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XV LA CLINIQUE DIFFERENTIELLE DES PSYCHOSES SEMINAIRE DE D.E.A. DU 12 NOVEMBRE 1987 J'ai pris connaissance de la discussion de la semaine dernière avec beaucoup d'intérêt, et en m'apercevant en quoi je fais peut-être bouchon à partir de cette place, empêchant, par là, de se développer un certain nombre de considérations que j'ai trouvées tout à fait passionnantes. J'ai eu, hier soir, non pas l'enregistrement, mais la transcription de cette discussion et, puisque nous avons terminé notre programme antérieur et que nous n'en avons pas établi de nouveau, je souhaiterais que nous repartions de cette discussion qui s'est développée en mon absence la fois dernière. Dans ce que j'ai lu, j'ai distingué trois débats. Premièrement, une sorte de querelle sur l'identification et l'idéal, où ont été mêlés - mais j'en oublie peut- être - Serge Cottet, Françoise Josselin, Agnès Aflalo et Jean-Jacques Gorog. AGNES AFLALO-LEBOVITS : - Ainsi que François Leguil, Philippe La Sagna, Gisèle Chaboudez. J.-A. MILLER : - François Leguil m'avait semblé ne pas prendre position. Peut-être cela m'a-t-il échappé. Quoi qu'il en soit, nous avons cette querelle sur l'identification dans la psychose qui me paraît avoir tout à fait son intérêt. Elle a émergé avec force et elle se pose comme un problème. Après cette première partie de la discussion, il y a eu, deuxièmement, un thème qu'a soulevé Charles Schreiber, je crois. Ce thème, qui ne s'est pas imposé comme un problème, portait sur la phobie et la psychose, et faisait apparaître le caractère peut-être équivoque de notre usage du terme de carence. En tout cas, il y aurait une certaine insuffisance dans notre usage de ce terme qui mériterait d'être repris. Il a d'ailleurs été repris par Serge Cottet dans la discussion, mais peut-être que nous pourrions y revenir. J'ai pu aussi noter un problème, posé presque en passant, puisqu'on ne s'est pas étendu dessus après, à savoir celui du trou et de la disjonction qu'a évoqué Marc Strauss, problème qui a été également repris par Skriabine. Marc Strauss relève que Lacan, dans ses Séminaires des années 70, distingue son S de A barré et son grand Phi. Skriabine, lui, relève que Lacan considérait que la névrose comporte deux erreurs sur le noeud borroméen, tandis que la psychose n'en comporte qu'une. J'ai donc noté ces trois points qui sont, à mon sens, encadrés par deux morceaux qui sont l'introduction de Serge Cottet et une tirade de François Leguil. Est-ce que François Leguil est là? Ca m'ennuierait beaucoup qu'il ne soit pas là. Non, François Leguil n'est pas là. C'est bien dommage. A. AFLALO-LEBOVITS : - Il va venir. J.-A. MILLER : - Dans son introduction, Serge Cottet a relevé un certain nombre de points qui me semblent avoir porté sur ce qu'était notre problématique commune des psychoses précédemment, avec plutôt l'idée de montrer que ça ne s'était pas retrouvé dans les récents débats des dernières 128

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LA CLINIQUE DIFFERENTIELLE DES PSYCHOSESSEMINAIRE DE D.E.A. DU 12 NOVEMBRE 1987

J'ai pris connaissance de la discussion de la semaine dernière avec beaucoup d'intérêt, et en m'apercevant en quoi je fais peut-être bouchon à partir de cette place, empêchant, par là, de se développer un certain nombre de considérations que j'ai trouvées tout à fait passionnantes. J'ai eu, hier soir, non pas l'enregistrement, mais la transcription de cette discussion et, puisque nous avons terminé notre programme antérieur et que nous n'en avons pas établi de nouveau, je souhaiterais que nous repartions de cette discussion qui s'est développée en mon absence la fois dernière. Dans ce que j'ai lu, j'ai distingué trois débats. Premièrement, une sorte de querelle sur l'identification et l'idéal, où ont été mêlés - mais j'en oublie peut-être - Serge Cottet, Françoise Josselin, Agnès Aflalo et Jean-Jacques Gorog.

AGNES AFLALO-LEBOVITS : - Ainsi que François Leguil, Philippe La Sagna, Gisèle Chaboudez.

J.-A. MILLER : - François Leguil m'avait semblé ne pas prendre position. Peut-être cela m'a-t-il échappé. Quoi qu'il en soit, nous avons cette querelle sur l'identification dans la psychose qui me paraît avoir tout à fait son intérêt. Elle a émergé avec force et elle se pose comme un problème. Après cette première partie de la discussion, il y a eu, deuxièmement, un thème qu'a soulevé Charles Schreiber, je crois. Ce thème, qui ne s'est pas imposé comme un problème, portait sur la phobie et la psychose, et faisait apparaître le caractère peut-être équivoque de notre usage du terme de carence. En tout cas, il y aurait une certaine insuffisance dans notre usage de ce terme qui mériterait d'être repris. Il a d'ailleurs été repris par Serge Cottet dans la discussion, mais peut-être que nous pourrions y revenir. J'ai pu aussi noter un problème, posé presque en passant, puisqu'on ne s'est pas étendu dessus après, à savoir celui du trou et de la disjonction qu'a évoqué Marc Strauss, problème qui a été également repris par Skriabine. Marc Strauss relève que Lacan, dans ses Séminaires des années 70, distingue son S de A barré et son grand Phi. Skriabine, lui, relève que Lacan considérait que la névrose comporte deux erreurs sur le noeud borroméen, tandis que la psychose n'en comporte qu'une. J'ai donc noté ces trois points qui sont, à mon sens, encadrés par deux morceaux qui sont l'introduction de Serge Cottet et une tirade de François Leguil. Est-ce que François Leguil est là? Ca m'ennuierait beaucoup qu'il ne soit pas là. Non, François Leguil n'est pas là. C'est bien dommage.

A. AFLALO-LEBOVITS : - Il va venir.

J.-A. MILLER : - Dans son introduction, Serge Cottet a relevé un certain nombre de points qui me semblent avoir porté sur ce qu'était notre problématique commune des psychoses précédemment, avec plutôt l'idée de montrer que ça ne s'était pas retrouvé dans les récents débats des dernières

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Journées. Il note qu'on n'y a pas entendu la question du déclenchement de la psychose par l'analyse, qu'on n'a pas posé franchement la question de la demande d'analyse quand elle concerne la psychose.

SERGE COTTET : - C'est-à-dire qu'on n'y a pas soulevé les questions préliminaires au traitement.

J.-A. MILLER : - C'est ça. Vous avez aussi noté que vous n'étiez pas sûr que le transfert dans la psychose aboutisse nécessairement à la persécution et à l'érotomanie. Vous avez noté également qu'on n'avait pas, en fait, traiter le thème de la clinique différentielle des psychoses, et que c'était, au contraire, l'unité de la structure du psychotique qui s'était imposée. On aurait eu, dans ces Journées, une sorte d'unité de la psychose et non une clinique différentielle. J'ai donc l'impression que cette introduction était plutôt un relevé sur notre cartographie, celle que nous utilisons et que nous avons élaborée depuis des années à partir de l'expérience analytique et de la lecture de Lacan. Par contre, il semble que François Leguil, en faisant sa tirade, prenait une position en faveur d'un nouvel abord, et faisait, en notre nom, une sorte d'autocritique collective, critique qui m'a beaucoup frappé et que j'ai trouvée du plus grand intérêt. Je vais reprendre son intervention: "Il n'y a pas mal de choses qui sont pour nous un peu nouvelles, ce qui fait qu'il est bien vrai qu'on n'y voit pas grand chose." C'est déjà un abord profondément sympathique de la question, qui est non pas de partir de nos certitudes, mais d'essayer de repérer ce qui se cherche à travers ce que nous faisons ensemble. "J'y vois un agrément, dit-il, et un désagrément. L'agrément, c'est que toute une clinique, celle dite du borderline, nous la mettons un petit peu de côté à la Section clinique, en la traitant, non sans raison, comme la manière dont l'IPA payait la rançon de son incapacité de mettre les hystériques au travail. Nous traitions tout ce qui pour les autres fait limite entre névrose et psychose, comme leur insuffisance à conceptualiser la clinique des névroses." Ca me paraît être un excellent résumé de ce que nous avons fait. "Aujourd'hui, dit-il encore, on constate qu'il y a, à partir des années 70 chez Lacan, une clinique du discours analytique qui nous invite à prendre les psychotiques très autrement." Ce très autrement est une formule qui détonne dans le langage le plus souvent châtié que Leguil emploie, mais qui me paraît très bien. Elle devrait être le titre de notre réunion d'aujourd'hui. Cette formule est une invitation à nous apercevoir qu'il y a un très autrement qui est au travail. Cette façon de le dire m'a enchanté. "Il faut bien dire, poursuit-il, que ça interroge absolument ce que nous fabriquons chez nous, c'est-à-dire à voir très autrement un certain nombre de personnes pour qui nous aurions fait des diagnostics de névrose de manière très insuffisante, et en fait de manière psychiatrique. Diagnostic d'exclusion: il ne délire pas, il n'y a pas de phénomènes élémentaires, l'Autre ne prend pas l'initiative de manière immédiatement perceptible, il n'y a pas de troubles du langage, et donc c'est une névrose." François Leguil décrit là très bien le type de notre adhésion au meilleur de la clinique psychiatrique classique, et il continue: "Or, nous constatons qu'il y a constamment, chez Lacan, des repérages phénoménologiques de gens qu'il désigne comme étant aux limites

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de la névrose. C'est maintenant quelque chose qui nous frappe, parce qu'on le mettait un peu de côté avant. Sans parler du patient au dialecte corse dans le Séminaire III, Lacan, à la fin du Séminaire XI, parle d'une névrose obsessionnelle dont les voies d'accès à l'Autre sont barrées." Je dois dire que je n'ai pas eu le temps d'aller chercher cette référence. Est-ce que quelqu'un a le Séminaire XI sous la main? Non. Alors peut-être que quelqu'un pourrait aller le chercher à la bibliothèque. Je continue à lire l'intervention de Leguil: "Il y a toute une série de notations qui nous frappent différemment aujourd'hui. Ce qui est aujourd'hui plus difficile, c'est ce que devient là-dedans tout ce qui faisait jusqu'à maintenant le soubassement sur lequel nous fonctionnions pour saisir la psychose, et qui était tout de même la tentative d'élaborer une métaphore délirante pour canaliser la jouissance. Il semble que ce que nous constatons chez les patients que nous acceptons, c'est que nous ne faisons pas un diagnostic. Le diagnostic, nous le faisons dans ce moment de séparation où le patient témoigne qu'il ne dispose d'aucun médium avec ce qui serait pour lui l'Autre. La seule clinique à laquelle nous nous confrontons, et qui ne peut nous faire reculer face au diagnostic de psychose quand nous n'avons aucune émergence délirante, c'est ce que nous appelons des mélancolies a minima, c'est-à-dire des cliniques où rien de ce qui est la clinique du désir dans la névrose ne peut être articulé." François Leguil est arrivé. Eh bien, François Leguil, je suis en train de relire votre intervention de la dernière fois, intervention qui me paraît donner un coup de gong par l'expression que vous avez employée et qui est que nous prenons les choses très autrement dans les psychoses. Je suis en train, sinon de décortiquer, du moins de remettre en mémoire, tous ces points que vous avez posés et qui m'ont tout à fait saisi. Vous nous invitez à faire une sorte d'autocritique sur la pratique de notre diagnostic d'exclusion à fondement psychiatrique, cela en nous proposant de relever chez Lacan des notations qui vont dans un tout autre sens, et qui nous incitent peut-être à considérer autrement la clinique du borderline, clinique que nous rejetions, non pas d'une façon sommaire, mais sans en savoir le bon usage. Vous avez pris aussi parti dans la querelle sur l'identification dans la psychose, en invitant à ce qu'on n'en parle pas d'une manière trop abstraite, et en indiquant que c'était une clinique de l'idéal plutôt qu'une clinique de l'identification, à savoir une clinique dépourvue de toute dialectisation possible. Je propose que l'on prenne ça comme point de départ, pour reprendre les questions qui ont été évoquées la dernière fois, et pour nous ébranler un petit peu dans ce qui est devenu notre clinique routinière et familière. Alors, François Leguil, est-ce que je peux vous demander de développer et d'indiquer, dans le Séminaire XI, la référence que vous avez donnée et où Lacan parle de la névrose obsessionnelle dont les voies sont fermées vers l'Autre?

