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Université de Montréal L’écriture du parcours dans la ville par Mariève Desj ardins Littérature comparée Faculté des arts et sciences Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures en vue de l’obtention du grade de maîtrise en littérature comparée Le 30 août, 2004 © Mariève Desjardins, 2004

L écriture du parcours dans la ville

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Université de Montréal

L’écriture du parcours dans la ville

par

Mariève Desj ardins

Littérature comparéeFaculté des arts et sciences

Mémoire présenté à la Faculté des études supérieuresen vue de l’obtention du grade de maîtrise

en littérature comparée

Le 30 août, 2004

© Mariève Desjardins, 2004

Dû5

Universitéde Montréal

Direction des biblïothèques

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L’auteur a autorisé l’Université de Montréal à reproduire et diffuser, en totalitéou en partie, par quelque moyen que ce soit et sur quelque support que cesoit, et exclusivement à des fins non lucratives d’enseignement et derecherche, des copies de ce mémoire ou de cette thèse.

L’auteur et les coauteurs le cas échéant conservent la propriété du droitd’auteur et des droits moraux qui protègent ce document. Ni la thèse ou lemémoire, ni des extraits substantiels de ce document, ne doivent êtreimprimés ou autrement reproduits sans l’autorisation de l’auteur.

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Université de MontréalFaculté des études supérieures

Ce mémoire intitulé:L’écriture du parcours dans la ville

présenté par:Mariève Desjardins

a été évalué par un jury composé des personnes suivantes:

Jean-Claude Guédonprésident-rapporteur

Amaryli Chanadydirectrice de recherche

Michèle Garneaucodirectrice

Eric Savoymembre du jury

Mémoire accepté le 9 décembre 2004

HQ5‘ÏÏ/

Ce mémoire propose une exploration de l’espace urbain à partir d’un dispositif du

parcours. Les trois oeuvres qui organisent la réflexion, Austerlitz de W. G. Sebald,

L ‘emploi du temps de Michel Butor et City of Glass de Paul Auster, mettent toutes en

scène un déambulateur urbain en quête d’une vérité. Le dispositif du parcours tend à

révéler la ville dans ses aspects souterrains en même temps qu’il expose un rapport

singulier à l’écriture.

Après avoir jeté les bases d’une théorisation du parcours narratif, les tensions

entre la dynamique du parcours et les représentations fixes de l’espace — architecture,

cartographie, panorama — seront examinées. La description, procédé littéraire suggérant

la mobilité du regard, sert de pivot entre ces deux pôles de l’expérience urbaine et

façonne une appréhension errante de l’espace. Les symptômes du regard errant seront

dépistés chez les marcheurs, mais elle est aussi inscrite dans les oeuvres même, ce qui a

des répercussions sur le mode de lecture enclenché. En ce sens, l’analyse proposée dans

ce mémoire sera toujours double.

Il conviendra ensuite de pénétrer l’énigme de l’errance des protagonistes, ce qui

les fait marcher. La difficulté à trouver une résolution claire de l’énigme à même l’espace

urbain les porte à se tourner vers leur intériorité, tissant un inévitable dialogue avec le

dehors. Ainsi, le parcours pousse les protagonistes vers un rapport symbiotique avec la

ville, qui n’admet plus de division entre le corps et l’espace. Les différentes facettes de la

corporalité du parcours contribuent à définir une appréhension alternative de l’espace

urbain.

Mots clés : Ville dans la littérature — errance — représentation — W.G. Sebald —

Michel Butor — Paul Auster

This thesis constitutes an exploration of urban space as seen through the parcours.

Each of the three works on which it is based, Austerlitz by W. G. Sebald, L ‘Emploi du

Temps by Michel Butor and Paul Auster’s City of Glass, depict a urban walker searching

for a truth. The parcours tends to reveal the city’s underground side while exposing the

protagonist’s peculiar relation to the act ofwriting.

Afier establishing the bases of a theory of the narrative path, this thesis will

examine the tensions between the path’ s dynamics and the fixed representations of space

—architecture, mapwork, panorama. Description, as a literary process suggesting a mobile

point of view, works as a breaking point between those two poles of the urban experience

and produces a wandering approach to space. $igns of the wandering viewpoint will be

found not only in the walkers’ experience, but also as inscribed in the core of the text,

and is reflected in the mode of reading it triggers. The analysis suggested in this thesis

will aiways consider these two different aspects.

We shah then approach the enigma of the characters’ wandering, the reason that

makes them walk. Challenged to find a clear resolution to the enigma within the urban

space, they turn inwards to themselves, creating an unavoidable dialogue with the

“outside”. Thus the path pushes the partakers towards a symbiotic relation with the city,

no longer allowing for division between the body and space. The various aspects of the

path’s corporality help define an alternative experience ofthe urban space.

Keywords: City in literature — wandering — representation — W. G. Sebald — Michel

Butor — Paul Auster

1

TABLE DES MATIÈRES.I

PROLOGUE II

INTRODUCTION

Tous LES CHEMINS MÈNENT À LA VILLE 1

CHAPITRE I: SAISIR LE BOUGÉ FIXE OU VERS UNE THÉORISATIONDU PARCOURS NARRATIF 12

CHAPITRE II: LA VILLE FIXE À L’ÉPREUVE DU PARCOURS

PARCOURS ET ARCHITECTURE 20

PARCOURS, CARTE ET PANORAMA 27

CHAPITRE III: LA DESCRIPTION, UNE ALLIÉE DU PARCOURS

MARCHER, DÉCRIRE, MONTRER 36

DÉTAILS ET TRACES LA MÉMOIRE DiSSÉMINÉE 45

CHAPITRE IV: PARCOURS ET ERRANCE

ERRANCE ET LIBERTÉ DE L’OEIL 52

MARCHER ET ÉCRIRE, ERRER ET BÉGAYER 62

CHAPITRE V: CE QUI FAIT MARCHER

VOYAGE AU COEUR DE L’ÉNIGME 70

DE L’ÉNIGME AU LABYRINTHE $0

CHAPITRE VI: CORPORÂLITÉ DU PARCOURS

TOUCHER L’ESPACE ET ÊTRE TOUCHÉ PAR LUI 84

TROUBLES DE LA VISION 90

CONCLUSION 96

BIBLIOGRAPHIE 99

11

PrologueChacun de mes pas

Me livre un peu plus;J’apaise un désir,Et c’est comme si

Je m’accomplissais

J’avance, les yeuxOuverts, et pourtantJe n’ai plus la ville

Toute dans les yeux.— Jules Romain

Ce qui a généré ce mémoire: beaucoup de pas, peu de traces, quelques journaux

de bord, des impressions crochetées au fil des voyages. Dans ces journaux, une écriture

hésitante qui tente de dépeindre des images et des sensations fugitives. Vertiges ressentis

dans les dédales d’une médina, forte odeur de mazout dans la chaleur équatorienne et

bétonnée, brouillards nocturnes d’une nuit londonienne, tentatives échouées de se perdre

dans Paris tant chaque coin de rue rappelait Aragon ou Hugo. Souvent, ma seule

préoccupation a été de me laisser guider par les rencontres au passage, par la couleur d’un

sari, par la beauté d’un reflet dans l’eau, par tous ces signes qui réorientent toujours un

peu le parcours. Se profile donc une ligne qui n’est jamais droite, naît un goût pour le

tortueux, le pointillé, qui m’a fait me rendre compte après coup que l’orientation est un

concept plutôt flou, et que c’est souvent les yeux fermés que j’avançais dans l’inconnu,

malgré toute ma méfiance initiale qui m’a fait développer une science de la lecture

cartographique.

111

Si l’inspiration ma dé-marche est teintée de l’ailleurs, elle est aussi résolument

ancrée dans le quotidien. Dans les détours de ma ville dont les ruelles sont toujours plus

invitantes que ces avenues passantes, dans ces trajets que je peux faire les yeux fermés.

Ce sont ces miracles du quotidien qui font qu’un lieu cent fois regardé attire soudain

l’attention, invite l’oeil et la rêverie. En effet, les expériences de l’ailleurs rivalisent

souvent en mystères avec celles du quotidien. Comme le rappelle Georges Perec, «ce que

nous appelons quotidienneté n’est pas évidence, mais opacité une forme de cécité, une

manière d’anesthésie)>1. C’est pourquoi il faut souvent ouvrir grands les yeux.

Si au-delà de l’aspect académique, l’écriture d’un mémoire ou de toute entreprise

du genre est une quête, celle-ci en est une très peu systématique tant elle s’est précisée

dans les détours. Mon désir a été d’abreuver mes réflexions théoriques de mes

expériences de flâneuse dans différentes villes, de visiter des oeuvres comme je visite des

villes. Je tiens à remercier tous ceux qui m’ont aidé à me retrouver dans cette aventure, en

particulier mes directrices Michèle Garneau et Amaryli Chanady. Je sais aussi que ce

périple n’aurait été le même sans ces détours où je me suis perdue. Si la structure de ce

mémoire laisse poindre une errance, ce n’est pas étonnant, et c’est peut-être même

heureux.

PEREC, Georges. Espèces d’espaces, éditions Denoél/Gonthier, Paris, 1976, p. 5.

1

Introduction : Tous les chemins mènent à la vîlle

-Un mélange de présence et d’absence, d’ouvert et de fermé, d’apparent et de

caché. Des emboîtements, du double fond, des stratifications — des fictions.

Toute cette ambiguïté est au coeur de la ville, elle en est le ressort.

Jean-Louis Comolli

(Regards sur la ville)

Le phénomène de l’urbanisation a été à ce point déterminant au cours des

derniers siècles qu’il est un passage obligé à la compréhension des paramètres de la

vie en société dans la modernité. La ville a toujours été beaucoup plus qu’un lieu; elle

consiste en une structure de visibilité, tant par la facilité avec laquelle elle

s’appréhende matériellement, que par sa capacité à illustrer certains conflits

intellectuels incontournables, des éternelles oppositions entre individu et société,

nature et culture, aux tensions émergeant entre l’espace privé et l’espace public, et la

liste s’allonge. Il n’est donc pas outrancier didentifier la ville connue le locus de la

modernité. Dès lors convertie en un objet de la pensée, la ville porte les marques de la

domination de l’esprit sur la matière; une structure discursive accompagne toujours sa

réalité empirique, soit la précédant par des plans urbanistiques, soit en greffant de

nouvelles significations -symboliques et autres- à un espace déjà existant. Plus encore,

la délimitation à la fois discursive et matérielle de la structure urbaine emmène une

tendance à penser celle-ci comme un reflet de l’ordre social, en tant que modèle

organique servant de fondation à une configuration du savoir. Réalité prise comme

reflet, lieu d’une expérience modulatrice d’un rapport au monde, la ville est ambiguïté,

et proposer de se pencher sur l’étude des représentations du phénomène urbain

2

équivaut à se plonger dans un espace aussi vaste que complexe. À ne plus savoir

exactement si la ville nous fait penser ou si nous pensons à partir d’elle. C’est

pourquoi l’apparition récente du champ des Urban $tudies tient à la fois de l’évidence

et de l’aberration tant tout peut être relié, de près ou de loin, au fait urbain. Nos

structures mentales y sont profondément intriquées, presque prisonnières. Si bien que

F opposition entre ville et campagne se couvre de désuétude pour laisser place à une

interrogation persistante, celle du «comment sortir de la ville».

Comme tout objet de savoir -puisqu’elle en est un-. la ville n’échappe pas à la

tendance du discours à circonscrire, à apposer des délimitations*. Pour toutes ces

raisons, la ville moderne est facilement devenue la cible des entreprises de totalisation.

De toute évidence, l’espace urbain contemporain regorge d’éléments qui remettent en

question cette totalisation et font éclater ses limites —croissance tentaculaire,

prolongation des structures urbaines dans l’univers virtuel des nouvelles technologies,

dissolution des communautés— et les visions insistant sur cette impossibilité de

concevoir aujourd’hui la ville en tant que système clos abondent. La ville se

fragmente, se dissémine, s’écartèle à travers les représentations visuelles et littéraires.

Sa surface s’écorche, se distend et s’effrite. Les entreprises de totalisation dans la

représentation de la ville, qui tentaient de gominer les conflits et les contradictions du

rassemblement urbain, affichent du même coup leurs limitations. Néanmoins, cette

indétermination quant à un discours organisateur de l’expérience urbaine continue de

Michel de Certeau aborde la ville comme un concept qui «suppose que ce fait est traitable comme uneunité relevant d’une rationalité urbanistique» (p. 143). La ville est donc toujours déjà façonnée par undiscours, alors que l’espace urbain réfère plus strictement à un espace occupé par les structuresurbaines. Pour les besoins de ce travail, j’emploierai indifféremment les appellations de ville etd’espace urbain, mais il faut garder en tête cette distinction fondamentale à la base.

.3

fasciner. Elle propulse la recherche de nouveaux systèmes de classification de

l’expérience urbaine, ainsi que de nouveaux modèles de compréhension qui voient

leur éclosion au rythme des transfonriations du paysage urbain. Il semble que le statut

de réceptacle qui convenait à la ville ait été troqué pour celui du dynamisme.

En effet, le mouvement faisant partie intégrante de l’expérience urbaine, il

induit une perception de la ville qui trouble et met en échec les outils de représentation

tournés vers la fixité. Se laissant de moins en moins saisir d’un simple coup d’oeil et

sans cesse aux prises avec le mouvement, J’espace urbain rend apparente Jinévitabilité

d’un point de vue partiel, mouvant et même fuyant. Les sensations produites ou

inspirées par le mouvement qui se déchaîne dans l’espace urbain deviennent le centre

à travers lequel est maintenant pensée la représentation. L’extrême compacité du

paysage urbain jumelée au mouvement n’est pas sans mettre l’emphase sur l’illisibilité

de la ville, qui se manifeste de diverses façons. Par exemple, le lieu se découvre dans

un état de latence quand il est soumis au mouvement ; les éléments architectoniques et

les autres signes étant perçus à travers un balayement du regard, ce qu’il donne à voir

est toujours moins que ce qu’il contient. Le lieu devient en lui-même porteur d’une

série de déplacements provoqués par la sédimentation successive de temporalités en

un même espace, souvent inassimilables au premier contact, au premier regard. Mais

c’est justement l’illisibilité immédiate qui incite à ausculter l’espace avec un tel

engouement ; c’est en effet lorsque c’est illisible que l’on se plaît tant à lire.

De manière plus générale, la ville contemporaine convie non plus à fomenter

son identité par le fait d’habiter un lieu, mais bien d’habiter le mouvement même. La

4

lecture sagace de l’espace urbain, l’appréhension de ses subtilités, permet de bien

évoluer en son sein, en plus d’offrir les bases d’une représentation juste. Pour autant

que certains lieux continuent à attirer une attention singulière, et ainsi contribuer à la

fabrication d’un sens ou d’une orientation, il se développe un mode de lecture où la

ville est lue à partir d’un bricolage de fragments eux-mêmes mobiles. Cette donnée

n’est pas sans fournir un paradoxe pour accéder à une compréhension de la ville, il

faut la lire. Or, la lecture de la ville ne peut s’effectuer qu’à travers son expérience, et

une fois immergé dans sa complexité mouvante, elle résiste à la lecture. La lecture et

l’expérience de la ville supposent donc deux pôles en constante dialectique. La quête

d’intelligibilité dans la représentation de l’espace urbain semble pour les raisons

exposées ici se buter à des données insurmontables si cette quête s’effectue à partir de

modèles qui privilégient une pensée de l’organicité. Il faut ajouter à cela qu’étant aux

prises avec la temporalité dans la logique du parcours ou à travers le mouvement, la

lecture de la ville s’effectue alors à travers de constantes bifurcations temporelles.

Introduire du temps correspond à installer un décalage entre l’expérience et la

représentation, ce qui pose un autre défi à ceux qui se frottent à l’imaginaire urbain.

La ville est souvent approchée dans ses représentations comme un espace de la

profondeur le désordre de ses structures et le foisonnement de ses signes —enseignes

et panneaux publicitaires. noms de rues. emplacement des commerces, va-et-vient des

passants— incitent un déchiffrement. une traversée de ses apparences. En invitant ainsi

à exercer des trouées dans la surface des choses, les lieux urbains se prêtent largement

à l’enfouissement de sens cachés. dont le dévoilement progressif agace et fascine. Il

faut reconnaître là un paradigme herméneutique propre à la pensée contemporaine.

5

Néanmoins, les surfaces ne pourraient-elles pas contenir elles aussi des sens cachés.

des lieux secrets? Dans quelle mesure faut-il réserver les mystères de l’espace urbain

à ses profondeurs. quand c’est souvent à même les zones d’ombres de ses couches

superficielles qu’elles se dérobent? Ces questions discréditent à elles seules

l’édification d’une pensée sur l’espace urbain qui s’en tiendrait au binôme surface et

profondeur. Avant d’aller plus loin, il convient de jeter un coup d’oeil à un angle

persistant du questionnement de la pensée cinétique, celui où le mouvement est

associé à un effet de surface, afin d’en désamorcer un peu plus les binarismes. Selon

Paul Virilio, la vitesse accrue du rytlirne urbain, ainsi que les nouvelles formes de

communication —qui participent de cette accélération— font en sorte que la matérialité

de la ville s’efface’. La ville en proie au mouvement devient, sous les phares de

Virilio, le miroitement d’une surface. une interface. Le parcours dans la ville pourrait

être abordé en tant que dispositif qui guide non plus vers l’effet de surface que pourrait

inciter la mouvance, mais au contraire comme une condition de révélation ou d’accès

à la complexité de l’espace urbain, et non plus seulement à sa profondeur. À condition,

évidemment de privilégier les modes de déplacement plus lents, plus délibérés. Notre

interrogation des territoires urbains ne se limite pas à ces dualismes entre la vitesse et

la lenteur, entre la surface et la profondeur qui y sont souvent associés. La démarche

proposée en ces pages s’attache avant tout à la matérialité urbaine telle qu’elle peut

encore s’expérimenter, et ce malgré toute l’abstraction vers laquelle la fait basculer le

discours. C’est à partir de cette matérialité que seront débusqués les secrets des villes

et ceux des textes.

VIRILIO. Paul. L espace critique, Christian Bourgeois éditeur, Paris, 1984.

6

Le déplacement constitue la porte d’entrée de mon exploration de l’espace

urbain. Ce n’est donc pas tant l’espace urbain en tant que tel qui siège au centre de ma

réflexion, mais le parcours en son sein, celui-ci tel qu’il est traversé, tel qu’il est révélé

sous les pas des marcheurs qui foulent ses trottoirs ou ses terrains vagues. Il s’agit

donc de se déplacer dans un espace hautement signifiant, dense et compact.

Lindissociable relation entre la mouvance et l’espace urbain invite une

reconsidération de la figure du parcours dans la ville, comme un riche axe d’analyse

de l’expérience urbaine.

Il est difficile d’examiner la figure du parcours dans la ville en gardant sous

silence les célèbres déambulations du flâneur benjaminien qui ont fait depuis lors

couler tant d’encre. La figure du flâneur hantera à plusieurs endroits nos promenades,

et accompagnera la solitude des autres marcheurs que ce travail verra défiler.

Benjamin avait désigné Baudelaire en tant qu’observateur privilégié de la grande ville

au seuil de la modernité, tant l’esthétique du choc inscrite dans sa poésie rendait

puissamment compte des rapides transformations urbaines et des modulations de

l’expérience. De la même façon que le contact de Benjamin avec la réalité urbaine

fluctuante aiguisait un regard le poussant à raviver ses perspectives théoriques sur la

modernité, la traversée de l’espace urbain pousse le passant contemporain à

reconsidérer continuellement sa prise sur le monde. Cependant, les flâneurs qui nous

intéressent ici ne marchent pas tout à fait dans le sillage de celui de Benjamin. Comme

les <herborisateurs de bitume» de Benjamin, ils ne manquent pas de buter sur la

matérialité de l’espace urbain. Aussi, c’est le regard aux aguets qu’ils cheminent; il se

7

dessine donc une confluence dans l’observation de détails marginaux du paysage

urbain. Mais là où Benjamin cherchait à cristalliser en ces détails du quotidien un

événement historique, pénétrer d’un souffle messianique l’exploration des lieux

urbains, la quête des marcheurs qui nous intéresse ici est beaucoup plus personnelle, se

profile à plus petite échelle. D’un autre côté, leur quête questionne l’espace urbain en

même temps que l’espace de la représentation.

La problématique de ce travail trouvera son ancrage dans l’analyse de trois

oeuvres principales L ‘emploi du temps de Michel Butor, Austerlitz de W.G Sebald, et

«City of Glass», premier récit de la Trilogie new-yorkaise de Paul Auster. Le choix du

corpus risque de surprendre à première vue. En effet, quest-ce qu’un écrivain associé

au Nouveau Roman, absorbé par des enjeux représentatioimels précis, peut bien

partager avec Sebald, porte-voix des traumatismes longtemps tus par les écrivains

allemands de sa génération? Malgré des divergences de ton flagrantes. elles mettent

toutes trois en scène un marcheur en quête de ce que l’on nonrnera très largement et

provisoirement la vérité. Si bien que même si elles sont tout à fait dissemblables, le

contact de ces oeuvres ne manquera pas d’enrichir la réflexion, s’éclairer l’une et

l’autre. Le rapport que noue le protagoniste de l’oeuvre de Butor. Jacques Revel, à

l’espace urbain est central. Le roman débute par son arrivée dans la ville étrangère (et

imaginaire) de Bleston et se clôt avec son départ, ce qui intensifie d’emblée la

présence de la ville comme texte. Bleston représente une forme «urbanité qui évoque

une version stéréotypée de la ville anglaise maussade née de la révolution industrielle,

ne possédant plus de véritable centre, au seuil d’un devenir tentaculaire. La

découverte de la ville s’effectue principalement sous les traits d’une lutte avec sa

$

matérialité, transposée à travers l’écriture de son journal. L’exploration porte donc les

traces d’une autre lutte : celle qui se noue avec la matérialité du langage. Ces enjeux

de la représentation ont souvent été fréquentés par les écrivains du Nouveau Roman,

auquel Butor est associé. Bien que ce motif soit amplement abordé par d’autres

oeuvres du même mouvement littéraire, entre autres chez Alain Robbe-Grillet dans Les

Gommes, il s’agira ici de cerner une expérience d’écriture singulière plutôt que de la

rattacher à son contexte de production.

«City of Glass» de Paul Auster, témoigne une fois de plus de l’obsession des

écrivains pour la ville de New York, démesurément mythique et mythiquernent

démesurée. Auster propose une démarche semblable à celle de Butor, dans le sens où

l’écriture de la ville rencontre obligatoirement un réseau foisonnant de représentations.

