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Professeur à l'Institut des Hautes Études Internationales de Genève, WILHELM ROPKE est un économiste libéral qui s'est illustré par de nombreux ouvrages d'analyse éco­nomique, sociale et politique, où il se fait le défenseur d'une conception authentiquement « libérale ».

Dans La crise de notre temps, il se livre à une critique pénétrante et lucide du monde moderne, des grands courants qui l'ont préparé et des mouvements qui l'agitent aujourd'hui.

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WILHELM ROPKE

LA CRISE DE

NOTRE TEMPS

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PETITE BIBLIOTHtQUE PAYOT

106, Boulevard Saint-Germain, Paris

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L'édition originale de cet ouvrage a été publiée sous le titre: Die Gesellschaftskrisis der Gegenwart, Eugen Rentsch Verlag, Erlen­bach-Zürich. L'édition française, adaptée par Hugues Faesi et Charles Reichard, a été précédemment publiée par les Éditions de la Baconnière, à Neuchâtel.

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réser­vés pour tous pays.

Couverture de Eric Tschanz (photos Viollet et Tschanz).

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PRÉFACE

Ce volume est le résultat des réflexions d'un économiste sur les signes de dégénérescence du monde civilisé et sur les moyens de les guérir. Pendant des années, l'auteur a médité sur ce thème, le laissant lentement mûrir en lui, à la suite d'échanges de vues avec des amis et des personnes partageant ses idées - et toute sa gratitude est acquise aux uns et aux autres. Mais, concrétiser ces idées en un volume lui a semblé une entreprise si audacieuse qu'il l'a toujours différée en faisant valoir oomme excuse le manque de clarté intérieure et la nécessité de compléter encore sa documentation. Il arrive cependant un moment où de pareilles excuses cessent d'être valables et cachent la simple crainte d'aborder le public. Mais c'est à un appel à l'action qu'on résiste le moins.

Toutefois, l'auteur n'aurait point rédigé ce volume s'il n'avait constaté la confusion spirituelle croissante du monde qui justifie une tentative d'orientation modeste et incomplète. Des millions d'êtres, semble-t-il, se trouvent pris dans une avalanche, et ont perdu toute direction et tout sens de l'équilibre, s'enfonçant toujours davantage dans leur peur irraisonnée. Tout effort sincère de les aider sera donc accepté et compris.

L'auteur voudrait simplement épargner au plus grand nombre d'hommes possible les années d'efforts spirituels et les détours qui lui ont été nécessaires pour arriver à cette clarté essentielle qu'il croit posséder aujourd'hui. S'il a entrepris un dernier effort (et non le moindre) afin

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d'en faire profiter les autres, il s'agit là d'enseignements d'un homme qui a dû chercher lui-même son orientation, non sans difficulté. Si d'autres y parviennent avec un moindre effort, son but est atteint.

Ceci implique une prièr.e au lecteur : qu'il veuille par- · ta ger le besoin de clairvoyance et de vérité de l'auteur. Les idées exprimées dans ce liure forment un tout indivi­sible - on voudra bien les considérer comme telles, sans égard au fait qu'elles heurtent ou flattent tels intérêts et telles tendances. De grâce : qu'on ne fasse pas de ces pages une carrière dans laquelle chacun ua extraire ce qui lui platt en dédaignant le reste. Du reste, consolons-nous d'avance par ce que Bœthius a nommé la tâche des phi­losophes, il y a un millénaire el demi, dans une autre crise du monde antique, mortelle, celle-là: pessirnis displicere.

W.R.

Notede1'éditeur: Le texte quenousprésentonsaujourd'huirepro­duit intégralement celui publié par les Éditions de la Baconnière, à l'exception des notes et remarques en fln de chapitre, qui ont été supprimées, de manière à alléger le texte. Le lecteur pourra retrouver ces notes et commentaires de l'auteur dans l'édition originale allemande ou dans l'édition de la Baconnière.

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INTRODUCTION

LE GRAND INTERRÈGNE LE GRÉGARISME- LE TIERS CHEMIN

Sur les degrés de l'échafaud, le malheureux roi Louis XVI aurait dit:« J'ai vu venir tout cela depuis dix ans. Comment n'ai-je point voulu y croire? » Tout le monde se trouve aujourd'hui à peu près dans la même situa­tion que le malheureux monarque, excepté deux caté­gories de gens : le gros public, d'une part, qui n'a rien vu venir pour la simple raison qu'il s'est contenté de vivre sans réflexion et, d'autre part, tous ceux qui n'ont pas seulement pressenti le tour fatal des événements, mais encore n'ont pas voulu faire taire leur propre pes­simisme en lui jetant de fausses et trompeuses consola­tions. Tôt ou tard, cependant, chacun devait sentir le terrain mouvant sous ses pieds, tandis que mûrissait en lui cette grave question qui agite jour et nuit, depuis longtemps, tous les esprits déjà atteints intérieurement ou extérieurement par la commotion qui secoue notre civilisation : quel inquiétant processus, quel mal sour­nois s'est abattu sur le monde? Que s'est-il passé dans les pays qu'il a déjà terrassés?

