LA BILBE

DU MÊME AUTEUR AUX MÊMES ÉDITIONS

Cinémoi, 1973

THIERRY ARDISSON

LA BILBE roman

ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VI

© Éditions du Seuil, 1975.

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Code pénal.

Jadis, une nuit, je fus un papillon, voltigeant, content de son sort. Puis je m'éveillai, étant Tchouang Tseu. Qui suis-je en réalité ? Un papillon qui rêve qu'il est Tchouang Tseu ou Tchouang qui s'imagine qu'il fut un papillon ?

Tchouang Tseu.

Dans les coulisses entre deux sets, Hendrix était appuyé contre une prise d'incendie, écou- tant quelque chose d'infiniment lointain, quand un journaliste avec un toupet et un imperméa- ble en plastique s'approcha de lui. « Je suis du New York Times », dit le journaliste, et Hendrix, ouvrant à demi les yeux, sourit du plus pâle et du plus épuisé des sourires en coin. « Heureux de vous rencontrer » dit-il poliment, « Je suis de Mars ».

Nik Cohn. « Bye Bye, Bye Baby, Bye Bye. »

A ma tribu.

1

Imaginez une plage tropicale sous une lune équatoriale. Effacez des nuages, faites briller les palmiers, argentez la mer. Coloriez un peu. OK ? Coupez les bruits de fond. Démarrez les tam-tams. Ajoutez des cordes, une harpe effleurée, mixez.

Vous y êtes ? Moi j'y suis dans la nuit du 24 au 25 mars quand Vénus

explose au ralenti. Un flot de sept couleurs jaillit des entrailles de l'astre !

Il coule vers la Terre ! Une moitié d'arc-en-ciel ! A sa source une femme apparaît. (Un éclat d'étoile dans chaque main, comme sur la pochette d'Illuminations, pareil.) Plantée à la proue d'un navire invisible, elle descend se poser devant moi, à la crête des vagues.

Nue ? En principe oui, puisque je rêve. En fait, je n'en sais rien. Seul son visage s'éclaire et

contrairement à ce que vous croyez, elle n'est ni blanche, ni jaune, ni noire. Mais blanche et jaune et noire.

(C'est sûrement elle que tous les bébés du monde appel- lent « Ma ».)

Son regard me cherche comme s'il y avait foule autour de moi. Qui dévisage-t-elle avant de m'apercevoir ? Ça y est, elle m'a vu !

— Je crois bien que je suis enceinte, tu sais. Elle a dit ça d'un trait en baissant les yeux, en s'excu-

sant presque, en souriant et tout.

On sooonne. Elle devient floue. Elle manque de disparaître, je

m'accroche à l'oreiller, mais c'est fini. Le toboggan phos- phorescent qui l'a amenée s'évapore dans le petit matin. Elle éternue. Le coq blanc chante, le lézard lui répond. Vénus n'explose plus. La Lune s'est couchée. Une chevrolet Impala arrive sur la plage. Au pas. Tous phares éteints. Ma disparaît derrière les vitres fumées de la voiture cli- matisée.

On resooonne. Je vais ouvrir, c'est Max le Rocker, salut ! Il n'a pas

l'air bien, il répète sans arrêt : « Fou ce rêve, vraiment fou ce rêve ! Je suis venu te raconter ! » Je me remets au lit, furieux de n'avoir pas pu faire durer le mien, je fais semblant de dormir, je veux revoir cette fille. D'un bond il est dans mes pattes. Autant vous le dire tout de suite, lui, c'est avec Miss Univers qu'il a passé la nuit !

Sous un moonlight survolté, au-dessus d'une forêt d'em- pire-state-buildings illuminés, un grand escalier en néon technicolor s'est déployé du ciel. Il clignotait. A poil, sauf les diams, une fille est descendue vers la Terre en mimant une baise sauvage. Elle remuait son cul, elle léchait ses babines, il en bande encore. Un haut-parleur planqué dans le smog a hurlé : « Miss Univers, ladies'n'gentlemen, the greatest show in the skies, U-N-I-V-E-R-S, Miss Univers ! »

Elle est arrivée au bas des marches irisées. D'un sou- rire très pro, elle impose le silence aux dix millions de klaxons qui lui font fête, elle réclame un micro. Roulement de tambour. Elle l'a. Roulements de hanches.

Max est debout sur le lit, complètement reparti dans son rêve, il m'emmerde. Sa nana aussi attend un enfant ! Décidément c'est la nuit !

