17
Adolescence Lenfant au risque dun nouveau monde Children in a new world A. Lazartigues a, * , H. Morales b , S. Saint-André c , P. Planche d a Professeur hospitalo-universitaire de pédopsychiatrie, Service de pédopsychiatrie, hôpital de Bohars, CHU de Brest, CR49, Université de Bretagne occidentale, 29820 Brest, France b Professeur de Psychiatrie, Département de Criminologie Psychiatrique, École Doctorale, Université des Andes, Venezuela c Chef de cliniqueassistant, Université de Bretagne occidentale, A15, 29820 Brest, France d Professeur en Psychologie du Développement, Université de Bretagne occidentale, A15, 29820 Brest, France Reçu le 20 décembre 2005 ; accepté le 31 mars 2006 Disponible sur internet le 09 juin 2006 Résumé Les nouvelles coordonnées de la famille, centrées maintenant sur le consensus à la place de lautorité pour organiser les rapports entre ses membres, sur lhédonisme en lieu et place du devoir comme valeur centrale, avec un enfant reconnu demblée dans son individualité - « le bébé est une personne » -, conduisent à un processus transformé déducation et délevage de lenfant. Ainsi, au cours des premières années, lintroduction par les parents des premiers interdits (interdit du toucher, prohibition de linceste) se fait dans un nouveau cadre qui en change leffectivité. La différence des sexes comme repère déduca- tion sestompe avec la disparition de la complémentarité des genres, changeant la problématique de la construction de lidentité sexuelle. La place croissante des médias peut les faire comparer à un « troisième parent ». Il en découle une structuration de la psyché de lenfant qui nest plus sur le modèle névrotique. Nous proposons lhypothèse dune nouvelle personnalité de base, traduction des nouveaux repères de la société et de la famille et conséquences des nouvelles pratiques déducation des enfants, qui viendrait remplacer la personnalité de base névroticonormale qui a dominé au cours de la première moitié du XX e siècle. Cette personnalité de base « narcissicohédoniste » présente des caractéristiques spécifiques : une faiblesse des intériorisations, un Surmoi peu efficace, une absence presque totale de culpabilité, un Idéal du moi peu socialisé, évoquant plutôt le Moi idéal de la première enfance, une dépendance accrue http://france.elsevier.com/direct/EVOPSY/ Lévolution psychiatrique 71 (2006) 331347 Toute référence à cet article doit porter mention : Lazartigues A, Morales H, Saint-André S, Planche P. Lenfant au risque dun nouveau monde. Evol psychiatr 2006 ; 71. * Auteur correspondant : M le Pr Alain Lazartigues. Adresse e-mail : [email protected] (A. Lazartigues). 0014-3855/$ - see front matter © 2006 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.evopsy.2006.03.011

L Enfant Au Risque d Un Nouveau Monde

Embed Size (px)

Citation preview

http://france.elsevier.com/direct/EVOPSY/

L’évolution psychiatrique 71 (2006) 331–347

Adolescence

L’enfant au risque d’un nouveau monde ☆

Children in a new world

A. Lazartigues a,*, H. Morales b, S. Saint-André c, P. Planche d

☆ Toute réféau risque d’u

* Auteur coAdresse e

0014-3855/$doi:10.1016/j

a Professeur hospitalo-universitaire de pédopsychiatrie, Service de pédopsychiatrie,

hôpital de Bohars, CHU de Brest, CR49, Université de Bretagne occidentale, 29820 Brest, France

rencen nourresp-mail

- see.evop

b Professeur de Psychiatrie, Département de Criminologie Psychiatrique,

École Doctorale, Université des Andes, Venezuela

c Chef de clinique–assistant, Université de Bretagne occidentale, A15, 29820 Brest, Franced Professeur en Psychologie du Développement, Université de Bretagne occidentale, A15, 29820 Brest, France

Reçu le 20 décembre 2005 ; accepté le 31 mars 2006Disponible sur internet le 09 juin 2006

Résumé

Les nouvelles coordonnées de la famille, centrées maintenant sur le consensus à la place de l’autoritépour organiser les rapports entre ses membres, sur l’hédonisme en lieu et place du devoir comme valeurcentrale, avec un enfant reconnu d’emblée dans son individualité - « le bébé est une personne » -,conduisent à un processus transformé d’éducation et d’élevage de l’enfant. Ainsi, au cours des premièresannées, l’introduction par les parents des premiers interdits (interdit du toucher, prohibition de l’inceste)se fait dans un nouveau cadre qui en change l’effectivité. La différence des sexes comme repère d’éduca-tion s’estompe avec la disparition de la complémentarité des genres, changeant la problématique de laconstruction de l’identité sexuelle. La place croissante des médias peut les faire comparer à un « troisièmeparent ». Il en découle une structuration de la psyché de l’enfant qui n’est plus sur le modèle névrotique.Nous proposons l’hypothèse d’une nouvelle personnalité de base, traduction des nouveaux repères de lasociété et de la famille et conséquences des nouvelles pratiques d’éducation des enfants, qui viendraitremplacer la personnalité de base névroticonormale qui a dominé au cours de la première moitié duXXe siècle. Cette personnalité de base « narcissicohédoniste » présente des caractéristiques spécifiques :une faiblesse des intériorisations, un Surmoi peu efficace, une absence presque totale de culpabilité, unIdéal du moi peu socialisé, évoquant plutôt le Moi idéal de la première enfance, une dépendance accrue

à cet article doit porter mention : Lazartigues A, Morales H, Saint-André S, Planche P. L’enfantveau monde. Evol psychiatr 2006 ; 71.ondant : M le Pr Alain Lazartigues.: [email protected] (A. Lazartigues).

front matter © 2006 Elsevier SAS. Tous droits réservés.sy.2006.03.011

A. Lazartigues et al. / L’évolution psychiatrique 71 (2006) 331–347332

à l’égard des objets et stimulations externes, et enfin, un individualisme et une autoréférence, fondementet légitimation des comportements du sujet régulés essentiellement dans le registre économique.© 2006 Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Abstract

The structure of families has changed a lot, with consensus instead of authority to organize relation-ship between family’s members, hedonism instead of duty as main value, and a child acknowledged atonce as a person - “the baby is a person” -, lead to a transformed process of education and breeding ofchild. Thus, during first years, the introduction by the parents of the first prohibitions and restrictions (re-strictions of the touch, prohibition of the incest) is done within a new framework, which changes its ef-fectiveness. The difference of the sexes as a main landmark for education grows blurred with the disap-pearance of genders complementarity, changing the issue of the construction of the gender identity. Theincreasing place of the media can make them compare to a “third parent”. It results from this a shapingof child’s psyche, which is not any more on the neurotic pattern. We propose the assumption of one newbasic personality, translation of the new social and cultural landmarks and consequences of the new edu-cation practices with children, which would replace the normal-neurotic basic personality which prevail-ing during first half of the XXe century. This “narcissistic-hedonistic” basic personality shows specificfeatures: a weakness of internalizations, a weak Super-ego, an almost total absence of guilty, an Egoideal little socialized, evoking rather Ideal ego the first childhood, a dependence increased towards ob-jects and external stimulations, and finally, an individualism, appropriate to a worldwide culture and aglobalized economy, which is the grounds and legitimation of subject behaviours mainly regulated bythe economic level.© 2006 Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Parentalité ; Personnalité de base ; Éducation ; Genre ; Médias ; Hédonisme ; Narcissisme

Keywords: Parenthood; Basic personality; Education; Gender; Media; Hedonism; Narcissism

La famille a considérablement changé en trois décennies. L’expérience clinique nousconfronte de plus en plus souvent à des pathologies du comportement, d’attaques du corps etde l’attachement chez des enfants de plus en plus jeunes élevés dans des familles dites« contemporaines ». Ce constat a impulsé notre réflexion sur ce nouvel « ordre » familial etses conséquences sur la structuration psychique des enfants. Ces conséquences doivent êtrerepérées, inventoriées, et définies afin d’aider au mieux nos patients grâce à une compréhen-sion plus fine de leurs problématiques et par l’adaptation de nos outils théoriques comme thé-rapeutiques. Afin de mieux préciser les caractéristiques de ce nouvel espace familial, nousallons décrire très brièvement trois modèles d’organisation de la famille qui se sont succédésau cours des trois derniers siècles en esquissant pour leurs différentes composantes leur évolu-tion. Nous distinguons la famille traditionnelle d’avant la Révolution française, la famillemoderne, à l’organisation monomorphe et qui va s’imposer comme modèle unique, de laRévolution aux années 1960 du siècle dernier, et la famille contemporaine, multiforme, maisavec un noyau de caractères communs, qui commence à devenir visible à partir des années1970, et coexiste actuellement avec le modèle précédent (Tableau 1). Dans une perspectiveculturaliste, nous aborderons l’hypothèse d’une nouvelle personnalité de base [1], appelée« narcissicohédoniste », venant prendre la place de la personnalité de base névroticonormaledominante jusque dans les années 1970.

