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La contagion des passions, essai sur l'exotisme intérieur/ par Marc Guillaume, Pion, 1989. Le dernier ouvrage de Marc Guillaume contient tous les ingrédients susceptibles de déranger, irriter ou agacer le milieu des sciences de la communication, par la couverture et par le parti pris d'écriture. Tout d'abord la couverture, qui mérite sinon le détour du moins un arrêt sur image. Certains n'y verraient qu'un effet tape- à-l'oeil tandis que d'autres détourneraient trop rapidement le regard en croyant avoir décodé, dans ce «garçon au miroir», une nouvelle variante du discours rebattu sur l'ambivalence sexuelle ou le narcissisme moderne. Pourtant, jamais couverture n'aura aussi bien servi le propos de l'auteur relatif à «l'exotisme intérieur». Car la référence picturale est moins Narcisse que Vénus: comme la nymphe émergeant de sa coquille, le garçon est délicatement déposé dans un écrin d'étoffe qui, précisément, fait écran. Et c'est dans cet effet écrin/écran que réside la problématique du post-narcissisme. Dans le cas de Narcisse, l'extérieur (en l'occurrence la nature) avait un rôle, telle une caisse de résonance permettant d'amplifier, de prolonger et de sublimer sa beauté (jusque dans la voix d'Echo, sa fiancée, jusqu'à devenir lui- même nature). Pour l'homme «spectral» il n'est plus possible de compter sur un extérieur ou un ailleurs, et c'est ce que montre la photo: l'utopie hollywoodienne abolit le temps et dissout l'espace pour proposer un décor la jungle est neutralisée dans des bacs de géraniums, des lunettes noires rappellent cruellement l'absence de la lumière du jour à jamais évincée par les spots. Tandis que l'extérieur s'abolit dans les plis d'un rideau qui ne voile plus aucun mystère, le lecteur reporte enfin son regard sur le miroir, pour s'apercevoir qu'il avait fait un contresens dans son identification rapide de la photo: le garçon ne peut être Narcisse puisqu'il ne se regarde pas mais tend le miroir vers l'objectif de la caméra, d'où nous pouvons voir sa métamorphose (le visage découpé dans le miroir est celui d'une femme, une star). Tout est en place pour le «voyage immobile» que nous proposent les fictions hollywoodiennes. Mais le lecteur ne se délestera pas de sa culture aussi aisément que l'homme «spectral» de son identité. Cette photo qui est censée illustrer «l'évasion hors du réel après l'évasion hors du sens» nous replonge plus qu'il ne le faut dans la récurrence du sens, la permanence des referents, la pérennité, enfin, des codes de la représentation. Car cette photo si actuelle fait étrangement écho à un tableau fin de siècle, peint par Klimt dans une Vienne déjà troublée par l'angoisse de la dissolution du sujet intitulé «Nuda Veritas», dans lequel une femme tend un miroir vers le spectateur. Etonnante continuité dans les manières de représenter la «fin» autant que dans la persistance à l'annoncer, ce qui amène une remarque: peut-on soutenir que l'homme post-moderne a liquidé le sens ou se trouve ébranlé dans ses structures symboliques, alors même qu'une problématique très ancienne continue à faire sens malgré les mutations des techniques de l'image ? 107

La Contagion Des Passions, Essai Sur l'Exotisme Interieur - Chantal de Gourney

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La contagion des passions, essai sur l'exotisme intérieur/ par Marc Guillaume, Pion, 1989.

Le dernier ouvrage de Marc Guillaume contient tous les ingrédients susceptibles de déranger, irriter ou agacer le milieu des sciences de la communication, par la couverture et par le parti pris d'écriture. Tout d'abord la couverture, qui mérite sinon le détour du moins un arrêt sur image.

Certains n'y verraient qu'un effet tape- à-l'oeil tandis que d'autres détourneraient trop rapidement le regard en croyant avoir décodé, dans ce «garçon au miroir», une nouvelle variante du discours rebattu sur l'ambivalence sexuelle ou le narcissisme moderne. Pourtant, jamais couverture n'aura aussi bien servi le propos de l'auteur relatif à «l'exotisme intérieur». Car la référence picturale est moins Narcisse que Vénus: comme la nymphe émergeant de sa coquille, le garçon est délicatement déposé dans un écrin d'étoffe qui, précisément, fait écran. Et c'est dans cet effet écrin/écran que réside la problématique du post-narcissisme.

