La Criminologie Plurielle d Alain Bauer

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CHRONIQUESCHRONIQUE DE CRIMINOLOGIE

Criminologie plurielle et pourtant singulirepar Dan KAMINSKI

Une introduction gnrale la criminologie cest un sous-titre vient dtre publie aux PUF (fvrier 2011) par Alain Bauer sous le titre de Criminologie plurielle. Cest un livre rare, pour autant que je puisse en juger. Une introduction plurielle la physique quantique me laisserait dans une position nave de dcouvreur bat et je serais sans doute bien en peine de me prononcer sur les qualits qui singularisent lintroduction qui me serait donne lire. Il se fait que je suis criminologue dans un pays voisin de la France. Je suis professeur de criminologie et chercheur en la matire. Pour cette raison modeste, je mattribue et revendique la capacit et le droit de discuter de la valeur du livre dAlain Bauer et de le qualifier de rare. Voil donc un livre rare et je voudrais mexpliquer. Je le ferai en deux temps : dabord, par le biais dune critique interne laborieuse, mais ncessaire, commenant par la couverture, sarrtant sur la structure et saventurant parfois dans le texte ; ensuite, par le biais dune critique externe, axe sur le positionnement de louvrage dans le champ criminologique. Jadopterai le ton du questionnement, souvent de ltonnement et parfois de la suspicion. Ce ton sied au rle (simul en loccurrence) du lecteur dun manuscrit dont lditeur pressenti voudrait se faire aider pour apprcier lopportunit de le publier.

I - OUVRIR ET DCOUVRIR CRIMINOLOGIE PLURIELLEJ

A - Des esprits libres

Le drapeau franais, prcd de la mention service public sur la couverture dune introduction la criminologie, constitue un signe patent dexceptionnalit. Cest la premire fois que je dcouvre un ouvrage prtention scientifique plac sous la bannire nationale dun tat. Cest la premire fois quexplicitement et, ds la couverture, un ouvrage laisse entendre quune discipline que lauteur qualifie de scientifique relve du service public. Mme sil peut paratre souhaitable, sous certaines conditions, quune dmarche de connaissance rende un service public , on peut douter que la globalit et la pluralit du propos apparent du livre puissent rellement concider avec lintrt public (ou une certaine conception de cet intrt). Voil dj une orientation du livre qui pourrait bien rduire le caractre pluriel explicitement affich dans son titre. Encore faut-il comprendre ce que signifie cette pithte. Mais nallons pas trop vite en besogne.Avril / Juin 2011

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Les promesses de louvrage ne sarrtent pas devant le drapeau tricolore. La quatrime de couverture annonce un outil pratique, rassemblant lessentiel de la connaissance franaise et internationale . On apprend aussi que louvrage a t rdig avec le concours de sept personnes, rduites pourtant au nombre de six sur la page de garde du livre. Xavier Raufer, mentionn en quatrime, napparat plus, lintrieur, que dans des remerciements par ailleurs significatifs : Seul le rapprochement desprits libres peut permettre une science en devenir de se dvelopper et de se livrer la critique . On comprendra que MM. Bauer et Raufer sont des esprits libres, ce dont je ne doute pas, mais il ne me serait jamais venu lide de douter que mes collgues ou que quelque expert du champ dtude qui est le mien puisse chapper cette catgorie desprits. On aimerait en savoir plus sur les esprits esclaves (?) ou moins libres qui ne permettent pas une science en devenir de se dvelopper. Puisque la fin du remerciement cit ci-dessus fait appel la critique, je me sens plus laise pour continuer cette chronique.

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B - Une science en devenir

La criminologie est-elle une science ? Voil une question tranche depuis longtemps, sur laquelle je reviendrai plus loin. Quelle soit en devenir me laisse perplexe. Parce quune discipline prtention scientifique nest pas institutionnalise dans un ressort national, on pourrait donc prtendre quelle nexiste encore quen germe alors mme que louvrage est consacr en prsenter (de quelle manire, on y reviendra) les acquis. Le devenir dune science et son institutionnalisation sont pour le moins confondus dans un geste moins srieux que stratgique et politique. Et supposer mme que la criminologie franaise soit en devenir, faut-il rellement que lun de ses reprsentants rinvente leau chaude depuis longtemps rafrachie par ses prdcesseurs trangers et ses contemporains nationaux ?

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C - Qui sont les auteurs de louvrage ?