Tableau 1Différents types de structure familiale : famille traditionnelle (avant la Révolution française), famille moderne (de laRévolution aux années 1960), famille contemporaine (à partir des années 1970)

Traditionnelle Révolution française Moderne De la Révolution aux années1960

Contemporaine 1970

Mariage fixé par le groupe social (trans-mission des biens) ;

Alliance toujours institutionnaliséemais choix du conjoint par amour ;

Couple fondé sur l’affectif : préca-rité et privatisation du lien d’al-liance.

Le genre se définit par les fonctionssociales de chaque sexe (les hommesfont la guerre, les femmes la cuisine…)

Le genre se définit par l’autre genre àl’intérieur du couple conjugal et s’épa-nouit dans les fonctions paternelles etmaternelles.

Le genre se définit pour soi (sanscomplémentarité des genres).

Les enfants appartiennent au LI-GNAGE dont ils assurent la continuité.Enfant fait pour le lignage, enfant dudestin

Enfant fait pour la société (et qui in-carne l’amour des parents).

Enfant du désir, fait pour soi etpour lui (mais pas pour la société).

Les enfants quittent leur famille pouren fonder à leur tour une autre

La société occidentale n’assure plusle renouvellement de sa populationdepuis que l’enfant est l’enfant dudésir !

Un monde ici-bas est justifié et ordonnépar Dieu, c’est l’hétéronomie

Raison et droits de l’Homme (Lumiè-res) justifient et légitiment l’organisa-tion sociale. Le sujet, grâce à l’éduca-tion (Rousseau) se rallie à la volontégénérale (émanation du collectif)

Individualisme et autoréférencesont la conséquence de l’autono-mie ;Le collectif découle de l’individu(ce n’est pas l’individu qui se plieau collectif qui lui préexiste, mais lecollectif qui doit se construire enfonction des individualismes et deleurs exigences)

Temporalité : le passé, temps des Pèresfondateurs indépassables et des mytho-logies (Rome, Jésus). La question duBonheur : le Salut de l’âme après lamort

Temporalité : l’avenir, nécessaire àl’ascenseur social et à ce que le Progrèsadvienne.

Le Bonheur est recherché ici et main-tenant

Temporalité : le présent.

Le bonheur passe par l’expressionde l’Authenticité, de la spontanéitéet par l’exercice de ses droits (avecune inflation de ces derniers)

Autorité : organisation sociale et fa-miliale, asymétrie relationnelle, traduc-tion de la prééminence du collectif et dugroupe sur l’individu, impliquant unehiérarchie

Autorité du Père, chef du gouverne-ment familial, réduite par l’État

Consensus : symétrie des relations ;

Disparition de l’autorité du père

Devoir : le groupe avant tout, le devoirlégitime les comportements des sujets

Devoir associé au bonheur, avec leconflit possible entre devoir (Don Diè-gue dans Le Cid, de Pierre Corneillequi demande à son fils de le venger)et désir (l’amour de Rodrigue pourChimène avec le conflit entre amouret devoir pour le fils)

Hédonisme comme valeur centralequi traduit la prééminence de l’ex-périence affective du sujet sur lesexigences du collectif et du vivreensemble. L’hédonisme légitimeles comportements

Ce qui légitime les comportements :un équilibre entre Individualisme ETréférence au groupe

Ce qui légitime les comporte-ments : Individualisme

A. Lazartigues et al. / L’évolution psychiatrique 71 (2006) 331–347 333

1. Un bref historique de la famille et de la place de l’enfant

Jusqu’à la Révolution française, le lien d’alliance était réglé par le groupe social afin d’as-surer la transmission des biens (matériel et immatériel comme l’honneur, le nom…), sans

A. Lazartigues et al. / L’évolution psychiatrique 71 (2006) 331–347334

guère de prise en compte des inclinations des futurs époux, puis, il a intégré le choix amou-reux des futurs conjoints, tout en restant institutionnel (le mariage était quasi obligatoire),pour finalement se privatiser et se précariser depuis les années 1970. Les genres, cette compo-sante qui structure si fortement la construction de l’identité, étaient initialement construits àpartir de l’ensemble des actes prescrits aux hommes et aux femmes (par exemple, faire laguerre pour les hommes, les soins aux enfants pour les femmes…), puis, à partir des Lumières,ils ont été définis l’un par l’autre, au sein de la famille, par l’opposition et la complémentaritédes rôles d’époux et d’épouse, de père et de mère, alors que les actes dans l’espace socialn’étaient plus des marqueurs du genre (on est ouvrier, médecin ou avocat, sans exprimer songenre dans le cadre de sa profession). Enfin, depuis au moins deux décennies, les genress’émancipent de cette structure caractéristique de la constitution de l’espace privé [2], et leurexpression ne passe plus (nécessairement) par le lien à l’autre genre, il peut s’exprimer pourlui-même (voir la mise en scène des genres lors de la « Marche des fiertés », ou lors desdéfilés de la Gay pride). Dans la société traditionnelle, l’enfant, issu de la fatalité reproduc-trice et du devoir conjugal, appartenait au lignage, il y restait et il devait le continuer. Dansla société moderne, il était « fait » pour la société, et éventuellement par désir des parents, l’or-dre des choses devait le conduire à quitter sa famille pour en fonder une autre en se mariant.Actuellement, c’est l’enfant du désir, fait pour soi, et pour lui. Il en découle plusieurs consé-quences, parmi elles, une plus grande dépendance à l’égard des parents illustrée par le film« Tanguy »1 et le non-renouvellement de la population en Occident.

Ce qui faisait tenir la société, légitimait son organisation aux yeux de ses membres était l’hé-téronomie : un principe supérieur (Dieu, puis l’État, la Patrie) au-dessus de ses membres étaitau fondement de l’existence et de l’ordre du monde des humains, ce qui impliquait une grandesoumission au destin (un enfant était donné par Dieu, et repris par Dieu, quels que soient lesvœux des parents et la manière dont cet enfant était traité concrètement). La Raison, lacroyance dans le progrès et les droits de l’Homme ont été les principes organisateurs de lasociété issue de la philosophie des Lumières. L’esprit démocratique et le sens aigu de « l’intérêtgénéral » (Rousseau) ont conduit les citoyens à se sentir individus, au sein d’une collectivitédont les exigences et nécessités l’emportaient sur les leurs, le devoir étant une valeur qui tradui-sait ce rapport d’assujettissement de l’individu au groupe, de hiérarchie entre l’Homme et laSociété. Maintenant, l’autonomie du sujet humain est au cœur de notre culture, et ce quisemble au principe des comportements de chacun est à chercher du côté de l’individualisme etde l’autoréférence. En conséquence, le rapport individu/collectif est inversé, et le groupe, le col-lectif est constitué par les individus libres ou, tout au moins, fort peu engagés à son endroit.

La temporalité a été tout autant bouleversée, avec un horizon temporel qui est passé dupassé (le temps des mythes fondateurs et des valeureux aïeux difficilement égalables), aufutur, nécessaire pour que le Progrès (celui des sciences et techniques, mais aussi, celui de lasagesse de l’homme élevée par l’éducation, le savoir et la culture) puisse advenir avec son cor-tège de bienfaits. Maintenant, nous sommes réduits au présent, à l’instant, ce qui nous libèredes chaînes de la Tradition, des fidélités souvent pesantes au passé, et de l’anticipation d’unfutur inquiétant dont on ne perçoit plus guère les contours. Parallèlement, la notion de bon-heur situé dans l’au-delà (le salut de l’âme au Moyen Âge) s’est inscrite dans la durée de lavie humaine avec le recul du religieux, avant de se focaliser sur l’authenticité, la spontanéité,et l’épanouissement du Moi profond du sujet.