Quiirn, le personnage principal, est un écrivain qui s’improvise détective à la suite

d’un appel téléphonique erroné, et qui va, pour mener à bien son enquête, prendre en

filature un homme dont il sait bien peu de choses. Les détails de son enquête sont

consignés dans un journal, mais malgré sa minutie, il perd vite la trace du suspect. Le

recours ponctuel à ce court récit complètera notre analyse sur l’écriture du parcours

dans la ville en plus de mettre en lumière certaines de ses particularités, comme son

intertextualité. Celle-ci se manifeste de diverses manières: d’Edgar A. Poe, il tire la

figure de la filature de l’honmie des foules, de Melville, l’impénétrabilité de Bartleby,

certains principes de l’exégèse biblique... Le texte se caractérise par la promotion au

premier rang de l’intertextualité et de l’autoréférentialité; pour autant, ces notions

n’interviendront que dans la mesure où elles affecteront la notion de parcours, centrale

dans ce travail.

9

L’oeuvre de W.G. Sebald n’est pas de celles que l’on attribue obligatoirement

au corpus de la littérature urbaine2 d’abord, elle ne situe pas exclusivement son

action dans la ville, et ensuite, l’usage abondant de digressions —tramées surtout à

partir des souvenirs d’Austerlitz et des plus rares incursions d’un narrateur anonyme—

fait constamment éclater le cadre urbain. Mais la présence de la ville ne se limite pas à

un décor. Le sol des villes est sans cesse foulé par leurs pas, ce qui fait que plusieurs

villes européennes sont traversées par Austerlitz et le narrateur —Anvers, Londres,

Paris, Prague— le plus souvent d’ailleurs en leurs périphéries, en ces lieux où l’urbanité

est d’autant plus révélatrice qu’elle est hésitante. Si l’étude du parcours dans la ville

réveille chez Austerlitz des réflexions sur la thématique de la mémoire, il convient de

préciser que là n’est pas le fil conducteur de ce travail, comme c’est souvent le cas

quand est abordée l’oeuvre de Sebald. Mu par un désir de dénoncer la volonté d’oubli

et l’incapacité des écrivains allemands à rendre compte des horreurs de la deuxième

Guerre mondiale, Sebald s’emploie à exposer les zones d’ombres du passé. Chez

Sebald, la ville est le principal réceptacle de l’Histoire et c’est pourquoi sa traversée

est essentielle au dévoilement graduel des événements traumatiques qui hantent le

passé des protagonistes, autant que leur présent. La quête du personnage s’effectue

donc à partir des vestiges du passé, des ruines, des bâtiments dont tes murs recèlent les

traces de ses passages antérieurs. Dans les trois oeuvres, le dispositif de l’errance et du

parcours tend à révéler la ville dans ses aspects souterrains, fait émerger ses sens

2 Le but de ce travail n’est pas de se concentrer sur la pertinence d’une telle délimitation thématique. Ily aurait d’ailleurs matière à interroger cette classification. La culture urbaine dépassant de plus en plusles limites physiques des villes, la reconnaissance d’un corpus urbain devient de plus en plusproblématique. Suivant cette logique, la présence d’une ville comme cadre de la représentation est-elleencore un critère nécessaire à l’analyse d’une oeuvre en ces termes?

10

cachés. Ce sont les singularités de ces expériences d’écriture, dans lesquelles l’errance

peut se traquer à même le langage, qui attireront notre attention.

Dans un premier temps, nous nous emploierons à jeter les bases d’une

théorisation sur le parcours narratif, effectuée à partir d’un bricolage de réflexions

théoriques qui s’imprègnent de la mouvance, de Gilles Deleuze à Andrew Gibson, en

passant par Jacques Derrida. Cette première partie consiste plus en un accueil

épistémologique de notre démarche qu’en une grille d’analyse qui conditionne la

lecture des textes. Nous verrons comment le parcours narratif peut s’imposer comme

une alternative au discours de la narratologie, et mettre en marche une approche

analytique plus appropriée à l’étude des oeuvres proposées ici. Par la suite, il

conviendra de questionner certains éléments qui font basculer la ville vers la fixité,

autant dans ses manifestations empiriques comme l’architecture et le monument que

dans ses représentations qui présupposent un point de vue totalisateur et fixe, comme

le panorama et la cartographie. Ces éléments donnent inévitablement une forme au

paysage urbain ; ils cadrent le parcours. Un écart s’installe clairement entre le parcours

et ce qui structure visuellement le paysage urbain, et c’est pourquoi les tensions qui

surgissent entre le parcours et ces éléments fixes seront examinées. Toutefois, l’écart

est en partie comblé dans les oeuvres étudiées ici par la description, procédé littéraire

éminemment visuel. Il importera donc de plonger plus avant vers ce moteur rhétorique

puissant qui est la description nous serons attentif à ses implications dans la logique

du parcours, ainsi qu’aux spécificités qu’elle engage. Nous verrons comment

l’insistance descriptive façonne une esthétique de la trace et du détail qui conditionne

à son tour une relation à l’écriture et à la mémoire. La mobilité du regard insufflée par

Ï’

l’activité descriptive mènera par la suite à s’attarder au regard stimulé par l’errance.

L’errance consiste en un mode d’appréhension parallèle qui se caractérise entre autres

par un refus d’ancrage. Des symptômes de ce regard sur le monde seront dépistés à

travers les déambulations des marcheurs, mais l’errance inscrite dans les oeuvres a

aussi de profondes incidences sur l’acte de lecture enclenché. En ce sens, notre analyse

sera toujours double ; elle est à la fois impliquée dans l’écriture et dans la lecture. Sera

ensuite passé sous le crible le réseau de parentés entre l’écriture et la marche dans la

ville qui découle de l’errance des protagonistes. Puis, nous plongerons au coeur de

l’énigme pour tenter de cerner ce qui fait marcher Austerlitz, Quiirn et Revel. La

difficulté qu’ils ont à trouver une résolution à travers le dehors, à même l’espace

urbain, les porte à se tourner vers l’intériorité, mais au lieu de tendre vers un

éclaircissement de leurs démarches, cette exploration ouvrira sur le mystère des

origines, toujours recouvert d’opacité. C’est ainsi que naît une manière alternative

d’appréhender l’espace urbain. Le dernier chapitre de ce travail boucle le parcours

nous tenterons d’y identifier les différentes facettes de la corporalité du parcours, qui

contribuent à définir davantage le mode d’appréhension alternatif dont il est question

dans ce travail.

12

Chapitre I

Saisir le bougé-fixe: vers une théorisation duparcours narratif

-Traçons les parcours de l’oeil dans le champs du langage, saisissons le bougé-fixe...Jean-François Lyotard

L’immense puissance symbolique et épistémologique de la ville tient entre

autres à la fascination de l’être humain pour les structures, et à sa faculté à s’orienter à

partir de celles-ci. Mais qu’advient-il lorsque le mouvement enclenché à même

l’espace urbain remue ces structures ? Tel que mentionné précédemment, le marcheur

est alors forcé à reconsidérer ses positionnements et ses perspectives afin d’évoluer

harmonieusement dans la mouvance urbaine. Ces mêmes enjeux trouvent des échos

dans le champ de la théorie littéraire. En confrontant les paroles de Flaubert et de

Nietzsche à la clôture de son chapitre «Force et signification»3, Derrida réactive de

manière évocatrice et lucide une tension complexe entre le désir du mouvement et

celui de la structure dans le champ de la pensée. Si selon Flaubert, «on ne peut penser

et écrire qu’assis», Nietzsche, en honime du dehors, professe quant à lui que «seules

les pensées qui nous viennent en marchant ont de la valeur». Aussi virulente la critique

derridienne du structuralisme apparaisse-t-elle dans ce texte, il en ressort une

indétermination qui frôle l’impasse: tout en parlant en faveur d’une mouvance qui

donnerait accès à l’énergie vivante du sens, la forme et la spatialisation restent des

éléments stabilisateurs essentiels à la fixation d’un savoir. En fait, il est pertinent de

souligner au passage que l’association métaphorique récurrente entre le texte et la ville

DERRIDA, Jacques. L ‘écriture et la différence, Seuil, Paris, 1967, p. 9-49.

1—,1-D

a beaucoup à voir avec le fait que l’on pense le langage à partir de sa spatialisation.

L’attitude à adopter consisterait néanmoins, comme le souligne Derrida. à «menacer

méthodiquement la structure pour mieux la percevoir, non seulement en ses nervures

mais en ce lieu secret où elle n’est ni érection ni ruine mais labilité»4. Tout en évitant

de tomber dans l’écueil de la déconstruction infinie à laquelle peut facilement mener la

lecture de Derrida, nous tenterons de développer la notion de parcours narratif

contenue en substance dans la proposition ouverte par ce chapitre. Mon propos sera

étayé du point de vue théorique entre autres par les avancées d’Andrew Gibson vers

une théorie postmodeme de la narration5. Les oeuvres littéraires de notre corpus

s’organisant autour de l’idée d’un parcours, elles illustrent les bases de ce dispositif

d’analyse. En filigrane, notre démarche est mue par un désir d’accéder à ce lieu secret

dont parle Derrida, qui est peut-être le lieu des origines vers lequel tend le parcours.

Afin d’éclaircir ce que nous entendons par parcours narratif, il est nécessaire

de remettre en contexte la notion effleurée par Andrew Gibson dans l’introduction de

son ouvrage. Selon les principes de la narratologie éclairés ici, c’est en se prêtant à une

analyse structurelle qu’un texte livre sa signification. Poussée à l’extrême, cette

demande de sens dévoile une tendance à rattacher tous les différents éléments à la

structure, ce qui aboutit à une géométralisation de l’oeuvre dans son ensemble.

L’espace de la représentation étudié par la narratologie est en effet caractérisé par

l’homogénéité, la géométrie et l’unité. C’est donc la systérnaticité qui guette souvent

cette façon d’aborder les oeuvres littéraires, puisque les outils narratologiques tendent

‘ DERRIDA, Jacques. Ibid., p. 13.GIBSON, Andrew. Towards a postmodern theoiy ofnarrative, Edinburgh University Press,

Edinburgh. 1996.

14

à appliquer une grille de lecture en dépit de la portée manifeste des oeuvres (c’est là

aussi le propos de Derrida). Ou si ce n’est pas directement une grille de lecture qui est

appliquée, ce sont les classifications qui prennent le relais pour affirmer à nouveau la

prépondérance des critères spatiaux dans la réflexion théorique, classifier étant

évidemment une autre façon de spatialiser. Gibson prête voix à Michel Serres afin de

modeler une alternative à la narratologie. dans laquelle l’espace narratif serait pluriel

et au sein de laquelle serait admises les interférences et les bifurcations. Pour parler

avec Serres, la notion de parcours narratif inviterait à «se poser la question du chemin

lui-même.»6, et cela peu importe où celui-ci peut mener, au lieu d’évaluer une oeuvre à

partir de la clôture qu’elle installe, de sa finitude. Le parcours narratif offre donc un

contrepoids nécessaire au discours de la narratologie et ne se contente pas de faire

défiler les personnages et les actions dans différents lieux. Il est véritablement pénétré

par un mouvement entre les espaces co-présents dans l’oeuvre, comme le précise ici

Gibson: «The idea of narrative parcours is not a variation on the old theme of the

nove! as quest or journey. It rather involves a theory of narrative that radically breaks

with the unitary space of narratology»7. Parallèlement à l’atteinte à l’homogénéité de

l’espace narratif, la notion de parcours mérite d’être élargie à toute intervention

contradictoire installée dans le texte. susceptible de perdre le lecteur ou du moins de

défier son appréhension habituelle d’un texte. De là le souci de privilégier les notions

qui projettent hors système comme le détail, la digression. et les éléments parasitaires

de toutes sortes. Il s’agit aussi d’explorer les genres littéraires là où ils mettent leurs

frontières en péril, où ils osent des mélanges. Une oeuvre qui passe d’un genre à un

6 GIBSON, Andrew. Ibid., p. 26GIBSON. Andrew. Ibid. p. 16.

15

autre inscrit aussi un parcours; le fait qu’un mode narratif se transforme abruptement

force à engager le lecteur différemment à l’égard du texte.

Avant d’aller plus loin, il faut mentionner une particularité dans la démarche

d’écriture des oeuvres étudiées ; elle incite, à des degrés divers, une trouée dans

l’espace narratif homogène. Dans chacune des oeuvres, le genre littéraire est marqué

par l’hybridité, ce qui complexifie subtilement le rapport du lecteur aux textes, raison

pour laquelle la notion de genre mérite ici quelques éclaircissements. Le fait que la

forme du journal intime hante les trois textes est significatif. Le journal est à l’écriture

ce que la marche est à la ville une manière de s’engager complètement dans

l’expérience, une possibilité d’apposer les traces de ses propres passages dans un

système. Pourtant, chacun des textes présente des particularités à partir desquelles la

forme même du journal est questionnable. D’abord, L ‘emploi du temps se présente

clairement comme un journal intime, contenant des fragments datés et un point de vue

exclusif, celui de Revel. Une attention plus soutenue envers le texte dévoile une

structure précise, séparée en cinq parties, comme s’il s’agissait d’une tragédie ou d’un

opéra tant son ordonnance est théâtrale8. Une certaine confusion s’installe dans la

mesure où la logique organisatrice se révèle excessive pour être celle d’un journal,

tout en restant inhabituelle pour être celle d’un roman. Le lecteur désarçonné se

retrouve à la frontière de deux genres, entre le roman et le journal, mais aussi entre

l’ordre et le désordre. Présent aussi dans l’oeuvre de Auster, le journal n’y occupe

cependant pas la même fonction. Il sagit dans ce cas-là d’un texte enchâssé dans le

récit principal, ainsi qu’un motif récurrent dans la narration; il ne remet pas tant en

$RAILLARD, Georges. «L’exemple» in L ‘emploi dz, temps, éditions de Minuit, 1957, P. 461.

16

question l’espace narratif Par contre, s’il fallait noter une particularité que le journal

met en relief, c’est bien l’impossibilité du point de vue du narrateur. Comment le

narrateur peut-il posséder une perspective aussi pénétrante et onmisciente. incluant

nombres de dialogues et de détails sur les sentiments de Quinn. alors qu’il n’a eu

comme sources qu’un journal et le récit du personnage d’Auster? L’ironie du texte

réside en ce que le narrateur affirme à la fin du récit s’être bien privé de toute

interprétation. Austerlitz ne consiste pas en un journal, mais il en présente certaines

caractéristiques telles que la narration à la première personne et l’insistance à entrer

dans l’intériorité d’un personnage à partir d’entrées régulières sur les événements de

sa vie. L’oeuvre de Sebald se trouve quant à elle à la croisée de plusieurs genres,

hybridité d’autant plus ambigus qu’elle tisse un rapport très réaliste aux événements

historiques. Le texte oscille donc entre la fiction, le récit historique, et le récit

autobiographique. Ce texte au genre indécis privilégie un questionnement sur les liens

qu’entretient la fiction avec la vérité, avec la connaissance et sur la capacité du récit de

vie à se constituer en oeuvre littéraire. À ce stade, il est évident que la nature hybride

des textes incite aussi leur mouvance. Mais il s’agit bien là d’un élément de l’écriture

du parcours qui prendra plusieurs ramifications au fil des pages.

La notion de parcours rejoint toute une constellation de figures élaborées par

Deleuze — le nomadisme. les lignes de fuite, les devenirs, figures qui s’ancrent

résolument dans la mouvance (s’il est possible de parler ainsi). La pensée deleuzienne

se trame sous le modèle de la ligne de fuite, «ligne qui ne délimite rien, qui ne cerne

plus aucun contour, qui ne va plus d’un point à l’autre, mais qui passe entre les points,

qui ne cesse de décliner de l’horizontale à la verticale, en dévier de la diagonale en

17

changeant constamment de direction»9. Chez Deleuze, le rejet du structuralisme trouve

sa principale illustration dans le rhizome. Le rhizome est un motif végétal où

l’entrelacs des racines évoque une nature profondément antigénéalogique et multiple.

L’oeuvre conçue sur le modèle du rhizome ressort comme un agencement collectif

d’énonciations livré par le langage, qui lui-même procède par agencements et

connexions, traçant la formation d’une a-structure ample et fortement décentrée. Il

n’est plus tant une image du monde que le lieu d’une expérience où se construisent et

se détruisent ces agencements. L’ouverture qu’il introduit ne se scelle pas en un

agencement architectonique mais se dissout plutôt en une complète mouvance. La

pensée est donc perçue comme un parcours hautement imprévisible au fil duquel se

trouvent de multiples carrefours. Elle constitue un parcours de lignes qui démantèle

sur son passage les dualismes érodés des assises cartésiennes. Revendiquer le

nomadisme, c’est penser un espace intermédiaire et ainsi échapper à la rigidité des

modèles. Par contre, ces éléments de la pensée deleuzienne peuvent aisément mener à

des élucubrations conceptuelles sans corporalité, ou à la corporalité désincarnée telles

qu’elles apparaissent dans de nombreux discours postmodernes. Il faut par conséquent

se méfier de l’emploi abondant de termes de localisation et de mobilité qui effacent

toute résonance empirique. Afin d’éviter de plonger dans l’abstraction, l’implication

de l’utilisation de ces modèles dans ce travail se mesure dans une attention accrue aux

devenirs, à la mouvance inscrite dans les textes sans toutefois se détacher de la

matérialité, de la trace des corps dans le texte.

DELEUZE, Gifles et Félix GUATTARI. Mille Plateaux. Cap itafls,ne et schizophrénie. Minuit, Paris,1980, p. 621.

18

Le concept de limites à la représentation prend plusieurs formes dans les

théories littéraires. À titre d’exemple, un pan de la littérature dite postmoderne, c’est-

à-dire consciente de quelque discours théorique qui la dissèque, se penche sur

l’impossibilité de narrer en échappant aux griffes du discours*. Dans ce cas, c’est

l’appareillage théorique qui fait obstacle au récit. Cette littérature semble rendre

compte d’une ouverture sur un vide, sur un creux que l’écriture tente en vain de

couvrir. Cette position révèle certaines limites, mais il est important d’établir une

distinction entre les limites imposées par des enjeux propres à la représentation, que

nous pouvons identifier comme des limites internes, et les limites externes qui sont

davantage marquées par un «épuisement des formes de représentation disponibles»

devant un événement, par exemple dans un cas où le récit voudrait réfléchir sur un

événement historique traumatique10. Ce dernier cas est radicalement différent, bien

qu’on parle aussi de limites de la représentation. Ces limites de tout acabit sont

révélées par des questionnements actuels, qui s’additionnent à ceux qui naissent des

particularités engendrées par les fictions interactives. C’est entre autres pour repenser

les limites de la représentation que le parcours s’impose, non seulement comme une

alternative à l’étude narratologique d’un texte -donc comme un axe de lecture et

d’analyse d’une oeuvre-, mais aussi comme une trajectoire narrative au sens où

l’oeuvre même épouse les traits d’une certaine mouvance, et où l’espace de

représentation n’est pas unitaire. L’idée de mouvement s’installe comme vecteur

organisateur de l’oeuvre, et vient défier notre appréhension de celle-ci.

*

Je pense entre autres à certaines oeuvres de Julio Cortazar construites autour d’un questionnement surl’impossibilité du langage à relater l’expérience étant donné l’inévitabilité de la médiation, toujoursdéformante.10 RICOEUR, Paul. La mémoire, l’histoire, l’oubli, «L’ordre philosophique», Seuil, Paris, 2000, P. 329.

19

Les oeuvres littéraires qui guideront cette traversée, soit AztsïerÏitz de W. G.

Sebald, L ‘emploi du temps de Michel Butor et «City of Glass» de Paul Auster

inscrivent toutes un parcours au premier plan du récit: l’un est celui de Jacques Revel

à travers la ville imaginaire de Bleston, l’autre se déroule dans différentes villes

d’Europe, et principalement dans l’espace de la mémoire du personnage Austerlitz. Le

New-York de Auster dans lequel défile Quinn, a des allures de palimpsestes tant cette

ville a été plus souvent qu’à son tour la scène de représentations ; les territoires foulés

par ce pseudo-détective recèlent de la présence de nombreux fantômes littéraires. Ces

trajectoires sont hautement contrastées : celles de Butor et de Auster se tissent à

travers des strates textuelles. aux prises avec les problèmes de la représentation, tandis

que celle de Sebald est mue par la nécessité de poser un nouveau regard sur l’Histoire.

et donc d’en explorer la complexité des strates culturelles. Les trois oeuvres se

rejoignent en ce que c’est le dispositif du parcours qui libère la mémoire du texte.

Mais le parcours invite aussi le lecteur à prendre part au mouvement, et ce par le biais

des stratégies narratives et rhétoriques présentes dans les oeuvres. Si bien que

l’exploration suggérée ici est toujours double : à la fois inscrite à même le texte —à

l’intérieur de l’intrigue- ainsi que comme dispositif narratif qui guide la lecture de

l’oeuvre.

20

Chapître Il

La vîlle fixe à l’épreuve du parcours

Parcours et architecture

Malgré une conception plus baroque de l’architecture où le mouvement était

pensé à même la structure, et le travail récent d’architectes —ceux qui optent pour une

vision malléable de la construction dans laquelle sont davantage prises en

considération les fluctuations de l’environnement—, l’architecture revêt généralement

un aspect de permanence qui se conjugue assez mal avec la notion de parcours.

L’architecture reste néanmoins un élément essentiel au parcours puisqu’elle encadre le

tracé. L’architecture organise indirectement la dérive, étant ce qui permet de dessiner

les rues, ces «espaces laissés vacants par les immeubles», pour emprunter une formule

de R. Solnit1. Il n’est donc pas surprenant que des tensions surgissent entre le

parcours et l’architecture. Les premières pages d’Austerlitz ouvrent sur la rencontre

entre le narrateur et le personnage d’Austerlitz dans la salle des pas perdus de la gare

d’Anvers. Le regard inquisiteur d’Austerlitz occupé à détailler l’architecture du lieu

attire le narrateur, et sans trop de préambule. leur entretien laisse place à une réflexion

pénétrante sur l’architecture. Si Austerlitz sonde le passé historique des bâtiments

architecturaux au gré de ses promenades et de ses recherches, il semble que ce soit

d’abord pour dévoiler l’architecture en tant que système qui tend à s’enfermer sur lui-

même en un ensemble de contraintes. Il relève donc les absurdités de certaines

constructions architecturales, en particulier celles d’installations militaires. C’est

SOLNII, Rebecca. L ‘art de marcher, éd. Actes Sud. 2002, p. 235.