FRANCOIS LEGUIL : - Nous nous refusions de penser des voies de passage entre la névrose et la psychose, ce qui est quand même la manière dont s'essayent de se débrouiller les autres, ceux qui ne sont pas lacaniens. A la Section clinique, dans les années 70, on avait un peu fait un contre-feu sur

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cette question du borderline, en disant que la plupart des borderlines sont en fait des hystériques, c'est-à-dire des névrosés. Pour nous, le refus de l'hystérique de se mettre au travail, c'était ce que les autres appelaient très souvent des borderlines. J'ai en mémoire une intervention que vous aviez faite à votre cours, et où vous disiez que les borderlines...

J.-A. MILLER : - Je disais que vous faisiez une autocritique collective. Je comprends encore mieux que vous fassiez la mienne.

F. LEGUIL : - Vous avez raison de noter que je suis prédisposé à faire cette autocritique avec allégresse. Je crois que le fait d'avoir refusé ce flou nosologique nous avait permis, dans les années 80, de penser que nous allions rectifier un certain nombre de diagnostics. Ca a été plus sensible dans les institutions, où un certain nombre de lacaniens ont pu, comme ça, hystériser des gens qui jusqu'alors étaient considérés comme psychotiques. Il faut bien dire que les trois quarts du temps, ça n'était pas justifié. Ce qui m'a surpris, non pas à l'hôpital mais chez moi, c'est qu'un certain nombre de patients se sont mis, au bout de quelques années, à développer une clinique qui ne permettait plus de douter qu'ils étaient psychotiques. Je me suis alors dit que ce que Lacan nous propose à partir des années 70 devait nous permettre d'éviter ce genre d'errement. Les troubles du langage, les phénomènes élémentaires, le fait que l'Autre prenne l'initiative, sont des armes diagnostiques qui sont en fait très insuffisantes. C'est cela que je voulais pointer, et aussi que l'on pouvait peut-être se mettre maintenant à s'intéresser à tout cela. J'ai un petit peu peur de me répéter, il faudrait que je développe les choses autrement.

J.-A. MILLER : - Ce que vous énoncez là est évidemment un point que nous ne pouvons plus éluder. Vos propos, qui ont certainement été préparés par d'autres, m'ont marqué, dans le compte-rendu que j'ai lu, par leur ton spécialement décidé. J'y vois l'occasion d'un débat sur l'usage du borderline, usage qui devrait être plus précis, plus nuancé par rapport à ce que nous avons avancé là-dessus à un moment. Le thème hyper-lacanien du désir de l'analyste, avancé par Lacan avec un cachet de mystère, nous l'avons rendu plus abordable et nous l'avons réinclus dans l'histoire et la logique de la psychanalyse. Nous l'avons fait en nous apercevant que c'était aussi bien ce que Lacan avait tiré des théories du contre-transfert - ce qui est maintenant tout à fait connu parmi nous, mais qui était tout à fait méconnu à l'époque de l'EFP. De cette théorie et de cette pratique néfaste du contre-transfert, qui, toutes Ecoles confondues, est généralisée dans l'IPA, il me semble que Lacan a tiré le noyau de vérité. Il a tiré le noyau de vérité de ce qui se cherchait là. Ce noyau de vérité, pour l'obtenir, il faut d'abord récuser la catégorie elle-même, récuser la pratique analytique qui s'en inspire, et qui ne consiste pas du tout à dire seulement que s'il y a un transfert dans un sens, il y a nécessairement un transfert dans l'autre sens. Ce n'est pas seulement fondé sur cette réciprocité ou sur la constatation que l'analyste comme personne, comme sujet, a des sentiments à l'égard de son analysant. Pour l'analyste, la pratique inspirée du contre-transfert consiste, vous le savez, à s'observer lui-même et à lire sur lui-même, moment par moment, l'état de son patient. C'est un

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encouragement à se substituer comme sujet à l'analysant. Il n'y a pas là la moindre exagération. Chaque fois que nous avons eu à parler avec des analystes dont c'est le repère, c'est ainsi que les choses se sont présentées. Si donc le désir de l'analyste donne la vérité du contre-transfert, ça ne passe pas par l'acceptation de la théorie de départ mais, au contraire, par sa réfutation. Cependant, il y a tout de même un fil qui est celui de prendre en considération ce qui se cherchait dans cette théorie. Avons-nous fait cela à propos du borderline? Avons-nous fait un travail méthodique de récusation, afin de réviser, d'affiner ou de renouveler nos catégories? Dans les années 70, Lacan a peut-être fait à propos du borderline, ce qu'il avait fait à propos du contre-transfert, mais, en tout cas, il n'a pas mis ce terme en avant dans ces années-là. C'est certainement par une logique qui a son autonomie qu'il en est arrivé aux constructions qui culminent, disons, dans Le Sinthome et dans son analyse appliquée de James Joyce. Nous sommes, avec ce borderline, en présence d'une catégorie en usage dans les pays anglo-saxons et qui a plutôt tendance à se répandre. Notre intervention a consisté d'abord à considérer cette catégorie comme mal formée. Dans le cadre de cette catégorie, nous arrivions avec notre binaire névrose / psychose ou notre ternaire névrose / psychose / perversion. Dans tous les cas, nous avons apporté ce diagnostic différentiel là où ses arètes de structure n'ont même plus leur pertinence. Il s'agit de savoir si nous maintenons, oui ou non, ce clivage. Ce clivage qui est inscrit dans nos fondements, est-ce que nous le remettons en cause ou non? Nous n'allons pas arriver à Buenos Aires, pour la prochaine Rencontre internationale, en étant vaseux là-dessus. Nous n'avons pas besoin d'être unifiés sur la réponse que nous donnons, mais nous avons certainement besoin que chacun sache où il en est. Où chacun en est-il sur ce clivage et ce passage de névrose à psychose? Là-dessus, il faut être clair! Voilà un réveil douloureux. François Leguil, jusqu'où êtes-vous préparé à aller?

F. LEGUIL : - J'ai eu l'occasion de lire assez attentivement deux volumes sur la clinique des psychoses qui viennent d'être édités par des gens de l'Institut dans la Revue française de psychanalyse.

J.-A. MILLER : - Il faut qu'on en ait le compte-rendu ici.

F. LEGUIL : - Je peux le faire.

J.-A. MILLER : - Très bien.

F. LEGUIL : - Ils pensent que la psychose est une catégorie totalement distincte de la névrose, que c'est quelque chose de tout à fait spécifique.

J.-A. MILLER : - Mais c'est très intéressant! Au moment où nous sommes prêts, non pas à brûler ce que nous avons adoré, mais à faire quand même le point là-dessus, il est passionnant qu'ils soient déjà convaincus par la compagne brutale que nous avons menée depuis dix ans.

F. LEGUIL : - Ils sont, en tout cas, convaincus qu'il y a absolument une spécificité du phénomène psychotique. Ils essayent de le cerner avec le plus

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grand mal, mais ils ne doutent pas du fait qu'il n'est plus nécessaire de distinguer le borderline. Sur les 300 pages de ces deux volumes, je n'ai pas vu une seule fois ce mot, alors qu'avant on le voyait à tout bout de champ. Ils se demandent maintenant de quelle manière il faut prendre en charge les psychotiques. Ils ont des façons diverses d'aborder ce problème, qui sont probablement aussi inopérantes les unes que les autres, mais il ne s'agit plus du tout de la question qu'ils se posaient dans les années 70, à savoir comment il faut prendre les gens qui sont entre les deux. Il faudrait reprendre ça dans le détail.

J.-A. MILLER : - Vous en avez fait le compte-rendu?

F. LEGUIL : - Oui.

J.-A. MILLER : Peut-être pourriez-vous alors nous le lire pour la fois prochaine, et éventuellement le développer un peu avec quelques citations. Il ne tient en effet qu'à nous de reprendre une notion qui tombe en déshérence et de traiter de cas-frontière. Est-ce que quelqu'un voudrait ajouter quelque chose?

COLETTE SOLER : - Peut-être peut-on prendre la chose à l'envers. En tout cas, pratiquement, c'est comme ça que je la prends. Il y a des sujets chez lesquels on diagnostique une névrose, et puis il y a ceux chez lesquels on n'en diagnostique pas. Parmi ces derniers, il y a évidemment les psychotiques avérés, déclenchés, mais il y a aussi des sujets où on ne trouve pas de diagnostic avéré de psychose et où il n'y a pas non plus de névrose. C'est un fait. Moi, je dois dire que je fonctionne avec ce repère-là: quand une névrose n'est pas avérée, je laisse un point d'interrogation.

JEAN-JACQUES GOROG : - Quand il n'y a pas de diagnostic de névrose ni de psychose déclenchée, on rentre dans une zone où on a en effet des problèmes. Il y a cependant des repérages qui existent. J'ai évoqué la maniaco-dépressive, mais il existe aussi des repérages, même s'ils sont dans un ordre moins assuré, dans l'orbite de la schizophrénie par exemple. Là, on hésite à parler positivement de psychose, même si c'est tout de même ce qu'on pense, même si les patients ne vont pas si mal que ça. C'est là que l'on peut se poser la question sur ce qui fait suppléance.

