de Frédégaire, Loin d'étre Imrnolé a la haine de Bru­nehaut, des la premíére .année de mariage de san maitre, Gagonmourut do mort naturel1e quinze ans plus tard, au témoignageformel de Grégoire de Tours 2. Il est heureux que nous puis­sions l'invoquer ici, cal' il réduit a néant la réputation decruauté el de perfidie précoce qui, autrement, entourerait des sajeunesse la figure de la reine d'Austrasie a,

Rrunehaut ne sortit de son heureuse obscurité que le jour OUon lui eut láchernent tué sa sceur, a l'insligation de Frédégonde;alors elle demanda vengeance. C'était son droit et peut-étremérne son .devoir j dans tous les cas, elle obtint satisfaclion.Gontran de Bourgogne préta rnain-forte a l'époux de Brunehaut,et Chilpéric dut payer acelle-cí le wergeld de la morte, en luíIivrant les villes qu'il avait données en morgengabe á Gales­winte : c'étaient Bordeaux, Limoges, Cahors, Benarn el Cieu-

1 Frédég., 1lI, 59,3 Greg. Tur., VI, I.3 Ce. Lecointe, A,male.s Ecdesiasiiai, a. 566, na 67.

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LA REINE BRUNEHAUT. i5

tat l. Chilpéric ne se consola jamais d'avoir payé son crime sicher j désormais Sigebert dut vivre toujours sur le quí-vive, lamain sur la garde de I'épée, cal' le roi de Neustrie ne eessait de sejeter sur les villes de la Loire qui lui appartenaient, et spéciale­ment sur eelles qui formaient le donaire de Brunehaut. Je n 'ai pasle loisir de Iaire iei, d'aprés Grégoire de Tours, le récit de cettelutte acharnée dans laquelle Chilpéric fut toujours l'agresseur, etau cours de laquelle les provinces de Sigebert eurent a souñrírtoutes les souffrances, si bien qu'au dire du chroniqueur ils'éleva dans les églises des gémissernents pires qu'au temps de lapersécution de Díoclétien 2. Sigebert, apres avoir chassé une pre­miére fois Chilpéric et une seconde Iois son fils Clovis, voyantune troisieme invasion dirigée pa~ Théodebert, autre fils deChilpéric, se décida a frapper un grand coup : il fit venir d'outreRhin des forces considérables et entra en Neustrie. Grande futla terreur qu'inspirérent ces barbares farouehes et indisciplinés,qu'il étaít plus facile de déchalner que de maitriser, et que Sige­bert luí-mérne ne tenait pas toujours en bride. Chilpéric se hátade demander la paix, que, cette fois encore, son frére lui accordagénéreusement. Mais a peine le roi d'Austrasie avait-il regagnéson pays, que Chilpéric reprenait les armes, s'alliait a Gontrande Bourgogne et envahissait la Champagne.

Afin que rien ne manquat a la déloyauté de cette nouvelleagressíon, iI faisait en méme temps ravager le pays de la Loirepar son fils Théodebert, jeune prince qui, tombé aux mains deSigebert pendant une précédente campagne, avait été rendu ala liberté moyennant le serment de ne plus porter les armeseontre luí. CeUe fois, la série de trahisons dépassait la mesure,et l'on comprend avec quelle terreur les populations de la Neus­trie apprirent que Sigebert approehait pour chátier le pertide.On se disait qu'aprés avoir si souvent essayé de le désarmer aforce de générosité, il ne prendrait plus conseil, cette fois, qued'une trop juste colere j on ajoutait que Brunehaut enflammait

1 Greg. Tur., IX, 20.Qui a dit aHenri Martin (Bist. de France,t. Il, p. 47) que ala ñere Brune­

child lit passer sa soif de vengeance dans le cceur de son époux, et entrainajusqu'au pacifique Gontran ... que la mort seule (de Hilpirik¡ eút satisfaitBrunehilde,mais que les leudes obligérent la reine d'Austrasie a accepter lerachat du sang 1" Tont cela eet conjecture gratuita,

I Greg. Tur., IV, 47.

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t6 REVUE DES QUESTlONS HISTORIQUES.

par ses paroles ses sentiments d'indignation et son désir de ven­geance. Déjá, pendant que Sigebert s'avancaít victorieusernentsur París, Chilpéric, abandonné des siens, Ele réfugiait avec safamille a I'sxtrémité de son royaurne, derriére les murs deTournai. Alors, ému de pitié 11 la pensée du sort qui se préparaitpour son peuple, saint, Germain de París s'adressa 11 Brunehaut,

C[ On répand de toutes parts, lui écrívít-tl, des bruits qui nousefrraient; on dit que c'est sur vos conseils et a votre instigationque le glorieux roi Sigebert met tant d'acharnernent 11 vouloirperdre cette contrée, Ce n'est pas que nous ajoutions foi 11 cesbruits, mais nous vous supplions de ne pas perrnettre qu'ontrouve l'occasion de lancer centre vous ces accusationssi graves etsi redoutables, Dieu m'est térnoin que j'aurais voulu mourirpour sauver ce peuple, ou du moius périr de quelque maniereque ce füt avant son extermination, pour ne pas étre térnoin deses malheurs, Mais les deux rois rejetlent la faute I'un surl'autre, et aucun d'eux ne sournet sa cause au [ugement de DieupOUI' la laisser trancher par luí. Puis done que ni l'un ni I'autrene daigne nous entendre, c'est 11 voue que nous adressons nossupplications, cal', si ce royaume périt llar leur faute, ce sera unbien triste triomphe pour vous el pOUI' vos fils. Puisse ce paysn'avoir qu'á se féliciter de vous avoir recue, paree que vous luiaurez apporté le salut et non la ruine I ! D Telles élaient les sup­plications du saint vieillard , Quelle suite les deux époux y au­raient ils donnée? Eussent-íls.apres avoir réduit Chilpéric ti I'im­puissance, pardonné une nouvelle fois, ou les suggestions de lacolere auraient-elles été plus fortes quc les conseils de la religión '!Grégoire de Tours semble convaíncu de cette derniere alterna­tive; mais son opinion n'est qu'une hypolhése que les événe­ments ne permirent pas de vérifier 2: en efret, ti quelques[ours de la, Sigebert tombait sous les poignards des assassins

1 Bouquet, IV, 80. cr. Greg. Tur., IV, 51.I Selon Grégoire de Tours, IV, 51, au moment OU Sigebert partit pour

Tournai, OU il allait débusquer son frére de sa derniére retraite, saint Ge1'­main lui surait dit: « Si tu para et que tu n'aíes pas l'intention de tuer tonfrére, tu vivras, et tu reviendras vainqueur; si tu as d'autres intentions,tu mourras. " Sigebert, par la faute de ses peches, négligea d'écouterce conseil. On pourrait se demnnder ici si I'histoire n'a pas eté un peu dra­matisée aprés coup, toujours en vertu de ce point de vue sur le gouverne­ment temporel de la Provídence, qui a engendré tant ds légendes. Sigebertá pári, pourquoi? Sans douta paree qu'il devait etre puni da quelqua rauta,

¡:

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LA REiNE BRUNEHAUT. :1.7

envoyés par Frédégonde, et un soudain revirement de la for­tune plongeait sa veuve dans I'abime qui semblait prét a s'ouvrír­sous les pas de Chilpéric.

La situation était des plus critiques pour Brunehaut. Conñantedans le succes des armes de son marí, elle était venue, des lelendemain de la victoire, s'lnstaller avec ses enfants a Paris,dans sa nouvelle capitale : elle s'y trouva, a la mort de Sigebert,prisonníere de Chilpéric, et gardée a vue pour le cornpte de ceroi, qui, sortant de Tournai, s'avaneait a grandes marches pourreprendre possession de tout son royaume. Qu'aHait-elle devenirmaintenant qu'elle se trouvait entre les mains d'un vainqueursans générosité, conseillé par la créature perverse qui haíssaitdans Brunehaut la supériorité d'une rivale et le sang de Gales­winte? La malheureuse femrne devait tout redouter, et cefurent des [ours pleins d'angoisse quí s'écoulérent pour elleavant I'arrívée de son vainqueur. Elle ne perdit pas cependantcette énergie et cette résolution qui ne lui firent jamais défautdans toute sa longue carriére, et, alors qu'elle trernblait pourelle-mérne, elle se préoccupa de ce qu'allait devenir son filsorphelin. Cet enfant était plus menacé qu'elle-mérns : a aucunprix, iI ne fallait le laisser tomber dan s les mains de son oncle,qui, s'inspirant de sanglants exemples de famille, aurait sansdoute fait pérír le seul héritier qui püt lui disputer la couronned'Austrasie. Gardée a vue, elle ne pouvait espérer de se sauveravec lui, mais elle eut le courage de s'en séparer en ce momentcritique, et le talent de mener abonne fin cette périlleuse entre­prise. De coneert avec elle, le duc Gundowald, un des grands duroyaume d'Austrasie, parvint a faire esquiver secretementl'enfant, qu'il mena en Austrasie oü il le fit reconnaitre 1. Ladynastie de Sigebert était sauvée, el Brunehaut pouvait attendrel'avenir d'un ceeur plus léger. Chilpéric la traita avec peu deménagement ; il la sépara de ses filIes, qui furent envoyées a

et eetle faute, en l'espéce, quelle était-elle, sinon une intention fratricide rMais eomment le chroniqueur pouvait-il connaitre les intentions de Sige­bert I cr. dans le méme Grégoire de Tours, m, 6, l'histoire de saintAvitus et du roi Clodomir,

Henri Martín, Il, p. 55, écrit que « Sigebert se dirigea vers le Nord pouraller, d'une méme eourse, prendre la couronne de Neustrie et la tete de Híl­pirik, promises toutes deux a I'ambition et a la vengeance de Brunehilde.sII est inutile de dire qu'il n'y a non de cela dans les aources.

1 Greg, Tur., V, 1,

T, L, ler JUILLET 1891. 2

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18 REVI:E DES QI:ESTlONS HISTOIUQUES.

Meaux ; elle-mérne, apres lui avoir pris tous ses bíens, il larelégua a Rouen, c'est-a-dire le plus loin possible de toutsecours d'Austrasie 1. Tout semblalt perdu pour elle, et latragique destinée de sa sceur Galeswinte était la perspective laplus probable qui s'ouvrit devant ses yeux pendant ces tristesjournées d'exil. Mais les ressources de Brunehaut grandírentavec sa détresse. Jeune, belle et séduisante au milieu de seslarmes et de ses voiles de deuil, elle avait fait une impressionprofonde sur le cceur de Mérovée, fils de Chilpéric, Au retourd'une mission que lui avait donnée son pere, il eourut la rejoindrea Rouen, et, profitant de la faiblesse qu'avait pour lui sonparrain, l'évéque Prétextat, il l'épousa malgré les empéchementscanoniques 2.

Ce n'est pas l'Irrégularité qui choque le plus dans cette union:les barbares ne s'habituérent qu'á la longue aux sévéres preserip­tions de l'Église sur eette rnatiere, et les deux époux purent sedire que leur eonseienee étaít a l'aise, puisque l'évéque avaitbéni leur union. Mais on peut étre plus étonné qu'au moment demettre sa maín dans celle de Mérovée, Brunehaut n'ait pas vuI'ombre de Sígebert se dresser entre elle et le fils de sonmeurtríer. Pour oublier sítót son premier mari et pour étreinfldele a sa mémoire, avait-elle des raisons? Afma-t-elle 1'001·lement Mérovée? N'est-ee pas le sentiment de sa poignantedétresse qui la poussa ase jeter dans des bras qui s'ouvraient

1 Greg. Tur., V, 1.2 On sait que plus tard Prétextat fut poursuivi pour avoir béni ce ma­

riage, parce qu'Il était contraire au droit canoníque ; par la méme ocea­sion Chilpéric, instigué par Frédégonde,l'accusa d'avoir conspiré contra luíavec la reiDe d'Austraeie, quod 'Oeritate subsisfebat, Djoute Frédégaire,qui raeonta eet épisode. Maie il reeoit un démenti anticipé de Grégoire deTours, qui, ayant fait partie du concile cbargé de juger l'évéque de Rouen,parle id avec toute l'autorité d'un juga. Selon lui, Prétextat a été aceusépar de faux témoíns, et I'áme de toute l'intrigue a ete Frlidégonde, qni a BU{aire p&llller pour une trahison envers son roi l'imprudente tendresse deI'évéque poor son filleul. Cette femme criminel1e 9BSIIya méme de cororompre les juges; elle réussit auprée de plueieurs, maia elle fut repolJ8séeavee indignation par Grégoire de Tou1'II, iI. qui elle avait Cait olJioir 200 livl'98d'argent s'il consentait Ala condamnation de Prétextat. Cedemiar, leurréllar l'espoir d'obtenir la gráce s'ilfaiaait un humble aveu, eut le tort de sedéclarer coupable : mallui en ¡)lit, car on enprofita pour l'aecabler et pourfaire croire au public qu'il l'etait reéllement, Fredégaire eat I'écho de larumeur fauBBe propagée par les seide. de la reine de Neustrie.

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LA REINE BRtJ1'{EHAUT. i9

avec tant d'amour'! Ou plutót ne voulut-elle pas simplement seservir du jeune prince comme d'un instrument qui devaitrétablir sa fortune et Paider a de nouvelles vengeances t Ce quiest certain, c'est que ce fut un fúnebre et douloureux romanque eelui du jeune Merovée! Des le lendemain du mariage, il falolut se mettre en quéte d'un asile oü Pon échapperait a la ven­geance de Chllpéric, qui accourait furieux, Il y avait sur lesremparts deRouen un petit oratoire en boís que les fldeles avaíentélevé en l'honneur de saint Martin : c'est III que se réfugíerent lesdeux infortunés, Chilpéric essaya vainement de les en faire sor­tir; n'y parvenant pas, il finit par promettre, en termes ambigus,de ne les point séparer, mais a peine eurent-ils, conñants danscette promesse, franchí le seuil de l'asile sacré, que le serrnentfut violé, et que Mérovée, separé de son épouse, fut cmmené parson pére a Soissons 1. La, a ce qu'Il paran, il trempa dans uncomplot ourdi par d'ancíens ñdeles de Sigebert, el qui avait pourbut d'enlever cette ville aChilpéric, mais la tentative échoua, etMérovée, de plus en plus suspect ti son pere, se vit désorrnaísgardé a vue ; peu aprés, Chilpéric le faisait tondre et ordonnerprétre, et l'enfermait au monastére de Saint-Calais au Mans. Lemalheureux parvint a s'échapper une nouvelle fois el se sauva aSaint-Martín de Tours oü il vécut quelque temps i mais, appre­nant que son pére s'approchait avec une arrnée POUl' l'enarracher, il se mit en quéte d'un nouvel asile en se réfugíantaupres de 53 femme l.

Brunehaut, en eñet, était parvenue, sur ces entrefaites, aregagner l'Austrasie. S'était-elle échappée, ou les grandsde ce pays l'avaient-ils réclarnée au nom de leur souverain '!Grégoire a oublié de nous le dire, mais le Liber Historiie nefait sans doute qu'une conjecture conforme a la réalité en nousdisant qu'elle dut sa mise en liberté a une démarche formelle del'Austrasie s. Il est peu probable, en efTet, que cette nationse résignát a laisser la mere de son roí aux mains de sesacharnés ennernis, et les grands, qui seuls auraíent pu avoírintérét il empécher son retour, ne savaient pas encere, sans

1 Greg. Tur., V, 2.~ Greg: 'I'nr., V. 3 et 14.a " Post hreeChildebertus junior legationem ad Chilpericum misit propter

Brunchildem, matrem suarn, llle quoque pacifica reddidit eam. » LiberHistorim, e, 33. cr. Aimoin, lll, 16.

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~o REVUE DES QUESlIONS HlSTORlQUES,

doute, quel redoutable adversaire ils allaient trouver en Brune­haut 1, I1s lui fournirent bientót une occasion solennelle de seconvaincre de la destinée qu'ils entendaient lui faire dans leroyaume de son ñls. A peine le malheureux Mérovée, traquécomme une béte fauve par son pere, eut-il mis les pieds SUl' lesol de I'Austrasie, qu'ils l'en expulserent impitoyablement.L'infortuné dut alors recommencer cette vio errante qui, dedésespoír en désespoir, devait bientót I'acculer au suicide", Ainsipérit le deuxiéme mari de Brunehaut. Si elle l'avait airné, quelssentiments éprouva-t-elle, et que se passa-t-il dans cette amesombre et profonde, condarnnée désormais a l'éternel silenee ducceur '1 On peut le deviner, Le poeme de la vie était flni pour elle:I'ore des cruelles ot terribles réalités s'ouvraít.

La situation politique faite aBrunebaut, des les premiers joursde son veuvage, fut celle d'un effacement absolu, MaUres dugouvernernent, les granda ne lui laissaient aucune influence:elle n'était ni reine, ni regente, elle n'était que la mere du roí.Cependant, comme la mairie du palais était alors dans les mainsde Gogon, qui semble avoir été un fldéle de Sigebert, elle a peut­étre joui d'une eertaine consídératíon ou du moíns d'un certainrepos qui disparut par la suite, Au reste, Gogon lui-méme était,ougagné a la politique des grands, ou impuissant a la modérer :autrernent il eüt épargné a sa souveraine cette suprérne amer­tume,l'expulsion de Mérovée.Mais la cour de Neustrie était toute­puissante en Austrasie ; elle y régnait par l'intrigue et peut-étrepar l'argent, mais surtout par la communauté de ses intérétsavec ceux de l'aristocratle. A humilier la dynastie austrasienne eta menacer son allié naturel, le roi de Bourgogne, Chilpéric et lanoLlesse d'Austrasie trouvaíent chacun son intérét spécial, quiétait la garantie de leur allianee. Nous voyons done se former desles premiers jours de la minorité de Childehert, un parti compactet nornbreux de grands qui s'entendit avec Chilpéric et fit une

1 Cela n'autorisait pourtant pas A. de Valois a peindre le retour de Bru­nebaut en Austrasie cornme un triompbe, et á nous moatrer les granda, eten particulior Gundowald, l'entourant de félicitaricns et maudissant Cbil­páric (Rer. (rancie., n, P: 77). Huguenin (Hist. dI' rofaume d'A\lstras~,

p, 140) n'est pas plus réservé : « Brunebaut~ dit-il, envo.ya p~ier IIImairedu palais de Metz de demander au nom de Childebert sa hberte. » Flobert,op, cit., p. 19. et Double, op. cü., p.5O, admettent la version du Liber.llistol'ice.

II Greg, Tur" V, 14,

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LA REINE BRUNEHAUT.

opposition constante 11 la Bourgogne, A la téte de ce partí étaientLEgidius, le remuant évéque de Reíms; Gontrarí Boson, dont lesaventures remplissent la chroníque de Grégoire de Tours j Gun­dowald, qui avait ramené le jeune roí en Austrasie j Rauching,Ursío, Bertfried et autres seígneurs aussi puissants que farou­ches, qui disposaient de tout avec insolence et de la maniere laplus arbitraíre, JEgidius et Gontran Boson passaient pour étrepartículiérement bíen vus de Frédégonde, celuí-ci Rarce qu'ilavait fait périr Théodebert.celui-Iá pour un motif moíns avouableencoré l.

Le roí Gontran, qui se sentail sérieusernent menacé par leursIntrigues, el qui venait de perdre ses deux fils, éprouva le besoinde se rapprocher de son neveu Childebert : il eut done avec l'en­fant l'entrevue de Pompierre, dans laquelle il l'adopta pour sonfils (577). Un certain nombre de grande avait accornpagné Chil­debert au rendez-vous et prétérent serment pour luí l. Etaient-cedes fidéles restés étrangers a la faction d'JEgidius, ou biencelui-ci, avec ses partisans, fit-il de nécessíté vertu en affectantd'adhérer a un pacte qu'il ne pouvait empécher ? Toujours est-ilqu'á la suite de cette entrevue, les deux rois envoyérent sommerChílpéríc de rendre ce qu'il leur avait pris. Chilpéric crut pou­voir mépriser cette dérnarche, qui, de la part du jeune Childe­bert, n'était qu'une vaine démonstration : ni lui, ni sa mere,ni ses rares fidéles n'étaient en état de réagir contre la direc­tion donnée par les granda a la 'politique étrangere de l'Aus­traste. La mort de Gogon (581) vint aggraver la situation.Débarrassé de cet homme ínñuent, le partí d'JEgidius se senlitassez fort pour rompre ouverlement en visiere a Gontran,et pour jeter l'Austrasie dan s les bras de Chilpéric J. Une dépu­tation, conduite par JEgidius en personne, alla sígner avec Chil­péric un traité analogue a céluí que Childebert avait fait avec

1 Greg. Tur., V. 18.~ e Proceris yero t:hildeberti similiter pro eodem polliciti sunt. » Greg,

Tur., V. 17.'Id.,VI, 1.u Anno igitur sexto regni sui Childebertus rex rejectam pacem

Guntchramni regis cum Chilperico conjunctus est.» n est inutile de dire quece revirement n'est pas I'osuvre de Childebert, alors agá de onze ans, moinsencore cftl Brunehaut, et qu'il faut I'attribuer exclusivement a la factionneustrienne; Gogon n'y semble pas avoir trempá, et la coincidence dufait avec sa mort laisse croire qu'on profita de sa ma.ladie pour fa.ire leeonp,

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REVUE DES QUESnONS BISTOIUQUES.