1 Chatilliez Étienne, Tanguy, comédie avec Sabine Azema, André Dussollier, Éric Berger, Hélène Duc ; 2001.

A. Lazartigues et al. / L’évolution psychiatrique 71 (2006) 331–347 335

L’autorité qui organisait les relations entre les Hommes dans la période classique, aussibien dans l’espace public que privé (autorité du père de famille sur sa femme et ses enfants)s’est progressivement assouplie, avec le développement de la démocratie, pour tendre à dispa-raître de l’espace familial, remplacée par le consensus. Parallèlement, la fonction paternelle dechef du gouvernement familial, par délégation de l’autorité (le Roi, l’État) disparaissait (dispa-rition de la puissance paternelle en France en 1970), ce qui ne veut pas dire que la fonctiontierce que le père jouait auprès de l’enfant ait disparu, simplement, elle s’articule différemmentà partir des parents, et non du père, dans notre culture. Le devoir, valeur centrale dans lepassé, est tombé en désuétude. En ses lieux et place s’impose progressivement l’hédonisme,encouragé par une large diffusion médiatique de valeurs, de modèles d’attitudes et de compor-tements consuméristes, axés sur le plaisir, immédiat (si possible)… In fine, ce qui légitime lescomportements n’a plus grand-chose à voir avec le collectif (le devoir et l’autorité sont desémanations du groupe institutionnalisé), mais avec l’individualisme, la recherche d’affirmationde son être dans l’authenticité et la spontanéité (l’attente est non seulement insupportable, maisringarde, désuète, voire persécutrice).

Les médias structurent de plus en plus l’espace familial, l’espace social, mais aussi la psy-ché de nos enfants. Les sociétés industrialisées contemporaines sont souvent considéréescomme des « sociétés de l’image ». Alors que pendant des siècles la socialisation des enfantss’est effectuée essentiellement par le canal de la famille et de l’environnement proche puis parl’école, on évoque aujourd’hui une socialisation par l’image, processus d’interactions qui seproduit entre les enfants et l’univers des médias et qui contribue à la structuration de leur per-sonnalité par l’intégration de modèles sociaux. Ces médias peuvent être considérés de plus enplus et à juste titre comme une « école parallèle » voire un troisième parent. Cependant,comme le suggère Tisseron [3] « l’important réside toujours dans la manière dont les modèlesproposés par la télévision peuvent se trouver renforcés ou au contraire contredits par l’environ-nement réel de l’enfant ». Ces modèles proposés par les médias sont testés par l’enfant dans safamille, il ne les retient que s’ils sont approuvés et renforcés dans l’espace familial. Les condi-tions familiales de réception des images par l’enfant sont donc déterminantes [4]. Il se trouveaujourd’hui, en raison notamment de la présence de plus en plus fréquente de la télévisiondans la chambre de l’enfant, que l’accès à ces étranges lucarnes est de moins en moinscontrôlé par les parents. Les médias sont des vecteurs de transmission de savoirs et d’ouvertureau monde, c’est leur usage excessif et non contrôlé qui devient nuisible pour la structurationde la psyché de l’enfant.

La culture a profondément changé, particulièrement au cours des 30 dernières années, avecune diminution du poids des contraintes sociales sur le développement de l’enfant dans beau-coup de domaines, alors que d’autres exigences apparaissaient dans le sens de la performance,rendant complexe le mouvement de civilisation des mœurs décrit par Norbert Elias [5].L’adoption dans la plupart des pays de la « Convention des droits de l’enfant » en 1989 (surle modèle de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789), contraignante pourles pays qui l’ont ratifiée (ce n’est pas le cas des États-Unis) traduit un nouveau rapport juri-dique à l’enfant, sujet de droits, conséquence directe de l’introduction des principes démocra-tiques au sein même de la famille. Cette convention est protectrice par certains aspects – le« dressage » de l’enfant comme tout mauvais traitements sont prohibés -, mais elle favoriseune symétrisation des relations parents–enfants, et une autonomie de l’enfant, qui peut poseraussi problème quand la fragilité de l’enfant, son besoin de protection, de soutien et d’affec-tion, de continuité relationnelle, sont peu pris en compte par des parents qui, tout en étant

A. Lazartigues et al. / L’évolution psychiatrique 71 (2006) 331–347336

investis dans leur fonction parentale, se règlent davantage sur le respect de ces nouveaux droitsque sur les spécificités de l’enfant.

2. Changement dans l’environnement éducatif du jeune enfant

2.1. Modifications des comportements relationnels et éducatifs des parents contemporains

Les modifications récentes dans l’éducation de l’enfant sont majeures et conduisent à uneeffectivité facultative des lois, règles et interdits, dans un rapport du sujet à la loi et à l’interditen quelque sorte contractualisé. Entre zéro et un an, l’interdit du toucher [6] introduit etconfronte l’enfant à la limite dans son expression agressive comme tendre à l’égard de lamère (on ne griffe pas, on ne tire pas les cheveux, on n’explore pas le corps de la mère au-delà de ce qu’elle permet…). C’est la première rencontre avec l’altérité au cœur de la relationà l’autre (nécessité du consentement pour toucher l’autre dans la mesure où il peut avoir desenvies, des désirs, différents de ceux de l’enfant). Or, actuellement, les nourrissons sont laissésbeaucoup plus libres dans l’exploration du corps de l’autre et l’interdit du toucher voit sonchamp d’application restreint : l’enfant est libre d’explorer le corps maternel jusqu’au momentoù elle met fin, en général brutalement, à ce contact, ne le supportant plus (sentiment d’enva-hissement, de débordement, d’intrusion par l’exploration de son nourrisson). Mais, le plus sou-vent l’interdit n’est pas formulé comme tel (interdit social, donc extérieur à la mère comme àl’enfant, l’un et l’autre y étant soumis), la limite est introduite sans qu’elle soit référée à uninterdit social stable, mais plutôt comme impossibilité de la mère (du père ou de l’adulte pré-sent) à en supporter davantage, renvoyant à sa subjectivité, et particulièrement à la part decelle-ci engagée par cette mère dans la relation à son enfant. Il s’agit d’une structure relation-nelle duelle, n’introduisant pas ou fort peu de tiers, impliquant une modulation des comporte-ments essentiellement par la subjectivité du sujet, dans une perspective fondée sur l’économiepsychique (Tableau 2).

Ensuite, à partir du moment où l’enfant peut se déplacer et surtout marcher, les interdits dutoucher visant à la protection sont moins pesants actuellement en raison de l’aménagement desenvironnements destinés à recevoir les enfants. Ainsi, les protèges prises de courant, les barriè-res devant les escaliers empêchent des accidents de survenir – et c’est bien -, mais, l’enfantapprend ainsi qu’une partie de son environnement ne présente pas de danger lors d’une explo-ration libre et sans contrôle d’un adulte. L’interdit du toucher, dans sa fonction de protectionde l’enfant, est donc moins édicté et moins intériorisé. Le fantasme de toute puissance infan-tile, tellement stimulé par la nouvelle position de l’enfant dans le monde découlant de l’acqui-sition de la marche, ne va pas recevoir les très nombreux démentis imposés jusqu’à uneépoque récente au narcissisme de l’enfant. Plus encore, le soutien fréquent, parfois constant,de nombreux parents aux prouesses motrices et cognitives de leur enfant, conduit à une sorted’inversion de la situation, le mouvement vers le monde, les initiatives incessantes prises parl’enfant sous la poussée des pulsions se voient renforcés par cette nouvelle source de stimula-tion et d’excitation que sont les encouragements parentaux, témoignant probablement de laplus grande composante narcissique engagée dans cet enfant du désir. L’entrée dans le socialdoit passer ainsi par la découverte progressive des objets sociaux : une fleur dans un champpeut être librement ramassée, la même fleur dans un jardin public ne doit pas l’être, car elleest un objet social, ce qui impose de se conduire avec elle en tenant compte de règles socialesqui sont à découvrir au travers de la rencontre avec les autres et de l’éducation. Il en résulte

Tableau 2Modifications des conditions d’effectivité des interdits des premières années

Âge (ans) Type de relationComplexe

Interdit Objet sur lesquels portel’interdit

Conséquences

0–1 Intersubjectivité

- primaire 0–4/6 m - se-condaire >4/6 m

Double interdit du tou-cher (acte de violencephysique OU de séduc-tion sexuelle)

Corps de l’autre Naissance de l’altéritéToucher–pénétrer ConsentementS’approprierExplorerFaire mal

1–3 Relations triadiques Double interdit du tou-cher

Objets concrets et so-ciaux

Protection

Limite introduite au fan-tasme de toute puissancede l’enfant (il n’est pasle centre du monde)

Explorer/toucher/pénétrer

Initiation aux règles decivilités

S’approprierDétruire Développement du lien

d’appartenance à la so-ciétéExplorer–respecter

Violer les règles sociales2 Relations triadiques Double interdit du tou-

cherLes organes génitaux(de l’autre, de soi)

Naissance du genre :appartenir au genre mas-culin ou féminin dans lasociété

Complexe de castrationDifférence des sexes

2–3 à 6 Complexe d’Œdipe Prohibition de l’inceste :pas de relations sexuel-les entre parents et en-fants.