Alain Bauer est professeur titulaire de la chaire de criminologie applique du Conservatoire national des arts et mtiers et aux universits de New York et Beijing. On napprendra rien de plus sur lui, sauf en lisant son livre, bien sr. Le site de AB associates 1 nous en apprend plus sur le marchand de scurit, qui reste nominativement dans lombre. Son site personnel 2 nous instruit sur le franc-maon et le gastronome, et bien peu sur le criminologue, titulaire (seule mention de sa formation universitaire) dun diplme dtudes suprieures spcialises de politiques publiques et gestion des organisations (PARIS I). Sous longlet politique , on admirera les photographies dAlain Bauer en prsence de deux prsidents de la Rpublique (lun de gauche et gauche, lautre de droite et droite du criminologue). Le site du Dpartement de recherche sur les menaces criminelles contemporaines (DRMCC) 3 indique que ce dpartement repose aussi sur une complicit, un travail permanent avec notre ami Alain Bauer (quon ne prsente plus) . Franois Freynet est consultant en sret urbaine et crateur dAFL Conseil, une SARL proposant ses clients 1) des audits de sites professionnels privs ou publics, dans le domaine industriel, commercial et bancaire. Les audits ont pour vocation de prconiser les

(1) (2) (3)

http://www.abassoc.com. www.alainbauer.com. Ce dpartement de recherche de lInstitut de criminologie (Universit Panthon Assas Paris II) est aussi maitre duvre du diplme duniversit Analyse des menaces criminelles contemporaines.Avril / Juin 2011

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Laurence Ifrah est galement auteur dun Que sais-je ? sur linformation et le renseignement par Internet. Grce la mention dun blog 6, on apprendra quelle est criminologue - auditeur de lINHES (Institut national des hautes tudes de scurit), enseignante luniversit de Paris X 7 et analyste expert en cyberconflits et en renseignement numrique. Selon une source journalistique, elle est chercheuse luniversit Paris II, cest--dire membre du Dpartement de Recherche sur les Menaces Criminelles Contemporaines. Franois Haut est directeur, avec Xavier Raufer 8, du Dpartement de recherche sur les menaces criminelles contemporaines (DRMCC). La page de Wikipedia (consulte le 24 mars 2011) qui lui est consacre 9 prcise quil est spcialiste des bandes criminelles organises, et notamment des bandes criminelles carcrales ou motocyclistes, de type Hells Angels et Bandidos. Accessoirement, il est prsent sur la mme page comme ancien membre du mouvement Occident de 1964 1968, aprs la dissolution duquel il a rejoint le Front national. Franois-Bernard Huyghe est formateur et consultant priv. Docteur dtat en Sciences politiques et habilit diriger des recherches en Sciences de linformation et communication, il est le fondateur de Huyghe Infostratgie. Le site de la socit en question prsente de la manire suivante ses produits commerciaux : Huyghe Infostratgie propose des formations et confrences, du conseil ditorial et des manifestations en intelligence conomique et stratgique, scurit, dcryptage des mdias, guerre de linformation, influence... Bref, tous les thmes traits sur ce site. Mais si les autres rubriques servent diffuser des ides et contenus gratuits, celle-ci sadresse dventuels clients intresss par les prestations de F.-B. Huyghe 10. Expert en polmologie, M. Huyghe a publi aux PUF, avec Alain Bauer : Les terroristes disent toujours ce quils vont faire, sans compter deux Que sais-je ? sur lADN et lenqute criminelle et sur les armes non ltales. Il est encore collaborateur de la socit Sentinel qui offre aux dcideurs privs et publics un clairage et un dcryptage de qualit sur des questions telles que : les menaces terroristes, lintelligence conomique, la criminalit financire, le cyberterrorisme, la gopolitique, largent du terrorisme, les conflits locaux [...] 11.

(4) (5) (6) (7)

http://www.afl-conseil.com. http://www.metier-securite.fr/. http://www.over-blog.com/profil/blogueur-3035444.html. Quand on cherche son nom dans lannuaire de lUniversit de Paris X, le moteur de recherche ne trouve cependant aucune correspondance. (8) Aprs un investissement politique dans lextrme droite nationaliste, Xavier Raufer est engag aux Presses universitaires de France, et devient directeur de la collection Criminalits internationales. Il est venu le 19 fvrier 2011 faire une confrence en Belgique, linvitation du Vlaams Belang, le parti flamand dextrme droite. Pour apprendre comment tre raciste sans ltre, voir : http://www.vlaamsbelang.be/0/8272. (9) Je suppose quil la connat, bien que les informations qui sy trouvent laissent supposer quil nen est pas lauteur, loin de l. (10) http://www.huyghe.fr/actu_sr10.htm. (11) http://www.infosentinel.com.Avril / Juin 2011

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rponses adaptes la mesure des risques et des vulnrabilits de lentreprise ; 2) des tudes techniques en matire de sret : Vidosurveillance, contrle daccs, dispositifs dintrusion, organisation des services de sret ; 3) des tudes gnrales de dlinquance, de victimisation, de dispositifs partenariaux, essentiellement destination des collectivits locales. Ces tudes portent sur lvolution de la dlinquance et des pratiques dlinquantes 4 depuis 1996. Expert scurit pour la candidature de Paris pour les Jeux olympiques de 2012 et la coupe du monde de rugby 2007, et auteur de nombreux ouvrages sur la vidoprotection 5, et co-auteur avec Alain Bauer de deux des sept Que sais-je ? que ce dernier a publis aux PUF.

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Stphane Qur a publi un Que sais-je ? sur le crime organis (avec Xavier Raufer), une Gographie de la France criminelle (avec Alain Bauer) et dautres livres sur les mafias. Il est membre du DRMCC, dirig par Franois Haut et Xavier Raufer.

