194
Sous la direction de Hervé Le Guyader L'évolution

l Evolution[WwW.vosbooks.net]

Embed Size (px)

Citation preview

  • Sous la direction de

    Herv Le Guyader

    L'volution

  • L'volutionSous la direction de

    Herv Le Guyader

  • Dans la mme collection

    L'ordre du chaos

    Ces hormones qui nous gouvernent

    Les fossiles, tmoins de l'volutionLes instruments de l'orchestre

    "Haha" ou l'clair de la comprhension mathmatique

    La magie des paradoxes

    Les mathmaticiens

    Le calcul intensif

    La mathmatique des jeuxLes origines de l'Homme

    Visions gomtriques

    Le comportement des animaux

    Les mcanismes de la vision

    Logique, informatique et paradoxes

    Le fascinant nombre pi

    Ce que disent les pierres

    Le code de la proprit intellectuelle n'autorise que les copies ou reproductionsstrictement rserves l'usage priv du copiste et non destines une utilisationcollective [article L. 122-5]; il autorise galement les courtes citations effectuesdans un but d'exemple ou d'illustration. En revanche toute reprsentation oureproduction intgrale ou partielle, sans le consentement de l'auteur ou de sesayants droit ou ayants cause, est illicite [article L. 122-4].La loi 95-4 du 3 janvier 1994 a confi au C.F.C. (Centre franais de l'exploitation

    du droit de copie, 20, rue des Grands Augustins, 75006 Paris), l'exclusivit de la gestion du droit de reprographie. Toutephotocopie d'oeuvres protges, execute sans son accord pralable, constitue une contrefaon sanctionne par lesarticles 425 et suivants du Code pnal.

    Pour la Science, 1998 ISSN 0224-5159 ISBN 2-84245-008-6

  • Table des matiresL'volution : une histoire des ides, par Herv Le Guyader et Jean Gnermont

    Questions sur l'volutionHasard et volution, Jean Gayon

    volution et religions, Michel DelsolLa loi des gnes, Richard

    Dawkins Contingence et ncessit dans l'histoire de la vie, Louis de BonisQu'est-ce qu'une espce? Jean GnermontLe finalisme revisit, Pierre Henri Gouyon

    Leigh Van Valen et l'hypothse de la Reine Rouge, Claude CombesLes quilibres ponctus : le tempo de l'volution en question, Simon Tillier

    Les htrochronies du dveloppement, Didier Nraudeau

    L'volution retraceL'inventaire des espces vivantes, Robert May

    Actualit et urgence des inventaires d'espces, Simon TillierLe Big Bang de l'volution animale, Jeffrey Levinton

    La radiation des mammifres, Jean-Louis HartenbergerL'origine des plantes fleurs, Annick Le Thomas

    L'volution des primates, Marc GodinotL'avnement de la cladistique, Pascal Tassy

    Les fossiles vivants n'existent pas, Armand de RicqlsIntrt et limites des phylognies molculaires, Herv Philippe

    la recherche de l'anctre de toutes les cellules actuelles, Patrick Forterre

    Les mcanismes de l'volutionMutation et nouveaut, Jacqueline Laurent

    Les domaines des protines, tmoins de l'volution, Russel Doolittle et Peer BorkSquences d'ADN mobiles et volution du gnome, Claude Bazin, Pierre Capy,

    Dominique Higuet et Thierry LanginChromosomes, systmatique et volution, Vitaly Volobouev

    La thorie neutraliste de l'volution molculaire, Motoo Kimuravolution et gntique des populations, Jean Gnermont

    Les gnes du dveloppement, William McGinnis et Michael KuzioraLes mutations des gnes HOX chez les mammifres, Pascal Doll

    Parasitisme et volution, Claude CombesLa slection naturelle et les pinsons de Darwin, Peter Grant

    Auteurs et bibliographies

    4

    11

    121518253640445357

    59606870808794

    101105112117

    123124129

    139144150160163170173180

    187

  • L'volution:une histoire des idesHerv Le Guyader et Jean Gnermont

    a vie sur Terre a une histoire, une longue histoirepuisque des traces de l'activit d'tres vivants ont

    t dtectes dans des roches formes il y a 3 800 mil-lions d'annes. Les pripties de cette histoire ontengendr la diversit actuelle du monde vivant : aussi nesaurait-on comprendre celle-ci sans se placer dans uneperspective volutive.

    Pour cette raison, il est indispensable de reconsti-tuer l'histoire de la vie et d'identifier les causes des v-nements qui la tissent.

    Ce n'est que dans la seconde moiti du XIXe sicleque la notion d'volution s'est impose dans les milieuxscientifiques. En revanche, l'ide que la biodiversit eststructure est plus ancienne. Elle est issue des premires

    recherches sur la classification des tres vivants. Les clas-sifications anciennes, fondes sur l'utilit des organismespour l'homme, taient l'vidence subjectives. En rac-tion se multiplirent, ds l'aube du XVIIe sicle, les tenta-tives de dfinition de critres et de systmes de classifica-tion aussi objectifs que possible. D'un auteur l'autre, lescritres proposs n'taient pas les mmes, et pourtant cer-tains groupements se retrouvaient d'une classification l'autre, indpendamment du systme. Il apparut parailleurs que la diversit des organismes s'accommodaitbien d'une classification hirarchique. Ds lors, on pou-vait conclure, avec Cari von Linn (1707-1778), l'exis-tence d'un ordre souverain de la nature et celle d'uneclassification naturelle qu'il fallait approcher.

    C'est Linn qu'on doitle principe des units syst-matiques embotes, outaxons rgne, classe,ordre, genre, espce, varit , struc-ture conserve par la suiteavec une multiplication desniveaux taxinomiques (dontcelui de la famille, entrel'ordre et le genre). A cetembotement, on fit corres-pondre par la suite le principede subordination des carac-tres : il consiste identifier, chaque niveau de la classifi-cation, les caractres perti-nents pour dfinir les taxons.Ainsi les caractres de dfini-tion des genres sont subor-donns aux caractres de dfi-nition des ordres, eux-mmessubordonns aux caractresde dfinition des classes...

    Par exemple, le chevreuil( Capreolus capreolus) se

    1. PIERRE BELON (1517-1564), mdecin et naturaliste franais, publie en 1555 une His-toire de la nature des Oiseaux, avec leurs descriptions et nafs portraicts retirez du naturel.Sur cette planche, il rapproche le squelette de l'homme et celui de l'oiseau. C'est la pre-mire intuition d'une unit de plan chez les vertbrs.

  • L 'VOLUTION: UNE HISTOIRE DES IDES 5

    2. PLAN D'ORGANISATION DES VERTBRS. Dans saPhilosophie zoologique de 1818, tienne Geoffroy Saint-Hilaire pose, ds la premire phrase, une question essen-tielle: L'organisation des animaux vertbrs peut-elle treramene un type uniforme? En dessinant sur une mme

    distingue des autres cervids par sa taille, sa robe, laforme de ses bois, etc. Comme le mouton et le chameau,il appartient l'ordre des Artiodactyles, car il possdeun nombre pair de doigts termins par des sabots.Comme les primates et les rongeurs, il fait partie de lasous-classe des mammifres, car il porte des poils,allaite ses petits, a une temprature constante et possdetrois osselets dans son oreille moyenne.

    Les champions de ce principe de subordination descaractres furent les botanistes Bernard de Jussieu(1699-1777) et son neveu Antoine-Laurent (1748-1836) ; en zoologie, il fut mis en oeuvre en particulier parGeorges Cuvier (1769-1832) et Jean-Baptiste Lamarck(1744-1829).

    planche un singe (un atle), un poisson (un brochet), unoiseau (un pingouin) et un monotrme (un chidn), il a vouluillustrer la notion de plan d'organisation, indispensable lacomprhension de l'homologie. Par la suite, il tenterad'tendre cette unit de plan aux animaux sans vertbres.

    Une autre manire de percevoir un ordre de la naturetait d'y deviner une chelle des tres, c'est--dire unehirarchie fonde sur le degr de complexit. A la base del'chelle se trouvaient les minraux, suivis par les vg-taux. Les animaux taient rangs selon leur plus ou moinsgrande ressemblance avec l'homme : vers, insectes, pois-sons, amphibiens et reptiles, oiseaux, mammifres.L'homme tait au plus haut de l'chelle des tres mat-riels, mais au-dessous des anges et des archanges.

    Ces notions ne paraissaient nullement incompatiblesavec celle de la fixit des espces, l'ordre de la nature tra-duisant, pour la plupart des savants de la fin du XVIIIesicle, la volont du Crateur. On voit du reste bien malcomment on aurait pu imaginer une transformation

  • 6 L'VOLUTION

    3. PAGE DE TITRE de la deuxime dition du Systemanaturae (1740) de Cari von Linn. La classification zoolo-gique de la dixime dition, qui date de 1758, sert de point dedpart la nomenclature moderne. Selon Linn, il existe unordre naturel et divin que le systmaticien tente de dcou-vrir, par le choix artificiel de caractres qui permettentd'ordonner le plus grand nombre possible d'organismes.

    importante des espces au cours du temps, sachant quel'ge de la Terre tait estim, partir des textesbibliques, quelques milliers d'annes ! Ce premierobstacle fut lev par Georges Buffon (1707-1788)lorsqu'il proposa de multiplier l'ge de la Terre par 100.Peu aprs, la palontologie, sous l'impulsion de Cuvierpour les vertbrs et de Lamarck pour les mollusques,montra de faon indubitable que la faune avait consid-rablement vari au cours des ges.

    Cuvier avait introduit la notion de plan d'organisa-tion, et il avait propos de scinder le rgne animal enquatre embranchements vertbrs, articuls, mol-lusques et zoophytes , dont les plans ne lui semblaientprsenter aucun point commun. Ceci l'amena uneinterprtation crationniste: selon Cuvier, le mondeaurait subi une srie de catastrophes anantissant chaquefois la faune. Aprs chaque catastrophe, de nouvellesespces auraient t cres et se seraient maintenues l'identique jusqu' la catastrophe suivante.

    Acette interprtation qui conservait le dogme dela fixit de l'espce, Lamarck en opposa une autre. Ilavait remarqu que les faunes de mollusques fossilestaient d'autant plus diffrentes de la faune actuellequ'elles taient plus anciennes, et que cette divergencetait progressive. Il admit que les espces se modifiaientprogressivement au cours du temps, partir d'un tat pri-mitif trs simple apparaissant par gnration spontane.Dans l'hypothse de Lamarck, de telles cratures fra-chement apparues s'engageaient continuellement dansun processus d'accroissement de la complexit qui leurfaisait gravir peu peu l'chelle des tres. Cette interpr-tation transformiste n'eut pas beaucoup de succs.

    4. JEAN-BAPTISTE LAMARCK ET CHARLES DARWIN.Lamarck proposa le premier une hypothse transformiste dela diversit du vivant: les espces se transformeraient les unesdans les autres au cours des temps gologiques. Darwin reprit

    l'hypothse de Lamarck, mais proposa un mcanisme pour latransformation graduelle des espces: la slection naturelle,qui slectionne certaines variations individuelles au seind'une population en favorisant la survie du plus apte.