Gontran. Le roi de Neustrie, qui se trouvait en ce moment sansenfants, reconnaissait pour héritier son neven Childebert(581) 1 ; en revanche, une clause tenue secrete, mais dont lasuite des événements trahit l'existence, lui garantissaitI'alliance olfensive des deux états centre le roí de Bourgogno.(Euvre du perñde LEgidius, ce traíté désastreux pour la monar­chie, et pour le royaume d'Austrasie en particulier, porta natu­rellement la signatura du jeune roi Childebert: mais celui-ciprotesta plus tard qu'il était resté étranger aux négociations,et, en effet, les minutes des correspondances échangées avec leroi de Neustrie 11 cette occasion furent retrouvées dans les papíersd·.~gidius. tes deux félons s'entretinrent en secret des moyensde se débarrasser de Brunehaut z, et plus tard ils échangerentencare des messages 11 ce sujeto C'est ainsi que, disputé par deuxpoli tiques rivales, le jeune Childebert passait de I'alliance de GOIl­tran 11 celle de Chílpéric sans étre en état de disposer de luí­mérne, et surtout san s qu'on laissát a l'influence de sa mere lemoyen de se faire sentir. Il est inutile, en effet, de faire remar­quer que ce pacte, dans lequel son nom n'est pas méme pronon­cé, n'a pu étre conclu que malgré elle et 11. son détrirnent : pourelle, le seul protecteur sur lequel elle pouvait compter, c'étaitGontran et non le mari de Frédégonde, Au reste, ll ne parait pasque l'ignominíeuse convention ait été passée sans résístance. Sile parti des traitres I'ernportait, il restait encere quelques hom­mes dévoués a leur roí et asa mere, et, parmi ceux-cí, le premíerrang appartenait a Loup, duc do Champagne, C'est sans doutepour s'étre opposé énergiquement a leurs desseins qu'il se viten butte aux attaques plus violentes que jamais des conjures. Unjour, il faillit périr sous Ieurscoups, si Brunebaut ne s'était cou­rageusement jetée entre eux et lui, et n'avaít supplié les grandsd'épargner les forces vives de la nation. e Betíre-toí, femme, ])lui répondit brutalement l'un d'eux; e qu'íl te suffise d'avoir gou­«verné du temps de ton mari ; maintenant c'esr ton fils qui regne,e et c'est anous et non pas a toí qu'il appartient de diriger l'État.«DoDC arríere.sí tu neveux étre foulée aux pieds de nos ehevaux".»

1 Greg. Tor.; VI,3.1IId., X, 19.3 u., VI, 4.

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LA. REINE BRUNEHAUT.

C'est en ces termes que 1'0n pOUY3it parler a la mere du roid'Austrasie en l'année 581, c'est-a-díre dans la sixiéme année deson regne ; on voit queHe était la situation faite pendant tout cetemps il. la veuve de Sigebert, Elle eut néanmoins la eonsolationde faire éehapper Loup, qui se réfugia auprés de Gontran ; tousdenx, l'exilé et sa souveraine, attendirent patiemment que lamajorité de Childebert mil fin 11. la domination insolente desgrands,

Vais oeux-cí profíterent de ee qui leur restait de temps pour- ils l'espéraient du moins - brouiller entierernent le roi d'Aus­trasie avec Gontran. Toujours au nom de Childebert, ils firentsornmer Gontran de lui restituer la moitié de la ville de Mar-­seille, et, sur son refus de céder aune injonction aussi arrogante,i1s se mirent en possession, par la force, du domaine disputé l.

Pendant ce temps, leur cornplíce Chilpérlc faisait, de son coté,attaquer les élats de Gontran par le duc Desiderius, et lui enlevaitplnsieurs villes ", Mais ce n'étaient la que les préludes d'uneguerre plus perfide qui allait étre faite au roi de Bourgogne, 11 yavait de par le monde un individu nommé Gundowald, qui, a tortou araison, se disait le fils de Clotaire ler, et qui avait, en cettequalité, essayé de se faire reeonnaitre par les rois franca,Clotaire l'avait enfermé aprés lui avoir fait couper les cheveux.Sigebert l'avait plus tard traité de mame et relegué A Colo­gne, Parvenu a s'échapper, il s'était sauvé a Constantinople, oü ilavait été bien accueillí , paree qu'on n'y était pas fáché d'avoirsous la main un moyen d'agiter les royaumes franes. C'est cetaventurier que les intrigants d'Austrasie, de concert évidem­ment avec Chilpérie, appelérent de Constantinople et [eterentdans les jambes de Gontran, sans doute en lui promettant ~urappui. Si ron veut rélléchir que c'est Gontran Boson, l'ami deFrédégonde, qui fut l'agent des négocíations 3, la compliciléapparaítra d'une maniere prcsque évidente. On abusa scanda­leusement du nom du [eune roi Childebert ; encore faut-il remar­quer que l'ordre porté a Mal'seille de faire bon aeeueil auprétendant était signé de son maire du palais et non de lui.

1 Greg. Tur., VI, 11.» ia., VI, 12.a V. surtout VII, 32, 35, oü le prétendant raconta lui-méme son

histoire.

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REVUE DES QUESTIONS HlSTORIQUES.

Gundowald agít en tout comme I'instrument des conjurés :il ne réclama rieu ni a Childebert, ni ll. Chilpéric, et, des lepremier JOUI', manifesta son intention de se tailler sa part d'hé­.ritage dans le seul royaume de Gontran. Lorsque les régentsd'Austrasie virent la Bourgogne aux prises avec l'ennerni qu'ilsavaient lancé SU1' elle, ils rappelérent a Chilpéric ses engage­ments, Ce fut, encoré une fois, le vil ..Egidius qui conduisitl'ambassade, et se chargea de présider ll. un nouvel échange de.serrnents. Dans ces repugnantes négociatíons, il est un mot,.prononcé par Chilpéric et soufflé par Frédégonde, qui ouvre unevive échappée de lumiere sur l'officine de mensonges et de ca­lomnies qui fonctionnait a la cour de Neustríe, C[ Mon frére Gon­tran, dit Chilpéric a I'ambassade austrasienne, est coupablesur plus d'un point. Si mon fils Chíldebert veut s'informer exac­tement, il reconnattra que son oncle est complice du meurtre-de son pere \, » Il fallait a Chilpéric un rare degré de cynisme·et une étonnante absence de sens moral pour évoquer le fantómesanglant de sa victime a pareil moment ; illui fallait aussi une-singuliere confiance dans la naiveté de ceux qu'il espérait duperpar cette bourde grossiere. Mais c'est la le caractere des inven­tions de Frédégonde: les plus énormes invraisemblances nedevaient jamáis I'arréter, et sa puissance d'affírmation finissaitpar donner Ies couleurs du vrai aux plus audacieuses flctions,

L'aristocratie austrasienne touchait au but. Aprés avoir ecartéBrunehaut et confisqué Chíldebert, elle était parvenue a ourdír,centre le principe monarchique, une conspiration dont elle s'at­tendait bien Areeueillir le proñt. Attaqué de trois cótés a la fois,par la Neustrie,par l'Austrasie,par le prétendant,Gontran ne pou­vait manquer de succornher, et alors ils étaient les mattres nonseulement de l'Austrasie, mais de toute la Gaule, la Neustrie necomptant plus désorrnais. Déja l'armée de Chilpéric s'était ébran­lée, et celle du jeune Childebert a son tour s'étaít mise en carn­pagne . ..Egidius de Reírns et ses partisans savouraient d'avancele fruit de leurs íntrlgues : encore quelques jours et il tombaitdans leurs mains ! Soudain,du milieu de ce camp dont ils étaientles arbitres, en pleine nuit, ils entendent retentír cette clameurtonnante,composée de milliers de voix re A bas les traitres! Abas

1 Greg. Tur., VI, 31.

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LA REINE BRUNEHAUT,

« les hommes qui vendent le royaume et qui livrent A l'étranger« les villes du roí ! & C'était la conscience populaire qui sortaitde son long sommeil, et qui protestait en accents indignés contrela longue série d'outrages et d'opprobres infligés a la nation. Desla pointe du jour, les soldats arrnés se portent a la tente de Chil­debert; on cherche I'archevéque de Reims et ses complíces pourles tuero JEgidius n'a que le temps de se jeter a cheval et de fuíren toute- bate, poursuívi par les malédictious de la foule qui luíjetait des pierres el qui ne pouvait, faute de cavalerie, luí don­ner la ehasse j telle fut la précipitation du mísérable qu'il perditune de ses chaussures, et qu'íl ne se crut en süreté que derriereIes murs de sa ville épiscopale (583) I •

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Childebert était délivré, et sa mere aussi. Brunehaut, en partí­culíer, put respirer ti l'aíse ; apres avoir subí pendant lñut anstous les atrronts, elle redevenait reine en un [our. Car, d'unseul coup, l'entrée en scéne du rude acteur populaire venait derenverser l'édifice de dol et de fraude élevé par les mains pa­tientes des régents pendant plusieurs années : la guerre contreGontran était flnie, l'alliance avec la Neustrie étaít déchirée,les relations avec la Bourgogne reprenaient ·leur COUl'S pacifi­que et naturel. C'esr pour n'avoir pas étudié d'assez pres cesévénements de la minorité de Childebert que tant d'écrivains, an­ciens et modernes, s'y sont trompés.et.ont affirrné que Brunehautprit les rénes du pouvoir en Austrasie aussitüt qu'elle y futrentrée, On voit ce qu'il en faut croire, .et quelle situation humi­liée et contrainte fut, au contraire, pendant les huit premíéresannées de son veuvage, celle de la mere du roi 2, Maintenant tout

1 Greg. Tur., VI, 31. ., L'erreur a été commise d'abord par les abréviateurs, qui, comme Paul

Diacre (Hist.Langob., m, 10), ont raconté en que.lquesmota l'histoire de plu­sieurs années: u Sigispertus... occisus est ... regnumque ejus Childepertus,ajulldem ñlius adhuc puerulus CUlD Brunehilde matre regendum suscepit. 11

Elle a été ensuite propagée par das écrivains distraits comme A. de Valoisqui écrit Cop. cu, Il, p. 77): ~. Ceterum Brunechildís domum reversa nonmodoChildebertum fílium suum sed etiam rempublieam rexit. l) Elle a étéenfin roultipliée par la foule des historiens qui se bornent iJ. copier leursdevsnciers sans recourir eux-mémes aux sources.

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REvUE DES QUESTlONS mSTORIQUES.

était changé, et elle redevenait, a la lettre, la reine d'Austrasie.De nouveau ce fut au tour de Chilpéric et de Frédégonde detrembler, A peine réconciliés, Gontran et Childebert arme­rent pour reprendre les villes que le roi de Neustrie leur avaitenlevées, Impuissant centre les deux alliés, Chilpéric se jeta avecses trésors dans Cambrai 1, a peu prés comme, neuf ans aupara­vant, il avait fui derriere les murailles de Tournaí : alorscomme aujourd'hui, il était pousnivi par la vengean~e d13 sespropres forfaits ! Mais les deux rois eurent assez de générosité .pour ne pas achever sa ruine; Childebert dirigea son attentiond'un autre coté, se bornant il intirner ason oncle Chilpéric I'ordreméprisant d'avoir 11 ne pas toucher a ce qui lui appartenait. Peude temps apres, Chilpéric tombait sous le poignard d'un assas­sin: il avait cessé d'étre redoutable, et sa mort n'était un soula­gement que pour ses sujets 2.

1 Greg. Tur., VI, 41.! La mort de Chilpérie est restée un mystére, Frédégaire en aecuse Bru­

nehaut Ilans ombre de raiscn, Jamais aucun contemporain n'a articulécontre elle une pareille accusation : ni Frédégonde, qui nourrissait contreelle une haine si ardente, ni Gontran, si longtemps prévenu contre elle, niClotaire n, cet éeho passionné des haines maternolles, dont le langage im­plique méme, i. tout prendre, le contraire de l'aecusation (voir Frédég.Chronic .• IV, 42), ni enfia Grégoire de Tours, cet integre et conscieneieuxnarrateur qui raconte avec une franehise si intrépide tout ce qu'il sait,

En Neustrie, la rumeur publique accusa Frédégonde ello-rnérue, et il seforma plus tard une tragique légende oú elle apparaissait poussée au meurtrepar la crainte du chátinrent qui attendait ses amours adulteres (Liber Hu­torice, c. 40). Avant cette date, la cour d'Austrasie semble avoir cru aussi a.la culpabilitédeFrédégnnde, puisque, en demandant a Gontran l'estraditionde cette reine, elle la disait coupable du meurtre de Galeswinte, de Sigebert;de Chilpéric et de ses deus fils, Mérovée et Clovis (Greg. Tur., VII, 7). Rienn'est moins vraisemblable: la ruort de Chilpéric, c'était la ruine de Frédé­gonde, et l'événement le montra bíentót (Cr.Etienne Pasquier, Recherches,t. 1, p. 466 de ses (EuvreJ.. Amaterdsm, 1723). Frédégonde ella-méme ac­cusa le cubiculaire Eberulfe, mais il appert de Grégoíre de Tours qne ee futllOur le punir d'avoir rnpoussó ses offres amoureuses (Greg. Tur., VII, 21).Plus tard, le comte de l'étab1e Sunnigisil, poursuivi pour complot contreChildebert, aVOUR au milieu des tourments qu'il avait trempé dans lemeurtre de Chilpéric u In hís tormentis non solum de morte Chilperici regis,verum etiam diversa acelera se admisisse eonfessus esto 11 Greg. Tul'. X,19). Avec tout cela nous ne sommes pas bien a vancés, et force nous est de­nous en tenir &llX paroles de Grégoire de Tours, disant a ee sujet au roiGontran : u Qni estoce qui a fait périr Chilpéric, si ee n'ost sa méehaneetéet tes priéres r lt Ce qui reste établi, c'est que. a l'époque oü l'on pouvaitencore faire une conjectureavec quelque fundament, tOllS les noms oat ét4prononcés, exeepté prooisément eelui de Brunehaut. Décidément Frédé­gaira vient trop tard pour rouvrir son proceso

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I.A REINE BaIJNlHAUT.

POUI'" Frédégonde, ene perdait en un [onr le frui' de too te unevie d'intrigoes et de erimes. Uoo »onne partie de ses trésors luifot enlevée el portee aChildebert, (jIui se trouvait alors fA Meaux,a proximité de Paris, 011 elle s'était réfugiée. Dans sa détresse,elle ne troava de recours qu'aupres de ce memo Gontran qu'elleavait tan' poursuivi et combattu l. Gonh'3JJ arriva fort a tempspour ernpéeher son neveu Childabert de s'emparer de París ; ildéclara que Chilpéríc el Sigebert, ayant l'un et l'autre violé laprornessa de De jamais eatrer dans cette vine, celle-cí lui appar­tenait ~ lui seul, Il pronta de l'occasíon pOUI" faire une bonnesemonce aux envoyés de Childebert; il leur reprocha d'avoirtont fait pour lui aliéner SOD neven, et d'avoir trait~ autrefoisavee ChiJpéric pour luí enlever son tróne alui Gontran; illeur mitsous les yeux leur traité avec la Neustrie, revétu de leurs pro­pres signatures ; en un mot, il les renvoya honteux el couvertsde coofusion '. Nous VOYODS par la que les grands qui avaientdominé pendant la minorité du roi gardaient toujours leur ranga la cour,et que le moment n'était pas encere venu, pour Cbilde­bert et Brunebaut, de leur rompre entíérement en visíere. Frédé­gonde profita adroitement de cette situation auprés de Gontran.Esprit faible etimpressionnable, le roi de Bonrgogne avait vu lespoígnards a I'oeuvre daos sa famille, et il était obsédé de l'idéequ'il aurait le sort de ses deux fréres, D'autre pSI'!, il était tour­menté ontre mesure par la compétitíon de Gundowald, qu'il n'étaitpas encere parvenu a écarter, et qni devait luí coüter plus d'unenuit d'insomnie. L'art de Frédégonde fut de méler le DOro de Bru­nehaut aces denx grandes préoccupations du roí. Des sa pre­miére entrevue avec lui, elle luí montra les traités quí avaientété signes avec son mari, au nom du jeune roi Childebert, par lesgrands de la cour d'Austrasie, et, sans doute, elle lui prouva queceux-cí étaient dirigés et inspirés par Brunehaut. Brunehaut n'é­tait-elle pas le géníe de l'intrigue? Pouvait-on oublier le mariagecrimiuel qu'elle avait contracté avec son neveu Mérovée, au leo­demain, pour ainsi dire, de la mort de Sigebert, pour jeter ladiscorde daos la maison de Chilpéric et pour retrouver une cou­ronne de reine, füt-ce au prix d'un parricide? Il ne fallait pasdouter que ceue Ame ambitieuse, toujours tourmentée par la

I Greg. Tur., VII, 4.3 Id., Vll, 6.

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28 REVUE DES QUESTIONS BISTORIQUES.

passion de régner, ne nourrít encere cette fois un projet de cegenre, et l'appui qu'eIle prétaít a Gundowald n'étaít pas désín­téressé j elle comptait épouser le prétendant ou un de ses fils,ét se faire reine de Bourgogne, aprés avoir renversé son beau­frere Gontran. Présentée avec cette rare fourberie qui était letrait distinctif de Frédégonde, cette historiette fit une impressionprofonde sur Gontran : il en eut I'esprit frappé, et iJ ne parvintplus a se défaíre de cette idée que Brunehaut en voulait a sonexistence et a son tróne. 11 ne réfléchit pas que Brunehaut n'a­vait pas d'autre appui que lui, qu'ils avaíent, luiet elle, les mémesennemis, et qu'il était bien préférable et bien plus glorieux, pourla veuve de Sígebert, d'étre reine-mere d'Austrasie que femmed'un aventuríer, A plusieurs repríses, on yerra la calomnierevenir a. la surface dans l'esprit du roi de Bourgogne, et le fairetressaillir d'une terreur sincere. Frédégonde ne tuait pas-seule­ment par le poignard, mais sa langue distillait un venin aussisubtil que la lame des scramasax dont elle armait la mainde ses sicaires l.

C'est ainsi qu'au moment oü tout sernblaít perdu pour elle,l'artífícieuse reine de Neustrie venait, en un tour de main, derétablir une espéce d'équilibre entre elle et sa rivale. Gontran,devenu le tuteur de Clotaire 11 et son protecteur a elle-méme, sevoyait sur Ie.point da rompre avec Childebert et avec sa mere.A une députation du jeune roi demandant qu'il lui lívrát cetteCemme qui avait fait périr tant de mcmbres de sa famille, iI ré­pondit qu'il voulait soumettre I'accusatíon aun j ugement publíc ~.

Sommé une seconde fois, il se borna a répondre qu'il necroyaít pas a la culpabilíté de Frédégonde 3. Du reste, les hom-

1 Adrien de Valoitl n'a peut-étro jamaia écrit une page plus faible quecelle oü il fait siennes toutes les accusations de Gontran contre Brunehaut. Ilne s'aperccit pas qu'i\ se réfute Iui-rnéme s « Et Brunichildie quidem Gundo­baldo nubere cogitabat, non tam ut cupidines BUBa expleret (nam quod haberedomi poterat foris quresitura non fuit) quam ut per se liberius securiusquedominaretur, et cum marito conjux, cum rege regina imperaret, tanquamparum posset, quee filium haberet regem: aut tanquam regnandi gratiaomnia divina et humana jura violari oporteret." (Rerum Francicarum,t.lI,p. 231). A n'en pas douter, Brunehaut savait aussi bien qu'Adrien de Va­Iois qu'il valait mieux régner comme mere du roi Childebert que commefemme de l'aventurier Guudobald,

2 Greg, Tur., VII, 7.3 u., VU. 14.

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LA REINE BRUNRHAt:T.

mes qui composaient ces députations étaient particulierernentodieux a Gontran; c'étaient toujours ces traitres qui avaient faittant de mal aBrunehaut et a son fils : IEgidius et Gontran Bosonhrillaient a leur téte. De pareils personnages n'étaient pasfaitspour réconcilier le roí de Bourgogne avec la cour d'Austrasie et,sans doute, ils firent tout leur possible pour le convaíncre qu'ilsétaient d'accord avec Brunehaut, bien que celle-ci se bornát pourlors a les subir provisoirement, en attendant qu'elle püt sedébarrasser d'eux. Il y avait la une situation assez complexe,et bien faite POUI' aigrir les rapports entre Gontran et son neveu,Rien de plus révoltant que l'attitude de ces traltres a l'audiencedu roi. lis se moquerent ouvertement de luí, et Iorsqu'íls levirent se fácher, ils luí dirent cyniquement: « La hache qui abrisé la téte de tes Iréres est levée sur la tienne. » Et lui, de soncoté, leur fiL jeter des immondices au moment oú ils partalent l.

La situation était des plus tendues entre l'oncle et le neveu,Déjaavant cette derniére entrevue, Gontran s'était mis par lesarmes en possession de la partie de I'héritage de Charibertdétenue par le roi d'Austrasie 1; I'année suivante (585) il achevala soumission des villes qui résistaient, Pendant ce temps,l'aventurier Gundowald reprenait ses courses a travers leroyaume do Gontran, se faisant préter serment de fidélité par lesvilles qui lui appartenaíent, mais assermentant pour le comptede Childebert celles que le roí de Bourgogne venait d'enlever ace prince 3. Ce stratageme, évidemment calculé en vue debrouiller les deux souverains, était trop grossier.et il parait avoirdépassé la mesure de ce qu'on pouvait faire croire au naif roí deBourgogne, En outre, des espions de Gundowald qu'il fit mettrea la torture, peu de ternps aprés, lui firent des révélations quisemblent luí avoír ouvert complétement les yeux : le prétendant,dirent-ils, avait été appelé en Gaule par tous les grands duroyaume de Childebert,et I'intrigue avait été ourdie spécialementlors d'un voyage de Gontran Boson a Constantinople 4. lis

1 Greg. Tor.,VII, 14. Henri Martín. Hist, de France, t. U, p. 81.u C'étaitmoins une menace directa qu'un arertissement de ce que Gontram devaitattendre da sa protégée Frédégonde. Le roí ne le prit pas ainaí. Il Moi nonplus.

I Greg. Tur., VII, 13.3 u., VII, 26.•u., VII, 32.