Corps sexuel Ouverture vers le socialRelations triangulaires Activité sexuelle inter-

dite avec les parentsIntégration des lois etrègles sociales

Différence des généra-tions

Choix d’objet d’amourlibéré des contraintesœdipiennesImplique un double dé-

placement temporel (se-xualité quand adulte) etspatial (objet sexuel àtrouver en dehors de lafamille, dans l’espacesocial)

A. Lazartigues et al. / L’évolution psychiatrique 71 (2006) 331–347 337

que l’accès aux règles qui organisent les relations que nous pouvons avoir avec eux en estd’autant retardé. Cela conduit à allonger la période d’expression de la liberté enfantine, soute-nue par l’admiration parentale que renforcent les messages médiatiques sur l’enfant idéalisé,sacré « Enfant Roi », ordonnateur important du consumérisme familial. Les objets, sociauxou non, restent à disposition de l’enfant, avec pour seules limites, celles du monde physiqueet de sa puissance. Le changement des places du parent et de l’enfant en direction d’une symé-trisation est encore accentué par la fétichisation de l’enfant devenu parfois la justification de lavie du parent. Une mère nous a confié récemment : « Julie, je l’ai faite pour moi, et pour elleaussi. Surtout pour avoir le plaisir de la voir évoluer. Être fière de quelque chose. Je suis fièrede ma fille ».

Enfin, la prohibition de l’inceste reste un repère fixe et toujours fiable alors que les deuxautres repères traditionnels mis en avant dans l’organisation de la psyché tendent à s’effacer,la différence des sexes devenant problématique et la différence des générations s’estompant.Néanmoins, on peut constater que la « loi des lois », si elle est toujours présente, s’inscritdésormais dans un cadre d’application souvent bien transformé. D’abord, l’envahissementcompulsif du champ des représentations sociales par le sexe induit une excitation sexuelleautour de ces représentations médiatiques auxquelles les enfants actuels sont très exposés.

A. Lazartigues et al. / L’évolution psychiatrique 71 (2006) 331–347338

Ensuite, la répétition obsessionnelle de l’interdit de la pédophilie (médias, conférences, actionde prévention à destination des enfants, campagne d’information…) peut faire douter toutepersonne, surtout naïve, de la force de cet interdit car, s’il est si nécessaire de rappeler l’inter-dit de l’inceste (dans la version prohibition de la pédophilie) si répétitivement, il se pourraitbien qu’il ne soit pas si respecté qu’on le voudrait officiellement (voir les affaires d’Angers,d’Outreau et ses derniers rebondissements, et quelques autres). Enfin, dans les familles dites« contemporaines » de plus en plus nombreuses aujourd’hui, celui qui introduit l’interditauprès de l’enfant, en première instance, le parent, homme ou femme, n’est plus dans uneposition d’autorité, il est dans un espace familial fondé sur le consensus et l’hédonisme, et l’in-terdit ainsi proféré par le parent n’a plus la même effectivité dans le développement de l’enfantque s’il était édicté par un parent en situation d’autorité. Une des conséquences probables dece changement est à chercher du côté des intériorisations des interdits avec la contrainteinterne liée à l’interdit intériorisé. D’une certaine façon, les interdits sociaux sont clairementintégrés sur le plan cognitif, mais le sujet garde son libre arbitre par rapport à leurs contenus,il peut y adhérer et les respecter (modifier ses conduites afin que ses comportements soient enaccord avec ces interdits) ou au contraire, non pas s’en affranchir, mais les laisser de côté.Tout se passe comme si l’individualisme actuel autorisait, légitimait même chacun à avoir unrapport contractuel à l’interdit, comme aux règles sociales en général. Dans ce contexte, lesrègles et interdits sociaux ne s’imposent plus en soi, de l’intérieur de la psyché (après le pro-cessus d’éducation–intériorisation), mais sont des éléments parmi d’autres à prendre en comptedans une évaluation économique de la situation, les sujets « contemporains » ayant ainsi lalatitude de suivre leurs prescriptions (quand ils y trouvent leur compte) ou de les laisser decôté (quand le respect des règles ou interdits semble trop coûteux).

À côté des interdits, nous pouvons noter que la présence des médias modifie également lecadre d’éducation des enfants. Dans un passé encore récent (20 ans), la présentation du mondeà l’enfant était d’abord le fait de la mère, puis de la mère et du père. Ensuite, l’école se char-geait d’élargir le panorama vu par l’enfant et de l’expliquer. Vers l’adolescence enfin, les pairsvenaient enrichir la vision du monde de l’adolescent de mille et une ouvertures. Cette chrono-logie se trouve changée. Actuellement, le père quand il est là, avec la mère, participe à cetteprésentation première et très précoce du monde au bébé et au jeune enfant. Mais rapidement,de plus en plus tôt, et pour des durées toujours croissantes, la télévision, les jeux de consoles,l’ordinateur et Internet participent à cette présentation du monde. De plus, ils sont toujours dis-ponibles, séduisants dans leurs présentations du monde et de la vie, avec des images magnifi-ques, souvent captivantes, accompagnées d’un son haute fidélité. Parmi ces belles images, cer-taines sont particulièrement appréciées par les jeunes enfants, enfants et adolescents (pour desraisons neurophysiologiques ?), ce sont les publicités dont ils retiennent les chansons, les slo-gans, et bien souvent les prescriptions consuméristes transmises à des parents attentifs au plai-sir de leur progéniture et qui leur seront d’utiles guides dans leurs achats. Des publicités quiencouragent parfois l’inversion des rôles parents–enfants. Comme par exemple la très récentepublicité pour Wanadoo.fr : un père dissimulé sous un costume d’araignée géante s’approcheen catimini, et la mine réjouie à l’idée de faire une blague, de l’arrière d’un canapé sur lequelsont installés deux enfants, une fille et un garçon, face à un téléviseur. Alors que le père s’ap-prête à lancer une de ses « pattes » en direction des enfants pour les surprendre, la petite fillese lève brutalement fait face à son père, sans le moindre sentiment de surprise ou d’amusementmais avec beaucoup de violence verbale signifie qu’il n’est donc plus possible de regarder unfilm deux minutes tranquillement ! Sans un mot, l’air penaud, le père s’éloigne dans une atti-tude générale de soumission !

A. Lazartigues et al. / L’évolution psychiatrique 71 (2006) 331–347 339

Les médias fournissent des valeurs, des modèles d’attitudes et de comportements, des figu-res identificatoires (certains personnages de la téléréalité, certains animateurs font « partie » dela famille) qui alimentent le processus de construction de l’identité des enfants.