  • L'VOLUTION: UNE HISTOIRE DES IDES 7

    5. DANS SA FLORE FRANAISE, (1778), l'un de ses pre-miers travaux, le Chevalier de Lamarck propose une classi-fication des espces vgtales fonde sur une hirarchie descaractres morphologiques, des structures simples aux

    C'est alors qu'tienne Geoffroy Saint-Hilaire(1772-1844) dfinit l'homologie. Sont homologuesdeux organes qui ont la mme situation dans un pland'organisation, c'est--dire la mme origine embryon-naire. Homologie n'implique pas ressemblance, cardeux organes homologues peuvent n'avoir ni la mmetaille, ni la mme forme, ni la mme fonction : ainsi lapatte antrieure du cheval, l'aile de la chauve-souris etla palette natatoire de la baleine sont homologues.

    Cette notion suscita de grands progrs en anato-mie compare, en particulier chez les vertbrs. Ellefut aussi applique aux plantes, notamment par lesuisse Augustin-Pyrame de Candolle (1778-1841).Elle contribua en outre jeter un pont entre embryolo-gie et anatomie compare. tienne Geoffroy Saint-Hilaire lui-mme et tienne Serres (1786-1868)constatrent que les embryons des animaux sup-rieurs, au cours de leur dveloppement, passaienttransitoirement par des organisations trs semblables

    structures composes. Devant la difficult de cette entre-prise, il abandonnera la botanique. Plus tard, devenu trans-formiste, il donnera une telle hirarchie de la complexit,applique au rgne animal, un sens gnalogique.

    celles d'organismes infrieurs adultes. Karl vonBaer (1792-1876) affirmait quant lui que les compa-raisons pertinentes taient celles des embryons entreeux et non celles d'adultes embryons. En outre, ilremarqua que, lors de l'embryogense, les caractresgnraux, ceux de l'embranchement ou de la classe par exemple, la corde des embryons de vertbrs,structure dorsale autour de laquelle s'organisera lacolonne vertbrale , apparaissaient avant les carac-tres des units taxinomiques infrieures. Pour la plu-part des auteurs de l'poque, cependant, ces rsultatsne remettaient pas en cause la conception fixiste del'histoire du vivant.

    Entre-temps, Charles Darwin (1809-1882) avaiteffectu bord du Beagle un long voyage autour dumonde (1831-1836), au cours duquel il avait recueilliune foule d'observations dans tous les domaines dessciences naturelles. Certaines de ces observations leconduisirent s'interroger sur la fixit de l'espce. Par

  • 8 L'VOLUTION

    6. DANS CE TABLEAU sousforme d'arbre, tir de sa Philo-sophie zoologique (1809),Lamarck schmatise l'ori-gine des diffrents animaux.Les points tracent les possiblestransformations. SelonLamarck, il y aurait gnrationspontane au niveau des vers,qui s'engageraient contin-ment sur la voie de la complexi-fication: l'chelle des tres setransforme en un tapis roulant.Darwin niera la gnrationspontane continue, et com-prendra qu'un arbre repr-sente une histoire.

    ailleurs, au terme d'une longue priode de rflexion, ilse convainquit de l'importance de la comptition laquelle sont soumis les organismes dans les peuple-ments naturels, et il s'intressa aux rsultats obtenus parles slectionneurs sur les animaux domestiques, princi-palement les chevaux, les chiens et les pigeons. Il com-para la diversit des races obtenues par la slection arti-ficielle la diversit entre espces sauvages voisines.

    Toutes ces rflexions le conduisirent proposersimultanment le concept de descendance avec modifi-cation et celui de slection naturelle, celle-ci expliquantcelle-l. Ainsi se trouvait fonde une thorie prsentantd'emble une cohrence interne et donnant de surcrotun sens nouveau bon nombre de connaissances et deconcepts antrieurs.

    Aprs Darwin, la classification naturelle reflte lesrelations de parent entre les espces. L'homologie netraduit plus seulement une origine embryonnaire com-mune, mais encore l'hritage d'un anctre commun.Les observations de Geoffroy Saint-Hilaire, Serres etvon Baer sont rinterprtes selon la loi biogntiquefondamentale nonce par Ernst Haeckel (1834-1919) : La srie des formes par lesquelles passe l'orga-nisme individuel partir de la cellule primordialejusqu' son plein dveloppement n'est qu'une rpti-tion en miniature de la longue srie des transformationssubies par les anctres du mme organisme, depuis lestemps les plus reculs jusqu' nos jours.

    La puissance explica-tive de cette notion de des-cendance avec modificationexplique qu'elle ait t rela-tivement vite adopte par lacommunaut scientifique dela fin du XlXe sicle. Lanotion de slection naturellesoulevait, quant elle, desdifficults. Si la slectionretient les plus aptes aux

    dpens des moins aptes dans des conditions environne-mentales donnes, c'est qu'il existe une variabilit. Ilfaut en outre que les caractres des individus retenus parla slection soient transmis leurs descendants. Lecouple variabilit/slection naturelle ne peut expliquerla descendance avec modification que si la variabilit enquestion est hrditaire. Le point faible de la thorie deDarwin est qu'elle ne repose sur aucune donne valablequant l'origine et au mode de transmission de la varia-bilit hrditaire.

    On peut regretter que Darwin ne se soit pas appuysur les rsultats publis en 1866 par Gregor Mendel(1822-1884), fruits de ses expriences sur l'hrdit despois. 11 est possible que Darwin en ait eu connaissance, etqu'il n'en ait pas compris l'importance pour sa proprethorie, pour au moins deux raisons. Tout d'abord, ceque montrent les lois de Mendel, c'est la transmission, deparent descendant, de gnes absolument immuables.Par consquent, elles ne fournissent pas de solution auproblme de l'origine de la variabilit hrditaire etapporteraient plutt de l'eau au moulin des fixistes. Enoutre, elles traitent de caractres discontinus, alors queDarwin insistait beaucoup sur la progressivit de l'vo-lution, en se fondant sur la nocivit vidente de certainesvariations brusques apparues chez des espces domes-tiques. Quoi qu'il en soit, Darwin fut rduit accepter,comme Lamarck avant lui, l'ide de l'hrdit des carac-tres acquis au cours de la vie de l'individu.

  • L'VOLUTION: UNE HISTOIRE DES IDES 9

    A prs la mort de Darwin, certains volutionnistes serallirent aux affirmations de l'embryologisteAugust Weismann (1834-1914) sur l'indpendanceentre le germen et le soma et sur la non-hrditdes caractres acquis. L'association de cette ide cellede slection naturelle tablit les fondations de la thoriedsigne la fin du XIX e sicle et au dbut du XX e siclesous le nom de no-darwinisme. D'autres soutenaientau contraire l'hypothse lamarckienne de l'hrditdes caractres acquis et minimisaient le rle de la slec-tion naturelle: telles sont les bases du lamarckisme.

    L'anne 1900 est marque par la redcouvertedes lois de Mendel, due Cari Correns (1864-1933),Erich von Tschermak (1871-1962) et Hugo de Vries(1848-1935). Ce dernier introduisit en outre la notion demutation, apparition brusque, dans une ligne, d'unnouveau caractre hrditaire; cette notion servit defondement une troisime thorie de l'origine desespces, le mutationnisme. Ds lors allaient se sparerdeux coles de biologistes se consacrant l'tude de lavariation. Les uns, se rclamant de Darwin, s'intres-

    7. FLEUR NORMALE ET FLEURS MUTANTES d'Arabi-dopsis thaliana. On connat aujourd'hui les gnes qui com-mandent le dveloppement de la fleur; grce notamment auxtravaux du botaniste Elliot Meyerowitz. Chez Arabidopsisthaliana, la drosophile des botanistes, la fleur se dveloppenormalement en quatre verticilles concentriques donnantrespectivement des spales, des ptales, des tamines et descarpelles (en haut gauche). Le mutant agamous prsentedes spales et des ptales la place des tamines et des car-pelles (en haut droite), alors que le double mutant agamoussuperman possde des ptales sur les trois verticilles internes(en bas). C'est l'tude de phnomnes analogues qui condui-sit certains gnticiens, tel Hugo de Vries, refuser le gra-dualisme darwinien pour proposer le mutationisme, savoirune vision de l'volution domine par des changementsbrusques des caractres hrditaires. Bien entendu, rienn'assure que de telles mutations auront un avenir. C'est vi-dent dans le cas de ces deux mutants d'A.thaliana, qui,dpourvus d'organes sexuels, n'auront pas de descendance.

    saient la variation continue, dont l'tude ncessitait unarsenal mathmatique labor : ce sont notamment lesbiomtriciens Francis Galton (1822-1911) et Karl Pear-son (1857-1936). Les autres, la suite de William Bate-son (1861-1926), se consacraient la variation discon-tinue et l'hrdit mendlienne.

    Les deux approches devaient converger avec ledveloppement de la thorie polygnique de l'hrditdes caractres variation continue, promue par RonaldFisher (1890-1962), fondateur, avec Sewall Wright(1889-1988) et John Haldane (1892-1964), de la gn-tique des populations. Le no-darwinisme intgra dslors les donnes de la gntique et prit en compte tout la fois les mutations comme source de variabilit hr-ditaire, le mcanisme chromosomique de l'hrdit telqu'il ressortait des travaux de l'cole de Thomas Mor-gan (1866-1945), et la slection naturelle. La voie taittrace qui allait conduire ce qu'on a appel la thoriesynthtique de l'volution, laquelle sont essentielle-ment attachs les noms du gnticien Theodosius Dobz-hansky (1900-1975), du zoologiste Ernst Mayr, du

  • 10 L'VOLUTION

    palontologue George Simpson (1902-1984) et du bota-niste G. Ledyard Stebbins.

    L'hrdit des caractres acquis, que la thorie syn-thtique ne prenait pas en compte, devenait, mesure desprogrs de la gntique, de plus en plus invraisemblable.Un coup trs dur lui fut port par les tudes statistiquesde Salvador Luria et Max Delbrck sur les populationsbactriennes. Ces tudes ont dmontr l'indpendanceentre la mutation apportant une bactrie la rsistance un virus et la slection opre par ce virus : les bactriesslectionnes ont acquis fortuitement la rsistance; c'estcette mutation fortuite qui est hrditaire, et non uneadaptation au virus qui serait conscutive l'infection.L'hrdit des caractres acquis fut dfinitivement car-te par la comprhension de la nature et du fonctionne-ment du matriel gntique. Cette perce est due aux tra-vaux, mens principalement sur les microorganismes, deE. Tatum, O. Avery, J. Watson, F. Crick, J. Monod,F. Jacob et bien d'autres. Dans la dcennie 1950-1960, lathorie synthtique triomphait : elle donnait des interpr-tations satisfaisantes de la spciation et des phnomnesgnralement qualifis de microvolutifs.

    L'histoire rcente du progrs des connaissancessur l'volution est marque par l'introduction de lathorie neutraliste, dfendue en particulier par MotooKimura (1924-1994) ; cette thorie prend en considra-

    8. LES VOYAGES DE DARWIN d'aot 1833 juillet 1834.Embarqu bord du Beagle le fouineur pour un voyagede cinq ans, Darwin parcourut l'Amrique du Sud pendanttrois ans et demi, de fvrier 1832 septembre 1835, avant devoguer vers l'archipel des Galpagos , o il reconnut l'ori-gine sud-amricaine de la faune insulaire. Durant ces troisans, passant des luxuriantes forts tropicales aux hauts-pla-teaux dsols de Patagonie, il remarqua que les animaux etles vgtaux prsentaient des variations adaptatives enfonction de la latitude et de l'altitude. Cette constatationjoua un rle essentiel dans le mrissement de ses ides surl'volution. Ci-dessous, le Beagle dans le dtroit de Magellanen 1832.

    tion, beaucoup plus que ne le faisait la thorie synth-tique classique, les phnomnes fortuits agissant surune part de la variation hrditaire qui chappe plus oumoins compltement aux effets directs de la slectionnaturelle. Certaines donnes de la palontologie invi-tent s'interroger sur la gense progressive des grandsplans d'organisation. Les mthodes cladistiques etle dveloppement de l'informatique apportent de nou-veaux outils pour la reconstitution des phylognies,tandis que la biologie molculaire donne accs denouveaux caractres pertinents. Enfin, les progrsrcents en gntique et en biologie molculaire dudveloppement ont mis fin une longue prioded'incomprhension entre embryologistes et gnti-ciens; ils constituent la premire approche vritable-ment scientifique, non plus descriptive mais expri-mentale, des mcanismes macrovolutifs parlesquels se sont mis en place les grands plans d'organi-sation des animaux.