21

d’ailleurs vers ces bâtiments aux visées militaires ou concentrationnaires que se

concentre la réflexion dAusterlitz. étant dormé que les déambulations des personnages

mènent vers les ruines des camps de concentration. Ce qui se dégage du discours

d’Austerlitz, c’est indirectement une attaque des fondements mêmes de la culture, qui

construit une monumentalité autour de ses institutions consolidatrices. La réflexion

enclenchée ici donne le ton à l’oeuvre dans le sens où la quête du savoir d’Austerlitz

scrute la part d’absence contenue dans les lieux quil visite, gratte leurs surfaces pour

accéder à ce qui est tapi en deçà des bâtiments, au fond de la mémoire. Ce à quoi

Austerlitz parvient dans sa lecture de l’architecture n’est pas tant le dépôt dun savoir

culturel qui résiste au temps, mais plutôt la preuve d’une insécurité fondamentale qui

s’estompe à peine en dépit de l’érection de fortifications, connue en témoigne ici son

propos: «il n’était pas rare que nos projets les plus grandioses révèlent le degré de nos

inquiétudes»12. Austerlitz continue son discours en commentant ainsi les bâtiments

militaires:

{...] l’obstination témoignée par des générations d’architectes militaires, qui, nonobstant leur

incontestable talent, restaient attachés à l’idée foncièrement erronée, comme on pouvait sans

peine s’en rendre compte aujourd’hui, qu’en élaborant un tracé idéal {...] on pouvait offrir à

une ville la meilleure protection qui puisse exister.13

Par l’incongruité qu’il relève entre le tracé idéal et le tracé effectif, ce passage

met en évidence l’échec inévitable d’un savoir théorique qui tente de contenir

l’imprévisibilité des mouvements humains, jusqu’à s’imposer comme principe

organisateur de l’expérience. Plus tard, dans une promenade à pied qui mène le

12 SEBALD, W. G. Azisterlit. Actes Sud. 2002, p. 22.3 SEBALD, W. G. Ibid., p.22.

77

narrateur jusqu’à Breendonk. un ancien fort transformé en camp de concentration

durant la guerre puis muséifié, celui-ci, dès son entrée sur le site, est surpris par son

incapacité à décrypter le sens de ces installations: «Et plus je les regardais et avais la

sensation qu’elles me forçaient à baisser les yeux devant elles- plus elles me

devenaient incompréhensibles»14. Le narrateur cherche ici à décrire une expérience

paradoxale où s’entremêle l’impuissance qu’a une structure inerte à livrer son histoire

(si elle n’est pas au préalable enrobée d’un discours), à la forte puissance affective du

bâtiment qui entrafne son spectateur entre l’étonnement et l’épouvante. La

compréhension intellectuelle et logique vient se heurter à un bagage affectif dont le

narrateur ne peut laisser de côté tout le caractère énigmatique. L’architecture impose

ici le silence tant les lieux du passé sont chargés d’un sens qui dépasse l’histoire

officielle qui s’érige de la même manière que ses murs. Il est dès lors aisé de tracer un

lien entre l’effet de façade que produisent l’architecture et l’histoire, en tant

qu’institutions culturelles faisant écran à la richesse des histoires personnelles et des

passages éphémères. En ce sens. Austerfltz met en évidence la nécessité d’emprunter

les chemins de traverse afin de laisser poindre la vérité, comme il est suggéré entre

autres par ce passage:

Faire de l’Histoire, {...] ce nétait que s’intéresser à des images préétablies, ancrées à l’intérieur

de nos têtes, sur lesquelles nous gardons le regard fixe tandis que la vérité se trouve ailleurs,

quelque part à l’écart, en un lieu que personne n’a encore découvert.

C’est en suivant le même filon que peut être interprété un passage à la fin du

roman. où Austerlitz déplore la démesure architecturale d’une bibliothèque dont

SEBALD. W. G. Ibid., p. 29.15 SEBALD, W. G. Ibid., p. $9.

23

Fimmensité met justement en relief son inutilité dans le contexte de ses recherches

«cette gigantesque Nouvelle bibliothèque censée être, selon une expression horrible

qui maintenant fait florès, le sanctuaire de tout notre patrimoine écrit, a prouvé son

inutilité dans l’enquête que j’effectuais pour retrouver les traces de mon père qui se

perdent à Paris.»16 L’architecture et le discours historique, loin de constituer les leviers

inévitables qui permettent de lever le mystère sur le passé, sont partie prenante dans la

relation complexe quentretient tout être humain entretient avec la réalité : masques

autant qu’outils, ils découvrent autant qu’ils recouvrent des significations plus

souterraines. C’est pourquoi la quête d’Austerlitz s’emploie à contourner ces édifices:

il désire en effet enrichir sa compréhension du passé en étant réceptif à ce qu’il

expérimente sur les lieux.

Ce positionnement face à Farchitecture n’est pas sans rappeler celui des écrits

de Georges Bataille, qui associait l’architecture et le monument au lieu de visibilité du

pouvoir, pouvoir qui s’emploie avant tout à masquer la mort. Denis Hollier exprime

ainsi cette relation à première vue inédite: «The monument and the pyramid are where

they are to cover up a place, to fili in a void : the one lefi by dead»17. Devant la sourde

menace d’un néant, la pensée rationnelle cherche par tous les moyens à combler le

vide par une visibilité monumentale. La mort étant recouverte symboliquement par la

construction du monument ou de l’édifice, elle est du même coup mise à distance. Ici.

la mort est d’autant plus mise à distance que la muséification du bâtiment force le

spectateur à se séparer davantage de l’objet contemplé. De ce fait, la muséification de

16 SEBALD. W. G. Ibid.. p. 331.17 HOLLIER. Denis. Agains! Architecture: The Writings ofGeorges Bataille. The MIT Press,Massachusetts, 1989, p.X.

24

tels sites ne peut que susciter le malaise. Le narrateur. malgré le changement de

fonction du bâtiment, entre dans une zone où deviennent palpables les traumatismes

du passé, ce qui relègue la mise à distance souhaitée à un échec. Ce sont par ailleurs

les déplacements dans l’espace qui penriettent ce rapprochement, qui étoffent les

souvenirs et rendent la mémoire des lieux, donnant ainsi accès aux bâtiments et autres

constructions architecturales au-delà de leur façade, de leur visibilité immédiate. Tout

le roman de Sebald convie le lecteur à une vision anti-monumentale de l’espace, qui se

déploie à travers les déambulations du narrateur et de Austerlitz. La dimension

affective contenue dans les bâtiments architecturaux se révèle à travers le passage,

comme si celui-ci suffisait à réveiller une partie enfouie, refoulée. Le mouvement

constant des personnages permet cf éviter la fixation du traumatisme en une

monumentalisation, qui a pour danger une éventuelle mythification.

Le fait que les errances des personnages se déroulent le plus souvent dans des

zones périphériques de la ville ne semble pas fortuit. Répondant aux mêmes principes

idéologiques que la vision anti-monumentale élaborée plus haut, cet attrait pour les

zones périphériques suppose la recherche d’une défamiliarisation, un point de vue

donc doublement marginal par rapport à l’institution culturelle. Fuir ses zones les plus

fréquentées relève en quelque sorte d’une attitude transgressive. Afin de s’éloigner

d’une représentation convenue de la ville faisant obstacle au contact réel qu’en a le

marcheur —par exemple par cet autre effet de façade stimulé par la carte postale. et par

les trajets touristiques institués—, il convient ici pour les personnages de quitter le

trottoir, d’explorer ses territoires sauvages (ce i’iÏd side dont parlait Lou Reed). Pour

comprendre la ville, il faut la traverser là où elle ne l’a jamais vraiment été, la penser à

25

partir de la non-ville’8, à partir d’une urbanité hésitante qui regorge de traces encore

disponibles, n’ayant encore passé à travers aucun filtre (du moins, c’est l’illusion

qu’elles offrent). Se promener ainsi au sein d’espaces n’ayant déjà été formatés par

des représentations consisterait à proposer un nouvel arpentage de l’espace, ce qui a

pour conséquence de relancer le détail des lieux. Rester aux abords de lurbs* puisque

c’est là où se tisse une nouvelle relation avec l’espace, c’est là aussi où la ville étire

ses bras, s’établit et se définit.

Mais il n’y a pas que les zones périphériques qui fascinent à ce point

Austerlitz, au point d’en faire un passage obligé de ses dérives, mais aussi ce lieu de

transit par excellence qu’est la gare. Malgré son emplacement généralement central

dans la ville, la gare suggère l’idée de frontière; elle consiste en effet en une zone qui

projette vers l’extérieur tout en étant à Fintérieur. La gare est un de ces lieux de transit

que Marc Augé épingle sous sa rubrique du non-lieu. Selon Augé, si le lieu se conçoit

selon l’usage traditionnel en une inscription historique et identitaire dans l’espace, le

non-lieu consisterait en des «espaces de la circulation, de la distribution et de la

communication. où ni l’identité, ni la relation, ni l’histoire ne se laissent

appréhender»’9. C’est paradoxalement à travers ces espaces liminaires que le marcheur

cherche un ancrage identitaire et relationnel. D’autres types de non-lieu apparaissent

de façon persistante dans AusierÏitz, comme le terrain vague (à condition bien entendu

d’élargir le concept d’Augé, qui réserve aux non-lieux la caractéristique d’être

RIDON. Jean-Xavier. «Errances urbaines», in Nouingham French Stz,dies. vol. 39, no 1. printemps2000.* Il est intéressant de garder en tête l’origine du mot urb qui vient des murs, ce qui renvoie d’emblée àla notion de contenance de la ville.‘ AUGE. Marc. Le sens des autres: actualité de l’anthropologie, éd. f ayard, france, 1994, p.J54.

26

signalés par des textes comme le sont les pancartes). Le groupe artistique Staiker créé

dans les années ‘70 en Italie avait pour cible des interventions et des expérimentations

en milieux urbains qui s’effectuaient à pied. Le groupe exprimait ainsi sa démarche

artistique: «We’ve chosen the trajectory as a forrn of expression which accentuates a

place by physically tracing a une through it»20. À travers ces déambulations, les

artistes affirmaient une claire affinité pour le terrain vague, prenant en considération

son riche potentiel symbolique. C’est la nature flottante du terrain vague qui porte à

l’investir de signification, et qui «revendique le lien entre architecture inorganique et

ville nomade, territoire à l’abandon et espace de circulation, ville oubliée et ville en

déplacement»21. Dans AusterÏiiz, ces zones urbaines délaissées constituent, au même

titre que les gares, un refoulé de la conscience, dans le sens où c’est fréquemment en

ces endroits que se dissimulent les souvenirs douloureux du personnage, en plus de

refléter par leur vide et leur désolation son état d’âme. La solitude du promeneur dans

ces espaces, jumelée à l’indétermination qui les caractérise, facilite l’émergence d’une

vision périphérique de l’espace urbain et de l’histoire. Tranquillement, notre analyse

laisse poindre une prédilection pour les espaces interstitiels.

20 CARERI, Francesco. ]n http://paro]e.aporee.orn/workihier.php3?spec id=2 11 36&words id=976,consulté le 30 mai 2004.21 DAVILA, Thierry. Marcher, créer: déplacements, fldneries, dérives dans l’art de la fin du XX’è,nesiècle, éd. Regard, Paris, 2002, p.l23.

27

Parcours, carte et panorama

Lorsqu’il se sait placé devant une ville imaginaire, le lecteur de L ‘emploi du

temps peut d’autant plus aisément concevoir Bleston en une architexiualité, au sens

strict du terme. Bleston se déploie de toute évidence comme une ville-texte, ainsi que

l’a d’ailleurs lui-même souligné Butor22. Ceci mène à envisager la ville comme une

véritable topo-graphie, la mise en écriture de ces lieux urbains devenant une condition

essentielle à leur existence dans les sphères de l’imaginaire. De la même façon que la

mise en forme de l’espace urbain sappuie sur les constructions architecturales, la mise

en forme de l’espace littéraire dans L emploi du temps se fonde largement sur la

présence d’édifices, et cette insistance à les nommer et à les décrire comble dans une

certaine mesure l’absence d’un référent. Par cette dynamique. il se produit un effet de

façade selon lequel le lecteur peut appréhender les espaces urbains de la même façon

qu’un décor cinématographique, leur surface masquant un creux, n’étant après tout

qu’illusion. Cet effet est d’ailleurs mis en relief par la rareté des incursions de Revel

dans les intérieurs blestoimiens en début de récit seule la surface de la ville lui est

alors disponible. L’exploration de la ville repose sur les assises faussées d’une

architecture qui est en fait une architextualité, d’une ville qui n’existe que comme

texte : ainsi s’érigée la charpente qui va devenir la scène de la déperdition du

protagoniste.

Chez Butor, ainsi que chez Auster —nous le verrons plus loin— la ville se

conçoit de manière ambivalente, entre la carte et le parcours. Le panorama et la carte

consistent en des représentations permettant d’embrasser d’un coup d’oeil la totalité

22 BUTOR, Michel. «La ville comme texte» in Répertoire V, éditions de Minuit, Paris, 1960, p. 33-42.

28

d’une surface. L’exercice peut se prêter aisément, il reste néanmoins que le panorama

fait voir, tout comme le rappelle Derrida, une «totalité désertée de ses forces»23. Dans

ce sens, une parenté se tisse entre Farchitecture et ces autres outils structurels que sont

la carte et le panorama. Ceux-ci sont principalement déterminés par la fixité et servent

à jalonner, à mettre en forme. Même s’il est vrai que la carte invite à

l’expérimentation, qu’elle est comme le dit Deleuze «affaire de performance»24,

qu’elle reste ouverte aux entrées multiples nimposant pas d’elle-même un tracé, le

point de vue fourni par la carte crée tout de même un aplanissement des éléments

spatiaux conflictuels ou hétérogènes pour se proposer en savoir objectif Le parcours

offre quant à lui un point de vue où la «transcendance» est repoussée, tant celui qui

marche dans la ville est confronté à une connaissance aveugle des lieux parcourus,

comme le suggère ici Michel de Certeau:

C’est «en bas» au contraire à partir des seuils où cesse la visibilité, que vivent les

pratiquants ordinaires de la ville. forme élémentaire de cette expérience, ils sont des

marcheurs. Wanders,ndnner. dont le corps obéit aux pleins et aux déliés d’un «texte urbain»

qu’ils écrivent sans pouvoir le voir. Ces praticiens jouent des espaces qui ne se voient pas; ils

en ont une connaissance aussi aveugle que dans le corps à corps amoureux.2

Connaissance aveugle? L’oxymoron rappelle ici que connaissance et visibilité

n’ont pas toujours partie liée. De plus. la carte reste soumise à la compétence de celui

qui la lit. L’expérience de l’espace suppose quant à elle un investissement du

marcheur qui garantit une prise unique sur l’environnement, une connaissance qui se

passe presque de la vue. La connaissance issue de l’expérience est d’une autre nature

23 DERRIDA, Jacques. Op. cit., p. 10.24DELEUZE. Gilles et Félix GUATTARI. Op. cit., p. 20.22

CERTEAU, Michel de. L’invention du quotidien: I. arts de faire, Gallimard, 1990, p.141.

29

que celle fondée sur des simulacres théoriques, qui ont comme «conditions de

possibilité un oubli et une méconnaissance pratique)>26. À la lumière de cette

distinction, il est normal de noter certaines incongruités quand vient le temps pour

Revel de mettre son trajet en perspective à l’aide d’un simulacre cartographique. Dès

son arrivée à Bleston, Revel s’arme de cartes dans l’espoir de pouvoir s’y retrouver.

Guidé par l’euphorie de la découverte, Revel accède à la vision totalisante de la ville

qui lui apparaît comme un système

Alors, moi, taupe me heurtant à chaque pas dans les galeries de boue, tel un oiseau migrateur

prêt à fondre, j’ai embrassé d’un seul regard toute l’étendue de la ville. [...J Ainsi, moi, perdu

dans ces filaments, tel un homme de laboratoire, armé de son microscope. je pouvais examiner

cette énorme cellule cancéreuse dont chaque encre d’imprimerie, comme un colorant

approprié, faisait ressortir un système d’organes[•,,]27

Pourtant, cette connaissance du système urbain se révèle plus tard comme

illusoire. Revel reste sans cesse préoccupé par l’incompatibilité entre son étude

nocturne de la carte et son cheminement dans une ville où il s’égare constamment, et

ce malgré la précision extrême de la carte et sa méticulosité à l’étudier, comme le

démontre ce passage:

[...] j’ai commencé par me perdre, malré les précautions, malgré le plan que j’avais emporté.

difficile à utiliser à cause de l’éclairage particulièrement parcimonieux dans cette région de la

ville, et à cause de la pluie qui battait ce

Bien qu’elles contribuent à son égarement, il est évident que les conditions

atmosphériques —la noirceur, la pluie, le brouillard— ne sont certes pas les seules

26 CERTEAU. Michel de. Ibid.. p. 141.27 BUTOR. Michel. L ‘emploi du temps. éditions de Minuit. 1957, p. 60.28 BUTOR, Michel. Ibid., p.64.

30

responsables. Le besoin pressant qu’a Revel de trouver des repères au début du roman

semble inexorablement le mener à sa perte tant F acharnement avec lequel il essaie de

circonscrire les composantes géographiques de la ville est grand. C’est lorsqu’il

s’abandonne à l’errance que son contact avec la ville devient plus intime, sans

toutefois devenir limpide. L’élaboration de Deleuze et Guattari sur la carte et le calque

mérite d’être reprise pour nuancer l’analyse. Elle pose en effet une distinction

éclairante entre une conception d’un territoire tracé sur une carte qui reste ouvert à

l’expérimentation29, et une autre à partir de laquelle on arrime une représentation, qui

correspond davantage à leur idée du calque. C’est justement lorsque Revel utilise la

carte en tant que représentation qui se veut exacte de la ville qu’il est floué et qu’il

perd le sens de la direction.

La préoccupation de Butor pour le régime cartographique est telle qu’il va

même jusqu’à installer au début du récit une carte incomplète sur laquelle les rues

stoppent de façon inopinée, ce qui donne au lecteur une idée à la fois trop précise et

pourtant floue de ce Bleston que Revel expérimente comme un labyrinthe. Cette carte

n’est visiblement pas celle qu’utilise Revel, puisque dans la sienne tous les édifices de

la ville semblent représentés, ce qui frôle d’ailleurs l’impossibilité. Il semble que

Butor se joue ainsi du lecteur en le titillant par la possibilité de se repérer dans le

système de la ville et de l’oeuvre, tout en bloquant partiellement ses repères. En effet,

même si le lecteur veut suivre pas à pas les déambulations de Revel, et adopter par

conséquent une perspective panoramique, la carte le lui refuse.

29 DELEUZE, Gilles et Félix GUATTARI. Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie. Minuit, Paris,1980, p.20.

La tentative de traduire le parcours sur le support cartographique échoue à

cause de l’invisibilité inhérente à l’expérience. Le parcours, foncièrement ancré dans

l’éphémère, ne laisse pas de traces et s’il est retracé sur une carte, ou distillé par

l’écriture, il s’opère une mise de côté de lexpérience. Apparaît donc ici est une autre

dimension du conflit entre la force et la forme dans le sens où l’espace urbain passé à

travers le filtre dune représentation et donc formaté, ne pourra jamais coïncider

totalement avec l’espace de l’expérience. En définitive, la forte présence de repères

cartographiques et de guides n’empêchent nullement Revel de s’avouer vaincu, de se

perdre dans le dédale inhospitalier de Bleston. Mais Revel s’acharne à vouloir doirner

une forme à son expérience, et cest là qu’il découvre le roman policier Le meurtre de

Bleston de .1. C. Hamilton dont il fait son guide à travers la ville tant les descriptions

lui semblent précises, et les détails géographiques éclatants. Revel se sert d’abord de

l’oeuvre pour pallier les difficultés dorientation qu’il éprouve en tant que visiteur,

mais cette lecture le met temporairement sur une nouvelle piste, donne un autre sens à

sa quête. À son insu, il glisse à ce moment vers un autre espace de la représentation,

qui deviendra peu à peu la mesure de son expérience, jusqu’à le porter vers une réelle

confusion entre le mythe et la réalité.

Malgré la possibilité de rendre visible l’itinéraire par Futilisation de la carte,

Fopération qui l’a rendue possible reste quant à elle dans le domaine de Finvisible

dans le cas où cet itinéraire ne laisserait pas de traces. Dans L ‘emploi du temps,

l’écriture du journal inscrit les traces du passage dans l’espace urbain. Le journal est

aussi utilisé dans City of Glass. mais d’une façon beaucoup plus ponctuelle cependant;

son contenu n’est révélé au lecteur que de temps à autres et, dans le récit du narrateur,

32

il agit un peu à la manière d’un contre-champ en cinéma. II n’en reste pas moins un

ressort intéressant de l’intrigue, où est présente une fois de plus la tension entre Je

fonctionnement du parcours et les repères cartographiques. Par exemple, le passage où

le lecteur accède enfin au contenu du fameux cahier rouge paraît parfaitement

approprié pour cette démonstration. Il s’agit bien entendu du cahier où Quinn est censé

consigner les pistes de son enquête. Avant que le narrateur passe le relais au journal de

Quinn. le lecteur ne manque pas de constater Fextrême précision du narrateur quant au

récit des déplacements physiques de Quinn dans la surface striée de New York; il

nonrnie chaque artère empruntée par Quinn, et ce dans ses moindres détours. Cela

contraste radicalement avec l’incursion dans le journal, où aucune mention

géographique n’est effectuée; ce qui attire son attention se sont davantage les laissés-

pour-compte de la ville, ceux qui vivent au ras du sol, «the tramps, the down-and-out,

the shopping-bag ladies, the drifiers and drunks»30. Malgré cet attachement du

personnage à une perspective au niveau de la rue, le récit est hanté par le spectre d’un

oeil onmiscient, panoptique, ce qui génère un conflit entre l’immanence et la

transcendance. Le passage agit en trompe-l’oeil et tente de manipuler son lecteur par

son insistance à lui faire croire que Quiim est obnubilé par les repères géographiques

alors qu’il ne peut que réaliser plus tard à quel point les pensées qui l’habitent sont à

mille lieux d’interroger ces repères. Mais le texte engage le lecteur à un niveau plus

ludique encore. Devant cette profusion de détails géographiques, celui-ci est tenté

d’imiter la ruse de Quinn. En effet, Quinn retraçait plus tôt les déplacements de son

suspect pour arriver à former une inscription. Trni’er ofBabel, piste qu’il croyait mener

30 AUSTER, Paul. The New York Trilogy, volume 1: City of Glass, Penguin Books. 1985, p.1 65.

-‘-D

vers l’élucidation du mystère. Aussi, un lecteur malin sera sûrement tenté de retracer

pas à pas l’itinéraire de Quinn rapporté par le narrateur afin de tester à nouveau ce

ressort. Il ne pourra que lui aussi constater la duperie.

Ainsi, la mise à distance entre les persomages et l’architecture observée chez

Sebald se retrouve aussi à partir d’instruments tels que la carte et le panorama. qui

offrent une perspective de l’espace face à laquelle l’observateur est toujours absent, et

par conséquent mis à distance. À cet égard. la relation qui se noue entre la carte et

celui qui l’étudie est purement virtuelle. Le seul moyen dont dispose le marcheur afin

d’entrer en contact avec l’espace urbain, de l’expérimenter dans le sens plein du terme,

est d’altérer sa surface par la dissémination de traces, que ce soit par l’empreinte de

pas, ou par l’écriture d’un parcours. S’opère à ce moment-là la possibilité de conférer

une mémoire aux lieux. Évidemment, quand il est question de la transmission de

l’expérience on ne peut se passer de médiation. L’écriture du parcours dans la ville n’y

faisant nullement exception, nous y sommes donc toujours aux prises avec la

représentation et donc avec une nouvelle mise à distance. Dans les cas qui nous

occupent ici, la représentation s’installe sur un mouvement, prend les contours de

l’errance, au lieu de privilégier le statisme d’où résulte plus facilement l’enfennement

des significations.

