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LA CORSE, SES MORTS ET LA GUERRE DE 1914-1918 Didier Rey Presses de Sciences Po | « Vingtième Siècle. Revue d'histoire » 2014/1 N° 121 | pages 49 à 59 ISSN 0294-1759 ISBN 978272463349 DOI 10.3917/ving.121.0049 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2014-1-page-49.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po. © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 04/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167) © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 04/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167)

La Corse, ses morts et la guerre de 1914-1918

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LA CORSE, SES MORTS ET LA GUERRE DE 1914-1918

Didier Rey

Presses de Sciences Po | « Vingtième Siècle. Revue d'histoire »

2014/1 N° 121 | pages 49 à 59 ISSN 0294-1759ISBN 978272463349DOI 10.3917/ving.121.0049

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VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 121, JANVIER-MARS 2014, p. 47-57 49

La Corse, ses morts et la guerre de 1914-1918Didier Rey

Combien de Corses ont-ils versé leur sang pour défendre la France entre 1914 et 1918 ? Les estimations et les discours mémoriels qu’elles sous-tendent sont tributaires des contextes et des projets de ceux qui les avancent. L’enjeu reste brûlant : longtemps largement surévalué pour prouver l’attachement des Corses à la France, notamment face à l’Italie, le nombre des morts a ensuite servi d’arguments aux nationalistes. À l’orée de cette année du centenaire, Didier Rey propose un bilan de la question et des polémiques.

Depuis au moins un quart de siècle, un certain nombre de choses se disent et s’écrivent sur la participation de la Corse et des Corses à la Grande Guerre 1. L’approche du centenaire de son déclenchement donne déjà lieu à quelques écrits et réactive parfois certaines polémiques.

(1) Citons pour mémoire : Sampiero Gistucci, Les Bleues : un officier corse à la guerre 1914-1918, Ajaccio, La Marge édition, 1989 ; Antoine-Toussaint Antona, Ceux du 173e : les Corses au combat, 1914-1918, Ajaccio, La Marge édition, 1998 ; Olivier Maestrati, La Corse et ses poilus, Paris, Olivier Maestrati, 2006 ; Sylvain Gregori, « Une captivité insulaire : prisonniers de guerre et internés civils en Corse, 1914-1918 », Cahiers de la Méditerranée, numéro spécial « La Grande Guerre en Médi-terranée », 81, 2010, p. 165-189 ; Jean-Paul Pellegrinetti et Georges Ravis-Giordani, Du deuil à la mémoire : les monuments aux morts de la Corse (guerre 1914-1918), Ajaccio, Albiana, 2011 ; Jean-Paul Pellegrinetti, « Identité et Grande Guerre : les Corses dans la Première Guerre mondiale », in François Bouloc, Rémy Cazals et André Loez (dir.), 1914-1918, identi-tés troublées : les appartenances sociales et nationales à l’épreuve de la guerre, Toulouse, Privat, 2011, p. 129-140 ; Jean-Raphaël Cervoni et André Cesari, La Corse et la Grande Guerre, Bastia, Anima Corsa, 2 t., 2011 et 2013.

Il est surtout question de traitement inique de la Corse de la part de l’État, de pertes exorbi-tantes par rapport à la population, de querel-les de chiffres : « 30 000 [morts] pour l’his-torien Roger Caratini […], 12 000 pour René Sédillot, […], près de 40 000 pour l’ouvrage collectif Autonomia, entre 15 000 et 20 000 pour Thierry Desjardins. Le nombre le plus bas est avancé par Charles Tuffelli (9 769) 2. » Or, les travaux de toutes sortes concernant la Corse, à l’image de ceux de nombre de régions périphériques à fort particularisme, eurent à subir les assauts successifs ou conjugués d’idéo-logies diverses, notamment nationalistes, tant régionales, nationales qu’étrangères. Cette situation a fortement contribué à la construc-tion de mythes, oblitérant des pans entiers de l’histoire insulaire, encombrant des ouvrages au caractère scientifique pourtant avéré, pour ne rien dire des manuels scolaires. Pour autant, les mécanismes qui engendrèrent ces mythes n’appartiennent pas tous au passé, ainsi qu’en témoigne, entre autres, la polémique mathé-matique sur le nombre réel de victimes de la Première Guerre mondiale en Corse. Nous n’entendons pas réfléchir, ici, sur les raisons qui rendent ce décompte macabre assez diffi-cile à obtenir ; en revanche, nous aborderons la structuration du discours autour de cette que-relle de chiffres. Après avoir analysé les raisons

(2) Jean-Raphaël et Marie-Flore Cervoni, Petit Dictionnaire de la Grande Guerre, Bastia, Anima Corsa, 2005, p. 122. Les chiffres des pertes militaires mentionnés dans cet article ne concernent que les Corses mobilisés dans l’île.

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et comme espace de régénération virile 2 » sur lesquels la France pourrait toujours comp-ter à l’heure du danger. Cette « militarisa-tion » et cette virilisation coloniale partici-pèrent activement à dresser le portrait type du Corse « naturellement » porté à l’aventure et au métier des armes, comme l’avaient été ses « glorieux ancêtres » de Sampiero Corso 3 à Bonaparte, à mettre en exergue et à survalo-riser d’une manière bien particulière « l’im-pôt du sang » en exaltant outre mesure le sacri-fice des fils de Cyrnos sur les différents champs de bataille de France et d’ailleurs. Avant que d’être le titre d’un ouvrage célèbre de la nostal-gie et de la virilité coloniales Par le sang versé 4 constitua donc une forme d’idéal pour tout un peuple, où peu s’en fallait.