    L'ensemble de ces apports ne remet pas en cause lecadre conceptuel de base, mais enrichit une thorie quiest de plus en plus synthtique. La grande majoritdes biologistes travaillent avec, en arrire-plan, l'ided'volution, et mettent en application le clbre adagede Dobzhansky: Rien n'a de sens en biologie, si cen'est la lumire de l'volution.

  • Hasard et volutionJean Gayon

    Prise la lettre, la formule l'volution est expli-cable par le hasard signifierait que les modifica-tions des espces n'ont pas de cause. Aucune tho-

    rie scientifique de l'volution n'a jamais affirm cela.La notion de hasard est notoirement ambigu, mais

    elle prend des significations prcises dans des contextesscientifiques dfinis. Faute de prciser ces contextes, etle sens que l'on y donne au mot hasard, les dclarationssur le rle du hasard en volution sont striles.

    La thorie contemporaine de l'volution est confron-te trois sens du mot hasard: la chance, l'alatoire et lacontingence (comme ce qui chappe la ncessit propred'un systme thorique). Ces mots sont souvent pris lesuns pour les autres, et confondus avec fortuit .Fortuit est l'adjectif correspondant hasard engnral (du latin fors, hasard). Je l'utiliserai comme unterme gnrique. Mon but n'est pas ici de faire la policedu vocabulaire parmi les volutionnistes, mais de faireressortir des distinctions conceptuelles importantes.

    Chance, probabilit et contingenceLe sens le plus familier du mot hasard renvoie la

    notion de finalit : quelque chose se produit de manire

    inattendue par rapport un but, conscient ou non. Unjardinier, bchant le sol de son jardin en vue d'y planterdes graines, trouve une pice d'or. Dire qu'il a trouv lapice par hasard signifie ceci: le jardinier a trouvun objet hautement dsirable en poursuivant un but tout fait diffrent . Cet usage est le plus ancien de tous. Enfranais comme en anglais, ce sens du mot hasard esttraditionnellement rendu par les termes chance etmalchance.

    En un sens plus technique, le mot hasard s'appliqueaux vnements alatoires, dont nous ignorons lesconditions dterminantes. Plus exactement, noussavons que ces vnements sont raliss dans certainesclasses de conditions, mais nous sommes incapables dedterminer si ces conditions sont runies ou non dans uncas particulier. L'immobilisation d'un d non pip surtelle ou telle face est un vnement alatoire (en arabe,az-zahr signifie jeu de ds): il nous faudrait connatretous les paramtres du lancer pour prdire laquelle dessix possibilits sera ralise. Pour matriser ce hasard,on utilise le calcul des probabilits. Un vnement ala-toire est un vnement qui suit une loi de probabilit.

    En mcanique cleste, pour prdire la positionfuture d'une plante, il ne suffit pas de connatre les lois

  • HASARD ET VOLUTION 13

    fondamentales de Newton. Il faut aussi des informationssur les masses, les positions et les vitesses des plantes un instant t. Ces conditions initiales sont contingentespar rapport au systme thorique que constitue la mca-nique newtonienne, elles sont purement empiriques.Un vnement peut tre contingent dans un certain sys-tme thorique, et non contingent (logiquement dter-min) dans un autre. Par exemple, la valeur du facteurd'acclration g est contingente par rapport la loi gali-lenne de la chute des corps, alors qu'elle est dductibledans la physique newtonienne ( condition de connatrela masse et la forme de la Terre).

    De l drive un troisime sens usuel du mot hasarddans les sciences. Des vnements (ou des classes d'v-nements) sont dits fortuits s'ils ne sont pas dductibles l'intrieur d'une thorie, soit que cette thorie n'existepas, soit que nous ne connaissions pas assez les condi-tions initiales pour faire une prdiction, soit enfin que lescalculs ncessaires la prdiction soient trop complexes.

    Ces dfinitions sont suffisantes pour reprer lessens que les volutionnistes donnent au hasard dansleurs dbats. La thorie volutionniste moderne fait

    Un changement de pigmentation fait la bonne ou la mau-vaise fortune du papillon Biston betularia. Sur l'corce clairedes chnes recouverts de lichen, la varit pigmente est uneproie facile pour les oiseaux. Au XlXe sicle, la pollution adtruit les lichens sur les chnes des environs de Liverpool.Sur l'corce noire, c'est au tour de la varit claire d'treexpose. La mutation qui a donn naissance la varit fon-ce est videmment indpendante des facteurs qui ontdclench la rvolution industrielle en Angleterre.Le papillon sombre a eu de la chance.

    intervenir la notion de hasard au moins cinq niveaux :mutations, drive gntique, rvolutions gntiques(vnements fortuits l'chelle du gnome entier), co-systmes, macro-volution.

    Hasard et niveau d'volutionDans la thorie no-darwinienne, l'utilit ou la

    nocivit d'une mutation est indpendante des facteursqui l'ont cause. En ce sens, et en ce sens seulement,les mutations se produisent au hasard. Cette doc-trine n'a gure chang depuis Darwin, mme si ce der-nier parlait de variations. On reconnat la notion dehasard dfinie prcdemment sous le nom dechance . Il en va du caractre favorable ou dfavo-rable d'une mutation comme de la fortune accidentelledu jardinier : celui-ci n'a pas dcouvert une pice d'orparce qu'il l'a cherche, mais cette dcouverte a deseffets bnfiques pour lui. Une mutation ne survientpas parce qu'elle est utile, mais elle peut avoir desconsquences importantes pour l'organisme et pour sadescendance.

    Le deuxime sens du mot hasard s'applique lanotion de drive gntique alatoire. On observe ceteffet l'chelle d'une population pour un gne existantsous diffrentes formes, ou allles. Etant donn unegnration parentale de caractristiques gntiquesconnues, les frquences des allles chez les individus dela gnration suivante ne sont pas rigoureusementdtermines, mais donnes par une loi de probabilit.Autrement dit, les frquences gniques fluctuent de

  • 14 L 'VOLUTION

    manire stochastique. La situation pistmologique estcelle des jeux de hasard. Le calcul probabiliste permetdes prdictions quantifies et prcises, comme parexemple celle du temps moyen de fixation d'un allleneutre. La thorie neutraliste de l'volution molcu-laire par mutation et drive alatoire , propose parMotoo Kimura, est un dveloppement parmi d'autres dela thorie de la drive gntique alatoire. L'alatoiren'y est invoqu qu' l'chelle molculaire (squencenuclotidique d'un segment d'ADN).

    A l'chelle du gnome, les vnements fortuitsrelvent d'un schma thorique diffrent. Lorsquel'effectif d'une population est grandement rduit, parexemple la suite d'un isolement gographique, denombreux sites gntiques sont fixs l'tat homozy-gote (un mme allle prsent en deux copies) du fait dela drive gntique. Un tel vnement modifie lecontexte gntique de nombreux gnes, et ventuelle-ment leur valeur slective. Cette rvolutiongntique , ou effet de fondation , est une cons-quence de la drive alatoire, mais la signification duhasard y est diffrente : l'imprvisibilit ne tient pas aucaractre stochastique du phnomne, mais la com-plexit des interactions des gnes entre eux et avec lemilieu, interactions dont l'volutionniste ignore ledtail. Bien que nous soyons incapables de les prdire,ces effets sont dterministes, tout comme la slectionqui en rsulte.

    On retrouve ici le concept de hasard dsign plushaut sous le nom de contingence dans un systmethorique . Pour un gnticien des populations, leseffets physiologiques de l'interaction des gnes, et lavaleur slective du phnotype rsultant dans un milieudonn, sont des informations contingentes dans le cadrethorique o il travaille. Autrement dit, ces effets nepeuvent tre dduits dans l'tat actuel de la science.

    On retrouve la mme situation pistmologique l'chelle des cosystmes. Au del de la population, lathorie de la slection s'applique galement aux rap-ports cologiques entre espces (chanes trophiques,comptition interspcifique, parasitisme) et aux rap-ports des espces avec le milieu physique (change-ment de climat, formation d'une le, d'un isthme, etc).Les phnomnes fortuits sont l encore de premireimportance. Maxime Lamotte a parl d'un effet defondation de troisime ordre : de mme que dans leseffets de fondation de premier ordre (drive gntiquealatoire) ou de second ordre (rvolution gntique),lis au passage par un effectif trs rduit, c'est laconstitution d'une biocnose o le nombre d'espcesse trouve plus ou moins brusquement restreint qui peuttre considre comme un phnomne fortuit .Reconnatre un rle au hasard ce niveau, c'estadmettre que la complexit des phnomnes dborde

    largement la capacit des modles cologiques exis-tants. Nous retrouvons ici le hasard-contingence.

    A la suite de Stephen Jay Gould, de nombreux vo-lutionnistes et philosophes ont mis l'accent sur lacontingence de l'volution l'chelle des tempsgologiques. Le succs de cette formule ne garantit passa rigueur. En ralit, les palobiologistes qui ontrpandu la thse de la contingence de l'histoire de lavie rassemblent sous cette expression accrocheusedeux ides que l'on doit distinguer.

    Hasard et macro-volutionLa premire ide est que le cours effectif de

    l'histoire de la vie est sous-dtermin par la thoriegnrale de l'volution dont nous disposons(S. Gould). Cette incompltude tient la complexitdes interactions, leur caractre chaotique et au faitque des vnements considrables (par exemplel'mergence de l'homme) ait dpendu de conditionsprcaires. C'est le paradigme des petites causes,grands effets . Autrefois l'on parlait d'indtermi-nisme ou de causalit historique pour dire la mmechose. Ce sens du mot contingence est celui que nousavons explicit prcdemment sous le nom decontingence par rapport un systme thorique .

    Toutefois les palobiologistes ont aussi autre chose l'esprit. L'argument majeur de S. Gould, et dequelques autres, concerne les extinctions de masse, etleur impact sur la gense de la biodiversit. Selon cesauteurs, lors d'une extinction de masse, les espces res-capes ne survivent pas parce qu'elles seraient plus per-formantes que leurs concurrentes, dans un processusdarwinien de lutte pour l'occupation d'une certaineniche cologique. Par exemple, si les diatomes ont sur-vcu d'autres formes planctoniques lors de la grandeextinction du Crtac, c'est parce qu'elles avaient lachance de possder un trait favorable (la capacit s'enkyster), apparu pour des raisons sans rapport avecles conditions physiques qui ont caus l'extinction demasse (la dormance des diatomes serait une adaptation l'hiver des rgions polaires).