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Christophe Soullez est, depuis sa cration en janvier 2004, directeur de lObservatoire national de la dlinquance (devenu Observatoire national de la dlinquance et des rponses pnales en janvier 2010), dpartement de lINHES, charg de lanalyse et de la diffusion publique des statistiques de la criminalit . Son CV mentionne encore quil est titulaire dun DEA de droit pnal et dun DESS dingnierie de la scurit, diplm de lInstitut de criminologie de Paris ; il est galement enseignant lcole des officiers de la gendarmerie nationale (EOGN), lUniversit Paris II, lIPAG de Clermont-Ferrand et lcole nationale suprieure de police (ENSP) de Saint-Cyr-au-Mont-dOr. Il est lauteur ou le coauteur de plusieurs ouvrages dont Les violences urbaines (Milan, 1999), La police en France (Milan, 2000), Inscurit la vrit ! (JC Latts, 2002), et Les stratgies de la scurit (PUF 2007), et avec Alain Bauer de Violences et inscurit urbaines (un Que sais-je ? ) et des Fichiers de police et de gendarmerie (un Que sais-je ? encore). Il est rapporteur du groupe de contrle sur les fichiers de police et de gendarmerie (prsid par Alain Bauer) 12. Ces trop longues et trs imparfaites notices biographiques sortent de lombre les collaborateurs dun ouvrage qui, publi aux PUF, fourmille de connexions avec les PUF ellesmmes 13, avec le DRMCC et avec Alain Bauer. Il est souvent difficile didentifier les formations des collaborateurs (que veut dire criminologue dans un tat qui ne dlivre pas un tel diplme ?) et les affiliations professionnelles. Vues de Belgique, leurs inscriptions universitaires ou les trajectoires scientifiques sont pour le moins difficiles retracer avec mes moyens limits. Consultants spcialiss en polmologie, analystes stratgiques, experts en prvention situationnelle et en technologies de linformation et de la communication, formateurs de forces de polices et fonctionnaires, marchands de scurit composent le rseau serr form par les collaborateurs de louvrage. Toutes les entreprises collectives se construisent et produisent sur ce registre, mais rien des modalits de construction de ce rseau de collaborateurs et de ses effets sur le spectre pour le moins rtrci de la criminologie plurielle qui en est issue nest mentionn.

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D - La construction de louvrage

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Deux parties composent le livre, la premire intitule Concepts , la seconde Outils . Rien ne permet, ni dans la table des matires, ni dans des introductions qui brillent par leur absence, de comprendre cette distinction apparemment fondamentale. Certes le livre souvre sur une introduction gnrale, mais elle ne donne aucune indication sur la mthodologie et lorientation logique de sa construction : la division est annonce, mais au lieu dtre dfinie, elle est illustre. La criminologie est la science du crime, et les efforts de (non-)dfinition de son objet laissent le lecteur perplexe lorsque lon conclut, par un emprunt Raymond Gassin, que les reprsentations intuitives de tout un chacun lgitiment lexistence de crimes naturels et de crimes conventionnels (p. 8). Voil donc une science qui laisse dfinir son objet par le sens commun et les reprsentations intuitives. On dcouvre cet gard une faiblesse rptitive de louvrage : aux dfinitions, on substitue des

(12) http://www.crime-prevention-intl.org/fileadmin/user_upload/Colloque_2009/Combi_C._Soullez_bio-pp-FrEng-Esp.pdf. (13) Alain Bauer semble, sur la page qui fait face son unique remerciement, proposer une srie douvrages aux PUF . lexception dun seul, tous sont des Que sais-je ? . (14) Je pourrais (et parfois, je ne pourrais pas) entrer dans une discussion interne sur le contenu de chacun des chapitres et titres passs ici en revue. Le format de cette chronique ne me le permet pas.

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1 - ConceptsMme si, la page 10, lauteur rend raison des extensions dobjets qua pu connatre la discipline, ce nest en tout cas pas la lecture de son livre qui en donnera dautres indices. La prsentation des causes du crime (chap. 2) se limite des considrations historiques au traitement pour le moins ingal 17. La concession faite un au-del du crime (chap. 3) se rduit quatre entres : victime , peine et chtiment , vitre brise et tolrance zro et rcidive . Un chapitre 4 intitul Les nouvelles pistes pourrait, croit-on rtablir le dfaut, mais il est consacr exclusivement de nouvelles menaces criminelles, spcifiquement valorises par le DRMCC : le crime organis, la menace criminelle carcrale 18, les terrorismes 19 et Cybercrime et Internet . Le dernier effort conceptuel de lauteur est consacr lexpos de thories criminologiques (chapitre 5 : penser le crime ), dont la slection et lordonnancement sont totalement mystrieux, sauf considrer comme suffisante lindication selon laquelle (p. 49) le chapitre en question sefforce de prsenter plus longuement un petit nombre de criminologues plus modernes (dont linfluence sest exerce autour de ou aprs la Seconde