Dans le cas de Narcisse, l'extérieur (en l'occurrence la nature) avait un rôle, telle une caisse de résonance permettant d'amplifier, de prolonger et de sublimer sa beauté (jusque dans la voix d'Echo, sa fiancée, jusqu'à devenir lui- même nature). Pour l'homme «spectral» il n'est plus possible de compter sur un extérieur ou un ailleurs, et c'est ce que montre la photo: l'utopie hollywoodienne abolit le temps et dissout l'espace pour proposer un décor où la jungle est neutralisée dans des bacs de

géraniums, où des lunettes noires rappellent cruellement l'absence de la lumière du jour à jamais évincée par les spots. Tandis que l'extérieur s'abolit dans les plis d'un rideau qui ne voile plus aucun mystère, le lecteur reporte enfin son regard sur le miroir, pour s'apercevoir qu'il avait fait un contresens dans son identification rapide de la photo: le garçon ne peut être Narcisse puisqu'il ne se regarde pas mais tend le miroir vers l'objectif de la caméra, d'où nous pouvons voir sa métamorphose (le visage découpé dans le miroir est celui d'une femme, une star). Tout est en place pour le «voyage immobile» que nous proposent les fictions hollywoodiennes.

Mais le lecteur ne se délestera pas de sa culture aussi aisément que l'homme «spectral» de son identité. Cette photo qui est censée illustrer «l'évasion hors du réel après l'évasion hors du sens» nous replonge plus qu'il ne le faut dans la récurrence du sens, la permanence des referents, la pérennité, enfin, des codes de la représentation. Car cette photo si actuelle fait étrangement écho à un tableau fin de siècle, peint par Klimt dans une Vienne déjà troublée par l'angoisse de la dissolution du sujet intitulé «Nuda Veritas», dans lequel une femme tend un miroir vers le spectateur. Etonnante continuité dans les manières de représenter la «fin» autant que dans la persistance à l'annoncer, ce qui amène une remarque: peut-on soutenir que l'homme post-moderne a liquidé le sens ou se trouve ébranlé dans ses structures symboliques, alors même qu'une problématique très ancienne continue à faire sens malgré les mutations des techniques de l'image ?

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Marc Guillaume se garde cependant de toute vision apocalyptique et nous propose plutôt de repérer les signes annonciateurs «d'un mode d'être-ensemble encore marginal mais appelé à se généraliser, différent de celui que nous avons connu». Mais comment un amoureux du sens et un homme de mémoire pourrait-il nous parler d'un «après» technologique qui doit être pensé hors de notre ancrage spatio-temporel, dans la négation de la communauté et de l'altérité? Comment parler d'un mutant? Telle est la gageure de cet essai.

C'est peut-être à cette condition que l'auteur réussit son entreprise: en se plaçant dans une position non pas d'extériorité mais d'exil, en étant lui-même frappé d'exotisme, en adoptantune écriture anachronique, il montre que notre tradition culturelle, la sienne -celle où les mots ont plus de poids que les concepts- est peut-être ce qui reste d'exotisme dans l'univers forclos et abstrait des médias.

L'impudence de Marc Guillaume (que ne lui pardonneront pas ses pairs) est d'avoir choisi une écriture anachronique parce que littéraire, pour oeuvrer dans le champ du savoir où l'on proscrit tout écart de langage intercepté comme de la coquetterie, où l'on dénie à la littérature la moindre prétention de savoir -fût-ce une science inexacte de la société-, où, enfin, l'on méprise la parole littéraire parce qu'elle est le «lieu commun» de la pensée vulgaire, celle du café du commerce.

Par la revendication de ce droit à la «fiction» à travers l'écriture, comme d'autres avant lui (Foucault), Marc Guillaume fait franchement figure d'exotisme en regard de la communauté scientifique elle-même condamnée à «l'exotisme intérieur», puisque cette dernière se fonde sur la construction de concepts et de terminologies autolégitimés (à l'intérieur de la communauté savante

treinte), dans l'orbite d'une pensée faite système et coupée des «lieux communs» de la langue.

