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La création des identités nationales

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Du même auteur

La Plaine et la RouteMémoire populaire du Pays de France et du Vexin

(en collab. avec Michel Bozon)Fondation Royaumont, 1982

Le Roman du quotidienLecteurs et lectures populaires à la Belle Époque

Le Chemin Vert, 1984Seuil, «Points Histoire», 2000

La Terre promueNouveaux habitants et gens du pays

dans les villages du Valois(en collab. avec Michel Bozon)

Fondation Royaumont, 1986

Écrire la FranceLe mouvement littéraire régionalistede la Belle Époque à la Libération

PUF, 1991

Ils apprenaient la FranceL’exaltation des régions dans le discours patriotique

Éditions de la Maison des Sciencesde l’homme, 1997

La Création des identités nationalesEurope XVIIIe-XXe siècle

Seuil, «L’Univers historique», 1999

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Anne-Marie Thiesse

La créationdes identitésnationales

Europe XVIIIe-XXe siècle

Éditions du Seuil

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COLLECTION « POINTS HISTOIRE »FONDEE PAR MICHEL WINOCK

DIRIGEE PAR RICHARD FIGUIER

ISBN(ISBN 2-02-034247-2, 1re publication)

© Éditions du Seuil, mars 1999, octobre 2001pour la bibliographie mise à jour

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation col-lective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contre-façon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

www.seuil.com.

978-2-02-117511-0

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Pour Donatien, Florent,Romain et Emmy,

à l’avenir européen.

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REMERCIEMENTS

Je tiens à exprimer ma gratitude à la Fondation Alexander-von-Humboldt qui m’a permis de mener dans les meilleuresconditions des recherches à l’université de Tübingen. Je remer-cie les membres du Ludwig-Uhland Institut, dirigé par le pro-fesseur Bausinger, pour l’aide qu’ils m’ont apportée durant monséjour. Le projet de ce livre est issu de ces échanges internatio-naux. Ma reconnaissance va également à tous ceux qui ontcontribué, par leurs informations et leurs conseils, à ce travail :Réka Albert, Guy Barbichon, Catherine Bertho Lavenir, Fabri-zio Bigazzi, Gudleiv Bø, Dominique Durin, Michel Espagne,Daniel Fabre, Afranio Garcia, Stéphane Gerson, Mihaï Gheorghiu,Tamás Hofer, Hans-Ulrich Jost, Guy Latry, Ileana Loewy, DanielMaggetti, Francis Maguet, Vera Mark, Philippe Martel, JérômeMeizoz, Svetla Moussakova, Peter Niedermüller, Ruben Oliven,Monique Pavillon, Louis Pinto, Bärbel Plöttner, Robert Sayre,Danièle Schmidt, Anne-Lise Seipp, Anne Tricaud, Dany Trom,Michael Werner.

Que Michel Bouchaud soit remercié pour ses lectures cri-tiques du manuscrit, et Florent Bozon pour son aide matérielle.Cet ouvrage a été achevé dans la quiétude du Vieux-Palais d’Espa -lion : j’en sais gré à l’Association qui œuvre à la renaissance decette demeure historique.

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L’Europe des nations

Il est peut-être regrettable au point de vuepratique que la population de l’Europe ne soitpas une comme race, langue et aspirations ;mais elle ne l’est pas ; et les groupes différen-ciés qui y subsistent ne semblent disposés niles uns ni les autres à s’assimiler réciproque-ment, ni capables de s’anéantir à jamais dansle sein d’un seul d’entre eux.

ARNOLD VAN GENNEP, Traité comparatifdes nationalités, Paris, Payot, 1922, p. 24.

Rien de plus international que la formation des identitésnationales. Le paradoxe est de taille puisque l’irréductiblesingularité de chaque identité nationale a été le prétexte d’af-frontements sanglants. Elles sont bien pourtant issues dumême modèle, dont la mise au point s’est effectuée dans lecadre d’intenses échanges internationaux.