(15) V. par ex. : La criminalit (p. 8) qui, sans tre dfinie, est immdiatement subdivise. V. aussi : Le crime organis (p. 39) distingu en gangs et mafias aprs le recours exclusif une dfinition non rfrence de lUnion europenne (sic). Ici, on sinquitera de la confiance faite une dfinition politique, tmoignage dun trs faible investissement dans la lecture des travaux criminologiques consacrs cet objet scientifiquement insaisissable. V. encore : Peine et chtiment (p. 33), titre consacr deux objets non distingus et non dfinis. Le texte commence immdiatement par les fonctions de la peine, tellement rabches par toute la littrature pnologique quon se demande pourquoi celles-ci doivent faire lobjet dune longue citation dun ouvrage de M. Cusson dat de 1978 (selon la note de bas de page dont la formulation ne suit pas les rgles choisies jusque l) et dont on ne trouvera pas trace dans la bibliographie. (16) Ainsi, le chapitre consacr la prvention (p. 69) aborde immdiatement la prvention situationnelle, soit un type de prvention sans dfinir la prvention ni la situer dans le spectre des types de prvention alternatifs. (17) On sera ainsi tonn, aprs avoir lu huit entres encyclopdiques trs conventionnelles et exclusivement axes sur des modles tiologiques en criminologie, de voir survenir un neuvime titre qui, consacr limitation, stend soudainement sur trois pages la problmatique contemporaine de linfluence des mdias et des jeux vido. (18) Le traitement de La menace criminelle carcrale (p. 43) est pour le moins trange : lauteur brandit le spectre dorganisations criminelles omniprsentes , de puissances criminelles dtournant la fonction pnitentiaire . Les organisations sont tellement identifiables que lacronyme BCC est suggr pour reprsenter les bandes criminelles carcrales . On prendra conscience de limportance du phnomne en France et de lurgence de sen inquiter en lisant cette seule illustration : Ainsi, en 2003, on apprenait quun rseau de vol de voitures tait organis et dirig par un malfaiteur... incarcr la prison de SaintQuentin-Fallavier (Isre) . (19) Lentre consacre aux terrorismes est mthodologiquement difiante. Lauteur rappelle que Lincapacit des organisations internationales laborer une dfinition officielle du terrorisme est proverbiale . Lauteur nen propose aucune et prfre se retrancher nouveau derrire des typologies descriptives. Mais il annonce aussi la reproduction en annexe dune liste dorganisations terroristes (p. 43). Lditeur aura sans doute jug comme moi que cette liste prsentait peu dintrt pour une Criminologie plurielle : en tout cas, elle ne figure pas dans louvrage. (20) Les anctres sont renvoys en annexe, parmi lesquels E. De Greeff, pourtant contemporain de la premire cole de Chicago et de Park...Avril / Juin 2011

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typologies 15. Cest un dfaut (que lon peut heureusement corriger) des premiers travaux dtudiants : luder la dfinition et la dlimitation de leurs objets au profit de typologies descriptives bien plus reposantes. Voici du pain, semble nous dire louvrage ; vous ne saurez pas ce que cest, ni si a se mange, mais on vous apprendra le trancher, de la faon la plus conventionnelle qui soit : le pain peut donc tre gris ou blanc, de seigle ou de bl, boule ou baguette. Le second confort de ce dfaut, pardonnable au nophyte, consiste faire passer la tranche pour le pain : prtendant traiter un objet, on nen met en lumire quune partie, selon un principe de slection que lon laisse lui-mme dans lombre 16.

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guerre mondiale) 20. On commence par lcole de Chicago, mais on en extrait Park dans un second titre. Trois lignes et demie sont consacres au seul apport mthodologique de E. Goffman et H. Becker 21. Puis suivent dans un joyeux dsordre et dans une compagnie parfois grinante : Sutherland, Merton, Pinatel, Eysenck, Foucault, Sellin et Wolfgang, Roger Mucchielli, Jacobs 22, Hirshi, Wilson 23, Newman, Cusson, Laurent Mucchielli, Szabo, Tournier 24 et Lagrange 25. Cette soupe trange semble devoir sa maigre consistance deux facteurs : 1) une opration de slection dissymtrique et inexplicable et 2) le souci de mettre lhonneur quelques auteurs franais, quelle quen soit linfluence relle 26. Lentre consacre Laurent Mucchielli le texte le dnote clairement semble le gage dobjectivit que lauteur veut donner au lecteur, en faisant une place excessivement honorable son meilleur ennemi scientifique. Sans vouloir porter atteinte lhonneur de quiconque, sil est impossible de ne pas mentionner E. Sutherland et sil est inutile de mentionner P. Jacobs, on peut stonner de ne pas lire un (traitre ?) mot sur la criminologie clinique, sur la criminologie critique, la criminologie radicale ou celle de la raction sociale pourtant bien implante en Belgique et au Canada (si lon veut se contenter dauteurs traduits et/ou francophones) ou dans le rseau franais du GERN 27, rassemblant de nombreux laboratoires de sociologie de la dviance et du crime ou de sociologie pnale. Quoiquon puisse en penser, pas la moindre trace non plus des chercheurs ou des recherches des instituts franais de sciences criminelles. Je devine pourquoi bien sr, mais lauteur ne le dit pas, alors quun des principes acquis dans le cadre de ma formation scientifique est la ncessit de rendre compte rationnellement de ses slections et de lordonnancement de ses donnes. Il faut choisir, mais pourquoi D. Matza ou M. Colin sont-ils exclus ? Et tant qu tre trs contemporain, sans savoir ce que lhistoire retiendra de M. Cusson ou de H. Lagrange, pourquoi S. Cohen, A. Bottoms ou J. Braithwaite ne sont-ils pas dignes de la slection ? Parce quon ne peut pas faire entrer tout le monde dans une criminologie plurielle ? Exact. Il convient donc de se demander en quoi cette criminologie est plurielle et quelles sont les criminologies exclues de la pluralit annonce par l esprit libre qui publie louvrage sous examen.