Il est d’ailleurs significatif qu’avant de concerner la Grande Guerre, ce mythe sacri-ficiel ait pris racine au cours de « l’année terri-ble » (1870-1871). La chute du Second Empire déclencha, au niveau national, une réaction anti-Corse ou se mêlèrent anti-bonapartisme et corsophobie, sans toutefois que les deux se confondissent totalement. Ces manifestations de rejets prirent la forme d’une violente cam-pagne de presse où s’illustrèrent des journaux républicains modérés, à l’image du Temps, dans lequel Francisque Sarcey publiait régulière-ment son « Feuilleton » ; consacrant quelques pages à l’œuvre de Mérimée, et plus spéciale-ment à Colomba et à Carmen, il n’hésita pas à écrire : « Il est à noter que de ces deux caractères,

(2) Cristelle Taraud, « La virilité en situation coloniale », in Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello (dir.), Histoire de la virilité, t. II : Le triomphe de la virilité : le xixe siècle, Paris, Éd. du Seuil, 2011, p. 332.

(3) Sur ce processus, où la falsification historique avait toute sa part, on pourra lire Didier Rey, « Sampiero Corso : de l’icône de la Corse française au héros nationaliste corse (1855-2009) », in Christian Amalvi (dir.), Usages savants et partisans des bio-graphies de l’Antiquité au xxie siècle, 134e Congrès du CTHS, Bordeaux, 2009, Paris, Éd. du CTHS, 2011.

(4) Paul Bonnecarrère, Par le sang versé : la Légion étrangère en Indochine, Paris, Fayard, 1968.

de sa construction, nous en verrons les trans-formations au cours de l’entre-deux-guerres avant de nous intéresser, pour finir, à ses évo-lutions actuelles.

Par le sang versé

Pour comprendre les raisons qui donnèrent naissance à ce discours, il convient de se pen-cher sur les mécanismes du processus d’intégra-tion de la Corse à l’ensemble national organisé autour de deux môles principaux. Le premier s’appuyait largement sur le mythe colonial. En effet, à compter de la fin du 19e siècle, après cent ans d’incertitudes (1769-1871), la Corse ne trouva réellement sa place dans la Répu-blique qu’en adhérant profondément et en participant très activement à la construction de « la plus grande France 1 » ; on connaît la phrase du maréchal Lyautey pour qui « sans les Corses, il n’y aurait pas eu d’Empire colonial français ». En outre, avant même que l’idéolo-gie coloniale n’ait fait sentir ses effets délétères, un second mythe « identitaire » de la Corse française s’était fait jour : celui du « droit du sang ». Il offrait l’énorme avantage de pouvoir être aisément compatible et complémentaire du premier. À grand renfort de références, parfois pseudo-historiques (œuvre notamment d’intellectuels autant que de publicistes insu-laires) se construisit alors l’image du peuple-soldat doublée de « cette idée de la colonisa-tion comme “fabrique” d’hommes véritables

(1) Sur cette question on pourra consulter Anne Meis-tersheim et Marie-Eugénie Poli-Mordiconi (dir.), Corse colonies, Ajaccio, Albania/Musée de la Corse, 2002 ; Francis Arzalier, Les Corses et la question coloniale, Ajaccio, Albiana, 2009 ; Marie Peretti-Ndiaye « Passé colonial et phénomènes contemporains d’identification et d’altérisation : le prisme corse », L’Homme et la Société, 175, 2010, p. 81-98 ; Vanina Profizi, « De l’île à l’Empire. Colonisation et construction de l’identité nationale : les Corses, la nation et l’Empire colonial français, xixe-xxe siè-cle », thèse de doctorat en histoire sous la direction d’Elikia M’Bokolo, Paris, EHESS, 2011. On ne manquera pas de noter les traces de cette mémoire coloniale revisitée dans l’œuvre de l’écrivain Jérôme Ferrari, prix Goncourt 2012.

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coloniales, voire la Légion étrangère 3. L’État central devenant ainsi un important pour-voyeur d’emplois, sa remise en cause n’en était que plus délicate, même dans les circonstan-ces de l’instauration d’un nouveau régime. Il ne fallait donc pas s’attendre, de ce côté-là non plus, à un quelconque mouvement contesta-taire, d’autant que les notables tenaient fer-mement en mains leurs clientèles. Enfin, mal-gré Waterloo et Sedan, on ne saurait négliger la fierté ressentie par les Corses d’appartenir à la « Grande Nation », de détenir, en quelque sorte, une parcelle de ce prestige. En réplique aux menaces brandies par la presse et une par-tie du personnel politique républicain, la sur-valorisation de « l’impôt du sang » apparais-sait comme la réponse adéquate ; de ce point de vue, l’ouvrage de Nonce Rocca, La Part des Corses dans la défense nationale 4, demeurait exemplaire. Dès ce moment-là, donc, l’exagé-ration du nombre d’insulaires morts au combat anticipait clairement sur ce qui advient après 1918 5.

Le même mécanisme se reproduisit après la Première Guerre mondiale de manière encore plus paroxysmique. Dans une situation écono-mique et culturelle catastrophique, avec une société structurée par le système clientélo-cla-niste, le premier avant-guerre avait été propice à l’émergence de mouvements contestataires qui, sans remettre en question l’appartenance

(3) Francis Arzalier, op. cit., p. 60. Pour la Légion étran-gère, il s’agissait d’engagements contractés avant 1870, confir-mant l’incertitude de la situation de la Corse évoquée précé-demment.

(4) Nonce Rocca, La Part des Corses dans la défense nationale (1870-1871), Paris, F. Salmon, 1871.