Rien ne se faisant sans raisons suffisantes, il doit être possible d'interpréter et d'expliquer cette catastrophe par des raisons, assurément plus solides que celles du hasard, de la bêtise et de la méchanceté. Plus les dimen­sions de la rupture se révélaient gigantesques et les lézardes profondes, jusqu'à atteindre les fondements, plus il apparaissait nécessaire et naturel que l' obser­vateur cherchât à échapper au moment présent et à ses

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misères sans cesse renouvelées, et se sentît devemr peu à peu l'héritier d'une culture millénaire dont l'inté­grité et l'existence mêmes semblaient mises en ques­tion.

Nous avons ainsi pris l'habitude de nous situer au milieu du fleuve qu'est l'histoire. Nous avons appris à aller au fond des choses, à compter avec les valeurs essen­tielles, les origines et les constantes, et à nous poser ces questions toutes simples : « Où allons-nous? D'où ve­nons-nous? Dans quelle direction dérivons-nous? » et encore : « Que sommes-nous? Où voulons-nous en venir? » et surtout : « Où devons-nous en venir? »

De ce fait, un nombre croissant d'hommes a été amené à considérer notre monde malade sous une perspective particulière et à s'en tenir à l'essentiel plutôt qu'à l'acces­soire, à préférer le constant au variable, le durable au versatile, le solide à l'instable, les longues périodes à l'instant, et surtout à mettre au premier rang non pas leur modeste personne, mais la responsabilité que nous devons assumer à l'égard de la société, de l'héritage du passé et des promesses de l'avenir. Nous nous sentons un peu dans la peau du pèlerin égaré, qui demande son chemin avant sa nourriture.

L'espace qui nous entoure s'est rétréci. La terre, dans son ensemble, nous est devenue familière et immé­diatement accessible. De même, les distances historiques se sont tellement raccourcies dans notre esprit que le passé lointain semble avoir rejoint le présent. Plus fort que jamais, nous nous sentons le dernier maillon d'une chaine fermée. Constamment, les hommes réfléchis de notre temps comptent avec la notion que nous a léguée Gœthe : « embrasser trois millénaires ». Nous ne cessons de regarder en arrière, sur les étapes de notre civilisation, sur Milet, Jérusalem, Athènes, Rome, Florence, Paris, Londres ou Weimar ; nous nous excitons au spectacle désordonné de ce développement constant, qui a été menacé mille fois de s'échouer sur les écueils, mais a su retrouver chaque fois sa voie sous l'influence d'un vrai miracle; soucieux, nous nous demandons si, aujour­d'hui encore, le miracle a des chances de se répéter,

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ou si le développement amorcé par les anciens Ioniens à l'un des moments les plus grandioses de l'histoire universelle va vers sa fin irrémédiable. Notre regard critique discerne aussi les croisements où ce développe­ment s'est engagé sur une fausse route, ce qui l'a fait aboutir aux temps présents.

A mesure que nous prenons conscience de la voie mil­lénaire de notre propre civilisation, nous percevons mieux aussi les possibilités générales et les conditions régissant la culture et la société humaines. Nous les comparons aux expériences faites par d'autres cultures et aux origines les plus lointaines de l'homme, dont la préhistoire, l'ethnologie et l'anthropologie sont en train de nous transmettre des notions toujours plus précises. Ces enseignements contribueront fortement à dévelop­per en nous un sentiment intuitif, qui nous sépare autant du x1xe siècle et de sa soif de progrès matériel qu'il nous rapproche de ce xv1ue siècle méconnu, que nous apprenons à mieux estimer et à mieux aimer.

Ce sentiment complexe nous amène à résipiscence : nous ne sommes nullement arrivés au sommet vertigi­neux d'un développement ascensionnel constant. Les sensationnelles acquisitions, les découvertes méca­niques d'ordre quantitatif d'une civilisation technique ne nous dispensent pas d'envisager les problèmes éter­nels d'une société ordonnée et d'une existence basée sur le respect de la dignité humaine. Au contraire, elles rendent la solution plus difficile. D'autres cultures l'ont sans doute approchée de plus près; l'amplitude dans les variations des possibilités humaines, malgré le cinéma et la radio, par-dessus les époques et les cultures, est restée d'une surprenante exiguïté.

De même que le soleil d'Homère luit toujours de même, le noyau essentiel, autour duquel gravite la vie, n'a guère changé: nourriture et amour, travail et loisir, reli­gion, nature et arts. Encore et toujours, il faut mettre des enfants au mon~e, il faut les éduquer et l'on ne trouvera pas subversive l'hypothèse que d'autres époques, sans radio ni cinéma, ont atteint, dans ce domaine, des résultats plus probants.