À travers les extraits brièvement analysés dans cette section, l’architecture et la

perspective cartographique ou panoramique occupent dans l’espace urbain une

fonction semblable à celle des constructions théoriques dégageant une pensée de la

symétrie (structuralisme, narratologie...) dans les sphères du savoir. La délimitation à

n3

la fois discursive et matérielle de la structure urbaine conduit à penser celle-ci comme

un reflet de l’ordre social, conmie un modèle organique servant de fondation à une

configuration du savoir. L’espace urbain consiste en un ancrage symbolique fort ainsi

qu’en un outil épistémologique où sont métaphorisés plusieurs conflits, et où sourd

une tendance à cristalliser son existence par des schémas qui facilitent sa

compréhension immédiate, mais l’espace urbain ne se réduit pas à son architecture. La

figure du parcours dans la ville seffectuant à partir d’une anti-architecture, c’est-à-

dire à partir de ces liens invisibles qui se tissent à travers le passage, constitue donc

une alternative appréciable à partir de laquelle peut être repensée la représentation de

l’espace urbain, et celui-ci recouvre par conséquent toute sa complexité. Dans une

apologie de la marche en ville livrée par Pierre Sansot, un extrait résume bien

l’avantage à se montrer attentif aux mouvances des trajectoires, à appréhender la ville

comme un espace dynamisé par des échanges constants entre deux niveaux perceptifs:

«Tout comme il faut tracer la ligne droite pour la faire exister, il faut sillonner une

ville, selon les parcours les plus riches, pour faire venir au jour ses virtualités.»3’ Les

parcours les plus riches mènent dans les plus heureux des cas vers ces espaces flous de

la ville, «entre terrains vagues et banlieues, entre surface et profondeur qui ne se

laissent pas fixer par le regard panoramique et totalisant de la carte et qui remettent en

question l’identité de la ville même.»32

31 SANSOT, Pierre. Poétique de la ville, Méridiens Klincksieck, Paris, 1988, p136.‘2 RIDON, Jean-Xavier. Op. cit., p. 2.

n.3

Chapitre III

La description: une alliée du parcours

Marcher, décrire, montrer

Lorsqu’il est question de transmettre un itinéraire, la description est certes un

procédé narratif usuel ; dans deux des oeuvres qui nous intéressent ici, elle est le

principal levier du récit. Sa fonction dépasse largement celle de situer l’action dans le

cadre spatial du récit. S’interroger sur la fonction de ce procédé rhétorique et

stylistique dans la logique du parcours narratif s’avère nécessaire. Toutes les

théorisations au sujet de la description s’entendent pour dire qu’elle sert avant tout à

faire voir; la description consiste en effet en un procédé qui s’érige à la frontière

poreuse du visible et du lisible tant elle est l’instrument le plus résolument visuel de

l’oeuvre littéraire. Du coup, il existe au sein du procédé descriptif certaines zones de

tensions qui s’installent entre le textuel et le visuel, tensions accentuées par le pouvoir

croissant des images. Dans le contexte actuel où la théorie semble de plus en plus

prôner une culture du visuel, il est légitime de se questionner sur la spécificité et

l’actualité de la description littéraire. Étant donné la plus nette et juste appréhension

d’un paysage ou d’un lieu par le biais de Fimage. à quoi bon s’évertuer à décrire,

jusqu’à en faire le moteur d’une oeuvre? Dans quelle mesure la description fait-elle

encore impression sur un lecteur?

Évidemment, ces amorces de questionnement prennent racine dans des débats

bien antérieurs sur la description. Dans son ouvrage sur la description, Jean-Michel

Adam tient compte des problèmes de la représentation qui ont alimenté les débats des

théoriciens du Nouveau Roman: «L’accumulation des notations précises, comptages,

mensurations, repères géométriques est la traduction d’une entreprise désespérée de

saisie de ce qui, en dépit de sa matérialité, de sa conscience objectale. n’est que

mouvant»33. Cette remarque insiste sur le fait que la volonté de représentation

participe inévitablement d’une fixation du réel. La description ne pouvant capter le

réel dans toute sa complexité et sa mouvance, faut-il en conclure qu’une surenchère du

descriptif inscrit nécessairement une impossibilité dans le texte? Le questionnement

ainsi formulé reconduit certains enjeux mimétiques à partir desquels une oeuvre devrait

être jugée à sa capacité de dépeindre fidèlement le réel, enjeux depuis longtemps

nuancés tant ils forçaient à considérer l’oeuvre de manière très restreinte. Il semble

désormais plus juste de se pencher sur la fonction qu’occupe la description dans

l’économie du récit au lieu de la discréditer aussi facilement.

En effet, la description n’existe pas seulement en esclave d’un récit; elle

semble avoir abandonné sa prétention à l’objectivité ainsi que sa fonction décorative

pour retrouver ses lettres de noblesse. Au lieu de s’acharner à fixer le réel avec la

puissance contestable du trompe-l’oeil, la description épouse le mouvement du regard

dans l’espace et, de ce fait, restaure le mouvement dans la narration. Par là. elle s’allie

au parcours narratif. La description se libère de ses dépendances à l’égard du réel pour

se focaliser sur sa seule réalité : un mouvement. mouvement qu’elle simule de surcroît.

Véritable parcours à travers le système représentationnel de l’oeuvre, la description

guide le lecteur dans les territoires imaginaires de l’oeuvre (ceci est «autant plus vrai

ADAM, Jean-Michel. La description, «Que sais-je?». Presses universitaires de France, 1993.

nj

dans le cas de L ‘emploi du temps. qui situe son action dans une ville imaginaire). Du

même coup, l’image cinématographique est interpellée, mais avec une fonction

déictique beaucoup plus précise qu’au cinéma, une image contenant toujours plus

d’éléments qu’une description littéraire. De la même façon que la déambulation

cinématographique s’effectue à partir d’un travelling —terme qui évoque

immédiatement une image qui voyage et fait voyager le spectateur dans l’espace

diégétique et par lequel le déplacement même de la caméra devient oeuvre—, la

mobilité enclenchée par la description supporte une esthétique de la fluidité, de la

mouvance. En plus de faciliter le repérage de la position du lecteur dans l’espace. la

description pose l’espace comme une surface disponible, prête à être foulée par le

passant pour ensuite être investie de sens ce ressort textuel permet par conséquent

d’insister sur la matérialité des lieux représentés, et contribuer dans un deuxième

temps au façonnement «une carte mentale. Cela explique d’autre part la fascination

pour la précision dans la description qui peut jouer une fonction de révélation. À cet

égard, un passage de L ‘emploi du temps accentue cet aspect en suggérant qu’une

description littéraire peut presque remplacer une prise réelle sur le monde. Cela porte

Revel â envisager les événements décrits dans le roman de Hamilton comme une

dénonciation de la réalité

Ce qui avait fait pour moi Fimportance du «Meurtre de Bleston», c’était la précision avec

laquelle certains aspects de la ville s’y trouvaient décrits, la prise qu’elle me permettait sur elle,

et j’ai commencé à me demander si sa relation à la réalité qui m’entoure n’était pas bien plus

étroite encore, si l’histoire qui y est racontée n’était pas en grande partie littéralement vraie

[•••]34

BUTOR, Michet. Op. cit., p. 90.

j

En favorisant le descriptif. il va de soi qu’une place de choix est accordée au

registre spatial. Pourtant, il serait exagéré de supposer l’espace narratif comme étant

parfaitement définissable sous prétexte qu’il est maintes fois décrit. Alain Robbe

Grillet signale l’aspect friable d’une telle construction: «Lorsque la description prend

fin, on s’aperçoit qu’elle n’a rien laissé debout derrière elle: elle s’accomplit toujours

dans un double mouvement de création et de gommage»3. En effet, malgré

lTobstination du détail, il importe de questionner sa prégnance dans l’imaginaire du

lecteur. L ‘emploi du temps adresse de front cet aspect problématique puisque l’effort

descriptif en vient à brouiller la compréhension que le lecteur a des lieux (nous y

reviendrons). Ce double jeu entre la création et le gommage peut être entendu d’une

autre façon. La description procède à un démembrement puisque l’oeil isole tour à tour

un détail ou un autre. ce qui a pour effet de morceler l’espace. Philippe Hamon voit là

les «périls désorganisateurs de la description»36. Pourtant, un remembrement

s’effectue aussitôt. Par exemple, la prédominance de la description dans les oeuvres de

Butor et de Sebald renforce la continuité du récit puisqu’elle relie des éléments

contenus dans l’espace. les joint par le parcours de l’oeil. Contrairement à plusieurs

représentations littéraires de l’espace urbain contemporain qui accentuent l’accès

fragmentaire et discontinu au monde, les oeuvres étudiées ici privilégient la continuité.

Philippe Hamon articule une différence entre deux modes de description.

D’abord celui-ci définit comme horizontal -celui de la mathesis- le mode descriptif

ADAM, Jean-Miche!. Op. cit., p. 61.HAMON, Philippe. Du descriptf Hachette supérieure, Paris, 1993.

dans lequel le monde se prête à lactivité d’arpentage. et où le référent serait à «décrire

comme surface, comine un espace rationalisé, rationalisable, articulé, découpé,

segmenté. . . ». Lorsque la mobilité qu’introduit le processus descriptif est utilisée

pour réfléchir l’environnement, l’autre mode descriptif intervient, celui de la semiosis.

Ce mode épouse la logique verticale du décryptage qui se fonde sur une volonté

d’aller sous le réel, de chercher un sens, donc de «dévoiler, découvrir, révéler,

sonder...». Il est intéressant de mettre en parallèle ce rapport entre l’horizontalité et la

verticalité dans l’activité descriptive aux données de la marche à pied. Le mode de la

mathesis se conjugue parfaitement à Faxe de déplacement du piéton, qui entretient un

rapport horizontal aux signes, et qui s’apparente d’une certaine manière à un marquage

animal du territoire. L’axe vertical est au contraire ce qui éloigne l’être humain de la

vie animale. Sa faculté à sérniotiser le pousse à créer, à affirmer sa singularité par l’art

et par l’interprétation. Davila rapporte ainsi les mots de Yve-Alain Bois et de Rosalind

Krauss : «le tableau est une coupe verticale qui postule du spectateur l’oubli qu’il a les

pieds dans la poussière.»38 En ce sens, celui qui marche se retrouve à la jointure de ces

«deux coupes dans la substance du monde», funambule en quelque sorte. L’oscillation

entre les axes ne peut qu’engendrer un rapport fécond à l’espace.

Le terrain ainsi défriché, il ne s’agit tout de même pas d’identifier

catégoriquement les oeuvres à une de ces tendances, mais bien de comprendre les

points de ruptures et de tensions entre ces deux activités de la connaissance

transposées dans un procédé littéraire. Chez Butor, c’est bien un désir de décryptage

qui incite les errements de Revel. mais, constamment bloqué dans ses efforts pour

HAMON, Philippe. Dii descriptif Hachette supérieure, Paris, 1993.DAVILA, Thierry. Les figures de la marche, ADAGP. Paris, 2000. P. 255.

40

percer Je mystère de Bleston, celui-ci ne peut qu’arpenter et arpenter encore. De là le

grand souci d’exhaustivité et de précision qui le tenaille tout au long du récit. Dès lors,

la description s’étiole, se perd dans des détails insignifiants. jusqu’à dérouter le

lecteur. Revel use d’un répertoire d’indices sans cesse réactivés —comme la présence

d’une rnouche* dans le chat de la bague de Mme Jenkins qui revient sous plusieurs

formes au cours du récit. Autant de fausses pistes dont il finit par se détourner. Cette

tendance à vouloir tout embrasser du regard pour accéder à un sens caché, de passer

donc par la mathesis pour accéder à la semiosis, conduit à un délire visuel. Revel

dissèque son environnement à un point tel qu’au lieu de céder à sa demande acharnée

de sens. la réalité se brouille et la ville s’anthropomorphise pour finalement

l’engloutir. Les longues phrases où se multiplient subordonnées et attributs marquent

un délire verbal de la description qui fait coïncider le glissement rythmique des pas au

rythme des images qui défiLent sous les yeux du protagoniste. La prolifération et la

redondance présentes ici supposent une atteinte à la géométrie d’une structure (et ce

malgré une panoplie d’analyses qui s’obstinent à clarifier sa structure). Ces blocs

d’énumérations des éléments contenus dans le paysage urbain introduisent des

ramifications suggérant la multiplicité foisonnante et l’instabilité du rhizome. Encore

une fois, la ville qui apparaît au fil des descriptions de l’errant a très peu à voir avec le

Bleston dessiné sur une carte au tout début du livre; il y a là une certaine ironie à

situer d’entrée de jeu un lecteur qui est destiné à se perdre dans le fonctionnement de

1’ oeuvre.

* Le choix de la mouche n’est peut-être pas fortuit si on considère que dans l’art pictural, la mouche asouvent eu la fonction de trompe-l’oeil. Comme t’a étudié André Chastel, il s’agit d’un détail quidéroute le spectateur, tant la virtuosité de l’exécution se conjugue mal avec ce qu’elle désigne lacorruption des corps.

41

Chez Sebald. la description s’effectue essentiellement sur le mode vertical,

dans le sens où elle contribue au dépliement graduel du mystère des origines

d’Austerlitz. Les lieux décrits ne sont pas tant ceux qui se trouvent sous ses yeux que

ceux qui sont imprégnés dans sa mémoire. Leur description passe toujours à travers le

crible de son expérience du passé et remplissent une fonction puissamment révélatrice.

Tout paysage décrit, tout objet contient en lui-même des bribes de signifiance, la

logique organisatrice étant celle, irrationnelle, du souvenir. Il s’agit donc là d’une

dimension plus affective dans la description, qui n’est pas sans interpeller la

réminiscence proustienne. Contrairement au récit de Butor qui s’engage dans une

quête d’un sens caché et qui devant les indices s’emploie à le reconstruire, il s’agit ici

de le déterrer. Du même coup, le lecteur reconnaît dans le récit des lieux une strate qui

recouvre une vérité enfouie, plus qu’un lieu pour lui-même. Plusieurs incursions dans

l’histoire se nouent aussi à travers des descriptions à la précision documentaire, très

érudites, ce qui sort de façon intermittente le lecteur’ de l’espace fictif de la

représentation et le fait appréhender le texte connue un hybride entre la fiction et

l’histoire. Si lire est un peu comme suivre un guide, Austerlitz en est un redoutable, ce

qui redouble l’impression chez le lecteur de prendre part à un parcours à travers les

villes mais aussi à travers l’histoire. Que dire maintenant de l’insertion de

photographies au texte dans l’oeuvre de Sebald? Placées entre ces longues

descriptions, les photographies servent-elles tout simplement à pallier une insuffisance

du mode textuel, à faire voir les lieux et les choses, malgré le côté extrêmement

méticuleux de ces descriptions?

42

L’abondance descriptive qui se retrouve au coeur du parcours d’Austerlitz a

certainement la fonction de présentifier l’espace du souvenir. Raconter, par le biais de

la description ou d’autres procédés narratifs, c’est actualiser, donc dans ce cas, mettre

à nouveau sous les yeux. Les photographies —même si elles présentifient une chose

absente — inscrivent quant à elles l’absence dans le texte pour faire écho à la mémoire

traumatique dont il est question ici, nécessairement constituée de trouées. La

reconstitution de la mémoire d’Austerlitz s’effectue à partir d’un mouvement entre le

paysage décrit et les inscriptions visuelles de l’histoire qui tente de combler ces

lacunes. Il existe donc un contraste tout au long du récit entre la description qui

accompagne le lecteur vers la mobilité du regard d’Austerlitz — tant son regard sur les

lieux que celui plus intérieur avec lequel il revisite ses souvenirs—, et la fixité des

photographies. Dans ce cas, la fixité des images crée en quelque sorte une suspension

dans le mouvement continuel du récit. Une autre particularité consiste en ce que le

parcours narratif chez Sebald s’accomplit dans un chassé-croisé complexe entre

l’oralité, le textuel et le visuel. Il semble y avoir une certaine indétermination quant au

médium qui servira de réceptacle à l’expérience. En effet, ce qui fait abandonner

Austerlitz devant la difficulté de traduire son expérience par l’écriture est articulée

dans ce passage:

J’ai entrepris de retailler et de refondre ce qui me semblait à peu près tenir debout pour faire

revivre devant mes propres yeux, un peu comme en feuilletant un album, un paysage parcouru

par le promeneur mais qui, déjà, a presque sombré dans l’oubli. Mais les efforts déployés

pendant des mois pour mener à bien ce projet m’ont semblé se solder par des résultats de plus

en plus pitoyables et le simple fait [...] de tourner ces innombrables pages écrites de ma main

‘-fi

au fil des années rninspirait désormais un sentiment sans cesse accru de répulsion et de

dégoût.39

Par ailleurs, ce passage expose une volonté frappante, celle de «faire revivre

devant ses yeux un paysage parcouru par le promeneur». de façonner donc le récit sur

les fondements d’un parcours narratif — ce qui révèle implicitement le dessein de

Sebald face à la structuration de son oeuvre. Pour réaliser ce parcours. Sebald construit

l’oeuvre sur les bases de plusieurs médiations. ce qui explique en partie l’utilisation de

la photographie. Par exemple, le narrateur entremêle aux récits de ses propres passages

dans les villes qu’il visite les souvenirs d’Austerlitz qui lui sont livrés oralement sous

la forme de longs entretiens où prime la description, en plus de joindre des images

provenant à la fois de ses propres voyages et des souvenirs de son ami. À mesure que

le récit avance, le narrateur s’efface de plus en plus il devient un support invisible au

passé d’Austerlitz mais demeure toujours la condition d’actualisation de son récit. Il y

aurait là matière à tracer un parallèle intéressant entre le médium photographique qui

selon Roland Barthes efface les traces du signifiant et la présence silencieuse du

narrateur qui révèle le passé d’Austerlitz.

Pour pallier cet échec de la transmission par écrit de l’expérience personnelle

d’Austerlitz, le relais de la narration intervient et rend le passage possible. Le recours

à cet artifice de la narration surprend quelque peu. La grande maîtrise qu’a Austerlitz

de l’oralité est maintes fois soulevée par le narrateur, qui semble même s’en tenir à

rapporter intégralement les paroles de son ami tant il laisse les traces de son

énonciation (avec l’aide de marqueurs tel que ((dit Austerlitz». etc...). L’oralité du

SEBALD, W. G. Op. Cit., p. 147.

44

récit est présentifiée de façon paradoxale à travers l’absence: celle que suppose les

photographies, les voyages dans l’espace du souvenir. La forte présentification qui en

découle semble par conséquent primordiale dans l’économie du récit. Ce stratagème

narratif semble aussi mettre de l’avant la nécessité de médiatiser son expérience pour

mieux la comprendre, à plus forte raison quand il s’agit dune expérience traumatique

comme celle vécue par Austerlitz. La médiation constitue une façon de se réapproprier

l’événement, et s’apparente ainsi au processus de révélation de la pellicule pour la

photographie, qui insuffle une nouvelle vie à l’événement photographié. Si elle ne

tend pas nécessairement vers une plus juste captation du réel, la photographie est du

moins gage d’une perception renouvelée. Le recours à la description complète

assurément celui de la photographie, mais met par-dessus tout en évidence l’absence

qui est au coeur du récit d’Austerlitz. Ce qui a été là, et qui n’est plus, est réactivé dans

les aléas dun parcours sur des lieux incertains puisque changés par les années, mais

résolument chargés, porteurs de l’empreinte du temps.

Détails et traces : la mémoire disséminée

Étant donné que la description s’effectue le plus souvent à partir de détails de

lieux et d’objets, il convient de faire un détour vers le réseau de significations qui

enrobe leurs présences dans le texte, et cela «autant plus puisque ces détails agissent

comme les traces à partir desquelles sont reconstituées les intrigues dans chacune des

oeuvres. Selon Jacques Rancière, il existe deux modèles pour concevoir la trace.

D’abord. il y a la trace qu’il est possible de faire parler et à partir de laquelle peut être

lue l’inscription de l’histoire. Ce modèle correspond au «paradigme indiciaire»

45

développé par Carlo Ginzburg et qui peut être retracé dans la médecine du symptôme,

dans la psychanalyse et dans le roman policier. Ginzburg oppose ce modèle au

paradigme galiléen selon lequel la quantification d’un phénomène est nécessaire à

l’érnergence d’une vérité40. Le détail est selon cette logique, d’une «fonctionnalité

maximale, qu’elle soit narrative ou symbolique». Il est par conséquent toujours d’une

certaine utilité dans la totalité du récit. Lautre modèle proposé par Rancière est celui

du détail insignifiant, où le détail n’est «non plus la trace permettant de remonter un

processus, mais la frappe inarticulable, s’imprimant sur la surface de l’oeuvre en y

déjouant toute logique d’histoire bien agencée, de composition rationnelle des

éléments. Le détail fonctionne alors conrnie objet partiel, fragment inaccordable qui

défait l’ordonnancement de la représentation pour faire droit à la vérité inconsciente

qui n’est pas celle d’une histoire individuelle, mais qui est l’opposition d’un ordre à un

autre, le figural sous le figuratif ou le visuel sous le visible représenté.»41. Ce dernier

modèle ouvre sur une conception herméneutique qui privilégie l’opacité, qui sonde

l’illisible. Si AusterÏitz se rattache plutôt au paradigme indiciaire, c’est dans cette

dernière catégorie qu’il faut placer les oeuvres de Butor et de Auster. Le lecteur se

dirige vers les pistes ouvertes par ces détails comme il entre dans un cul-de-sac. Dans

ces oeuvres, les détails, à l’image de ces objets ramassés par StiÏlman dans les mes de

New York, ne livrent pas entièrement leur signification et créent tout au plus l’illusion

d’un sens caché. L’extrait suivant met en évidence ce rapport opaque aux signes, qui

astreint le détective à s’en tenir à la surface des choses:

40 GINZBURG, Carlo. «Clues : Roots of an Evidential Paradigm» in Myths, emblems, chies,Hutchinson Radius, London, 1990, P. 96-123.

RANCIERE, Jacques. L ‘inconscient esthétique, cou «La philosophie en effet». éd. Gaulée, Paris,2001, p.58.