    Les mots contingence et hasard ont ici,comme dans le cas des mutations, le sens de chanceet malchance. C'est d'ailleurs le terme utilis parDavid Raup dans le titre anglais de son livre sur lesextinctions (L'extinction: mauvais gnes oumalchance ?). Les palobiologistes font une graveerreur s'ils croient s'carter du paradigme darwinien eninsistant sur le caractre aveugle de l'extinction. Ils nefont que le transposer une chelle suprieure. D'unpoint de vue conceptuel, le hasard en question est demme nature que celui qui prside la dcouverte d'unepice d'or par le laboureur.

  • volution et religionsMichel Delsol

    Pendant des sicles, voire des millnaires, lesfidles des religions monothistes, isralites,chrtiens et musulmans, ont cru que les textes de

    la Bible expliquaient comment avaient t construits lecosmos, les animaux et les hommes. Toutefois nombrede penseurs comprirent trs tt que ces textes n'taientque des images destines aux populations souvent illet-tres de l'poque o ils ont t composs.

    En 379, Grgoire de Nysse, vque de Capadoce,ne lisait dj plus la Bible de faon littrale. Dans le

    langage un peu simpliste de son temps, il n'hsitait pas crire: Dans la construction de l'homme, toutes cesdispositions... se sont introduites la suite de notre nais-sance animale; ou plus loin: Souvent aussi son rai-sonnement (de l'homme) s'abrutit par son penchant etson comportement animal... Lorsqu'en effet quelqu'unramne toute son activit spirituelle ces mouve-ments... il se produit un renversement de l'empreinte deDieu en nous vers l'image de la brute... Ainsi le dsir dela volupt dont le principe en nous est notre ressem-blance avec les animaux...

    Avec Philon d'Alexandrie, Grgoire de Nysse critaussi que Dieu a fait d'un seul coup, en un instant, lesorigines, les causes et les puissances de toutes choses.Ne prtendons pas qu'il tait volutionniste commel'ont crit trop vite certains thologiens; les connais-sances de son poque ne le permettaient pas. Toutefois, lire certains passages, on peut se poser la question.Saint Augustin, de son cot, compare l'histoire dumonde une graine o tait invisiblement et simulta-nment tout ce qui au cours du temps s'est dvelopp enarbre. Saint Thomas avait aussi abandonn ces lec-tures littrales de la Bible auxquelles se livrent pourtantencore certains auteurs religieux qualifis d'intgristes.

    Au XIXe sicle, la naissance des ides transfor-mistes troubla nombre d'esprits religieux. La revueLes tudes accepta l'volution aprs la premireguerre mondiale. L'Universit Laval Qubec ensei-gna les ides volutionnistes ds 1930 sous l'influencedu philosophe Charles de Koninck; l'Universit deLouvain prit ce tournant la mme poque.

    Dans cette ouverture des esprits, il faut soulignerl'influence d'un illustre pre jsuite, Teilhard de Char-din. Teilhard fut un grand homme de science doubld'un philosophe et d'un thologien. Son gnies'exprima surtout dans la construction d'une vaste

    synthse scientifico-thologique : selon Teilhard,l'volution, directement anime par une force d'inspi-ration divine, devait conduire l'humanit toute entirevers un point Omga, o elle se lierait dans une ternitmystique avec le Christ. Toutefois il publia aussi destextes plus proches de ce que nous appelonsaujourd'hui la thorie synthtique, qui explique lesfaits volutifs par des mcanismes gntiques ala-toires. Si Teilhard acceptait cette vision de l'volution,il en excluait l'homme. C'tait un homme d'abord pr-occup de la ralit des faits, et il est tout son honneurd'avoir parfois chang d'avis.

    Ses ides le plus souvent exprimes, trop finalistes(la progression vers le point omga), ne s'accordaientcertainement pas au rel. En revanche, elles taient dansla mentalit de son temps. Dans les annes 1940 furentpublis en France de nombreux ouvrages finalistes, etnotamment ceux de quatre grands universitaires fortconnus cette poque: Lucien Cunot (Invention etFinalit en Biologie), Pierre Lecomte du Noy(L'homme et sa destine), Henri Rouvire (Vie et Fina-lit) et Rmy Collin (Mesure de l'Homme). On peutpenser que si Teilhard avait vcu, il aurait privilgi sestextes de type synthticien que nous avons voqusplus haut.

    Une autre circonstance n'a pas contribu clarifiersa position : lorsque ses oeuvres parurent aprs sa mort,elles furent commentes par une vole d'pigones quiles sacralisent, les dogmatisent, dlirent dessus et ten-dent envahir tout l'espace qui s'tend entre les cra-tionnistes coriaces et les darwinistes de stricte obser-vance. (rfrence page 187). Malgr cela, Teilhardrendit un immense service aux thologiens des gliseschrtiennes, car il les obligea reprendre got aux pro-blmes biologiques qu'ils avaient un peu oublis.

    Dans le mme temps tait apparue une thorieexplicative de l'volution, la thorie synthtique, quifaisait une place trs importante au hasard. De nouveau,certains se crisprent sur ce statut du hasard et soutin-rent qu'il existait dans le cosmos des forces myst-rieuses auxquelles on donna des noms divers : lan vital,orthognse, antihasard, etc. Ces forces auraient orientl'volution vers le ple humain comme un aimant attirela limaille de fer. Il faut s'expliquer sur cette rsistance la thorie synthtique, car on la rencontre encore chezcertains spiritualistes.

  • 16 L'VOLUTION

    En simplifiant l'extrme, la thorie synthtiquede l'volution, issue du darwinisme et contemporainede l'essor de la gntique, explique le fait volutif par unsystme de mutations dues au hasard mais retenues parla slection naturelle. Elle explique la constitution destructures aussi complexes que l'oeil et mme l'appari-tion, chez les vertbrs suprieurs, des images mentales.Dans l'espce humaine, ces reprsentations dbouchentsur la pense, l'intelligence et la conscience de soi. Ondit que ces proprits sont apparues par mergence .Certains se demandent alors comment des scientifiquespeuvent admettre ces thsessans rien renier de leurspositions religieuses, chr-tiennes ou autres. De telshommes ne sont pas rares:plusieurs des Pres fonda-teurs de la thorie synth-tique taient chrtiens. Cettecontradiction n'est qu'appa-rente. Elle tient au fait queces auteurs distinguent tota-lement science, philosophieet mtaphysique.

    Le scientifiqueet le mtaphysicien

    La science a pour butd'tudier la matire (le rel-sensible). Elle explique lesphnomnes par des lois,c'est--dire des relationsobligatoires entre des vne-ments , ou par des vne-ments alatoires que les pis-tmologues nomment hasard,et que l'on dfinit comme des rencontres de sriescausales indpendantes . Lascience se doit aussi deconstruire de grandes tho-ries, elle est le lieu d'uneambition : dcrire un jourtoute la nature dans une vastesynthse. Cependant elleexplique seulement le Com-ment des choses. Ainsi lehasard ne fait apparatre quedes proprits qui existaientdj en puissance dans lanature. Il ne fait pasn'importe quoi. Si le hasarddes mutations a produit des

    yeux ou un cerveau pensant, c'est parce que les lois phy-sico-chimiques de la matire mnageaient la possibilit deces structures... Il ne ralise que ce qui tait possible. A laroulette, il y a 36 numros ; le 60 ne sortirait jamais, mmesi l'on jouait une ternit, puisque le 60 n'existe pas dansle jeu. L'oeil et la pense sont apparus parce qu'ils taientdans le jeu. Le hasard obit au dterminisme comme lereste de la nature, abstraction faite du principe d'incerti-tude de Heisenberg. Il n'est imprvisible que parce quenous ne connaissons pas, aujourd'hui du moins, le Tout dela nature.

    Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955) pendant la Croisire ,jaune (1931-1932).

  • VOLUTION ET RELIGIONS 17

    Le mtaphysicien se pose les questions ultimes. Il aun regard d'ensemble sur le cosmos, ou les cosmos d'aprs certains auteurs, il en existerait plusieurs, surla crature raisonnable vivant sur cette plante, et peut-tre sur d'autres. Il lui parat impensable que tout ceciexiste sans une profonde raison d'tre. Le mot d'mer-gence dcrit, mais n'explique rien. Le mtaphysicien sedemande pourquoi il existe des hommes conscients, seposant des problmes sur leur avenir et leur destin. Cestres pensants existaient dj en puissance avant leBig Bang, avant le temps suivant l'expression d'IlyaPrigogine. Ces questions se posent mme si le cosmos atoujours exist. Saint Thomas avait dj analys lon-guement ce point de vue.

    Un matrialisme mthodologiqueAinsi le scientifique spiritualiste peut avoir, dans

    son laboratoire, une vue de la science totalement mat-rialiste. Il peut penser que la science expliquera un jour, son niveau, le Tout de l'univers, et se passionnera pourses rsultats. Devant son microscope, il aura exacte-ment les mmes raisonnements que son collgue mca-niciste, et ne se diffrenciera en rien de lui. Ce sera seu-lement lorsque ces deux hommes aborderont lesquestions ultimes de la mtaphysique qu'ils auront despositions diffrentes sur le Pourquoi de l'univers.Ainsi, en regardant les arbres produits par l'analysephylogntique, les deux chercheurs auront encore lemme regard. Toutefois le spiritualiste sera amen penser, selon sa philosophie, que la prise de consciencechez les hominids, bien qu'enracine dans le biolo-gique, ne mrite pas le mme chiffrage que le nombredes vertbres ou la longueur d'un os.

    Le spiritualiste se sentira cras par la puissance del' Univers et par les capacits fabuleuses de la matire. Leneurophysiologiste Gerald M. Edelman, qui se dclarematrialiste, a crit qu'aucun appareil conu par leshommes ne ressemblait, mme de loin, la fabuleusecomplexit du cerveau humain, avec ses milliards de neu-rones et ses dizaines de millions de milliards deconnexions. Le spiritualiste pense qu'un systme struc-tur et intelligent, une vie consciente construite selon leslois de la nature, n'auraient pu venir l'existence sansque ces lois et leurs possibilits ne soient elles-mmesl'objet, le vouloir, le dsir profond d'une Intelligence dumonde. Il cherchera alors, pouss par la seule force de sesrflexions, par la seule intensit des problmes qu'il sepose (mais que son ducation l'invite aussi se poser), se lier l'un des courants religieux qui imprgnentl'humanit et enseignent que l'homme n'est pas le simplefruit d'une rencontre de molcules sans raison d'tre.

    Notre spiritualiste considre la thorie synth-tique comme un mcanisme explicatif remarquable.

    Certes, comme toute thorie scientifique, elle est sus-ceptible d'tre modifie par de nouvelles donnesexprimentales. Toutefois elle lui semble suffisam-ment cohrente : on ne doit plus chercher qu' luiapporter des complments. Ce travail l'absorbera et lepassionnera comme le jeu passionne le joueur, sansqu'il se soucie du Pourquoi de la construction ducasino. Cependant notre chercheur sera en perma-nence imprgn de l'ide que, comme toute science, ledarwinisme n'explique que le comment de l'aventurecosmique, et non le pourquoi ou, si l'on prfre, le sensde cette aventure.