(5) Le conservateur des archives départementales de la Corse-du-Sud a récemment établi le nombre de victimes à un peu moins de huit cents morts, blessés et disparus, bien éloigné des trois mille voire des cinq mille hommes cités jusque-là (Alain Venturini, « Soldats et gardes mobiles corses dans la guerre de 1870 », Bulletin de la Société des sciences historiques et natu-relles de la Corse, « Aspects de la Corse sous le Second Empire, actes du colloque de Bastia, 26 novembre 2010 », 736-737, 3e et 4e trim. 2011, p. 59-97.

l’un est corse, l’autre bohémien, tous deux par conséquent en dehors de notre civilisation 1. » Les plus virulents furent néanmoins les pério-diques radicaux, à l’instar du Cri du peuple qui, sous la plume d’Henri Bellenger, dans un arti-cle intitulé « Cédons la Corse à la Prusse », se montrait particulièrement violent : « Le Corse […] est naturellement mouchard… et assassin. Il cumule ! […] Ces gens ont pourri la France. Partout, sur leur passage, ils ont, comme la larve immonde, gâté, sali de leur bave ce qu’ils n’ont pu ronger 2. » Ces campagnes de presse se doublèrent du désir d’exclure la Corse de la communauté nationale, soit en la donnant à la Prusse en échange de l’Alsace-Lorraine, soit en la cédant à l’Italie, soit en l’abandonnant pure-ment et simplement à son sort.

Face à cette situation périlleuse, les réac-tions des élites insulaires demeurèrent très majoritairement empreintes d’un loyalisme au premier abord surprenant. En fait, le Second Empire avait contribué profondément à leur intégration au système politique français, déjà entamé par les régimes précédents ; nonobs-tant l’entreprise systématique de destruction des instruments de l’italianité de l’île menée par l’administration. Les élites pouvaient reje-ter momentanément la République, elles n’en-visagèrent aucunement de rompre avec la France. Plus globalement, le net renforcement des liens économiques et humains avec le reste du pays facilitèrent la mise en place d’un pro-cessus intégrationniste au niveau des catégo-ries populaires. Une partie non négligeable de ces dernières avaient bénéficié des « faveurs » impériales par le biais d’une politique de recru-tement de fonctionnaires et de militaires par-ticulièrement efficace, sans compter l’en-gagement déjà conséquent dans les troupes

(1) Le Temps, 13 novembre 1870.(2) Henri Bellenger, « Cédons la Corse à la Prusse, Le Cri

du peuple, 2, 23 février 1871.

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avez faite plus glorieuse et plus grande 3 » ; ce à quoi le ministre Anatole de Monzie répondit qu’« il était juste que le gouvernement fût pré-sent pour rappeler la dette de tous les cœurs de France 4 ». Les manuels scolaires eux-mêmes le répétaient à l’envie :

« [La République] a tracé le programme de l’œuvre à accomplir pour faire de la Corse un département prospère. La Grande Guerre de 1914 l’a retardée, mais elle sera reprise, car les Corses l’ont méritée par leur conduite héroïque sur les champs de bataille […]. Il faut avoir confiance dans la France, grande et glorieuse 5. »

Néanmoins, dans un premier temps, l’exa-gération ne fut pas de mise, la réalité de l’hé-catombe se suffisant à elle-même. La plupart des chiffres avancés au cours des années 1920 ne variaient pratiquement pas et, en aucun cas, ne signifiaient pas une surévaluation. Ainsi, en 1924, le très officiel Livre d’or des Corses 6, pré-facé par le général Mangin, donnait une estima-tion d’environ 10 000 morts, malgré quelques incohérences manifestes de calcul ; la même année, le Bulletin religieux du diocèse d’Ajaccio, en date du 15 mars 1924, évoquait les paroles de l’évêque, Mgr Simeone, rendant hommage aux « 10 500 soldats de la Corse tombés au champ d’honneur 7 ». Les inaugurations de monu-ments aux morts donnèrent lieu à de nom-breux discours proposant des bilans chiffrés ne

(3) La Jeune Corse, 13 mai 1926.(4) La Jeune Corse, 17-18 mai 1926.(5) Ambroise Ambrosi-Rostino, Histoire des Corses depuis

leurs origines jusqu’au xxe siècle : cours élémentaire et moyen, Bastia, Librairie Piaggi, 1924, p. 144-146.

(6) Livre d’or des Corses tombés au champ d’honneur, promus dans la Légion d’honneur ou cités à l’ordre de l’Armée pendant la guerre de 1914-1918, s. l., Comité du Livre d’or, 1924.

(7) Pascal Marchetti, op. cit., p. 218. Son successeur, Mgr Rodier, lui-même ancien combattant et ardent patriote, fit entreprendre le recensement complet des victimes par parois-ses ; Le Livre d’or des paroisses parut en 1938 et avança le chiffre de 7 221 victimes. Il passa quasiment inaperçu dans un contexte où les revendications italiennes exacerbaient le patriotisme des Corses ; ce bilan minimaliste était tout simplement illisible.

au cadre français, n’en dénonçaient pas moins les méfaits de la gestion claniste des affaires publiques ainsi que « l’ingratitude » de la patrie. Le congrès de Corte (avril 1911), réuni à l’initiative des milieux économiques et qui s’ouvrit par un vibrant Corsica fara da Sè ! (la Corse se fera elle-même), ainsi que l’apparition d’un mouvement autonomiste symbolisé, entre autres, par la publication éphémère du journal A Cispra (Le fusil) en demeuraient les éléments les plus notables. La presse nationale commen-çait d’ailleurs à évoquer une possible « Ques-tion corse » et le journaliste Albert Quantin, venu réaliser une grande enquête sur place, concluait à la possible autonomie, voire à l’in-dépendance de l’île 1. La victoire de 1918 vit la Corse submergée par une vague de patrio-tisme confinant au chauvinisme ; elle accrut encore, si besoin était, le sentiment d’identifi-cation à la nation française. La fidélité incon-ditionnelle à la patrie était désormais l’horizon indépassable de la vie politique insulaire ; les « errements » d’avant-guerre étaient oubliés. Dès lors, le nombre de soldats tombés pour la République se devait d’être rigoureuse-ment recensé car il symbolisait le patriotisme sourcilleux des insulaires, et davantage : « La célébration rituelle du sang corse abondam-ment répandu pour la France sert à exprimer le sentiment d’avoir “payé le prix” pour être enfin admis comme Français à part entière 2. » Nonobstant la « dette » présumée contractée par la nation à l’égard de la Corse. Le maire d’Ajaccio l’avait d’ailleurs rappelé devant la Commission parlementaire en déplacement dans l’île, en mai 1926 : « héros corses tom-bés sur les champs de bataille, à l’ombre du drapeau tricolore, pour cette France que vous

(1) Albert Quantin, La Corse : la nature, les hommes, le pré-sent, l’avenir, Paris, Perrin, 1914.