2 - OutilsLa seconde partie intitule Outils nest pas plus introduite que la premire. Prvenir , connatre et combattre en forment les trois chapitres. La raret de louvrage se rvle nouveau : le chapitre de la prvention contient deux titres : la prvention situationnelle et les tudes de scurit publiques, autrement dit, 1) un concept parmi dautres rendant compte dune forme spcifique de prvention et 2) un cadre politique consacrant le finan-

(21) Outsiders de Howard Becker fait lobjet dun paragraphe sous le titre Dviance et carrire criminelle (p. 20 22), mais nest pas considr comme digne dapparatre sous le titre des auteurs significatifs qui ont pens le crime (chap. 5 de la premire partie). (22) Pourquoi faire place au nom de Patricia Jacobs, si cest pour laisser entendre que ses travaux mritent de tomber dans loubli et pour ne trouver aucune entre son nom dans la bibliographie ? (23) Deuxime entre pour la thorie de la vitre brise : pourquoi ? (24) La fiche consacre Pierre-Victor Tournier, pourtant place sous le titre de la dmographie pnale, fait plus place sa conception de la criminologie et lobstacle son dveloppement que constitue le sectarisme mortifre qu son enseignement extrmement prcieux en dmographie carcrale, rduit quatre voies dentre mthodologiques prsentes en style tlgraphique (malgr les exigences du directeur de la collection, V. infra). (25) Dont le dernier ouvrage, paru juste temps, est prsent comme trs courageux (p. 65). (26) Ainsi, pourquoi privilgier Roger Mucchielli et passer compltement sous silence lcole de Lyon (M. Colin, J. Hochmann) ? (27) Groupe europen de recherche sur les normativits (http://www.gern-cnrs.com/gern).

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cement dtudes de scurit aux entits locales franaises, dont je crois que M. Bauer a bnfici comme prestataire.

Quant au combat contre le crime, la table des matires laisse pantois : au risque de paratre nouveau fastidieux louvrage dteignant sur son lecteur le combat contre le crime se divise en cinq parties : les fichiers (sous-entendu : de police), les fichiers gntiques, les interceptions tlphoniques, les neurosciences, la vidoprotection. Le lecteur un tant soit peu attentif se demandera sil est bien certain que le combat contre le crime repose exclusivement sur ces technologies ou si celles-ci reprsentent le spectre de comptences spcialises de lauteur et de ses collaborateurs. nouveau, la slection nest pas explique.

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E - Un ouvrage de rfrence... sans rfrences ?

Enfin, il faut bien finir cette premire partie de mon valuation par un coup dil sur lappareil de rfrences. Il sagit l dun enjeu classique dvaluation des travaux scientifiques. Labsence presque totale de rfrences dans le texte de louvrage serait-il le tmoignage dun esprit libre ? On est impressionn par la survenance soudaine dune entre bibliographique dans le corps du texte, alors que pendant des pages entires, on dcouvre des connaissances qui ne sont aucunement renvoyes la moindre source. Certes une bibliographie clture le livre, mais son mode demploi est inaccessible 28. Les manuels significatifs ou les revues internationales ou franaises, comme Champ pnal, Dviance et Socit, la Revue de science criminelle et de droit pnal compar ne sont pas voques. Un des mrites dune introduction gnrale est de donner accs aux sources dun approfondissement sur les thmatiques de prdilection du lectorat. On ne reconnatra pas un tel mrite cette introduction. Il importe enfin de relever ici la faon dont Pascal Gauchon 29, directeur de la collection Major aux PUF, prsente le profil des livres quil dite. Major : les livres dont jaurais aim disposer lorsque jtais prparationnaire. Des manuels qui donnent les connaissances, les mthodes et les ides exiges aux concours. Des ouvrages complets on peut tre certain quils contiennent tout le ncessaire -, efficaces et synthtiques pas de temps perdu -, rdigs par des enseignants de prpa pour faire russir. Cest dans cet esprit que jai cr en 1992 la collection Major pour les candidats aux concours des grandes coles et de lAdministration. Avec le souci dexcellence et de rigueur que lon exige deux et quil est normal de leur apporter. Major est rdige par des enseignants qui prparent aux concours pour des tudiants qui prparent des concours, ce qui explique tous les choix de Major . Le choix de lessentiel : nos ouvrages ne se perdent pas en digressions, tout ce quils contiennent est utile pour les concours.