2.2. Genres et développement de l’enfant

Qu’est-ce qu’est le genre ? Michèle Perrot [7] en propose la définition suivante : « Le genre– à savoir, une différence des sexes dont l’inscription dans les corps ne signifie pas insertiondans une introuvable nature, mais différence produite par le langage, par la culture et par l’his-toire ». Si le genre a été défini dans la société classique par l’ensemble des actes prescrits auxhommes (activité masculine) ou aux femmes (activité féminine), l’expression du genre a quittél’espace public à partir de l’universalisme des Lumières qui ont introduit la notion d’uncitoyen asexué, laissant à l’espace privé l’expressivité et la reconnaissance du féminin et dumasculin liés l’un à l’autre. Jusqu’aux années 1960, les genres ont été définis par la complé-mentarité au sein du couple de l’homme et de la femme et au sein de la famille par celle dupère et de la mère. Cette dualité construite dans laquelle chaque genre était défini en complé-mentarité de l’autre et par l’autre s’imposait comme structure dans l’éducation des enfants parles contraintes qu’elle générait dans le développement de l’identité dans sa composantesexuelle. L’ensemble des mouvements pulsionnels, de l’expressivité affective et des significa-tions était porté par la structure du genre comme opposition complémentaire du genre fémininet du genre masculin. L’ensemble de la vie psychique se différentiait à l’intérieur de cettestructure relationnelle (l’homme est homme par rapport à son alter ego féminin, et c’est lafemme qui faisait l’homme, comme « c’est le bébé qui fait la mère »). L’homme niait sonexpressivité émotionnelle et sa sensibilité alors que le genre féminin était construit sur cetteexpressivité (une femme était sensible, faible, douce, versatile, changeante, imprévisible, char-mante…). Les féministes ont déconstruit cette naturalité de façade pour souligner la part cultu-relle (parfois pour assimiler les genres à des productions purement culturelles en supprimanttoute base biologique). Dans la genèse de l’identité, rien n’échappait aux genres et l’apparte-nance à un genre définissait d’une façon très contraignante la construction des comportements,de la sensibilité et de l’expressivité.

Ce lien de subordination du développement de l’identité et de la structure des genres dansnotre société a changé dans la mesure où les genres ne sont plus articulés l’un à l’autre, maisse sont chacun émancipés de l’autre genre. Cette nouvelle définition du genre, fondée pourpartie sur l’incontournable part de biologique dans le phénotype humain, se fonde sur l’indivi-dualisme contemporain qui autorise (prescrit) à chacun d’exprimer le plus authentiquement etle plus directement la nature de son être profond. La pression sociale a changé de point d’im-pact, et plutôt que devoir se ranger aux paradigmes masculin et féminin institués (sociétémoderne), le sujet peut emprunter, dans une grande liberté, aux modèles multiples que luioffrent les médias, les traits qu’il se choisira dans le processus de construction de son identitépour exprimer son être profond, les attributs de l’un et l’autre genre ne s’excluant plus (voir lacomposante féminine mise en scène chez des hommes dans certaines publicités).

Qu’en est-il pour l’enfant ? D’abord, on peut constater la réduction des pressions normali-satrices éducatives dans le domaine du genre comme dans les autres domaines de l’éducation(règles de civilité, manières de la table, comportements…). Nombre de parents sont prêts àaccepter que leurs enfants jouent à des jeux appartenant (autrefois) à l’autre sexe, jeux de pou-pées pour les garçons comme panoplies guerrières pour les filles. Cet assouplissement prend

A. Lazartigues et al. / L’évolution psychiatrique 71 (2006) 331–347340

une autre dimension quand la structure familiale évolue vers des familles monoparentales ouhomoparentales. Se pose alors la question de la place et de la force du fantasme de bisexualitédont l’influence était classiquement réduite et strictement encadrée par l’élaboration des com-plexes de castration et d’Œdipe, avec la reprise de ces deux problématiques à l’adolescence.Par ailleurs, si la découverte de la différence des sexes et la forte stimulation cognitive qui enrésulte vont conduire l’enfant à s’établir comme appartenant à l’un ou l’autre sexe, actuelle-ment, les marqueurs d’appartenance à un genre s’amoindrissent beaucoup dans le mondesocial, comme dans le monde familial. On peut néanmoins observer que les jeux et les jouetsrestent encore fortement marqués par la dichotomie garçon–fille. En revanche, les identifica-tions au parent de même sexe, indispensable support à la construction de l’identité de genredevront passer par des chemins parfois escarpés dans les couples homoparentaux, même si laprésence au sein de la famille élargie d’adultes de l’autre sexe est une ressource que l’enfants’emploiera à utiliser, comme il puisera dans les figures présentées par les médias. Le jeu œdi-pien avec le parent de sexe opposé, si important pour la structuration du désir, va aussi connaî-tre une évolution dans ces mêmes familles homoparentales, comme dans les familles monopa-rentales ou le partenaire œdipien peut être absent.

3. Quelques conséquences sur la structuration de l’enfant :du Surmoi à la personnalité de base

La modification des cadres familiaux et éducatifs – et non leur défaillance comme cela estsouvent évoqué – conduit à une structuration des personnalités dans lesquelles la secondarisa-tion des processus psychiques est moins efficiente, avec une insuffisance des systèmes decontrôle des comportements, une diminution de la palette des processus de sublimation et descapacités de parvenir à des satisfactions déplacées et retardées. La référence au manque d’au-torité, à son absence, à son insuffisance est récurrente dans les descriptions des familles quiconsultent pour leur enfant en pédopsychiatrie. Des conséquences de dysfonctionnements del’autorité, dans la famille, sont repérables précocement, comme le montrent certaines souffran-ces dans le lien père–mère–bébé, dont certaines formes participent à la dérégulation de l’ho-méostasie biologique et psychique des sujets du lien. Ces nouveaux liens établis dans lafamille contemporaine, ces nouvelles coordonnées de l’espace familial ont des conséquencessur la structuration du Surmoi et sur l’organisation de la personnalité de l’enfant. « Dans lafamille contemporaine les pratiques de parentalité ont considérablement changé depuis troisdécennies avec une nouvelle conjugalité et ses effets sur la structuration de la psyché de l’en-fant, comme nous le montre la fonction de pare–excitation » [8]. La fonction de pare–excita-tion est en défaut dans ces familles, à la fois à cause de la nouvelle conjugalité et de nouvellespratiques de parentalité. En effet, les parents contemporains sont souvent peu disponibles psy-chiquement à l’égard de leurs enfants en raison du poids de la prise en charge des enfants parun seul parent, de la dépression fréquente ou du travail de deuil dans lequel le parent estengagé vis-à-vis de son ex-conjoint dans les suites d’une séparation, voire des avatars senti-mentaux rencontrés dans la quête d’un nouveau conjoint. Souvent, ces parents en difficultétentent de compenser ou de masquer ses manques par des achats d’objets et des cadeaux pourtenter de combler les demandes affectives des enfants, souvent et commodément (dans un pre-mier temps) traduites en termes de demandes d’objets. Ces parents seront donc relativementpeu à même de saisir les moments ou l’enfant est débordé par une excitation interne ou pardes stimulations externes, ce qui conduira ce dernier à devoir gérer lui-même avec les moyensdu bord ces trop pleins d’excitation. Deux situations sont fréquentes : l’excitation sexuelle de

A. Lazartigues et al. / L’évolution psychiatrique 71 (2006) 331–347 341

l’enfant peut être l’expression d’une phase développementale, d’un contexte familial peu pro-tecteur ou des deux. Une intensité excessive rend difficile l’élaboration de la problématiqueœdipienne. Des responsabilités inhabituelles peuvent être confiées à l’enfant du fait de lasymétrisation de la relation parent–enfant. Il peut se sentir écrasé par cette mission, pas vrai-ment de son âge dans notre culture, et en éprouver une culpabilité pesante, même s’il s’yprête volontiers, parfois par souci de sa sécurité ou de son confort. Face aux défaillances dela fonction de pare–excitation parentale, les défenses mises en place par les enfants sontarchaïques, massives, souvent rigides et coûteuses aux niveaux psychique et relationnel. Ellesopèrent davantage au niveau économique que symbolique. Il peut en résulter des dysharmoniesdans le développement du psychisme, avec des secteurs en avance (secteur social) et des sec-teurs immatures (conduites infantiles, parfois comportements régressifs).