(2) Pascal Marchetti, Une mémoire pour la Corse, Paris, Flammarion, 1980, p. 219.

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Portés par les partis politiques républicains autant que conservateurs, ce discours ne pou-vait en aucun cas être considéré comme remet-tant en cause, d’une manière ou d’une autre, la présence française ; il s’agissait, en fait, d’une marque de désamour dont on espérait que l’ex-pression amènerait le gouvernement à chan-ger d’attitude envers la Corse. Dans cette pers-pective, mettre en avant « l’impôt du sang » était une façon de rappeler, une fois encore, à la France la « dette » présumée contractée par celle-ci envers la population de son île méditer-ranéenne. En mai 1926, n’avait-on pas reporté l’inauguration du monument aux morts de la ville d’Ajaccio afin qu’elle correspondît avec la venue de la Commission parlementaire char-gée d’étudier les besoins de l’île et de prévoir une sorte de plan de développement ? Le jour-nal La Jeune Corse avait d’ailleurs parfaitement synthétisé les enjeux en un article où transpa-raissaient des hiérarchies significatives :

« Comment, en effet, ne pas s’intéresser au déve-loppement de cette Île de Beauté, qui est aussi la terre vénérée de l’héroïsme et du sacrifice ? […] La Mère-Patrie doit beaucoup à cette portion isolée du territoire national. Elle y a trouvé des soldats, des chefs, des hommes d’État éminents, des savants, des industriels ; elle y a surtout ren-contré d’humbles serviteurs qui sont allés essai-mer dans les colonies lointaines […] 6. »

Mais la véritable inflation tint à la réacti-vation de l’irrédentisme italien sur l’île par le régime fasciste à compter du milieu des années 1920. Augmenter sensiblement le nombre de pertes en 1914-1918 revenait ainsi à affirmer, avec plus de force encore, le patriotisme des Corses, tout en rejetant fermement les pré-tentions mussoliniennes. Les choses s’embal-lèrent et l’on évoqua des chiffres extrêmes. Le paroxysme fut atteint, en octobre 1933, lors de

(6) La Jeune Corse, 8 mai 1926.

présentant, eux aussi, que quelques différences marginales. Certes, à Ajaccio, le 9 mai 1926, certains orateurs 1 bafouillèrent quelque peu, évoquant tour à tour « 12 000 Corses valeu-reux […] tombés sur le champ de bataille 2 », « 10 000 ont été tués 3 » et, pour finir, 10 380 morts « nul département n’a le plus souf-fert 4 ». Pour autant, les estimations restaient bien proches de celles du Livre d’or. Près d’une décennie plus tard, le 6 janvier 1935, lors de la cérémonie similaire qui se déroula à Bastia, le général Weygand parla, pour sa part, de 50 000 Corses mobilisés et de 10 000 victimes. Il n’est pas inintéressant de noter, en passant, que ces inaugurations associèrent parfois en un même hommage les morts de la guerre franco-prussienne et ceux de la « guerre du droit ». Le nombre de 12 000 morts fut, finalement, le plus communément admis ; au mitan des années 1930, Albert Surier le retint dans son ouvrage Notre Corse 5. Pourtant, depuis quelque temps déjà, circulaient les évaluations les plus fantaisistes.

L’inflation mortuaire

Les désillusions tant politiques qu’économiques de l’après-guerre ramenèrent bientôt sur le devant de la scène les préoccupations et les dis-cours qui, dès avant 1914, avaient mis en exergue les carences réelles autant que supposées de la politique des pouvoirs publics dans l’île, au point que d’aucuns dénonçaient avec force l’état calamiteux de la Corse en tous les domaines.

(1) Il s’agissait de Pierre Zevaco, président du Comité du monument aux morts, du commandant Leandri, grand officier de la Légion d’honneur, grand invalide de guerre et du doc-teur Antonini, président du Comité fédéral des victimes de la guerre et des anciens combattants de la Corse (Le Petit Bastiais, 10 et 11 mai 1926).

(2) La Jeune Corse, 13 mai 1926.(3) La Jeune Corse, 14 mai 1926.(4) La Jeune Corse, 17-18 mai 1926.(5) Albert Surier, Notre Corse : études et souvenirs, préf. de

Lorenzi de Bradi, Paris, Éd. Chiron, 1934, p. 30.