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La secousse dont nous avons été victimes n'aurait pas eu des répercussions si fortes s'il s'était agi d'un déclin lent et progressif. Mais notre crise a ceci de commun avec la plupart des crises historiques (et même avec une simple crise économique) que nous sommes tombés subitement d'une hauteur encore jamais atteinte avant nous, et que nous croyions absolument sûre. En histoire aussi, l'adage est vrai selon lequel il n'y a qu'un pas à franchir du Capitole à la roche Tarpéienne. Il vaut d'abord au sens restreint et banal : le commencement économique et politique de la catastrophe fin 1929 venait après une période au cours de laquelle le malaise d'après­guerre avait fait place à un essor économique prodigieux dans le monde entier soulevé par un excès d'optimisme. Mais l'adage historique est valable aussi dans un sens beaucoup plus universel : il suffit que nous fixions le début de la crise, en tant que crise générale de la civili­sation, au mois d'août 1914, et que nous jetions un regard en arrière sur les cent années précédentes. Nous devons reconnaître alors avec étonnement que celte période, unique en son genre- de 1814 à 1914- a été somme toute le siècle du capitalisme libéral, et une époque où les années de paix ont prévalu. Et ce siècle, qui n'a pas son pareil dans l'histoire sous le rapport du progrès, de l'ordre, de la stabilité et de la prospérité générale, a été suivi par une période de bouleversements dépassant également de loin tous les parallèles historiques. Vrai­ment, la chute est rude du magnifique sommet sur lequel tout le xrxe siècle - à l'exception de quelques prophètes clairvoyants - s'était senti si sûr !1

Nous ne saurions donc songer à comprendre entière­ment notre temps si nous n'arrivons pas à concevoir ce qui s'est passé sous ce couvert si trompeur de la paix et du progrès, du champ de bataille de Waterloo jusqu'à l'attentat de Sarajevo. Si nous ne voulons pas considérer la guerre mondiale et ses suites inévitables comme un accident stupide de l'histoire, nous devons admettre qu'elle a été provoquée par les conditions créées dans la période qui l'a immédiatement précédée. Effectivement, l'horizon s'était assombri peu à peu pendant le dernier

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tiers du siècle précédent. Mais comment les conditions funestes de la crise mondiale ont-elles pu naître dans une ère d'ordre, de paix, de liberté et de prospérité générale? Voilà la. question qui se pose avec insistance.

Ces questions nous préoccupent d'autant plus que nous savons que leur réponse nous ouvrira non seule­ment l'esprit pour comprendre le présent, mais qu'elle nous livrera également la clé d'un avenir meilleur. Tou­tefois, sans diagnostic sérieux, il ne saurait y avoir de thérapeutique assurant la guérison. Et toute l'impa­tience- aussi compréhensible soit-elle- de ceux qui attendent d'abord de nous un programme d'action détaillé, ne saurait ébranler notre conviction fondamen­tale. Malheureusement, la réponse ne sera ni simple, ni facile. Bien au contraire, nous la pressentons extrême­ment compliquée ; ne nous étonnons donc pas de la perplexité générale! Contentons-nous si, en recherchant une solution, nous semblons faire certains progrès. Toutes les interprétations simplistes doivent forcé­ment mener à un échec, et nous nous méfions autant des médecins dont le diagnostic se borne à une formule monotone que des guérisseurs dont la thérapeutique est basée sur un seul remède patenté et miraculeux. Depuis trente ans, nous voyons à l'œuvre les meilleurs esprits de tous les pays ; ils produisent une littérature d'inter­prétation qui s'étend peu à peu; et il est particulière­ment réconfortant de constater combien nos concep­tions ont progressivement mûri sous l'action de cette analyse.

Au cours de ce processus de maturation, on peut observer que les antagonismes antérieurs s'effacent.; des fronts anciens se regroupent pour former progres­sivement un nouveau et large front, qui englobe tous les hommes lucides et de bonnes volonté, prêts à oublier leurs griefs et leurs différends passés. Maintenant que la recherche s'oriente de plus en plus vers les solutions essentielles, on peut constater une convergence éton­nante dans les résultats acquis, convergence qui prouve qu'il existe des constantes élémentaires sur lesquelles l'unanimité s'est faite; il y a des solutions correspon-

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dant à ces constantes. Elles sont donc, en quelque sorte, dans la nature des choses. Une fois qu'ils ont échappé à la dangereuse extase de l'engouement des masses, les hommes savent fort bien discerner ce qui est sain ou malade, fort ou décadent, équitable ou injuste, légitime ou illégitime, conforme à la nature humaine ou non.