La vignette clinique ci-dessous met en exergue certains éléments induits par une place nou-velle de l’enfant dans la famille, celle de sujet de droits. Elen, quatre ans et demi est l’aînéed’une fratrie de deux enfants, son frère étant âgé de deux ans. Elle présente une anorexiegrave ayant nécessité une hospitalisation pour gavage en pédiatrie, puis une hospitalisationen pédopsychiatrie (au total, près de trois mois de séjour). La présentation de cette petite esttrès particulière du fait d’une hypermaturité avec un langage très investi pour son âge, trèsmaîtrisé dans sa qualité. Elle est maniérée tout en étant réticente, voire suspicieuse envers lesadultes. L’exploration de son quotidien mettra en évidence des exigences éducatives inadap-tées pour une enfant de son âge avec une très grande pression éducative poussant à l’autono-misation. La dynamique familiale présente un évitement à l’égard des conflits et il n’existeaucun cadre pour cette enfant pour exprimer son agressivité et ainsi l’apprivoiser. Les parentsvont jusqu’à dénier la rivalité fraternelle pourtant clairement exprimée par Karen dans le ser-vice. Les parents décrivent avec fierté une enfant idéale, sans agressivité et sans problème,niant les spécificités de l’âge et les besoins de leur enfant. Ils travaillent tous deux à des postesà grandes responsabilités et l’autonomie de leur enfant leur apparaît primordiale. Leur visionextrêmement idéalisée de leur enfant s’est finalement assouplie au cours de l’hospitalisationavec cependant un deuil difficile à faire de cette « enfant idéale » autonome.

Chez d’autres enfants, cette situation, si elle est tempérée dans ses effets directs, peutconduire à un développement riche et à des compétences sociales fortes, bénéfiques pour l’en-fant [8].

Les nouvelles coordonnées de la « famille contemporaine » dans laquelle le consensus aremplacé l’autorité comme organisateur des liens en son sein et l’hédonisme a pris la placedu devoir comme valeur centrale, conduisent à des modifications de la structuration de la psy-ché, et tout particulièrement du Surmoi. La nouvelle forme du Surmoi structuré à partir d’unerelation plus dyadique et symétrique que triadique et d’autorité (œdipienne) organise les per-sonnalités avec de nouveaux composants et donne en conséquence sa contribution à l’organi-sation d’une nouvelle personnalité de base.

Le lien qui apparaît ici entre structuration de la personnalité, famille et culture, a été spéci-fié par les culturalistes (Mead, Kardiner, Linton). La néoténie du petit humain exige qu’il soitentièrement pris en charge par ceux qui l’élèvent (nourriture, soins et savoir-faire sociaux pourbien se conduire dans la société dans laquelle il est appelé à entrer), ce qui requiert une orga-nisation spéciale, mise en place par la culture, dont l’institution familiale. Tout être humaindoit subir ce processus d’« enculturation » sans lequel il ne saurait exister en tant que membred’une société et auquel il réagit de façon spécifique, processus au cours duquel il apprend lesformes de comportement admises par son groupe, et l’interaction entre maturation de l’enfant

A. Lazartigues et al. / L’évolution psychiatrique 71 (2006) 331–347342

et éducation par le milieu conduit à une structuration de la personnalité sur le modèle propre àla société en question, et considéré comme désirable.

En 1937 A. Kardiner en collaboration avec Linton, formule le concept de « personnalité debase » [1,9], d’une part, pour exprimer l’idée d’une identité nécessaire des différents aspectsde la personnalité formée sous des conditions culturelles communes, et d’autre part, pourexpliquer le déterminisme psychosocial au sein des sociétés en fonction des caractéristiquesde leurs institutions. Ainsi, la personnalité de base est conçue comme une configuration psy-chologique particulière propre aux membres d’une société donnée et qui se manifeste par uncertain style de vie sur lequel les individus brodent leurs variantes singulières. La personnalitéde base est une sorte de « matrice » qui constitue le fondement de la personnalité pour tous lesmembres du groupe et qui renvoie à une sorte « d’adaptation » de la structure psychique dusujet à un certain état de la société, à ses valeurs et aux types de relations qu’elle promeut.

La personnalité de base construite avec les apports de l’éducation et des valeurs de lafamille contemporaine, conduit à une expression de la souffrance psychique découlant des ava-tars de la structuration de cette personnalité avec ses composantes : narcissique, dépressive etpsychopathique ou antisociale, et une expressivité très importante dans les domaines des trou-bles du comportement, des conduites de dépendance, des attaques du corps… Ces modifica-tions traduisent un nouvel équilibre intrapsychique. Avant, c’est la Société qui parlait par lavoix du père (avec une transmission intergénérationnelle forte de père à fils), le père prêtaitsa voix à la Loi qu’il tenait de son père et surtout du Surmoi de son père. Actuellement, laLoi ne traverse plus le sujet, elle est reconnue comme extérieure au sujet, négociée commeun élément de la réalité, puis intériorisée de façon personnelle, avant que d’être transmisedans un registre plus subjectif, elle est plus relative, et ses effets sont plus négociables et négo-ciés avec l’enfant. Freud [10] avait considéré « L’établissement du Surmoi comme un casd’identification réussie avec l’instance parentale ». L’expression d’instance parentale indiqueà elle seule que l’identification constitutive du Surmoi ne doit pas être comprise comme uneidentification aux personnes. Dans un passage particulièrement explicite, Freud a précisé cetteidée : « le Surmoi de l’enfant ne se forme pas à l’image des parents, mais bien à l’image duSurmoi de ceux-ci ; il s’emplit du même contenu, devient le représentant de la tradition, detous les jugements de valeurs qui subsistent ainsi à travers les générations » [10]. Classique-ment, le Surmoi est défini comme l’héritier du complexe d’Œdipe ; il se constitue par intério-risation des exigences et des interdits parentaux. Dans le système consensuel de la famillecontemporaine, le Surmoi s’élabore surtout à partir des pratiques réelles des parents dans uncontexte où les places sont toutes égales et les décisions sont le plus souvent collectives,alors que dans la famille moderne cette instance était construite à partir du Surmoi des parents.« Dans la famille contemporaine, les références concernant les processus identificatoires desindividus, sont aussi de nature différente, car l’autorité du père ne représente plus l’axe orga-nisateur et donc, différente sera aussi la nouvelle organisation psychique. Aussi, le conflitintrapsychique entre les instances, sous-tendu par les liens dynamiques qu’entretiennent entreeux les objets internes, entre alors nécessairement en résonance avec les modalités de transmis-sion des interdits, des valeurs, des traditions et des idéaux de la culture dans laquelle nousvivons et dont nous sommes les héritiers, tout en la construisant »2. La société moderne

2 Lazartigues A., Planche P., Saint-André S., Morales H. Nouvelle société, nouvelles familles : nouvelle personna-lité de base ? De la personnalité névrotique à la personnalité narcissicohédoniste, L’Encéphale, accepté pour publica-tion en novembre 2005.