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Rocca, évoquât les « 40 000 martyrs immo-lés au nom d’un mythe » et dénonçât la « Tra-gique Duperie » que constituait, pour lui, la Grande Guerre 2. Quelques années aupara-vant, A Muvra avait d’ailleurs publié un poème en langue italienne dédié à la veuve de Joseph-Marie Tomasini, Héros corse fusillé par les Fran-çais 3. En ce milieu des années 1930, cette atti-tude contribua un peu plus à l’isolement des autonomistes, perceptible depuis le début de la décennie. Leurs difficultés internes, le har-cèlement des autorités françaises à leur égard tout autant que leur inclinaison idéologique pour les « hommes forts », les entraînèrent à se compromettre totalement avec les irréden-tistes fascistes, ce qui renforça leur isolement devenu quasi total, et, en retour, les rendit tou-jours plus dépendants de leurs encombrants alliés, sans grand profit pour ces derniers. Le 30 décembre 1938, dans son journal person-nel, le comte Ciano ne constatait-il pas dépité : « Le Parti de Petru Rocca ne compte pas plus de dix personnes 4. »

Outre-tyrrhénienne, justement, la propa-gande irrédentiste vit néanmoins tout le parti qu’elle pourrait tirer de cette réévaluation des pertes militaires, pourtant censée lui porter préjudice. Sans aller jusqu’à citer les données les plus extrêmes, probablement conscients de leur aspect irréaliste, la presse tout autant que les auteurs italiens dénoncèrent néanmoins à leur tour le caractère inique de la politique française envers l’« Île perdue », selon le même processus que les autonomistes. L’ouvrage de Francesco Guerri, paru en 1941, à un moment

(2) Hyacinthe Yvia-Croce, Vingt Années de corsisme, 1920-1939 : chronique corse de l’entre-deux-guerres, Ajaccio, Edizioni Cirnu è Mediterraneu, 1979, p. 29.

(3) Eroe Corso fucilatto dai i francesi, in A Muvra, 35, 22 sep-tembre 1921.

(4) « Il Partito di Petru Rocca non conta più di dieci persone. » (Galeazzo Ciano, Diario, 1937-1943, Renzo de Felice (dir.), Milan, Biblioteca Universale Rizzoli, 2000, p. 228)

l’inauguration de la Borne de la Terre sacrée, sur la plage de Vignola, non loin d’Ajaccio : la plaque apposée sur le monument évoquait le sacrifice de 48 000 morts. Ce nombre fut repris par le représentant du préfet, le dotant, en quelque sorte, d’une légitimité supplémentaire, ainsi que par le journaliste du Petit Bastiais glo-rifiant « les 48 000 enfants de ce peuple soldat qui ont versé jusqu’à la dernière goutte de leur sang sur les champs de bataille où se jouait le sort de la France […]. Ce sacrifice monstrueux place le département de la Corse à l’acca-blante place d’honneur de nos provinces ». Le 4 décembre 1938, lors du fameux serment de Bastia, Joseph Antonini, président du Comité d’action et de défense de la Corse française créé au lendemain de l’incident de la Chambre des faisceaux, reprenait un chiffre approchant : « Au pas de l’oie, les Corses préfèrent le pas cadencé […] car il fut celui des 40 000 Corses qui, aujourd’hui, frémissent d’indignation dans les tombes 1. » Les irrédentistes ne furent d’ail-leurs pas les seuls visés, les autonomistes figu-rèrent également dans le collimateur des thu-riféraires maximalistes ; il s’agissait, par le sang des morts, de discréditer l’action des vivants, du moins de certains d’entre eux.

Les autonomistes adhérèrent également à ce mouvement inflationniste mais en l’adaptant à leur vision du monde. Il justifiait parfaitement leur argumentaire d’une « Île oubliée » par la France, cette dernière seulement préoccupée de trouver en Corse de la « chair à canon » et des administrateurs pour ses colonies, retour-nant ainsi contre leurs promoteurs le discours sur le peuple-soldat et les bâtisseurs d’empire. Rien d’étonnant alors à ce que Hyacinthe Yvia-Croce, journaliste à A Muvra (Le mouflon) et membre du Parti autonomiste corse de Petru

(1) Cité par Jean-François Mazzoni, « Le serment de Bastia », dans Francis Pomponi (dir.), Le Mémorial des Corses, t. IV : L’île éprouvée, 1914-1945, Ajaccio, Le Mémorial des Corses, 1982, p. 244-249, p. 245.

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28 000 victimes 4, en 1984, Ghjiseppu Leoni se prononçait pour une estimation légèrement supérieure de 30 000 morts 5.

Néanmoins, depuis le début des années 1960, des recherches menées par des historiens battaient en brèche l’argumentaire maximaliste (en 1969, René Sédillot mentionnait 10 000 à 12 000 victimes 6), et tendaient à considérer la fourchette de 10 000 à 20 000 morts comme la plus réaliste, se rapprochant ainsi des estima-tions avancées dès les années 1920. Si l’ouvrage dirigé par Paul Arrighi ignorait volontairement la question 7, celui de Pierre Antonetti 8 ou le quatrième tome du Mémorial des Corses 9, se pro-nonçaient en faveur d’une révision minimaliste. Parmi les estimations les plus basses figuraient celles de Francis Pomponi qui évoquait « plus de 10 000 morts 10 », alors que Pascal Marchetti penchait pour un nombre plus conséquent de 20 000 victimes 11.

En 1982, un ouvrage coédité par le Ser-vice éducatif des archives et le Centre régional de documentation pédagogique (CRDP) de Corse, destiné aux élèves des lycées et collèges, proposait une estimation médiane : « 15 000 pour laisser une marge raisonnable d’erreur 12 ». Fruit d’une époque et de certains a priori idéo-logiques 13, il tentait de synthétiser les apports

(4) Paul Silvani, Corse des années ardentes, 1939-1976, Paris, Éd. Albatros, 1976, p. 31.

(5) Ghjiseppu Leoni, Corsica : storia nustrale, Ajaccio, Edi-zioni Cirnu è Mediterraneu, 1984, p. 153.

(6) René Sédillot, La Grande Aventure des Corses, Paris, Fayard, 1969, p. 301-302.

(7) Paul Arrighi (dir.), Histoire de la Corse, Toulouse, Pri-vat, 1971.

(8) Pierre Antonetti, Histoire de la Corse, Paris, Robert Laffont, 1973, p. 461.

(9) Jean-François Mazzoni, « La paix », in Francis Pomponi (dir.), op. cit., 1982, p. 61-69, p. 63.

(10) Francis Pomponi, Histoire de la Corse, Paris, Hachette, 1979, p. 407.