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ajoutérent sans doute d'autres détails qui acheverent de formerla conviction du roi de Bourgogne.en lui montrant que loin d'étrecomplice de ses ennemis, son neveu était menacé comme Iui­rnéme par le formidable concert de ses granda, Des lors,sa ligue de conduite fut arrétée, et il y resta ñdele, Compre­nant qu'il avait daos Childebert un allié naturel, il le mandaauprés de lui, le fit assister au , nouvel interrogatoire desespions, luí 'mit en main sa lance, luí déclara qu'il le prenaitpour unique héritier al'exclusion de tout autre, et qu'á partir dece moment, il pouvait considérer tout le royaume de Bourgognecomme sien.Cette cérémonie solennelle fut suivie d'une entrevuetout a Cait intime et confidentielle, dans laquelle Gontran, aprésavoir exigé de son neveu le plus grand secret sur ce qu'il allaitlui con fiel', lui ñt connaitre les noms de ses amis et ceux de sesennemis, L'historien, naturellement, ne peut pas DOUS donner ledétail de cette entrevue ; il sait toutefuis qu'une mention spécialefut faite d'iEgidius de Reims, comme du traitre par excellence,dont Sigebert avait déja eu Ase plaíndre. Gontran garda le [euneprince trois [ours auprés de lui, lui donnant toutes les marquesd'amitié, et lui rendant des lors les villes qui avaisnt appartenuA Sigebert. Néanmoins, au milíeu de ces cordiales effusions detendresse, il n'oubliait pas sa vieille défiance á l'endroít de Brune­haut, et it ne laissa point partir Childebert sans lui faire promettrede ne pas alIer trouver sa mere, 4lde peur qu'on ne donnát ll.celle­ci quelque moyen d'écrire II Gundowald, ou d'en recevoír deslettres l. ) Il était si bien convaíncu de la complicité de Brunehautavec le prétendant qu'il lui tit écríre, RU nom de cette reine, unelettre supposée, pour luí conseiller de licencíer son armée etd'aller tranquillement passer I'hiver ll. Bordeaux t. Au reste,quand il se fut débarrassé du prétendant, il partagea ses trésorsavec Childebert. A partir de ce jour, il n'eut plus aucuue diffi­culté avec son neveu ; nous l'entendons faire un éloge enthou-

•30' REVVE DES QUESnONS BlSTOOJQUES•

1 Greg. Tur., VII, 33. 'uReeommandationa étranges, dit Flobort, et donton cbercae en vain le eens, 11 8st seulement permis de IUpp0881' quequelquee-uns des comp1ices de Gundowald, chercll.ant a 118 8Oustrail'eau ch&­timellt et a détourner les soupgollS, avaiellt elllayé de 1811 Caire tomber lurBrunehaut, et de persuader aGontran qu'elle était du complot. n Op. cit.,p. 35. Je crois avoir touehé plus juste en montrant ci-dElSBUS que C'81t Fre­dégonde qui a répandu ces calomnies centre Brunebaut : seule elle en étaitcapable, seule elle yavait un puissant intérét.

, Greg. TUI'., "11, 34.

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LA RJ:lNE BRUNJ:HAUT. 3i

siaste de ses qualités dans un banquet a Orléans l. It Il est vrai,ajoute-t-il, que sa mere Brunehaut menace de me faire mou­rir, mais je ne crains rien, Cal" Dieu, qui m'a arraché auxmains de mes ennemis, me protégera aussi contre les piegesde cette femme.» Gontran avait parfaitement raison d'étrerassuré, cal' les projets criminels qu'il attribuait a Brunehautn'existaient que dans la féconde imagination de Frédégonde.l..ui-rnéme, d'ailleurs, paralt avoir peu i.t peu déposé ses préjugés,cal' en 587, invité a une entrevue par son oncle, Childebert s'yrendit avec sa mere et sa sceur, ce qui attesle une détente dansles relations, Gontran donna de nouvelles marques d'amitié ~

Childebert; en méme ternps il rendit il Brunehaut la ville deCahors, qui faisail partie de la morgengabe de Galeswinte, ainsique Dynamius et Lupus, des fidéles de la reine; i1 promit aussi,au easoü Childebert mourraít avant lui, de prendre sous sa pro­tection spéciale sa mere, sa soeur Clodosuinde el sa femme Fai­leube. Ce fut la ce fameux traité d'Andelot qui, par une si étrangeméprise, a été souvent pris pour un acte de droit puhlic, alorsqu'il regle simplement les relations entre les deux rois l. Plustard, Gontran crut avoir a se plaindre de l'ínobservance 'decertaines clauses de ce traité, el il en fil la remarque anxambaSsadeurs de son neveu, en méme lemps qu'il forrnulait unnouveau grief centre sa mere: celui de s'étre réeoncilíée avecFrédégonde. « Est-ce vous, demanda-t-í! A Félix de Nantes,qui avez ménagé ce ráccommodement ? » La-dessus, Grégoírede Tours, qoi faisait partie de l'ambassade, erut devoir intervenirpour certifier, non sans ironie, que l'amitié mutuelle des deuxreines en était toujours au méme poiot qu'auparavaot, el leroi s'apaisa complétement 3.

Peu apres, nouvel incident. Bmnehaut, qui n'avait cessé degarder des relations avec l'Espagne, venait, a l'occasíon du ma­riage projeté entre sa filie Clodosuinde et Reccarede, d'envoyerune ambassade dans ce paya. Gontran se laissa persuader quel'ambassade était destinée au fils du prétendant Gundowald; ilarréta les ambassadeurs, Heureusement on lui fit comprendre sonerreur cette fo" encere, et illes rel4cha ~.

1 Greg. Tur., VIII, 4.2 u., ix, 11 ei 20.a u., IX, 20.lou; IX, 28.

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32 ~EVUE DES QUESTIONS mSTORIQUES.

Mais la neutralité de son neveu dans la guerre qu'il fitaux Visigoths le mit de nouveau en colere; il ferma ses frontíeresa tous les voyageurs qui venaient d'Austrasie, prétendant quece pays avaít un traité secret avec l'Espagne, que Childebertavait envoyé son fils alné derneurer a Soissons paree qu'il avaitenvie de lui enlever Paris ; enfin, il se déchaina plus que jamaiscontre Brunehaut au sujet de ses projets de mariage avec un filsde Gundowald. Jamáis il n'avait été plus malheureux dans sesconjectures. Brunehaut, informée cette fois, prit la peine de se dis­culper de l'accusation par serment et Gontran s'apaisa de nou­veau'.Depuís lors, rien ne troubla plus I'harmonie de ses relationsavec son neveu et mérne avec sa mere l. Les seules plaintes fOL'·mulées le furent par Childebert, une fois au sujet de PévéqueThéodore de Marseille, une autre a cause de la soUicitude ex­cessive que Gontran térnoignait ason neveu Clotaire 8. Gontranse disculpa de la maniere la plus pacifique, en protestant que ledevoir qu'il se reconnaissait vis-A-vis du jeune Clotaire ne porte­rait aucune atteinteá l'amitié qui le liait lA Childebert, el qu'ilremplirait toutes les obligations que lui imposait son pacte aveccelui-ci. On verra qu'il tint parole.

Frédégonde, en somme, subissait done un échec, puisque, sielle avait pu inspirer de la défíance a Gontran pour Brunehaut,les relations de rAustrasie et "de la Bourgogne ne s'en étaienlpas resssenties. Elle-mame n'avait pas su gagner la confiancede ce roi, qui, de bonne heure, l'avait reléguée II Rueil, et qui,lA plus d'une reprise, exprima méme des doutes sur la légitimitéde la naissance de Clotaire, Son étoile pálissait de plus en plus;les assassinats qu'elle multipliait la faisaient hall' et craindre ;sa propre fille Rigonthe la détestait, l'injuriait, échangeait avecelle des menaces et méme des coups; et e'est au mílieu deces conflits avec tous les siens qu'elle attendait avec une ñé­

vreuse impatience la majorité de son fils Clotaire II, quí luirendrait le droit de commettre impunément tous les crímes.

1 Greg. Tur., IX, 32. ,II g II parait que la justification de Brunehaut ne laissa pas le moindre

doute dans son esprit, puisqu'á partir de cette époque, l'accord le plus par­fait ne cessa plus de régner entre les deux royaumes, et que rien ne nouspermet de présumer que le roi de Bourgogne ait conservé quelque ressenti­ment contre sa belle-sceur. » Flobert, p. 71.

3 Grez. Tur.,VIll, 9. II finit cependant par se mentrer convaincu de cettelégitimité, IX, 20.

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LA REINE BRUNEHAUT. 33

Brunehaut cependant voyait sa position s'añerrnir tous lesjours, et les grands étaient obligés de compter avec elle. lIspurent bien encore, A la réunion de Belsonancurn, lui refuserles secours qu'eJle leur demandait pour sa filie Ingonde, captivedes Grecs en Afrique, mais ce fut leur dernier succés J (octobre585). Peu de temps aprés mourait le maire du palais Wande­linus. Brunehaut déclara qu'i1 ne serait pas remplacé, et qu'ellese chargerait seule d'achever I'éducation de son ñls". Et lorsque,devenu majeur, Childebert eut pris vigoureusement en mainsles rénes du pouvoir, alors comrnenca quelque chose comrneun nouveau printemps dans la carríére politique de sa mere.L'influence dont elle avait joui autrefois auprés de son épouxétait décuplée maintenant par son caractere de mere, par sonexpérience de la vie, par le respect que nl cessa de lui por­ter le jeune roí 3o Ce n'est pas un mince honneur pour elleque d'avoir merité les éloges du pape Grégoire le Grand, pourl'éducalion qu'elle donna Il cet enfant chéri : et tout ce qu'ondira pour atténuer la portée de ce beau témoignage ne par­viendra pas ti l'elTacer entiérement ; il faut noter d'ailleurs qu'ilest rendu en 595, c'est-á-dire vers la fin de la carriere de ce roi.La piété tiliale de Childebert est la rneilleure preuve b. l'appuide l'éloge. Il se complaisait dans la société de sa mere; mérneapres son mariage, nous les voyons habiter ensemble, et les re­lations entre la reine Faileuba et sa belle-mére sernblent absolu­ment cordiales 4.C'est Bruuehaut qui restait le conseil de son fils:tant qu'il vécut, elle occupa aupres du tróne une position pleined'honneurs el d'inlluence. Et, la justice veut qu'on l'avoue, ellen'en abusa point. Dans toutes les affaires oü nous la voyons ínter..venir, elle joue le role d'une force bienveillante et pacillcatrice,et jamais la diplomatie austrasienue n'a été plus honnéte et plusheureuse que sous son régne. Son nom est au has du traité quiréconcilia ce royaume avec l'Espagne, Malgré les souflraucesqu'y avait endurées sa fille Ingonde, femme d'Herménégilde, ellen'hésita pas a donner Clodosuinde, la seconde, au roi Récarede,

1 Greg. Tur., VllI, 21.1Iu., VIIl, 22.a " Excellentiee vestree prredicandam ac Deo placitarn bonitatem et guber

naeula regni testantur, et edueatio filii manifestat. " Lettre de Grégoire leGrand ADrunebaut dans Bouquet, IV, p. 16.

6 Greg. Tur., IX, 36 et 38.T. r., le. JU1LLET 181n, 3

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34 REVt'E DES QUESnO~S HlSTORIQUES.

et a rompre les ñancailles de cette princesse avec un princelombard 1, faisant ainsi les plus grands sacriflces pour amenerune paix durable entre ses deux patries. Elle s'employa aussi,avec un zéle sincere, dans les négociations avec la cour de By.zance, en vue de confirmar la paix entre I'empire d'Orient et lesFrancs 2. Elle n'est pas restée étrangére aux négociations quiont amené le traite d' Andelot, lequel assurait a Childebert laprochaine annexíon du royaume de Bourgogne, C'était lad'excellente politique, servant aafflrmer la paix en méme tempsqu'a étendre le prestige et l'autorité de I'Austrasíe.

La vie privée de Brunehaut nous est peu connue j cepen­dant, iI est impossible de méconnattre la sincéríté et I'ardeurde son senliment maternel. La triste destinée de sa filie Ingondefut une des grandes épreuves de sa víe : elle alla [usqu'a s'humi­Iíer, sans résultat d'ailleurs, devant les granda ses ennemis, et,lorsque la pauvre jeune femme fut morte sur la terre d'exíl,Brunehaut reporta sur l'enfant toute la sollicitude qu'elle avaiteue pour la mere. Le petit Athanagilde avait été transporté aConstantinople : elle multiplia les démarches pour le faire mettreen liberté, elle fit écrire a plusíeurs reprises par Childebert, elelle-rnéme s'adressa a I'impératrice dans une lettre presquepathétique. En méme temps, elle consolait de loin I'enfant enJui écrivant quelques ligues empreintes d'une tendresse mater­nelle dont l'accent a quelque chose de bien touchant sous laplume de cette femme ímpéríeuse", Cette affection qu'elJe portaitaux siens, elle en gardait une partie pour ceux qui la servaientñdelement, Méme aI'heure de sa propre détresse, on I'a vu, ellesavait protéger ses amis et s'exposer pour eux, Les sentimentscharitables ne lui étaient pas étrangers.En 591, lorsque le roi desLombards envoya en Austrasie l'évéque de Trente pour obtenirla mise en liberté des prisonniers que les Francs avaient faitsdans le Trentin, elle "racheta de ses propres deniers un certaínnombre de ces malheureux, que l'évéque eut la joie de rarne­Del' dans leurs foyers 41. On connatt aussi ses libéralités en

1 Greg. Tur., IX, 25.1I V. la correepondance de Childebert et de Brunehaut avec la cour da

Constantinopla dans Bouquet, IV, 82-4.3 Bouquet, IV, p. 83.41 " Qui exinde redieDS, seeum aliqU~t08 eaptiv08,qu08 Brunihilde regill.

Francorum ex proprio pretio redimerat, revocavit. le Paul Diacre, Hüt.LangolJ., IV, l.

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LA REiNE BBUNEHAUT. 35

faveur de l'hospice d'Autun el d'autres établissements charita­bles. Quant li ses ennemis, ils ne la trouvaienl pas implacable.La clémence élail une vertu trop royale pour que cetteame faite pour régner voulüt en étre privée. Frédégonde luiayant dépéché un assassin qui fut découvert avant le coup, ellele renvoya absous a sa maitresse, qui, moins indulgente pour samaladrcsse que Brunehaul pour son crime, le fit mutiler d'unemaniere affreuse l. Toute la différence entre le génie des deuxfemmes se trabit dans cet épisode, qu'il importe de mettresous les yeux des détracteurs systématiques de la reine d'Aus­trasie,

Mais il sernble que ses ennemis eussent juré d'exaspérer cetteAmebautaine et arden te, el de la pousser hors des voies de lamodération li force d'outrages et d'attenlats. Les complots centresa vie se succéderent avec une implacable et sínístre continuité,et l'on peut dire que pendant plusieurs années elle ne cessade vivre au milieu des poignards. On découvrit d'abord uneseconde tentative de Frédégonde. Encouragée, a ce qu'il paralt,par le roí des Visigoths Leuvigilde, dont une lettre interceptéefut livrée a Gontran et comrnuníquée par lui a Childebert, lareine de Neustrie fit faire deux grands couteaux a rainure pro­fonde frottée de poison, pour que de toute maniere le coup fíHmortel, el elle chargea de l'exécution de son projet deux cleres,qu'elle éblouit par ses promesses et auxquels elle fit boíre uneespéce de pbiltre destiné lI. leur donner du cceur. Cette secondetentative échoua comme la prerniére, mais cette fois, commebien l'on pense, les assassins n'en furent pas quittes a si boncompte 2.

Peu de ternps apres, ce furent les grands d'Austrasie qui com­mencérent une série de complots destinés a se débarrasser dela reine et de son fils, pour s'emparer da la tutelle des deuxjeunes princes et régner a leur place. La plupart de ces conspi­rateurs avaient d'anciens comptes a régler avec Brunehaut, Leplus eompromis de tous était Gontran Boson, contra lequel ilfut procédé 3. Ses complices, qui devaient se sentir aussi cou­pables que Iui, se crurent-ils menacés, el voulurent-ils prendre

1 Greg. Tur., VII, 20.:1 Id., VIII, 28·29.J Id., IX, 8.

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36 REVUE DES QUESTIONS HlSTORIQl:BS,

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les devants? Cela est assez probable, bien qu'il ne soit nulle­ment nécessaire d'expliquer par le besoin de veiller ti leur sécu­rité les intrigues ourdies par ces incorrigibles rebelles.

Toujours est-il que nous voyons Rauching comploter d'abordavec les grands de Neustrie. 11 se réunit a eux sous prétextede régler des questions de frontíere, et on convint de faire périrChildebert, el de partager la tutelle de ses fils. Hauching gouver­neraít la Champagne avec Théodebert; Ursio et Bertfried auraientle reste du pays avec Théodoric.On ne sait pas si la mort de Bru­nehaut faisait partie de ce projet j cela est du moins fort vraisern­blable. Maísle roi Gontran, dont la police semble avoír été assezbien faite, eut de nouveau vent de la chose et en informa Chil­debert. Lorsque Rauching se présenta ti la cour de ce dernier, iltamba dan s une vraie souricíére ; en sortant de l'audience.royale il fut massacré, pendant que des courriers envoyés danstous les sens avec des lettres royales allaient mettre ses bienssous séquestre 1,

Cependant Ursío et Bertrried s'avancaíent avec une arméepour préter main-forte a Rauchíng. Prévenus do sa mort, ilsn'ourent que le temps de se jeter dans un cháteau-fort du paysde Wavre. Brunehaut, qui avait tenu sur les fonts baptlsrnauxla filie de Bertfried, et qui savait qu'il n'étaít ici que l'instru­ment d'Ursio, lui fit offrir sa gráce s'il voulaít abandonner eedernier. Mais, soit qu'il ne se flát pas aux assurances d'unefemme outragée, soit qu'il y eüt place dans cette rude naturepour un sentiment de loyauté chevaleresque, Bertfried nevoulut pas séparer sa destinée de celle de son ami, Attaquésdans leur retraite par l'armée du roi, les deux complices sedéfendirent avec une énergie désespérée, Ursio périt enfin, etalors le chef des troupes royales déclara qu'il fallait faire la paixet laisser la vie sauve a Bertfried. Profitant de cette décision,Bertñied parvint a s'enfuír et se réfugia dans I'églíse deVerdun.

Il est évident qu'en cecl Gundegisil n'agissait pas d'autoritéprivée j gendre du duc Lupus, dont la fidélité aBrunehaut estconnue, il avait sans doute un mot d'ordre secret de cette reine.Mal lui en prit : Childcbert, transporté de fureur, déclara qu'il

1 Greg. Tur., IX, 9.

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LA REINE BRUNEHAUT.

paierait de sa téte la fuite du coupable, et alors le rnalheureuxcourut [usqu'a Verdun violer l'asile religleux de Bertfried, qu'ilfit massacrer par ses soldats-.Gontran Boson était mis amort peude temps aprés, dans des circonstances non moins dramatiques '.Ainsi le [eune roi se débarrassait de ses ennemis. Tous ceux quiavaient été compromis dans ce premier complot se háterent defuir le pays ; d'autres, tenus pour suspects, furent deslitués deleurs charges, et Pordre fut rétabli provisoirement. Cependantle plus coupable comme le plus dangereux de tous les conjurésparvint, cette fois encore, a échapper au chAtiment. iEgidius deBeíms courut trouver Childebert avec de riches cadeaux eldésarrna ses soupcons, au point que le roi Gontran en prit del'ombrage, cal' il considérait iEgiuius comme son ennemi per­sonnel ", 11 est certain que, dans toute cette affaire, Brunehautdut énergiquement assister son fils, et que sa perspicacité, safermelé, son courage lui Iurent d'un précieux secours ; néan­moins, nous voyons qu'elle fut loin d'avoir la direction de larésistance, et le jeune roi y mil une telle ardeur que sa mere nefut pas mérne capable de sauver la vie de celui qu'el1e voulaitépargner.