J.-A. MILLER : - Nous utilisons la notion de borderline de façon un peu approximative, comme elle s'est répandue pratiquement, alors qu'il vaudrait la peine de la prendre dans sa définition, définition peu conceptualisée mais quand même formulée ou stylisée, comme chez Kohut, etc. Mais enfin, réfléchissons simplement en termes de catégorie. A ce propos, il faudrait quand même que j'ajoute quelque chose à mon autocritique, d'autant qu'elle vient de l'extérieur. Il n'était pas question de réduire la catégorie du borderline en disant qu'en définitive tout ça se résorbe dans l'hystérie, que les borderlines sont des cas d'hystérie réfractaires au discours analytique et méconnus comme tels. Il est certain qu'il y a des cas où l'on a pu reconnaître qu'il s'agissait en définitive d'hystérie. Autrement dit, ce n'est pas du tout faire passer la catégorie des borderlines dans l'hystérie réfractaire à l'analyse, mais c'est

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considérer qu'il y a une partie de cette catégorie mal formée qui doit passer au registre de l'hystérie. Il n'en reste pas moins qu'il y a des cas dits borderlines qui ne rentrent pas dans ce registre de l'hystérie, et que ce qui paraissait implicite à notre position, c'était qu'on arriverait tout de même à effacer le clivage. Je voudrai quand même noter que dans ces années-là de présentations de malades par Lacan - mon souvenir vaut ce qu'il vaut mais il a quand même été consigné par écrit à la même époque -, Lacan avait cette exigence qu'on obtienne cette discrimination de névrose ou de psychose dans les cas qui étaient présentés, et avec la notation que ce n'était pas possible dans certains cas, où on n'y arrivait pas pratiquement. On n'y arrivait pas pratiquement, mais l'exigence restait présente. Faut-il considérer qu'il y a finalement, dans l'espace de la clinique, un noyau dur qui est la névrose, et le complémentaire de cette catégorie, c'est-à-dire la non-névrose? Il me semble que nous voyons déjà, dans la discussion préliminaire que nous menons ici, qu'il y a un certain nombre de cas qu'on pourrait appeler de névroses dédialectisées, si on prend cette référence globale de la dialectique des névroses et du caractère foncièrement non dialectique de la psychose. J'avais dit que cette différentiation n'avait jamais variée chez Lacan. C'est à vérifier, puisque Lacan, à un moment de sa thèse, évoque l'histoire de la psychose avec ses remaniements dialectiques. Baignant dans l'atmosphère jaspersienne, Lacan réintroduisait du sens dans la psychose, et de façon d'ailleurs différentielle. Dans la thèse de Lacan, il y a une clinique différentielle des psychoses selon leur caractère sémantique. La paranoïa est la psychose la plus sémantique et, par là, la plus dialectique. Puis il y a tout un échelonnement jusqu'aux démences et aux maladies neurologiques qui sont foncièrement non dialectiques et non sémantiques. Quand Lacan arrive à la paranoïa, il dit - puisque toute la thèse est faite pour montrer que là ça fait sens - que l'histoire de la paranoïaque Aimée fait sens à travers ses différents remaniements dialectiques. Mais laissons ce point de côté et disons qu'il y a des cas de névroses dédialectisées. Il ne faut pas que ce soit là une solution verbale. Il faut préciser cliniquement. Qu'est-ce que ce serait que cette idée de la névrose comme noyau dur de la clinique? Ce qui est évoqué à travers ça, c'est, me semble-t-il, le concept oedipien de la névrose. L'idée de voir dans la névrose un noyau dur, c'est la notion que la névrose oedipienne nous donne un repérage sûr. Alors, quand nous voyons apparaître, sous des masques différents, le rapport de tension entre l'objet que vise le désir et l'obstacle qui se présente comme une dialectique aboutissant à désirer l'obstacle du désir plutôt que l'objet visé, nous avons alors là nos poignées. C'est la notion de névrose oedipienne qui est là pour nous prégnante, qui constitue effectivement ce noyau dur, et cela pour Freud lui-même qui est arrivé petit à petit à ce noyau, qui est arrivé à le condenser. Corrélativement, il y a quelque chose que nous pouvons appeler la psychose freudienne. C'est implicitement ce que Lacan désigne, dans ces années auxquelles François Leguil a fait allusion, quand il parle de psychose lacanienne pour tel cas. Ca veut dire qu'il y a des psychoses freudiennes. Schreber est un cas de psychose freudienne. Pourquoi est-ce une psychose freudienne? Parce que c'est, si je puis dire, une psychose oedipienne. C'est une psychose néo-oedipienne, c'est-à-dire une psychose qui fait sens avec l'OEdipe

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de Schreber, qui est du même tenant. A cet égard, c'est une catégorie clinique extrêmement forte, par quoi on peut saisir les psychoses corrélatives. C'est quoi ces psychoses corrélatives? Ce sont des psychoses qui parlent de l'OEdipe sous une autre forme. Elles sont, si je puis dire, à thème oedipien. Il y a un passage de Freud qui m'a toujours frappé dans son cas de possession démoniaque au XVIIe siècle, qui date de 1923. C'est un passage où l'on voit la relecture que Freud fait lui-même du cas Schreber à la lumière du complexe d'OEdipe et du complexe de castration. Je ne sais pas s'il y a beaucoup de passages comme celui-là, mais, en tout cas, celui-ci m'avait illuminé. Freud évoque le statut du Diable qui est aussi Dieu, qui se réfère au père, etc., et il dit: "Parmi toutes les observations qui concernent la vie mentale des enfants que la psychanalyse a pu faire, il n'y en a sans doute aucune qui paraisse aussi dégoûtante et incroyable à l'adulte normal, que l'attitude féminine du garçon envers le père et le fantasme qui en dérive, celui d'être enceint. C'est seulement depuis que Daniel Paul Schreber, président du tribunal de Saxe, a publié l'histoire de sa maladie psychotique et de sa guérison presque complète, que nous avons été capables de parler de telles choses sans nous gêner et sans avoir besoin de nous excuser." Freud considère donc que la preuve du complexe de castration et du complexe d'OEdipe est apportée par Schreber. Ce n'est pas seulement la vieille thèse de l'inconscient à ciel ouvert. C'est l'OEdipe à ciel ouvert et, au fond, dans le réel. C'est ça que veut dire cette psychose freudienne. Nous apprenons que Schreber, à l'âge de cinquante ans, est devenu tout à fait convaincu que Dieu - qui a, notons-le en passant, beaucoup des traits de son père - "avait conçu la décision de le châtier et de l'utiliser comme une femme, afin de produire une nouvelle race qui serait née de l'esprit de Schreber. Dans sa révolte contre cette décision de la part de Dieu, qui lui semblait hautement injuste et contraire à l'ordre des choses, il tomba malade, présenta des symptômes de paranoïa qui, néanmoins, au cours du temps, disparurent, ne laissant que quelques traces derrière. Cet écrivain si doué pourrait difficilement avoir deviné qu'en faisant la chronique de son propre cas, il avait mis en lumière un facteur pathogène typique." Ce texte de 1923 nous montre bien la corrélation de la névrose freudienne et de la psychose freudienne sur le thème oedipien et sur le pivot de la castration. Il est clair que Lacan introduit une catégorie pratique de psychose, qu'il a baptisée à l'occasion la psychose lacanienne, et qui ne se repère sûrement pas à partir de la névrose. Le diagnostic est beaucoup plus porté à partir de critères de Clérembault ou, en tout cas, à partir de troubles du langage, et pas du tout à partir de l'émergence de thèmes familiaux. Autrement dit, voilà une notion de psychose lacanienne dont on peut dire qu'elle implique aussi une certaine idée de névrose lacanienne. Il est certain que si on a le concept freudien de névrose, on a vraiment, dans le champ clinique, une très large zone à l'extérieur. Qu'est-ce qui donne l'impression, dans cette zone où nous avançons, où nous nous sommes avancés en reprenant le sinthome de Lacan, que nous nous situons dans la sphère des voies de passage d'une structure à l'autre? Il faut tout de même bien voir que ça ne veut rien dire s'il s'agit des voies de passage de la névrose freudienne à la psychose freudienne, et retour. A ce moment-là, la voie de passage est inconcevable. Mais alors, qu'est-ce qui nous donne ce sentiment que là nous avançons dans une zone où une voie de passage est ouverte? C'est que quand nous sommes dans le cadre de la névrose ou de la

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psychose freudienne, nous avons une référence claire, à savoir qu'il y a l'Autre et que, dans l'Autre comme lieu du signifiant, il y a le signifiant de l'Autre comme Autre de la Loi. Ce signifiant du grand Autre de la Loi, c'est le Nom-du-Père, et cela correspond à la névrose freudienne. La formule corrélative de la forclusion, c'est alors qu'il y a en effet l'Autre du signifiant, mais que ce point du Nom-du-Père est vide. Il n'y a même pas la trace de sa cicatrice. On peut discuter, mais enfin, c'est effectivement différent de toute notion de carence. La forclusion veut dire qu'on ne repère même pas cette absence. On la repère seulement quand on superpose les coordonnées précédentes. Evidemment, il faudrait maintenant écrire ce qui en apparaît dans le réel, mais je m'en tiens au plus simple. Tant que nous avons ce schéma lacanien de la névrose et de la psychose freudiennes, la problématique des voies de passage est foncièrement contraire. Ca implique qu'il y a un Autre de l'Autre. Mais quand le point de repère change, c'est-à-dire quand les choses s'accrochent foncièrement au signifiant de l'Autre barré, alors, dans tous les cas, cette différence de structure s'évanouit. Qu'il n'y a pas d'Autre de l'Autre implique de barrer S(A1), et de se poser la question de ce qui vient occuper cette place. Ce qui vient l'occuper devient la problématique des suppléances névrotiques et psychotiques en ce même point. Tout ce qui va d'une façon très complexe se développer par la suite chez Lacan, est tout de même foncièrement conditionné par S de A barré, signifiant du manque dans l'Autre qui met aussitôt en question le statut de la métaphore paternelle, et qui contient déjà en soi-même les formulations les plus extrêmes de Lacan des années 70, à savoir que "tout le monde délire". Le tout le monde délire est déjà conditionné par ça. Cette phrase paraît dans l'année 78 et il est difficile d'aller plus loin que ça. En même temps, on peut dire que ce point s'articule déjà avec l'idée de discours. Il y a différents modes discursifs d'occuper, de mettre en valeur, de mobiliser, de combler, d'exploiter un manque. En définitive, le signifiant d'un manque dans l'Autre, le il n'y a pas d'Autre de l'Autre, peut se décliner aussi bien, vous le savez, comme le il n'y a pas de rapport sexuel. Il n'y a pas de rapport sexuel, notamment celui que promet la métaphore paternelle. Donc, les discours sont bien déjà présentés comme des modes de suppléance du non-rapport sexuel. Cette problématique de la suppléance, si on la voit dans toute sa généralité, elle emporte tout à partir de cette date. Elle emporte, en particulier, le pilier freudien normal. C'est ce qui va faire l'interrogation, à l'occasion ironique, de Lacan sur le statut du normal, et cela jusqu'à considérer, par rapport à la psychose où le sujet ne se met pas dans l'habillage commun de S de A barré, que le vrai normal, au fond, c'est le psychotique. C'est le vrai normal dans la mesure où il est directement confronté, sans médiation, avec S de A barré. Il faut donc dédramatiser la question des voies de passage. En effet, si on fait intervenir la question des voies de passage à partir du premier schéma, on perd la tête, et si on la fait intervenir dans le second schéma, on s'aperçoit alors qu'elle est de structure. Ca n'implique pas, pas plus qu'on a à confondre les différents types de discours, qu'on ait à confondre les différents types de suppléances. Disons, grosso modo, que la suppléance névrotique est discursive et que la suppléance psychotique dans toutes ses variantes n'est pas discursive. Nous avons là un critère différentiel post S de A barré. Ca demande de prendre avec précaution les termes de psychanalyse des

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psychoses. Je remarque d'ailleurs qu'on ne se presse pas d'employer ces termes dans les titres des Journées d'étude, etc. On a bien l'idée d'un rapport qui s'établit avec un analyste, mais on s'arrête juste avant de classer ça purement et simplement dans les termes de psychanalyse des psychoses. Quand on ne s'arrête pas, nous tombe dessus toute la problématique de la fin de l'analyse, de la traversée du fantasme dans les psychoses, qui est un peu l'application automatique de psychanalyse des psychoses. Etre un peu en deçà des termes de psychanalyse des psychoses maintient un peu à distance une problématique que l'on n'a jamais vue traitée, de façon convaincante, comme homologue à la névrose. Personne n'a jamais essayé ça. Lacan lui-même s'arrête au terme de traitement. Il ne s'agit pas de "Question préliminaire à toute psychanalyse possible des psychoses". Quant au terme de névrose lacanienne, il peut paraître abusif. Il me semble pourtant que, simultanément à la psychose lacanienne, il y a une élaboration lacanienne de la clinique des névroses qui ne colle pas littéralement aux catégories freudiennes de la névrose. Peut-être pouvons-nous passer maintenant au débat sur cette perspective, puis aux autres débats qui ont eu lieu la semaine dernière.