(28) Cest bien sr une erreur purement matrielle, mais il est piquant de constater que deux publications de Nils Christie sont classes lune Christie N. comme il se doit et lautre Nils C., tmoignage de lamiti certaine entre deux esprits libres. (29) La carrire politique de M. Gauchon mrite un dtour. dfaut de le connatre ou de lavoir lu, puis-je compter sur la validit des informations fournies par Wikipedia (http://fr.wikipedia.org/wiki/Pascal_Gauchon) pour en arriver croire que lextrme droite entoure dcidment de prs Alain Bauer ?Avril / Juin 2011

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Le chapitre Connatre est exclusivement consacr aux connaissances quantitatives sur le crime (statistiques officielles, enqutes de victimation, dlinquance des mineurs et violence scolaire). Il faut donc croire que la connaissance nest un outil que si elle relve de la mesure.

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Le choix de la synthse : connaissances, mthodes, fiches..., nos ouvrages contiennent tout ce qui est ncessaire pour russir. Le choix de la clart : nos ouvrages sont organiss selon un plan structur et apparent afin de faciliter lapprentissage et la mmorisation. Le choix de lefficacit : nos ouvrages correspondent aux programmes et aux attentes des jurys ; nous partons du principe que le jury a toujours raison et nous adaptons nos ouvrages en consquence. Le choix de lexcellence : nous sommes persuads quon ne russit les concours quen visant le meilleur ; aussi refusons-nous toutes les facilits - style tlgraphique, rsums superficiels ou impasses dangereuses. Faut-il vraiment commenter plus avant linadquation de louvrage discut dans ces lignes avec le profil de la collection dans laquelle il est nanmoins publi ? Oui. Cet ouvrage est un fourre-tout reprsentatif des seuls domaines dinvestissement criminologique , rien nest moins sr, mais certainement consacr au crime de lauteur et de ses collaborateurs et cest le seul fil rouge quun lecteur un peu inform est capable dy trouver, dfaut dune logique apparente ou dune logique assume explicitement. Aux inventaires la Prvert ou celui de Borges (dont lvocation dbute Les mots et les choses de Foucault), on peut ajouter celui de Criminologie plurielle. ceci prs quun charme potique se dgage des deux inventaires que je viens de citer ; ils font au moins sourire. Celui-ci ne produit pas un instant un tel effet. Une seconde diffrence encore : les inventaires absurdes sont drles et potiques en tant quils manquent de (notre) rationalit. Celui dAlain Bauer relve bien dune rationalit que seule la critique externe (deuxime partie de cette chronique) peut exposer, faute pour lauteur de lavoir expose lui-mme. Mais peut-tre faut-il comprendre autrement ce que M. Gauchon entend par essentiel , synthse , clart , efficacit et excellence ? Si ce livre doit servir principalement russir un examen, impos des prparationnaires, valu par Alain Bauer lui-mme, et non proposer un tat des connaissances bien document en criminologie, on pourrait alors envisager quune commune mdiocrit affecte la collection et lchantillon que jai choisi dobserver. Souvenons-nous ici du titre de louvrage. Plurielle, cette criminologie ? Plurielle, parce quelle a t crite en collaboration ? Plurielle parce que plusieurs fiches de cet inventaire sont consacres au mme sujet ? Plurielle, parce que sans ordre et cohrence ? dfaut dexplicitation fournie par lauteur, je nai pas dautre hypothse permettant de rendre raison ce titre.

II - UNE INTRODUCTION GNRALE LA CRIMINOLOGIE :UNE, EN EFFETLe sous-titre de louvrage sous examen mrite dtre mis en perspective avec le titre de son introduction : la recherche de la criminologie . Ce titre se rapproche pour le moins de celui du cours inaugural du 8 fvrier 2010, que son auteur a donn comme titulaire de

(30) Alain Bauer, la recherche de la criminologie : une enqute, Paris CNRS ditions, 2010.

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la chaire de criminologie applique du Conservatoire national des arts et mtiers. Le texte de cette leon a reu linsigne privilge dtre publi aux ditions du CNRS 30.