La fin tragique des conspirateurs ne paratt pas avoir découragéles autres rebelles. Quelque temps apres, en 589, on découvritun nouveau complot tramé par Septimina, gouvernante desenfants royaux, et par son amant, Droctulf, Sunnegisil, comtede l'étable, et Gallornagnus, référendaire, se laisserent entralnerdans ce complot, qui avait pour but d'amener le roi achasser samere et arépudier sa femme pour en épouser une autre : s'il s'yrefusait, on le ferait périr et on mettrait sur le tróne ses enfantamíneurs, sous la régence des conjures. Toujours, comme on levoit, la passíon de l'indépendance el le besoin de ramener aunminil1mm l'autorité du souverain I La reine Faileuba eut ventla prerníere de la conspíration, qu'elle dénonca aussilót au roí,Les deux príncipaux coupables furent chatíés, Septimina, aprésavoir été battue de verges et marquée ala figure, se vil enferrnéedans un atelier de femrnes et condamnée a tourner une roue demoulin ; Droctulf eut les cheveux et les oreilles coupés et fut

1 Greg. Tur., IX, 12.2 Id., IX, 10.a u., IX, 14.

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38 REVUE DES QURSTIONS H1STORIQUES,

)!

voué au travail servile dans une vigne.Sunnegisil et Gallomagnusprétendirent qu'á la vérité ils avaíent recu des ouvertures deSeptimina et de Droctulf, mais qu'ils les avaient repoussées aveeindignation ; il est vrai qu'ils ne purent pas se justifier d'avoirgardé le sílence. Comme Ils s'étaient réfugiés dans une église etque le roi leur avait promis,sur sa foi de chrétien, qu'ils auraientla vie sauve, méme s'ils étaient trouvés coupables, ils en furentquittes avec l'exil et la perte des bien a qu'ils tenaient du fiscoPlus tard mérne, a la priére de Gontran, ils furent rappelés, maison ne leurrendit pas Iesbiensconflsquésv.Certes.nul ne soutiendraque la répression fut excessive, et que la dynastie, menacée pourla troisiéme fois par les entreprises les plus criminelles, ait outre­passé les droits d'une légitime défense. Aucune vie humaine nefut sacrifiée a. la vengeance d'une famille qui eüt vu périrplusieurs des siens si le complot avait réussi, et qui était laIarnille royale 1

Mais les traltrcs étaient incorrigibles. Quelqua temps apres,le roí, se trouvant a. Marlenheim, en Alsace, faillit tomber sousles coups d'un assassin qui le guettait dan s la chapelle. Arrété,le misérable avoua qu'il était, lui douziérne, un érnissaire de lareine Frédégonde,et que six de ses complices étaient aSoissons,guettant le jeune roí Théodehert. Lorsqu'on l'eut mis ti la torture,il dénonca un bon nombre d'autres conjures austrasiens quifurent immédiatement pris et exécutés, et dont quelques-uns sefirent périr de leurs propres mains. Sunnegisil, compromis danscette nouvelle affaire, fut cruellement torturé et entra dans lavoíe des aveux completa. II dénonca notamment iEgidius deReims comme ayant trempé dans le complot de Rauching etd'Ursio, et le vieux conspirateur, qui était si souvent parvenu a.tromper la justice de son souverain, dut cette fois s'avouercoupable. Un concíle d'évéques, réuní a Metz, prononca contrelui une sentence canonique de déposition, aprés quoi il futenvoyé en exil 11. Strasbourg, Au cours de son preces, on avaitproduit toute sa correspondance avec Chilpéric, oú Brunehautétaít étrangement vilipendée, et oü on trarnait sa mort 2,

Celle-ci était vengée, mieux que par des supplices, des Iongues

1 Greg, Tur., IX, 38,l! ia., X, ¡P,

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LA RElNE BRUNEHALT. 39

et injustes défiances que son beau-frere, séduit par Frédégonde,avait nourríes centre elle. Les révélatíons produites au cours dupreces d'.-Egidius avaient montré la vraie nature du traité fait parrAustrasíe avec Chilpéric. C'était l'eeuvre apocryphe de trattresqui n'avaient pas craint d'abuser de la signature royale. Loin queBrunehaut y eüt participé, elle en avait Ignoré entíerernent lesstípulatíons principales, qui étaient, au surplus, dirígées centreelle non moins que contre Centran. 11 est permis de croire queles préventions du roí de Bourgogne, si toutefois elles avaientduré [usqu'a ce jour, disparurent entiéremeut devant les révé­lations inattendues de la correspondauce d'JEgidius, et que lesderníéres années qu"il vécut s'écoulerent en bonne intelligenceavee sa belle-soeur.

J'ai exposé longuement, a la suite de Grégoire de Tours, cettepériode importante de la carriére de Brunehaut, On a pu y voirque, en butte a des ennemis implacables el oblígée de pourvoirtous les jours a sa propre déCense, elle ne s'est point laisséeentrainer dans la voie des représailles inutiles. Elle garde, aumilieu des poignards, son calme et sa dignité de reine. Elle nedescend pas A armer le bras des assassins, méme contre lesennemis Iéroces qui menaeent sa vie par les moyens les pluscriminels. Elle ne frappe qu'á vísage découverl,sans colere; sanspassion, d.ans la mesure oü cela est nécessaire A sa défense, etavec la modération d'une ame qui reste maitresse d'elle-méme aumílieu des plus redoutables péripétíes, De tous les souverainsmérovíngiens, il y en a peu qui se soient montrés, dans depareilles eiroonstances, aussi cléments que cette remme dont ona voulu faire un monstre de tyrannie et de cruauté l.

n n'y aurait done pas méme une ombre sur la mémoire deBrunehaut pendant toute la péríode cornprise dans le regno deson fils Childebert, s'Il ne Callait mentionner ící des griefs aux­quels l'ímmease majoríté de ses contemporains était sans doutepeu sensible. Personnellement írréprochable dans sa vie, Bru-

1 Ces considératíons suffisent, 1L mon sens, pOUT réCuter l'opinion do ceuxqui prétendent tirar du nombre méme des complots ourdís contre elle, et del'acharnement des conjurés, la preuve qu'il y avait contre elle de violentasujeta de mécontentement (V. Gaillard, l. l .• p. 647). Au reste, je revien­drai sur cette question il.la fin de cette étude.

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40 RRVUE DES QUESTIONS HIS10RIQUE,

nehaut semble s'étre peu souciée de la valeur morale deshommes qui la servaíent. Du moment qu'elle pouvait comptersur leur fidélité, ou que leur nomination pouvait avoir quelqueulilité pour son gouvernement, elle n'hésitalt pas ti s'en servir,a les promouvoir, a leur con fiel' les fonctions les plus hautes etles plus sacrées, La simonie régnait et fleurlssait dans leroyaume d' Austrasie. Saint Grégoire le Grand, qui ne refusapas les éloges ala reine, s'en plaint a plusíeurs reprises ti elle­méme dans sa correspondance.et l'encourage a déraciner le mal,maís sans succes. Un épisode signlflcatif, rapporté par Grégoirede Tours, montre que ce n'étaient pas la de vaines récrimina­tions, En 584, Lupentius, abbé de Saínt-Privat a Javoulz, ayantété accusé par Innocentius1 comte de cette ville, d'avoir dit dumal de Brunehaut, fut cité a comparattre de ce chef devant letribunal du palais; mais, l'accusatiou s'étant trouvée noníondée, il fut renvoyé absous. Son ennemi Innocentius le pour­suivit, s'empara de luí a Pontion, lui fil subir toute sorte detourments, puis, aprés I'avoír lüché, le fit prisonníer uneseéonde fois et finalement le mit a mort l. Quelque temps aprés,le meurtrier était promu A I'évéché de Rodez avec l'appui deBrunehaut ", Ce fait jette un jour singulier sur la maniere dontBrunehaut entendait le recruternent du haut clergé, surtout sion le rapproche des plaintes réitérées de 'Grégoire le Grand. Ilprouve aussi qu'elle n'était pas difflcile dan s le choix de sesauxilialres, et que, quand elle croyait POUVOil' compter sur leurñdélité, elle leur passuit facilement le reste, L'isolement oü ellese trouvait au milieu d'une compacte aristocratie qui l'entouraitde pieges et de haines, peut, [usqu'a un certain point, expliquercette indifférence, mais ne suffit pas a en donner la vraie cause,Je croís trouver celle-ci dans le caractére général de la politiquede Brunehaut, inspirée toujours et exclusívement par la raisond'Etat,

Dans cette femme chez laquelle la passion de régner a été aivive et si forte, tout autre sentiment a été refoulé ou étouffé parles nécessités de la politiqueo On le verra mieux encere dans cequi va suivre.

1 Greg. Tur., VI, 37.I ta., VI, 38.

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LA RKlNE BRUNKHAUT.

IV

41

La rnort de Childebert mit fin aux dernieres belles années desa mere, A partir de cette dale, elle se retrouva seule, vleillie,chargée de la tutelle de deux enfants, en face de cette aristo­eratie pour qui toute autorité est un juge impitoyable, surtoutsi elle en voit les renes dans la main d'une femme.

Cette fois, il est vrai, Brunehaut était mieux arrnée POUl' lalutte qu'au lendemain de la mort de son mari. Elle avait I'auto­torité et l'éxpérience; elle connaissait ses amís et ses ennemis ;elle savaít qu'elle n'avait rien a attendre de la générosité deceux-cí, et qu'elle n'avait pas le droit de se montrer difficile dansle choix de ceux-lá, L'intérét de sa conservation personnelle etl'intérét de ses petits-enfants furent, dans cette situation, lesseuls mobiles dont elle s'ínspira. Comme plus tard Catherine deMédicis,veuve et abandonnée aussi, mais avec bien autrernent dedétermination et d'énergie, elle subordonna toute sa politiquea I'intérét de la dynastie dont elle était le seul soulien, et desjeunes princes dont elle avait 11 sauver la couronne. Mais, ce que:Catherine de Médicisdemanda ala ruse et aux ressources varíées.d'une politique louvoyante a I'italíenne, la ñére Espagnole.entendit l'emporter de haute lutte, en faisant face a tous sesennemis, et en les combattant a visage découvert. Aussi les.haines se donnérent-elles rendez-vous autour de celte femrneintrépide qui semblait prendre plaisir a les braver, et qui nechercha jamais a éviter la responsabllité de ses actes. Dans unesociété OIi c'était I'arístocratie qui était le vrai peuple, elle.devait étre impopulaíre dans la pleine acception du terrne i elle.le íut, pour ainsi dire, des le premier jour, et, l'opinion de lamasse étant forrnée par les grands, cette impopularité gagnaensuite les couches profondes du reste de la nation. La, dansune espéce de sous-sol ténébreux, l'imagination populaire éla­bora le theme qui lui était fourni et en flt sortir quantité de lé­gendes, Ce travailétait commencé au moment OU Frédégaire pritla plume. Il avait trop peu de critique pour ne pas acceptcr avecune foi entiére tout ce qu'on racontait, mais iI était I rop sincereet trop gauche a la fois pour donner quelque vraisernblance auxhistoires souvent invraisemblables qu'il se laissait raconter. En

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4'2 llEVL'E DES QUESTrONS BrSTORrQUES.

nous les livrant telles qu'illes a trouvées, lui-rnéme nous fournitle moyen de retrouver, plus d'une fois, la physionomie ex.actedes faits,

Pour voir [usqu'á quel point l'histoire de Brunehaut, dans lachronique de Frédégaíre, s'écarte déjá de la véríté historique,iI Iaut exarniner la partie de cette chronique oú il se rencontreavec Grégoire de Tours. Frédégaire, on le sait, ne connaíssaitque les six prerniers Iivres de l'ouvrage de celuí-ci ; il a doneraconté plusieurs années de I'histoíre des Franca, sans se douterqu'elJes étaient racontées concurremment dan s lesquatre derniersIivres de son prédécesseur, 01', dans toute la partie de son livreoü nous pouvons contróler son récit par celui de Grégolre, nousconstatons qu'il recoít de celuí-cí plusieurs démentis formels.Il a accusé Brunehaut d'avoir assassiné Chilpéric, et nous avonsvu plus haut que cette accusatíon est une simple calomnie. Ila affirmé qu'elle avait conspiré contre Chilpéric avec I'évéquePrétextat, el Grégoire nous apprend que Prétextat a été accusépar de faux témoíns, Il a soutenu que Brunehaut, peu aprés sonmariage, a fait périr Gogon, maire du palais d'Austrasie, qu'elleétait parvenue Ii rendre odíeux a Sigebert. 01', naos saVODS

par Grégoire de Tours que Gogon est mort dans son lit quinzeans aprés le mariage de son souverain.

11 importe de bien retenir cecí au moment d'aborder 1examend'une période de la carríere de Brunehaut pour laquelle notreprincipale source d'informations est précisément Frédégaire. Onverra, par l'examen de son récit, que les rumeurs populairesles rnoins dignes de foí ont trouvé chez cet écrívain dépourvude critique le méme écho que les faits hístoríques les míeuxavérés,

Et tout d'abord, nous tombons sur uno véritable légende. En599, nous dit Frédégaire, Brunehaut, chassée d'aupres de sonpetil-fils Théodebert par les Austrasiens Iatigués de sa tyrannie,fut obligée de se réfugier en Bourgogne. Un pauvre hornme latrouva seule et abandonnée dans la campagne d'Arcis-sur-Aube,et, a sa demande, la conduisit chez le roí 'I'héodoric. Celui -ci larecut avec joie et la combia d'honneurs. Brunehaut récompensaplus tard son guide en le faisant mantel' sur le síege épiscopald'Auxerre l.

1 Frédég., IV, 19.

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LA REINE BRUNEHAUT. -43

Voilá, certes, une élrange histoire, et il n'est pas un lecteurqui ne naire d'emblée la légende dans une teBe série d'aven­tares. La réalité nous montre rarement des reines rencontréespar des pauvres sur les grands chemins et leur donnant desévéchés pour les récompenser de leur avoir serví de guidos.Méme en faisant abstraetion de l'invraisemblance interne deI'épisode, il Iaudra convenir que saint Didier d'Auxerre a été par­tíoulierement mal choisi pour le role de mendiant qu'il y [oue.Jl n'y avaít pas en Gaule d'évéque plus riche que luí, vu qu'ilappartenait a la famille royale des Visigoths, et qu'i1 était appa­renté avec Brnnehaut elle-méme 1. L'interminable liste deslibéralités qu'il a faite par testament aux égüses de son díocese-donne de Ses richesses une idée eonsidérable : on y voit figurer.plusieurs villas qu'il possédait en vertu d'un échange avee lal'eine Brunehaut, notamment Magny el Chevry, el aussi unegrande coupe d'argent qui avait appartenu a Thorismond, roides Golhs, et oü était représentée l'histoire d'Énée, Cette coupe,qui portait le nom du roí, avait un poids de trente-sept livres '.Tel est l'homme dont la Iégende a vouln faire un mendiant rede­vable de toute sa forlune au hasard qui lui a fait rencontrer la.grand'rnere da roí d'áustrasie chassée par son petít-fils !

Il est facile de voir comment la légende aura procédé, SaintDidier d'Auxerre, parent de llrunehaut et, sans doutc, promu a'l'épíscopat gráce ll. elle (604), devait étre le partisan et l'appui decetle reine; il était mal vu, par conséqneut, de l'aristoeratierebelle de cette époque. Quoi d'étonnant, des lora, si, pourexpliquer les bons rapports entre I'évéque el la reine, des igno­rants ou des malveilíants out imaginé une hístoríette qui per­rnettait de faire d'une pierre deax coups, en frappant a la fois laprotectrice et le protégé ? Le prestige éclatant de ces deux per­SOIlDages, alors au sommet de la fortune, ne pouvait qu'étrediminué si ron parvenait a faire croire qu'il n'y avait pas long-

1 C'est ce qu'a.ttestent, non seulpment les Iletes de ce saint, ecrits an u:8siéele, dans les Gesta pontifico Au!issiod. (Acta SS., 27 octobre), milis en-

o eore le Martyr040ge d' Adon, qui l'appelle genere clarissimus, HeiricusdatlB le Mi.rm:ula S. Germani, et le Vittt; S, Hugonis. qui fait de 111i un ne­ven de Bmnehaut.

1I el Missorium argenteum qui Tborsumodi nomen scriptum habet; pensatlibras XXXVII; habet in se historiam Eneee curo litteris greecis. » Aeta SS".1. i: m. 8.

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44· REVUE DES QUESTIONS HISTORIQUES,

temps qu'ils s'étaient trouvés l'un et l'autre dans l'ablme de ladétresse, et qu'entre la reine et l'évéque le seul lien était lesouvenir de leur commune mísóre l Et I'Impopularité qui entou­raíl le nom de Brunehaut faisait accueillir sans examen tout cequ'on racontaít de fácheux a son sujet I !

Aussi l'épisode de saint Didier d'Auxerre a-t-il été rangé aunombre des fables, mérne par des historiens qui acceptent sansdiscussion, comme un fait établi, l'expulsion de Brunehautd'Austrasíe. Mais rien n'est moins prouvé que ce fait en luí­mérne, qui n'est connu que par la source impure de la Iégende,Aucun autre document n'en parle. Lo Vila Columbani, nonseulement ne connait rien de la prétendue fuite d'Austrasie,maís nous apprend en propres termes qu'aprés la mort de Chil­debert 11, Brunehaut gouverna pour le compte de ses deuxpetits-fils,etque ceux-ci se partagérent l'héritage paternel t. Quantau Liber Historie, son térnoignage est formellement opposé acelui de Frédégaire, Selon cet écrit, Brunehaut se serait établieen Bourgogne avec son petit-fiIs, des le vivant de Childebert 11,et ce serait ce roí qui, aPI'eS avoir hérité ce royaume de sononcle Gontran, en aurait confié le gouvernement A sa mere 3.

Je ne sais sur quoi est fondée cette assertion du chroniqueur duvrn- siecle, et jo ne crois pas que 1'0n puisse lui accorder uneconfiance absolue tant qu'on n'en connailra pas la provenance ;mais, en attendant, il est infínirnent plus vraisemblable quecelui de Frédégaire, el il est de plus peu probable qu'Il ait étéinventé. Entln, la correspondance de saint Orégoíre le Grand

1 Adrien de Valois, qui n'a pas le courage de renoncer a cette hístoire, etqui se voit en présence des témoignages sur la parenté de Didier avec lareine, essaie de s'en tirer comme suit : u Forsitan Brunichildis Desiderium,dum una iter facerent, ad vitandam suspicionem, neve ipsa agnoscéretui-,propinquum suum OS6e simulavit, ac postea epiaeopum factum beneficiimemor ita appallare perseveravit . quod deinde qui de epíscopía Autissiodo­rensibus scripsere, verum esso crediderunt. » Rer, (rancie. Il, p, 500,

Cela peut s'appeler l'enfance do la critique. M. L, Double n'est pas mieuxinspiré (p. 226) : u Parent peut s'entendre auasí dans le sens de procho, defaisant partie de la maison , rien d'étonnant A ce qu'avant d'etre éveque,lo mendiant Didíer ait étó re(,'u dans Ia maison de la reine, »

:1 11 l\lortuo deinde Hildeberto intra. adolescentíee annos, regnaveruntfilii Hildebertí duo Theodebertus etTheodericus cum avia Brunehilde.RegnoBurgundionum Theodericua potitus est, et regnum Austrasiorum Theode­bertus suscepit regon~um. " Jonas, Vita Col'Umbani, c. 31.

:1 Flobert, p. 81, se conforme au récit du Liber Historia;

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LA REiNE BRUNEHAUT. 45

avec Brunehaut et avec ses deux petíts-flls, pendant les aunées599 et 601, exclut également I'idée d'une rupture violente entreBrunehaut et la cour d'Austrasie. Nous y voyons qu'a la dale de599, les deux rois Théodoric et Thécdebert régnent par indivis,sans doute sous la tutelle de leur grand'rnére, et qu'a la date de601, chacun gouverne séparément son royaume, Brunehautrestant dans celui de Bourgogne. Il paraít bien que cela se fit ala suite d'un partage pacifique, et que les bonnes relations deBrunehaut avec Théodebert, et de la Bourgogne avec l' Austrasie,n'en souñrírent aucunement. Du moins le pape continue des'adresser ti cette princesse comme a la souveraine de tout lepeuple franc, qu'il proclame heureux d'avoir une reine douéede tels mérites l.

D'ailleurs, le fond du récit de Frédégaíre est au moins aussiinvraisemblable que les détails, dont nous avons établi l'origínelégendaire ci-dessus, et il sutflt de l'étudier en lui-mérne pourétre ramené devant la conclusion que suggere la correspondancede saint Grégoíre le Grand. Si Brunehaut était arrivée chezThéodoric dans les conditions que voudrait faire croire le chro­niqueur, il n'est pas probable qu'elle y eüt apporté une grandebienveillance pour I'Austrasie, et, vindicative comme on la pré­tend, elle eüt eu soif de se venger des affronts recus " Au con­traire, nous voyons qu'elle n'a pas eu de plus chere ambitionque celle de maintenir la paix entre ses petits-flls, et, de fait,pendant les premieres années, les deux fréres vécurent dans laplus grande concorde. Ensemble ils marchent contre leur cousin

.! " Pne aliis gentibus gentem Francorum asserimus felicem,qure sic bonis

omnibus preeditam meruit habere reginam. » Bouquet, IV, p. 33,2 Etienne Pasquier, que je cite volontiers chaque fois qu'iJ suffit de raí­

sonner sainement SUI' les faits al1égués, dit fort bien, p. 478 : « Et vray­ment il est mal croyable qu'une princesse outrageusement offenséc et parconséquent infiniment ulcérée, eust couvé huit ans ontiers dedans son limeeeste vengeance sans l'esclorre.» Cordemoy, Histoire de France, t. 1, argu­mente vigoureuaement *ontre l'hypothése de l'expulsion. Rien de plus con­traire A une saine crihque que le point de vue de Huguenin. II commencepar declarar que Brunehaut Ii dli ({ ernporter sans doute de vifs ressenti­ments contre les hommes qui l'avaientjetée dans l'exi1. n i Hist: d'Austr"p. 275). Mais, trop timide pour reconnaítre l'incohérence du récit deFrédégaire, Huguenin continua : « Cependant, elle ne songea dabord qu'ápoursuivre ses projets de conquéte et de vengeance sur la Neustrie. Elleparvint méme Aréunir ses deux petits-ñls dans une alliance armée contreClotaire Il, etc. » Frédégaire lui-méma ne se contredit pas Ace point, et ilse dispense de parler des rancunes apportées d' Austrasie par Brunehaut.

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46 REVUE DES QUESTlONS BISTORIQt'ES.

Clotaire II et lui infligent sur les bords de l'Orvanne, a Dor­melles, une défaile sanglante, aprés laquelle il est heureux deIaire la paix I ; ensemble ils font, l'année suivanle, une expédi­tion contre les Basques, el les forcent apayer tribut l.