LEO BLEGER : - Pourriez-vous préciser le dialectique et le non-dialectique à propos des quatre discours?

J.-A. MILLER : - Je n'ai fait que donner un écho à la proposition de la dialectique dans la névrose. L'opposition du dialectique et du non-dialectique rebondit, chez Lacan lui-même, comme l'opposition du discours et du hors-discours. Dans les quatre discours de Lacan, il y en a un qui est spécifiquement celui de la névrose. Dans quelle mesure alors, les autres sont-ils cliniques? Dans quelle mesure ces quatre discours existent-ils simultanément chez le sujet? Dans quelle mesure sont-ils des discours aussi pour les névrosés? Tout ça peut se moduler, mais enfin il est certain que le paranoïaque est tout à fait habilité à fonctionner dans le discours du maître, ou plutôt à la place du maître, ce qui n'est pas la place conforme. La place conforme du discours du maître est ce qui fait place à l'esclave et qui le met au travail. C'est donc par une torsion spéciale que l'on peut se poser comme le maître. Mais évidemment, il n'est pas sûr que ça fasse lien social pour le maître. C'est bien toute la question. Le discours du maître est un lien social du point de vue de l'esclave, mais toute la question est bien celle, sempiternelle, de la société des maîtres. Tout l'argument hégélien, c'est justement qu'il y a une relation non réciproque. L'esclave, lui, il est bien dans une relation sociale, mais le maître ne l'est pas. N'oublions pas cette proposition de Lacan comme quoi le psychotique c'est le maître. C'est le maître dans la cité des discours, ce qui est d'ailleurs tout à fait conforme à la caractérisation lacanienne du psychotique comme homme libre. L'esclave n'est pas l'homme libre. Celui qui est l'homme libre, et chez Hegel lui-même, c'est le maître. Il est libre et c'est cela même qui le retranche de l'humanisation par le travail et par le lien social. Je pense qu'on a là à faire se répondre les termes de dialectique et de discursif, à condition que ce dernier soit envisagé du point de vue du sujet dans chacun des discours.

F. LEGUIL : - Chez les Anglais, le mot de borderline disparaît complètement pour réapparaître à la fin des années 30, à partir de l'oeuvre

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d'Abraham. On suppose que dans la classification ou la nosologie pathologique sur les différents stades, quelque chose doit être distingué, dans la clinique de l'analité, entre la phase dite de rétention et celle d'expulsion. Il y a alors là quelque chose qu'on appelle la ligne de division. Les théorisations qui nous apparaissent comme celles qui tiennent, sont plutôt accrochées à cela.

J.-A. MILLER : - Je crois que nous avons absolument besoin que vous nous fassiez un historique sur ce point, même s'il est rapide, afin que l'on retrouve les différentes couches d'élaboration, avec le sommeil de la catégorie jusqu'à son réveil. Est-ce que vous pourrez, la semaine prochaine, nous faire le point là-dessus?

F. LEGUIL : - Oui.

HUGO FREDA : - J'attire l'attention sur le fait qu'en général on parle des névroses et des psychoses, et que peut-être, à propos du borderline, on pourrait distinguer entre névrose, psychose et perversion. Ce qui apparaît entre la névrose et la psychose comme une différence tout à fait précise, n'apparaît pas dans la perversion. Dans la perversion, il y a des points qu'on ne peut pas modifier. Pas question, par exemple, de toucher à l'homosexualité. Tout est possible à remanier mais la question elle-même de l'homosexualité se maintient comme telle, et même comme une pratique. C'est un fait d'expérience.

J.-A. MILLER : - On a du mal à faire entrer chez nous cette catégorie du borderline, dans la mesure où l'usage même du terme de psychose chez les Anglo-saxons est quand même beaucoup plus lâche que le nôtre. Le noyau psychotique est une idée qui est complètement étrangère à cet abord-là. La psychose généralisée serait un abus, bien que ça ait une parenté avec notre Autre barré. Si on voulait tirer dialectiquement, d'une façon hégélienne, la vérité des erreurs, on pourrait dire que l'Aufhebung du noyau psychotique, c'est S de A barré. Ceci dit, ce n'est pas la même chose de l'écrire ainsi et de le dédramatiser ainsi. Dans l'idée de borderline, même floue, il y a bien la notion de psychoses qui ne se déclenchent pas. Elles ne se déclenchent pas à notre sens à nous. Ce sont des sujets où l'on ne reconnaît pas la névrose freudienne bien structurée, avec ses grands piliers qui soutiennent le temple. Mais ce sont en même temps des sujets qui ne reproduisent pas ce qui est la psychose freudienne. Nous pouvons, nous, y reconnaître un certain nombre de suppléances, c'est-à-dire - et c'est en cela que Joyce est un borderline - une psychose compensée. Nous pouvons aussi trouver des psychoses cachées par l'alcoolisme. Voilà autant de cas qui sont éventuellement des borderlines, c'est-à-dire des cas qui ne deviennent pas francs dans leur clinique freudienne. Qu'est-ce que serait, au moins, les névroses lacaniennes? On appelle freudienne une névrose lacanienne où le symptôme prend figure de père. Par contre, il y a éventuellement d'autres névroses lacaniennes où le symptôme n'a pas franchement l'allure de père. Question: comment distinguer la névrose lacanienne de la psychose lacanienne? Ca montre des limites et le fait qu'on soit un peu gêné avec la problématique de la suppléance. D'autant qu'il y a des psychoses qui sont beaucoup plus franchement oedipiennes qu'un certain nombre de névroses. Après tout, il y a quelque chose du père dans la psychose

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de Schreber. Freud dit quand même que le dieu de Schreber a quelque chose à voir avec son père. Ce n'est pas la position de Lacan, qui dit que le dieu de Schreber a au contraire certainement quelque chose de sa mère. Ce n'est évidemment pas une contradiction complète, puisque Lacan dit que la place symbolique de ce dieu est quand même foncièrement la place paternelle, c'est-à-dire la place du laisser-tomber paternel. Ca ne dit rien de l'aspect de la figure qui occupe cette place.

J.-J. GOROG : - Juste un mot, à la suite de Fréda, pour indiquer qu'il existe un courant dans l'IPA qui traite la question des borderlines à partir de la perversion. C'est par exemple illustré par Nicolas Abraham quand il fait son commentaire sur l'homme aux loups: tous les points-limites évocateurs de la psychoses y sont traités comme relevant de la perversion.

J.-A. MILLER : - C'est là, en effet, un chapitre particulier de la clinique qui relève des élaborations cliniques psychotiques. Nicolas Abraham avait un intérêt tout à fait spécial à traduire la psychose en termes de perversion.

DOMINIQUE MILLER : - J'ai été frappée, en relisant La Relation d'objet, de voir comment Lacan traite la question de la phobie, à savoir qu'il la traite justement comme une suppléance. Il y a une limite, avec toujours la recherche d'un quatrième terme ne se suffisant pas du père comme troisième temps. Lacan, faisant référence à Léonard de Vinci, pose l'agneau comme ce quatrième terme et comme étant une représentation de la mort.

J.-A. MILLER : - C'est entre phobie et psychose. Ca nous ramène à l'indication de Lacan sur la phobie comme carrefour clinique. A cet égard, la phobie est comme un index qui pointe vers la "carence" paternelle ou la "carence" de la métaphore. La phobie déjà, en tout cas dans l'enseignement de Lacan, nous présente l'élaboration d'une suppléance. Le cheval de Hans est un symptôme transitoire qui, à la place du père, emprunte en plus des éléments maternels. C'est un petit peu le contraire de la psychose schrébérienne qui, pour fabriquer son dieu, emprunte, à la place de la mère, des éléments paternels. Si on voulait faire un parallèle, on pourrait peut-être le trouver dans cette direction.

D. MILLER : - Evidemment, on ne connaît pas l'issue de cette phobie, ni de quelle névrose relevait Hans. Quelle est la structure de Hans à l'issue de cette phobie?

J.-A. MILLER : - Le point tournant de notre réflexion est accompli dès que cette catégorie émerge. C'est une clinique qui est unifiée par son manque central, et qui se retrouve aussi, en définitive, dans les quatre discours de Lacan. Pour le Lacan qui parle des noeuds borroméens, la névrose, c'est les trois ronds disjoints. Après, on a des modes de raboutage différents. Mais à l'époque de la "Question préliminaire", on a quoi? Le schéma R, c'est le schéma de la métaphore paternelle. C'est le schéma qui montre comment, de chaque côté d'un axe, le Nom-du-Père a pour répondant le phallus. C'est une schématisation de la métaphore paternelle. Le schéma I, lui, est la schématisation de l'échec de la métaphore paternelle. C'est concomitant et

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cohérent. On a donc un schéma qu'on pourrait dire normal, qui est celui de la métaphore, et on a ensuite le schéma de son détraquage, de son dysfonctionnement. Là, c'est une clinique qui est tout à fait différente d'une clinique centrée sur un manque et autour duquel on voit se disposer des formes de suppléance comme vous avez dans les discours. Dans les quatre discours, vous n'avez pas le bon discours et puis ceux où ça dysfonctionne. On aurait alors le discours du maître au centre et puis les trois autres qui tournent autour. Le discours du maître est lui-même un des discours qui tournent autour du non-rapport sexuel. Vous avez donc une tout autre gravitation de la clinique. Elle est, si l'on veut, beaucoup plus égalitaire. Il y a une égalisation de la clinique, alors qu'elle est quand même fondée sur une bipartition fondamentale dans la "Question préliminaire". La question est de savoir si nous pouvons faire tourner les catégories cliniques, avec la même rigueur qui est celle des discours, autour d'un manque central. Lacan a sans doute cherché quelque chose comme ça avec les noeuds disjoints et leurs différentes façons de s'accrocher. Nous reprendrons cette question. Moi, je suis ravi que nous soyons toujours dans le registre de la première phrase de l'intervention de François Leguil: "Il n'y a pas mal de choses qui sont pour nous un peu nouvelles, ce qui fait qu'il est bien vrai qu'on n'y voit pas grand chose." A la fois prochaine.