Les nations modernes ont été construites autrement que ne leracontent leurs histoires officielles. Leurs origines ne se per-dent pas dans la nuit des temps, dans ces âges obscurs ethéroïques que décrivent les premiers chapitres des histoiresnationales. La lente constitution de territoires au hasard desconquêtes et des alliances n’est pas non plus genèse desnations : elle n’est que l’histoire tumultueuse de principautés oude royaumes. La véritable naissance d’une nation, c’est lemoment où une poignée d’individus déclare qu’elle existe etentreprend de le prouver. Les premiers exemples ne sont pasantérieurs au XVIIIe siècle : pas de nation au sens moderne,c’est-à-dire politique, avant cette date. L’idée, de fait, s’inscritdans une révolution idéologique. La nation est conçue comme

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une communauté large, unie par des liens qui ne sont ni la sujé-tion à un même souverain ni l’appartenance à une même reli-gion ou à un même état social. Elle n’est pas déterminée par lemonarque, son existence est indépendante des aléas de l’his-toire dynastique ou militaire. La nation ressemble fort auPeuple de la philosophie politique, ce Peuple qui, selon lesthéoriciens du contrat social, peut seul conférer la légitimité dupouvoir. Mais elle est plus que cela. Le Peuple est une abstrac-tion, la nation est vivante.

Mais de quoi est faite la nation ? On connaît bien la défini-tion de Renan : « L’existence d’une nation est un plébiscite detous les jours1. » Cette formule est souvent invoquée pouraccréditer la thèse d’une conception spécifiquement française,non organique, de la nation. On omet généralement de citer les préalables, qui répondent implicitement à la question essen-tielle, à savoir pourquoi les Auvergnats et les Normands sonttous appelés à participer au plébiscite de la nation française,mais non point les Lettons ou les Andalous. Ce qui fait lanation, selon Renan, « c’est un riche legs de souvenirs »,« comme l’individu, c’est l’aboutissant d’un long passé d’ef-forts, de sacrifices et de dévouements ». Et Renan de préciser :« Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtresnous ont faits ce que nous sommes. » L’objet du plébiscite, enfait, c’est un héritage, symbolique et matériel. Appartenir à lanation, c’est être un des héritiers de ce patrimoine commun etindivisible, le connaître et le révérer. Les bâtisseurs de nation,par toute l’Europe, n’ont cessé de le répéter.

Tout le processus de formation identitaire a consisté à déter miner le patrimoine de chaque nation et à en diffuser leculte. La première étape de l’opération n’allait pas de soi : lesancêtres n’avaient pas rédigé de testament indiquant ce qu’ilssouhaitaient transmettre à leurs descendants et il était en outrenécessaire de choisir parmi les ancêtres ceux qui étaient rete-

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1. Ernest Renan, « Qu’est-ce qu’une nation ? », conférence faite enSorbonne le 11 mars 1882, première publication : Bulletin hebdoma-daire, Association scientifique de France, 26 mars 1882 ; dans Œuvrescomplètes, Paris, Calmann-Lévy, 1947 (édition établie par Henriette Psi-chari), tome I, section «Discours et conférences».

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nus comme donateurs, voire de trouver d’hypothétiques ascen-dants communs aux Auvergnats et aux Normands (aux Souabeset aux Saxons, aux Siciliens et aux Piémontais). Pour faireadvenir le nouveau monde des nations, il ne suffisait pas d’in-ventorier leur héritage, il fallait bien plutôt l’inventer. Maiscomment ? Que devait-on trouver qui pût devenir vivant témoi-gnage d’un passé prestigieux et représentation éminente de lacohésion nationale ? La tâche était d’ampleur, elle fut longue etcollective. Un vaste atelier d’expérimentation, dépourvu demaître d’œuvre et pourtant intensément animé, s’est ouvert enEurope au XVIIIe siècle et a connu sa plus haute productivité ausiècle suivant. Sa caractéristique fut d’être transnational. Nonpas qu’il y ait eu concertation préalable et division du travail :mais tout groupe national se montrait fort attentif à cequ’accom plissaient ses pairs et concurrents, s’empressantd’adapter pour son propre compte une nouvelle trouvailleidentitaire, étant à son tour imité dès qu’il avait conçu un per-fectionnement ou une innovation. A peine les lettrés allemandsavaient-ils exhorté, avec succès, leurs compatriotes à suivrel’exemple anglais dans l’exhumation de leur patrimoine cul-turel national que leurs homologues scandinaves ou russesappelaient à s’inspirer des Allemands. Quelques décenniesplus tard, les érudits français fustigeaient leurs concitoyensqui avaient tardé à s’engager dans une entreprise où, entre-temps, les Russes, les Espagnols et les Danois avaient fait leurspreuves. Les expositions internationales, hauts lieux d’exhi-bitions identitaires, ont été, à partir du milieu du XIXe siècle,des occasions privilégiées de ce commerce symbolique. Lesrivalités furent intenses, mais généralement pacifiques, lesconcertations fréquentes, ainsi que les échanges de conseils,ou même les encouragements aux débutants.