Ces bons rapports ne se tendenl, il ce qu'il paralt, qu'en 604. Ala snite d'une guerre victorieuse de Théodorie centre Clotaire Il,au cours de laquelle le jeune roi de Bourgogne est entré entriompbe a Paris, Théodebert semble prendre de I'ornbrage dessucces de son frere, et signe aCornpiegne un traité avee l'ennemicommun. Peu de temps apres, Théodoric marche contre lui, etPon peut croíre, sans 11"OP de témérité, que e'est le traité deCornpiegne qui est la cause de cette expéditíon. Mais Frédégairerend son récit inintelligible en refusant de voir cette relationde cause a effet, et en prélendant que Thécdoric s'est laissépousser a cette guerra par Brunehaut, qui lui soutenait queThéodebert n'était pas son frere, mais le ñls d'un [ardiníer.Théodorlc, on le voit par ce récít méme, n'avait pas besoin desexcitations de sa grand'mere, Frédégaire ajoute que le complicade Brunehaut dans ces maneeuvres tratricides était le maire dupalais Protadius. Maia, ajoute-t-ll, les leudes voulaient' la paix,el pour l'avoir, ils massaerérent en plein camp Protadius, disantque la perta d'un homme valait mieux que celle d'une arrnéeentiere. A la suite de cette affaire, Théodoric, honteux el irrité,fut obligé de traiter avec son frére et de rentrer chez lui. Brune­haut, continue le chroniqueur, so vengea par la suite en faisantpérir Uncelenus, l'un des auteurs de la mort de Protadius, ainsique le patricíen Vulfus, son complicc (607). Cela ne l'empécha pas,des l'année suivante, d'o/Trir une entrevue a la reine d'Austrasie,Blichilde, en vue d'arríver a la paix entre Théodebert et Théodo-

Henri Martín, t, Il, p. 101, se conforme sans discussíon au récit du Li­ber Historile, et p, 107 refait le méme récit d'aprés Frédégaire, sans memos'apercevoir de leur ftagrante contradiclion,

1 Frédég, IV, 20 ; Lib. Hia., c. 37, Cedemier mije i. son récit des traiteépíques: le lleuve obstrué de cadavrea et plein de eang figé cessa de cou­ler; pendant le combat un ange de Dieu fut apereu, tenant un glaive nuau-dessua des deux armées, 11 faut remarquer aussi que pour le ehroni­queur neustrien, c'est le seul Théodoric de Bourgogne qui a fait cetteguerre ; ce point de vue est également celui du Vita BetAarii, qui ajouted'Importante détail. a l'histoire des euecés de Théodoric (Bonquet, m,p. 490). Mais pAut-etre a-t-on confeedu cette guerra de 600 faite palo lesdeux froros svec celle de 604 faite par le seul Théodoric.

s u., IV, 21.

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LA REINB BRUNEHAUT. 47

rico L'entrevue n'eut pas lieu, gráce a la mauvaise volonté deBlicbilde,qui, conseillée par les Austrasiens, fit défaut au rendez­vous. Quelque temps apres, Théodebert recommencaít les bostili­tés en envahíssant l'Alsace qui appartenait a Théodoric, el en ladévastant d'une maniere barbare. On convint d'une entrevue desdeux rois aSela, pour assoupir leur différend de commun accordavec les Francs ; mais, lorsqu'il y fut arrivé, Théodoric se trouvaaccablé par le nombre des soldats de son frere, el fut obligé designer une paix désastreuse dont il Iui garda une amere rancune,C'est alors qu'il ouvrit des négociationa avec Clotaire 11. auquelil prornit des concessions territoriales pour príx de sa neutralilé.Clotaire s'engagea a ne pas secourir Théodebert, el, sur la foi decette prornesse, le roi de Bourgogne se mil en campagne l. CeUefois, on le sait, la lutte ne devaít finir que par l'extermination deThéadébert et de sa famille.

Qui ne le voil? Ce simple exposé, fait d'apres Frédégaíreluí-rnéme, réduit ti néant les légendes qu'il y méle sur les instí­gatlons de Brunehaut. N'ayant pas d'ápres ressentiments a satis­faire, cette reine n'est pas l'áme de la discorde entre les deuxIréres ; lorsque la guerre a éclaté entre eux, elle travaille plutótala paciñcatíon, et,si finalement Théodoric prend les armes, c'estparee qu'il a subi de la part de Théodeberl des afTronts auxquelsil ne peut étre insensible. Gardez le récit de Frédégaire toutentíer, il est invraisemblable el contradictoíre, paree qu'il pré­tend expliquer par un agent extérieur des faits qui tirent touteleur explication d'eux-mémes ; élirninez l'élément conjectural,vous verroz reparaitre, dans toute sa véríté, une des pagesles plus effacées comme aussi des plus intéressantes de l'histoiremérovingieune. Voilll done le vrai role de celte vieille femmetant calomniée, et dont on fait le mauvais géníe de ses petits-filsau moment méme cü elle s'emploie de toutes ses forces a main­tenir la concorde parmí eux ! Lajalousie et I'intrigue menacentde mettre aux prises les petíts-ñls de Sigebert , et déjá, profitantde leur discorde, le fils de Frédégonde ouvre des négocíatíonsavec l'un d'eux pour l'aider 11 exterminer I'autre. Gráce a l'activeintervention de Bruuehaut, ces désastres sont conjurés pendantplusieurs années, et n'éclatent enfin, on peut -le croíre, quemalgré elle!

1 Frédég., IV, 27.

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48 REVUE DES QUESTIONS HISTOHIQUES.

Frédégaire n'a pas moins étrangement altéré une autrehistoire qu'i1 raconte dans les termes suivants :

([ A la méme époque Bertoald, Franc de nation, était maire dupalais de Théodoric. C'élait un homme de moeurs réglées, ins­truit, avisé, brave el d'un commerce sür. La neuvíeme annéede son regno, Théodoric cut d'une concubine un fils qu'ilnornma COI'bus. Pretadius.Rornaín de nation,jouissait d'un grandcrédít au palais. Brunehaut, qui voulait I'honorer paree qu'ilétait son amant, le fit nornmer patríce d'Outre-Jura el du paysdes Scotings, apres la mort du duc Wandalmar. Pour faire plussürement périr Bertoald, on l'envoya recueillir les impóts dansles villes et les cantons le long des bord de la Seine jusqu'áI'Océan 1,)

Voíla une grave accusation contre les meeurs de Brunehaut.C'est la premiare, et c'est la seule, cal' il est a remarquer quecette femme infortunée, sur qui la haine s'est acharnée pendanttoute sa vie avec une véritable férocité, n'a jamais donné priseau moindre reproche par rapport a ses moeurs, si Pon enexcepto l'unique passage que voici. N'est-ce pas le réfuter suffl­sammcnt, et en faut-il davantage pour faire justice de l'accusa­tion de Frédégaire '1 En 603, Brunehaut avait soixante ans a peuprés : auraít-elle attendu cet age pour se livrer ades excés dontelle s'était gardée pendant sa jeunesse et pendant sa maturité .,

.' Et, s'Il y avait eu quelque ombre de vérité dans cette flétrís­sante accusation, comment se ferait-i1 qu'il n'en serait ríen passé,je ne dis pas dans Grégoire de Tours et dans les lettrcs desaint Grégoire le Grand, mais dans la vio de saiot Colomban parJonas, ce réquisitoire si ápre centre la malheureuse femme,maisdans le Vita Desiderii, ce document contemporain dont l'auteurn'est pas moíns passíonné que Jonas? Frédégaire vient trop tardvraiment pour flétrir une vie que ses plus acharnés détracteursont trouvée irreprochable, puisqu'i1s n'ont pas osé l'attaquer.

On voit d'ailleurs la source des rumeurs dont iI se fait l'écho.Protadius a été l'instrument fldele et intelligent de la politi­que de sa souveraine ; des lors Ha attiré sur sa téte les mérnes

haines qu'elle, et il s'est vu englobé dans la destinée com­mune a tous ceux qui ont témoigné quelque fidélité a Brune-

1 Frédég., IV,24.

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LA REiNE BRüNEHAUT. 49

baut. Les mémes rumeurs qui ont fait de saint Dldier d'Auxerre unmendiant parvenu ont transformé Protadius en un amant secretoIl faut peu de perspicacité pour reconnaltre les vrais motifs del'élévation de Protadius et de la haine qui l'a poursuivi ;Frédégaire, avec sa narveté ordinaire, nous les avoue Iui-rnémeason insu I :

a: 11 était, nous dit-il, tres entendu et tres capable en touteschoses, mais d'une grande injustice centre les personnes; iI avaitun soin extreme du físc, toujours préoccupé de le rernplir aumoyen de conflscations etde s'enrichir I uí-rnéme. Tous les grandaqu'il rencontrait, il s'efforeait de les humilier, pour que personnene püt s'élever au rang qu'il avait conquis.D Quand on donne detels sujets de haine, on doit bien s'attendre a ne pus étre épar­gné par la calomnie: ce fut le sort de Protadius et de Brune­baut t.

II n'y a pas plus de vérité a prétendre qu'on envoya Bertoaldrecuillir les impóts paree qu'on voulait se débarrasser de lui. IIfallait bien que cette mission füt rernplie par quelqu'un, encereque dangereuse ; plus elle I'était, plus il convenait qu'elle flitconflée a un hornme important. Et si c'est précisément lemaire du palais qui en est chargé, c'est paree que sa qualitéd'adrninistrateur en chef du patrunoine royal le designe natu­rellement pour cet office. Le cas de Bertoald n'est pas ísolé,Quelques années apres, Childebert, voulant faire de nouveaulever dans le Poitou les impóts qu'on avait payés du temps deson pere, y dépécha Florentianus , maire du palais de la reine,et Romulf, cornte de son propre palais ~. Sans doute les levéesd'irnpóts donnaient lieu plus d'une Iois a des scenes turnul­tueuses, mais les oíficiers royaux étaient armés pOUI' lesapaiser, et les trois cents hommes qui accompagnaient Bertoalddans son expédition 4. suíflsaient amplernent a assurer l'o ..dre

I Nul ne me demandera.je pense, de prendre la peine de réfuter ici Adonde Vienne, qui, écrivant dans la secunde moitié du J:'{C siecle, croit devoir,sans doute pour venger 80n prédéceaseur saint Didier, encbérir sur les ae­cusations de Frédégaire ; je ferai justice de ces allégations plus loin,

Z Fredég., IV, 27.3 Greg, Tur., IX, 30. cr. \Vaitz, l'erfassungsgeschichte, u, II\ p, 92• Fredég., Chl'on., IV,25. Cet argument est déjil. développé par Cordemoy,

op. cit., I. p. 288, et par Flobert, p. 93.

T, L. ler JUII.LET 1891. 4,

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50 REVUE DES QUESTIONS HISTORIUUES.

public. Aussi voít-on qu'il fut si peu troublé au cours de sOQvoyage, que le pauvre homme, arrivé a Orléaus, s'y livra tran­quillement au plaisir de la chasse 1,

Comment done Frédégaire a-t-il pu voir dans cet épisodela preuve d'un complot machiavélique de Brunehaut centreBertoald 1 Il Y a été amené par les résultats, 11 se trouve que,pendant que le maire était aOrléans, Clotaire II imagina de lefaire attaquer par son fils Mérovée, accornpagné de Landéric,maíre du palais de Neustrie. Bertoald, trop faible pour résister,se retira derriere les murs d'Orléans, d'oü il provoqua en comhatsingulier son adversaire, quí n'osa pas accepter. Apprenant ladéloyale agression de Clotaire Il, Théodoric accourt avec sonarmée et tombe sur Mérovée el Landéric dans les environsd'Étampes. Berloald, toujours préoccupé de se rnesurer avecLandéric, qui se dérobe a son défi,se laisse entrainer trop loin ettrouve la rnort sous les coups des ennemis. Néanmoins, I'arrnéede Neustrie fut mise en fuite, et Théodoric rentra vainqueur aParís. L'année suivante, a l'instance de Brunehaut, il conféra lacharge de maire du palais a Protadius. Ce ne fut pas pour long­temps. Ves la méme année, celui-ci périt victime d'une érneutemilitaire au commencement d'une guerre que Théodoríc faisaitcontre son frere Théodebert 2,

Encore une fois, le récit mérne de Frédégaire ne sufflt-il paspour faire [ustíce de la thése qu'il y méle, et d'aprés laquelle lamort de Bertoald serait due a un complot de Brunehaut? Brune­hau t avai t-elle prévu la perfide agression de C!otaire II 3, et aurait­elle, pour se débarrasser d'un homme, compromis sa couronne elcelle de son tus en laissant le ¡'oi de Neustrie ravager impuné­ment ses provinces '1 La meilleure preuve qu'on ne voulait pascomrnettre Bertoald avec J'ennerni, et qu'on n'avait pas me meprévu qu'il serait attaqué, c'est qu'on alla ason secours des qu'ilfut en danger l Il est vrai que, selon Frédégaire, Bertoald voulutmourir paree qu'íl savait qu'on était décidé a mettre Protadius

1 Fredeg., l. l.1I Frédég., IV, 27,3 Oui, s'rl en faut croire H. Martin, t. 11, p. 109: cr Brunehilde apparem­

ment était inCorroée que Clntaire a'apprétait il.roropre 111 paix et il.ten ter dereeouvrer ses provincea 1 JI On ne Baurait pcusser plus loin la naívaté.

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LA REINE BRUNEHAUT, 51

a sa place 1, Mais il faut laisser pour compte h notre chroni­queur cette vaine et oiseuse conjecture, qui repose elle-mémesur d'autres conjectures non moins vaines. Et a moins de sup­·poser que les personnages hístoriques morts une quarantaíne:d'années avant qu'il ait pris la plurne, luí ont confié leurs secretespensées, il faudra bien etracer de l'histoire de Brunehaut cettenouvelle série de crimes imagínaires mis a sa charge.

Les éléments me manquent pour contróler de la méme maniere. l'histoire d'autres meurtres imputés par Frédégaire a Brunehaut,et que j'énumérerai rapidement.

La troisiérne année du régne de Théodebert, le duc Wintrioest mis a mort a l'instigation de Brunehaut 2.

La septieme année du regne de Théodoric, le patrice Agilafut tué 11 I'instlgation de Brunehaut sans qu'il y eüt aucune fautea lui reprocher, mais simplement paree que, par cupidité, onvoulait attribuer ses biens au fisc s.

La douzierne année du regne de Théodoric, Brunehaut par­vient a tirer vengeance de Uncelenus et du patrice Vulfus, quiavait trernpé daos le complot centre Protadius. Vulfus fut mis amort par ordre de Théodoric; Uncelenus eut le pied coupé et sesbiens conñsqués, et se vil plongé dans la misera'.

Dans celte série d'exécutions, il serait contraire a toute justicede faire un crime a Brunehaut du chátiment qui atteignit cesdeux: derniers. C'étaient des traitres, et qui avaient amplementmerité leur 801'1. Lors de l'émeute militaire que les grands deBourgogne ñrent éclater daos le camp de Théodoric, sous lesyeux de l'ennemi, pour faire périr Protadius, ils avaient joué unrole des plus odieux et monté la garde autour du roi pour l'em­pécher d'aller au secours de son maire, Bien mieux, Uncelenus,envoyé par Théodoric aux rebelles avec l'ordre d'épargner Prota-

1 u Nec vellens exinde evadere dum senserat (senserat l) se de suí gradushonorem a Protadio degradandum.» (Frédég., Ch,·o>!.,IV, 20). Sur quoi Cor­demoy dit fort bien: « 11 avait si peu envie de mourir, que quand Landry ledéfía, il dit qu'il se battrait volontiers, pourvu que ce flit seul a seul ; voilácomme parle un homme qui ne veut pas s'exposer a une mort certaine. "Op. cü., p, ~88.

:1 Frédég., Chron., IV, 18.s Id. ibid., IV, 21.'Frédeg., IV, 28 et 29. lC En tout eeci, dit Etienne Pasquier, op, eü., col.

481, il n'y a rien de cruauté, cal' ce furent deux punitions esemplairesqU'OD prenait de deux seigneurs pour leurs démérites. "

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5'1 RRVUE DES QUESTIONS HlSTORIQ1!ES.

dius, était alié leur dire que le roi exigeait sa mort, et ce mensongeooüta la vie A la victime, Aprés quoi le roi de Bourgogne se vilobligé de conclure une paix désavantageuse avecI'Auatrasie l.

Quant a Wintrio el a Agila, pour apprécier la mesure quí les'atteignit, il faudrait connattre les motits qui la délerminérent.Si, cornme Gontran Boson, Rauching et tant d'autres, c'étaientdes conspirateurs et des rebelles, ils étaient indignes de toutepitié. Notre chroniqueur nous dit bien, en parlant du dernier,qu'il était innoeent et que la seule raison de sa mort,' ce íut lacupidité de Brunehaut ; mais nous ne sommes pas obligés de l'encroire sur parole, et ses afflrrnations sont tres loin d'étre garan­ties 2, Au surplus, il n'accorde pas le mérne patronage Ala causede Wintl'io, et il a raison, car tout ee que nous savonsde celui-cinous fait connaltre un vilain personnage, qui, a la guerre, nesait que se disputer avec ses collégues ou se faire battre, et quireserve toutes ses colores aux peuples qu'il est appelé a défen­dre. On se souvínt longternps a Metz des massacres et des pil­lages qu'il inñigea a cette malheureuse ville, lorsqu'illa traversapour aller en Italia. Il ne se rendit pas moins odieux dansson duché de C~ampagne, dont la population exaspérée finitpar se soulever et l'aurait fait périr, s'il n'avait t1tl son salut a lafuite ; c'est plus tard seulernent qu'il put rentrer 3. Si done réel­lement il a été mis a mort, cornme le soutient notre chroniqueur,a I'instigation de Brunehaut, il est loin d'étre prouvé qu'elle aitmanqué de justes rnotifs pour le faire punir, et ce n'est certespas son supplice qu'on peut invoquer comme une preuve de lacruauté ou de la tyrannie de cette reine •.

Restent deux épisodes dans lesquels le role de Brunehaut nousest presenté sous le jour le plus fácheux, et oü il n'est pas facilede dérnéler la vérité historique.

Voici le premier :

« La mérue année (606-60i) Théodorio envoya At-ídius, évéque deLyon, Rocco el le connétable Achorínus en ambassade aupres de Wit-

I Frédég., IV, 28.2 « La puissance d'Egila et ses résistances iI. l'autorité de Brunechild

avaient eu bien certainement la principale part au coup fatal qui l'avaitfrappé.» Huguenin, Histoire d'Austrasie, p, 278,

~ Greg. Tur., Vlll, 18 el X, 3; Frédég. IV, 14; Liber Historus; 36•• Selon Flobert.p.Sñ.íl faut attribuer la mort de Wintrio a ses deux défaites

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LA REINE BRUNEHAUT, 53

térie, roi d'Espagne, avec missIon de lui ramener comme ñancéeBrmenberge, tIlle de ce roi. Aprés avoir prété serment que jamaisleur maitre ne la priverait de son rang royal, Ils reeurent la jeuneprincesse et la présentérent a Théodoric, a Chálon-sur-Saónc, Mais,par les maléfices de sa grand'mére Brunehilde, elle n'eut jamais derelations avec son mari. De plus, par l'instigation de Brunehilde et deTheudilane, sceur de Théorloric, elle fut rendue odíeuse a son mari,et ee'ul-cl, au bout d'une année, la renvoya dépouillée de ses trésorsen Espagne l. 1)

Ce récit est obscur et incornplet, 11 ne nous dit pas quelle partBrunehaut a prise aux négociations qui ont amené le mariage deThéodoric, Cette part a dü étre considérable, gi la reine avaitassez d'influence POU¡' déterminer le jeune roí a renvoyer saremme aprés un an de mariage, elle devait en avoir eubien plus lorsqu'il s'agissait de lui faire contracter celui-ci 1,

Il est done plus que probable que c'est elle-rnérne, toujours siattachée a son pays natal, oü elle avait marié ses deux filIes In­gonde et Clodosuiude, quí aura négocié l'union de son petit-filsavec la princesse visigothe. Ce qui nous confirme dans cette opi­nion, c'est que dans I'arnbassade envoyée en Espagne pourdemander la main d'Ermenberge, figure l'évéque de Lyon AI'e­dius, qui était particulierernent dévoué a Brunehaut, et que nousvoyons a cóté d'elle (fans plusieurs occasiona importantes. Maiss'il en est ainsi, n'est-il pas invraisemblable qu'elle ait vouluempécher la consomrnation d'uo mariage qu'elte-rnéme avaitamené? Croira qui voudra qu'elle a noué l'aíg1A.ilIette: il estcertain que si elle I'avait tait, elle n'aurait mis personne dans laconfidence, et que, pour lui attribuer le sortilege en question, lechroniqueur a dü une Iois de plus recourir fJ une conjecturegratuita. Ce qu'll y a de plus clair dans son récit, c'est que lemariage de Théodoric ne put pas étre consommé, et que c'est lale motif qui lui fit renvoyer la princesse espaguole.

de Truccy et de Laffaux, considéréescomme duesala trahison.« Brunebilde,dit Huguenin, ne pardonnait point au duc de Poitou sa dáfaite a. Trucciacumet moins encere son róle d'adveesaire déclaré dans la cour du jeune roi, "Bistoire d' Austrasie, p. ~63. Nos sources ne dis-nt rien de cette hostilitéde \Vintrio a Brunehaut; elle est d'ailleurs assez vraiaemblable.

1 Frédég., IV, 30.3 C'est ce que développe fort bien M, Rubio y Ors. Brunequilde,

p. 138. V. aussi Cordemoy, p. 295; Flobert, p. 102, n,

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'54 REVUE DES Ql:ESTIONS RISTORIQUES.

Je sais bien tout ce qu'on peut m'objeeter ici. Rien, me dira-t­on, n'est plus unanimernent attesté, par les auteurs, que larépugnance de Brunehaut pour des brus légitimes. Elle eral­gnait, dit l'un d'eux, que si le roi chassait ses concubines pourrnettre une reine a la téte du palais, celle-ci ne lui enlevát sonrang d'honneur et son influence :. Précédemment déj a, dit unautre, elle avait détourné son fils Childebert d'un maríage aveeThéodelinde, fille du roi de Baviére '. Elle flt périr saint Didierde Vienne, dit un troisieme, pour avoir protesté contre lesmoeurs reláchées du roi, et pour lui avoir rappelé le précepteévangélíque 3. Enfin, nous voyons que tous les princes ses en­fants n'ont été entourés que de fernmes de condition obscure oud'origine servile : cela est vrai, non seulernent de Théodoric,mais encere de Théodebert, dont la femme Plichilde était uneesclave achetée par Brunchaut, et de Childebert, dont la femmeFaileuba ne nous a laissé que son nomo Tous les térnoignagessemblent done se reunir ici pomo confirmer celui de Frédé­gaire, sans cornpter la conformilé de celui-ci avec ce que noussavons du caractere mérne de notre héroíne. Avide de pou­voir et de domination comme elle l'était, pouvait-elle agirautrement? Je ne me dissimule pas la force apparente dece raisonnernent : tous ces faits accumulés produisent certes unefTet d'ensemble qu'lls n'auraient isolés, mais qui se dissipe aufur et a mesure qu'on les soumet a I'analyse, Nous allonsdiscuter tout a l'heure les térnoignages de Jonas el du Vita De­siderii. Quant au fuit allegué par Frédégaire, si toutefois il peutétre considéré cornrne établi, il ne prouve ríen, puisque, si Childe­bert a obéi aux suggestions de sa mere en rornpant ses flancaillesavec Théodelinde , c'est a ces mérnes suggestions qu'il avait cédéen les contractant, tout comrne dans le cas d'Ermenberge. Brune­haut craignait si peu pour son fils les épouses légitimes qu'ellevécut en fort bonne intelJigence, comme on I'a vu, avec Fai­leuba, qui portait inconteslablemenl ce titre. Qu'elle ait toléré

1 « Verebatur enim ne si abjectis concubinis reginam aulee prrefecisset(Theodericus) dignitatis atque honoris suee modum amputaret.» Jonas., VitoColumbani, c. 31 (Mabillon 11, p. 15).

