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La balistique du martyre - École de Guerre

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La balistique du martyre

Benoît Schnoebelen

La balistique du martyre

Comprendre le terrorisme suicide

éditions de l’école de guerre

© Les Éditions de l’École de Guerre, tous droits réservés, 2020

CollectionLigne de front

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Note de l’éditeur

L’École de guerre est un lieu d’étude et de réflexion où se forment les chefs de demain : ceux de la prochaine guerre de Troie, de cent, de trente ou de sept ans… Mais nos combats ne se mènent plus dans la lice, entre les palis-sades d’un terrain clos. Ils ne concernent pas seulement les militaires dévoués à leur pays, quelques mercenaires égarés ou les enfants perdus de tristes tropiques. Ils sont une responsabilité collective de nos démocraties. L’étude et la réflexion ne peuvent être le seul fait d’offi-ciers développant leur pensée dans ce quadrilatère hors du temps que serait l’École militaire si elle ne s’ouvrait sur le monde.

Là réside la vocation des Éditions de l’École de guerre : susciter l’intelligence, encourager l’écriture et publier au profit de la réflexion et du dialogue de tous, civils ou militaires.

Cette maison d’édition ne diffuse pas la doxa offi-cielle qui a pour s’exprimer d’autres organes. Elle ne représente pas même les doctrines de l’École de guerre. Elle souhaite simplement rendre publics des ouvrages qui, polémiques ou non, n’engagent que leurs auteurs

mais contribueront à la pensée militaire, géopolitique et stratégique française.

Elle repose pour cela sur six collections : – la collection « Champs de bataille » traite d’his-

toire, de géopolitique et de stratégie ;– la collection « Ligne de front » illustre cette néces-

sité de « penser autrement » qui est l’un des leitmotivs de l’École de guerre ;

– la collection « Feux croisés » aborde des réalités et des problématiques parallèles ou au contraire diver-gentes ;

– la collection « Honni soit qui mal y pense » publie en langue anglaise des textes porteurs d’une certaine pensée française ;

– la collection « Citadelle » réédite des grands textes de la littérature militaire ;

– la collection « Quartier libre » est une école buis-sonnière dans le monde des armes ou à ses frontières.

Les positions exprimées dans cet ouvrage sont celles de l’auteur. Elles n’engagent ni ne reflètent

celles des autorités françaises ou européennes.

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Avant-propos

Mon nom commence par un S et j’ai été incorporé en juin 2001, ce qui est le fruit du hasard, et me désigne comme le tout dernier officier conscrit des forces ter-restres. Je pensais que mon passage sous les drapeaux n’allait être qu’un interlude dans mes études de phi-losophie. À vrai dire, j’espérais bien le prolonger un peu, sans que rien, toutefois, n’ait encore affermi ma vocation pour une carrière exclusivement militaire. J’y réfléchissais peut-être, en buvant mon café méridien au foyer du soldat de Coëtquidan, quand les écrans muraux coupèrent net leurs diffusions habituelles pour montrer les images de deux tours enfumées, percutées par des avions. Un groupe de terroristes avait décidé de démontrer son incroyable détermination à l’Occident tout entier, donc à moi. Avec ces images dramatiques, se glissait aussi la vision d’une horde menaçante de jeunes arabo-musulmans mal défraîchis, projetant de venir se faire exploser dans mon marché favori, à Nantes, ou sur ma terrasse dominicale habituelle, au hasard encore. Enfant, j’avais appris qu’un martyr donnait sa vie pour autrui, je découvrais qu’on pouvait aussi appeler