Le résultat de la fabrication collective des identités natio-nales n’est pas un moule unique, mais bien plutôt, selonl’expression provocatrice du sociologue Orvar Löfgren2, unesorte de kit en « do-it-yourself » : une série de déclinaisons

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2. Orvar Löfgren, « The Nationalization of Culture », dans Natio-nal Culture as Process, rééd. de Ethnologica Europea, XIX, 1, 1989,p. 5-25.

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de l’« âme nationale » et un ensemble de procédures néces-saires à leur élaboration. On sait bien aujourd’hui établir laliste des éléments symboliques et matériels que doit présen-ter une nation digne de ce nom : une histoire établissant lacontinuité avec les grands ancêtres, une série de héros paran-gons des vertus nationales, une langue, des monuments cul-turels, un folklore, des hauts lieux et un paysage typique,une mentalité particulière, des représentations officielles– hymne et drapeau – et des identifications pittoresques– costume, spécialités culinaires ou animal emblématique.Les nations qui ont accédé récemment à la reconnaissancepolitique, et surtout celles qui en sont encore à la revendi-quer, témoignent bien, par les signes qu’elles pro diguentpour attester leur existence, du caractère prescriptif de cette« check-list » identitaire. Le « système IKEA » de construc-tion des identités nationales, qui permet des montages tousdifférents à partir des mêmes catégories élémentaires, appar-tient maintenant au domaine public mondial : l’Europe l’aexporté en même temps qu’elle imposait à ses anciennescolonies son mode d’organisation politique. Le recours à laliste identitaire est le moyen le plus banal, parce que le plusimmédiatement compréhensible, de représenter une nation :que ce soit pour une cérémonie d’ouverture aux Jeux olym-piques, les festivités accompagnant la visite d’un chef d’Étatétranger, l’iconographie postale et monétaire, ou la publicitétouristique.

La nation naît d’un postulat et d’une invention. Mais elle nevit que par l’adhésion collective à cette fiction. Les tentativesavortées sont légion. Les succès sont les fruits d’un prosély-tisme soutenu qui enseigne aux individus ce qu’ils sont, leurfait devoir de s’y conformer et les incite à propager à leur tource savoir collectif. Le sentiment national n’est spontané quelorsqu’il a été parfaitement intériorisé ; il faut préalablementl’avoir enseigné. La mise au point d’une pédagogie a été lerésultat d’observations intéressées sur les expériences menéesdans d’autres nations et transposées lorsqu’elles semblaientefficientes. Quand les responsables de l’Instruction publiquefrançaise estimèrent que l’instituteur allemand, plus que lechef d’état-major, avait triomphé à Sadowa, ils conclurent àl’urgence d’une analyse de l’enseignement d’outre-Rhin pour

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l’adapter à la France. Et les organisateurs de fêtes patrio-tiques ou les fondateurs d’associations dévolues à la célé-bration du patrimoine invoquèrent fréquemment les réalisa-tions étrangères en la matière pour souligner la nécessité et lavaleur de leur entreprise.

Tant d’échanges croisés indiquent bien que la constructionidentitaire nationale n’a pas été associée à une forme de gou-vernement précise. La Révolution française a donné à lanation une souveraineté absolue et fait de la République sonexpression politique. Mais dans la plupart des cas la nationémergente est parvenue à l’existence étatique dans un cadremonarchique : quand les rapports de forces internes et inter-nationaux excluaient une organisation de type républicain, ila pu s’établir une sorte de compromis historique qui mainte-nait ou installait un roi ou un empereur. Le monarque appa-raissait dès lors non comme le descendant d’une dynastie quiimposerait son pouvoir à des sujets mais comme le représen-tant par excellence de la nation. A charge pour lui de s’inves-tir dans cette fonction et de prodiguer tous les signes de sonappartenance à la communauté nationale. La « nationalisa-tion » des monarques à partir du XIXe siècle est flagrante dansles iconographies officielles et l’organisation des cérémoniesqui inscrivent la personne du souverain au sein de la symbo-lique identitaire. Les descendants de la germanique maisonde Hanovre ont même été amenés, sous le coup de l’exacer-bation nationaliste engendrée par la Première Guerre mon-diale, à troquer leur nom dynastique pour celui de Windsor, àla consonance indubitablement britannique. Les régimes lesplus internationalistes, selon leur idéologie officielle, ontaussi abondamment mis en scène la symbolique nationale :les républiques socialistes d’Europe centrale et orientale ontinten sément pratiqué le « folklorisme d’État ». La Roumaniede Ceauşescu a poussé à ses limites le culte des grandsancêtres daces et la célébration de l’âme nationale.