Marc Guillaume quant à lui s'acharne encore à reconstruire ce «lieu commun du savoir» que l'action «irradiante» des médias a disloqué. Il oppose au modèle médiatique une modalité «épidémique» de diffusion du savoir, caractérisée par le corps-à-corps et le bouche-à-oreille (la rumeur). Cette communication «contagieuse» se définit comme une combinaison d'un «méta-savoir» reçu en même temps que le savoir (dans l'optique du Sida, la méta-information c'est ce qui permettrait de sauvegarder le système immunitaire contre la désinformation): je sais que l'autre sait et, partant, il devient possible de «penser avec», ce qui n'est pas le cas des informations dispensées par les massmedia car elles sont hypothéquées par une part d'aléa concernant la destination ou la réception des messages. Avec la multiplication des pôles de diffusion, l'information irradiée perd de son efficacité en étant amputée d'un «méta- savoir» sur elle-même, alors qu'en situation de monopole ou de chaîne unique, les médias «dispensaient une seule information sur le monde et, du même coup, une méta-information précieuse, ce que la collectivité savait qu'elle savait du monde».

On devine que le méta-savoir dont l'auteur déplore la perte dispose aujourd'hui d'un sanctuaire propice à sa conservation, d'une niche ou d'une réserve dans la jungle proliférante des informations et des savoirs : ce «lieu commun» où se réfugie le méta-savoir n'est autre que la littérature, gisement de mythologies et de fictions formant un prisme dans lequel la collectivité se refléchit.

Aussi les compagnons de route de Marc Guillaume dans cet essai sont-ils des écrivains, philosophes ou poètes, de Sade à Tournier. A chacun il em-

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prunte une matrice fragmentaire pour composer la personnalité-robot de l'homme «spectral» dont accouche la post-modernité placée sous le signe des nouvelles technologies. Sade constitue incontestablement la référence la plus convaincante en ceci qu'il permet de comprendre le rôle de la fiction en tant qu'entreprise de déni de l'autre, d'acceptation du manque puis de reconstruction d'une altérité «artificielle» (incarnée chez Sade par le féminin comme absolument autre). On comprend fort bien comment cette problématique peut se réactualiser dans les usages du Minitel (messageries) comme support de théâtralisation des fictions sadiennes.

Cependant la référence sadienne est incomplète si on ne lui adjoint pas Baudelaire (oublié par M. Guillaume), pour qui la femme est assignée à la même place à cette différence près que l'altérité se confond avec la nature («La femme est naturelle et donc haïssable»). La référence baudelairienne permet de questionner la relative absence des femmes dans les jeux avec les machines (problème contourné par l'auteur mais aussi par la quasi totalité des sociologues de la communication). Pour Baudelaire la femme reste captive de l'ordre du réel (nature = finitude) et, par conséquent, ne peut accéder à la fiction: elle en est souvent l'objet mais pas le sujet. En creusant cette incompatibilité dans l'esprit de Baudelaire, on trouverait une autre raison, plus archaïque: ce que Baudelaire nomme «artifice» (pour l'opposer à «nature») serait remplacé dans le langage post-moderne par le mot «virtuel». Or la femme est historiquement l'ennemie du virtuel: elle est celle qui fait advenir, par son pouvoir d'enfantement d'une part, par son rôle dans la genèse d'autre part (Eve provoque le -passage à l'acte, annulant ainsi le champ des possibles). Elle n'appartient pas à l'ordre de la simulation à l'oeuvre dans les machines du virtuel.

L'autre oubli littéraire de Marc Guillaume n'est pas sans rapport avec le précédent: il s'agit de Gide et de sa réflexion sur «l'acte gratuit» dans «Les caves du Vatican». Pourtant, comme l'homme «spectral», Lafcadio apprécie l'»anonymat» (dans un train) et mesure toute la liberté dont on dispose dans la communication avec un étranger. Il connaît également cette tension dont parle Marc Guillaume entre «l'ordre des intérêts» et celui «des passions» et entreprend de les évacuer tous deux en commettant l'acte gratuit. Il se débarrasse ainsi de l'intentionnalité et de la responsabilité inhérentes à la philosophie du sujet (n'ayant aucun «intérêt» à tuer) de même qu'il refuse de se soumettre à la passion (ne connaissant pas l'autre, il ne peut ni l'aimer ni le haïr). Mais le héros gidien, à la différence du héros post-moderne, n'était pas encore débarrassé de l'impératif de «faire», d'«agir», de faire «advenir», bref, de «faire histoire». On comprend mieux que la «spectralité» ne jouit que d'une dimension esthétique; elle n'a aucune portée éthique et par là-même sociale.