    La position vaticane

    Sur ce sujet, le discours de Jean Paul II l'Acad-mie Pontificale des Sciences le 22 octobre 1996 mriteanalyse. Dans toutes les religions, il a toujours coexistplusieurs courants de pense, et il est facile de donnerd'un texte des interprtations diffrentes. Le discoursde Jean Paul II sur l'volution a t lu trs diffrem-ment selon les ditorialistes. Les thses que nousvenons de donner nous semblent en accord avec lepoint de vue papal : le Pape accepte les thoriesmodernes de l'volution, il demande seulement quel'on attribue l'homme une situation centrale. Il crit:Les sciences de l'observation dcrivent et mesurentavec toujours plus de prcision les multiples manifesta-tions de la vie... Le moment du passage au spiritueln'est pas objet d'une observation de ce type; (cetteobservation) peut nanmoins dceler, au niveau expri-mental, une srie de signes trs prcieux de la spcifi-cit de l'tre humain. Il n'est donc pas en dsaccordavec ceux qui pensent que la matire en volution adonn, selon ses propres lois, des tres pensants, maisqui ajoutent, sans considrations thologiques, que cephnomne pose des questions d'ordre mtaphysique:le Pourquoi que suscite l'existence mme d'unematire capable de ces prouesses.

    Ce discours est particulirement important, car lesthologiens pourront plus facilement intgrer les thsesvolutionnistes dans leurs rflexions. Teilhard n'obtintjamais une telle caution intellectuelle, ce qui le gnacertainement dans la publication de sa pense

    On aboutit ainsi l'ide que thories modernes del'volution et conceptions religieuses ne sont pascontradictoires. Les dissensions du pass taient dues des confusions entre science et philosophie. Toutefoisles raisonnements logiques n'ont pas, dans des disci-plines philosophiques, la valeur contraignante de ceuxauxquels on aboutit, aprs exprience, en science. Aussipour un volutionniste, la dcision d'adopter une posi-tion spiritualiste ou matrialiste sera toujours marquepar une part de choix philosophique ou de pari.

  • La loi des gnesRichard Dawkins

    Pourquoi la vie ? Parce qu'elle assure la survie des gnes.

    Charles Darwin ne pouvait imaginer qu'un Dieubienfaisant et tout-puissant aurait volontairementcr les Ichneumonids, avec le dessein arrt

    que ces insectes assurent leur subsistance en parasitantl'intrieur du corps vivant des chenilles. On retrouve cecomportement macabre des Ichneumonids chezd'autres gupes, notamment chez les gupes fouisseusestudies par le naturaliste Jean Henri Fabre. Ce dernierrapporte qu'avant de dposer son oeuf dans une chenille,la gupe fouisseuse femelle prend soin d'introduire sonaiguillon dans chaque ganglion du systme nerveux cen-tral de sa proie, afin de paralyser l'animal sans le tuer:ainsi la viande reste frache pour les larves venir. Onignore si la gupe anesthsie ainsi la chenille ou si sonvenin, tel du curare, sert seulement immobiliser la vic-time. Dans ce dernier cas, la proie peut avoir conscienced'tre dvore vivante de l'intrieur, mais ne peut bouger

    le moindre muscle pour s'y opposer. Cela parat d'unecruaut barbare, mais nous verrons que la nature n'est pascruelle: elle est simplement indiffrente. Cette leon estl'une des plus terribles qui soit pour l'Homme. Nous nepouvons accepter que la Nature ne soit ni bonne ni mau-vaise, qu'elle ne soit ni cruelle, ni bienveillante, maissimplement inaccessible la piti : indiffrente toutesouffrance et sans but.

    Notre espce est toujours en qute de la finalit. Ilnous est difficile d'observer quelque chose sans enchercher l'utilit, sans nous demander quelle en est lacause ou la finalit. Le dsir de trouver une explication toute chose parat naturel chez un animal qui vitentour de machines, d'oeuvres d'art, d'outils oud'autres objets fabriqus, mais chez qui les pensesdominantes sont consciemment tournes vers sespropres buts et projets.

    Bien que les voitures, les ouvre-botes ou les tour-nevis aient manifestement une fonction, la recherched'une utilit ou d'une finalit n'est pas toujours lgitimeni sense. Pour des objets, on peut demander: Quelleest sa temprature? ou Quelle est sa couleur? maiscela n'a pas de sens de s'interroger sur la temprature oula couleur de la jalousie ou de la prire. De mme, onpeut se demander quoi servent les garde-boue d'unebicyclette ou le barrage de la Rance, mais la question del'utilit ne s'impose pas dans le cas d'un galet, del'adversit, du mont Everest ou de l'Univers. Aussi sin-crement que ces questions puissent avoir t formu-les, elles sont hors de propos.

    Contrairement aux roches, les organismes vivantset leurs organes sont des objets qui paraissent prdes-tins . De nombreux thologiens, de Thomas d'Aquin William Paley, ont suppos que le vivant a une finalit.Paley, thologien anglais du XVIIIe sicle, soutenait que,si un objet aussi simple qu'une montre ne pouvait treralis que par un horloger, plus forte raison les cra-tures vivantes, bien plus complexes, ne pouvaient rsul-ter que d'une conception divine. Les crationnistes

  • modernes ont repris cette thse du Grand Horloger sousune forme plus actuelle.

    Le mcanisme qui a engendr les ailes, les yeux, lesbecs, les instincts de nidation et tout les autres lmentsde la vie en donnant l'impression qu'ils ont t crsdans un dessein dtermin est aujourd'hui bien connu:c'est la slection naturelle, expose par Darwin. Darwina imagin que les organismes vivant aujourd'hui n'exis-tent que parce que leurs anctres possdaient des carac-tres qui ont favoris leur survie et celle de leur progni-ture ; les individus moins bien adapts mouraient enlaissant moins de descendants, voire aucun. Aussi sur-prenant que cela paraisse, notre comprhension del'volution ne date que d'un sicle et demi. Avant Dar-win, mme les personnes cultives qui avaient cess des'interroger sur le pourquoi des roches, des fleuves oudes clipses trouvaient encore lgitime de poser cettequestion au sujet des cratures vivantes. Aujourd'hui,seuls ceux qui ignorent la science en sont encore l...mais ces seules personnes sont la majorit de lapopulation mondiale.

    Dans la thorie darwinienne, la slection naturellefavorise la survie et la reproduction des individus les

    mieux adapts. Autrement dit, elle favorise leurs gnes,qui se reproduisent et se transmettent de nombreusesgnrations. Bien que ces deux formulations soientquivalentes, le point de vue du gne a plusieursavantages que l'on peroit clairement si l'on considredeux concepts techniques: l'ingnierie inverse et lafonction d'utilit.

    L' ingnierie inverse se ramne au raisonnementsuivant : vous tes ingnieur, et vous avez devant vousun objet que vous ne connaissez pas. Vous supposezalors que cet objet a t conu pour exercer une fonc-tion, et vous le dmontez et l'analysez pour essayer decomprendre le problme qu'il est cens rsoudre. Vousvous posez alors des questions telles que: Si j'avaisvoulu fabriquer une machine ayant telle fonction,aurais-je ralis cet objet prcis? ou bien : Cet objetpourrait-il tre une machine qui a telle fonction?

    La rgle calcul, sceptre des ingnieurs jusqu'auxannes 1950, est aujourd'hui un objet aussi dsuet quen'importe quel outil de l'ge du bronze. Un archo-logue des sicles venir qui trouverait une rgle cal-cul et chercherait sa fonction remarquerait d'abordqu'elle permet de tracer des lignes droites ou de tartiner

  • 20 L'VOLUTION

    du beurre. Toutefois, les lments coulissants centrauxsont inutiles sur les rgles ou les couteaux beurre. Enoutre, les graduations logarithmiques sont disposestrop mticuleusement pour tre le fruit du hasard. Ilviendrait alors l'esprit de cet archologue du futurqu' un ge prcdant celui des calculateurs lectro-niques, cet objet mettait en oeuvre un procd ing-nieux pour effectuer rapidement des multiplications etdes divisions. Le mystre de la rgle calcul serait ainsirsolu par l'ingnierie inverse, en faisant l'hypothseque cet objet rsulte d'une conception intelligente etconome.

    La fonction d'utilit, d'autre part, est un concepttechnique employ en conomie : un individu maxi-mise sa fonction d'utilit, laquelle reprsente sa satis-faction. Les conomistes et les sociologues sont com-parables aux architectes et aux physiciens, en cequ'ils cherchent eux aussi optimiser un facteur. Lesutilitaristes s'efforcent de tendre vers le plus grandbonheur pour le plus grand nombre . D'autres, gos-tement, cherchent accrotre leur propre bonheur audtriment du bien-tre gnral. Si vous soumettez

    l'attitude de tel ou tel gouvernement une analyse paringnierie inverse, vous conclurez parfois qu'ilcherche optimiser l'emploi et le bien-tre national;pour un autre pays, la fonction d'utilit sera, parexemple, la dure du mandat prsidentiel, la richessed'une famille gouvernante, la stabilit au Moyen-Orient ou, encore, le maintien des prix du ptrole. Onpeut imaginer des fonctions d'utilit varies: aussicomprend-on parfois difficilement ce que visent lesindividus, les entreprises ou les gouvernements.

    La construction d'un gupardDans le cas des tres vivants, de nombreuses fonc-

    tions d'utilit sont envisageables, mais nous verronsqu'elles se rduisent toutes une seule. Imaginons queles tres vivants ont t crs par un ingnieur divin etessayons de dcouvrir, par ingnierie inverse, ce que cetingnieur a tent d'optimiser: quelle est la fonctiond'utilit de Dieu?

    Les gupards sont un exemple parfait de craturesqui semblent conues pour un but prcis, de sorte que

  • LA LOI DES GNES 21

    nous devrions facilement dcouvrir, par ingnierieinverse, leur fonction d'utilit. Tout en eux semble tu-di pour tuer des gazelles: les dents, les griffes, lesyeux, le museau, les muscles des pattes, la colonne ver-tbrale, le cerveau semblent tre exactement comme siDieu, en crant les gupards, avait voulu leur permettrede tuer le plus grand nombre de gazelles. D'autre part,l'ingnierie inverse applique aux gazelles rvle defaon tout aussi convaincante qu'elles sont cres poursurvivre et faire jener les gupards. On pourrait croireque les gupards et les gazelles ont t conus par deuxdivinits concurrentes. Car si l'on ne doit qu' un seulCrateur le tigre et l'agneau, le gupard et la gazelle, quoi joue-t-il? Est-il un sadique qui se rjouit de jeuxsanglants? Tente-t-il d'viter la surpopulation desmammifres en Afrique ? Ce sont l des fonctions d'uti-lit toutes vraisemblables... mais toutes fausses.

    La vritable fonction d'utilit de la vie, ce vers quoitout tend dans la nature, c'est la survie de l'ADN. Or,celui-ci n'est pas libre: enferm dans des organismesvivants, il doit employer les moyens d'action qui sont sa disposition. Les squences gntiques prsentes dans

    le corps des gupards maximisent leur chance de survieen poussant les gupards tuer les gazelles. Les gnesprsents dans le corps des gazelles accroissent leurchance de survie en poussant leur machine survievers un but oppos. La mme fonction d'utilit la sur-vie de l'ADN - explique simultanment la finalit dugupard et celle de la gazelle.