A. Lazartigues et al. / L’évolution psychiatrique 71 (2006) 331–347 343

(celle de Freud), fondée sur l’autorité et le devoir, a secrété la personnalité de base névrotico-normale. Celle-ci se caractérise par un espace mentalisé large, une modulation stricte des com-portements sous l’égide du jeu des représentations psychiques selon une hiérarchie de valeurset de modèles intériorisés mis en musique par un Moi qui prend en compte le Surmoi et l’Idéaldu moi, un conflit intrapsychique fondé sur le refoulement des désirs, de la problématique dela transgression et de la culpabilité (paternelle). Elle impliquait un espace intrapsychiqueample, théâtre des conflits internes entre les mouvements pulsionnels, d’origine biologique ettraduits dans la psyché par leurs représentants psychiques (représentations de désir), et l’actiondes interdits sociaux intériorisés au cours de l’éducation sous la forme d’une instanceintrapsychique (Surmoi), et des modèles sociaux idéaux intériorisés (Idéal du moi), sous lahoulette d’un Moi qui tentait de satisfaire autant que faire se peut les désirs, compte tenu desréalités concrètes comme sociales, et de l’intensité des sentiments de culpabilité et de hontequi pouvaient naître de ces conflits respectivement avec le Surmoi et l’Idéal du moi. Dansl’organisation psychique, c’est précisément le Surmoi qui condense ce conflit à travers l’oppo-sition entre l’instance qui interdit et celle qui exhorte [11]. Il participe de la construction et dela reconnaissance de soi par l’émergence d’un idéal, véritable guide tourné vers le futur. Cettereconnaissance d’un idéal personnel est acquise au sujet et c’est même parce qu’elle lui estacquise que le conflit psychique va surgir. La névrose sera la maladie de la première moitié duXXe siècle, la maladie d’une autorité intériorisée, pesant sur chaque individu de tout le poidsde l’éducation non seulement celle que l’enfant a reçue, mais celle qu’ont reçue également lesparents. Le Surmoi, et par son intermédiaire, l’autorité du père, est au service d’un ordre socialdominé par une transmission hiérarchique verticale. La structure familiale contemporaine achangé aussi bien dans les modalités de la conjugalité - précarisée - qu’au niveau des relationsparents - enfants avec une tendance forte à la symétrisation. Cette tendance à un rapport égali-taire entre parents et enfants amoindrit un des éléments fondateurs de l’autorité (la différencedes générations) et modifie profondément les transmissions de savoirs au sein de la familleaussi bien dans leur légitimité que dans leurs contenus. Ces changements dans le couple etdans les relations parents–enfants contribuent à modifier l’expressivité de la souffrancepsychique des enfants et conduisent à une structuration différente des personnalités et, parconséquent, à la mise en place d’une nouvelle personnalité de base. Cette nouvelle personna-lité de base est étayée sur l’individualisme, l’hédonisme, et sur l’autonomie du sujet, autocen-tré comme l’illustre le roman de Michel Houellbecq « Les Particules élémentaires », et non pasréféré et légitimé par son appartenance à un groupe social. « Au lieu de la discipline et del’obéissance, l’indépendance à l’égard des contraintes sociales et l’étayage sur soi ; au lieu dela finitude et du destin auquel il faut s’adapter, l’idée que tout est possible ; au lieu de lavieille culpabilité bourgeoise et de la lutte pour s’affranchir de la loi des pères (Œdipe),la peur de ne pas être à la hauteur, le vide et l’impuissance qui en résulte (Narcisse). Lafigure du sujet en sort largement modifiée : il s’agit désormais d’être semblable à soi-même »[12].

La vignette clinique suivante de Rémy, 12 ans, hospitalisé quelques jours au centre de crisedu service universitaire de pédopsychiatrie de Brest à la suite d’échanges quelque peu violentsavec sa mère, nous semble illustrer certains aspects de cette nouvelle place de l’enfant au seinde sa famille.

Rémy, 12 ans, vit seul chez sa mère. Ses deux frères aînés sont indépendants et ses parentsse sont séparés quand il avait six ans. Son père vit à 300 km et a refait sa vie. Il a eu deuxautres enfants et Rémy ne le voit plus que 15 jours par an à l’occasion des grandes vacances.Rémy dit ne pas supporter ses demi-sœurs et sa belle-mère. Sa mère n’a pas refait sa vie de

A. Lazartigues et al. / L’évolution psychiatrique 71 (2006) 331–347344

manière stable et a connu plusieurs hommes depuis sa séparation. Rémy dit être le confidentintime de sa mère, ce que cette dernière confirme, et il lui est arrivé plusieurs fois de dormirdans le lit maternel entre deux aventures sentimentales maternelles, même récemment. Il semontre protecteur à l’égard de sa mère qu’il dit être fragile, s’inscrivant dans un vrai mou-vement de parentalisation. Il s’interdit « d’embêter maman » avec ses problèmes d’enfants etse montre réticent à livrer leur intimité, de peur qu’on puisse la juger. Il apparaît très adapté àson milieu pour son âge. Véritable virtuose de l’informatique, il surfe sur Internet avecaisance, aidant même sa mère dans ses démarches administratives. Il parle de ses jeux enréseau avec beaucoup d’excitation en disant « je » lorsqu’il parle des personnages qu’il estamené à incarner, reflet d’un fort mouvement identificatoire. Il se projette cependant avecdifficulté dans l’avenir et a du mal à se faire des amitiés qui durent dans le temps. Il dit d’ail-leurs ne pas en souffrir. Sa mère dit être très fière de son « petit homme qui a très rapide-ment été propre et autonome ».

4. Les conséquences

Quel est le paradigme de cette nouvelle personnalité de base ? C’est un adolescent (oujeune adulte) à l’œil vif, il est mobile, à l’aise, plutôt spontané, mais ajustant ses comporte-ments aux attentes du groupe qui l’entoure. Il supporte peu le délai dans la satisfaction de sesdemandes, besoins ou désirs, mais, très attentif à ses besoins, au confort de sa vie et à la ges-tion de ses plaisirs, il a souvent su anticiper en choisissant des compagnons complémentaires,ou se mettre en bonne position pour accéder aux ressources dont il a besoin pour obtenir lasatisfaction recherchée. Il peut être séducteur, charmeur avec les êtres dont il veut obtenir unefaveur ou un service. L’agressivité, la critique acerbe ou le rejet brutal et violent peuvent pren-dre rapidement le relais si l’autre ne va pas dans le sens souhaité et n’entre pas dans le jeu deséduction. Il a plutôt une bonne image de lui-même, donne l’impression d’être sûr de lui, maisréagit vivement aux critiques ou jugements négatifs (résultats scolaires) sur ses conduites, et ilressent alors une intentionnalité agressive, voire persécutrice de la part de celui qui n’a pas agiselon ses attentes. Un conflit violent peut en découler, voire une rupture du lien avec l’autre.Néanmoins, souvent, il tente d’éviter les conflits, vise l’apaisement de la tension et le contour-nement de l’obstacle qui vient d’apparaître pour arriver à ses fins, sans avoir beaucoup d’égardenvers la morale commune ou l’altérité de son partenaire, il ne recule pas devant diversesmanipulations de la relation, pratique dont il a acquis une bonne et efficace expertise. Lestransgressions sont fréquentes, mais plutôt légères et en lien avec un bénéfice personnelattendu, direct et immédiat. Pris sur le fait, il n’éprouve pas la moindre culpabilité, en revan-che, si la personne qui le découvre est fortement investie dans le moment, il peut craindre sonrejet et en être très affecté, adoptant alors des comportements extrêmement régressifs, infanti-les. Ses projets à court terme sont réalistes, très ancrés dans l’opératoire et centrés sur sesbesoins, intérêts et désirs. Pour le long terme, il a des envies irréalistes (un garçon de dix ansayant abandonné le foot après exclusion par son club affirme : « je serai un grand footballeur,comme Beckham », ou un autre de 13 ans, en échec scolaire et particulièrement mauvais dansles matières scientifiques nous dit : « je ferai comme Bill Gates »), mégalomaniaques. Ses loi-sirs sont interactifs, le plus souvent, branchés, et connectés sur la world music, comme sur leworld wide web. La lecture n’occupe qu’une place insignifiante dans sa vie (« c’est long, il y atrop de détails »). Cette connexion qui lui prend plusieurs heures quotidiennes lui permetd’être au courant des dernières nouvelles (l’annonce du nouveau processeur d’AMD 64,cadencé à 3, 7 Gigas Hertz qui vient d’être faite deux heures avant au CeBit à Hambourg (au

A. Lazartigues et al. / L’évolution psychiatrique 71 (2006) 331–347 345

mois de mai) ou le truc qui permet d’être plus efficace contre les aliens dans le jeu Half lifeoffert par ses parents à Noël. MSN messenger (ou ICQ, Aim, ou AOL), messagerie à laquelleil se connecte tous les soirs, routine ou addiction (?), lui permet de « chater » avec un groupede « contacts », amis, relations, camarades de classe, indépendamment de leur localisationgéographique. Il mange plutôt quand il veut, ne s’embarrasse pas des manières de la table –ni des règles de civilités – et a quelques problèmes de poids. Son intérêt pour le collectif entant qu’institution est négligeable, et les contraintes du social lui sont plutôt insupportables,mais font exception à ce dégoût, les situations de groupe vécues sur un mode affectif, autourd’une passion commune (jeux en réseau, concerts, matchs de foot, etc.). Il peut alors vivre engroupe, passer 15 heures scotché à son écran d’ordinateur pour avancer dans le jeu en faisantéquipe avec des copains tout aussi scotchés à leur écran, dans la même salle, ou rester deuxjours à écouter différents groupes de musique qui se succèdent sur scène pratiquement sansdiscontinuité, en s’ébrouant de temps à autre pour aller fumer un joint, boire un coca plus oumoins alcoolisé ou essayé une « pill » d’ecstasy, discuter avec des camarades de rencontre outenter sa chance auprès d’une « muf » planant grâce à la musique ou à un autre modificateurdes états mentaux.