Dans la spectralité décrite par Guillaume, on peut identifier trois autres paternités (outre Sade) qui forment une constellation historiquement liée autour d'un même problème, trois courants nés du décalage entre un ordre révolu (l'Ancien Régime) et un ordre en gestation (l'ère industrielle). Il s'agit du dandysme représenté par Baudelaire, du romantisme avec Mary Shelley (auteur de Frankenstein) et de l'utopie conceptualisée par Fourier (et analysée par Benjamin).

Mary Shelley illustre l'échec de l'altérité. Sans doute plus douée pour la fiction que son mari, le poète, et Byron leur convive, elle invente le Prométhee moderne dont l'entreprise échoue sur un point: Frankenstein, l'être artificiel, n'est pas radicalement différent de l'homme, il n'est pas délesté de son

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âme, il a des affects et souffre de ne pas être aimé. Cet archétype de la machine «analogique» met en évidence notre incapacité à concevoir la machine comme un genre ontologique à part entière, non réductible à l'ordre du simulacre auquel renvoient les analyses de Bau- drillard (voir Philippe Breton). Le romantisme (ainsi que la spectralité) lui aussi est absorbé par l'impuissance du simulacre.

Au dandysme la «communication spectrale» emprunte la passion de l'incognito et le goût des masques sociaux. Ce n'est pas sans raison que Guillaume oublie Baudelaire, alors qu'on ne peut s'empêcher de relever la parenté entre «le je fait semblant d'être un autre» à l'oeuvre dans les jeux de l'interactivité et «le moi est haïssable». Comment, en effet, pourrait-on croire un seul instant que les héros post-modernes puissent être mus par le stoïcisme inhérent à la figure du dandy, alors qu'ils sont, selon Guillaume, «indifférents». L'indifférence est une discipline (impassibilité) que s'impose le dandy et s'il utilise le masque c'est pour éviter la souffrance que lui infligerait le regard de l'autre ou de lui-même posé sur son visage nu. Baudelaire a échoué dans sa volonté d'être un dandy puisqu'il n'a pas pu tenir à distance sa souffrance qui a fini par faire craquer le masque. Sans cet échec il n'y aurait pas eu une oeuvre.

A l'inverse, le héros post-moderne ne souffre pas d'un moi «haïssable», trop lourd à porter, mais d'un moi flou, evanescent, indéterminé: les masques, dans cette optique, ne «cachent» ni ne «travestissent», ils proposent une identité possible ou virtuelle à laquelle le sujet peut éventuellement adhérer. Et c'est en cela que l'homme «spectral» est corruptible car, à la différence du dandy, il ne tient pas suffisamment la distance avec la fiction, celle-ci étant impure («hybride») à l'image du masque

qui se délite dans la carnation vive de la peau.

Entre le dandysme et le post-modernisme s'interpose l'écart infranchissable entre la dissimulation et la simulation, entre le christiannisme finissant dont la poésie baudelairienne est encore imprégnée et dont le freudisme constitue le prolongement (dans sa problématique de la révélation d'une identité cachée, enfouie sous les décombres de sa propre histoire) et le culte panidentitaire qui émerge avec les nouvelles technologies.

Le dandy est dans une quête de réparation d'un égo brisé par la disparition de Dieu et la démission du père: s'il porte un masque c'est pour dissimuler les failles qui parcourent un moi péniblement rassemblé. Tandis que l'homme post-moderne, le branché, le câblé, allégé par la vacance du moi, se consacre aux plaisirs frivoles de la mue, changeant de peau autant de fois qu'il change de look, dans une quête inconséquente des identités de synthèse. Nous sommes dans l'espace de la simulation, non plus devant le miroir («le dandy vit et meurt devant son miroir» disait Baudelaire) mais sur l'écran. Nous ne sommes plus dans l'»interface» (avec soi-même ou avec l'autre) mais dans le «passage» selon le terme de Guillaume, en transit dans l'attente de la métamorphose. Les masques n'y ont plus cours, du moins dans l'acception de Gof fman ou de Senett, car il s'agit moins d'un principe de «présentation de soi» aux autres que d'adhésion à des rôles investis d'une virtualité d'être.

Au lecteur de se laisser «contaminer» par la «passion» qui anime Marc Guillaume, celle de faire de la sociologie en parlant littérature.

Chantai de Gournay

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