Si M. Bauer ne veut pas dvelopper la criminologie en reprenant tout zro et faire perdre un sicle au dveloppement quil espre pour cette discipline, il doit tre attentif au fait que lextension des objets de la criminologie a t pour beaucoup dans la rupture constructiviste de la discipline laquelle il ne fait quune allusion trs fugace au milieu de la page 10. Les dplacements successifs quont su provoquer les travaux de A. Lindesmith 32 sur les drogues ou de E. Sutherland 33 sur le crime en col blanc (par exemple) nous enseignent 1) que les reprsentations des comportements problmatiques conventionnellement associs au crime sont truffes de distinctions sociales ; 2) que les dfinitions conventionnelles et/ou lgales du crime couvrent des figures criminelles moins visibles et pourtant non moins problmatiques ; et 3) que la distinction entre conventionalit comportementale et transgression est moins affaire de nature que de construction normative. Les dplacements relatifs aux objets ont ainsi produit une seconde mutation de la perspective axe cette fois sur les normes : si les comportements dits criminels font lobjet dune construction sociale, les outils de cette construction doivent tre insrs dans la construction scientifique de ces comportements. Autrement dit, les reprsentations lgales (cration et application de la loi), sociales (opinion publique et mdias) et politiques (politiques criminelles et pnales) deviennent indtachables des comportements eux-mmes. La pntration dune pistmologie constructiviste nexclut en rien lexistence dun rel de rfrence 34 ; celui-ci est tout simplement inobservable. Le fait mme de traiter les crimes comme des situations-problmes est en quelque sorte la preuve que le constructivisme en criminologie cherche sapprocher mieux de ce rel de rfrence que ne le fait le positivisme. Par contre, la frontire entre crimes et autres situations-problmes (que le droit ne qualifie pas comme telles) sestompe. M. Bauer et ses collaborateurs nobservent pas des objets de connaissance, mais des menaces combattre ou prvenir. On ne peut sempcher de se demander si lesprit de lutte (et de lucre) ne se substitue pas au projet de connaissance. Un texte trs rcent (et non encore publi) de Nils Christie sintitule : Criminologists. Interpreters for Society or Servants to Power. Ce titre (quel que soit le contenu de larticle que je ne peux pas citer ni diffuser) me parat bien rendre compte dun choix obligatoire. Quel est le travail du criminologue : interprte de la socit ou serviteur du pouvoir ? Dilemme auquel il faut ajouter un troisime terme : serviteur de ses propres intrts commerciaux ? Et quelle est ds lors sa mthode ? Interprtation des faits et des processus ou service technique des chiffres et des stratgies ? Dcodage des rapports sociaux et des

(31) Si abondamment au regard du volume de la publication quon en est un peu gn. Alvaro Pires est professeur lUniversit dOttawa, co-auteur avec Christian Debuyst et Franoise Digneffe dune Histoire des savoirs sur le crime et la peine en trois tomes (Bruxelles, Larcier, 2008, 2e d.), dont je voudrais ici relever la justesse du titre. Dans leur absence totale de prtention et dans leur prcision pistmologique, ils ont refus de cder une Histoire de la criminologie bien plus facile et vendable. (32) A.R. Lindesmith, A sociological theory of drug addiction, American Journal of Sociology, Vol. 43, n 4, janvier 1938, p. 593-613. V. aussi The Addict and the Law, Bloomington, Indiana University Press, 1965. (33) E. H. Sutherland, White Collar Crime, New York, Dryden Press, 1949. (34) Formule utilise par J.-P. Olivier de Sardan, La rigueur du qualitatif. Les contraintes empiriques de linterprtation socio-anthropologique, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, coll. Anthropologie porspective, 2008.Avril / Juin 2011

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Alors que, dans la leon inaugurale de sa chaire, Alain Bauer citait abondamment A. P. Pires 31, dans un voisinage pistmologiquement trange, il semble soudain quil lait compltement oubli au moment de consacrer une introduction substantielle la discipline. En effet, le statut que A. P. Pires confre la criminologie savre pour le moins loign des lieux communs que prfre Alain Bauer.

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processus politiques ou obturation de la connaissance par le message dalerte et le mot dordre de lradication des nouvelles menaces ?

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Les consultants, experts et analystes associant des intrts commerciaux aux besoins gouvernementaux, ont en fait des intrts stratgiques et polmiques qui sopposent reconnatre la lgitimit quils saccordent contribuer une introduction gnrale la criminologie, sauf la reconnatre, dans un effort de bonne volont, comme rsolument singulire. Admettons un instant, pour faire simple, que la criminologie soit une science. Elle est pour M. Bauer et ses associs une science de la menace et de lennemi. On devrait lavoir compris, au terme de mon valuation : une science de la menace est une menace pour la science ; une science de lennemi est une ennemie de la science. Lexpression projet de connaissance quA. P. Pires utilise pour spcifier la nature de la criminologie me parat contenir deux ides fortes que M. Bauer ne veut ni entendre ni faire entendre. La premire concerne le statut de la discipline criminologique. Vouloir la constituer en science, a fortiori en science du crime, relve dun projet anachronique dont des criminologues pourtant valoriss dans louvrage sous examen ont soulign limpasse. On pense Th. Sellin, auteur de la trs juste formule selon laquelle le criminologue est un roi sans royaume ; on pense E. Sutherland qui, loin dtre seulement le thoricien de lapprentissage, formulait dj la dpendance du crime aux conditions de sa cration lgale et de sa rpression ; on pense E. De Greeff, qui, bien au-del de ce que rapporte M. Bauer, a dissous, dans sa dmarche clinique, la diffrence entre le processus du passage lacte criminel et celui de la raction sociale au crime. On pense enfin la faon magistrale dont A. P. Pires (dans louvrage massivement cit par M. Bauer, lors de sa leon inaugurale au CNAM) synthtise la juste prtention de la criminologie constituer tout au plus et la fois un champ dtude et un projet spcifique de connaissance 35, loin de toute autonomie thorique et mthodologique... La vritable condition statutaire de la criminologie nexclut aucunement son institutionnalisation, comme la Belgique et le Canada par exemple lont ralise dans le monde francophone. Mais ce nest pas en dfendant si mal ses couleurs propres (ou en dfendant si bien les couleurs dune France scuritaire), que la criminologie franaise trouvera quelque noblesse aux yeux des enseignants et chercheurs qui y contribuent dans leur champ disciplinaire propre. La seconde ide forte de lexpression projet de connaissance est un peu plus complexe. Si la connaissance est, dans cette expression, vise pour elle-mme (comme on le dit souvent de faon un peu dfensive), cest dans le sens o ce projet nest pas celui de la lutte ; en tant quil sagit dun projet, on est oblig dadmettre que la connaissance nest pas sans projet qui la dpasse. Autrement dit, la connaissance en criminologie ne peut vraiment pas tre promue pour elle-mme : quand on dit cela, cest pour se dmarquer dun autre projet thique et politique et indiquer quon ne veut pas y contribuer. Mais de ce fait mme, on contribue un autre projet : le projet de connatre comme interprte pour la socit est un projet politique et thique dont les contours sont moins nets, plus indcis, plus ouverts que celui du service au pouvoir ( cet gard, le premier court toujours le risque dtre absorb par la fringale du second).