46

As far as Quinn couÏd teil, the objects Stilirnan collected were valueless. They seemed to be no

more than broken things. discarded things, stray bits ofjunk. Over the days that passed, Quinn

noted a collapsible umbrella shorn of lis materiat, the severed head of a rubber doil, a black

glove, the boftom of a shattered light butb, [...] The fact that Stiliman took this scavenging

seriously intrigued Quinn. but he could do no more than observe, write down what he saw in

the red notebook. hover stupidly on the surface ofthings.42

Chaque parcours met néanmoins en jeu une relation plus spécifique avec le

détail et la trace qu’il est intéressant de creuser tant elle en dit long sur le rapport que

l’oeuvre tisse avec la mémoire. En effet, si le trajet introduit du temps et des traces, il

injecte inéluctablement de la mémoire. Impossible donc de parler de parcours sans au

moins frôler le thème de la mémoire. D’ailleurs, la mémoire possède une forte

tendance spatialisante, comme le rappelle Solnit en ces termes : «Si l’on imagine la

mémoire comme un lieu réel —un site déterminé, un théâtre, une bibliothèque-, l’acte

qui consiste à se souvenir est lui-même imaginé comme un acte réel, c’est-à-dire

physique (la marche, par exemple).»43 Le parcours se fondrait ainsi au processus de

remémoration; il faut en effet parcourir l’espace pour remonter le temps. Mais quel

type de mémoire siège au coeur des parcours que nous mettons ici en lumière?

Chez Butor. le parcours met en branle un procès de remémoration par la

représentation. L’effort de rappel s’effectue à partir de la médiation des propres

empreintes de Revel, celles laissées par ses écrits consignés dans un journal. Étant

donné la grande préoccupation de Revel pour la révision de ses perspectives sur la

ville, il découvre les traces de ses passages antérieurs en revenant sur les mêmes lieux.

4-’ AUSTER, Paul. Op. cit., p. 95.SOLNIT. Rebecca. L ‘art de marcher, éd. Actes Sud, 2002, p. 107

47

mais celles-ci lui apparaissent étrangères avec le passage du temps. En définitive.

Revel est hanté par l’écriture d’un nouveau texte à chaque passage, ce qui soulève une

problématique adressée plus tôt dans les textes de Butor et de Auster. celle du

palimpseste. Si la remémoration des événements dépend ici d’une représentation, elle

doit toujours être recommencée. Le fil d’Ariane que constitue la représentation se

dédouble, s’effrite pour finalement se rompre. D’autre part, les détails qui percent le

plus l’attention de Revel sont ceux contenus dans les oeuvres du musée ou dans la

cathédrale. Revel tente ainsi de puiser dans la mémoire culturelle ou collective,

s’attachant à des mythes qui conditionnent un certain accès au monde. L’attirail de

représentations préexistantes de l’espace vers lesquelles se tourne Revel fait apparaître

une nouvelle étrangeté des lieux qu’il veut définir, confronté comme il est à une

double perspective de la ville. Il est en effet déchiré entre son existence réelle, qu’il

éprouve empiriquement lors de ses déplacements quotidiens, et son versant mythique.

Une part mythique à la fondation d’une ville se retrouve au coeur de maintes histoires

urbainest, de là le désir presque obsessionnel chez Revel de reconnaître en Bleston un

archétype afin d’organiser et de valider son expérience. Ville maudite en ses propres

termes, Bleston se présente comme un hybride entre Babel la décentrée, et Babylone,

symbole par excellence du vice. Or, l’image qu’il se fabrique semble le propulser

davantage vers de fausses pistes, ou l’enfoncer un peu plus dans le labyrinthe.

Dans La chambre claire, Barthes s’étend sur certains détails de vieilles

photographies qui stimulent en lui la sensation du souvenir, dans une dynamique très

*

Selon Burton Pike, la construction d’un mythe justifiant la création dune ville sert indirectement à larationalisation d’un objet qui éloigne l’être de son état naturel initial. La mythologie entourant l’érectiond’une ville fonde aussi son identité.

48

proche du traitement de la mémoire chez Proust. Dans un questionnement sur le

caractère notable d’un détail, il constate qu’une des conditions à sa rernérnoration —où

au caractère frappant du détail— est son impuissance à le nommer. «Ce que je peux

nommer ne peut réellement me poindre. L’impuissance à nommer est un bon

symptôme de trouble.»45 Les photographies insérées dans le récit libèrent une forte

charge émotive, ce qui fournit une ébauche d’explication sur le fait qu’Austerlitz

choisisse plus d’une fois de se taire et de laisser parler les photographies.

L’association à la photographie nourrit encore à un autre niveau l’attitude d’Austerlitz

face aux traces du passé : le rapport qu’il entretient avec son environnement physique

s’effectue souvent à l’aide de photographies qui lui semblent révéler la vraie nature

d’un paysage puisqu’elles font en sorte d’intégrer au paysage sa part d’absence. Tant

lorsqu’il est placé devant un paysage que devant une photographie, Austerlitz accède à

une réalité d’ombres, d’où sa fascination pour le procédé de développement

photographique:

Ce qui m’a constamment fasciné dans le travail photographique, c’est l’instant ou l’on voit

apparaître sur le papier exposé, sorties du néant pour ainsi dire, les ombres de la réalité,

exactement comme des souvenirs, dit Austerlitz, qui surgissent en nous au milieu de la nuit, et,

dès qu’on veut les retenir s’assombrissent soudain et nous échappent, à l’instar d’une épreuve

laissée trop longtemps dans le bain de développement.46

Sebald est présenté au début du récit comme frappé d’amnésie face à ses

origines. L’oeuvre se construit comme un parcours de l’anamnèse. L’anamnèse

consiste en une reconstitution d’une histoire à partir de fragments, une évocation

‘ BARTHES. Roland. La chambre claire. Cahiers du cinéma. Paris. 1980, p. $2.46 SEBALD, W. G. Op. Cil., p. 95.

49

volontaire du passé qui mène à un rétablissement graduel de la mémoire. Avec

l’anamnèse, les souvenirs d’événements concrets —les menus détails, qu’ils soient ou

non matériels- remplacent F expression d’une idée ou dun sentiment de façon frontale.

Ceci infuse une certaine latéralité au dispositif narratif, qui permet au protagoniste et

au lecteur d’affronter un sujet d’une telle gravité. Ce sont d’ailleurs les photographies

qui aident Austerlitz à reconstituer les événements lorsqu’il est pris de malaises lui

faisant perdre la mémoire à la fin du récit. La trace et le détail, surtout

photographiques, occupent donc une fonction primordiale dans le déroulement du

parcours mémoriel chez Sebald.

Chez Auster, nous assistons à un autre processus, celui de la disparition des

traces. À partir du moment où elles disparaissent complètement, il ny a plus de

mémoire possible. C’est ainsi que le spectre de l’amnésie frappe à la fin du récit. Mais

cette amnésie peut trouver une explication dans la récurrence du nowhere dans le

texte, qui se dévoile dès les premières pages, et des différentes significations qui

peuvent y être rattachées:

By wandering aimlessiy, ail places became equai. and it no longer mattered where he vas. On

bis best walks, he vas abie to feel that he was nowhere. And this, flnally. was ail lie ever asked

of things: to be nowhere. New York was the nowhere lie has built around himself. and lie

reaiized that he had no intention ofever leaving it again.47

Ce nowhere dont fait ici allusion le narrateur et qu’il identifie à la ville de New

York peut symboliser F espace de la représentation. dans le sens où il est possible de se

construire une image de la ville qui n’a «autres lieux que Firnaginaire, qui n’a donc

AUSTER, Paul. Op. cit., p. 9.

50

d’existence réelle que le livre même. À la fois tout et rien, nulle part, utopie et non-

lieu, l’espace fictionnel peut porter bien des masques. Mais le nowhere peut aussi se

scinder en un now-here, maintenant-ici, doit être envisagé en tant qu’état d’équanimité

complète, état qui rappelle profondément une forme achevée du mysticisme oriental.

Selon les principes de la méditation, l’être humain doit s’exercer à habiter cet ici-

maintenant afin de rejoindre le nirvana, lieu de l’extinction de tous les désirs. C’est bel

et bien cette tendance qui s’observe chez Quinn au fur et à mesure que le récit avance.

Or, l’état de contemplation suppose l’absence d’un passé et d’un futur. L’idéal

ascétique auquel se mesure Quinn le porte à fuir la temporalité et la spatialité; il se

situe alors dans le registre de la pure expérience. où il n’y a plus d’extériorité possible.

Les traces mènent sur des fausses pistes de la quête labyrinthique chez Butor.

Elles sont en creux chez Sebald : cernées par l’absence, elles cernent l’absence mais

resteraient muettes si elles n’étaient déterrées sous le passage d’Austerlitz. Chez

Auster, la disparition progressive des traces répond à une pratique du dénuement qui

s’apparente sous bien des points à un type d’ascèse mystique. Dans chacune des

oeuvres, il faut noter pour l’instant une flagrante défaillance de la trace en tant que

matérialité. Si bien qu’en même temps que l’insistance à décrire ramène vers la

matérialité des lieux et des choses, le rapport aux traces ouvre sur un manque que le

passage dans la ville tente de recouvrir. Le récit se forme à travers cette défaillance,

mais c’est bel et bien l’écriture qui devient la seule et véritable trace qui garantit le

récit, si bien que la conception de la trace expose dans une certaine mesure un rapport

à l’écriture.

51

Chapitre IV

Parcours et errance

Errance et liberté de l’oeil

La marche a souvent été comprise conmie un modèle d’acquisition de la

connaissance. Il n’y a qu’à penser aux méthodes des péripatéticiens, qui prescrivaient

la marche lors de l’enseignement de nouvelles connaissances, croyant qu’une

implication totale du corps ne pouvait que mieux mettre en marche la pensée et ainsi

éroder l’empreinte dun apprentissage. L’errance est d’une autre nature que la simple

marche ; elle s’effectue le plus souvent sans but et au hasard. C’est à travers une

expérience générale de la perte- des repères, de la lisibilité, du soi- qu’intervient la

possibilité d’un contact avec des réalités autres. L’errance, mouvement du connu vers

l’inconnu, implique un retour à un état où la nouveauté des signes et des associations

vient heurter les structures antérieures du savoir. Sans l’errance, sans ce

dessaisissement préalable, point de possibilité de se retrouver soi-même, donc de

goûter une expérience positive qui aboutit à un surplus ou à un gain. Ludovic Janvier a

identifié avec justesse F errance comme une thématique chère au Nouveau Roman. Les

écrivains du Nouveau Roman, intéressés par le renouvellement de la

perception, transformaient les procédés littéraires en des outils de recherche et la

marche de leurs protagonistes en une façon de métaphoriser un regard nouveau sur le

monde. «Pour saisir le monde, il faut quitter un temps son contact immédiat et. par la

fuite, le retrouver. Ce champ quil faut prendre. seule la marche le donne. Le désordre

52

initial se met à mieux bouger, la perspective s’organise, l’oeil va librement d’un point

de l’espace à l’autre : il situe. »48

Les territoires foulés par l’errant. quels qu’ils soient, se conçoivent toujours

comme des espaces intermédiaires: libre de toute attache, l’errant est constamment

appelé à se situer, mais toujours provisoirement, sans jamais adopter un point de vue

avec certitude et fermeté. La perception du temps qui en découle ne peut être que

flottante, tout comme le regard qu’il pose sur l’histoire, l’interrogation du passé étant

constamment mise en relief par le futur qui point à l’horizon (dans la marche, il faut

regarder en avant, ce qui n’empêche nullement d’être ailleurs à la fois). En tant qu’elle

facilite la pensée d’un espace intemédiaire. l’errance prise en tant que dispositif

narratif est à même de questionner l’espace de la représentation, ce qui permet de

tisser un lien avec la notion de parcours narratif abordée précédemment. Le parcours,

forme commune aux trois oeuvres étudiées ici, révèle des formes d’espace situées au-

delà de toute géométrie, fluent forms, pour reprendre l’expression de Gibson, qui

recèlent bifurcations, répétitions, voire même contradictions. Les formes imposées par

le parcours ne laissent au lecteur d’autres choix que d’avancer en tâtonnant ; il doit se

laisser mener par les détours et les circonvolutions des différents espaces narratifs et

ainsi accepter de déboucher sur une certaine opacité. Le lecteur devient compagnon

d’errance des protagonistes. Nous tenterons donc de mettre en lumière les mécanismes

qui stimulent l’errance dans les textes, tant dans le trajet de lecture qu’ils imposent que

dans l’action qu’ils contiennent.

48 JANVIER, Ludovic. U17e parole exigeante, éditions de Minuit, Paris, 1964, p.27.

J-,

L ‘emploi du temps de Miche! Butor est construit sous la forme d’un journal

que le personnage Jacques Revel écrit rétrospectivement, quelques mois après les

événements vécus dans une ville qui prend au fil du temps les allures d’un cauchemar.

Ce qu’il désire avant tout par l’écriture de ce journal, c’est accéder à une meilleure

compréhension d’un univers urbain qui le déroute. Le lecteur se voit donc sans cesse

confronté à une double temporalité, celle de lénonciation (soit le moment de l’écriture

du fragment) et celle de l’énoncé (soit le moment où avait été vécu l’événement

rapporté). Dans les deux premières parties. l’écart entre les temporalités est conservé

et la cohérence est par conséquent sauve. L’interruption dans l’ordre du récit apparaît

toutefois dès la troisième partie, sous le prétexte d’un événement précipitant l’angoisse

de Revel, celui où il révèle candidement l’identité secrète de l’auteur du Meurtre de

Bleston. Par ailleurs, de fréquentes interruptions dans la chronologie suscitent des

ambiguïtés, qui font évidemment écho au trouble qu’expérimente Revel dans la

construction de son propre récit. En effet, il doit constamment le réajuster pour

l’harmoniser à des événements plus tardifs. Ses souvenirs s’enchevêtrent

constamment, causant de nombreux va-et-vient entre le présent et le passé et un

brouillard s’installe à mesure que le récit avance. Émerge de ce manège une structure

alambiquée où certains événements se recoupent et d’autres se répètent, ce qui

engendre une certaine frustration chez le lecteur.

En dégageant dans son analyse une structure nette du jeu entre le temps de

l’énonciation et celui de l’énoncé, Georges Raillard subvertit l’effet de lecture voulu,

celui de la confusion. Pour parvenir à la simplicité de la structure progressive éclairée

par Raillard (il voit en ceux-ci des «schémas arithmétiques réguliers de complexité

54

croissante»49), il faut résolument s’armer d’outils analytiques hors de portée lors de

l’approche courante d’un texte. Le recours à l’erreur consiste en un autre moyen de

refuser la fixité du sens dans l’oeuvre pour encourager l’éclosion du modèle du

parcours. À l’image du désordre mental que ressent Revel à la découverte de la ville,

le lecteur appréhende le texte sur un mode déficitaire, et ses errements de lecteur dans

le système de l’oeuvre deviennent tout aussi significatifs que ses points de repère.

Bertrand Gervais préconise lui aussi ce recours à l’erreur à l’approche d’une oeuvre:

«Nos erreurs et nos errements de lecture sont le prétexte et l’objet même de nos

investissements littéraires, comme si, paradoxalement notre lecture ne se mettait à

produire du sens qu’à partir du moment où elle s’était enrayée.»5° L’opacité du texte

force le lecteur à ralentir le pas, ce qui le rapproche de la matérialité du texte et donc

d’une rencontre plus intime avec celui-ci.

Poursuivant cette analyse de l’errance inscrite dans l’oeuvre, il faut remarquer

les nombreuses répétitions installées au cours du récit. Ces répétitions marquent les

actions et les itinéraires d’une existence plutôt routinière, celle du protagoniste. Pour

autant, ce sont surtout les répétitions littérales de passages descriptifs de lieux et de

détails anodins qui attirent l’attention. À titre d’exemple, voici une énumération de

passages dispersés dans l’oeuvre où Revel insiste sur l’apparence physique du serveur

de son restaurant chinois préféré : «ce garçon jaune, petit, un peu gras, avec ce même

air, avec ce même dessin des lèvres qui était peut-être un sourire.» (p.307), «sous l’oeil

de bienveillant reptile du garçon jaune un peu gras assis à l’angle opposé de la pièce

RAILLARD, Georges. «L’exemple» in L ‘emploi du temps, éditions de Minuit, 1957, p.462.50 GERVAIS, Bertrand. Lecture littéraire et explorations en littérature américaine, XYZ éditeur,Montréal, 1998, p. 32.

55

[...] avec ce même air, avec ce même dessin de lèvres, qui était peut-être un sourire

[...j (p. 316), «sous le regard de bienveillant reptile du garçon chinois un peu gras

avec toujours ce même dessin de lèvres que Von peut appeler un sourire.» (p. 433).

Ces redondances dont le texte est truffé viennent activer la mémoire du lecteur; celui-

ci est confronté à une hésitation, une impression de dejà-lu. un mélange d’étrangeté et

de familiarité qui renforce la sensation d’entrer dans un labyrinthe. En effet, le lecteur

se voit contraint de revenir constamment à la description d’un même événement tout

en étant désorienté. En cela, son expérience se confond avec le parcours labyrinthique

du protagoniste qui se bute non seulement à la méconnaissance de l’espace urbain,

mais surtout aux imprécisions de ses descriptions précédentes, ce qui vient davantage

appuyer la fluence de la forme. Le récit des errances de Revel encourage une lecture

«erratique», dans le sens où le doute quant à la justesse de la succession des

événements assaillit le lecteur, et celui-ci se questionne en plus sur la pertinence de

certains détails dans la logique du récit. Au lieu de se repérer dans le système de

l’oeuvre, le lecteur s’y perd constamment et se voit contraint à réviser son approche

analytique. En jouant constamment entre deux registres, le déchiffrernent de la ville de

Bleston et l’écriture d’un journal de bord dans lequel Revel insère répétitions et

ratifications, L ‘emploi du temps propose une remise en question de l’espace narratif en

tant qu’entité stable et définissable et met de l’avant une écriture de l’errance, fondée

sur les erreurs de Revel, mais aussi du lecteur à l’approche de l’oeuvre.

Il faut par ailleurs insister sur une autre composante narrative de l’oeuvre de

Butor ses plu’ases interminables truffées de subordonnées qui, en plus de se répandre

en répétitions, ne respectent que très peu le rythme d’intelligibilité qui sied à la

56

lecture. Au fil des jours, le ton du récit de Revel se fait de plus en plus incantatoire et

il multiplie les énumérations s’étalant souvent sur plusieurs paragraphes, ce qui

évoque une fois de plus une démarche trébuchante, incertaine et tâtonnante. Ce

procédé narratif duplique par ailleurs un mode d’appréhension très proche de celui du

passant dans une ville qu’il découvre peu à peu. Le regard que pose Jacques Revel sur

l’espace urbain, tout comme celui que pose son alter ego le lecteur sur l’espace

narratif, est en quête d’un objet qui se défile sans cesse, jusqu’à en perdre le but

véritable. Ce regard est celui de l’errant qui a partiellement abandonné la finalité de sa

quête, sans toutefois interrompre sa demande de sens envers l’environnement. La perte

des repères présupposée par l’errance débouche ainsi sur un mode perceptif autre. La

liberté de l’oeil dont parle Ludovic Janvier est à ce point déterminante que le regardant

se laisse happer par le paysage, s’incruste à même ses aspérités, cède à la ville sa

propre corporalité. Le regard de l’errant révéle une présence souterraine de la ville

s’élaborant dans une relation mouvante entre le lieu et l’intériorité, dans laquelle

l’extériorité des territoires traversés s’amenuiserait à mesure que l’errance grandirait.

L’opacité finit toujours par surgir, ce qui le ramène face à lui-même. L’errant est

constanment appelé à fabriquer de nouveaux ancrages qu’il sait temporaires, qui sont

autant descales sur son parcours.

De la même façon, le récit d’Auster garde à distance tout ce qui pourrait diriger

la quête de Quinn vers une finalité, et c’est ce qui le fait glisser peu à peu dans

l’errance. L’opacité des indices, la disparition du suspect, puis de Virginia Stillman

qui l’avait chargé de l’enquête, sont des éléments qui précipitent Quinn vers

l’incertitude, puis vers un désintérêt total. La métamorphose progressive de Quinn en

57

un itinérant en est une illustration criante, une apothéose de l’errance. Lentement. il

laisse déchoir son apparence physique, puis trouve refuge dans les recoins des ruelles

pour dormir. L’immobilité du stade final de son itinérance pose un enjeu intéressant.

Le flâneur benjaminien reste guidé, au fil du vagabondage de ses promenades, par une

quête de savoir; il interroge sans relâche l’espace, est aux aguets tel un prédateur.

L’itinérant, quant à lui, ne s’est pas retiré de toute recherche de sens mais choisit de ne

plus questionner le monde extérieur; il se soustrait du mouvement des multitudes et

doit par conséquent trouver en lui les réponses à ses interrogations. Ayant en quelque

sorte épuisé l’espace par ses interminables déambulations, il incarne une manière de

voir avec détachement. Cette attitude peut trouver un écho dans celle du passant dans

la ville contemporaine, qui ne réagit plus qu’avec indifférence à l’espace urbain, tant il

en a intégré tous les rouages ; l’espace urbain lui apparaît comme une l’éternelle

redondance du même. Chez Auster. ce détachement se manifeste à travers l’immobilité

que décide d’adopter Quinn. et qui l’absorbe au point de renoncer définitivement à

l’enquête. Paradoxalement, il se place dans une situation où il est appelé à revivre

l’expérience de Peter $tillman. Une fois de plus, c’est en s’éloignant de l’objectif de la

quête qu’elle devient d’autant plus signifiante.

Au premier plan de l’intrigue, il ne se passe rien dans Austerlitz mis à part les

déambulations d’Austerlitz et celles du narrateur dans les zones périphériques de

quelques villes européennes. La pérégrination est donc centrale au récit, même si

l’essentiel de l’histoire se trame à partir des souvenirs d’Austerlitz; la traversée des

lieux urbains ou liminaires nourrit ses récits, semble en être une condition de

révélation. Ce sont ces errances qui tracent au fil du paysage les contours d’un

5$

événement insondable aux premiers abords, enroulé sur lui-même, recouvert de

couches temporelles successives et d’oubli. L’errance incite un état de disponibilité

sensorielle grâce auquel le protagoniste fait corps avec les lieux qu’il arpente. À

travers les dérives d’Austerlitz, on peut noter un curieux décalage entre sa volonté et

son action, décalage qui le mène vers une dimension plus affective: «Il faut bien dire

que les pas décisifs de notre vie, nous les accomplissons presque tous sous la pression

d’une confuse nécessité inteme». À l’époque où il avait l’habitude de se promener à

pied la nuit dans Londres. Austerlitz est pour la première fois frappé par des

hallucinations qui prennent pour lui l’ampleur de révélations. Ses promenades à

travers la ville stimulent ses réflexions, comme si le rythme de ses pas le plongeait

dans une profonde méditation. Conune porté dans son errance par des apparitions

fantomatiques, il questionne les lieux pour recouvrer peu à peu son passé enfoui avec

une lucidité effarante malgré les vapeurs d’un état de rêveur éveillé:

Mes pas m’ont conduit jusque dans les arrondissements les plus éloignés, les endroits excentrés

de la métropole où de moi-même je ne serais jamais allé, et quand le jour pointait je revenais

en métro à Whitechapel, avec toutes ces pauvres âmes refluant à cette heure matinale de la

périphérie vers le centre. Il m’est alors arrivé à maintes reprises, dans les couloirs carrelés,

dans les escaliers roulants menant à pic vers les profondeurs ou derrière les vitres grises d’une

rame en partance de reconnaître un visage qui jadis loin dans le temps, m’avait été familier.52

L’errance joue donc un rôle déterminant dans la composition de l’intrigue;

même si elle est indirecte, elle consiste en un moyen à travers lequel sont noués dans

un récit les fils du passé d’Austerlitz. Chez Sebald, c’est surtout le relais dans la

narration qui a pour effet de superposer les espaces narratifs, jusqu’à laisser poindre

SEBALD, W. G. Op. cil., p. 161.