Souvent souple dans le cadre de ses relations, accueillant à l’égard des nouveaux venus,d’abord facile, il limite le risque de frustration par la légèreté de relations multiples, lui per-mettant d’avoir accès rapidement à un partenaire adapté à ses besoins du moment. Dans unsystème institutionnel, il sait connaître ses droits, repérer les failles du système pour en tirerles meilleurs profits, il peut avoir de l’initiative, s’engager fortement quand il est motivé,s’adapter rapidement à une situation changeante, ou incertaine. Souvent, il mesure le tempsqu’il passe dans l’institution, dans un respect parfois pointilleux des droits et devoirs qui s’ap-pliquent à lui, afin de préserver au mieux une liberté qu’il engagera dans la satisfaction de sesplaisirs. Dans la difficulté, il va réagir vivement, chercher des soutiens auprès de son réseau,l’élargir en exposant ses objets d’élection comme ses difficultés sur un blog, attentif aux com-mentaires qui lui seront faits, mais souvent déçu par leur contenu.

Cette nouvelle personnalité de base, dont nous lions la structuration aux effets du nouvelenvironnement social et surtout familial des « familles contemporaines » nous semble présen-ter de nombreux avantages adaptatifs pour l’intégration du sujet dans la société mondialisée :grande réactivité aux événements, disparition du poids de la tradition (qui entrave) et investis-sement prépondérant du présent, sujets très sensible à leurs intérêts et « gestion » souvent effi-cace de ces derniers par une bonne utilisation des ressources sociales, accès au plaisir peuconflictualisé… Des domaines plus problématiques peuvent être repérés : intolérance à la frus-tration, difficulté à supporter le délai, la prépondérance de leurs intérêts dans la dynamiquerelationnelle peut poser problème vis-à-vis de l’autre et vis-à-vis du groupe social, explorationdes possibles parfois risquée, dépendance accrue à l’égard des objets externes pour assurerl’homéostasie psychique, tendance à la recherche de stimulations… Le personnage de Chris,dans le dernier film de Woody Allen « Matchpoint » - il se débarrasse sans états d’âme de samaîtresse à partir du moment où elle menace sa famille officielle et sa remarquable réussitesociale - est un bel exemple des risques comportementaux de cette nouvelle personnalité debase, comme l’est le personnage d’Edward dans le feuilleton américain « Desperate housewi-ves » (épisode numéro 8, première saison) dans lequel cet adolescent de 16 ans ne montreguère de culpabilité après avoir renversé une femme âgée avec la voiture que son père - encours de séparation avec sa femme, le couple tentant de récupérer chacun les enfants - venaitde lui offrir.

A. Lazartigues et al. / L’évolution psychiatrique 71 (2006) 331–347346

On peut repérer trois composantes dans cette personnalité : la dimension narcissique, avecle risque de décompensation dépressive, la dimension perverse narcissique et la dimensionpsychopathique à minima, composants à l’origine d’une nouvelle personnalité de base quiémerge comment expression de la famille contemporaine. Cette personnalité de base, cons-truite aussi avec les apports de l’éducation et des valeurs de la famille contemporaine, conduita une expression de la souffrance psychique découlant des avatars de la structuration de cettepersonnalité avec ses composants : narcissiques, dépressifs et psychopathiques et surtout dansles domaines des troubles du comportement, des conduites de dépendance, des attaques ducorps… Dans cette nouvelle personnalité de base, aux instances modifiées dans leur configura-tion comme dans l’équilibre d’ensemble, le surmoi semble avoir subi la modification la plusprofonde comme en témoigne la réduction, voire la disparition de la culpabilité. Si les interditssont bien connus, leur connaissance n’a pas la même efficacité sur la modulation des compor-tements que leur intériorisation dans le cadre d’une instance comme le surmoi. Dans le cadrede la relation d’objet, apparaît une dépendance importante à l’environnement. Il s’agit d’abordde la dépendance à l’égard des objets d’amour dont l’absence est supportée avec difficulté,sauf à disposer des moyens de rester « branché » sur eux par tous les dispositifs actuels deconnexion (portable, chat, MSN, blog, etc.). La tentation de l’emprise sur l’autre sembleimportante, façon de lutter contre la menace de le voir échapper et contre les vécus douloureuxde perte, de vide qui en découlent. Ces constats font poser la question des qualités des intério-risations des objets internes et de la qualité des imagos. Cette nouvelle personnalité de baseque nous proposons d’appeler narcissicohédoniste peut donner l’apparence d’une normalitétrompeuse chez un sujet autonome et autoréférent, porté par la recherche du plaisir et la réali-sation de soi dans tous les registres du quotidien. Cependant, le consensus qui a organisé sesrelations intrafamiliales et intergénérationnelles a réduit l’efficacité des instances classiques etinduit la mise en place de « l’instance assertive » [11]. Les introjections des objets primairesqui donnent d’ordinaire au sujet la possibilité d’intérioriser un modèle interne d’attachementsécurisant n’ont pu s’établir de façon satisfaisante, favorisant l’émergence d’une problématiquede dépendance aux objets externes. De plus, le monde, pour l’enfant et l’adolescent contempo-rains, est constitué d’objets non hiérarchisés, aux valeurs relatives, tributaires de leurs caracté-ristiques immédiates et de leur valeur affective du moment [13], ce qui fragilise le lien à l’au-tre, devenu temporaire et précaire. Des ajustements aussi bien sociaux que dans nos approchescliniques doivent en découler pour prendre en compte ces nouvelles caractéristiques liées àcette nouvelle organisation de la personnalité [14], et aux avatars pathologiques qui paraissentpour partie lui être liés.

Face aux familles en souffrance qui consultent aujourd’hui, il s’agit pour le clinicien de tra-vailler d’abord sur les cadres, avant d’aborder les contenus psychiques, d’être structurant, depromouvoir les cadres et les limites comme indispensables au développement harmonieux del’enfant, il s’agit d’œuvrer pour limiter la prise de risque de l’enfant confronté au nouveaumonde…

Références

[1] Kardiner A, Linton R. L’individu dans sa société : essai d’anthropologie Psychanalytique. Paris: Gallimard;1969.

[2] Dagenais D. La fin de la famille moderne. La signification des transformations contemporaines de la famille.Rennes: PUF, coll. « Le sens social »; 2000.

[3] Tisseron S. L’enfant au risque des médias. Enfance Psy 2004;2(26):15–21.

A. Lazartigues et al. / L’évolution psychiatrique 71 (2006) 331–347 347

[4] Allard C. Les images dans le développement psychique de l’enfant. À partir d’une approche clinique. Informa-tions Sociales 2003;111:72–81.

[5] Elias N. La civilisation des mœurs. Paris: Poche Pocket; 1974.[6] Anzieu D. Le Moi-peau. Paris: Dunod, collection « Psychismes »; 1985 (p. 136–55).[7] Perrot M. L’indifférence des sexes dans l’Histoire. In: André J, editor. Les sexes indifférents. Paris: PUF, coll.

« Petite bibliothèque de psychanalyse »; 2005.[8] Lazartigues A. La famille contemporaine « fait »-elle de nouveaux enfants ? Neuropsychiatr Enfance Adolesc

2001;49:264–76.[9] Linton R. Le fondement culturel de la personnalité (1945). Paris: Dunod, coll. « Psycho Sup »; 1999.[10] Freud S. Suite aux leçons d’introduction à la psychanalyse. Paris: PUF; 1932.[11] Marcelli D. L’enfant, chef de famille. L’autorité de l’infantile. Paris: Albin Michel; 2003.[12] Ehrenberg A. La fatigue d’être soi. Dépression et société. Paris: Odile Jacob; 1998.[13] Lazartigues A. À nouvelles familles, nouveaux enfants ? Neuropsychiatr Enfance Adolesc 2000;48:32–43.[14] Lazartigues A, Morales H, Planche P, Saint André S. Consensus, hédonisme : les coordonnées de la nouvelle

famille et ses conséquences sur le développement de l’enfant. Encéphale 2005;31:457–65 (C1, septembre).