    Ce principe explique toute une srie de phnomnesqui, autrement, seraient dconcertants. Par exemple, dansde nombreuses espces animales, les mles se livrent descombats puisants et souvent risibles pour attirer lesfemelles; leurs investissements en beaut semblenttout aussi superflus et pesants. Ces rituels d'accouple-ment font parfois penser aux concours de beaut, mais cesont les mles qui paradent. Les lieux de paradesd'oiseaux tels que le coq de bruyre ressemblent auxpodiums o l'on lit les Miss: ce sont de petits terrainsqu'utilisent les oiseaux mles pour venir se pavanerdevant les femelles. Celles-ci viennent observer lesdmonstrations fanfaronnes d'un certain nombre demles avant d'en choisir un pour s'accoupler. Les mlesdes espces pratiquant cette parade sont souvent dots

    2. LA DIVERSIT DU VIVANT est un signe de l'inventivit de l'ADN , qui met en oeuvredes techniques originales pour maximiser ses chances de survie. Par exemple, les musclesd'une patte de gupard permettent celui-ci de poursuivre les gazelles; de leur ct, lesgazelles sont bien quipes pour chapper aux gupards. Dans ce combat mortel les deuxanimaux font tout pour tenter d'assurer leur survie. Les gupes parasites maximisent leschances de survie de leur adn en devenant les prdateurs de chenilles : une gupe femelledpose un oeuf dans une chenille pralablement paralyse l'aide de son aiguillon et,aprs closion, la larve mange la chenille vivante. Les caractristiques physiques utilisesdans le cadre des rituels d'accouplement sont aussi spcialises que celles utilises pour lachasse. Beaucoup d'oiseaux, tels que le faisan de l'Himalaya, et certains poissons, tels quele diagramme oriental, affichent des couleurs vives afin d'attirer les partenaires etd'assurer la reproduction de leur ADN. Les plantes, galement, entrent en comptitionafin de se mnager de meilleures occasions de se reproduire : les forts tropicales humidess'tirent vers le ciel parce que chaque arbre cherche obtenir plus de lumire que sescongnres, ce qui lui permettra de se propager.

  • d'une ornementation bizarre qu'ils affichent tout e neffectuant de remarquables saluts, rvrences et bruit stranges . Les termes bizarre , remarquable ,trange sont des jugements de valeur tout fait subjec-tifs : le coq de bruyre mle, qui se livre des danses pom -peuses, en faisant des bruits de bouchon qui saute, n eparat probablement pas trange aux femelles de s apropre espce, et c'est l l'essentiel . Dans certains cas, le scanons de beaut des oiseaux femelles concident avecles ntres : cela donne le paon ou l'oiseau de paradis .

    La fonction de la beaut Le chant du rossignol, la queue des faisans, le s

    nuances arc-en-ciel des poissons des rcifs tropicaux

    sont des solutions au problme de maximisation de l afonction d'utilit qu'est la beaut, mais cette beaut n'es tpas destine sauf par accident rjouir le sHommes . Si le spectacle de la nature nous plat, c'es taccessoire . Les gnes des mles qui sduisent le sfemelles sont transmis aux gnrations suivantes . Un eseule fonction d'utilit peut rendre compte de tant d ebeauts : cette grandeur dont chaque manifestation d umonde vivant recherche l'optimisation, c'est toujours l asurvie de l'ADN ; c'est elle qui est responsable de toutesles caractristiques que vous essayez d'expliquer .

    Cette fonction rend galement compte d'exc smystrieux . Les paons, par exemple, sont alourdi sd'une parure si encombrante qu'elle pourrait les emp -cher de travailler, pour peu qu'ils en soient tents, ce

    LE GRAND NIVELEU R

    Pour les organismes multicellulaires, l'une des faon sde maximiser les chances de survie de leur ADNconsiste ne pas gaspiller d'nergie pour assurer u nfonctionnement prolong de leurs organes . Lesconstructeurs d'automobiles agissent de mme .Nicholas Humphrey, de l'Universit de Cambridge ,raconte qu'Henry Ford, le saint patron du rendemen tindustriel ,

    chargea un jour une quipe d'explorer les dpts d epices usages de voitures dans toute l'Amrique pourvrifier s'il n'existait pas des pices de la Ford Modle Tqui n'auraient jamais montr de dfaut . Ses inspecteursrevinrent avec des rapports sur presque toutes les sortesde pannes concernant des axes, des freins, des pistons ,etc . : toutes ces pices taient responsables de quelquesdfauts de fonctionnement. A une remarquable exceptionprs, souligne dans les rapports : dans toutes lesvoitures usages, les chevilles matresses auraient eubien des annes supplmentaires de bonfonctionnement. Avec une logique implacable, Fordconclut que ces pices-l, sur la Ford Modle T, taien tde trop bonne qualit pour l'usage qu'on leur demandai tet exigea qu' l'avenir elles soient fabriques avec de sspcifications moins rigoureuses.

    Sans doute n'avez-vous, comme moi, qu'une ideassez vague du rle technique des chevillesmatresses, mais l n'est pas la question. Elles sontl'une des pices ncessaires au fonctionnement de svoitures, et la raction apparemment brutale de For dtait, en fait, on ne peut plus logique. L'autre solutionpossible tait d'amliorer toutes les autres pices de l avoiture pour les amener aux normes de qualit de schevilles matresses . Dans ce cas, la voiture construit epar Ford n'aurait plus t un Modle T, mais un eRolls-Royce, ce qui n'tait pas le but de l'opration . I lest tout fait respectable de construire une voiture

    LE GIBBON ne vit pas ternellement, et ses pices dta-ches sont beaucoup plus difficiles trouver .

    telle qu'une Rolls-Royce, et il en est de mme pour u nModle T, mais un prix diffrent . L'astuce consiste tre certain que toute la voiture est construite aux

  • qui, en fait, n'est pas le cas . Les oiseaux chanteur smles dpensent des quantits considrables de tempset d'nergie chanter : non seulement leurs chants atti-rent les prdateurs, mais cette activit leur fait perdr ede l'nergie, et du temps qui pourrait tre utilis reconstituer cette nergie . Un tudiant en biologie, sp-cialiste des roitelets, racontait qu'un de ses oiseau xmles avait chant jusqu' en mourir. N'importe quell efonction d'utilit qui viserait la prosprit durable d el'espce, ou mme la survie individuelle d'un mle par-ticulier, mettrait un frein tant de chants, tant d eparades, tant de luttes .

    Or, on explique facilement ces comportement slorsque l'on considre la slection naturelle du poin tde vue des gnes et non plus uniquement dans

    l'optique de la survie et de la reproduction des indivi-dus . La survie de l'ADN tant la fonction d'utilit d uroitelet qui chante, rien ne peut arrter la transmissio nd'un ADN qui n'a d'autre effet bnfique que d erendre les mles beaux aux yeux des femelles

    . Si cer-tains gnes donnent aux mles des qualits que le sfemelles de leur espce trouvent leur got, ces gne ssurvivront bon gr mal gr, mme s'ils mettent e npril certains individus

    .

    Nous avons tendance supposer que la prosp -rit doit tre celle du groupe, que le bien-tre es tncessairement celui de toute la socit, de l'espc eou mme de l'cosystme. La fonction d'utilit d e

    Dieu, tellequ'on peu t

    La Ford Modle T, tout comme les tresvivants, n'tait pas destine durerternellement. C'est pourquoi il aurai tt ridicule de gaspiller de l'argent e nl'quipant de pices indestructibles .

    normes de qualit d'une Rolls -Royce ou au contraire celles d'u nModle T . La pire solution est l aralisation d'une voiture hybride, don tcertaines pices ont la qualit du Modle T et d'autre scelle requise pour une Rolls-Royce, car la voiture serahors d'usage lorsque la plus vulnrable de ses pice slchera, et l'argent dpens pour la fabrication despices de haute qualit, qui n'auront pas eu le temp sde s'user, sera gch .La leon donne par Ford est applicable avec encor eplus de pertinence aux corps vivants qu'aux voitures ,car, dans celles-ci, les diffrents lments peuvent, dan scertaines limites, tre remplacs par des pice sdtaches . Les singes et les gibbons, qui passent leur vi edans les hauteurs des arbres, courent en permanence l erisque de tomber et de se rompre les os . Supposons qu enous ayons charg une quipe d'examiner le corps de sgibbons et d'valuer la frquence de rupture de chacu ndes os principaux . S'il apparaissait, par exemple, qu echaque os s'est bris au moins une fois, sauf le pron (ce petit os qui est situ paralllement au tibia), qui jamaisne se serait cass chez aucun gibbon, la consigne d'u nHenry Ford de la Cration aurait alors t, san shsitation, de faire redessiner ce pron avec une norm ede qualit infrieure . C'est ce que ralise la slectio nnaturelle : des individus mutants, avec un pron d equalit infrieure et des caractristiques de croissancetelles qu'une moindre quantit du prcieux calcium serai tfournie cet os, pourraient utiliser le matriau ains iconomis pour paissir d'autres os de leur corps et

    atteindre alors la constitution idale o aucun os n' aplus de chance qu'un autre de se rompre

    . Ou bien ce sindividus pourraient utiliser le calcium ainsi conomis pour produire davantage de lait et lever davantage d ejeunes . L'animal peut prlever en toute sret un ecouche d'os sur son pron, au moins jusqu'au point o ce dernier prsente un risque de rupture peu pr sgal au risque de rupture de celui des autres os qui a l aplus grande dure de vie . L'autre solution la solutio nde la Rolls-Royce , qui consisterait porter tous lesautres organes aux normes de qualit du pron estbeaucoup plus difficile mettre en oeuvre .La slection naturelle nivelle ainsi la qualit aussi bie nvers le haut que vers le bas, jusqu' ce qu'un quilibr esatisfaisant soit obtenu entre toutes les parties d ucorps . Vus sous l'angle de la slection naturelle, l evieillissement et la mort sont les consquences pe urjouissantes de cette recherche d'quilibre

    . Noussommes les hritiers d'une longue ligne d'anctre sjeunes, dont les gnes assuraient la vitalit au cour sdes annes de reproduction, mais pas la moindr eprovision de vigueur pour les annes suivantes

    .

    Jeunesse et sant sont indispensables pour assurer l atransmission et la survie de l'ADN . En revanche, vivr eun quatrime ge en pleine forme n'est sans dout equ'un luxe, qui rappelle tout fait les cheville smatresses de qualit suprieure du Modle T.

  • 24 L'VOLUTION

    la concevoir d'aprs l'observation des mcanismes dela slection naturelle, semble aux antipodes de cesvisions utopiques. Il existe bien des occasions o desgnes tendent vers leur prosprit personnelle en pro-grammant une coopration dsintresse entre orga-nismes ou mme l'autodestruction de l'organisme quiles abrite. La prosprit du groupe, quant elle, n'estjamais une orientation majeure: c'est toujours uneconsquence fortuite.

    Cette hypothse de l'gosme des gnes expliquegalement des excs du rgne vgtal. Pourquoi lesarbres des forts sont-ils si grands ? Parce qu'ils visent dpasser les arbres rivaux. Une fonction d'utilit judi-cieuse aurait conduit ce que les arbres soient tous depetite taille : ils bnficieraient ainsi chacun de la mmequantit de lumire solaire, avec une dpense nerg-tique bien moindre. Si tous les arbres taient petits, laslection naturelle ne pourrait faire autrement que defavoriser celui qui aurait pouss un peu plus haut que lesautres. La hauteur optimale se trouvant ainsi releve,d'autres arbres se mettraient en faire autant: rienn'arrterait la course la hauteur, jusqu' ce que lesarbres soient devenus exagrment grands. Toutefois,cette croissance ne parat exagre et ridicule que si l'onjuge avec des critres d'conomie et de rationalit, en nepensant qu' une efficacit maximale plutt qu' la sur-vie de l'ADN.