2 Frerleg. IV, 34 : «Teudalendee... quem Childebertus habuerat dispón­sata, Cum eam consilium Brunichilde postposnísset. II

3 Voir plus bas l'ápisode de saint Didier.

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LA REINE BRUNEHAUT.

chez ses flls, et spécialement chez Théodcric, les rnceurs déré­glées qui lui furent reprochées par les saints, c'ost fort possible,mais tous les princes mérovingiens n'ont-ils pas eu les mémesmeeurs, et estoce ti l'influenee de leurs meres qu'il faut attribuerce qui est le fait de leur ternpérament barbare? Soutiendra-t-onsérieusement qu'un roi voluptueux subit plus volontiers l'in­íluence de sa fernme que de sa maltresse ? Prétendra-t-on que,pour étre du sang royal, une reine aura d'autant plus d'ascendantsur le cceur de son époux ? L'histoire donne d'étranges démen­tis a cette maniere de voir. Ce n'est pas la naissance, ce sont lescharmes personnels qui assurent l'influence des femrnes sur leursmaris, et ace cornpte, pourquoi Brunehaut aurait-elle redouté unefilie de roi plutót qu'une esclave? Avait-elle oublié cette fille deroi qui.á peine installée sous le toit conjugal.y avait souffert tantde rnaux de la part d'une concubine, laquelle parvint finalement il.la faire périr et 11 se mettre asa place? Elle aurait eu peu de mé­moire, dans ce cas, puisque cette filie de roi, c'était sa propresteur Galeswinte, et que cette servante, c'était son implacablerivale Frédégonde I !

v

L'épísode que nous venons d'étudier nous servira de transi­tion pOU1' passer il. l'histoire du rnartyre de saint Didier deVienne, qui constitue de beaucoup le chef d'accusation le plusgrave centre la. mémoire de Brunehaut. Selon Frédégaire, saintDidier de Vienne fut chassé de son siege épiscopal la huitíérneannée du régne de Théodoric, a I'instigation d'Aredius de Lyonet de la reine Brunehaut. On mit ti sa place un certain Dommo­lus et on exila le saint évéque dans une He i. Plus tard, on lelaissa rentrer dans son diocése, mais en 607, toujours instiguépar Aredius et par sa grand'rnére, Théodoric le fit lapider 3.

Cette tragique histoire est déjá rappelée, bien qu'en termes

1 cr. Rubio y Ol"8, op, cii., p. 142.Z Frédég., Chron., IV, 24.3 Id. ibid., IV, 32: lapidare prsecepit,

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56 REVUE DES QUESTIONS BISTORIQUES.

tres généraux, par Jonas, dan s sa Vie de saint Colomban, écrite,comme on sait, plusieurs années avant la chronique de Frédé­gaíre, Jonas luí-mérne se référe ti une vie de saint Didier qu'il aconsultée I et ti laquelle, si je ne me trompe, Frédégaire aemprunté de son coté ce qu'il nous rapporte au sujet de ce saint,CeUe vie, longternps perdue et rerríplacée par des remaniementsde peu d'autorité, a été retrouvée el publiée il y a quelquetemps t; c'est un docurnent rédigé pendant la premiére généra­tion aprés la mort du saint, par un auteur viennois qui ne parattpas l'avoir connu personnellernent, mais quí tient une bonnepartie de ses renseignernents de gens qui ont fait partie de I'cn­tourage du saint. Notre auteur est d'ailleurs un personnage bornéet fanatique, qui, au líen de chercher iJ. se représenter les chosesdans leur réalité, les concoít a priori, de la maniere que com­porte son ignorance et ses préjugés, et sans souci de lavraisemblance. Il est en outre difflcile ti comprendre, paree qu'ilécrit un latin des plus incorrects, et paree que d'ordinaire il nesigna le les faits princípaux que par voie d'allusion, comme s'Illes supposait connus de son public. Malgré cela, il esl extreme­ment précieux, paree qu'il nous apporte des impressions nonseulement personnelles, mais populaires, et qu'il nous fournitI'occasion de contróler nos autres sources.

Celle vie a été plusieurs fois rernaníée. Nous ne possédons pasmoins de trois de ces remaniernents. L'un a été imprimé par Mom­britius dan s son Sanctuariura ; le second, publié par Hensche­nius dan s les Bollandistes, est retaillé sur le patron du VitaColumbani, qu'il reproduit servilernent 3; le troisierne, quisortit au IX· siécle de la plume d'Adon de Vienne, se trouve dansl'Antigua Lectio de Canisius '. En lisant ces trois remaniementsti la suite aprés le texte original, on peut se couvaincre, par un

1 « Eo itaque tempere Tbeodericus atque Brunechildis non solum adversumColumbanum insaniebant, verum etiam et contra sanctissimum DesideriumViennensis urbis episcopum adversabantur ; quem primum exsilio damna­tum multis injuriis affiigere nitebantur,adpostremum vero glorioso martyriocoronarunt : cujus gesta scripta habentur, quíbus et quantis adversitatibuagloriosum spud Dominum meruit habere triumphum. >l Jonas, Vita Columb.,c. 54, dsns Mabillon, 11, p. 23.

9 Analecta Bollandiana, t, IX, p. 250 et suiv.s Aeta Sanetorum, 23 mai.'Tome VI.

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exemple tres ínstruetif, de la maniere dont une donnée légen­daire, pour fausse qu'elle soit, parvient II s'accréditer et a serépandre au point de refouler dans l'ombre la version authen­tique, et de la faire tornber finalement dans un eomplet oubli.L'aversion pour Brunehaut, qui est tres vive dans l'criginal, a étéléguée par lui a ses remanieurs, et le legs a fructifié dans leursmains, cal' on voit s'épanouir de l'un a I'autre une légendesinistre qui n'a d'autre fondement que notre texte.

Outre cette premíere biograpbie et ses trois remaniements,DOUS possédons encere, sous le norn de Sisebut, roí des Visi­goths (t 621), une autre biographie du méme saint, entíérernentindépendante de la premiare et de ses rernaniements l. Quelqu'en soit l'auteur, elle est inconlestablement de l'époque alaquelle on l'attribue, maís paratt aussí élé composée a dístancedu théillre des événements, Son accord avec l'autre est remar­quable sur un grand nombre de points, et ses dívergences n'enont que plus d'intérét ; elle vient, plus d'une fois, cornpléter laprécédente, et nous alions nous servir de l'une et de l'autre pourentreprendre l'histoire critique de saint Didier.

Le biographe anonyme ne nous dit pas les motifs de l'animo­sité de Brunehaut centre le suint : soit qu'il les suppose connus,soit que cet esprit nuageux se contente d'une phraséologiecreuse, il Se borne a nous la montrer furieuse, instiguant de Iauxtérnoins, corrornpant ceux-ci a prix d'or et Iorcant ceux-la, pardes rnenaces, 11 déposer centre lui·'. Cité devant un concile, le saintytrouva pour juge un homme qui venait de ñgurer cornrne témoincentre lui : belle garantie d'impartialité a coup sür 8! Inti­midés par I'attitude de Brunehaut, les évéques qui composaientla sainte assemblée faiblirent et consentirent 11 prononcer unesentence de condamnation contre leur frere innocent. Le saintfut déposé et condamné a étre relegué dans un monastere del'i1e de Levisio. Ce récit cadre assez avec celui de Frédégaire,qui, bien qu'i1 ne con sacre que deux lignes a cet épisode, nous

1 Florez. España Sagrada, t. VII, et d'aprés lui, Migne, Patroloqie latine,t. SO.

s " .Jp.zabel illa .•. quantos quantasqua in ejus crimine et instruxit preemiiaet ut dicerent duxit invitos.» A nal, boü., IX, p. 21'3.

8 " lllius impietas, 'tui se et teste m tribuit et judicem adsignavit. » Anal,boll .• IX, p. 253.

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apprend néanmoins le nom de l'íntrigant accusateur auquel faitallusion le biographe : c'est Aredius, évéque de Lyon 1,

Mais quelle fut au juste I'accusation portée centre le saint ?Sisebut va nous le dire, Le diable, selon lui, inspira un individuqui, de concert avec quelques cómplices, ourdit un complotcontra la réputation du saint, Une matrona noble, gagnée pareux, se plaignit d'avoir été victime de ses violenoes, et soutintcette accusa tion devan t un concile l. Les juges du concile ren­dirent alors contra le pontife innocent la sentence inique con­certée d'avance : iI fut déposé de sa dígnité et envoyé en exil ~,

Peut-on s'en rapporter a ce témoignage? le suis assez porté aoroire que oui j d'abord paree que, loin de contredire l'autrerécit, ille complete el l'explique ; puís, paree qu'on ne voit paspourquoi il aurait été inventé; entin, paree que la nature infa­mante de l'accusation rend assez bien compte du silence gardépar le biographe anonyme. Quoi qu'il en soit d'ailleurs, la ques­tion est de savoir s'il est vrai, comme l'anonyme l'en accuseforrnellernent, que Brunehaut ait tramé la perte du saint en sus­citant contre lui de faux térnoignages. le ne sais ce qu'il enfaut croira, Que des reines aient pu, a cette époque, se perrnettred'en venir ade pareilles extrémités contre des évéques, c'est ceque prouve notamment ce fameux concile de Brame, OU I'argentroyal paya quantité de faux térnoins, et fut mérne offert a l'in­tégre narrateur de cot épisode scandaleux ; que des assembléesépiscopales aient poussé la faiblesse jusqu'á condamner sanspreuves suffisantes un de leurs freres pour obéir aux volontésd'un tyran, c'est ce que la rnéme histoire et tant d'autres con­firment avec éclat. Mais la possibilité de la chose est loin détreunegarantie de sa réalité.Au contraire.si Brunehaut avait eu pourle saint cette haine féroce qui ne reculait pas rnérne devant lafraude la plus indigne.el le ne I'aurait pas fait rappeler de son exilpour le rétablir sur son siege.comrne toutes les versions sont una­nimes ti l'attester , Sans doute, I'anonyme va nous dire que c'était

1 Frédág. Chron.• IV, 24.II Lt'B sources ne nous disent pas le lieu de ce concile; Aimoin, 11I, 89,

est le s iul qui nous apprenne qu'í l Cut ten u a Chálon-eur-Saóne. CC. HeCelé,C'o1}cit.iengeschichte, 2" édition, t. Ill, p, 64, qui donne la date de 603 .

• Vua et Passio S, Desvierii, dans Migne, P, L., 80, col. 379, e, 4.

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nne ruse nouvelle de la reine pour mieux perdre le saint, pareequ'elle était enflammée de jalousie a cause des miracles qu'ilCaisait dans son exil ', Mais cette explicalion inepte ne sera priseau sérieux par personne, surtout quaod on aura lu la suite de cetétrange récit. Sait-on ce que Brunehaut, au dire de notre auteur,imagina dans la profondeur de sa perversité pour assouvir sahaine? Tout simplement de faire citer le saint par son ñls Théodo­ríe, qui lui demandera s'i1 vaut mieux se marier que de se débau­cher. Le saint répond nalurellement d'une maniere conforme a laloi chrétienne ; alors, pleine de fureur, Brunehaut excite contralui une sédition du peuple, et le saint est saisí dans sa propreéglise et conduit a la mort.

Je ne Ierai pas l'injure au lecteur de lui signaler les énormi tésel les invraisernblances de cet absurde récit, Aussi bien, l'absur­dité consiste simplemcnt dans les conjectures de I'auteur et danssa maniere d'interpréter les faits : élaguez cet élément oiseux, etle récit apparait comme fort cohérent. Didier rentre a Vienne,probablement paree qu'i1 a purgé sa peine '; i1 reprend posses­sion de son siege épiscopal et il ne reste pas trace du passé.Seulement, il éclate entre lui et la cour un dissentiment nouveauqui va devenir la cause de sa perle. C'est tout ce qui reste de lanarration de I'anonyrne ; ramenée aces termes, elle est confirméede la maniere la plus frappante par Sisebut, qui nous montrernéme Théodoric et Brunehaut, apres son retour d'exil, se jetantil genoux devant le saint et le suppliant de leur pardonner.

Mais quelle fut l'oocasion du grand conflit qui le brouillade nouveau avec la cour, et qui ñnit par sa mort tragíque ?Ici nos sources sont d'accord sur le fond, bien que I'imaginationdes divers remanieurs de la vie anonyrne se soit donné libreearriere pour orner le détail, C'est pour avoir fait a la cour desreproches séveres que saint Didier a péri: telle est, dans sa

1 u Et durn isla et his sirnilia per farnulurn sancturn Christus Dominus ope­raretur assidue, invidet insatiabilia persecutrix, et nimio livore redacta,quod per sanctum Dei virum magis magisque ínclita apud Deum fama ad­cresceret, Tunc per simulationem templat adpntere qualiter D~i hominemposset suisstudiissupplantare.Quodcrerlentes synorlalis congregatio fratrumrevocatur de insulsa loco ad ordinem saccrdotii quem nurnquam apudDeurn constitit perdidisse. n Anal. boü.. IX, p. 255.

Z Que faut-i1 croire de la nouvelle intorvention du concile POUI' le rap­peler r

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teneur la plus générale, la vérité qui se dégage de tous les textesréunis, Sur quoi portaient ces reproches? Sur la conduite déré­glée du jeune Théodoric, dit l'anonyme contemporain 1 ; sur lesfautes de Théodoric et de sa mere, qui perdent le pays plutótqu'i1s ne le gouvernent,dit d'une maniere plus vague Sisebut.quífait manifeslement allusiou aux gríeís visés par I'anonyme !. Ceserait outrepasser les limites d'une sage critique de contesterici les faits rapportés par l'anonyme, une fois que nous lui lais­sons pour compte les mobiles imaginaires qu'il leur trouve.Didier reproche ti Théodoric de vivre avec des concubineset lui rappelle le précepte évangélique sur le mariage. En cela,iI remplissait son devoir épiscopal, mais il irritait le jeune sou­verain qu'il troublait dans la quiétude de ses voluptés. Il estprobable que l'incident n'eüt pas eu d'autres suites si l'évéquen'avait pas insisté, ou si sa protestation centre l'exemple dedévergondage donné par le souverain n'avaiL eu un caracterepublic et solennel. Mais lorsque le prélat fut devenu génant tice point, alors la raison d'État intervint, et il fut décidé, parThéodoric et par sa mere, qu'on le ferait disparattre. De quellemaniere? En le condamnant a étre lapidé? C'est une absurditéde le prétendre. On ne se débarrassait pas si facilement quecela d'un évéque, quand 011 avait un grief contra lui; on com­mencaít par laccuser d'une faute quelconque, on le faisaitensuite juger et déposer par un concile, et celui-ci, on le sait, neprononcait jamais de peine capitale. Ajouterai-je, en passant,que le supplice de la lapidalion était inconnu chez les Francabarbares, tout autant qu'il l'était dans I'ernpire romain? Ilne s'agissait done pas , lorsqu'on enl.eva une seconde fois lesaint ti son siege, de le conduire a la mort ; peut-étre voulait-onsimplement le reléguer quelque part oü il aurait cessé d'étre

1 (' Rogatur servus Deia principe ut ad SURm deberet,ut sanctum decet, pree­sentiam ambulare ; quod jussa miles Chriat i studuit adimplere. Interrogaturab ipso príncipe mundi si melius esset sortire eonjugium quam per carnismiseriam dsbaccari. Quid vir sanctus suadere potuit, nisi quod DominusChristus per apostolorum dogma evangelicamque doctrinam dignatus estpreedíessse : Bonum est u:r.orem aceipere arque ut decet legitimos filies pro­creare' " Ana!. boü., IX, p. 2f\6.

3 En effet,un peu plus loin.il met dans la bouche de Théodoric et de Brune­haut cea paroles : e Deaiderium moribus nostris infestum ... animadvertieomplacuit, [e, 9). "

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génant, Quant a sa mort, elle est le faíl d'un exces de zéle brutalde la part d'un des soldats chargé de l'emmener, et non pas l'exé­cution d'une sentence capitale rendue centre lui.Voilá ce qu'avecun peu d'attention on dérnéle fort bien daos le récit passionnéet obscur du Vita anonyrne, qui semble disposer ici de bonsrenseígnernents, 11 nous montre d'abord le saint arrété au milieude son église par troís comtes du nom de Eña, Gaisfred et Beto,au milieu d'une espéce de sédítion populaire centre lui. Le saintse laissa emmener sans résistance jusqu'á l'endroit appeléaujourd'hui, en souvenir de lui, Saint-Didier de Chaleronne. La,un des soldats de l'escorte luí cassa la téte d'un coup de pierre,puis, voyant qu'Il respirait encore, l'acheva au moyen d'unbáton. Cet acte de cruauté n'était certes pas commandé parThéodoric et par Brunehaut! L'auteur du Viia ne peut pas se per­suader que le saint ne soit pas mort en exécution des ordres deBrunehaut, et cela, non paree qu'il a la preuve de ces ordres,maís paree qu'il lui paralt que le martyre est plus beau etplus cornplet sous cette forme-la! Il est d'ailleurs facile de serendre compte de l'origine de cette opínion, Si, en réalité, lesaint a péri sous les coups d'un des soldats de la cour, et aucours de l'exécution d'un ordre d'exil, il était juste et naturel derendre la reine ou son petit-fils responsable de cet accident : dela a soutenir et a se persuader qu'ils l'avaient ordonné, il n'yavait pour le populaire que l'épaisseur d'un cheveu, Nos sources,lout en présentant la chose sous ce jau!", n'ont cependant paspu altérer tellement les faits qu'il ne soit possible d'en retrouverla suite véritable avec IIn léger elIort de l'esprit critique l.

1 Au IXe siécle, dans un remaniement du Vita Desiderii, OIi il a accumuléles erreurs, Adon de Vienne trouva le moyen de faire un pos de plus, enaffirmant que le saint avait péri a cause des mceurs déréglées de ... Brune­baut I • Fernina incomparabilis Iibidinis quippe r¡ure non timuerit incestuo­sissime Merova-o Chilberici filio mariti sui nepoti se miseori, llJoque tOI1BU­rato presbyteroque effecto,tali namque ordine pater VIX eum potuit coercere,per diversorurn juvenurn Iibidines excanduit, turpisaimum lupanar ipsasemetipsam turpissirnis juvenibus exponens. Cujus inaudita flagitia vir pon­tifex Desiderius, zelo tirnoris Dei inñammatus, reprimere et corrigereeupiens, tam privatim quarn publice meliorern vitam arripere, et pomitu­diuem facti habere monsbat. n Et le memo auteur remanie dans le sansde celte nouvelle légende tout le reste de I'hístoire, prétendant queC'CSl a l'instigation de Brunehaut et ne ses jeunes amanta que le saint estappelé de ncuveau a la cour et interrogé s'il persiste dans son premier avis.

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REVUE PES QURSTIONS BlSTOftlQUES,

A.u reste, veut-on voir comment Brunehaut avait l'habitude de ..se comportar vis-a-vis du clergé, lorsqu'il lui arrivait de setrouver en oonílit avec lui? Qu'on lise, dans le rila Coiumbani,l'hisloire de ses débats avec l'austére apótre irlandais.Colornban,nous dit son biographe, reprochait íréquemment a Théodoric devivre avec des concubines, au lleu d'avoír une épouse légitime

qui lui donnerait des enlants dignes du tróne. Mais Brunehauts'olfusqua de ces remontrances, cal' elle craignait que si Théo­doric rernplacait ses concubines par une reine véritable, sonaulorité a elle n'en fút diminuée. Un incident fit éclater leshostilités. Le saint était venu trouver Brunehaut a Broeariacum ;elle le pria de bénir les enfants de son pelit-fiIs. Il refusa avecindignation, s'écriant que ces enfants sortaient d'un mauvaislieu.