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XVI

LA CLINIQUE DIFFERENTIELLE DES PSYCHOSESSEMINAIRE DE D.E.A. DU 19 NOVEMBRE 1987

Je vous dirai très sobrement que mon ami Jean-Pierre Changeux - je dis mon ami parce que je ne vois pas pourquoi je ne serais pas l'ami de quelqu'un qui se veut mon ami - m'a fait téléphoner pour participer à un débat avec lui. Il a apparemment gardé un bon souvenir de l'entretien assez long qu'il avait eu, il y a quelques années, à Ornicar? Cet entretien était d'ailleurs une idée d'Eric Laurent. On avait questionné Jean-Pierre Changeux sur les fondements de sa pratique, et on avait en même temps essayé d'apprendre, avant que ça ne soit répandu dans la presse, où en était la science moderne du cerveau. Il s'agissait d'un entretien où on peut dire que l'on avait été actifs, mais où on peut dire aussi qu'on avait baissé les bras, puisque nous n'étions pas là pour le convaincre, mais pour apprendre et pour faire le tour de ses recherches. Ce qui est sympathique chez Changeux, c'est que sa pratique effective est celle d'étudier un morceau de bidoche dans tous ses détails, et puis, ensuite, d'essayer d'extrapoler. Pour cela, il faut bien qu'il ait recours aux grands systèmes de pensée qui ont eu cours dans l'histoire. Lui-même me disait qu'il lisait Wittgenstein avec grand intérêt. Ca fait qu'il a dû penser qu'il trouverait de nouveau en moi un interlocuteur complaisant. Je dis complaisant parce qu'André Green, qui n'en manque pas une, avait éprouvé le besoin, une fois que L'Homme neuronal était sorti en volume, de faire un compte-rendu détaillé, pour s'indigner du fait que des élèves de Lacan, interrogeant Changeux, n'aient rien eu à rétorquer à ses conceptions, et pour dire que cela était normal, ces derniers n'ayant aucune idée de ce qu'est le psychique. Je dois dire que j'avais seulement feuilleté l'article de Green que j'ai relu pour cette occasion. A la fin de cet entretien avec Changeux à Ornicar?, je lui avais proposé comme titre: L'Homme moléculaire ou L'Homme neuronal. C'est L'Homme neuronal qui lui avait plu, et puis l'éditrice, Edith Jacob, lisant Ornicar?, avait appelé Changeux pour lui dire de faire un livre avec ça, et ça a été, il y a deux ou trois ans, un best-seller grâce à l'émission de télévision Apostrophe. On peut donc dire que Changeux me considère d'un bon oeil. Ce débat où il m'a invité était organisé par une fondation qui s'appelle Saint-Simon et qui organise des cours de formation permanente pour les plus hauts dirigeants de l'industrie française. Ca se tenait dans les locaux de L'Expansion. Il y avait là une cinquantaine de personnes, parmi lesquelles le PDG d'une entreprise dont on parle beaucoup cet an-ci. Je suppose qu'il était là pour avoir une idée de l'opportunité de gagner de l'argent grâce aux choses que fabrique Changeux. Je crois que la première partie de l'exposé de Changeux était la reprise de ce qu'on avait entendu dans un exposé public au Collège de France, mais complété par quelques données nouvelles. Mais enfin, ce qui émoustillait l'assistance, c'était, comme le disait un futurologue qui présidait la séance, le point de vue de "notre ami psychanalyste". Il disait qu'il y avait "une atmosphère assez détendue entre Jean-Pierre et Jacques-Alain"... Je ne sais pas trop raconter cela, les bras m'en tombaient, mais enfin ça tombait très bien pour expliquer que, de notre point de vue sur la pathologie, la notion de liberté ne pouvait pas être tout à fait éliminée. J'ai quand même dit à Changeux qu'il

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aurait du mal à trouver le neurone de la liberté. Mais Changeux, après tout, ne reculerait pas devant l'idée que ce soit possible. C'était donc de très loin que tout ça pouvait être abordé. Il s'est souvenu, dans l'entretien d'il y a deux ou trois ans, d'une question que je lui avais posée, à savoir: comment, par la parole, je pouvais le faire rire, le mettre en colère, l'émouvoir? Il a donc donné sa réponse: quand vous parlez, c'est enregistré par mes neurones qui lâchent alors un phénomène électrique puis chimique. Changeux retraduit donc en termes neuronals. C'est pour lui le seul mode d'être qu'il reconnaît pour tout phénomène qui se produit chez l'homme. Ca se retraduit, de toute façon, en termes neuronals. Mais, du coup, il reconnaît l'effet de la parole via le neurone. Il admet donc que, grâce à de la parole, on peut modifier l'état neuronal. On peut modifier l'activité neuronale à travers la parole. Il considère donc qu'il est ouvert par là à la psychothérapie et à la psychanalyse. Il mettait beaucoup d'efforts à se rapprocher, et cela bien qu'il y ait d'autres informations qui disent que là où il y a un pouvoir institutionnel effectif, il fait la chasse aux psychanalystes.

ANNIE STARICKY : Je pense que vous êtes le seul psychanalyste à qui il reconnaisse la parole.

J.-A. MILLER : - Qu'est-ce qui se passe dans son cadre institutionnel?

A. STARICKY : - Eh bien, dès qu'il s'agit de psychanalyse, il dit que ça n'a finalement aucun intérêt.

FRANCOIS LEGUIL : - Il y a trois ans, il a fait une sortie qui a été jugée, par les médecins présents, très au-delà de ce que les médecins se permettent quand ils s'expriment sur ce sujet.

J.-A. MILLER : - Oui, il avait distribué un de ses exposés aux chefs d'entreprise, exposé où il y avait cette phrase, que j'ai d'ailleurs citée: "La révolution moléculaire est en marche." Dans la dernière proposition était noté que tout cela ne l'intéressait pas. Il y avait l'expression de charlatans de l'inconscient, que j'ai aussi citée. Il y a là quelque chose qui est effectivement contradictoire, puisque voisinent avec ça une sorte d'attention et le fait que ce soit lui qui soit venu me chercher. Ca ne m'a pas empêché de rappeler qu'il était physicaliste, que sa pensée s'inscrivait dans l'histoire du mécanisme depuis Descartes, que c'était un mécanisme organiciste, que Descartes, à côté du mode d'être de l'étendue, réservait l'âme, et que donc lui, Changeux, était cartésien sauf pour le cogito et pour l'âme. J'ai rappelé également que la révolution scientifique du XVIIe siècle, pour ce qui est de la problématique de la causalité, s'était fixée chez Kant, et qu'en débattant avec lui, j'avais l'impression très borgésienne qu'on refaisait indéfiniment un débat où d'innombrables penseurs nous avaient précédé, où d'autres innombrables penseurs nous suivraient encore, et que tout cela restait pris dans le cadre de l'antinomique ancienne. J'ai été quand même jusqu'à évoquer la possibilité que, même si on parle en termes de cause et d'effet, il y a des rapports de cause à effet au niveau sémantique, au niveau du sens, et qu'il faudrait reconnaître à la causalité sémantique une consistance propre, à savoir qu'il y a, à ce niveau-là, des lois qui peuvent être étudiées par elles-mêmes, et que postuler par après

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leur traduction en termes neuronals, n'était qu'un acte de foi, puisqu'il ne pouvait en tout cas, lui Changeux, que le dire et rien en montrer. Il y avait donc cette retraduction neuronale de Changeux, et puis il y a eu aussi la retraduction effectuée par les étudiants P.D.G. Eux, ils avaient tendance à retraduire ça en termes de management. Ca introduisait évidemment quelques confusions dans le débat. Les exemples qu'ils prenaient pour comprendre ces phénomènes - les problèmes de l'attention et de l'inattention, ça les occupe - étaient du genre : Eh bien, ma secrétaire, quand elle tape, elle pense à autre chose, alors elle fait des fautes. Ou bien: Le balayeur, quand il balaye, etc... Je me suis réfréné mais je dois dire que cette discussion sur les secrétaires et les balayeurs de la part de P.D.G. réveillait chez moi quelque irritation. Vous vous souvenez de la discussion de la semaine dernière, où j'avais spécialement mentionné le point de vue de François Leguil qui avait fait une recension des livraisons récentes de la Revue française de psychanalyse consacrée aux psychoses - texte destiné à paraître dans "Le cabinet de lecture" d'Ornicar? et qui peut nous donner notre point de départ pour aujourd'hui. Au fond, on n'a jamais mis en débat les articles d'Ornicar? dans ce séminaire, et ça peut être là l'occasion d'une première fois, puisqu'il y a, semble-t-il, une inquiétude sur le point de savoir si ça ne serait pas trop virulent contre notre collègue de l'IPA. Vous-même, qui êtes un peu incertains là-dessus, vous vous demandiez si votre ton n'était pas trop sévère. Les auteurs qui publient dans Ornicar? sont évidemment tout à fait libres de leur point de vue, mais, en dépit de cela, on est quand même persuadé que tout ça est coordonné et voulu, ce qui fait que ça engage notre responsabilité. De toute façon, on imputera tout ce qui est dit à la Cause, à cette maudite Cause. C'est donc l'occasion de nous poser la question de savoir si c'est ainsi qu'il faut s'adresser aux autres. Il est d'ailleurs possible, dans les temps qui viennent, qu'il y ait une petite renaissance de polémique interne. Il y a quand même eu l'initiative qui visait à présenter les activités des différents groupes dans le même volume, et qui n'a eu, d'ailleurs, que la collaboration de peu de groupes. Mais enfin, ça existe, et c'est aussi sans doute destiné à réveiller les questions de fond sur les partages de groupes, c'est-à-dire sur les séances courtes ou les séances standards, sur qui sont les vrais psychanalystes, et quelle est la différence entre les lacaniens et les autres. Ce sont des questions un peu assourdies et il y a peut-être une tentative pour les réveiller. En tout cas, la SPP s'est promis de faire un livre blanc pour montrer ses mérites, en expliquant que si on voulait vraiment être sûr de son coup, c'était là qu'il fallait aller, c'est-à-dire se méfier des autres qui ne sont pas garantis par eux. Je ne sais pas s'ils feront ça vraiment ou s'ils jugeront sagement qu'il vaut mieux laisser tomber. Evidemment, ils subissent une certaine pression due à l'activité de diffusion des lacaniens. Il y a la nôtre, à travers un certain nombre d'organes, à travers les Journées de l'Ecole, ou encore par le Département de psychanalyse ou par l'Ane. Nous nous adressons à un vaste public et c'est en effet très contraire à leur tradition. Nous ne sommes pourtant pas les seuls, puisqu'il y a d'autres personnes de référence lacanienne qui essayent elles aussi de viser le public. Ca fait que cette SPP va peut-être être obligée, cahin caha, de remuer sa graisse pour parvenir à s'adresser également au public. De toute façon, il me semble qu'on assiste, dans tous les pays, à un ajustement de l'IPA pour tenir compte de notre existence. Ca a été le cas en Argentine: après avoir

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refusé pendant des décennies d'admettre des psychologues, voilà que, comme par miracle, depuis deux ou trois ans, ça a changé. D'autre part, il y a un fait nouveau dont Schnederman m'a averti il y a quinze jours: l'IPA américaine, qui était la plus fermée et la plus médicalisée, est entrée en rapport avec des associations de psychanalystes non-médecins qui sont très nombreuses aux Etats-Unis. Cette IPA américaine est entrée en rapport pour la première fois - c'est vraiment historique - avec ces groupements-là, particulièrement avec ceux qui doivent lui paraître les meilleurs, pour leur proposer un mode d'association avec elle. Ca apparaît évidemment comme une précaution, étant donné l'extension du lacanisme en Amérique latine. C'est comme ça que Schnederman le traduisait. Il doit en savoir quelque chose, puisqu'il a des contacts avec certains psychanalystes de l'IPA. Il y a donc un effort d'ajustement qui s'opère petit à petit. D'ailleurs, nous avons vu aussi la création d'associations d'histoire de la psychanalyse. Il y en a deux en France maintenant, dont une est directement orientée par la direction de la SPP.

COLETTE SOLER : - Le volume que la SPP a sorti pour son cinquantième anniversaire est assez amusant. Il est amusant parce qu'on y trouve tous leurs textes de fondation. On y trouve aussi la critique de Pichon sur Les Complexes familiaux, avec cette belle remontrance qu'on fait à ce brillant sujet qu'est Jacques Lacan, auquel on promet un bel avenir s'il arrive à se corriger un peu. On y trouve aussi une série de séances scientifiques, pas très intéressantes, mais dont une est un exposé de Lacan.