    De tels effets se retrouvent dans les socitshumaines. Dans une rception, par exemple, chacuns'gosille pour se faire entendre de son interlocuteur,mais si tous se mettaient d'accord pour chuchoter, ilss'entendraient tout aussi bien, en fatiguant moins leurvoix. Malheureusement, ce genre d'accords ne s'obtientque sous la contrainte. Il y a toujours quelqu'un pourrompre gostement l'accord en parlant un peu plus fort,si bien que les uns et les autres finissent par en faireautant. Un quilibre stable n'est atteint que lorsque cha-cun crie au maximum de ses possibilits, c'est--direbeaucoup plus fort qu'il n'est ncessaire, d'un point devue rationnel. Une fois de plus, une coopration avecune certaine dose de contrainte est compromise par soninstabilit intrinsque. La fonction d'utilit de Dieu estrarement le plus grand bien possible pour le plus grandnombre d'individus. Au contraire, elle trahit son origineen faisant natre une bousculade dsordonne pour unprofit personnel.

    Un univers d'indiffrenceRevenons notre pessimisme initial : l'optimisa-

    tion de la survie de l'ADN n'est pas une recette du bon-heur. Du moment que l'ADN est transmis, il importepeu que sa transmission se fasse au dtriment dequelqu'un ou de quelque chose. Les gnes ne se pr-

    occupent pas de la souffrance, parce qu'ils ne se pr-occupent de rien.

    Pour les gnes de la gupe fouisseuse, il est prf-rable que la chenille soit vivante et frache, lorsqu'elleest dvore, quelle que soit sa souffrance. Si la Naturetait bienveillante, elle aurait fait au moins uneconcession mineure en prvoyant d'anesthsier leschenilles avant qu'elles ne soient dvores vivantes del ' intrieur. La Nature n ' est ni bienveillante ni mal-veillante; elle n'est ni un adversaire ni un partisan dela souffrance. La Nature ne s'intresse pas une souf-france plus qu' une autre, sauf si elle a des cons-quences sur la survie de l'ADN. On pourrait imaginer,par exemple, l'existence d'un gne qui calmerait lesgazelles lorsqu'elles sont en train de souffrir d'unemorsure mortelle. La slection naturelle favoriserait-elle ce gne? Sans doute pas, moins que le fait detranquilliser ainsi une gazelle n'augmente les chancesde transmission de ce gne aux gnrations suivantes.Comme il est difficilement imaginable qu'il en soitainsi, nous devons supposer que les gazelles connais-sent une angoisse et des souffrances terribleslorsqu'elles sont poursuivies mort, ce qui est le lot debeaucoup d'entre elles.

    La quantit totale de souffrance qui est vcuechaque anne dans le monde naturel dfie toute obser-vation placide : pendant la seule minute o j'cris cettephrase, des milliers d'animaux sont mangs vivants;d'autres, gmissant de peur, fuient pour sauver leurvie ; d'autres sont lentement dvors de l'intrieur pardes parasites; d'autres encore, de toutes espces, parmilliers, meurent de faim, de soif ou de quelque mala-die. Et il doit en tre ainsi. Si jamais une prioded'abondance survenait, les populations

    augmenteraientjusqu' ce que l'tat normal de famine et demisre soit nouveau atteint.

    Dans un univers peupl d'lectrons et de gnesgostes, de forces physiques aveugles et de gnes qui serpliquent, des personnes sont meurtries, d'autres ontde la chance, sans rime ni raison, sans qu'on puisse ydceler la moindre justice. L'univers que nous obser-vons a trs exactement les caractristiques attenduesdans l'hypothse o aucune ide n'aurait prsid saconception, aucun objectif, aucun mal et aucun bien,rien d'autre qu'une indiffrence excluant toute compas-sion. Comme l'crivait ce pote malheureux que futA. Housman :

    La Nature, qui est sans coeur et sans esprit,Ne veut ni se soucier ni connatre.

    L'ADN, lui non plus, n'est capable ni de sentimentsni de connaissance. Il existe, c'est tout. Et c'est lui quinous impose sa loi.

  • Contingence et ncessitdans l'histoire de la vieLouis de Bonis

    La complexification des formes du vivant est la rgle de l'volution.Toutefois le rythme de l'volution vers la complexit est contingent, et les formesde la complexit dpendent de l'apparition alatoire de niches cologiques.

    Pascal a glos sur le nez de la fameuse Cloptre,dont la longueur aurait pu changer le cours del'histoire. Si son nez avait t autre, Jules Csar

    n'aurait pas t sduit ni, aprs lui, Marc-Antoine. Cedernier n'aurait pas combattu Actium, o ses galresfurent dtruites par la flotte d'Octave. Le futur Augustene serait pas sorti victorieux d'un combat qui n'aurait paseu lieu, et n'aurait peut-tre jamais fond l'Empireromain. Le passage de la rpublique au rgime imprialaurait donc t le rsultat d'une srie d'vnementscontingents (qui auraient pu ne jamais se produire), cha-cun d'eux influant sur l'apparition des autres. En dfini-tive, le changement de rgime n'aurait tenu qu'auxdimensions de l'appendice nasal d'une reine d'Egypte.

    Dans un droulement historique, l'enchanementdes faits, dans une troite relation de causalit, les rendentirement dpendants du bon droulement de la

    squence, et l'absence de l'un ou de l'autre romptl'unit causale et modifie la suite de la squence. Toute-fois on peut aussi se demander si, avec ou sans Clo-ptre, la rpublique romaine n'tait pas condamne court ou moyen terme, si la succession de dictateursqui a marqu ses dernires dcennies n'aurait pas, detoutes manires, abouti l'tablissement dfinitif d'unrgime despotique et que mme la mort de Csar, aucours d'une campagne militaire en Gaule ou en Germa-nie, n'aurait pu empcher l'closion tt ou tard d'uncsarisme analogue celui qui vit se succder les empe-reurs jusqu' la chute de l'empire. A ct d'une histoirevnementielle et contingente dans les dtails, il existeun mouvement plus large qui rgit l'volution des soci-ts humaines et qui possde ses propres lois. Les deuxaspects ne constitueraient que deux facettes du mmephnomne.

    1. LES CARNIVORES sont desmammifres normalement adapts un rgime carn. Les formes pri-mitives possdent une denture qui-libre entre une partie coupante des-tine trancher la viande et unepartie broyeuse pouvant malaxer dela viande ou d'autres aliments. Cetype de denture se retrouve, parexemple, chez le chien (a). D'autrescarnivores sont plus spcialiss dansun sens hypercarnivore (alimenta-tion uniquement carne) et leur den-ture (b) a dvelopp la fonctionscante (chat, lion, panthre...).D'autres enfin sont hypocarnivores(la viande ne reprsente qu'unefaible part de l'alimentation) et lapartie broyeuse de la denture estdevenue prpondrante. C'est le casde l'ours brun, du Grand Panda quiest entirement vgtarien et duraton laveur (c). Les espces trsspcialises paraissent incapables desaisir les opportunits volutives.

  • 26 L 'VOLUTION

    Une interrogation analogue se pose lorsque l'onconsidre l'histoire de la vie, et la rvision rcente desclbres gisements des schistes de Burgess, en Colom-bie britannique (Canada) rappelle la part importante duhasard dans l'volution. Depuis les dbuts de la vie surla Terre, le monde biologique s'est continuellementtransform. Les tres vivants ont volu au cours destemps gologiques, certaines espces ont peupl laTerre avant de disparatre sans descendance ou, aucontraire, ont donn naissance de nouvelles lignes seramifiant leur tour pour occuper des territoires ou desniches cologiques diffrents. Cette succession histo-rique des tres vivants a t tributaire des modificationsdu milieu, lies des phnomnes imprvisibles.L'chec ou le succs pouvaient dpendre, dans quelquescas, du pur hasard plutt que de capacits spciales : lorsde certaines extinctions de masse, les rescaps ne sesignalent par aucune adaptation particulire. Ainsi, lafin du Trias (205 millions d'annes), la plupart desammonites ont t limines ; seules ont subsistquelques rares espces. Or rien ne parat distinguer lesrescaps des victimes de l'extinction. Aussi le mondevivant pourrait tre fort diffrent.

    Pourtant quelques lois ont t proposes pourrendre compte des phnomnes palobiologiques. Nousallons examiner les principales lois proposes pourl'volution et les propositions finalistes que certains ontpu en tirer; nous examinerons les arguments qui plai-dent en faveur de l'importance de la contingence dansl'histoire de la vie et nous verrons que, si la contingences'exerce certains niveaux d'intgration, la vie mani-feste, dans son volution, une tendance gnrale qui nedoit rien au hasard.

    Lois de l'volution et gense des formes

    La loi d'augmentation de taille au cours du temps asurtout t tablie partir de l'tude de lignes de mam-mifres fossiles. L'exemple le plus clbre est la familledes Equidae, qui contient le cheval actuel, et dont lesjalons fossiles sont connus depuis le milieu de l'Eocne,il y a 55 millions d'annes. Le plus lointain anctre ducheval ne dpassait pas la taille d'un agneau, et lesdimensions de ses descendants ont augment de faonrgulire jusqu' l'espce moderne. D'autres groupes demammifres (Titanothres, Proboscidiens) suivent cettemme loi, qui a t tendue d'autres classes de vert-brs et aux invertbrs. Elle parat aussi vrifie chezquelques lignes d'ammonites, de foraminifres ou derudistes. En contrepartie, dans de nombreux cas, la taillene subit aucune modification ou diminue. A l'intrieurmme du phylum des Equidae, on connat des rameauxqui se distinguent par une diminution de la taille, commec'est le cas pour le genre, bien nomm, Nannippus. De

    mme, les les de la Mditerrane furent, pendant le Qua-ternaire, le thtre de nanisme insulaire affectant lesgrands mammifres: il existait des hippopotames de lataille d'un gros porc domestique et des lphants quidpassaient peine un mtre de hauteur.

    Selon la seconde loi, celle des relais, les grandstypes d'organisation se succdent dans le temps.Lorsqu'un type nouveau apparat, il ne tarde pas sediversifier l'intrieur d'un mme plan anatomique.Certains rameaux s'teignent, mais ils sont relays pard'autres qui se dveloppent leur tour, avant de rgres-ser ou de disparatre en laissant la place aux succes-seurs. Les vertbrs constitueraient un parfait exemplede ce type d'volution, puisque les agnathes (vertbrsdpourvus de mchoires) apparaissent tout d'abord,suivis des premiers vertbrs gnathostomes (pourvusde mchoires), proches parents des requins actuels,puis des poissons osseux, qui seront relays, sur laterre ferme cette fois, par les amphibiens, les reptiles et,enfin, les mammifres. Toutefois ces relais ne sontqu'une constatation a posteriori de l'apparition succes-sive de diffrents groupes d'tres vivants, les nouveauxcoexistant souvent avec les anciens, sans les relayer .

    Selon la loi d'irrversibilit, jamais un groupe dis-paru ne rapparat, et jamais un organe atrophi neretrouve sa plnitude. On connat quelques cas deretour d'un membre disparu, mais il s'agit, soit de caspathologiques (rapparition d'un doigt latral chez lecheval ou remplacement d'une antenne par une pattechez la drosophile), soit d'expriences de laboratoire(rapparition tratologique du pron du poulet). Laprobabilit d'un retour en arrire pour des caractrescomplexes, qui rsultent de la slection d'un grandnombre de mutations, est quasiment nulle, et cette loiempirique est en accord avec nos connaissances sur lagntique de l'volution.