A partir de ce moment, Brunehaut se mit avexer le rnonastérede Luxeuil; elle déíendit aux moines d'en franchir le domaine,et aux voisins de leur accorder l'hospitalité ou n'importe quelsecours. Voyant cela, le saiut va trouver le roí pour avoir raisonde tant de mauvaise volonté, Voici comment, d'apres le biogra­phe, il s'y prend pour amener le roí a de meilleurs sentiments,etcomment Théodoric, toujours excité, s'il taut l'en croire,par unemere en fureur, se comporta envera le saint, Cl Saint Colombanarriva vers le coucher du soleil a Spinsia, oú derneurait alors leroí. On annonce ace dernicr qu'il est arrivé, mais qu'il ne veutpas entrer dan s le palais (El il était t;enu exprés pouradoucirte ?y.·onarque/).Théodoric répondit: Il vaut mieux heno­rer I'hornme de Dieu en lui fournissant ce qu'il luí faut, qued'exciter la colere de Dieu en offensant ses serviteurs, JI En

u Interrogatusque utrum melius esset uni viro mulierem conJungi, quam perdi08l"sorumJul1enum appetuus libidines Slias dispumare ; a quo CUIIl res pon­sum esset unusquisque suam uxorem habeat, et ullaqureque suum v.rumhabeot, etc. » Tout cela est invention pure, en contradiction absolue aveeles sources authentiques, et les lignes que j'ai soulignées sont de simplesamplifications de rhetorique pour dramatiser le sujeto Et c'est sur la foid'un semblable témoignage que Gaillard, dans son réquisitoire contraBrunebaut, ose écrire ces lignes: u POUl' l'apprivoisar (Théodoric) plusaísément avec le vice, elle lui en donna méme I'exemple ; elle se prostituaitaus; jeunes gens de la cour, sa puissanee suppléant, pour leur plaire, a ceque 1áge avait pu lui ótar d'agréments, " Gaillard, QUO. cü., p. 649. Onne calomnie pas avec plus de désinvolture,

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conséquence iI ordonna de préparer un repas royal et de leporter au saint. On obéit. Celui-ci, voyunt les plats et les coupes,demanda ce que signifiait tout cela. C( C'est, luí répondit-on, unrepas qui t'est envoyé par le roi.s Mais lui exhala son indignationet dit: Cl 11 est écrit: Le Tres Haut réprouve les présents dese impies. 11 ne convient pas que leaservíteurs de Dieu souillente leur bouche en touchant aux mets de celui qui défend auxe serviteurs de Dieu d'entrer non seulement dans sa demeure,.. milis méme dans celle d'autrui. » (Je fais ici la méme obser­vation que ei-dessus.) A ces mots, toute la valsselle fut briséeen morceaux, le vin et la boisson se répandirent aterre,EfT¡'ayés, les domestiques allérent rapporter ce prodige au roí,Celui-ci, frappé de terreur, accourut des le lendemain matinavec sa grand'rnére aupres de l'homme de Dieu, lui demandantpardon de ce qu'ils avaient fait, et promettant de s'amenderpour l'avenir. Apaisé par ces promesses, le saint regagna sonmonastére, Mais les promesses faites ne furent pas tenues long­temps : le mal reprit de plus belle, et le roi retourna a ses adul­téres. Apprenant cela, Colomban lui écrívit une lettre pleine dereproches, et le rnenaca d'excommunication, s'il tardait a se cor­riger.

Telles furent, vis-a-vis du saint, les víolences de Théodoríc etles violences de Brunehaut pendanl la premiere partie de leursrelatians: j'ai cité textueilement cet auteur pour perrnettre dejuger avec quelle équité il parle, pendant tout cet épisode,des fureurs de la reine l. D.es fureurs qui se traduisent par l'offred'un bon repas, et par des excuses faites a l'hóte qui a cassé lavaisselle, n'ont rien de particulierernent redoutable, et Ponconviendra qu'en ce siecle de violences sans nom il y avaitquelque merite, de la part de la reine de Bourgogne, a laisser unfranc-parler au prophete qui rappelait a son petit-fils les lois dela morale éternelle,

II est vrai que devant les menaees d'excommunication, elle vachanger d'attitude, el qu'elle táchera de se débarrasser du saint.

1 .. Mentem Brunechildis avise, secundar ut eral Jezabelis, anuquus anguisadiit, eamqu~ contra virum Dei stimulatam superbiee aculeo excitat (c. 31). l)

u Illa [urens parv ulos abire jubet. Egrediens ergo vil' Dei regiam aulam,dum limitem transiliret fragor exortus totam domum quatiena omnibuaterrorem incusaít, nectamen miseree (emince furorem compeseuit (c. 32). l)

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Comment s'y prendra-t-ella ? L'enverra-t-elle meltre a mort parune poignée de slcaíres, comme on voudrait nous faire croirequ'clIe a fait pour saint Didíer de Vienne? Elle n'y pensé pas.Elle procede centre lui de la maniere la plus conecte et la pluslégale, je ne dis pas la plus légitime. Elle ravive le souvenir desdifflcultés qu'il a eues auparavant avec les évéques francs au sujetde la célébration de Páques, qu'il célébrait d'apres le rite írlan­dais; de plus, elle lui fait faire un grief des partículatités de saregle, en vertu de laquelle, notamment, aucun laique ne pouvaitfranchír le seuil de son monastére. Colomban n'était pas hommea céder sur des questions de discipline; il tint tete au roí ThierryIui-mérnc, venu exprés a Luxeuil ; il eut pour lui des parolestres dures, auxquelles le roí répondit avec une certainebonhomie: el Tu esperes sans doute que je te donnerai la cou­el ronne du martyre, mais sache que je ne suis pas assez fou pour« comrnettre un si grand crime. D Il ajouta qu'il lui laissait lechoix, ou de se conformer aux usages du pays, ou de retournerdans le sien. Le saint ayant refusé de céder, il le relégua aBesancon, 011 il était si peu surveillé qu'un beau [our il puttranquillement traverser toute la ville et retourner dans sonmonastere, Alors Théodoríc et Brunehaut envoyerent des soldatsqui s'ernparerent de sa personne.et qui le conduisirent.d'aitleursavec beaucoup de ménagements, [usqu'a Nantes, oú ils avaientmission de l'embarquer pour I'Irlande. Mais, a Nantes comme tiBesancon, la surveillance était si indulgente que le saint parvinta s'enfuir, el se réfugia aupres de Clotaíre Il , en Neustrie, d'oü11 gagna I'Austrasie, la Suisse et l'Italie, Pas un cheveu n'étaittombé de sa téte pendant toute la durée de ce long débat avecune reine et un roi auxquels il n'avait pas rnénagé les reprocheset les Invectives, et dont il avait repoussé avec rnépris les tenta­tives de conciliatíon l. Brunehaut, on peut le dire, l'avait traitéavec des égards obstinés tant qu'elle avait espéré qu'elle pourraitse débarrasser ainsi de ses censures; elle n'avait recouru a laforce qu'en désespoir de cause, et s'était bornee, en définitive, auser de son droit strict en banníssant de son royaume I'étranger

·1 Il faut lire ici lesjudicieuses ccnsídérations d'Etienne Pasquier, op, cit,col. 4~3-4.

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qui venait y braver son autoríté. Que les moralistes protestent.centre cette conduite au nom des príncipes .chrétíens, rien demieux ; qu'ils flétrissent cette poli tique de la raison d'État, quisubordonne les préceptes les plus essentiels de la morale domes­tique aux intéréts d'une ambition personnelle, d'accord. Maisc'est manquer a la justice et a la vérité de ne pas reconnaitreque dans l'exécution de ses volontés, elle apporte tout le calmed'une volonté íorte, et que Jonas abuse d'une rhétorique banaleen parlant si souvent de sa rage et de ses fureurs. Froide ethautaine, elle poursuit sans hésitation un but parfaitementconnu ; elle écarte avec une espece de respect l'obstacle sacré,et, jusque dan s l'emploi de la force, elle déploie une modéra­tion tres rare a cette époque oü il sernblait que le pouvoir nepüt sévir.méme lorsqu'il frappait avec [ustíce, que dans desaccés de colere 1,

Me sera-t-il permis, apres avoir étudié ce curieux incident, derevenir un instant SU1" l'épisode de saint Didier et de l'éclairerau moyen de la lumiere de celui-ci ? Je dis qu'il est extrémementprobable que, si nous avions sur ce saint des témoignages plussürs, l'hístoire de ses relations avec Brunehaut nous apparaltraitsous le méme jour que celle de saint Colomban. Nous verríons,dans I'un comme dans l'autre, la reine de Bourgogne supporteravec une patience relative les observatíons du saint, essayerméme de l'amadouer par des témoignagea de respect, et ne pro­céder contre luí que de la maniere la plus réguliere en le faisantcondamner par un concile d'évéques qui le reconnaissentcoupable, Nous constaterions aussi que lorsqu'elle le fait enlever11 main armée de son síége épiscopal, ce n'est pas a la mort,mais a l'exil qu'elle se propase de le conduire, et que, s'il périten route, c'est paree qu'il se trouve dans son escorte un barbareplus brutal que les autres, qui croit faire plaisir a la reine enmassacrant le saint. De pareilJes aventures arrivent tous les

I Qu'on se souvienne encore de la maniere dont elle traita iEgidius. leperfide archevéque de Reims, Bien qu'il eút trempé a plusieurs reprisesdans des complots contre la vie de cette ptincesse et de son fils, il en futquitte, finalement, pour une sentence de déposition prononcée contre luipar ce coneile. Didier était loin de lui avoir donné autant de griefsqu' .<Egidius !

T. L, ler JUILLET lBIH, 5

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66 REVUE DES QUESTlONS WSTORIQUES.

jours en pareille occasion et dans des milieux aussi peu CIV¡­

Iisés, et peu s'en est fallu que saint Colomban Iui-mérne ne pérltdans les mémes circonstances. Pendant que les soldats I'emme­naient en exil, 100'S de sa seconde expulsion, un individu, quigardait les chevaux du roi dans les environs d'Avalon.se jeta surlui la lance a la main el manqua de lui portar un coup mortel.Si cette tentativa de meurtre avait réussi, nul doute qu'on liraitaujourd'hui dans sa vie que la reine Brunehaut l'avait ordonnée,comme 00 lit qu'eIlc avait ordonné la mort de saint Didier,

VI

Nous touchons a la fin de cette enquéte, mais aussí a la partiela plus obscure et la plus emhrouillée de l'histoire de Brunehaut,La guerre qui écIate entre ses deux petits-tils, les sanglantespéripéties au milieu desqueIles ils périrent avec Ieurs enfants,etla part qui revient a la vieille reine dans cette tragédie, tel est lesujet des trois récits qui sollicitent maintenant notre examen,

Jonas, dans sa vie de saint Colomban, nous olTre la plus an­cienne version de ces tragiques événements. Voiei comment lesraconte eet implacable adversaire de Brunehaut,

La paix ayant été rompue entre Théodebert et Théodoric, cha­cun des deux rois, fiel' de la force de son peuple, se prépara a ladestruction de l'autre. Saint Colomban alIa alors trouver leroi Théodebert.et lui eonseilla d'embrasser l'état ecclésiastique,s'il ne voulait perdre, avec la vie présente, l'espoir de la vie éter­nelle. Le roi et son entourage ne tirent que rire de celte proposi­tion, disant qu'on n'avait jamais entendu dire qu'un Mérovingienqui occupait le treme se füt fait clerc de son plein gré. el Eh bien,reprit le saint, s'il ne veut pas le devenir de son plein gré, il lesera de vive force.]) Peu de temps apres, Théodoric rernportaitsur son frere la victoire de Toul,et lui donnait la ehasse a la teted'une grande arrnée, Théodebert, ayant trouvé du renfort, revintet offrit de nouveau la bataille a son frere, prés du cháteau deTolbiac. La périrent d'innombrables guerriers des deux armées.Théodebert, vaincu une nouvelle fois, prit la fui le. Pendant ce

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LA REiNE BRUNEHAUT.

ternps, une vision révélait 11 saint Colomban ce qui se passait.Théodoric cependant se mit de nouveau a la poursuite de sonfrére, quí lui Cut livré par la trahison des siens, et il l'envoya asa grand'mére Brunebaut. Celle-ci, qui tenait entierernent leparti de Théodoric, ordonna, dans sa fureur, de faire de Théo­debert un clerc ; rnais, quelques jours apres qu'il eut recu lesordres, elle le flt périr cruellernent. Cependant Théodoric, quíavait fixé sa résidenoe 11 Metz, mourut frappé par la main deDieu. Apres sa rnort, Brunehaut éleva sur le tróne son fils Si­gebert l.

Si l'on fait abstractíon, dans ce récít, du role capital qu'il at­tribue a saint Colomban, et qu'on s'en tienne simplement Al'histoire de la lutte entre les deux Ireres, on ne peut mécon­nattre qu'il résume les faits de la maniere la plus rapide, Ladestinée Je Théodebert surtout y reste tres obscure. Si Bru­nehaut afait de lui un clero, cela attesterait l'iutention de lerendre incapahle de régner, mais peut-étre aussi l'espoir de ledérober 11 la fureur meurtriere de Thi~r1'Y en le couvrant desvétements sacrés de la religión. Mais que, peu de jours apres,changeant brusquemenl d'idée et dans un acces de rureur par­ricide, qui serait le premier elle dernier de sa longue carriere,elle l'ait elle-méme fait pérír, voila qui est bien peu vraisem­blable, et il faudrait, pour nous le faire croire, un ensemble detérnoignages plus imposant que la déposition partiale de Jonas.Malheureusement nous en sommes tout a fait dépourvus ici, cal'

1 Jonaa, Vita Columb., c. 58. u Porro Theodericus penes Mettense moranaoppidum,divinitus percussus ínter f1agrantis ignisincendia mortuus est,» Onse tromperait si I'on croyait sur la foi de ce pwisage que Thierry est mortdana un incendie. Dans le latin emphatique de Jonas, cela signiñéaimpla­ment qu'il est mort de ñevre. V. le méme auteur, Vita Eustasii, c. 18, oúle saint est montré mourant inter pcence incendia; Vita Attnlce, c. 2,oü un moine u súbito igne febrium aecensus inter pomas incendii clamara Cal­

pit JI, et c. 6, oü l'auteur parle de Iui-méme : « Narn eadem nocte tebre cororeptus inter incendia clamare ccepill; Vita Bertulfi, c. 15: 11 Mox correptusígne febrium et inter panas incendii clamans vita privatus esto "

e"est pour n'avoir pas fait attention a cetta particularité Su etyle de Jo­nas que M. F. Stñber, dans sa remarquable étude intitulée: Zur Kritik derVila S. Johannis Reomaensis, p. 347, n. 2 (dans Siúungsberichte der phit.hist, Klasse der K. Akad. der Wissensch., t. 109 (Vienne, 181:l5) a inter­prété comme suit le passage du Vita. Attal., c. ¡. ; u Ein aufatándiger Moncl!.wird auf grauliche Art ein Opfer der Flarnmen. »

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68 REVUE DES QUESTlONS U1STORIQUES.

Frédégaíre, comme on le Yerra, garde le silence, et le LíberHistorue ne raconte que des fables. En cet état de cause, jen'hésite pas il. repousser énergiquement l'accusation de Jonas,la plus redoutable et aussi, il faut bien le dire, la moins vrai­semblable qui ait été proférée contre la veuve de Sigebert.

Le récit de Frédégaire, que nous allons examíner, est indé­pendant de celui de Jonas, qu'il a cependant connu. Il s'accordeavec lui dans les traits essentiels, mais il en ajoute un certainnombre, dont les uns sont puisés au vif des souvenirs histo­riques, tandis que les autres sont empruntés il. la source déjátroubles de la tradition populaire. Le lecteur un peu habitué il.la critique n'aura pas de peine il. faire le départ des deux élé­ments dans la narration que voici.

Parti de Langres au mois de mai, Théodoric marcha avec sonarmée, par Andelot et Nasium, sur Toul, oü il rencontra Théode­bert, Le sort des armes se prononca centre ce dernier, qui, pas­sant les Vosges, fuit parle pays de Metz [usqu'a Cologne. Théo­doric, qui lui donne vivement la chasse, est abordé par l'évéquede Mayence, Lesio, qui lui dit: II Acheve ce que tu as com­C[ meneé, cal' c'est une bonne chose que tu fais. Une fable popu­c: laire dit que, les enfants du loup ayant commencé il. pouvoirc: chasser seuls, il les emmena sur une rnontagne et leur dit :c: Ausst loin que vos regards peuvenl portar il. la ronde, vousC[ n'avez pas un seul ami, si ce n'est quelques-uns de votre race.C[ Acheve ce que tu as commencé.)I Théodoríc passe l'Ar­denne et arrive ti Tolbiac, Cependant Théodebert avait réuniautant d'hommes qu'il avait pu parmi les Saxons, les Thurin­gtens et les autres peuples d'Outre-Rhin et d'ailleurs, et avecaux il vint A la rencontre de son frére a Tolbiac, oü s'engageaun nouveau combato On dit que de temps immémorial aucunebataille aussi sanglante ne fut Iivrée ni par les Francs ni paraueun autre peuple. Tel fut le carnage que, dans les rangsserrés des bataillons quí s'entre-égorgeaient, les cadavres desmOI'L'l n'ayant aucune place oü ils eussent pu tornber, restaientdebout au milieu des vivants. Cependant Théodoric remportaune nouvelle fois la victoire, et I'arrnée de Théodebert, fuyantde Tolbiac jusqu'á Cologne, joncha le sol de ses morts, Le mema[our Théodoric arrivait a Cologne sur les pas de son frere, el s'y

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emparait de tous ses trésors. Théodebert s'étaít réfugié avecune poignée de fídeles au delá du Rhin, mais Théodoric dépéchaButharius qui s'empara de sa personne el le rnmena il. Cologne,oü il le présenta au vainqueur, qui lui fit cadeau de toute ladépouille du malheureux roi, y compris ses véternents royauxel son cheval avec tout son équipement. Théodebert fut conduitenchainé a Chálon-sur-Saóne ; quant a son fils Mérovée, quin'était qu'un petit enfant, on lui brisa la téte contre une pierre",

Dans ce récit de Frédégaire, l'apologue de l'évéque de Mayenceet l'anecdote relativa au charnp de bataille de Mayence attestentdéjá la couleur épique répandue sur cette histoire. Je ne dispas que ce ne soient pas des traits historiques, [e dis que ce sontdes traits populaires, c'est-a-dire de ceux que I'imagination dupeuple aime a saisir tlans la réalité et adévelopper ensuite a samaniere, Jonas déja, en nous attestant l'extraordinaire multitudedes guerriers qui périrent a la fatale rencontre de Tolbiac, 110US

montre que I'írnpression de cette sanglante [ournée dut étreparticuliérement vive dans les masses : quoi d'étonnant qu'ellesl'aient traduito de bonne heure sous une forme poétique ?C'est le procédé universel et constant de l'imagination popu­laire. Mais, si les germes épiques du récit de Frédégaíre n'ontpas encere eu le temps de lever, nous allons les rencontrerépanouis dans un troísíerne récit, consigné plus d'un slecleapres les événements.

Brunehaut - je résume rapidement le Liber Historie - necessait d'exciter Théodoric centre Théodebert : a: Pourquoi ne luia: réclarnes-tu pas les trésors et le royaume de ton pere, disait­e elle; iI n'est pas ton frere ; il doit le jour a I'adultére d'une con­e cubine. » La-dessus, Théodoric rassembla une grande armée etse mit en marche. Une sanglante rencontre eut lieu pres du chá­teau de Tolbíac. Théodebert vaincu prit la fuite el se refugia aCologne. Théodoric, qui courait sur ses pas, mil a feu et a sangle pays des Ripuaires, dont le peuple se rendait a luí en le sup­pliant a grands cris de l'épargner. «Si vous voulez que je vous« pardonne, répondit le vainqueur irrité,amenez-moi Théodebert« mort ou vif.a Alors les suppliants allerent trouver Théodebert a

1 Frédég., Chronic., IV,38.

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· .

RKVUE DES QUESTIONS HISTOIlIQUES.

Cologne, et lui laíssérent croire que s'il livrait ses trésors ~

son frere , celui-ci consentirait ti se retirer. Et pendant que

Théodebert, penché sur ses coffres, en retiraít les objets pré­cieux, I'un d'eux lui abattit la téte d'un coup de son glaíve elexposa ce sanglant trophée sur les murs de la ville de Cologne,A cette vue Thierry entra lui-rnéme dans la ville et prit posses­sion des trésors. Cependant, comme il se faisait préter sermentpar les principaux seigneurs franca dans la basilique de saintGéréon, iI lui sembla qu'on le frappait traltreusernent dans lesflanes. e Gardez les portes, s'écria-t-Il ; quelqu'un de ces perfldesRipuaires vient de me frapper. 11 Mais quand on eut écarté sesvétements, on ne trouva ehose sur son corps qu'une petitetache rougc. Ensuite il revint il. Metz OIi I'attendait sa grand'mére ;il ramenait de Cologne, sans compter un riche butin, les filset la filie de Théodebert. JI fit périr les fils; le plus petit,qui était encere dans la robe blanche du baptéme, il . luibrisa la téte contre la pierre. Puis iI voulut épouser sa níece,dont la beauté I'avait charmé. Brunehilde lui ayant fait desobservations ti ce sujet, iI s'emporta. « N'est-ce pas toi qui m'asc. dit que Théodebert n'était pas mon frére ? Et s'ill'était,pourquoi« m'as-tu laissé comrnettre un fratricide? 11 En méme ternps illevait son glaíve sur elle, et iI l'aurait tuée, si des granda quiétaient présents ne l'avaient arrachée á ses coups. Alors elle lui titdonner par la main de ses domestiques un breuvage empoi­sonné, Le malheureux le but et périt ; Brunehaut fit mourirégalement ses petíts-enfants. Alors les Francs de Bourgogne etd'Austrasie firent la paix avec ceux de Neustrie et donnérent lacouronne ti Clotaire, Celuí-ci, a la téte d'une arrnée marcha surla Bourgogne, feignant de vouloir épouser Brunehaut, qu'il mandaauprés de lui. Elle vint done le trouver au cháteau de Tiroa,parée d'ornements royaux. Quand il la vit, iI l'accabla de repro­ches, puis iI convoqua toute I'armée des Franca, qui déclaraqu'elle étaít dig~u dernier supplice 1,

Nous voíla, pour le coup, en pIeine épopée, L'élaboration popu­lairedu sujet devient íci presque manifeste. Tous les passages danslesquels le Liber Historite contredit nos deux sources, asavoir

1 LiberH~, c. 38-40.

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Jonas et Frédégaire, porten! le cachet de cet esprit poétique quígroupe les faits de l'histoire selon les lois d'une logíque rígou­reuse, et qui se préoccupe avant tout d'en donner I'explícationpsychologíque, Ici, qui ne le voit P le personr.age central aux­quels se ramenent tous ces faits, c'est Brunehaut, la figure typiquede la reine criminelle et ambitieuse, Brunehaut explique tout ;Brunehaut est la cause de tout : I'évéqus de Mayenee peut dispa­raltre désormais, iI ne serait plus qu'un comparse, et pas n'estbesoin de ses exhortations au jeune roi que sa grand'mére alancé comme un dogue altéré de sang ti la poursuite du roíd'Austrasie. L'histoire de la mort de Théodebert a été développéedans un sens tres poétique, et présente avee celle du meurtre deChlodéric, dans la mérne ville de Cologne, une ressernblancetrop frappante pour qu'on puisse croire qu'elle ne s'en est pasinspirée. Elle contredit d'ailleurs de la maniere la plus formelleles récits de Jonas et de Frédégaire sur la destinée de Théodebert,Selon ces deux auteurs, le roi d'Austrasie, tornbé vivant encereau mains de son frére, rut conduit en Bourgogne, La, par unesínguliere distraction, Frédégaire oublie de nous dire ce qu'ilest devenu, tandis que Jonas, comme on I'a vu, soulient qu'il futfait cIerc, et que peu de [ours aprés Brunehaut le fit périr, Laversion du Liber Historiee ne se soutíent pas devant I'accordde ces deux témoins du Vil- siécle ; on voit combien elles'écarte de la réalité, obéíssant aux lois internes de son propjsdéveloppement.