La formation des nations est liée à la modernité écono-mique et sociale. Elle accompagne la transformation desmodes de production, l’élargissement des marchés, l’intensi-fication des échanges commerciaux. Elle est contemporaine

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de l’apparition de nouveaux groupes sociaux. Le volonta-risme conscient et militant à l’œuvre dans les élaborationsidentitaires montre bien cependant qu’elles ne sont pas la conséquence spontanée de bouleversements dont elles sont l’indispensable corollaire. Un espace économique n’en-gendre pas ipso facto un sentiment d’identité commune parmiles individus qui y participent.

Au demeurant, l’idée même de nation semble a priori allerà rebours de toute prise en compte de la modernité, puisqueson principe repose sur le primat d’une communauté a-tem-porelle dont toute la légitimité réside dans la préservation d’unhéritage. Mais c’est sans doute parce qu’elle relève du conser-vatisme le plus absolu, le moins contingent, que la nations’avère une catégorie politique éminemment apte à supporterl’évolution des rapports économiques et sociaux. Tout peutchanger, hormis la nation : elle est le référent rassurant quipermet l’affirmation d’une continuité en dépit de toutes lesmutations. Le culte de la tradition, la célébration du patrimoineancestral ont été un efficace contrepoids permettant auxsociétés occidentales d’effectuer des mutations radicales sansbasculement dans l’anomie. La nation, parce qu’elle instaureune fraternité laïque et par conséquent une solidarité de prin-cipe entre les héritiers du même legs indivis, affirme l’exis-tence d’un intérêt collectif. Elle est un idéal et une instanceprotectrice, donnée pour supérieure aux solidarités résultantd’autres identités : de génération, de sexe, de religion, de sta-tut social. Le nationalisme intégral, qui définit l’individu parsa seule appartenance nationale, déclare illégitimes les grou-pements, partis, syndicats fondés sur d’autres référents. Il lesfustige comme antinationaux et dénonce en leurs responsablesdes individus extérieurs à la communauté nationale quifomenteraient en fait sa perte. Mais, à l’exception de ce natio-nalisme d’exclusion, les formations politiques ou idéologiquesétablissent généralement des relations complexes entre l’iden-tité nationale et les autres déterminations identitaires. L’exis-tence d’un héritage commun, mythe nécessaire, fait rarementl’objet d’une mise en cause : c’est sa composition qui varieselon les options politiques et dans le temps. Les conflits peu-vent de ce fait se traduire par des controverses sur la compo-sition du patrimoine, des ajouts ou des retranchements dans

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cet ensemble éminemment plastique. Des ossements blanchisdepuis des décennies ou des siècles entrent au Panthéon sousle coup d’un changement de majorité parlementaire qui lespromeut brusquement en reliques symboliques du génie de lapatrie. Mais les grands hommes promis à l’éternité nationalepeuvent aussi mourir une seconde fois, d’oubli, et éventuel -lement renaître à la faveur d’une nouvelle conjoncture poli-tique. L’exégèse sur tel ou tel élément de la liste identitaire, surson authenticité, sur ses connotations exprimées en termescontemporains, est une des formes les plus banales du débatidéologique moderne. La France des années 1990 a retraduitcertains de ses conflits d’actualité en affrontements sur lasignification de divers personnages de sa galerie de héros.

On pourrait croire pourtant que la référence au patrimoineidentitaire, dans les nations aujourd’hui solidement établies,est plutôt désuète et propice surtout aux jeux de la distancia-tion et de la dérision. De fait, la France des années gaul-liennes a fait un large succès à Astérix, qui jouait du comiqued’anachronisme en projetant sur « nos ancêtres les Gaulois »la « check-list » identitaire nationale. Comme les touristesfrançais de l’époque, les deux héros de la bande dessinéefranchirent ensuite les frontières, les concepteurs de la sérieappliquant le même procédé aux Ibères, aux Germains et auxGrands-Bretons. La caricature, douce ou acerbe, n’indiquepas cependant l’abandon de la référence identitaire : toujourssous-jacente elle peut revenir sur le mode sérieux, voireoffensif, dès lors que la nation semble confrontée à un avenirincertain. Le film Les Faiseurs de Suisses3 a plaisammentmis en scène les épreuves par lesquelles devaient passer descandidats à la citoyenneté helvétique : soumis à un examende contrôle où il leur fallait montrer qu’ils connaissaient pré-cisément la liste des emblèmes de la Confédération, depuisla série des sommets alpins avec leur altitude au mètre prèsjusqu’aux anecdotes historiques, ils étaient en outre tenus deprouver qu’ils étaient devenus de vrais Suisses, amateurs deRösti, adeptes du propre-en ordre et peu portés sur les mani-