52 SEBALD, W. G. Ibid., p. 153.

59

une écriture de l’errance. Le lecteur passe de la description des promenades du

narrateur à travers différentes villes européennes aux souvenirs d’Austerlitz, qui eux

reviennent à la surface lors de ses propres déambulations: le mouvement dans le récit

est donc double. Or, les souvenirs d’Austerlitz incorporent à leur tour un autre espace-

temps qui est celui du souvenir, et cette nouvelle rupture spatio-temporelle transparaît

textuellement. comme dans cet exemple choisi au hasard: «De cette époque datait

aussi. lui ctvait expliqué Adela, dit Austerlitz. le schisme se perpétuait encore

aujourd’hui dans le clan des fitzpatrick.»53. Il y a une filiation qui se

dessine lentement au gré de ces superpositions d’énonciation, et le parcours proposé

au lecteur remonte ainsi vers le passé, conime si un mouvement vers l’avant le guidait

inexorablement vers une temporalité de plus en plus lointaine. Ceci met en évidence le

travail de la mémoire. qui se découvre sous des couches successives. Étant donné que

les renvois sont très clairement articulés. ce n’est pas une confusion qui s’empare du

lecteur, conmie chez Butor, mais plutôt une brèche qui souvre sur l’opacité des

origines et sur la fugacité des traces du passé. En plus du fait que l’énonciation est

ainsi imprégnée du passage de temps et visitée par la présence de fantômes du passé,

la superposition des niveaux de narration —ou relais narratif— interfère en agissant

contre la transparence du médium. L’usage abondant de la digression participe de cette

même logique. Les grands détours, tortueux par endroits, que prend Austerlitz afin de

raconter ses souvenirs placent le lecteur devant un réseau intriqué d’événements. Pour

autant, ce sont ces brèches dans la continuité de la narration qui garantissent une

meilleure compréhension du personnage, de la même façon que nous pourrions dire

SEBALD, W. G. Ibid., p. 103. Les italiques ont été ajoutés.

60

que se sont souvent les détours ou les chemins de traverse qui donnent un meilleur

accès à certains lieux.

Les blocages ou les digressions s’opposent à une énonciation factuelle et

objective en augmentant la résistance du lecteur face au texte, ce qui a pour

conséquence de l’absorber davantage. Par ce fonctionnement, celui-ci se rapproche en

quelque sorte de la nébulosité de l’événement au coeur du récit. La question qui sourd

derrière ces observations reste celle-ci y a-t-il une manière plus appropriée de

raconter une histoire traumatique comme celle dAusterlitz? Certains points de vue sur

le sujet privilégient une écriture qui admet justement les interférences, qu’elles soient

identifiées comme une écriture intransitive lorsque théorisée par Barthes, ou rniddÏe

voice sous la plume de Hayden White. Le but de ces interférences est de rompre avec

le réalisme pour rapprocher le langage «non seulement de l’opacité, mais du caractère

inadmissible de la solution finale»54. De cette façon, la conscience du lecteur devant

l’événement est aiguisée.

Les mouvements incessants que la promenade et le récit supposent font écho

au sens et à la vérité de l’expérience d’Austerlitz, toujours fuyants parce que

constitués de fragments épars de souvenirs. Il faut donc reconnaître là le dispositif du

parcours narratif dans ces bifurcations qu’introduit le jeu entre les différents niveaux

de la narration déléguée, jeu qui laisse apparaître un réseau de confluences entre les

personnages du récit et ses différentes temporalités. La marche est donc partie

intégrante du processus de révélation du passé d’Austerlitz. Le dispositif narratif de

l’errance contribue à sensibiliser le lecteur au traumatisme dAusterlitz: en épousant

RICOEUR, Paul. Op. cit., p. 333.

61

la mobilité d’Austerlitz à l’aide des différents procédés narratifs —longues descriptions,

flux continu de la narration, superpositions des temporalités d’énonciation, digressions

nombreuses—, le lecteur est en quelque sorte inséré dans le parcours. Se trouve donc

brouillée l’opposition entre un observateur qui rend compte de l’histoire et celui qui y

prend part. Le lecteur étant ainsi impliqué dans le parcours, son empathie est

davantage stimulée. Par ailleurs, le mouvement constant du personnage et du récit

permet aussi d’éviter la fixation du traumatisme par sa monumentalisation.

Marcher et écrire, errer et bégayer

Comme nous avons été à même de le constater, l’errance des protagonistes

ainsi que celle du dispositif narratif trouvent un solide ancrage dans une relation avec

l’écriture. La dépossession d’un sujet qui se ressaisit en un nouvel état de conscience

correspond à l’expérience de l’errance mise en relief dans ces pages, qui est assez

proche de la conscience supposée dans un rapport à l’écriture. Il y a dans l’écriture

comme dans l’errance une volonté de réactualiser un contact au monde, ou encore,

pour prêter voix à Lyotard, il y a là «le projet de saisir et de reconnaître un étant qui

soit ici et n2aintenant». À plusieurs égards, écrire et marcher participent d’une même

logique. Conime l’indique Michel de Certeau6, le corps en mouvement dans la ville

permet une métaphore de l’écriture. Selon lui, l’appropriation du système

topographique par le piéton coïncide assez étroitement à celle du langage par le

locuteur. La relation d’équivalence entre marcher et créer est immanquable; le

marcheur trace une voie et adapte son trajet à un contexte, de la même façon que

LYOTARD, Jean-François. Réécrire la modernité, Les cahiers de la philosophie, Lille, 1988, p.194.56 CERTEAU, Miche] de. Op. cil, p.148.

62

l’écrivain explore une idée avec singularité tout en l’ancrant dans une tradition et un

système linguistique. Ce que de Certeau met d’abord en évidence, ce sont les

possibilités de transgression contenues dans la marche comme dans le langage, dans la

liberté d’usage offerte par ces deux activités, entre se conformer à un système ou le

détourner:

D’abord, s’il est vrai qu’un ordre spatial organise un ensemble de possibilités [...] et

d’interdictions [...], le marcheur actualise certaines d’entre elles. [...] Mais aussi il les déplace

et il en invente d’autres puisque les traverses, dérives ou improvisations de la marche.

privilégient, muent ou délaissent des éléments spatiaux.57

Le fait d’évoluer à travers un ensemble de signes, dans la marche comme dans

l’écriture, suppose à la fois un usage et une invention: la création d’un itinéraire met

en commun les deux dimensions explicitées. Considérant la proximité inhérente de ces

deux activités, qui souvent se côtoient et se relancent, il n’est pas surprenant si

l’analogie entre la marche et l’écriture se retrouve à plusieurs endroits dans les oeuvres

étudiées. Aussi, cette relation est exploitée explicitement chez Auster: lorsque Quinn

silloime New York, c’est presque toujours accompagné de son cahier rouge. C’est

donc à travers une double appropriation —de la topographie et du langage- que Quinn

s’efforce de développer une tecimique où il écrit en marchant. afin de traquer les

moindres gestes du suspect. Même si ce sont deux activités similaires qui lui sont très

familières, elles sont difficiles à concilier tant elles mobilisent toutes deux son

attention:

The problem t.. .1 was to keep up with him, to make sure he did not vanish. For walking and

writing were not easily compatible activities. If for the past five years Quinn had spent his days

CERTEAU, Michel de. Ibid., p.l49.

o-,

doing the one and the other, now he was try’ing to do them at the same time. In the beginning

he made rnanv mistakes. It was especially difficuit to rite without looking at the page. and he

ofien discovered that he had written two or even three unes on top of each other, producing a

jumbled, illegible palimpsest.58

De plus en plus conscient de l’impossibilité d’embrasser complètement la

trajectoire du suspect, Quinn réalise l’inconununicabilité de l’expérience de Stiliman.

Sa démarche s’opacifie à ses yeux. et ce malgré la proximité du contact et le souci

qu’il a d’imiter le plus possible les gestes de Stiliman. de se fondre au rythme de ses

pas. Après quelques temps, ce n’est plus le suspect qu’il traque, mais bien son propre

contact avec la ville et l’errance. En même temps qu’il chemine vers la disparition de

Stilirnan, ses notes épousent les contours de l’errance, deviennent évasives ou

s’attachent à des occurrences de plus en plus abstraites, comme l’observation du ciel.

Mais là où le passage précédent retentit ailleurs que vers une simple tecimique

pragmatique d’écriture qui se fonde sur le rythme piéton. c’est dans l’association de sa

démarche d’écriture à un palimpseste. Le New York de Auster, pénétré qu’il est

d’intertextualité de sources diverses, fonctionne aussi à l’image d’un palimpseste. Non

seulement la stratégie de filature qui organise la narration implique la poursuite d’un

suspect, elle met aussi le lecteur sur la trace de références littéraires, d’une mémoire

amarrée dans la représentation. Sous cet angle, le fait de lire et d’écrire la ville en y

marchant correspondrait à s’en approprier doublement, démarche qui rappelle quelque

sorte la réécriture. Si l’association de la ville de New York à un palimpseste prend de

nets contours chez Auster. c’est le terrain vague qui selon Davila l’incarne le plus

justement. Il est selon lui «le palimpseste manifesté, le palimpseste exposé, un feuillet

AUSTER, Paul, Op. cit. , p.99-100.

64

de mémoire et de signes, une histoire en décomposition et en formation perceptible à

ciel ouvert, dans sa réécriture permanente, comme réécriture permanente.»59 Si la

disponibilité et la malléabilité discursive du terrain vague porte Davila à Fidentifier

comme une représentation par excellence du palimpseste, s’approprier «un territoire

en le parcourant —qu’il s’agisse d’une grouillante mégalopole ou d’un terrain vague—

rime souvent avec le fait de le réécrire.

Poursuivant ce parallèle tracé entre l’appropriation langagière et

topographique, il faut souligner l’état complet de dépossession dans lequel Revel se

trouve au début du récit. Non seulement ce dernier se frotte à la difficulté de se repérer

dans une ville inconnue, il doit aussi faire face à une langue étrangère

Car je ne savais que très peu OEanglais, je ne comprenais ce quon me disait qu’au travers d’un

brouillard, je sentais que chacune des syllabes que je prononçais sonnait faux, mes

interlocuteurs avaient à passer sur mes fautes, à démêler mon intention au milieu du chaos de

mes erreurs [...160

Revel se sent désarmé devant les enseignes qu’il peut à peine déchiffrer; il

assemble comme il le peut les signes de la ville, mais il va de soi que son intégration

au territoire est aussi balbutiante que sa maîtrise du langage, si elle n’en est pas la

principale raison. Cette association métaphorique entre l’écriture et la marche dans la

ville trouve aussi un écho chez Sebald. Parallèlement, au moment où Austerlitz avoue

son incapacité à traduire à l’écrit le récit de ses origines tant le langage appose un filtre

DAVILA, Thierry. Marcher, créer: déplacements, flôneries, dérives dans l’art de lafin du XXèmesiècle, éd. Regard, Paris, 2002, p. 320.60 BUTOR, Michel. Op. cit., p. 269.

65

déformant sur ses souvenirs, c’est une structure urbaine arpentée par un habitant

dépossédé qui lui sert de métaphore:

Si l’on considère la langue comme une vieille ville avec son inextricable réseau de ruelles et de

places, ses secteurs qui ramènent loin dans le passé, ses quartiers assainis et reconstruits et sa

périphérie qui ne cesse de gagner sur la banlieue, je ressemblais à un habitant qui, après une

longue absence, ne se reconnaitrait pas dans cette agglomération, ne saurait plus à quoi sert un

arrêt de bus, ce qu’est une arrière-cour, un carrefour, un boulevard ou un pont [...J tout était

enveloppé d’un brouillard impénétrable.6’

Il est significatif que cette relation entre le langage et les déplacements dans

l’espace ne s’effectue en aucun des cas sous le signe de la maîtrise d’un système. Dans

les oeuvres qui nous intéressent, les protagonistes se situent entre les systèmes.

défamiliarisés, d’où le bégaiement de leurs démarches. L’erreur est ce qui conditionne

leurs errances, et c’est là où doit être cherché la singularité d’un rapport à l’écriture.

Afin de pousser la réflexion sur l’écriture et la marche, et donc de filer davantage le

lien métaphorique qui les unit, il convient de prêter voix une fois de plus à Rebecca

Soinit, qui prolonge l’association proposée par de Certeau entre écrire et marcher vers

un scénario presque apocalyptique:

Une éventualité effrayante se profile derrière cette métaphore : si la ville est un langage parlé

par ceux qui s’y déplacent à pied, la ville postpiétonne est non seulement muette, mais

menacée de devenir une langue morte dont les expressions familières, les jeux de mots, les

jurons sont oubliés, quand bien même sa grammaire survit.6

Comme le souligne Soinit, cette accointance entre la marche et l’écriture ne

tient pas la route lorsque sont évalués des modèles urbains tel quel Los Angeles.

61 SEBALD, W. G. Op. cit., p. 150.

62 SOLNIT, Rebecca. Op. cit., p. 279.

66

profondément réfractaires à la circulation pédestre étant donné l’immensité de son

étendue. Or, le rapport à l’espace supposé dans de telles étendues tentaculaires est,

dans plusieurs cas, reflété par des représentations dystopiques de la ville

contemporaine, qui coïncident souvent avec une préoccupation pour la dégradation de

notre rapport au langage. La ville est à ce point démesurée qu’elle cesse de parler dans

un langage, et brouille par conséquent notre relation au langage. Cette éventualité est

esquissée chez Auster, à travers le personnage de Stiliman qui constate l’échec du

langage devant une réalité désincarnée, fragmentée et dysfonctionnelle. Cela le porte à

aborder la création d’un nouveau langage qui rendrait compte de la déchéance des

objets, et qui aboutirait nécessairement sur un nouveau contact avec l’espace. «The

brokenness is everywhere, the disarray is universal. [...] The whole city is ajunk heap.

[...] I invent new words that will correspond to the things. »63 Cette obsession pour la

perte du lien originaire au monde qui débouche sur la nécessité «une nouvelle

expression vient éclairer l’inscription faite par Stiilman par ses déplacements dans les

rues de la ville: The Tower ofBabeÏ. Le New York d’Auster incarne en effet la version

moderne de la tour de Babel; il en conserve à la fois la verticalité de la construction et

le démantèlement d’un contact avec le langage et les origines. Le mythe de Babel se

retrouve également chez Butor, sous la forme d’un vitrail en ruines dans la cathédrale

de Bleston. Dans ce cas, c’est surtout la dissolution de la communauté qui ressort. la

perte d’un centre à l’expérience urbaine. Les habitants de Bleston paraissent frappés

d’amnésie devant les mythes fondateurs de leur ville, et dès lors, Revel ne peut que

témoigner de la nature acentrée de leur contact avec la ville. D’ailleurs, la ville de

Bleston n’a plus de centre, ou en a plusieurs, tant au sens littéral que figuré.

63 AUSTER, Paul. Op. cil., p. 122-123.

67

Dans son ouvrage sur le thème de lerrance dans le cinéma contemporain.

Annie Goldmann a concentré son analyse vers des représentations cinématographiques

où l’errance était synonyme de vide existentiel, mettant en évidence des

caractéristiques communes à un corpus d’oeuvres qui comprend entre autres celles de

Jean-Lue Godard, de ChantaI Ackerman, de Wirn Wenders et de Jim Jarmusch64. Elle

dépiste dans ce cinéma de l’errance une absence de l’Histoire. de l’anecdote, et une

dissolution de la conscience du sujet. Selon Goldmann, l’errant est le plus souvent en

proie à un «malaise ontologique» qui le décourage de toute recherche de sens. La

quête de l’errant ne peut que rendre plus palpable cette ouverture sur le vide. Sans

rejeter cette vision où prime la vacuité du sens, et qui a sans contredit sa place au

chapitre des représentations de l’errance, tant au cinéma qu’en littérature, nous

mettons davantage l’accent sur ce qui émerge d’une telle fréquentation du cadre

urbain, tant au niveau de l’intrigue que du mode de réception enclenché par l’oeuvre.

Dans les cas étudiés ici, l’errance se manifeste d’autres manières, participe à la

création de nouveaux ancrages de l’individu dans son environnement spatial, affirme

une conscience renouvelée de l’espace, et ainsi, notre conception n’en est pas que

négative. C’est pourquoi nous nous employons à cerner ce qui dans l’errance affirme

un nouveau rapport à l’écriture.

GOLDMANN, Annie. L ‘errance dans le cinéma contemporain. Henri Veyrier, Paris, 1985.

68

Chapitre V

Ce qui fait marcher

Il serait vain de le suivre ; car je n’apprendrai riende plus de lui ni de ses actions. Le pire coeur du

monde est un livre plus rebutant que le Hortulusani,nae, et peut-être est-ce une des grandes

miséricordes de Dieu que es Ïaesst sich nicht tesen,- qu’il ne se laisse pas lire.

- E.A.Poe

Voyage au coeur de l’énigme

Puisque tout texte pose la question d’un sens à déchiffrer, l’énigme apparaît

comme un des principes constitutifs de la littérature. Mais au-delà de l’élan

herméneutique qui meut tout bon lecteur devant un texte, les oeuvres étudiées ici

adressent de front cette dimension de l’activité littéraire la quête d’Austerlitz ainsi

que celles de Quinn et de Revel s’enroulent autour une énigme. S’interroger sur ce

ressort mettra en évidence les mécanismes de construction d’un sens caché présents

dans l’oeuvre. L’énigme suggère un mode narratif qui propulse la logique du parcours,

dans le sens où le désir de résolution qu’elle met en branle implique un cheminement,

un mouvement vers le lieu voilé de l’élucidation. Le désir de résolution qu’elle

déclenche est après tout ce qui motive les déambulations des personnages, ce qui les

fait marcher.

Il convient ici d’emprunter les balises conceptuelles érigées par Mario

Pemiola65 qui propose une distinction éclairante entre Fénigme et le secret. La

dynamique du secret est à l’image d’un voile posé sur un corps ou un objet de désir.

65 PERNIOLA, Mario. Énigmes: le moment éptien dans la société et dans / ‘art, La lettre volée,Bruxelles, 1995.

69

Le voile est résistance et s’avère essentiel au titillement du désirant. Selon Perniola, le

secret relève d’une conception statique du monde une fois révélé, il fait place à

l’éclaircissement où triomphe la vérité. Il suffit donc d’ausculter le réel avec les bons

instruments, poser le bon regard, et la vérité se laisse peu à peu appréhender. Cette

dynamique de la révélation suppose donc une fixation du sens et elle reflète de toute

évidence l’attitude herméneutique. Le modèle du récit policier classique fournit un

exemple pertinent de cette logique du secret. Dans le roman policier classique,

l’opacité de la ville ainsi que son désordre en font le lieu privilégié à l’enfouissement

du mystère. Au gré des étapes qui rythment la structure narrative du roman policier —

découverte d’un cadavre, enquête et découverte de l’assassin—. il s’amorce une quête

de vérité face à laquelle le détective se prémunit d’un attirail cartésien — l’observation

méthodique et le raisonnement. Le récit policier s’apparente à une démarche

herméneutique dans laquelle il faut faire parler les signes. Il y a donc dans ce type de

roman, outre l’apologie de la pensée scientifique rationnelle, rempart contre la

monstruosité de la réalité urbaine, une croyance en la possibilité d’ancrer une vérité à

travers des signes matériels et visibles. Élucider le mystère signifie dans ce cas

dévoiler la ville, explorer ses recoins, ses zones ombragées, épuiser les possibilités de

ce qu’elle donne à voir, mais aussi se frotter à cette invisibilité qui réside dans la

disparition des indices du crime ou de l’intrigue. Le roman policier met donc en

marche une esthétique du dévoilement, qui fonctionne selon un jeu de chassé-croisé

entre le visible et l’invisible. Même si la vérité se dissimule à travers les mailles du

tissu urbain, le détail significatif finit par être amplifié. L’espace urbain peut bien se

70

morceler dans la quête, il se reconstitue toujours en une totalité par la résolution du

mystère, ce qui confère à ce type de récit la dimension réconfortante du prévisible.

Les démarches d’Austerlitz et du narrateur s’apparentent en quelques sortes à

celle du détective, et répondent par conséquent au modèle du secret. Les lieux sont

interrogés, des indices prélevés, et Austerlitz tente de recomposer à travers eux une

histoire qui est la sienne. À chaque voyage dans une nouvelle ville. Austerlitz en

apprend un peu plus sur son passé traumatique. À chaque nouvelle rencontre. le

narrateur s’initie un peu plus au passé de son ami, si bien qu’à la toute fin du récit, il a

retracé en grande partie les différentes étapes de sa vie. Ce qui diffère, c’est bien

entendu la méthode. L’observation méthodique et les principes de la déduction qui

font l’excellence du détective sont troqués pour une disponibilité presque passive à

l’espace. Même si son regard est toujours aux aguets, il est beaucoup plus proche de

celui de l’observateur qui, pour mieux voir la nuit, apprend à ne pas focaliser

directement sur Fobjet recherché. Son seul rôle est d’étreindre l’espace dans le rythme

de sa marche dans la ville, et comme s’ils répondaient à une invitation, les événements

du passé lui rendent visite, le monde se révèle à lui. Pour cela, l’éclaircissement du

secret au coeur du récit s’accompagne d’une perplexité tant les événements du passé

que déterre Austerlitz se fondent moins sur des traces matérielles et repérables que sur

des apparitions fantomatiques et des hallucinations. Austerlitz porte son regard sur les

lieux, mais ce qu’il scrute, c’est la part invisible de l’espace. Évidemment, la

ressemblance avec la structure policière s’arrête là puisque la résolution du mystère

d’Austerlitz est loin d’être réconfortante: elle ouvre une brèche sur les non-dits de

l’histoire, et du même coup ébranle les consciences.

71

Pour en revenir aux délimitations de Pemiola, le pôle de l’énigme suppose

quant à lui une esthétique du pli, esthétique qui refléterait davantage, selon lui, la

complexité du monde contemporain. L’énigme est à l’image d’un monde plein, qui

«contient un maximum de matière dans un minimum d’extension» et où sont

privilégiés les modes de l’explication et de la description sur celui de la résolution. La

réalité est sinuosité et complexité. et son essence ne se laisse découvrir que

partiellement, et même lorsque dévoilée, elle ne cesse d’être énigmatique. Ce modèle

ne vient toutefois pas proclamer la fin de l’histoire, la perte de sens, ou le triomphe du

non-sens, comme il serait aisé de conclure. Au contraire, suivant ce principe de

l’énigme, la marche peut très bien ne pas suivre la ligne droite, il peut tout de même y

avoir progression. En introduisant les ressorts d’une enquête policière aux errances de

Revel dans la ville de Bleston. L ‘emploi du temps joue sans contredit la carte du

mystère, mais ce mystère consiste-t-il en un secret ou une énigme?