J.-A. MILLER : - Ca doit aussi, je suppose, se trouver dans le recensement que j'en avais fait dans Ornicar? On peut donc considérer que vraisemblablement, à partir de maintenant, dans les mois ou les trois ans qui viennent, il n'est pas impossible qu'il y ait de part et d'autre une reformulation sur le thème: Pourquoi sommes-nous? Qui sommes-nous? Pourquoi faisons-nous comme nous faisons? Il faudra, bien sûr, étudier ça de très près. Nous n'oublions pas que la pratique des séances courtes a été longtemps un trait particulier de Lacan. Dans la SFP, il était sans doute le seul, et puis ça s'est répandu progressivement dans l'Ecole freudienne de Paris. C'est quelque chose qui est ensuite devenu courant. Il y a à reprendre cette position de Lacan, puisqu'il est évident qu'on peut difficilement, vingt ou trente ans après, éluder un certain nombre de questions comme lui-même pouvait les éluder, les éluder de la façon la plus fondée puisqu'il n'en faisait pas du tout la propagande. Il n'a jamais fait de propagande pour cette façon de faire. Aujourd'hui où c'est devenu presque un néo-standard lacanien, il faut sans doute qu'on y revienne. Cela donne son horizon à notre réunion d'aujourd'hui. A cette occasion et sans plan préconçu, nous allons entendre comment l'un d'entre nous traite les efforts de la SPP concernant les psychoses. Nous pourrons donc discuter du fond et estimer en même temps les modes de l'adresse.

FRANCOIS LEGUIL : - Vous voulez que je lise ça?

J.-A. MILLER : - Mais oui!

F. LEGUIL : - Je me sens un peu pris au piège, parce que c'est écrit et que

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ce n'était donc pas fait pour que je le lise, moi. J'avais déjà une certaine crainte à ce que d'autres le lisent. Du coup, je suis dans l'embarras. Il faut donc que je m'explique rapidement. J'ai été, en effet, un peu surpris par le ton de ce travail que j'avais promis au "Cabinet de lecture"...

J.-A. MILLER : - Je dirai tout de suite que moi, à la première lecture, quand vous me l'avez donné la semaine dernière, je n'y ai vu aucun inconvénient. C'est plutôt votre propre inquiétude qui a fait me dire qu'il y avait peut-être là un problème.

F. LEGUIL : - Il y a trois choses qui me paraissent pouvoir expliquer ce ton. Je les dirai dans l'ordre croissant de leur importance. La première, et bien que je ne voudrais pas ici faire état d'un état d'âme, c'est quand même une certaine nostalgie du jeune homme frais moulu arrivant à Paris et rencontrant l'expérience de Vincennes, avec tout ce que ça pouvait comporter de courage polémique. Ca explique ce voeu de retrouver ce ton, sûrement pas perdu mais du moins un peu modifié. La deuxième chose, c'est que l'on est tellement dérouté par un langage différent du nôtre, que je me suis dit qu'il serait après tout plus rapide d'employer le ton polémique. C'est un reproche que je me suis fait d'une façon accentuée après la soirée de l'IRMA où j'ai entendu votre intervention et celle de Guy Clastres, interventions qui montraient qu'il y avait finalement une certaine efficacité à s'y prendre autrement, notamment à propos des associations que vous faisiez sur le travail d'Alfredo Zemuni, et en lançant - c'est Guy Clastres qui l'a fait - la discussion sur un concept des gens d'en-face, à savoir celui de la névrose narcissique. C'est donc un choix à faire, celui de discuter un à un leurs concepts et leurs différentes prises de positions. Moi, j'ai pris la solution de facilité en pensant que, à tout prendre, il était plus rapide de participer à un feu de batterie que de diligenter une ambassade. J'y suis donc allé un petit peu au canon. C'est un choix que j'ai fait, sinon d'une manière consciente, du moins d'une manière non impulsive, en lisant le commentaire qu'a fait Serge Cottet, dans le dernier numéro de L'Ane, du premier des seize articles de la Revue française de psychanalyse, et où il prend les choses par le même bout que Guy Clastres et vous-même, à savoir: quid de la jouissance, quid du refoulement. Serge Cottet, avant même que vous mettiez le projecteur sur le terme de rejet, note en effet qu'il y a un certain mésusage de ce terme par ces gens-là. Ca leur sert, à l'inverse de ce que nous cherchons, de contre-feu contre le concept de forclusion. Ca leur sert à traiter finalement les psychoses comme une zone inexplorée, en n'ayant pour l'instant à leur disposition que les concepts de déni, de castration et de rejet. C'est ce que fait Serge Cottet dans la page 22 de L'Ane. Je l'ai d'ailleurs cité dans mon texte. Ca rentre en résonance - je crois que vous en avez parlé hier dans votre cours - avec cette petite notation du "Compte-rendu du Séminaire de L'Ethique" qui est paru dans le numéro 28 d'Ornicar?, et où Lacan dit qu'à promettre au sujet le bonheur génital, c'est-à-dire à se donner comme clinique la seule possibilité d'une gradation d'une série d'accidents dans la course à cette génitalité, on ne fait que se prendre les pieds dans ceci, qu'il faut alors avoir recours à la perversion pour rendre compte de ce qu'il y a de foncièrement perverti dans toute jouissance. C'est cela que dit Lacan, et il me

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semble qu'on ne peut là que recommander le commentaire que fait Serge Cottet de l'article du nommé Racamier qui est le premier des seize travaux. La troisième raison qui expliquerait le ton de mon texte est une raison plus importante, c'est-à-dire beaucoup plus épidermique, et qui est que nous aurions tort de croire que ce genre de littérature, qui nous paraît confondante, n'a pas pourtant ses effets. S'en rend compte celui qui fréquente les institutions hors de la zone que nous protégeons, hors de la zone où l'excellence de l'enseignement de Lacan donne une efficace, sûrement pas à ce que nous faisons, mais à la manière dont nous en rendons compte. Il m'est arrivé de travailler dans des lieux hospitaliers qui fonctionnaient sur ce mode-là, et on a effectivement toujours une certaine surprise quand on se retrouve par après dans des institutions où on est obligé de côtoyer des gens de l'Institut. Donc, cette littérature est lue, elle est appréciée et prisée. Les bras m'en tombent et il faut bien reconnaître que je n'apporte là aucune sagesse. Je retrouve les mêmes indignations qu'il y a quinze ans. Je me demande ce qu'ils peuvent trouver là-dedans. Quand on discute avec eux, on voit que ça leur fait des choses. Il y a peut-être une explication. Lacan définit un athée comme quelqu'un qui ne se contredit pas. Eh bien, ces gens-là offrent un marché de contradictions...

J.-A. MILLER : - Où est-ce que Lacan dit cela?

F. LEGUIL : - Il dit cela dans une conférence qui suit celle de Yale, publiée dans les numéros 6-7 de Scilicet. Il dit qu'un athée est quelqu'un qui ne se contredit pas à tout bout de champ, ce qui est, stricto sensu, la reprise de l'Avenir d'une illusion, où Freud dit que c'est effectivement là-dessus qu'il faut faire porter notre effort: qu'est-ce que c'est que quelqu'un qui vise à essayer de ne pas se contredire? Eh bien, je crois que ces gens-là offrent la possibilité de ce maintien d'une position religieuse quant à la clinique, celle de quelqu'un qui accepte de se contredire à tout bout de champ, et qui confie la charge de déterminer le bon du mauvais, le bon du mauvais dans ce qu'il dit, à une instance qui ne dépend pas de lui. C'est une petite explication. Sachant que vous rappelleriez peut-être aujourd'hui que vous m'aviez demandé de parler, j'ai essayé un petit peu de me mettre ça en tête depuis hier soir, et je ne vois pas d'autres explications pour expliquer ce succès constant.

J.-A. MILLER : - Mais comment expliquez-vous plus précisément ce succès constant?

F. LEGUIL : - Ces gens-là offrent la possibilité d'une littérature où chaque chose peut être soutenue ainsi que son contraire, et où le lecteur n'est pas sommé de prendre position.

J.-A. MILLER : - Et nous, nous n'offririons pas ça?

F. LEGUIL : - Ecoutez, visiblement, ça ne nous va pas.

J.-A. MILLER : - Pour rendre compte de l'expérience analytique, c'est vrai qu'il faut offrir au moins la possibilité de dire aussi le contraire. Après tout, les mathèmes de Lacan ont une souplesse d'exercice...

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F. LEGUIL : - Ce n'est pas du tout ce que je voulais dire. Ce n'est pas comme ça que j'ai compris la phrase de Lacan. Vous-même avez montré que Lacan peut dire quelque chose qui rend absolument caduque la façon dont il en avait rendu compte dix ans auparavant. Il ne s'agit pas du tout de cela. Ce dont il s'agit, c'est qu'on puisse dire, dans un même texte, deux choses qui ne peuvent pas tenir ensemble, deux choses qui, au sein de la même conceptualisation, au sein de la même théorie, ne peuvent pas tenir le coup ensemble.

J.-A. MILLER : - C'est imbattable, ça.

F. LEGUIL : - Je crois que c'est cela qui explique le succès.

J.-A. MILLER : - Ca ne serait donc pas du tout la simplicité qui ferait là le succès rémanent de cette littérature?

F. LEGUIL : - Je crois qu'on appartient à un milieu où la simplicité suscite la haine. Je crois que c'est très clair.

J.-A. MILLER : - Par exemple, au sujet de la métaphore paternelle, le recours à la linguistique a surpris et choqué au moment où c'est sorti. Mais maintenant, trente ans après, tout le monde s'aperçoit que c'est extrêmement simple, robuste, freudien, et que ce n'est pas opaque. C'est vraiment un mécanisme simple.

F. LEGUIL : - Oui, mais aucun d'entre nous n'oserait dire, comme Sylvie Fort, dans le style d'inspiration qui alimente ces deux tomes, qu'il n'y a pas d'objet dans la psychose. La preuve, dit-elle, c'est que Freud dit que l'ombre de l'objet retombe sur le moi, et que donc, si c'est l'ombre, ce n'est pas l'objet. Ce sont là des choses qui nous consternent, et je n'ai pas réussi à surmonter cela, c'est-à-dire ce qui est quand même un mépris pour la chose écrite. Vous avez vous-même, dans la préface au volume de Michel Silvestre, indiqué ce que pouvait avoir de marquant, pour quelqu'un, le fait d'avoir d'abord démarré à l'Institut, pour ensuite rendre compte de comment il n'était pas ce qu'il aurait pu être. L'expérience que nous avons est, bien sûr, tout à fait différente et n'a pas réclamé le même courage. Nous avons cependant fréquenté, dans les institutions, des gens qui étaient éventuellement nos maîtres. Moi-même j'ai le souvenir d'avoir été un peu hypnotisé par quelqu'un dans un service où j'ai été interne dix ans après Michel Silvestre. Ce quelqu'un, qui se nommait Chazot, pouvait effectivement retenir l'attention par un certain brio, avant que l'on se rende compte de la forfaiture.

J.-A. MILLER : - Je crois que tout le monde attend maintenant que vous lisiez votre texte.

F. LEGUIL : - Vous voulez donc que je lise ça comme ça. Moi, je comptais que chacun le lirait et que personne ne m'en parlerait.