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3. Die Schweizermacher (Les Faiseurs de Suisses), comédie de RolfLissy, Suisse, 1978.

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festations syndicales de rue. Le ton était clairement sati-rique, fustigeant l’arriération de la Confédération puisque lesÉtats-nations modernes sont censés être parvenus à unematurité politique qui définit le droit à la citoyenneté surd’autres critères que les pratiques culinaires, les usages ves-timentaires, la décoration du logis par des chromos du pay-sage national ou le soutien à une équipe sportive. La réalitéest moins simple. Un pays de forte immigration comme laFrance a longtemps accordé la naturalisation sans faire de lareconnaissance du patrimoine national une condition préa-lable : mais elle était supposée venir « naturellement » auxnouveaux ressortissants – en tout cas à leurs enfants. Lesdébats actuels qui mettent en avant la notion d’intégrationengagent la question essentielle en l’esquivant : dans quoiprécisément les étrangers vivant sur le sol national doivent-ils s’intégrer, et quelles sont les preuves tangibles qu’ils doi-vent fournir de leur volonté et de leur capacité à le faire ? Onvoit bien que l’enjeu n’est pas seulement l’adhésion desimmigrés aux lois fondamentales de l’État...

L’exacerbation actuelle des interrogations sur les identitésnationales et leur préservation dans l’Europe contemporainetient sans doute moins à la présence d’une main-d’œuvred’origine étrangère qu’à un constat : les nouvelles formes de la vie économique exigent la constitution d’ensembles plus vastes que les États-nations. Or l’entité supranationale del’Union européenne devient un espace juridique, économique,financier, policier, monétaire : ce n’est pas un espace identi-taire. Lui fait défaut tout ce patrimoine symbolique par quoiles nations ont su proposer aux individus un intérêt collectif,une fraternité, une protection. Le repli sur les identités natio-nales comme refuges est somme toute compréhensible. L’eurone fait pas un idéal. Et si les Pères de l’Europe l’avaient insti-tuée en oubliant de la construire ?

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PREMIERE PARTIE

IDENTIFICATION DES ANCÊTRES

Le paysan est donc, si l’on peut ainsi dire, le seul historien quinous reste des temps antéhistoriques.

GEORGE SAND,Avant-propos des Légendes rustiques.

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Tout acte de naissance établit une filiation. La vie desnations européennes commence avec la désignation de leursancêtres. Et la proclamation d’une découverte : il existe unchemin d’accès aux origines, qui permet de retrouver lesaïeux fondateurs et de recueillir leur legs précieux. Le Peuple,par sa primitivité, est un vivant fossile qui garde jusqu’aucœur de la modernité l’esprit des grands ancêtres. Plongerdans les profondeurs de l’histoire, c’est aller retrouver dans lebas social les reliques enfouies du legs des pères. Là où l’onn’avait vu qu’absence de culture, là est situé justement leconservatoire de la culture première. La démarche archéolo-gique prend forme ethnographique. La construction desnations, à partir du XVIIIe siècle, est d’abord faite d’expédi-tions rustiques. Des explorateurs partent à travers champs etvallées, à la recherche des vestiges les moins altérés du legsoriginel. Cette quête du Graal national est toujours placéesous le signe de l’urgence : les traditions sont délaissées, le passage vers la Terre des Héros va se refermer pour tou-jours. Mais au fil du temps et des investigations le trésor neva cesser de s’enrichir.

Si la pérennité de la nation réside dans le Peuple, le princen’est qu’avatar historique ou usurpateur. Cette subversionidéologique de la légitimité prépare une évolution – et quel -ques révolutions – politique. Elle va de pair avec un change-ment esthétique non moins radical : pour une nouvelle concep-tion du monde, il faut des modes de représentations neufs.L’invention des nations coïncide avec une intense création degenres littéraires ou artistiques et de formes d’expression. Leretour aux origines est en fait œuvre d’avant-garde.

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