(35) Pour les dveloppements relatifs ce double statut de la criminologie, on lira avec profit le premier chapitre de Debuyst Chr., Digneffe Fr., Pires A.P., Labadie J.-M., Histoire des savoirs sur le crime et la peine, Bruxelles, Larcier, 2008 (1re d. 1995).

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Un projet de connaissance est toujours marqu par une pistmologie, une position thique et une option politique. Le projet de M. Bauer est il en fait la preuve vidente dans son ouvrage pistmologiquement positiviste, thiquement guerrier et politiquement scuritaire. Ce projet a hlas le droit dexister, mais il a le devoir de sidentifier comme tel et non comme une criminologie plurielle, aux accents rassembleurs ou faussement encyclopdiques. Si M. Bauer pouvait citer A. P. Pires en tant consquent, il dcouvrirait quil existe plusieurs autres criminologies, constructivistes (sur le plan pistmologique), valorisant (thiquement et mthodologiquement) la proximit interprtative avec les phnomnes (ou encore leur comprhension), sappuyant sur dautres donnes que les donnes quantitatives, et politiquement mancipatrices de tous les membres de la socit. M. Bauer appelle de ses vux une autre mancipation , celle de la criminologie, sa reconnaissance comme adulte en quelque sorte. Lmancipation progressive de la criminologie est dj passe, au cours du vingtime sicle, par les tapes suivantes : 1) sa dpendance non problmatise lgard du droit pnal et de la politique criminelle, assure paradoxalement par le positivisme ; 2) une interrogation sur cette dpendance exprime en termes de hirarchie ou dagencement des disciplines ; 3) une raction constructiviste et critique la prtendue naturalit de lobjet de la discipline ; 4) un recentrage pistmologique faisant de la dpendance de la criminologie (tant dans la construction de son objet que dans sa rfrence dautres disciplines) la condition de la relative autonomie du projet de connaissance quelle constitue 39. Si Alain Bauer veut tout reprendre, en France, par le commencement (en imposant une criminologie tatique, centre sur les menaces) et perdre un sicle supplmentaire, il nest pas prs de favoriser, pour la France, le dveloppement auquel il prtend contribuer. Fin de la simulation : je ne recommande pas aux PUF la publication de ce manuscrit.

(36) V. Ruggiero, Criminology and War, in Lvy R., Mucchielli L., Zauberman R., Crime et inscurit: un demi-sicle de bouleversements, Mlanges pour et avec Philippe Robert, Paris, LHarmattan, Srie Dviance, 2006, p. 363-380. (37) Rapporteur du comit de suivi pour la mise en uvre du rapport Villerbu (prsident de la Confrence Nationale de Criminologie (rapp. dpos en juin 2010). (38) Rapp. dtape du comit de suivi pour la mise en uvre du rapport Villerbu auquel participe M. Bauer. (39) Ces dveloppements sont extraits, moyennant de lgres corrections, de D. Kaminski, Du crime la pnalit, Chronique de criminologie, RD pn. crim., 1997. 196 s.Avril / Juin 2011

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Cette ouverture du projet de connaissance lentrane ncessairement exercer une rflexivit radicale : le projet de connaissance devient lui-mme un objet pour la criminologie. La lutte contre le crime et le lucre anti-criminel sont des options problmatiques construisant les objets mme quils combattent ou prviennent et ils en deviennent des objets pour le projet de connaissance quune criminologie contemporaine digne de ce nom soutient. Cest dans cet esprit, me semble-t-il, que V. Ruggiero peut, par exemple, envisager la guerre comme objet oubli de la criminologie 36. Problmatiser la guerre ou le crime est aux antipodes de la dmarche associative pour le moins excentrique qui consiste promouvoir la dnomination criminologie, diplomatie, polmologie, stratgie que Ch. Vallar 37 soutient dans les dveloppements les plus rcents 38 du projet dinstitutionnalisation de la criminologie franaise, en suivant les formulations de M. Bauer dans son rapport remis en mars 2008 sur la formation et la recherche stratgique .