À la lumière de ce qui a été développé jusqu’à présent, la réponse s’impose

d’elle-même. Le dispositif narratif du parcours entraîne une quête labyrinthique qui,

loin de se solder par une résolution, entrouvre toujours davantage le mystère des

origines, pervertissant de cette façon le modèle classique du roman policier. Même si

Revel met la persistance du mystère sur le dos de l’insuffisance de ses connaissances

de la ville, il est évident que ce n’est pas là la seule raison. Ces investigations ne

semblent pas porter fruit : les origines de Bleston demeurent fuyantes et son désir

d’élucidation par l’écriture s’avère vain:

ce que je cherchais dans ces panneaux. c’était des lumières sur ton origine, Bleston,

ajoutant en moi-même par conséquent sur mon malheur, [...J , ces pages de la deuxième

72

semaine du mois d’août que j’ai lues insuffisamment ce soir avant de commencer à écrire cet

ensemble de pages qui sera daté de la quatrième semaine du mois de septembre, la dernière

semaine complète que j’aurai passé parmi tes munTiures, parmi tes mirages, panTii ta

fermentation triste, parmi ta sueur chaque soir plus âcre et plus glacée. cet ensemble de pages

qui sera inévitablement insuffisant, inévitablement lacunaire•••

66

En voulant comprendre les rouages de Bleston, Revel fait de nombreuses

incursions dans les complexes mythologies illustrées par les vitraux de la cathédrale et

sur les tapisseries du musée. Du coup, Revel semble s’acharner à déceler une vérité

depuis longtemps abandonnée ou refouLée par les habitants de la ville. Née du désir

d’éclaircissement, cette démarche contribue plutôt à former des plis les origines de

Bleston se confondent aux récits fondateurs de la culture occidentale par un jeu de

miroitement. « [...] cette ville encore tellement inconnue, qui se camoufle elle-même

comme un manteau dont les plis cachent d’autres plis, qui se refuse à l’examen comme

si la lumière la brûlait.»67 L’espace urbain au lieu de se révéler, s’enlise sous ces plis

formés par la superposition d’images, de récits mythologiques et de souvenirs, et

tombe dans les pièges de la représentation où s’avilit progressivement tout ce qui est

extérieur à la représentation. Revel compte sur l’écriture de son journal pour pénétrer

l’énigme, comme si elle pouvait réellement pallier l’insuffisance de sa prise sur le réel

et l’approcher de la révélation : «Bleston dont je ronge la carapace par cette

écriture»68. Mais ce moyen sur lequel il compte pour s’immiscer dans les interstices de

la ville ne fait que renforcir son combat avec les strates textuelles qui recouvrent la

ville. S’il est vrai, comme le souligne Raillard, que «la fiction. lieu où nous trouvons à

66 BUTOR, Michel. Op. cit., p.427.67 BUTOR, Michel. Ibid., p. 151.68 BUTOR, Michel. Ibid., p. 435.

_7 -

I-,

l’extérieur de nous-même notre propre trace, est messagère de vérité. Elle nous

apprend à voir.»69, il semble dans ce cas-ci qu’elle renseigne davantage Revel sur ses

propres obsessions, ses peurs et tounnents que sur la ville de Bleston en tant que telle

elle est le miroir de son intériorité. Le mystère de Bleston demeure quant à lui intact.

Ainsi, les détours par le passé historique de Bleston et l’étude systématique de ses

cartes interviennent comme des dimensions de la demande de sens du personnage

envers l’espace urbain, mais elles ne font que fournir des pistes, ne garantissant

nullement la découverte de ce que le protagoniste lui-même nomme vaguement

l’origine, la résolution de l’énigme. Du coup. cette origine demeure béante et les zones

d’ombres qui persistent dans Fespace ne demandent plus tant à se faire illuminer qu’à

être interrogées dans leur obscurité. Elles attendent que l’on s’insère dans ses

sinuosités suivant la dynamique d’un parcours.

La confusion des temporalités dans l’écriture de son journal mène Revel à

s’avouer vaincu. Malgré toute l’emphase mise sur le registre spatial dans la présente

analyse, il est évident que la tâche de représenter, tout comme l’exploration spatiale

qu’implique le parcours, sont toujours conçues à travers la durée. Tel que brièvement

esquissé dans l’introduction, le fait d’introduire du temps correspond à installer un

décalage entre l’expérience et la représentation, et sonder l’espace en le représentant

implique, à Févidence des oeuvres étudiées ici, l’émergence «un combat contre le

temps qui passe, enlise les traces des passages antérieurs, et dérange les perceptions

ponctuelles vécues dans des lieux donnés. L’accumulation de strates temporelles

successives en un même espace, souvent inassimilables au premier contact et au

69 RAILLARD, Georges. Op. cii., p. 485.

74

premier regard, rend indispensable le recours à la marche et à l’écriture afin que soient

découverts les événements qui sommeillent entre les murs de la ville. Mais ces deux

activités, la marche et l’écriture jouent sur ce doublet insoluble —entre outil de

révélation et insufflateur de nouvelles traces. Il est nécessaire pour accéder à ces

strates temporelles enfouies d’en livrer de nouvelles. Il devient dès lors difficile de

décliner avec exactitude les couches de signification, de retracer les détails de la

sédimentation du temps dans l’espace. Discerner l’origine à travers les plis relève de

l’impossibilité.

Chez Auster. l’énigme au coeur du récit prend un tournant semblable à celui de

Butor dans le sens où la quête initiale ne se solde pas boirnement par une résolution.

Le récit, par la persistance de l’énigme, laisse le lecteur incertain. Par contre, loin de

s’enrouler en de nombreux plis et circonvolutions comme c’était le cas chez Butor, la

structure narrative tend plutôt vers une pratique progressive du dénuement qui n’est

pourtant pas synonyme de révélation. Le suspect disparaît et avec lui tous les mystères

qui entouraient l’histoire de Peter Stillman. Le récit se dénude, de la même manière

que Quinn se débarrasse lentement de ses possessions, de ses buts, de ses désirs, et

enfin de ses vêtements qui sont jetés un à un par la fenêtre. La vérité peut bien être

conçue comme «quelque chose d’habillé» sous le modèle de l’énigme, cela ne veut

pas dire que le simple fait d’enlever les vêtements suffit à l’éclosion de la vérité. Le

dénuement conduit plutôt à l’opacité de la surface charnelle; même au plus près du

corps, le mystère de l’intériorité demeure entier. Tout au long du récit, le lecteur ne

fait qu’égratigner la surface du corps du texte, jouer dans les limites qu’il fait

intervenir, entre autres en supposant un écart entre la perspective donnée par le journal

75

et le point de vue du narrateur, entre les différents niveaux de représentation (auto

réflexivité, auto-représentation, etc...).

Ce détour par l’énigme permet d’élaborer, avec l’aide de Roland Barthes, une

érotique du parcours. Ainsi Barthes écrit-il en faisant allusion au plaisir du texte: «Ce

que je goûte dans un récit, ce n’est donc pas directement son contenu ni même sa

structure, mais plutôt les éraflures que j’impose à la belle enveloppe: je cours, je

saute, je lève la tête, je replonge... »70. Ces allusions résolument physiques, sensuelles

et mouvantes au plaisir de la lecture déstabilisent la conception habituelle d’une

activité passive et éthérée, et supposent une affinité entre la vision barthienne du texte

et la notion de parcours narratif développée dans le présent travail. Le parcours, par

son potentiel énigmatique et la mouvance qu’il installe, suscite un «plaisir» qui se tisse

dans l’exploration lente d’un texte comme le rappelle Barthes: « [...] ce n’est pas

l’extension (logique) qui [...] captive [dans la lecture]. l’effeuillement des vérités,

mais le feuilleté des signifiances». Barthes associe cette exploration à un plaisir

érotique dans lequel il ne suffit pas de se précipiter vers l’orgasme, finalité du plaisir,

mais de se maintenir dans l’espace de la découverte, de transiter â travers les

anfractuosités du texte. Les oeuvres étudiées propulsent le lecteur dans un mouvement

semblable. ce qui permet de les approcher sous l’angle du plaisir presque érotique

qu’elles font naître.

Mais en est-il ainsi du déroulement progressif de l’énigmatique origine de

Austerlitz? La gravité du propos sur lequel s’ouvre Austerlitz, permet-elle encore

d’éclairer le dispositif mis en oeuvre en tant qu’élément de la jouissance? Sebald aspire

° BARTNES, Roland. Le plaisir du texte, Points, Paris, 1973, p.23.

76

le lecteur à travers un flot presque ininterrompu, sidère par la gravité, captive. Mais le

cheminement de la narration chez Sebald épouse une mouvance nécessaire afin de

s’approcher pas à pas d’un événement souvent qualifié d’irreprésentable, celui de la

disparition de ses parents dans les camps de concentration et de sa déportation en

Angleterre. Hanté par la disparition des traces, Sebald guide le lecteur à travers un

parcours où sont ravivé les morts, dépoussiérées les horreurs, un parcours qui défie

l’oubli. Si bien que malgré une parenté dans l’impulsion exploratrice de l’acte de

lecture qu’il met en branle, le sérieux qu’insuffle un tel sujet oblige à le considérer

d’une autre façon. Le regard posé sur l’histoire a de fortes résonances éthiques qui ne

peuvent être escamotées au profit d’une analyse misant sur des aspects à ce point

ludiques ou structurels.

Les trois textes soumis à l’étude présentent un ensemble de caractéristiques

connnunes révélées par une structure au coeur de laquelle se cache une énigme. Une

tension règne à l’intérieur de chacun des marcheurs qui défilent dans la présente

analyse : chacun est en quelque sorte déchiré entre le fait de porter en lui l’énigme et

de devoir la déchiffrer à travers le dehors, à même l’espace urbain. Construites sur les

bases d’une quête identitaire, il est juste de rapprocher ces structures narratives à celle,

classique, de l’OEdipe. C’est en effet le mystère de sa naissance qui incite OEdipe à

initier un parcours; la quête identitaire et des origines dOEdipe coïncide étroitement

avec une dynamique du parcours à travers lequel est interrogé l’espace. Il faut

toutefois user de précaution quant à lidentification trop hâtive du récit d’Austerlitz à

ce type de traumatisme structurel présent dans nombres de récits et aussi dans

l’histoire. Ce serait là réitérer une réduction pratiquée dans les théories récentes —chez

77

Hayden White et Slajov Zizek notamment— que désapprouve fermement Dominick

LaCapra dans son essai Writing History Writing Trauma71. Il pose là une distinction

nette entre le traumatisme structurel, et le traumatisme historique. Le traumatisme

structurel trouve un emblème dans le récit oedipien; il consiste en une mise en récit de

l’absence d’origine, ou de fondements identitaires, ou encore en un refus de la clôture

interprétative. À son tour, le traumatisme historique prend. comme son nom l’indique,

racine dans les événements historiques. Le traumatisme structurel confond le présent

et le passé, le sujet et l’objet. les divisions doivent être clairement maintenues lorsqu’il

s’agit d’un traumatisme historique. Ainsi, le traumatisme historique pourra être

envisagé d’une façon responsable et on évitera de contribuer à sa mystification. Si

l’absence au coeur du traumatisme structurel fascine et demande par conséquent d’être

mise en scène, acted-out dans les termes de LaCapra, L’événement historique

traumatique doit être pris pour unique, ce qui le sauve de la banalisation, d’un

nivellement de l’expérience et de la normalisation. C’est grâce au processus du

working-out ou du deuil que l’individu ou la collectivité se réconcilie avec son passé,

mais au lieu de prôner une réconciliation édifiante, le working-out ne peut que laisser

place à un état de déstabilisation. Dans AusterÏitz, le processus du working through tel

que théorisé par La Capra se met en branle à partir d’un u’alking through. Revisiter à

la marche les lieux du traumatisme permet non seulement à Austerlitz de recouvrer

l’oubli, mais également de mettre tranquillement un baume sur une plaie ouverte. Il

s’agit là d’une différence essentielle entre les parcours de Quinn et de Revel, qui

prennent racines dans des traumatismes structurels explorés à travers des enjeux de la

représentation. Une des structures qui expose le plus puissanunent le type de

LACAPRA, Dominick. Writing Histo;y, Writing Trauma, John Hopkins. a1tirnore, 2001.

7$

traumatisme en jeu chez Butor. mais aussi en filigrane chez Auster, est sans contredit

le labyrinthe.

De l’énigme au labyrinthe

L errance dans la ville se convertit facilement en un parcours au coeur d’un

labyrinthe, dans la mesure où la complexité des structures urbaines entraîne vite le

passant dans les méandres. Le labyrinthe consiste en une forme canonique d’une

expérience de l’espace urbain, en même temps qu’il en est une figure. Le labyrinthe

abrite plusieurs paradoxes, dont celui par lequel on revient constamment au même

endroit, tout en étant désorienté. Se tisse alors une tension entre la familiarité et

l’étrangeté. Cette tension si11ustre bien dans les textes étudiés à travers l’expérience

du labyrinthe, la ville étrangère de Bleston devient peu à peu familière aux yeux de

Revel, à force de arpentements bien sûr, mais aussi à cause de l’existence de lieux

communs de l’urbanité, qui font que toutes les villes se ressemblent un peu. C’est le

mouvement inverse qui se remarque dans le récit de Auster. Quinn se surprend à

éprouver la sensation du labyrinthe dans une ville dans laquelle il peut pourtant

identifier les moindres artères

New York was an inexhaustible space, a Iabyrinth of endless steps, and no matter how far he

walked, no matter how weIl he came to know its neighborhoods and streets, it aiways left him

72with the feeling ofbeing lost. Lost. flot only in the city, but withrn himself as well.

Le caractère inassimilable des lieux est mis en relief par une structure

alambiquée, ainsi que dans l’opacité qui recouvre les murs de la ville, mais l’aspect

72 AUSTER, Paul. Op. cit., p. 8

79

labyrinthique ne se limite pas à la matérialité de l’espace urbain. C’est la porosité des

lieux ou Fabsence de frontières et de divisions définies entre l’extérieur et l’intérieur.

le privé et le public, le moderne et l’ancien etc. qui crée selon Walter Benjamin la

sensation du labyrinthe dans la ville. La structure du labyrinthe met en évidence la

possibilité d’accéder à ce qui se cache non pas tant sous l’apparence des lieux et des

choses, mais dans ces zones intermédiaires, interstitielles puisque poreuses. Cette

invisibilité (si le terme est entendu dans le sens de ce qui n’est pas immédiatement

visible) se retrouve donc dans les éléments structurels poreux de la ville. Derrière ses

portes, qui une fois ouvertes pourraient fournir l’élucidation d’un mystère, en ses murs

qui cachent en offrant une façade rebutante, ou encore en contenant les marques de

l’histoire. les traces de passages. Le potentiel extensible de la ville en tant que surface

qui s’enfle pour ensuite se compresser facilite l’enfouissement des sens cachés, et fait

du même coup proliférer les interstices. D’un point de vue plus radical, on peut dire

que l’exploration du labyrinthe se passe de la vue; le parcours en son sein est le plus

souvent aveugle: là se situe le rapport érotique dans le parcours labyrinthique.

D’abord à cause de l’implication totale du corps et de l’esprit, de la communion étroite

avec l’espace que le labyrinthe rend inévitable, mais aussi puisque la visualité au sein

du labyrinthe affiche vite ses limitations, d’où la futilité d’identifier des repères

visuels. Ne pouvant plus se fier uniquement à la connaissance optique, celui qui s’y

perd doit avoir recours à des instincts physiques. Nous accorderons dans le prochain

chapitre plus d’importance à cette façon d’interroger l’espace en suspendant l’acuité

visuelle, pourtant si précieuse à Fintellection de la structure urbaine.

$0

Outre le fait d’être à la recherche d’une issue, le seul autre objectif réaliste que

peut entretenir celui qui parcourt le labyrinthe est d’accéder à son centre. Mais le

centre n’est souvent rien d’autre que la compréhension d’un schéma; le labyrinthe

titille donc par la promesse d’une révélation. L’errant dans le labyrinthe se soumet aux

mécanismes du désir: une fois le désir satisfait, il en naît un second, celui d’accéder à

un autre niveau. Comme nous l’avons souligné auparavant, le cheminement de Quinn

est plutôt marqué par la suppression progressive des désirs. Dans ce cas particulier, le

tout et le néant semblent coïncider, et il faut peut-être situer là l’issue du labyrinthe

auquel est exposé le protagoniste à travers le réseau inextricable de la ville et de

l’intrigue. De manière générale, il y a un pacte symbolique qui se crée entre l’espace et

celui qui le parcourt ; en fait, l’espace est investi concrètement aussi bien que

symboliquement.

C’est aussi la fascination qui pousse le prisonnier-marcheur à persévérer dans

des dédales, fascination pour la structure elle-même qui fournit une possibilité

d’organiser le chaos. Il faut reconnaître là ce qui guide l’exploration de Revel dans la

ville de Bleston. D’abord sidéré par l’inconnu, Bleston apparaît pour Revel sous la

forme d’un désordre. Celui-ci veut à ce point mettre une forme à son expérience qu’il

choisit celle du labyrinthe, ce qui consiste en sa propre manière d’ordonner le

désordre. Il en modèle son expérience, ce qui lui fait tisser des liens pointus entre les

habitants et les tapisseries du musée qui illustrent le mythe de Thésée, comme si les

habitants répondaient à une représentation du mythe originel. À la lumière de ces

considérations, il devient évident que le labyrinthe marque l’imaginaire au point qu’il

$1

devient à l’image de nos structures mentales, sans jamais toutefois les accoter en

complexité, comme le suggère implicitement Dominique Viart:

Le véritable labyrinthe n’est finalement pas celui dans leque] on se trouve mais celui que l’on

porte en soi. Ce n’est plus ici le sujet qui cherche sa voie dans le dédale, mais le dédale qui

s’installe au coeur du sujet et de son effort d’intellection. Ces errances mentales, ces

interrogations sans fin, ces ressassements dans lesquels on s’enlise pour ne plus en sortir [...].

Le mythe- les mythes- peuvent sembler une réponse possible, pour qui s’y reconnaît et y

adhère, mais ils ne font jamais que confirmer Fabsence de toute solution à l’énigme. 13

Le labyrinthe est un lieu où se découvre un réseau de lignes brouillées entre

l’espace mental et l’espace physique, entre le familier et l’étrangeté, entre l’organique

et l’inorganique. Dans ce pèlerinage aux visées abstraites vers des régions troubles de

la conscience, le marcheur est placé sur les voies du salut, mais ne peut rencontrer que

sa propre confusion, d’où la persistance de Fénigme. C’est ce qui est révélé à la

lecture de L ‘emploi du temps. Malgré le fait que l’abandon de Quinn à la fin de Ciiy of

Glass s’apparente en bien des points à une ascèse mystique, il n’arrive toutefois pas à

se débarrasser d’une inquiétude fondamentale envers sa relation à l’écriture et au

Livre. C’est du moins ce que prouve la dernière phrase du carnet rouge: «What will

happen when there are no more pages in the red notebook ?». La quête spirituelle de

Quinn, toujours hantée par le livre, ne sait que faire de la pure expérience.

VIART, Dorninique. «L’écriture et le labyrinthe des signes : L ‘emploi du temps de Michel Butor» inOtrante, no 7, hiver 1994, p. 102.

$2

Chapitre VI

Corporalité du parcours

Toucher l’espace et être touché par lui

Comme nous l’avons brièvement abordé dans la section précédente, l’opacité

ne se manifeste pas toujours dans les profondeurs de l’espace ou des significations.

mais aussi à la surface des choses. Les distinctions qu’opèrent Deleuze et Guattari

dans leur traité de nomadologie permettent de nuancer la dualité entre la surface et la

profondeur, voire de pousser à abandonner définitivement ce binôme pour le

remplacer par une explication plus mouvante qui résiste à la systématisation. Ainsi

jettent-ils les bases de ces figures de la pensée en conceptualisant un espace lisse et un

espace strié:

L’espace lisse, haptique et de vision rapprochée, a un premier aspect : c’est la variation

continue de ses orientations, de ses repères. de ses raccordernents il opère de proche en

proche. Ainsi le désert, la steppe, la glace ou la mer, espace local de pure connexion. [...] On

définit au contraire l’espace strié avec les exigences d’une vision éloignée : constance de

l’orientation, invariance de la distance par échange des repères d’inertie, raccordement par

prolongement dans un milieu ambiant, constitution d’une perspective centrale.74

Prenant appui sur cette citation, l’espace lisse semble devoir l’être

littéralement, sans aspérités et d’une surface unie. Or il faut élargir le concept, ce que

Deleuze et Guattari invitent à faire en insistant sur le fait que la ville, tout en étant un

espace strié par excellence, peut être appréhendée conme un espace lisse. La grande

DELEUZE, Gilles et félix GUATTARI. Op. cit. p.6I5-6l6.

$3

labilité des délimitations posées ici fait qu’il est possible d’«habiter la ville en

nomade, ou en troglodyte. Il suffit parfois de mouvements, de vitesse ou de lenteur,

pour refaire un espace lisse.»75 Ce qui semble déterminant dans l’élaboration de ces

modèles, c’est qu’ils déplacent l’importance de la perception incitée par un espace

donné, vers le type de regard avec lequel on choisit de l’appréhender. L’espace lisse,

qu’il soit urbain ou désertique, invite le nomade ou l’errant à toucher, y compris avec

ses yeux, à faire du tactile une manière de penser. Cela rapproche l’errant d’une saisie

animale sur le monde, qui est, par le fait même, davantage en mesure de capter la

corporalité du monde, son animalité dans les termes de Deleuze et Guattari. «C’est une

animalité qu’on ne peut voir sans la toucher en esprit, sans que l’esprit ne devienne un

doigt, même à travers l’oeil.»76 Selon la distinction apportée, ce qui peuple l’espace

lisse tend donc à se détacher du registre visuel tant sont privilégiés «les intensités, les

vents et les bruits, les forces et les qualités tactiles et sonores».

La ville en tant que lieu désigné de focalisation des regards, d’une opticalité

saturée vient tout à fait appuyer une domination moderniste du visuel; le choc des

multitudes et le chevauchement des espaces privés et publics contribuent à

l’exacerbation du registre visuel dans l’espace urbain. Walter Benjamin signalait

d’ailleurs qu’avec la figure moderne du flâneur, le plaisir de voir célébrait son

triomphe77. Au contraire, expérimenter la ville en tant qu’espace lisse met sur la piste

d’une appréhension alternative où la connexion et le contact avec la matérialité — ou la

corporalité- de la ville aiguisent une perception plus tactile que visuelle. Ainsi, comme

DELEUZE, Gilles et Félix GUATTARI. Ibid., p, 624.76 DELEUZE, Gilles et Félix GUATTARI, Ibid. p.6l6.