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« martyr » celui qui prenait celle des autres. Je ressentais paradoxalement, comme beaucoup de nos compatriotes sans doute, un sentiment d’infériorité morale face à une telle détermination. J’ai appris depuis à nommer « sidération » cette impression, plutôt incapacitante, que décidément nous n’avons pas la pleine maîtrise de ce qui nous tombe dessus. La certitude rapidement acquise que j’allais vivre une période tourmentée et fascinante, que des pièges existentiels se dressaient de part et d’autre de ces camps civilisationnels que l’on m’avait dits d’un autre temps, qu’enfin le chômage technique n’allait pas menacer de sitôt le métier des armes, se combinèrent – dans des proportions floues, certes – pour motiver le début d’une carrière d’officier dans la Cavalerie blindée. Comme beaucoup de camarades de ma « classe », la toute dernière avant l’interruption du service militaire, je signais un premier contrat d’engagement avec mon pays. Les promesses de l’Ins-titution ont été depuis tenues : la fraternité d’armes et les aventures ont bien été au rendez-vous. Surtout, une proportion considérable de mes activités a depuis touché de près ou de loin aux conséquences de cette entrée en guerre là.

Comme un fil conducteur, les actes suicidaires terroristes ont continué de jalonner mes expériences de terrain, faisant émerger une hypothèse : ces actes suicidaires ne sont peut-être pas la manifestation d’une sauvagerie irrationnelle et exotique. Il y a une intelligence opérationnelle qui les détermine, et leur éclat spectaculaire révèle et fige, comme un flash, des

fantasmes partagés et déjà présents. Pendant la Seconde Guerre mondiale, après tout, les actualités guerrières venaient intoxiquer le cinéma, là c’était simplement l’inverse.

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Introduction

On se fait la guerre avec nos ressemblances, plus qu’avec nos supposées différences. Par nature, l’imitation y est souvent la règle. La compétition guerrière surgit en effet dans des espaces contestés, c’est-à-dire politiques. Ces espaces sont marginaux, périphériques, et pour-tant essentiels. La dialectique guerrière se nourrit d’une poussée réciproque. Plus qu’une fracture, la conflictua-lité est donc une mêlée, dans son acception première : une rencontre, un mélange où les compétiteurs s’inter-définissent. Rivaux mimétiques, ils se nourrissent de leurs adversaires et modèles jusque dans leur façon de les combattre. Il n’y a donc pas de disruption radicale dans les façons de se faire la guerre.

Les frayeurs, toutes occidentales, qu’un phénomène comme le suicide bombing provoque dans les opinions ne sont donc pas accidentelles. Il existe aussi par elles, car c’est précisément parce que la mort est insensée pour les sociétés libérales modernes, post-héroïques, qu’elle est utilisée ici comme moyen tactique : « nous aimons la mort plus que vous aimez la vie », affirment en substance des tracts et programmes télévisés du

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Hamas1. Oussama Ben Laden le déclarait déjà en 19972. Et c’est encore ce que répétait à son négociateur, au télé-phone, le terroriste Mohamed Merah quelques minutes avant de se donner la mort dans une ultime fusillade typiquement hollywoodienne.

Quand on parle de terrorisme suicide, le “fantasme djihadiste”3 n’est pas loin. Échapper aux tentations idéo-logiques demande cet effort introspectif, c’est-à-dire un temps, que l’urgence sécuritaire n’accorde pas vraiment. En effet, quoi de plus explicite que l’appel à la terreur contenu dans les prêches, vidéos de propagande, les textes doctrinaux du djihadisme4 ? Il y a bien, c’est sûr, un rapport génétique entre un appel au meurtre et son accomplissement. On parle alors de « radicalisation de l’islam ». Quant aux fractures sociales déjà existantes, on est tenté d’en déduire qu’elles recèlent, elles aussi, des conditions objectives favorables à la génération de terroristes, à plus forte raison quand ils sont acculés au suicide. On répond « islamisation de la radicalité ». Les uns disent que l’islam est une matière première, et qu’il prend une forme radicale plus ou moins par accident. Les autres répondent que la matière est la radicalité,

1. Al-Aqsa TV (Hamas), 30 juillet 2014, site : http://www.jihadwatch.org/ (consulté le 17/12/2018).

2. ROY (Olivier), Le djihad et la mort, p. 8. Pour les références complètes des ouvrages cités voir la bibliographie en fin d’ouvrage [NdE].