25 mars. 5 heures du matin. Milane débarque chez moi. — Je viens de faire un drôle de rêve. Elle s'est posée sur le dossier d'une chaise. Elle n'a pas

l'air mieux que Max au début. Elle a rêvé de sa mère. — Oui, ma mère. Dans une nacelle en plumes d'autruche qu'un treuil

rouillé descendait sur la scène de l'Opéra de Berlin sa mère, courbée sous les strass, paumée. En découvrant Milane, une larme de champagne a roulé, dessinant une longue cicatrice encore plus terrible à la lueur bleu-rose de l'unique projecteur. C'est là qu'elle s'est jetée dans le vide en hurlant. Elle se retrouvait en cloque. C'était fini pour elle. Terminé.

— Elle s'est écrasée 10 000 mètres plus bas dans la fosse d'orchestre. Mais elle n'est pas morte. Après je me suis réveillée.

Ma! Miss Univers ! La mère de Milane ! ! ! On est trois à avoir rêvé d'une femme, jamais la même,

mais toujours enceinte ! Nos regards se croisent, et... alors là ! Une bombe de

1 000 mégatonnes nous explose dans la tête ! C'est vraiment arrivé !

Je ne sais plus qui a reparlé le premier et suggéré en bégayant d'appeler la Villa Zoo pour savoir ce que le Singe * en pense. Je plonge sur le téléphone, sans quitter Max et Milane des yeux, je fais le numéro. Le Singe n'est pas chez lui, mais sur le répondeur automatique il a laissé un mes- sage : Moi aussi !

* Le Singe est un sage. C'est avec lui que j'ai entrevu l'absolue unité des choses. On est amis.

2

— Le Singe aussi ! Lui aussi ! On est quatre ! En voyant ma gueule on dirait qu'il voit Dracula. Max

met ses gants, il cherche son casque, il ne veut pas ima- giner la suite. Sans un mot, ils s'en vont, ou plutôt, Milane le suit dehors. La grande fille, le petit rocker et la grosse moto s'évanouissent dans la fin de la nuit. Comme s'ils n'étaient jamais venus. Si j'allais me réveiller. Si.

Seul, j'essaie de reprendre les choses à zéro. Un peu d'eau sur le visage, un coup de peigne, une cigarette. Le téléphone. Je m'approche, je décroche, je compose le numéro du Singe. Gestes lents, appliqués. Ça va mieux. Je me tiens le genre de raisonnements qui durent le temps d'une sonnerie, c'est-à-dire, inadmissibles, mais pourquoi pas. (Ces rêves ne sont qu'une coïncidence, le Singe des- tinait son message à quelqu'un d'autre, etc.)

Moi aussi, Moi aussi, Moi aussi répète la voix enre- gistrée du Singe.

Il faut agir, ne pas penser, faire le premier numéro qui me vient à l'esprit. Occupé. Un autre. Occupé. Encore un. Pareil. J'appelle l'horloge parlante, il est 4 heures ? De longs frissons me traversent. Je ne lâche le téléphone que pour le transistor, à la recherche d'une longueur d'onde qui me ramène sur Terre... « Comme je vous vois... la quaran- taine... elle ressemblait à... »

La télévision ! Vite ! La télé !

Un speaker pas rasé a débité des kilomètres de dépêches, sans très bien réaliser ce qu'il disait. (Moi non plus, d'ailleurs.) Autour de lui on s'agitait comme le soir des élections. Après, il y a eu des gros plans sur des glaïeuls avec de la musique de chambre, ça n'en finissait plus. Parfois on entendait une échelle tomber, un micro déconner, un juron. Et puis ce type est arrivé, décontracté, souriant, le regard bien droit dans l'objectif.

— Mesdames, mesdemoiselles, messieurs : bonjour ! La vague de froid qui s'est abattue sur le sud du pays atteindra demain les régions côtières. On enregistrera sans doute de nouveaux records. Ça va ?

— Parfait, on peut démarrer. — Quand tu veux. — On y va. — Mesdames, mesdemoiselles, messieurs : bonjour ! Si

vous êtes si nombreux à avoir tourné le bouton de vos récepteurs à une heure... une heu... heu... euh...

Le lui fait-on comprendre ou s'en rend-il compte ? A partir de là, il sait que dans l'affolement général son essai météorologique est passé en direct, il perd sa belle assu- rance. Désormais il ne décollera plus les yeux du texte qu'il ânonne en offrant sa calvitie précoce à la caméra.

— Mesdames, mesdemoiselles, messieurs : bonjour ! Un phénomène sans précédent est signalé sur toute la planète. En effet, il est maintenant confirmé que cette nuit, toutes les femmes et tous les hommes de tous les pays du monde ont rêvé en même temps. Le fait aurait déjà une impor- tance capitale dans l'histoire de l'humanité si... similitude... multitude... milliards de rêves simultanés.