(11) Pascal Marchetti, op. cit., p. 218.(12) La Corse et les Corses pendant la Première Guerre mon-

diale, Ajaccio, Service éducatif des archives de la Corse-du-Sud/CRDP, 1982, non paginé.

(13) Paru quelques semaines avant l’élection de la première Assemblée de Corse, prévue par le Statut particulier accordé

où le rêve annexionniste pouvait devenir réa-lité, synthétisa le point de vue fasciste :

« La perte de 30 000 hommes, tombés lors de la Grande Guerre […]. Ni le respect pour les morts de la Grande Guerre, ni le sens de la gra-titude ou de l’humanité ou de la générosité n’ont jamais déterminé un geste de repentir de la part des dominateurs […] et les conditions morales et économiques de l’Île se sont faites toujours plus tristes ces dernières années 1. »

L’après-Seconde Guerre mondiale ayant renvoyé le fascisme et ses prétentions dans les oubliettes de l’histoire, tout en mettant un terme que l’on pouvait croire définitif à l’au-tonomisme, la querelle des chiffres s’apaisa, n’ayant plus de raison d’être. Certes, dans les années 1950, qui furent également celles des guerres de décolonisation (dont les consé-quences sur l’évolution de la situation de la Corse furent importantes 2), les estimations les plus extrêmes demeurèrent de mise. Dans son ouvrage paru en 1957, Dom Jean-Baptiste Gaï notait à propos des morts au champ d’hon-neur, sans toutefois se prononcer réellement : « On a écrit qu’ils furent 40 000 en 14-18 3. » Des ouvrages rédigés par des non-spécialistes et destinés au grand public, parus au cours des années 1970 et 1980, continuèrent de dif-fuser la vulgate inflationniste dans le corps social, proposant encore des estimations éle-vées, bien qu’en diminution ; si, en 1976, le journaliste Paul Silvani avançait le nombre de

(1) « La perdita di 30 000 uomini, caduti nella Grande Guerra […]. Nè il rispetto ai Caduti della Grande Guerra, nè il senso della gratitudine o della umanità o della generosità hanno determinato mai un gesto di resipiscenza nei dominatori […] e le condizioni morali ed economiche dell’Isola si son fatte in questi ultimi anni sem-pre più triste. » (Francesco Guerri, Gli anni e le opere dell’irre-dentismo corso, Livourne, Edizioni di Corsica antica e moderna, 1941, p. 18)

(2) On pourra notamment se reporter à Francis Arzalier, op. cit.

(3) Dom Jean-Baptiste Gaï, La Tragique histoire des Corses, Paris, SPERAR, 1957, 1967, p. 333.

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force et vigueur à un certain discours sur lequel les travaux historiques avaient peu de prise. On assista dès lors à un combat à front renversé.

D’une part, des opposants au nationalisme s’ingéniaient à minimiser le nombre de vic-times afin d’infirmer les déclarations de leurs adversaires politiques ; leurs estimations se situaient en dessous des 10 000 morts, à l’ins-tar de celles de Charles Tuffeli et d’Olivier Maestrati, ce dernier fournissant la plus basse avec 8 007 morts 3. Ce faisant, ils prenaient le contre-pied de leurs prédécesseurs d’avant 1945. La situation pouvait apparaître péril-leuse, car il convenait de proclamer haut et fort le patriotisme des Corses tout en minimi-sant les pertes qui, jusqu’alors, constituaient la « preuve » par excellence de ce patriotisme. La parade consista à présenter désormais la fai-blesse relative du nombre de victimes comme symbolique du souci de la France d’épargner le sang de ses fils et non de les envoyer au mas-sacre comme l’affirmaient les nationalistes :

« Les chiffres prouvent que, hormis quelques centaines d’individus âgés de plus de quarante-cinq ans qui ont été au front et nonobstant quelques-uns d’entre eux qui y sont morts, on ne peut en aucun cas en déduire un processus géné-ralisé. Le mythe de la mobilisation massive des “vieux” Corses au front ne tient pas 4. »

Pour autant, la Corse demeurait générale-ment présentée comme l’un des départements qui, proportionnellement, avait payé un lourd, voire le plus lourd tribut au conflit. L’accent était également mis sur les prodiges de valeur attribués aux militaires insulaires.

De l’autre, des nationalistes insistaient sur « le massacre d’un peuple par l’État colonial », pour reprendre une expression courante du dis-cours nationaliste. Dans un premier temps, leur

(3) Olivier Maestrati, op. cit., p. 224 ; très proche par consé-quent de celle de Mgr Rodier en 1938.

(4) Ibid.

récents de l’historiographie, sans pour autant réussir à se départir de certaines représenta-tions et approximations :

« Certains pensent que la Corse, après s’être sacrifiée dans une guerre absurde, est abandon-née par les pouvoirs publics. Idées et propositions régionalistes foisonnent et s’attaquent au jacobi-nisme centralisateur. Petru Rocca, fondateur du “Partitu Corsu d’Azione” [Parti corse d’action] note comment la terrible épreuve de 1914-1918 a contribué à relancer le mouvement autono-miste en le radicalisant. Il se déclare “convaincu d’avoir fait une guerre au profit d’une cause qui ne le concerne, lui, Corse, que de très loin”. Mais les prétentions italiennes ne trouvent un accueil favorable qu’auprès d’une poignée d’irrédentistes corses : entraînés par les anciens combattants, la majorité des insulaires proclament leur attache-ment pour la France 1. »

Dans le même temps, cependant, bien que peu suspect de quelconques tendances régio-nalistes et encore moins autonomistes, il enté-rinait la permanence du mythe des soldats sacrifiés par le commandement : « Les Corses, qui sont surtout des paysans en 1914, appar-tiennent aux régiments de fantassins (souvent en première ligne) 2. » Ce mythe était bientôt récupéré, lui aussi, dans un sens que ses pro-moteurs n’auraient pu soupçonner.