Ce n'est pas tout. Frédégaire n'a connu qu'un seul enfant deThéodebert qui ait été assassiné; le Liber Historie parle deplusieurs. Un nouvel élérnent fémínin est introduit dans I'his­toire : l'amour se greñe sur cette tragédie sanglante, mais unamour atroce tel qu'i1 convient ¡\ des enfants de Brunehaut, unamour né dan s le parricida et grandissant dans l'inceste. Bru­nehaut elle-rnérne en concoit de l'horrenr et veut s'y opposer;mais le luxurieux tyran, qui est son disciple, leve I'épée sur sapropre tete, et lui oppose les calomnies qu'elle-mérne a proféréesautrefois contre I'orígíne de Théodebert, Que rait alors cettefuríe? Elle se venge de son petit-fils en I'empoisonnant, puiselle consomme la série de ses forfaits en massacrant les enfantsdu malheureux roí. La loi poétique de I'épopée exigeaít impé-

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7'1 REVUE DES QUESTIONS BISTORIQUES.

rieusement ce sinistre dénouement, mais il est fácheux qu'ilsoiten contradiction flagrante avec les témoígnagas autorisés.Théodoric est mort de maladie : voila ce que disent formelle­ment les trois textes les plus anciens 1, et, par leur accord, ilsréunissent autour de ce fait une ample et pleine lumiére. Il n'onfalJait pas mérne autant pour nous autoriser a reléguer dans ledomaine des fables la crime absurde attribué a Brunehaut, etpar lequel elle se serait dérobé son seul appui .. Nous savousd'ailleurs, par un quatrieme térnoignage conternporain, qui con­flrme indirectement les trois précédents, que la mort de Théodo­ric trouva Brunehaut au dépourvu dans la ville de Metz ; elle R'yconsidéra , des ce moment, comme prisonníére, et elle suppliasaint Romaric, alors encere dans le síecle, de favoriser sa tuite J.

Quant au meurtre des enfants de Théodoric par leur aíeule,il complete la somme de Pabsurde. A supposer que Brunehauteüt commis le crime insensé de tuor son petits-Ills.c'est-á-dire sonseul appui, elle eüt mis le comble a la démence en couronnant cemeurtre par celui des innocents enfants qui étaient toute sonespérance de vivre et de régner. Mais a quoi bon réfuter des élu­cubrations l]ui se réfutent d'elles-mérnes, et auxquelles nouspouvons opposer des térnoignages décisifs1 Les enfanls de TMo­doric sont tombés aux mains de Clotaire et ont été égorgés parlui; Brunehaut, non seu\ement n'avait pas touché a 'leur téte,mais avait méme fait du jeune Sigebert le successeur unique deThéodorlc, dans les deux royaumos de Bourgogne et d'Austrasie,Mais les événernents qui se précipitérent ne laissérent pas letemps a ce jeune roi de faire I'apprentissage du tróne,

Comme si I'imagination populaire ne parvenait pas a épuiserla mesure de l'horrible tant qu'il s'agit de Brunehaut, elle aencore voulu mettre quelque boue sur cette figure déja souil­lée de tant de sango De la , la lúgubre et répuguante anecdotedu Liber H istorite sur la dérision cruelle dont cette vieillefemrne de soixante-dix ans fut I'objet de la part de son neveuClotaire II. Ce trait, dont il est inutile de dil-e que nos sources neconnaissent rien, appartient, lui aussi, a la légende épique for-

1 Jonas 1.1. ; Frédég., l. 1. Appendice de Mariua.! Vita Romarici, dans Bouquet, m, p. 495.

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mée peu aprés la mort de Brunehaut, autour de son nom dé­sormais sinístre, Dans cette scene fatal e, les imaginationsfamiliarisées avec les souvenirs bibliques ont vu reparattrela figure de cette autre reine, elle aussi étrangere, elle aussicrimineBe, elle aussi couverte du sang de ses proches: jeveux dire la fameuse Jézabel, fernme d'Achab, dont la desti­née présentait une si frappaote analogie avec l'histoire vraie oulégendaire de Brunehaut. Apres avoir perverti son mari et faitpérir un grand nombre de prophetes et de saints personnages,l'impie reine d'Israél était tornbée, dans sa vieillesse, au pouvoirdu roi Jéhu. Elle avait essayé de le séduire par ses charmesflétris et fardés, mais ce roi l'avaít fait précipiter du haut de sesfenétres et fouler aux pieds de ses chevaux, et les chiensavaient déehiré ses restes. Ce fúnebre souvenir n'a-t-il pas étéprésent a l'esprit de ceux qui, d'une maniere plus 011 moinsconsciente.donnerent a la légende de Brunehaut la forme qu'ellea dans Ie Líber Historite? San s rloute, cet écrit ne prononce pasle nom de Jézabel, mais tout son récit y fait penser et le suggereen quelque sorte, et le trait final presente une identité trop frap­paote pour ne pas étre le fruit de quelque réminiseenee biblique.D'ailleurs, plusieurs écrivaíns sont tombés sur la rnérne cornpa­raison : Jonas d'abord, puis les différents rédacteurs du Vita De­siderii, puis encore, plus tard, Walafrid Strabo l. Il n'y a donerien d'étonnant a ce que, obsédé ti son insu par cette évocation,00 ait flni par créer eet épisode qui achevait le portrait poé­tique de Brunehaut, en ajoutant je ne sais quel comíque sinistrea tant d'épouvantables récits de parricides, d'incestes et de mas­sacres sacríléges.

L'exarnen de cet épisorle du Liber Historue nous a entralnéau delade notre sujet j il oous faut revenir en arriere pour re­prendre l'étude critique de la fin de Brunehaut.

A peine Théodoric avait-il Iermé les yeux,que la situation de lavieille reine apparut dans toute sa tragiqne horreur. L'armée, enroute pour la Neustrie, reprit aussitót le chemin de ses foyers,se considérant comme n'ayant plus de souverain, Seule au miJieu

• 1 ¡JODas, Vito Columbani, e. 31 ; Passio sancti Desiderii, C. 2 (AnaleetaBoUandiana, lV, p, 253); Walafrid Strabo, Vita S. GaUi (Bouquet, lIl,p.475).

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74 REVUE DES QUESTIONS HISTORIQUES.

d'un peuple OIi grondait la révolte,ayant en Cace d'elle un ennemiexasperé dont elle n'avait pas de gráce aattendre, ne voyant plusautour d'elle personne en qui elle püt mettre sa confiance, I'aíeuledu roi ne désespéra ni d'elle-méme ni de sa dynastie. Elle prit,d'autorité privée, toutes les mesures que comportait la situatlon.Rompant hardíment avec les tendances invétérées des Francs,elle résolut de ne pas séparer I'Austrasie de la Bourgogne, fitproclamer roi le seul Sigebert, et garda le gouvernement des deuxroyaumes. Aussitót, de Metz oU avait eu lieu la cérémoníe, ellese transporta avec le jeune prince dans les provinces orlen­tales de l'Austrasie. Elle était a Worms, lorsqu'elle apprit queClotaire JI venait d'envahir la Bourgogne. C'étaient les grandad'Austrasie, et en particulier Arnulf et Pepin, qui l'avait appelé,et toute I'aristocratie se levait derríére 1ui pour en ñnir avec lerégime de Brunehaut, Surprise par ce nouveau coup, elle ne selaissa pas abattre : elle manda flerement A Clotaire d'avoir aévacuer I'héritage de son arriere-petit-ñls ; en méme temps elleenvoyait le jeune 'roí au fond de la Thuringe, pour appeleraux armes les barbares d'Outre-Rhin. Mais a peine le maire dupalais Warnachaire était-il parti pour ces provinces avec le manodat de la reine, que celle-ci fut informée qu'il faisait partie deceux qui avaient embrassé le parti de Clotaire. Aussitót ellemanda a Alboín, qui l'avait accompagné, de le faire mettre amort. Par suíte d'une imprudence ou d'une trahison du destina­taire, le message tornba dans les mains du maire du palais, quin'en travailla qu'avec plus d'ardeur ala ruine do Brunehaut et deses enfants. AlIié aux évéques el aux grands de Bourgogne, ilourdit alors une conspíration formidable dont la reine paraltn'avoir appris l' existence qu'au moment oü il était trop tard.QuandI'armée de Sigebert, recrutée a la hate, marcha contre Clotaire etla rencontra sur les bords de l'Aisne, dans le pays de Chálon­sur-Marne, une défection épouvantable se produisit dans sesrangs : au signal donné, elle tourna le dos a I'ennerni, Il fallutfuir devant Clotaire,qui poursuivít les malheureux princes [usquesur les bordsde la Saóne.ouíls tornberent dans ses mains: un seul,Childebert, sauta acheval el parvint a s'enfuir : on ne sut jamaisdepuis ce qu'iJ était devenu. Cela ne suffisait pas a Warnachaire.Brunehaut s'élait rérugiée avec sa petite-fille Theudilane.á Orbe:

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LA REINE BRUNEHAUT. 75

par ses soins, le comte de l'étable Erpo alla la saisir dans cet asileet la présenta il Clotaire lI,a Beneve sur la Yíngeanne. Latrahisonétait complete: la mere et toute sa Camille étaient dans les mainsdu fils de Frédégunde, et toute l'armée des grands acharnés klenr perte excitait la haine et la cruauté du vainqueur. Ce Cutune vérítable boucherie : les deux ínnocents enCants de Thierry,Sígebert et Carolus, furent massacrés d'abord ; Clotaire parvint ilsauver le petit Mérovée, qui était son fílleul. Quant il Brunehaut,elle était réservée a une vengeance plus rafflnée, L'histoíre desa fin tragique se présente anous avec un caractere si haute­ment dramatique et une couleur si intensa qu'a premiare vue onpourrait la croire inventée par des ímaginations habituées a secomplaire dans l'horrible. Son supplice,en etTet, n'évoque-t-il pasle souvenir de ces supplices légendaíres, qu'au díre des chantsépiques des Francs les envahisseurs Thuringiens infligeaientaux jeunes filies et aux Cemmes de ce peuple, et peut-on croírequ'il se soít trouvé un peuple entier pour traiter une vieilleCemme, l'épouse, la mere et I'aíeule de ses rois, avec une barba­rie tellement monstrueuse qu'á treize siecles de distance, ellerévolte encore dans l'áme du lecteur tous les sentiments de lapudeur el de la pilié '1

Malheureusement, ríen n'est mieux attesté que le sanglant épi­sode qui met fin a la vie agttée et fiévreuse de la reine d'Aus­trasie. Tandis que le milieu de sa carriere, obsourcí par les ñc­tions de la calomnie et de la haine, ne nous Iaisse entrevoir quedans un demi-jour douteux la plupart de ses actions, l'extrérnitéest éclairée par la Iurniere vive el crue que projettent SUI' elledes témoignages irrécusables. Sans compter le Libe» Historiee,qui, écrít a plus de cent ans de distance, pourrait étre considerécomme une source suspecte, nous possédons [usqu'a cinq docu­ments, contemporaíns ou apeu pres, el de plus indépendants lesune des autres, qui nous donnentde ce lamentable événement unrécit concordant. Ce sont d'abord Jonas et Frédégaire, que lelecteur connait suffisammenl, puís un écrít anonyme qui figuredans l'appendice de la chronique de Marius d'Avenches, et quidate de 624, c'est-a-díre de onze ans apres l'événernent ; enñn,deux vies de saint Didier, celle de l'anonyme contemporain etcelle qui est atlribuée au roí Sisebut, Je le répéte, l'accord de

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76 REVUE DES QUESTIONS BISTORIQUES.

ces cinq textes entre eux est d'autant plus frappant qu'ils ne doi­vent rien l'un a l'autre, et les divergences qu'ils présentent dansle détail ne mettent que mieux en lumiere I'unanirni té de leurstémoignages sur le íond méma,

De l'ensemble de ces cinq documents, l'horrible scéne se dé­gage avec une netteté qui laisse peu de chose a désircr. Il yeutd'abord une entrée en matiére digne du sujet. Entouré des trattresqui lui avaient livré sa tante, Clotaire II commenca par luiadresser un discours plein d'invectives, OU íl la rendit respon­sable de l'extermination de dix princes mérovingiens, parmilesquels Sigebert, tombé sous les coups des sicaires de Frédé­gonde, et les fils de Théorloric, qu'il venait de faíre rnassacrerlui-mérne. Brunehaut dédaigna de répondre au flls de Frédé­gonde : l'atrocité de l'íroníe ne méritait d'autre réponse que lesilence, et il faut convenir que jusque dans les épouvantementsd'une agonie sans pareille, cette Ame dédaigneuse garda safermeté hautaine et son incomparable courage. Ce fut sansdoute, en partie du moins, le désespoir de ne pouvoir triornpherde sa constance qui dicta ases vainqueurs I'abominable supplice.On la dépouilla de ses vétements, on la hissa sur le dos d'unchameau, et on la promena ainsi il travers le camp, la livrantpendant trois jours atous les opprobres et a tous les tourments ;au bout de ces ignobles [ournées, le corpsde la malheureusefemme, dit avec une [oie cruelle un de nos documents, pendaitaux Ilancs de la monture comme un paquet ordinaire l.

Etait-elle déjá morta, comme on voudrait le croire, ou bien,comme le laissent entendre les sources, respirait-elle encore,lorsqu'on imagina de varier les plaisirs de ses bourreaux enlui ménageaut une fin d'un nouveau genre? Elle fut attachéepar la chevelure, par un pied et par une main a la queue d'uncheval vicíeux 2 : I'animal partit au galop, rnarquant sa trace parle sang et par les mernbres épars de la victime. On ne fit pasméme gráce a ses restes mutilés, qui furent livrés au feu, et la

1 « Ut sarcina consueta gibbo suspensa camelo. II Sisebuti, Vita el PassioS.De.,iderii, c. 10; dans Mígne, t. LXXXII, p. 384.

1IFrédég. Chronie. IV, 42, qui a évídemment conservé les souvanirales plus préeis, L' Appendice dit, d'une maniére plus vague, qu'elle fut atta­chée par les pieds au dos du cheval ; Jonas, le Liber Historia, ainsi que lesdiverses vies de saint Didier, parlent de plusieurs chevaux.

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reine d'Austrasie n'eut d'autre tombeau que les flammes du bü­cher l. Des mains pie uses recueillirent au moins ses cendres,qui furent enterrées dan s son église d'Autun.

« C'est ainsi, conclut un de nos auteurs, que son ame futenlevée Ason enveloppe mortelle, pour étre Iivrée aux peineséternelles qu'elle n'a que trop méritées, et brüler Ajamais dansdes endes de poix bouiUante J, :8 Combien plus humaine, pluschrétienne et aussi plus équitable est cette 'épitaphe du xv- sié­ele, mise sur le tombeau d'Autun, et qui dit qu'elle attend deDieu 'Draye indulgence!

VII

Ai-je réussi A dégager cette curieuse physionomie des brouil­lards qui I'enveloppent'l J'espére que ouí, La femme perfíde etscélérate, capable de tous les crirnes pour régner, et rivalisantde perversité avec Frédégonde, c'est un fantóme qui n'a riend'historique. La nature noble et généreuse.qui va en s'altérant aucours d'une lutte impitoyable pour ñnir par coutracter les vicesde son milieu et par mériter les haines qui l'entourent, c'est laanssi une conceptíon psychologique. Encore moins peut-on faired'elle une femme absolument irréprochable, qui serait lavictime innocente d'un siecle barbare, et A laquelle le devoirde la postérité serait de dresser des statues, Brunehaut, A monsens, n'est ríen de tout cela.

Qualis ah incepto, ce serait Ia la premiere qualification que jelui appliquerais. Fidéle a lui-mérne A travers la honne et lamauvaise fortune, cet étonnant caractere a traversé les innom­brables vicissitudes d'une longue existence sans jamais sedémentir, ni plier sous le poids des círconstances. Elle meurtcomme -elle a vécu j admirablement douée du coté de l'intelli­gence comme de celui de la volonté, irréprochable dans sa víeprivée, amie de la religión, humaine dans un síecle sanguinaire,comprenant et protégeant toutes les influences civilísatrices,

1 Ce dernier détail a été conservé par l'Appen«ice seul, et reproduit parle Liber Historio: qui a copié l'Appendice.

21 Vita Desiderii de Sisebut, c. !O, dana Migne, 80, col. 384.

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faite pour régner, et voulant régner, n'ayant, a ce qu'il paralt,pas de passion plus ardente ní plus ancienne, et sacriflant tout AAcelle-Iá, le bíen et le mal. Lorsque les intéréts de sa domínationsont en cause, elle passe par-dessus toutes les autres considé­ratíons ponr écarter les obstacles, et elle montro,dans ce cas, uneétonnante indifférence pour les intéréts supérieurs qu'en d'autresocoasíons elle favorise généreusement. Soit qu'elle mérite leséloges de Grégoíre l~ Grand pour l'éducation de Childebert, oules reproches de saint Colomban pour celle qu'elle donna AThéodoric, soit qu'elle confere les dignités épíscopales a dessimoniaques et Ades homicides, comme nous la voyons faíre danssa jeunesse, soit qu'elle envoie en exil les prélats ou les prophé-­tes qui la génsnt, comme elle fait dans ses derniéres années,c'est toujours la raison d'État qui dicte ses actea, c'est toujours lapassion de gouverner qui constitue l'unité supréme de sa vie, Ellemet une ardeur étonnante au service de cette passion mattresse.La méme hardíesse qu'elIe déploie lorsque, bravant la colerede Chllpéric, les censures de l'Eglise et [usqu'a la mémoirede son mari, elle épousa le jeune Mérovée, elle la retrouve a lafin de sa carriere lorsque, en face d'une aristocratie tout entíeresoulevée centre elle, elle prend pour la troisiérne fois la régencedes royaumes francs et décide que I'Austrasie et la Bourgognene seront pas séparées l'une de l'autre.Et avec cela un sang-froídparfait, un calme remarquable, une rnodération qui est la plussüre preuve de la force. On applaudirait volontiers a une si rarealliance de qualités opposées, si on pouvait oublier qu'elle neservit en sornme qu'á la réalisatíon d'un but ambitieux et d'unepassion personnelle de dominer.

La est le secret de toutes les infortunes de Brunehaut, et enparticulier des haines arden tes qui l'entourerent, Elle voulutgouverner une société qui ne supportait pas de gouvernement ;elle prétendit soumettre a I'autorité d'une femme des gens quí nereconnaissaient pas méme celle d'un homme; elle atteignit tout lemonde 1.1 la fois dans sa passion de sauvage indépendance j ellefut haíe de tous. Qu'on n'essaie pas d'attribuer a ses crimesimaginaires les rancunes atroces et frénétiques dont elle futpoursuivie pendant toute sa vie et apres sa mort ; ce serait fairefausse voíe, Ce n'est pas contre une femme criminelle, c'est

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lA REINE BRUNEHAUT. 79

centre une souveraine despotique et Impéríeuse que se sontIevés les Franca. Les crimes imaginaires de Brunehaut n'égalentpas les crimes trop réels de Frédégonde : 01', Frédégonde estmorte dans son lit, pleine de jours, maudite sans doute de sesvictimes et do Ieurs Iamilles, mais indifférente ll. la nation, quine se sentait pas atteinte en somme par des délits contre despersonnes. Pour étre hale comme Brunehaut, il a fallu de cesmesures qui atteignent.ou du moins qui menacent tout le mondesans exception : c'est le propre des actes du gouvernement deproduire de tels résultats. Sa prodigieuse impopularité vient deIá d'abord, de ses malheurs ensuite, Les écrivains qui ont parléd'eHe ont subi l'inñuence de sa tragíque destinée. Une femmequi avait péri misérablement comme elle n'était-elle pas con­damnée par le jugement do Dieu '!

Somme toute, ils ne sont pas trompes complétement. Ils onteu tort de la calomnier, mais ils ont eu raison de coudamner sapolitiqueo Et ils ont furmulé cette condarnnatíon selon le procédébarbare qui est incapable de distinguer les responsabilítés, et defaire un départ entre la vie privée et la vie publique. L'hlstoireaussi condamne la poli tique de Brunehaut comme on condamnetoutes les eutreprises impossibles el toutes les réactions chimé­Tiques. Le despotisme avait flni son temps, et ce n'est pas parrniles Francs du V18 siécle qu'on pouvait espérer de le faire revivre.Brunehaut, comme plus tard Ebroín, a pérí pour l'avoir essayé ;les Carolingiens sont de venus grands pour avoir inauguré uneautre voie, L'absolutisme royal, s'il avait pu étre réalisé, cut faitplus de mal que de bien: il était incompatible avec la missionprovidentielle du peuple franc, avec l'esprit nouveau de la société,L'avenir appartenait il. cette rnonarchie tempérée que les deseen­dants d'Arnulf et de Pepin allaient inaugurer bientót sur lesruines du despotisme mérovingien, et dont la formule, touteconforme au génie chrétien, disait: Le(J) fU ex constitutioneregis et consensu populi.

GODEFllOIO KURTH.

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