Il est vert, vert pâle, il bégaye. Ses mains tremblent. Il essuie son front qui dégouline, il s'assure que la caméra est toujours là, il prend son élan.

— Cette nuit, au cours de ce qu'il est déjà convenu d'appeler le Grand Rêve Universel, la Terre entière a fait

un songe. D'après les premières informations que nous possédons, il semble que le sommeil de chaque être humain ait été visité par une femme. Mais, si elle n 'était la même pour personne, à chacun d'entre vous elle a annoncé la même chose. Ecoutez-moi... Je ne dis pas que cela soit possible... Je dis que cela est vrai... A chacun d'entre nous elle a annoncé qu'un enfant... un enfant doit venir...

Le speaker vert pâle regarde autour de lui, les yeux vides, hébété. Il s'adresse à quelqu'un qu'on ne voit pas sur l'écran. Il demande si l'on a réussi à savoir quand naîtra l'Enfant du Rêve, où, et pourquoi.

Des rires dans le studio. Une ambulance dans la rue. Un hélicoptère dans le ciel. Le speaker reste là à démonter et à remonter son stylo...

Plus tard on pensera à le couper. Mais longtemps après.

3

Aussitôt après le speaker vert pâle, les idéologues de tous les isme, les prêtres de toutes les religions, les défen- seurs de toutes les morales, les prix-nobels de toutes les sciences, les penseurs de toutes les philosophies, les maîtres de toutes les armées, les professeurs de toutes les cultures, déferlent sur le petit écran. Ils viennent expliquer en long et en large pourquoi toutes les femmes et tous les hommes de tous les pays ont rêvé en même temps, pourquoi l'appa- rition n'était jamais deux fois la même, et qui sera l'Enfant du Rêve. Mais ça ne prend plus. Ils ont beau donner tous les détails sur sa naissance, sa vie et sa mort : leurs révélations tombent à plat. Aucun n'arrive à faire croire qu'il connaît le nom de celui qui a fait le coup cette nuit, l'organisateur du Grand Rêve Universel, le Père.

Aucun. Les gens s'en foutent. Personne n'y comprend rien. C'est de l'hébreu. Ce baratin

date d'un monde où ce qui vient d'arriver était inimagi- nable. Tout ça, c'était hier, avant.

Cette nuit, comme un seul homme, les humains ont rêvé. Et ce matin l'Homme est autre. Mais quoi ?

Le fantastique songe collectif a volatilisé son esprit. L'essentiel baptême des choses, le patient éclaircissement des concepts, leur organisation au sein de la pensée : le chaos abstrait. Rien n'a survécu à la brutale explosion

psychique. Aucun dogme, nulle part, n'a résisté au choc du surnaturel. Pas une analyse, ni un enseignement, rien. (Même les théoriciens de la « table rase » ont perdu leur latin.) Foi, raison, expérience : ça veut dire quoi après ce qui s'est passé ?

Sur la Terre, comme des enfants oubliés dans le noir, les terriens ont peur. Les rues sont vides, à part un chien, et des ambulances. Les gens sont tous réfugiés devant la télé.

L'Homme regarde la télé. Seule la télé pourrait le rassurer, mais ce qui se dit à la

télé ne le rassure guère. Qu'est-ce qu'ils racontent ? Il a beau faire des efforts, il n'arrive pas à déchiffrer ces dis- cours qu'hier encore il connaissait par cœur. Tous ces mots ne recouvrent plus la réalité d'aujourd'hui. Cette nuit, ils ont perdu leur sens, ils se sont vidés de leur contenu. Et ce matin, ils n'ont plus cours, ils sont abstraits. L'Homo Sapiens n'est plus sapiens.

L'Homo Sapiens est mort.

Dans la matinée du 25 mars, rien de ce qui rassasiait la tête des terriens avant le G.R.U. ne parvient à calmer leur sourde angoisse. Sur tous les écrans de la Terre, le déluge verbal continue, sans aucun résultat. A midi, dans les bureaux de tous les chefs d'états, des milliards de voyants lumineux se mettent à clignoter. Sur la totalité du globe... la tension... dépasse la côte d'alerte... Ça y est ! ! Comment éviter la grande panique mondiale ? Comment faire pour qu'ils n'éteignent pas leur poste ? Et s'ils sortaient tous en même temps dans la rue ? Toute la journée les mass media s'interrogent. Vers le soir, alors que l'humanité est au bord du nervous breakdown, un type * a une idée. Ouf !

— Plus d'explications ! De l'anecdote ! Du vécu ! * C'est Jack « Big Boss » Lipstick, le patron du News, un pro.