Entre nationalisme français et nationalisme corse

Il fallut attendre le milieu des années 1980 pour voir se réactiver une querelle des chiffres qui per-dure. Le développement et l’enracinement d’un mouvement autonomiste et indépendantiste, ce dernier y compris armé et clandestin, redonna

par le gouvernement d’Union de la gauche, et alors que l’on s’attendait, à raison, à un bon score des autonomistes, ce fasci-cule semblait sonner comme un rappel à ne pas se laisser char-mer par les sirènes « séparatistes ».

(1) La Corse et les Corses, op. cit.(2) Ibid.

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1914, avait concerné des personnes non mobi-lisables dans le reste du pays 4. Les nationalistes contribuaient à exhumer un épisode particuliè-rement douloureux de la Grande Guerre 5, ce que nièrent un temps, et maladroitement, leurs adversaires politiques. La troisième, enfin, propagea l’idée selon laquelle, parmi les Corses fusillés « pour l’exemple », certains l’auraient été de manière injuste 6 : ne parlant que le corse, ils ne purent comprendre les ordres qui leur étaient donnés. Certes existait-il au moins un cas avéré où la méconnaissance du français joua un rôle tragique, celui du soldat Joseph Gabrielli, étudié par Nicolas Offenstadt 7. Ne pouvant se défendre lors de son procès, il fut fusillé en juin 1915. Son cas fut transformé en une généralité, sans pour autant que des chiffres fussent avancés, et pour cause : le tout consacrait l’image de la « mort programmée du peuple corse 8 ». La puissance de ce dis-cours, le fait qu’il put se répandre facilement dans le corps social (sans que les idées natio-nalistes fussent partagées pour autant) tenait, pour l’essentiel, à ce qu’il reprenait la quintes-sence des mythes propagés depuis des décen-nies et qui avaient forgé l’image que les Corses se faisaient d’eux-mêmes. Il était simplement adapté au nationalisme corse, à l’instar des qua-lités du peuple-soldat transférées sur le mili-tant clandestin, selon un processus très proche, finalement, de celui de leurs adversaires.

(4) Accolta Naziunali Corse, Pruposti pulitichi, Ajaccio, Edi-zioni Cirnu è Mediterraneu, 1991. À la seizième page, le texte corse évoquait « les Corses mobilisés jusqu’à deux générations par famille » (« i Corsi mubilizati sin’à duie generazione à fami-glia »). En revanche, la version française mentionnait simple-ment de « lourd tribut » (p. 144).

(5) Voir, entre autres, Yves Pourcher, « Première Guerre mondiale et la Corse », in Antoine-Laurent Serpentini (dir.), Dictionnaire historique de la Corse, Ajaccio, Albiana, 2006, p. 806-807.

(6) Sur la question des fusillés, on se reportera à Nicolas Offenstadt, Les Fusillés de la Grande Guerre et la mémoire collec-tive (1914-1918), Paris, Odile Jacob, 2002.

(7) Ibid., p. 163-164.(8) Voir http://lurimarvi.free.fr/page02corse.html (14 octo-

bre 2013).

discours n’innova guère. À l’été 1979, lors de leur procès devant la cour de Sûreté de l’État, les militants du Front de libération nationale corse (FLNC, créé le 5 mai 1976), dans une « Déclaration historique », se contentèrent de reprendre l’argumentaire inflationniste d’avant-guerre en le parant des oripeaux du tiers-mondisme :

« Les régiments corses seront décimés : 40 000 morts ! Tel est le lourd tribut payé par le peuple corse pour défendre les intérêts de l’impéria-lisme français […]. Les généraux français avaient l’ordre de leur gouvernement de mettre les Corses, les Marocains et les Sénégalais en pre-mière ligne 1. » Voire en l’exagérant : « La guerre éclate ; énorme boucherie des Corses [...]. 15 % de la population 2. »

De leur côté, les autonomistes, après avoir un temps cautionné la fable des 40 000 vic-times, s’en tinrent à des chiffres plus modestes, proches de ceux qui circulaient depuis le début de la décennie 1970 dans leur version haute néanmoins. Ainsi, en 1991, le programme élec-toral de l’Union du peuple corse (UPC) évo-quait des nombres compris dans une four-chette de 20 000 à 35 000 morts 3.

Un glissement s’opéra progressivement et enfanta une autre vulgate. L’influence natio-naliste se révéla manifeste sur trois questions principales. La première concerna le nombre des victimes et les raisons de l’hécatombe. Pour justifier cette dernière, on continua d’accrédi-ter l’idée de soldats corses systématiquement envoyés en première ligne. La seconde porta sur les conditions de la mobilisation : en 1991, dans sa profession de foi électorale, un parti natio-naliste insistait sur les inégalités de la mobili-sation qui, en Corse, entre août et septembre

(1) Le Procès d’un peuple, Bastia, A Riscossa, 1980, p. 51.(2) Ibid., p. 21.(3) Unione di u Populu Corsu, Autonomia, ghjugnu 1991,

Bastia, supplément du journal Arritti, 1991, p. 9.