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[LECTURE DU TEXTE DE FRANCOIS LEGUIL: "LA PSYCHOSE DE L'INSTITUT"]

J.-A. MILLER : - Comme nous allons discuter de ce texte ici, on ne pourra évidemment pas dire que c'est seulement la responsabilité de François Leguil. Assumons donc ce qu'on nous impute. On nous impute un nous. C'est ça qui est frappant. Je m'en suis aperçu en lisant un bout de considération de Serge Leclaire. On lui a posé la question: quelle est la différence entre un psychanalyste lacanien et un autre? Et sa réponse c'est qu'il est fâcheux que même la référence à une théorie juste bouche l'écoute, et que la plupart des lacaniens ne sont finalement plus attentifs à l'inouï chez l'autre. "Pourraient-ils accepter que quelqu'un d'autre parle autrement d'autre chose?", dit-il exactement. Ceci ne vise pas le moins du monde les gens de l'IPA. L'occasion qu'il a eue de s'exprimer lui a servi, en fait, à dire que les lacaniens sont bouchés, et que leur mot d'ordre serait un "Là où Je était, Nous doit avenir." Ca, ça vise la Cause freudienne. Laplanche en fait autant dans une petite contribution sur le même sujet. Ce qui lui paraît honteux, c'est de travailler pour la gloire de la Cause. Ces gens-là, qui sont de la même génération, pensent décidément beaucoup à nous. On représente pour eux, pour eux travailleurs indépendants, une masse de zélotes de la Cause et un nous. Alors, assumons ici que nous sommes un nous et discutons de ce texte pour ne pas le laisser simplement à la particularité de François Leguil, qui pourtant n'a pas le style de tout le monde. Voyons ce texte à partir du nous.

A. STARICKY : - J'ai une question immédiate. Toute cette critique m'a énormément gênée dans le ton. Il me semble qu'une critique doit nécessairement porter la marque du discours dans lequel elle s'inscrit, c'est-à-dire du discours analytique.

J.-A. MILLER : - La marque du discours analytique...

A. STARICKY : - C'est-à-dire justement pas un nous.

F. LEGUIL : - Puis-je critiquer la critique, du moins dans sa formulation? L'ennui de cette critique que j'ai faite, c'est qu'elle aurait un ton un peu trop personnalisé et qu'elle ne porterait pas la marque du discours analytique. C'est ce que me reproche Annie Staricky. Je ne crois pas que nous pouvons exciper du discours analytique au niveau des tics de style que nous avons. J'ai essayé d'expliquer que c'est tout de même au titre d'une indignation qui n'est pas seulement vertueuse. J'ai essayé d'expliquer pourquoi ce ton m'est venu. Ce ton m'est venu parce que nous constatons que cette littérature agit, qu'elle sert de rempart extrêmement convenable à une pratique plus répandue qu'on ne pense, auprès, par exemple, des médecins, c'est-à-dire des psychiatres. On voit, dans la littérature qu'ils produisent, qu'ils s'accommodent plus volontiers de ce style. Le ton de mon texte n'était donc pas uniquement celui d'une indignation vertueuse.

PHILIPPE HELLEBOIS : - Je me demande pourquoi on refuserait un nous, que nous reprenons par ailleurs assez volontiers, à partir du moment où le ton

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de certains serait un peu trop flamboyant. A mon avis, il n'y a aucune raison. Je rappelle ça parce qu'il se trouve qu'à la rédaction de Quarto, on a eu, il y a quelques années, le même problème pour un article critique dont le ton apparaissait excessif à certains.

J.-A. MILLER : - C'est toute la question. Pourquoi n'y a-t-il pas de polémiste de talent de l'autre côté?

F. LEGUIL : - Je pense que pour rendre le débat léger pour chacun, on pourrait arrêter certains qualificatifs. Il me semble que ce ton-là pourrait être tout à fait critiqué mais pour des raisons de fond. C'est ce que j'ai essayé d'exposer dans mon préambule, à savoir qu'il y a effectivement une autre manière d'aborder ça. C'est un choix à faire. L'autre manière, c'est de montrer comment ils exercent la psychanalyse avec leurs concepts, puisque Lacan ne leur a jamais refusé ce droit. Ils ont une expérience qui est celle de la psychanalyse. Il faudrait alors montrer comment ils essayent d'en rendre compte et en quoi ça fait barrage. Il m'a semblé, à faire une très courte citation de tout ce qui se faisait dans Ornicar? depuis quelques années, que c'est ce qui est fait régulièrement dans Ornicar?, à savoir pourquoi, par exemple, un concept utilisé par Bion, ou par Marion Milner, vient, à un moment donné, faire obstacle à ce qui pouvait être entendu et à ce qui pourrait être promu d'autre dans leur expérience. Il me semble que c'est plutôt ce reproche-là qui pourrait être fait à mon texte.

J.-A. MILLER : - Est-ce que nous avons à réfléchir sur ce qu'on pourrait tirer de notre production si on y allait avec l'esprit qui anime ce compte-rendu? Il n'est pas certain que nous pouvons faire la même chose avec ce que nous écrivons. Ce n'est pas du tout certain.

D. MILLER : - Je crois que le ton de François Leguil, qui est, on peut le dire, un ton d'insulte, se justifie par les citations qu'il tire de ces deux ouvrages. Il me semble qu'on ne pourrait pas écrire un article critique sur nos thèses de la même façon, puisque nous ne portons pas de jugement moral sur la psychose comme le font ces gens-là. Je suis tout à fait surprise des citations que Leguil a données. C'est un euphémisme de dire qu'ils considèrent la psychose comme déficitaire. Ca va au-delà de ça. Je ne vois pas comment on pourrait s'y prendre autrement, je ne vois pas comment on pourrait avoir des arguments circonstanciés à partir des éléments que Leguil a donnés.

F. LEGUIL : - L'insulte, ce n'est pas ça. L'insulte, ce n'est pas dire à quelqu'un qu'il dit n'importe quoi. L'insulte, c'est dire à quelqu'un: vous êtes un...

MARIE-CHRISTINE HAMON : - Je crois qu'il serait très optimiste de penser que quelqu'un prenne la relève et fasse la même chose pour nous, la même chose que ce que François Leguil a fait pour eux. Le seul danger que je vois dans cet article, c'est qu'il puisse apparaître comme insultant et que par là il ne donne pas vraiment lieu à une polémique.

ALAIN GROSRICHARD : - Moi, j'apprécie beaucoup le ton. Ca m'a fait

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penser au ton qu'avaient les surréalistes dans les années 30 à l'égard des psychiatres. C'est tout à fait le ton de batterie de canons des surréalistes. Ca fait que l'on peut là être optimiste, puisque la réponse des psychiatres en question à l'égard des surréalistes, c'était de porter des diagnostics sur les surréalistes en les faisant rentrer dans les catégories que les surréalistes attaquaient. Il faudrait diffuser ça par voie d'affiches. Ce qui est surprenant dans le ton, c'est que ça s'adresse au lecteur d'Ornicar? qui est un lecteur...

J.-A. MILLER : - Qui est un lecteur comment?

A. GROSRICHARD : - Moi, j'en suis un, et je ne peux élargir à un nous. A propos du nous, je ne trouve pas que le ton de François Leguil fasse se fendre la société savante.

MARIE-HELENE BROUSSE : - Discutons l'argument qui serait que puisqu'on peut te faire la même chose, ne fais pas à l'autre ce que tu ne voudrais qu'il te fit. Non pas que l'on ne puisse aucunement critiquer, mais il me semble que l'influence de l'enseignement de Lacan a quand même réduit et épuré les termes dans lesquels nous rendons compte de l'expérience. On pourra, bien sûr, se moquer de nous pour l'obscurité de certaines formulations, pour le caractère répétitif de l'usage des catégories de Lacan, voire aussi pour la trop grande complexité de ses mathèmes qui tantôt servent à une chose et tantôt à l'autre, etc. Il y a tout un registre de critiques sous lequel nous pouvons facilement tomber. Etudions ça, et ça sera très bien. Mais le polémiste de talent que nous attendons de l'autre côté ne pourra pas toucher le même point.

LEO BLEGER : - Mais à qui s'adresse ce texte-là?

F. LEGUIL : - A vous.

J.-A. MILLER : - Ou ça s'adresse à nous qui sommes déjà convaincus, ou bien ça s'adresse aux autres d'une façon qui peut-être ne les dispose pas immédiatement à recevoir la critique.

F. LEGUIL : - Je donne ma réponse, probablement assez secrètement immodeste: ça s'adresse à vous pour que vous le leur fassiez lire.

L. BLEGER : - Il y a, d'une part, des citations que vous faites au début du texte et qui me semblent parler par elles-mêmes. Il suffit seulement de les donner, de les accumuler les unes à côté des autres. D'autre part, il y a une argumentation qui essaye de cerner un peu la logique ou la construction qu'ils se font sur la question des psychoses.

F. LEGUIL : - Ce qui est quand même frappant, c'est qu'ils ont transposé un certain nombre de choses qu'ils disaient dans les années 70 à propos des borderlines. Ils en ont radicalement radicalisé le caractère déficitaire. Ils ont transposé ça pour les psychoses, prenant acte de toutes les critiques qui ont été faites. Pas une seule fois la catégorie dite des borderlines est mise ici en cause. Elle arrive comme clandestine. Les pervers narcissiques de Racamier, c'est ce qu'il aurait appelé autrefois des borderlines. j'ai récemment fait

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l'expérience d'un milieu institutionnel où il y avait pas mal de personnes de l'IPA, et ça m'a rappelé des souvenirs que j'avais effectivement un peu mis de côté.

A. STARICKY : - J'ai là, sous les yeux, cette phrase de Lacan dans Scilicet: "Ma solitude, c'est justement celle à quoi je renonçais en fondant l'Ecole, et qu'a-t-elle à voir avec celle dont se soutient l'acte psychanalytique? - sinon de pouvoir disposer de sa relation à cet acte." C'est là que je situerais la question du nous.

C. SOLER : - D'abord une première remarque. Que nous disions nous n'implique pas qu'il y a le nous de l'énonciation. A un certain niveau, il me semble que le nous que nous constituons est un ensemble, et que, dans cet ensemble, il peut y avoir des objets forts différents. Ceci pour dire que je ne me trouve pas autorisée à contester l'énonciation d'un de nos collègues.

J.-A. MILLER : - Relevons aussi que ce nous est celui qu'on nous impute: un nous d'homogénéisation qui paraît effectivement abusif.

C. SOLER : - Il y a certainement un nous qui est à un autre niveau, à savoir le nous des références communes, le nous des évidences communes. Nous accordons peut-être trop de facilités à ces évidences communes. Ce n'est pas impossible. On pourrait faire une critique de nos productions à ce niveau. Ma deuxième remarque porte sur l'apport de François Leguil. Au premier abord, on peut dire qu'il y a deux aspects dans cet article. Il y a un premier aspect qui est certainement passionnel et qui fait réagir. C'est sensible dans la réaction que nous avons. Il y a cet aspect de pointer le doigt vers l'infâme. C'est un exercice pour lequel on a plus ou moins de goût ou plus ou moins de réceptivité. Puis il y a un autre aspect qui est plus proprement rationnel. Vous avez essayé tout de même de montrer que dans ce qu'ils racontent, non seulement au sein d'une même problématique, mais aussi au sein d'un même article, voire d'une même page, il y a des non-sens, des contradictions. Ces deux aspects - la dénonciation de l'infâme et la critique de l'incohérence - sont, me semble-t-il, liés. En effet, l'incohérence, quand on écrit dans un registre théorique, est une faute. Il me semble que se permettre les incohérences qu'ils se permettent est inadmissible. Il y a un registre de la critique que nous ne pouvons pas désigner autrement. C'est maintenant un mot qui est devenu un mot à tout faire, on l'emploie beaucoup. Mais néanmoins, ce que j'apprécie, c'est qu'on voit bien que ça se tient ensemble: une façon légère de parler du psychotique, voire une façon indigne de parler du psychotique, et l'incohérence rationnelle. Ce n'est pas juxtaposé, c'est la même chose.