Effectivement, la seule chose qui fera du bien aux gens sera d'entendre et de voir d'autres gens raconter « com- ment ça leur est arrivé à eux » et surtout pas « pourquoi c'est arrivé ». L'Annonciation vue par leurs semblables. N'importe qui, et rien d'autre. Voilà ce qui les réconfor- tera ! Pouvoir passer son temps blottis devant l'écran- miroir et se regarder y décrire le Grand Rêve Universel ! Voilà qui guérira les gens ! Surtout pas de doctrines sacrées, d'hypothèses intellectuelles, de raisonnements scientifiques ! Mais des tranches de vie bien croustillantes ! Des histoires ! Plein les journaux ! Sur toutes les longueurs d'ondes ! Toutes les chaînes !

A la télé, les trompettes attaqueront aussitôt le générique de la première de la longue série d'émissions consacrées aux récits de Rêves. La première conçue exprès pour l'Ex-Homo Sapiens. En cosmovision, et en compagnie du speaker vert pâle, les premiers versets de la Bilbe !

Des heures et des heures de délire dans toutes les langues ! Et de toutes les couleurs ! En direct des cinq continents : LE SONGE DE L'HOMME !

Dans tous les media de la Terre, nuit et jour, interviewés par des millions d'envoyés spéciaux, des milliards de gens vont déballer leur version du G.R.U. Le scénario de l'appa- rition sera toujours le même, le décor jamais, pas plus que l'héroïne. A tous la naissance d'un enfant a été annoncée, mais le cadre varie en fonction des phantasmes nocturnes de chacun. Pareil pour la mère. Il n'y a pas deux personnes pour la décrire de la même façon. En gros, 59 % parleront « d'un personnage d'essence divine », 25 % affirmeront avoir reconnu « un membre de leur famille ou de leur entourage », 15 % « une extraterrestre ».

Marilyn fera 1 %.

Dimanche de Pâques. Midi. L'Ex-Pape qui défilera sur l'écran entre deux japonais, en profitera pour tenter un retour en force, un contre-coup.

Du haut de sa fenêtre, dominant l'Ex-Place Saint-Pierre absolument vide, il racontera qu'au centre d'une immense auréole de vraies roses blanches, portant le petit Jésus au bras, c'est la Vierge Marie qui a visité son sommeil dans la nuit du 24 au 25 mars. En vert des pieds à la tête, enceinte d'un deuxième enfant, mais c'était elle. Et puis à tous les téléspectateurs qui dans leur Rêve ne l'auraient pas reconnue, le Souverain Pontife assènera son final.

— 9 mois après le 25 mars, c'est le 25 décembre : Noël!

4

Dimanche de Pâques. Midi 5. Le téléphone. — Tu m'aimes ? — Qui c'est ? — Lipstick ! (Jack « Big Boss » Lipstick m'appelle de son boeing.) — Tu sais, la nuit du G.R.U., je m'étais endormi avec

la télé allumée. C'est le speaker vert pâle qui m'a sorti du Rêve. J'ai cru voir un extraterrestre ! A propos de Rêve, j'ai lu le tien : ça me plaît ! C'est un des meilleurs que mon canard ait publiés ! Parfait ta « Ma » ni blanche, ni jaune, ni noire, jaillissant de Vénus qui explose au ralenti. Sur- tout entre la mise en garde des Dix * et l'appel au calme de la Croix Rouge. Ma femme a adoré. Ton récit m'a donné des idées : je t'offre de réussir le plus grand scoop de tous les temps, des photos de l'Enfant du Rêve ! Je les veux dans le News le 25 décembre ! Ça te laisse 9 mois ! Toutes, et pour mon canard, d'accord ?

— Pour le moment, le Songe de l'Homme fait plus de 100 % d'écoute mondiale, mais rien ne me dit que les gens en auront pas marre un jour!

— Combien vous pouvez y mettre ?

Les Dix (pays les plus puissants du monde) sont en liaison per- manente depuis le matin du 25 mars.

La Bilbe — C'est quoi ton bouquin ?

— Eh ben, l'histoire ! — Ça commence... au début, tous les hommes et toutes les femmes de tous les pays du monde font un rêve... la même nuit. — Y rêvent de quoi ? — Une femme. Enfin, jamais la même. Les blancs voient les blanches, les jaunes des jaunes, les noirs... tu vois quoi. Mais à chacun la femme dont il rêve dit la même chose. Elle lui dit qu'un enfant va naître. — Où ? Quand ? Comment ? Pourquoi ? — Ça, c'est toute l'histoire, c'est la Bilbe.

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