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Guerre mondiale, au cours de laquelle la Corse a perdu 4,2 % de sa population (soit environ 12 000 hommes et non pas 35 000 comme on le dit parfois), c’est-à-dire une proportion nota-blement plus grande que la proportion natio-nale (3,5 %) 4. » Les « maximalistes », pour leur part, demeuraient plus prudents et donnaient des chiffres variant de 10 000 à 16 000 victimes, à l’instar de Jean-Paul Pellegrinetti et Ange Rovere 5 ou de Charlie Gallibert 6. Le nombre de 16 000 fut celui retenu par Patrick Cabanel dans L’Encyclopédie de la Grande Guerre dirigée par Stéphane Audoin-Rouzeau et Jean-Jacques Becker 7. Les ouvrages destinés au public sco-laire refléteraient également ces hésitations. Ainsi, les dossiers publiés pour le quatre-ving-tième anniversaire de l’Armistice, par les deux services éducatifs des archives, avançaient, pour l’un, 12 000 à 15 000 morts et, pour l’autre, 16 000 victimes 8. Pour conclure sur ce point, même les estimations hautes confir-ment que, territoire essentiellement rural, la Corse a, en réalité, payé un tribut sensible-ment comparable à celui des autres régions ou départements français de même type 9, comme

(4) Roger Caratini, Histoire du peuple corse, Paris, Éd. Cri-terion, 1995, p. 326. Aux antipodes figurait le chiffre de 30 000 tués avancé par Michel Vergé-Franceschi, Histoire de Corse, t. II : Du xviie siècle à nos jours, Paris, Éd. du Félin, 1996, p. 483.

(5) Ceux-ci affirmaient toujours que la Corse avait été le département le plus touché (Jean-Paul Pellegrinetti et Ange Rovere, La Corse et la République, Paris, Éd. du Seuil, 2004, p. 226).

(6) Charlie Galibert, Sarrola 14-18 : un village corse dans la Première Guerre mondiale, Ajaccio, Albiana, 2008, p. 401.

(7) Patrick Cabanel, « Cohésion, remous et désintégration des communautés nationales », in Stéphane Audoin-Rouzeau et Jean-Jacques Becker (dir.), L’Encyclopédie de la Grande Guerre, Paris, Bayard, 2004, p. 535-549, p. 537.

(8) La Corse et les Corses en 1918, Ajaccio, Archives dépar-tementales de la Corse-du-Sud/Service éducatif des archi-ves/Musée A Bandera, 1998, non paginé ; 1914-1918 : Corsi in guerra, Corsi mezu à a guerra/ Corses en guerre, Corses dans la guerre, Bastia, Archives départementales de la Haute-Corse, 1999, p. 29 (catalogue de l’exposition).

(9) « Le prix payé à la mort par les provinces les plus rurales » s’expliquait par le fait que nombre de mobilisés servirent « dans l’infanterie, la plus touchée des armes » (Patrick Cabanel, op. cit.).

Les Corses ne furent pas les seuls à être abu-sés par ces différentes vulgates forgées depuis près d’un siècle et dont certains éléments demeuraient plus puissants que d’autres 1. La permanence et la prégnance des stéréotypes concernant les insulaires facilitent cette impré-gnation 2. C’est le cas pour l’idée profondément enracinée du « droit du sang » qui a récem-ment été exprimée de deux manières différentes et complémentaires : en novembre 2012, le ministre de l’Intérieur Manuel Valls débuta sa visite en Corse par un hommage aux résistants tombés au cours de la Seconde Guerre mon-diale ; en janvier 2013, le ministre du Budget Jérôme Cahuzac déclara : « J’ai passé les fêtes de fin d’année en Corse, qui à l’époque ne formait qu’un seul département, et qui est le département qui a payé en pourcentage le plus lourd tribut à la guerre 14-18 3. » Concernant la reprise de la vulgate plus strictement nationa-liste, elle était une réalité de la part de certains militants se réclamant de l’extrême gauche.

Quant au nombre réel de soldats corses morts au combat, les estimations les plus sérieuses demeuraient contrastées, bien qu’un consensus semble désormais s’établir autour de 10 000 morts. Les « minimalistes » estimaient que la fourchette de 10 000 à 12 000 apparais-sait comme la plus acceptable ; c’était le cas de Roger Caratini : « Après la saignée de la Première

(1) Le site Internet de la préfecture de région lui-même reprend à son compte le mythe de la surmortalité des soldats insu-laires : « entre 22 et 28 % des classes mobilisables contre 16,3 % en moyenne nationale » (http://www.corse.pref.gouv.fr/d-une-guerre-a-l-autre-1914-1945-a92.html, 14 octobre 2013).

(2) Qu’il nous suffise d’évoquer ici pêle-mêle : le culte des armes et de la violence, une société mafieuse, une fraude poli-tique endémique, une population assistée et profitant des lar-gesses de l’État, la propension au fonctionnariat, un peuple étranger, etc. Tous ces stéréotypes ont été fortement réactivés depuis l’assassinat du préfet Claude Érignac en 1998.

(3) Propos de Jérôme Cahuzac, rapportés le 24 janvier 2013 dans la rubrique « Désintox » du site Internet du jour-nal Libération : « Jérôme Cahuzac corse le bilan de la Grande Guerre » (http://www.liberation.fr/politiques/2013/01/15/jerome-cahuzac-corse-le-bilan-de-la-grande-guerre_874273, 14 octobre 2013).

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Maître de conférences habilité à l’Université de Corse et membre du laboratoire Lieux, identités, espaces et activités (LISA), Didier Rey travaille sur les sports en Méditerranée occiden-tale ainsi que sur les constructions identitaires. Il a dirigé l’ou-vrage Football en Méditerranée occidentale, 1900-1975 (Éditions Piazzola, 2010) et est notamment l’auteur de la contribution intitulée « Le football en Oranie coloniale ou la guerre par d’autres moyens, 1914-1954 » (in Luc Robène (dir.), Le Sport et la Guerre, xixe et xxe siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012). ([email protected])

la Lozère, le Limousin et la Bretagne 1. À l’in-verse, les régions plus industrialisées, dont une partie des ouvriers avait été mobilisée sur place, connurent des pertes moins importantes.

Didier Rey, Université de Corse, Lieux, identités, espaces et activités (LISA), CNRS,

20250, Corte, France.

(1) Le nombre de Bretons morts au cours de la Première Guerre mondiale est aussi l’objet d’une polémique. Certains avancent celui de 240 000 morts.

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