    On a galement propos la loi de non-spcialisationdes espces souches d'un phylum et, par consquent, cellede la spcialisation progressive des rameaux phyltiques.Les carnivores actuels prsentent deux types extrmes despcialisation. Le type hypercarnivore, dont le meilleurexemple est celui des flins (chat, lion, panthre...), pos-sde des dents extrmement coupantes, surtout les dentsdites carnassires (quatrime prmolaire suprieure etpremire molaire infrieure), mais dans le type hypocarni-vore, dont le meilleur exemple est celui des ursids (oursou grand panda), les mmes dents assurent une fonctionbroyeuse. Les anctres communs de ces deux groupespossdaient des dents moins spcialises, la fois cou-pantes et broyeuses, qui leur permettaient de s'adapter une nourriture plus diversifie. De mme, les anctres deslphants prsentaient un dveloppement de la rgion dumuseau analogue celui de la plupart des mammifres. Larduction des os nasaux et le dveloppement de la trompe

  • CONTINGENCE ET NCESSIT DANS L'HISTOIRE DE LA VIE 27

    2. L'ARBRE phylogntiquedes Equidae, c'est--dire desanctres des chevaux, nes,hmiones ou zbres, a parfoist prsent comme le proto-type d'une volution orthogntique,c'est--direen ligne

    droite. A partir de l'anctreHyracotherium, petit etpourvu de quatre et troisdoigts aux membres respecti-vement antrieur et post-rieur, l'volution auraitconduit par une augmenta-tion de taille et une rductiondes doigts latraux jusqu'aucheval actuel. En fait, l'aug-mentation de taille peut treinverse dans certaineslignes (Nannippus), la dispa-rition des doigts latrauxn'est pas progressive et laligne qui conduit au chevalrsulte d'une bifurcation vo-lutive pendant le Miocnemoyen ; cette bifurcationconcide avec le dveloppe-ment des prairies de grami-nes: les quids sont deve-nus brouteurs.

    sont des spcialisations plus tardives de l'volution desProboscidiens. Cette loi signifie aussi que seuls les typesstructuraux rests primitifs sont susceptibles d'une volu-tion ultrieure importante.

    L'apparition et la succession des diffrents groupesd'tres vivants travers le temps se droulent selon unordre qui va du simple au complexe. On a pu parler de pro-gression ou d'volution progressive. L'ide de progrs,voire mme de perfection, est sous-jacente cette loide complexit croissante des tres organiss. De nom-breux cas ont t avancs l'appui de cette thse, qu'ils'agisse des premires traces de vie lmentaire qui prc-dent les vgtaux ou les animaux plus complexes, desflores successives depuis les algues unicellulairesjusqu'aux angiospermes ou plantes fleurs, des insectes

    sans mtamorphoses apparus avant les holomtaboles mtamorphoses compltes, des Dcapodes qui sont lescrustacs les plus rcents et seraient aussi les plus com-plexes, et de bien d'autres exemples.

    Les sries qui illustrent le mieux ce phnomne, etqui sont les plus frquemment cites, sont tires del'histoire des vertbrs. Depuis les agnathes du dbutde l'Ordovicien (500 millions d'annes) jusqu'auxmammifres et l'homme, on remarque le degr sup-plmentaire de complexit qui marque l'apparition,par exemple, des mchoires chez les placodermes duSilurien ou celle des poumons chez les amphibiens duDvonien (360 millions d'annes), le dveloppementdes mammifres partir de formes considres commeprimitives jusqu'aux marsupiaux et aux placentaires

  • 28 L 'VOLUTION

    3. LES TITANOTHRES (OU BRONTOTHRES) sontdes Prissodactyles, c'est--dire des onguls dont l'axe dumembre passe normalement par le troisime doigt, commec'est le cas pour les chevaux, les rhinocros ou les tapirs.L'volution des Titanothres se droule essentiellement enAmrique du Nord de l'Eocne infrieur l'Oligocneinfrieur (55 30 millions d'annes). Elle est marque par

    une augmentation de taille rgulire depuis Lambdothe-rium (de la taille d'un pagneul) jusqu' Brontotherium(plus grand qu'un rhinocros). Cette srie de croissance,qui s'accompagne du dveloppement de deux cornesnasales, a souvent t prise pour exemple de la loid'accroissement de taille. On sait aujourd'hui que cetteloi peut tre renverse.

  • CONTINGENCE ET NCESSIT DANS L'HISTOIRE DE LA VIE 29

    et, finalement, jusqu' l'homme, ce dernier tant tou-jours le modle ultime de la complexit et de la perfec-tion. L'examen de lignes particulires ne ferait queconfirmer cette impression d'ensemble. Chacuned'elles, selon P. P. Grass, volue sans grands -coups; les genres successifs y suivent la mme orienta-tion jusqu' une forme finale o la tendance volutives'panouit. Le cheval actuel serait donc l'aboutisse-ment d'une tendance volutive amorce l'Eocne parun animal qui ne possdait pas encore les traits distinc-tifs de l'espce moderne, ceux-ci tant apparus defaon progressive et rgulire par suite de modifica-tions allant toujours dans la mme direction et parais-sant suivre un projet prtabli.

    Vers une tape ultime?

    Ces constatations amnent inluctablement laconclusion que l'volution a un sens, qu'elle est dirigevers un but. Sans aller jusqu' penser, comme Bernardinde Saint-Pierre, que le melon a t prdcoup entranches pour tre dgust en famille, tout se passeraitcomme s'il existait une prdestination des tres vivants.Ainsi, pour Teilhard de Chardin, l'volution est, parnature, orthogntique, et il dfinit l'orthogensecomme une drive fondamentale selon laquellel'toffe de l'Univers se comporte nos yeux comme sedplaant vers des tats corpusculaires toujours pluscomplexes dans leur arrangement matriel...

    4. LA FAUNE D'DIACARA: premire faune connued'tres forms de plusieurs cellules (mtazoaires), elle com-porte des organismes qui rappellent les algues et les ponges(G), des mduses et autres coelentrs (A, F) et des vers seg-ments ou non (B, C, D, E, H). Quelles que soient les parents

    Cette complexit croissante, qui conduit lamatire vivante vers des tats de moins en moins pro-bables, doit conduire une phase ultime et la naissancede la pense rflchie, la conscience humaine, est unetape fondamentale dans cette voie. Elle ne peut trel'effet d'un hasard ou d'un ala de l'volution, maisrpond une phnomne global, car la vie n'est qu'uneexagration privilgie d'une drive cosmique fonda-mentale (comme l'entropie ou la gravit) qui rpond la loi de complexit - conscience - ...sans le jeu pro-long et universel des chances, la matire manifeste laproprit de s'arranger en groupement de plus en plussous-tendu de conscience ; ce double mouvementconjugu d'enroulement physique et d'intriorisation(ou centration) psychique se poursuivant, s'acclrantet se poussant aussi loin que possible, une foisamorc. Pour Teilhard de Chardin, auteur de ceslignes, la conscience est inhrente la matire, et la viene fit que la concentrer mesure que l'on approchaitde l'homme. Le but final de cette monte deconscience tant la fusion avec la conscience univer-selle et divine.

    On pourrait piloguer sur cette notion d'volutiondirige et d'orthogense et sur les exemples choisis pourl'illustrer. La fameuse ligne des Equidae, cheval debataille des orthogntistes , ne correspond pas unevolution aussi linaire qu'ils le souhaitent. On observeplusieurs changements de direction au cours de l'his-toire de cette famille et, pour ne traiter que du plus

    (discutes) de cette faune, elle pourrait contenir de vraismtazoaires diploblastiques (avec deux tissus embryon-naires). La faune d'Ediacara date du Protrozoque sup-rieur, il y a prs de 570 millions d'annes, prs de trois mil-liards d'annes aprs l'apparition de la premire cellule.

  • 30 L'VOLUTION

    i mportant, on constate que les dents jugales (prmo-laires et molaires) du cheval, hautes, prismatiques etprotges par du cment (hypsodontie), ne sont pasbauches chez les espces les plus anciennes de lafamille. Ce type de dents, permettant de mcher unenourriture trs abrasive, n'apparat qu'au Miocnemoyen l'occasion d'un changement rapide du biotoped'lection des Equidae anciens. A cette poque, lemilieu forestier originel est remplac par des tenduescouvertes d'herbe qui constitueront un nouveau milieuauquel s'adapteront certains Equidae, dont les anctresdu cheval moderne.

    Le degr de conscience de la matire inanime estune notion difficile apprhender d'un point de vuescientifique ; paralllement, les connaissances sur laphylognie humaine ont progress depuis les dernierscrits de Teilhard de Chardin. Les donnes actuelles nepermettent plus de se rallier au schma propos par Teil-hard et, en suivant son propre raisonnement, elles affec-tent ses conclusions relatives l'orthogense de laligne humaine.

    L'ide de retrouver une image divine travers lesdcouvertes scientifiques n'tait pas nouvelle. Un demi-sicle plus tt, un autre palontologue, Albert Gaudry,considrait l'harmonie de la nature et son volutioncomme preuves de l'existence du grand crateur.

    La contingence dans les phnomnes volutifs

    A l'oppos de cette vision finaliste du monde,d'autres travaux, notamment ceux de Stephen JayGould, prsentent une histoire de la vie o la part duhasard et de la contingence est prpondrante. A partird'une analyse des rcents travaux sur la clbre fauned'invertbrs corps mou des schistes du Cambrienmoyen (530 millions d'annes) de Burgess, en Colom-bie britannique, S. Gould insiste longuement sur lesgroupes taxonomiques varis qui, prsents dans la faunede Burgess, disparaissent aussitt aprs des documentsfossiles. Ces groupes d'animaux sont situs diversniveaux systmatiques ; certains appartiennent l'embranchement des arthropodes, l'intrieur duquelils constituent des classes originales, d'autres semblenttre les reprsentants de leurs propres embranchements,disparus aujourd'hui. Pour quelles raisons certaineslignes ont-elles subsist pour donner naissance, aprsbien des vicissitudes, la faune moderne, alors qued'autres allaient s'teindre sans descendance? Pourquelles raisons certaines des formes parvenues jusqu'nous, tels les vers priapuliens, sont-elles maintenantconfines un rle fort modeste au fond des ocans,alors que d'autres, tels les annlides, ont connu uneexpansion considrable dans le milieu marin et ledomaine continental ?

    5. PIKAIA: ce fossile de Burgess a t rattach aux Cords(ou Chords), embranchement auquel appartiennent les ver-tbrs, et donc l'homme! Parmi les Cords, il rappelle lesCphalocords actuels tels que Branchiostoma (ouAmphioxus). Il possde une corde dorsale, axe squelettiqueplus ou moins rigide qui prfigure la colonne vertbrale, et desfaisceaux musculaires faisant un angle dirig vers l'avant.

    Au milieu du Cambrien, les priapuliens n'avaientpourtant rien envier leurs ventuels concurrents. Defaon plus gnrale, les potentialits volutives desespces de Burgess paraissent aussi bonnes pour les unesou pour les autres, et certaines qui semblent bien avoir tparfaitement adaptes leur biotope ont t limines. Laseule explication raisonnable serait, pour S. Gould, unedcimation au hasard provoque par un ou des phno-mnes d'origine extraterrestre. On connat le succs rem-port par l'hypothse de l'impact d'un bolide clestemise par L. Alvarez et ses collaborateurs pour expliquerles disparitions massives qui marquent la transition entrele Secondaire et le Tertiaire. C'est une explication dumme ordre qu'il faudrait faire appel pour comprendre cequi s'est pass aprs le niveau de Burgess. Le terme dedcimation ne doit d'ailleurs pas tre entendu au sens lit-tral, mais comme l'quivalent d'hcatombe alatoire.Aucune proprit intrinsque des espces en prsence nepermet de savoir lesquelles seront limines dans ces cir-constances dramatiques et particulires. La faucheu