VIVIANE GAUMONT : - Si on pense que cet article de François Leguil est une critique assidue, on peut attendre un retour de manivelle, du genre: vous en êtes un autre, etc. Or, c'est un travail qui porte sur un travail d'enseignement, et si Lacan a raison quand il dit que l'enseignant en position d'enseignant doit, contrairement à la position de l'analysant, savoir ce qu'il dit, il s'avère alors que François Leguil, en dénonçant qu'il y a des contradictions d'une page à l'autre, montre qu'ils ne savent pas ce qu'ils disent. A ce moment-là, ce n'est peut-être plus de l'ordre de la critique et ça peut avoir valeur

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d'interprétation. Si c'est une interprétation, le ton est alors très important. Dans ses derniers Séminaires, Lacan considérait le ton comme faisant partie de l'interprétation. Il s'agit alors d'une interprétation analytique, et on peut, en tant qu'Ecole, puisque l'analyste ne peut tout seul porter ce savoir, tout à fait s'associer à ce savoir-là et essayer de le porter avec François Leguil.

JEAN-PIERRE KLOTZ : - Je suis tout à fait d'accord avec ce que disait Colette Soler quant à l'importance du fait que l'énonciation n'est pas celle du nous. Le niveau du ton, c'est celui de François Leguil, et le repérage des inconséquences reste quand même très lisible à la lecture. Il faut aussi prendre en compte que ce n'était pas un texte fait pour être lu devant l'assemblée que nous sommes. Ca a produit un effet de potentialisation et de mise en avant du ton qui n'apparaîtrait peut-être pas de la même façon au niveau de la lecture. Par ailleurs, pour ce qu'il en est de la publication dans un organe de plus grande diffusion, je me demande quel est l'organe de grande diffusion où cet article pourrait être lu, puisqu'il se réfère à la Revue française de psychanalyse qui, pour ce qui en est de la grande diffusion, n'est pas tellement reluisante. Ce texte pourrait trouver sa place dans Ornicar? Pour ce qui est du nous par où ça pourrait être pris en compte, ça ne me choquerait absolument pas d'en faire partie.

JACQUES ADAM : - Je dois m'expliquer un petit peu pour le souci que j'ai eu au sujet du "Cabinet de lecture". C'est un souci presque institutionnel, à savoir que ça ferait innovation, que ça serait quand même un ton nouveau dans ce "Cabinet de lecture". Ca serait un peu une première. Notre souci à ce propos, dans ce "Cabinet de lecture", c'était, non pas que la critique est aisée et l'art est difficile, mais que l'on pourrait à nouveau s'engouffrer dans ce style-là pour quelques auteurs à venir. Sachant l'état de la publication psychanalytique, ça serait très facile, après l'article de Leguil, de s'engouffrer dans ce genre de critique de tout ce qui est l'IPA. A ce moment-là, le "Cabinet de lecture" s'épuiserait dans un seul style, au nom justement de l'éthique - position défendable et qui doit être la nôtre. Ca sera seulement: au nom de l'éthique, les autres sont mauvais. Il y a donc, à cause de ce ton, peut-être quelque chose de plus nuancé à trouver. Mais enfin, je ne voudrais passer ni pour le défenseur de l'IPA...

J.-A. MILLER : - ni pour le censeur d'Ornicar?

MARC STRAUSS : - J'ai trouvé le texte de François Leguil très rafraîchissant. Il est rafraîchissant parce qu'il actualise un peu l'actualité qui passe, et que ça nous permettra de parler d'autre chose que de l'egopsychology que nous continuons encore à critiquer de façon un peu systématique. Et puis, si jamais il y avait chez eux un polémiste qui ferait la même chose à notre propos, ce serait tant mieux. Tant mieux si ça nous amène à nous libérer un peu de cette pratique qu'il a évoquée. J'étais aussi d'accord avec la proposition d'Alain Grosrichard, à savoir de donner la plus vaste adresse à ce texte, en distinguant l'interlocuteur, c'est-à-dire les gens dont il parle et à qui il semble s'adresser. Ce n'est évidemment pas eux que nous allons convaincre, mais comme il y a quand même là, pour le coup, un ton qui tranche, ceux à qui il donne la leçon, c'est tous. C'est à la

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fois nous, les gens qui travaillent dans les institutions, et ceux qu'on appelle les "bacheliers" dans Scilicet. Un ton qui tranche, c'est ce qui portera dans ces milieux-là, et pas du tout les débats savants et émoussés.

J.-A. MILLER : - On ne va conclure là-dessus et peut-être faudra-t-il reprendre cette discussion la semaine prochaine. Je voudrais dire un mot tout de même, si tout le monde n'a pas déjà son manteau sur les épaules. Premièrement, moi, j'ai retenu ce par quoi François Leguil a commencé, à savoir le sentiment qu'il a que par rapport à ce qu'il entendait au Département de Vincennes il y a dix ans, la vieille polémique s'est chez nous assagie ou amortie. C'est une chose sur quoi il faut s'interroger. Est-ce que nous avons construit une bulle qui nous permettrait de ne rester qu'entre nous? Deuxièmement, je dirai que le mot d'infâme est un mot voltairien. Le mot d'ordre de Voltaire était "Ecrasons l'infâme!", par quoi il désignait l'Eglise catholique. Je suis d'accord pour considérer qu'à titre d'objectif stratégique, Ecrasons l'infâme est, quand il s'agit de l'IPA, un objectif tout à fait valable. Le seul débat est de savoir par quelles voies, dans le temps qui nous est donné, nous pouvons espérer nous rapprocher de cette finalité, c'est-à-dire de délivrer la psychanalyse de ce chancre qui est sur elle et qui a menacé quand même d'emporter la malade avant que Lacan n'intervienne. Troisièmement, sur la question du polémiste de talent, on peut quand même remarquer que ce qui vient plutôt de l'autre côté à notre égard, ce n'est pas de la polémique mais le silence et la diffamation à l'endroit de Lacan, sans parler du pillage de ses termes. Ca s'annonce aussi à notre égard, collectivement et individuellement. Il s'agit d'une diffamation allusive mais ça s'annonce. Il est hors de doute qu'en s'adressant à la personne morale qu'est l'Ecole de la Cause freudienne, on s'apprête, étant donné l'estimation assez générale de son "succès", à user contre elle des mêmes armes qu'on avait utilisées à l'égard de Lacan. Ce n'est donc pas par la polémique de talent qu'on a cherché à atteindre Lacan et qu'on cherche maintenant à nous atteindre. Quatrièmement, la méthode de François Leguil consiste à ne pas citer les noms, tout à fait comme Lacan le fait dans "La direction de la cure", où il s'adresse à un énonciateur qui est la psychanalyse aujourd'hui. Peut-être aussi que certaines incohérences viennent du fait que différents auteurs sont là exploités. On peut assez facilement obtenir des incohérences à partir d'un corpus, en empruntant des propositions à différents auteurs hétérogènes. Cinquièmement, la question du ton. On a pu dire: ton ton ne me va pas ou ton ton me va. Le ton est évidemment très en avant dans ce texte, ce qui pose alors la question de sa différence d'avec le fond. Ton ton ne me va pas mais est-ce que ton fond m'irait? C'est là que se pose quand même la question de la sélection. Il y a là 275 pages. Qu'avez-vous choisi? La question se pose. J'ai relevé, puisque j'avais le texte écrit, quel est son plan, son architecture. On distingue quatre parties. La première fixe le ton, et c'est tout à fait exemplaire du point de vue de la méthode rhétorique. Il y a d'abord l'exposé d'une position de bienveillance. Le scripteur lui-même se pose comme bienveillant, et ça fait valoir le deuxième moment de cette introduction, à savoir qu'il est atterré. Malgré toute sa bienveillance, il ne peut s'empêcher d'être atterré et indigné. Nous avons là un premier mouvement qui va de la bienveillance à l'indignation. La deuxième partie, c'est le florilège brut. On relève un certain nombre

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d'expressions et on les propose à l'indignation générale. Puis on a le diagnostic de ce florilège: la bêtise, pointée à l'aide de la citation de Lacan. La troisième partie, c'est la critique de fond. Ca représente, en fait, deux ou trois pages. J'y distinguerai deux parties. Premièrement, un certain nombre de transpositions qui viennent de Lacan et, deuxièmement, ce qui finalement vient de l'égopsychologie, avec la notation qu'il y a une double affirmation qui forme une contradiction, à savoir que pour eux l'exigence narcissique resterait majeure chez le psychotique, et que la psychose serait une véritable expression d'autarcie. Le fait que l'exigence narcissique soit contradictoire avec l'autarcie pourrait être développé mais je vais vite. Dans la quatrième partie, je distinguerai aussi deux parties. La première est ce que vous appelez le décervelage. C'est la notation qu'à partir du contre-transfert, on a un tas de propositions défensives contre l'effort pour rendre l'autre fou. Nous avons le psychanalyste aux prises avec son propre contre-transfert. La deuxième moitié de cette quatrième partie est un peu un retour au départ, à savoir une nouvelle critique virulente avant le bouquet final. Ce que je propose pour la fois prochaine, c'est que nous prenions la partie théorique, à savoir la question de la contradiction entre narcissisme et autarcie, et aussi la question de savoir si la théorie du contre-transfert permet de se diriger à l'endroit du psychotique. Je n'ai pas lu ces deux volumes - je les regarderai peut-être pendant la semaine - mais j'ai ouvert au hasard et je suis tombé sur l'article d'un certain Marcel Raclos: "Schizophrénie et psychanalyse". On a là un compte-rendu assez tranquille de comment, dans une institution, on essaye de faire avec des patients embarrassants, comment on les encadre.

F. LEGUIL : - Cet article, c'est le plus scandaleux! Vraiment! Je ne l'ai pas cité une fois.

J.-A. MILLER : - D'accord, mais je ne l'ai pas lu. Je tombe sur une proposition: "On ne saurait trop répéter avec d'autres combien la violence réprimée est à reconnaître à juste titre comme facteur de tout premier ordre de la dynamique et de la pathogénie des symptômes psychotiques." C'est immédiatement critiquable, mais ça ne suscite pas immédiatement l'indignation. On peut dire qu'il n'est pas raisonnable de considérer que le ressort du symptôme psychotique serait la répression de la violence. Qu'est-ce que ça impliquerait pour le symptôme névrotique? On le voit mal. Pour finir, je dirai que la question est tout de même celle du ton et du fond, c'est-à-dire que Lacan, si virulent et si méprisant qu'il ait pu être, non pas cueille chez eux des propositions méritoires, mais développe simultanément une théorie, un exposé théorique. Je veux dire qu'à partir du moment où on monte le ton, il faut, en un sens, monter le fond. Le ton n'est pas gênant. Il est mérité pour ces auteurs. Mais ça impose que la critique ou l'élaboration de fond soit rehaussée. Faut-il considérer que l'élaboration de fond est assez soutenue dans Ornicar?, pour qu'on puisse dans ce concert faire entendre à un moment la grosse caisse et le canon? Est-ce que notre concert théorique est assez symphonique pour que le son du canon puisse y entrer? C'est une question que nous pouvons nous poser. A la semaine prochaine

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