BENJAMIN, Walter. Charles Baudelaire, Petite bibliothèque Payot, Paris, 2002, p. 103.

84

le rappelle Thierry Davila, «À la différence du flâneur chez Benjamin dont le regard

participe d’une vision illustrative, le regard du nomade serait donc pris dans une

logique de la connexion et du contact qui aurait pour objectif non pas de déposer une

légende sous un motif mais d’être sur le motif lui-même, d’en être affecté.»78 Le

corps physique du marcheur est alors en contact avec le corps tactile de la ville, et

l’espace n’est plus tant ce qui est conduit à voir que ce qui l’affecte. L’investissement

du registre visuel correspond généralement en une mise à distance de l’objet regardé.

Dans ce cas, c’est la suppression de cette distance qui permet d’expérimenter l’espace

comme étant lisse. Cette appréhension de l’espace a évidemment des répercussions sur

la vision du monde présentée dans les oeuvres.

Chez Butor, cette dimension est frappante. Comme nous l’avons amplement

abordé, Revel est obsédé par son orientation dans la ville, ce qui le porte à interroger

cartes et autres repères. À mesure que Forientation qu’il se fabrique est déjouée, un

changement se remarque dans son attitude face à la ville. Du désir de se repérer dans

un espace strié, et donc d’identifier des points fixes, la force de son désarroi le porte

peu à peu à se frotter à l’espace, à amplifier le contact avec celui-ci. Il glisse à la

surface des lieux, se laisse happer dans les dédales de Bleston. Du même coup,

l’emprise de la ville sur lui s’accroît ; il est imprégné par la physicalité envahissante de

celle-ci, comme le met en évidence ce passage

[...] et tandis que je déambule, cherchant la raison de moi-même, dans ce terrain vague que je

suis devenu, tâtonnant sur d’énormes masses de dépôt. ou d’un coup je trébuche au bord d’une

DAVILA, Thierry. Les figures de la marche, ADAGP, Paris, 2000, p. 274.

85

faille au fond de laquelle le sol d’antan est resté nu, mesurant alors l’épaisseur de cette matière

qu’il faut que je sonde et tamise, afin de trouver des assises et des fondations.79

Poussé à suspendre son déchiffrement de l’espace, il devient espace. Pour

parler avec Deleuze, Revel est alors pris dans un devenir terrain vague. Ainsi,

le labyrinthe de Bleston se découvre au fil du récit comme un espace lisse. Revel

touche l’espace, mais il est aussi profondément touché par lui. En même temps que le

marcheur fait corps avec la matière, la matière devient corps, au point où s’opère un

échange de caractéristiques entre l’animé et l’inanimé. Non seulement la ville

s’anthropomorphise à travers les descriptions qu’en fait Revel, de manière plus

accentuée à mesure que le récit progresse, il s’adresse abondamment à elle à la

deuxième personne. La ville est alors plus qu’une image; elle a un visage et des

caractéristiques humaines comme il apparaît dans cet extrait : « [...j mon propre

visage et le tien derrière lui, Bleston, le tien miné de guerre intime, le tien qui

transparaîtra de plus en plus fortement, au point que l’on ne distinguera plus pour ainsi

dire, de moi-même L’hybridité qui émerge dans la superposition des traits

organiques et inorganiques devient carrément menaçante, voire monstrueuse. Mais il

n’y a pas que ce corps à corps de Revel avec Bleston qui doit être pris en

considération t la prédilection de l’oeuvre pour la répétition, ainsi que pour les lignes

brisées et fuyantes, est aussi un élément qui la fait tanguer vers le lisse t «Mais

déchaîner la puissance de répétition comme une force machinique qui multiplie son

effet et poursuit un mouvement infini, c’est le propre de l’action libre, procédant par

BUTOR, Michel. Op. cit. p. 173.° BUTOR, Michel. Op. cit.

,p405.

$6

décalage, décentrement. ou du moins par mouvement périphérique [...]»81. Une autre

dimension du lisse est de privilégier des formes d’expression qui s’opposent à la

géométrie.

Cette dimension de l’affect, abordée ici comme une résultante de la traversée

d’un espace lisse, peut être mise en relation avec ce qui se dégage du parcours

d’Austerlitz. Les promenades nocturnes d’Austerlitz dans Londres en sont une bonne

illustration, de même que celles qu’il effectue «à moitié conscient» dans Paris un peu

avant son internement à la Salpêtrière. Austerlitz fait allusion à ces moments comme

s’il y était dans un état de transe qui s’apparente au somnambulisme, plongé dans

l’oubli, presque inconscient, et pourtant si près des fantômes de son passé. Lors de ces

dérives, l’orientation devient tout à fait secondaire, et. comme si la mise à l’écart de ce

concept suspendait d’autres dimensions de la rationalité, sa disponibilité sensorielle

face à l’espace croît et alimente alors le potentiel hallucinatoire des lieux. C’est en

communiant ainsi avec l’espace qu’il accède aux temporalités enfouies. S’approcher le

plus possible des lieux de son passé afin d’amplifier au maximum le contact avec

ceux-ci, voilà la condition de révélation du mystère des origines d’Austerlitz. C’est à

nouveau une dimension beaucoup plus affective que visuelle qui se détache des

pérégrinations d’Austerlitz.

Dans City of Glass. les enjeux ont beau être radicalement différents, F espace

est appréhendé de la même manière. De quelle autre façon peut-on interpréter le

dessein de Quinn qui abandonne progressivement le souhait d’une vision

transcendante pour se projeter à ce point dans l’immédiat? Son point de vue se

DELEUZE, Gifles et Félix GUATTARI. Op. cit. p. 622.

87

transforme en la vision de courte amplitude que lui confère sa résidence d’adoption:

un appartement obscur et complètement vide. À ce point du récit, Quimi embrasse

l’immobilité au point de se fondre au paysage urbain, jusqu’à devenir invisible:

«Remarkable as it seems, no one ever noticed Quinn. It was as though he had melted

into the walls of the city.»82. Au terme de son enquête policière, Quinn fait lui aussi

corps avec la ville. Le dispositif du parcours invite dans chacun des cas un corps à

corps avec l’espace qui force un questionnement tout au long du parcours des

protagonistes : immergé à ce point dans la ville, comment peuvent-ils encore se

différencier de celle-ci au-delà des outils de la représentation? Comment y récupérer et

y isoler les traces de son passé quand notre destin est si étroitement lié à celui de

l’espace? finalement, comment s’insérer dans un espace autre sans s’y perdre

complètement? Ces lueurs de questionnements entourent les textes.

Dans chacun des cas, la marche a une incidence corporelle profonde, voire

même pathologique. Ainsi peut être entendu le traumatisme psychotique dont souffre

Austerlitz qui le mène vers la fin du récit dans un centre de réhabilitation. La

démarche d’Austerlitz est chancelante car constituée de trouées, et le texte porte à

plusieurs endroits les traces d’une difficulté de médiation du parcours. Dans L ‘emploi

du temps, c’est la menace d’un aveuglement, le constat d’une vision de plus en plus

défaillante qui s’établit à mesure que progresse son exploration de Bleston et qui

s’accompagne d’un délire paranoïaque faisant attester de la corporalité de la ville. Ce

délire se transpose de plein fouet dans le flux verbal de l’oeuvre. Quant à Quinn, si

nous avons précédemment insisté sur la dimension ascétique et par extension mystique

$7 AUSTER, Paul. Op. cit. p. 17$.

88

de sa retraite, le versant pathologique de celle-ci mérite d’être exploré. Son retrait

graduel mais total face à son environnement physique s’opère de telle sorte qu’il

s’enfeme dans un état qui ressemble à l’autisme il se replie sur son monde intérieur

au point de perdre contact avec la réalité et avec les autres. Il duplique de cette façon

l’état de Stillmann lorsqu’il était enfant et cherche à faire du langage un véhicule plus

approprié à son expérience immédiate du monde. Dans tous les cas, les tendances

pathologiques des marcheurs affectent leurs relations au langage. L’absence de

différenciation entre le sujet et l’objet qui est la ville, entre la subjectivité et

l’extériorité résulte en une relation informe. La marche telle que vécue ici, qu’elle soit

promenade, errance ou quête, ouvre sur la nécessité de se projeter à l’extérieur du

corps pour ensuite s’y refondre, ce qui ne s’opère pas sans une certaine violence.

Troubles de la vision

Il faut ici revenir sur des considérations rapidement esquissées précédemment.

Le regard des marcheurs demeure disponible à ce que cache l’espace, non pas tant

dans une dynamique d’élucidation qu’à travers ce qui pourrait paradoxalement

ressembler à une contemplation mobile, presque hypnotique. La perte des repères qui

en résulte aboutit à un mode perceptif autre, obtenu à partir de la liberté de l’oeil dont

parle Ludovic Janvier. Avec l’errance, l’oeil se trouve en quelque sorte supplanté par le

pied, et le visuel cède la place à un mode d’appréhension parallèle, toujours en tension

avec ce qui est donné à voir. On retrouve d’ailleurs là les conclusions tirées de

l’utilisation de la distinction entre le lisse et le strié chez Deleuze et Guattari. Le

regard de l’errant mettrait donc en mouvement une réalité encore invisible, et

89

révélerait une dimension particulière de la ville s’élaborant dans une relation affective

mouvante entre le lieu et l’intériorité. Ce regard affinrie un décalage par rapport au

regard précis et objectif propre à la modernité, et il est significatif de retrouver dans

les oeuvres analysées un réseau d’allusions à une vision bloquée, obstruée ou

carrément troublée par des hallucinations. C’est dire à quel point cette dimension

supra-visuelle est adressée par les oeuvres.

Le drame de la vision est au centre des dérives de Revel. Dans L ‘emploi du

temps, les allusions au brouillard de plus en plus épais de la ville, «jaune et insinuant»,

«âcre et glacé» se multiplient à mesure que le récit avance:

Je m’en souviens, je me suis mis à marcher très vite pour me calmer, à tourner et à retourner

dans les rues, dans le brouillard jaune et râpeux, sous les halos des réverbères fusant,

semblables à des essaims de mouches blanches [...j83

Je me promenais dans tes rues, Bleston, mes pupilles couvertes par toutes sortes de paupières

et d’écailles que je relève maintenant une par une, mais qui risquent de retomber à cause de la

fatigue, de l’inattention, de tes ruses qui se survivent.84

Revel évoque un trouble de la vision qui le mène jusqu’à un certain

aveuglement. Il souhaite même se brûler les yeux tant ils n’ont servi qu’à le leurrer.

L’aveuglement l’obsède au point d’entendre des murmures parmi lesquels il distingue

la nuit le mot «aveugle», inlassablement répété85. Tandis que la visibilité diminue, le

registre sonore s’amplifie. Afin de pallier l’insuffisance visuelle, Revel réoriente sa

quête d’intelligibilité de l’espace urbain vers les perceptions sonores, celles des

BUTOR. Miche!. Op. cit., p. 346.

BUTOR, Miche!. Ibid., p. 396.85 BUTOR, Michel. Ibid., p. 375.

90

«meules des maisons qui crissaient les unes contre les autres», et des bourdonnements

de toutes sortes.

Dans le cas d’Austerlitz, ses hallucinations relèvent clairement d’une vision

troublée par le délire. Or, il n’y a pas qu’Austerlitz qui vit ces malaises puisque le

narrateur expérimente lui aussi un trouble de la vision, qu’il consigne dans un passage

bref mais significatif. Ainsi atteint, le narrateur ne peut que distinguer les contours des

objets et des êtres, dans un «magma indifférencié de hachures noires et menaçantes».

Cela ne l’empêche pourtant pas d’obtenir une prise assez juste sur son environnement:

Or j’avais néanmoins l’impression que je continuais à voir ce qui se trouvait au bord de mon

champ de vision avec la même acuité qu’auparavant, comme s’il me suffisait de détourner

l’attention sur les marges pour faire disparaître une faiblesse visuelle que je crus d’abord de

nature hystérique.86

L’acuité de la description qui suit ce passage surprend. Malgré le trouble de la

vision du narrateur qui le force à réajuster son angle perceptif, il continue de décrire

les paysages qui défilent devant lui, comme si en se passant de la vue, son

cheminement libérait une autre vérité. Ce passage affirme l’importance des marges

afin que se précise le paysage, mais d’un point de vue plus global, elles revêtent une

importance cruciale dans la logique de l’oeuvre. Comme nous l’avons précisé dans le

deuxième chapitre. c’est en effet à partir des marges et des zones périphériques qu’est

ancrée la quête d’Austerlitz. Ce concept de vision périphérique pourrait rejoindre celui

d’un inconscient visuel —notion par ailleurs élaborée par l’historienne de l’art Rosalind

$6 SEBALD, W. G. Op. cit., p. 45.

91

Krauss87. En faisant allusion à un inconscient visuel. Krauss voulait outrepasser les

terrains balisés par la modernité entre autres en questionnant l’association galvaudée

entre voir et savoir. À la toute fin d’Austerlitz, Sebald offre une cristallisation de l’idée

générale de l’oeuvre dans un incident à la limite de l’anecdote. Austerlitz réalise qu’un

cimetière jouxte son appartement londonien: «Il n’avait découvert ce cimetière d’où

provenaient, supposait-il à présent, les mites qui entraient chez lui, peu de jours avant

son départ de Londres, alors que le portail était pour la première fois ouvert depuis

toutes ces aimées.»88 Cette découverte inusitée met une fois de plus en évidence une

histoire invisible qui se cache derrière les façades. Le rythme de la marche conjugué à

la lente décantation des réflexions et des événements mènent vers un inconscient d’où

surgissent les territoires refoulés de l’espace urbain et de la conscience. L’oeuvre de

Sebald encourage à se frotter à l’imperceptible, surtout dans la ville qui constitue une

surface d’enfouissement par excellence.

L’aveuglement est inévitablement lié à une dimension tactile de l’espace. Dans

ce sens, les propos de Derrida convergent tout à fait avec ceux de Deleuze et Guattari:

Une main d’aveugle s’aventure solitaire ou dissociée, dans un espace mal délimité, elle tâte,

eUe palpe, elle caresse autant qu’elle inscrit, elle se fie â la mémoire des signes et supplée ta

vue, comme si un oeil sans paupières s’ouvrait au bout des doigts : l’oeil vient de pousser tout

près de l’ongle, un seul oeil, un oeil de borgne ou de cyclope. II dirige le tracé, c’est une lampe

de mineur â la pointe de l’écriture, un substitut curieux et vigilant, la prothèse d’un voyant lui-

$9meme invisible.

KRAUSS, Rosalind, E. L ‘inconscient optique, Au même titre éditions, MIT Press, 1993.SEBALD. W. G. ibid., p. 344-345.DERRIDA. Jacques. Mémoires d’aveugle, édition de la Réunion des musées nationaux, Paris, 1990,

p. IL

92

Ne faisant pas tout à fait intervenir un aveuglement total, tout en stimulant

clairement une appréhension visuelle parallèle, les oeuvres parcourues dans ce travail

mettent en lumière une faculté qui s’inaugure à travers l’errance, conditionnée par

l’apparition d’espaces intermédiaires et qui consiste en un mélange de disponibilité

face au monde matériel, de corps à corps avec l’espace et de détachement. À faute de

mieux, nous appellerons cette faculté celle d’entre-voir, ou de voir entre. À travers

cette faculté, le regard chargé d’absence. ou encore sensible à ce qui se retrouve dans

les marges, devient garant d’une appropriation pleine de l’espace. À trop vouloir tirer

un savoir du voir, on se bute à l’impasse comme l’illustre bien la dérive de Jacques

Revel; ainsi vaut-il mieux suspendre sa demande de sens face à l’environnement et se

laisser prendre par les principes de l’errance. Aussi, Austerlitz ne cherche plus les

réponses dans la monumentalité des lieux urbains, ces lieux qui consacrent

l’investissement du registre visuel dans la ville. Ce sont plutôt les espaces abandonnés,

les terrains vagues, les interstices entre les bâtiments qui sont visités. Austerlitz entre

voit, situe son exploration entre le rêve éveillé et une réalité endormie, entre la vie et

la mort, la présence et l’absence. Dans une autre optique, tiraillé entre une vision

transcendante et à ras le sol Quiim est peu à peu forcé à devenir autre (devenir

Stillmann ou devenir aussi immobile que les structures urbaines) et prend de plus en

plus conscience de sa propre relation face au monde. Voir entre, c’est aussi tâter

l’espace imperceptible entre le sujet et le lieu, être attentif aux devenirs qui bordent

cette relation mouvante. Dans la confrontation du marcheur à la ville, les bords sont

rendus palpables. Le fait que les oeuvres étudiées se situent entre les genres littéraires

ne fait qu’affirmer un peu plus la prépondérance des espaces intermédiaires. Dans sa

caractérisation de l’expérience du flâneur. Benjamin affirmait ceci «[les descriptions

de la grande ville] sont le fait de ceux qui ont traversé la ville en état d’absence,

perdus dans leurs pensées et leurs soucis.»90 Là où Walter Benjamin parle d’un état de

distraction qui accompagne les pas du flâneur, nous préférons insister sur l’émergence

d’espaces intermédiaires où peut se situer, consciemment ou non, l’errant dans la ville.

En bref, les oeuvres à l’étude nous ont placé devant une saisie corporelle de la ville qui

implique un mode perceptif franchissant dans une certaine mesure les limites du

visuel. Il émerge une sphère de l’expérience et de la connaissance qui s’ouvre sur ce

qui échappe à la systématicité visuelle de la ville. Dans un espace surdéterminé par le

visuel, où tout semble destiné à focaliser les regards. l’approche proposée ici offre un

contrepoids à cette emprise.

90BENJAMIN, Walter. Charles Baudelaire, Petite bibliothèque Payot, Paris, 2002, p 104.

94

ConclusionCe ne sont pas brumes fragiles de mémoire nisécheresse transparente, mais la suie des vies

brûlées formant croûte sur les villes, l’épongegonflée de matière vivante qui ne circule plus,

Fengorgement du passé, du présent et de lavenirqui bloque des existences calcifiées dans une

illusion de mouvement: cest ce que tu trouvais auterme du voyage.

-Italo Calvino(Les villesinvisibles)

Construite en un amas de traces très densément superposées, la ville est une

mémoire rendue visible, le passage du temps dessiné subrepticement, de manière

presque imperceptible. Mais cette visibilité du passé ne s’opère pas seulement dans

une fin monumentale. comme il en est souvent question lorsque sont sondées la ville et

l’histoire. mais aussi de la forme la plus convenue et quotidienne. Chaque passage

modèle à sa manière le paysage urbain. C’est pourquoi il nous semblait important

d’insister sur la matérialité de la ville telle qu’éprouvée par des marcheurs et transmise

par l’écriture. La ville telle qu’elle se ressent, se pratique, puis telle qu’elle s’écrit à

partir de cette expérience. Celle qui se décèle en deçà des discours qui tissent autour

d’elle des réseaux abstraits de significations jusqu’à en oblitèrer l’usage. Ainsi nous

entendons nuancer un engouement dans les récentes études urbaines pour des réalités

de moins en moins tangibles qui s’assortissent aux nouvelles avancées technologiques

et qui finissent par aplanir l’expérience. Nous défendons plutôt une expérience urbaine

forte, qui affecte celui qui se donne la peine de prendre la ville à bras le corps. qui le

pousse constamment à questionner ses perceptions autant sensorielles

qu’intellectuelles. Pour emprunter la formule de Perniola lorsqu’il conçoit

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l’architecture en marge de la construction, ce que nous décrivons est une expérience

qui conduit hors de soi:

L’expérience architecturale est une dérive, un glissement incontrôlé qui par le biais de la

mutation perpétuelle de son cadre perceptif change continuellement ce qui se voit elle est sans

encadrement, ou plutôt, elle a un encadrement qui s’élargit de tous les côtés. Elle est par

définition inachevée mais non fragmentaire. car elle penTiet au contraire d’expérimenter la

continuité de l’espace, le mélange et le croisement de toutes les choses entre elles, la porosité

et la tactilité du réel.91

Ainsi, nous nous éloignons un peu d’un rapport symbolique qui pose la ville à

l’image d’un corps, donc d’une pensée de l’organicité fréquentée avec une constance

presque outrancière quand est abordée la ville. Ce rapport est fondé à partir

d’analogies entre le corps et la ville tout en gardant ces deux entités sur un plan

différent. Nous dirigeons plutôt notre tir vers un rapport symbiotique avec la ville, qui

n’admet plus de divisions entre l’espace et le corps et qui ne peut que teinter fortement

l’appréhension de l’espace. C’est ce que le parcours dans la ville induit comme

relation, et c’est ce que nous avons retrouvé dans notre étude des oeuvres. En

définitive, nous nous sommes attardés aux porosités de l’espace urbain dans lesquelles

le passant doit se glisser pour accéder à la richesse de ses significations souterraines, et

qui font qu’il ne s’en sort pas indenme.

Le parcours, même s’il tend vers l’avant, ressasse dans bien des cas un rapport

aux origines. Or, le lieu des origines se laisse rarement découvrir sous les couches

successives de temporalités qui font intervenir une nouvelle médiation à chaque

tentative de rernémoration. Aussi, celui qui défile dans la ville à la recherche du lieu

PERNIOLA. Mario. Le sex-appeal de/’inorganique. éditions Léo Scheer. 2003, p. 135-136.

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secret des origines va nécessairement attester de l’impossibilité d’accéder à la ville

sans passer par une médiation ou une textualité quelconque. Ce que nos marcheurs -

Quinn. Revel et Austerlitz- prouvent, c’est qu’il est possible d’expérimenter

pleinement une textualité, une texture, bref un tissu urbain en s’insérant en ses mailles.

De plus, l’expérience des promeneurs est dupliquée par l’expérience de lecture qui

nous est offerte dans chacune de ces oeuvres. comnie nous l’avons démontré dans un

va et vient constant entre Faction des protagonistes et l’acte de lecture enclenché. Il en

ressort une théorie de l’acte de lecture. dans laquelle l’accent est mis sur le

mouvement.

Notre approche est d’ailleurs située sur une autre limite, celle entre le

mouvement et la lenteur tant la marche à pied concilie si harmonieusement les deux.

Pour prêter voix à Virilio. à force d’être aux prises avec le mouvement, «le besoin de

pérégrination a fini par instituer dans le déplacement même la fixité de la vie»92, ce

qui rappelle que la mouvance scrutée en ces pages relève davantage d’une attitude et

de regards que d’un simple cinétisme. La condition pour approcher la ville serait peut

être de développer une vision de l’espace qui s’accroche moins à ses fluctuations,

malgré les transformations technologiques qu’elle voit naître, et de professer un voeu

délibéré de lenteur tout en refusant de se fixer. Il faudrait alors s’installer dans

l’errance en ralentissant le pas, ouvrir les yeux sur l’invisible. Et la traquer par les

mouvances du langage.

92 VIRILIO, Paul. Esthétique de la disparition, éditions Balland, 1980. P.71.

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