3. Nicolas Israël, conférence à l’École de guerre, 12 octobre 2018. Peu de personnes ont affaire directement au djihadisme en Occident. Le thème est donc sujet au fantasme, d’autant plus que la terreur qu’il cherche souvent à inspirer agit sur nos représentations, nos projections, donc notre ignorance.

4. NAJI (Abu Bakr) [pseudo.], Gestion de la barbarie.

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et qu’elle prend aujourd’hui la forme de l’islamisme comme elle avait pris d’autres formes par le passé, des formes révolutionnaires souvent. Les deux s’accusent mutuellement de naïveté, ou d’être les idiots utiles de l’extrême droite pour les uns, ou des nouveaux bar-bares pour les autres. Mais ces éléments de réponse sont tous utiles, selon le point d’entrée que l’on s’est fixé dans le mécanisme à trois engrenages que constituent la communauté, le territoire et l’idéologie des terro-ristes d’inspiration djihadiste. Ils sont chacun piégés d’une charge idéologique qu’un détonateur identi-taire, constructiviste, ou moraliste a tôt fait d’activer. L’heure n’est pas au lecteur pressé. Il peut être intéres-sant d’isoler un simple aspect tactique – le terrorisme suicide – pour en tirer le plus large faisceau possible de causalités (matérielle, motrice, morale), sa finalité aussi.

L’étude du terrorisme suicide est avant tout sti-mulée par ce parti pris anthropologique : sa répétition dans l’histoire et dans l’espace, son efficacité tactique, son impact populaire… ne s’expliquent pas par la seule folie meurtrière de quelques inadaptés sociaux. Il s’agit, au contraire, d’un geste raisonné, relativement cohérent, utile, et pas seulement pour son éphémère acteur ou sa famille, mais aussi pour le groupe politique qui l’inspire.

Un travail de recherche très fouillé sur le sujet avait été initié par le chercheur Robert Pape5, de l’université de Chicago, isolant des invariants manifestes dans son

5. PAPE (Robert A.), Dying to win, the strategic logic of suicide terrorism, désigné plus loin par DTW.

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histoire passée et ses statistiques actuelles. Plutôt que d’expliquer à nouveau, sortir de leurs plis, les différents caractères de ces invariants – comme s’il s’agissait de les séparer puis de les ranger à plat dans une étagère taxinomique – une approche pragmatique consiste ici à en accepter d’emblée le narratif tout entier, pour préser-ver son caractère compact. Car c’est dans la cohérence de ce procédé, combinant la pertinence tactique à la sidération psychologique, que réside la force d’impact du terrorisme suicide. Le terrorisme est tout à la fois un instantané tactique, comme ces attaques qui seront étudiées, une durée opérationnelle, liée à la survie des organisations terroristes, et un moment6 stratégique car la finalité du terrorisme est toujours politique. Une approche qui est donc globalement phénoméno-logique : cette technique de guerre est une marque de l’adéquation de l’ennemi terroriste à son environnement. Or, l’intérêt d’une telle étude peut être double, car non seulement elle permet de voir autrement le scénario que l’ennemi tente d’imposer, mais elle renseigne aussi sur les sociétés qu’il vise. À la veille de Mai 68, Guy Debord publiait La Société du spectacle, pour décrire l’intrusion des images dans les rapports humains, dernier stade de l’individuation capitaliste. Les rapports de force et les stéréotypes dominants étaient désormais médiatisés par les images constituées en spectacle. En effet, Mohamed Merah – pour reprendre son cas – semble bien avoir un peu maîtrisé les codes de la société du spectacle.

6. RAFLIK (Jenny), Terrorisme et mondialisation, approches historiques, p. 351.