Les hommes commencent à se rendre compte égale­ment - comme l'a dit Lichtenberg, l'une des figures les plus avisées et les plus aimables du xvn1° siècle -qu'on est obligé de croire certaines causes finales parce que ce serait absurde de ne pas y croire. Comment expli­quer autrement cette expérience consolante et encoura­geante : il suffit de trouver le mot juste et d'exprimer d'une manière intelligible ce que tout le monde ressent pour rencontrer l'assentiment général et découvrir avec surprise une grande et invisible communauté de gens qui pensent et sentent comme vous. Cette communauté des hommes de bonne volonté s'étend à travers toutes les couches, toutes les classes et tous les groupes d'intérêts. Un autre enseignement dont nous devons nous souve­nir - si, par hasard, sous l'influence d'une doctrine sociologique complètement fausse du XIxe siècle, nous l'avions oublié - c'est que les hommes n'agissent pas uniquement pour la sauvegarde de leurs intérêts de classe, mais qu'ils se battront aussi pour des idées généreuses et des sentiments élémentaires, capables de les unir au­delà de toutes les divisions de classes et d'intérêts. Seules ces notions rendent possibles, en définitive, l'organisa­tion et l'ordonnance de la société et de l'État, et il suf­fit d'y faire appel pour trouver aussitôt un écho. C'est, par exemple, le sens inné de la justice, le désir de paix, d'ordre et de concorde, l'amour de son pays, l'attache­ment aux traditions nationales, culturelles et histo­riques, le sens du sacrifice et de la collaboration, l'esprit chevaleresque et ce que l'Anglais appelle « fairness ». Voilà ce que nous répondrions à la question de savoir sur quel groupe intéressé nous avons l'intention de nous appuyer pour prôner un programme d'action qui semble aller à l'encontre de tous les intérêts, s'attaquant aux monopoles industriels, indisposant tantôt les syn-

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dicats, tantôt cette association-ci et cette fédération-là. Cette question nous semble d'ailleurs découler d'une sociologie qui a fait faillite et a été réfutée d'une ma­nière probante par les dernières expériences faites. Le nier signifierait l'aveu qu'on n'a pas compris l'un des secrets essentiels qui facilita l'avènement du national­socialisme et du fascisme. Mais entre-temps, n'aurions­nous pas pu découvrir au moins par eux cette vérité première, la mettant au profit d'une meilleure cause?

Le diagnostic détaillé de la crise mondiale et un exposé complet de la thérapeutique appropriée demanderaient un gros volume, systématiquement ordonné. Depuis longtemps, je me proposais de l'écrire. Mais, pour mettre à exécution un pareil projet, il semble que l'on devrait s'accorder plus de temps que ne nous en laisse la néces­sité d'une orientation préalable. Or traiter vraiment à fond ce sujet exigerait des travaux préliminaires assez importants qui, vu la complexité des problèmes, dépas­seraient souvent les forces et la compétence d'un seul homme, formé au surplus à la discipline d'une seule science particulière. En outre, chacun de nous a le sen­timent d'assister présentement à une décantation non encore achevée au cours de laquelle surgissent sans cesse de nouveaux enseignements et de nouvelles idées, en dépit des bases qui en paraissent déjà plus ou moins acquises. Non, le temps d'arrêter les comptes n'est pas encore venu et le meilleur essai que l'on puisse ten­ter est cette sorte de bilan intérimaire tel que nous essayons de l'exposer ici. Toutefois, nous osons espérer que le lecteur attentif sera capable de discerner l'en­semble des thèses qui en forment le tout. Nous pensons cependant bien faire en tentant dans un abrégé, aussi succinct que possible, de dessiner le cadre général des idées exprimées dans les différents chapitres.

Notre classification naturelle sera : le diagnostic et la thérapeutique, c'est-à-dire l'interprétation et l'action. Nous commencerons par classer en deux groupes prin­cipaux la dégénérescence pathologique de notre société occidentale selon ses causes et ses syndromes : la crise

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spirituelle et morale d'une part et la crise politique, sociale et économique (sociologique) de l'autre. Ce fai­sant, nous ne devrons pas perdre de vue que ces deux aspects se pénètrent étroitement et s'influencent mutuel­lement. Car la société, dans toutes ses parties et sous tous ses aspects, forme toujours un ensemble dans lequel l'interdépendance et la coordination ne cessent d'affirmer leurs droits.

Si l'on veut sonder à fond le côté spirituel et moral de la crise mondiale il faut déterminer la place de notre époque dans l'histoire des idées. Comment convient-il de la caractériser par rapport aux époques précédentes et comment s'est-elle développée? La difficulté de répondre à cette question saute aux yeux, car ne faut-il pas avoir parcouru tout le cycle d'une ère avant d'en connaître les caractéristiques? En effet, la véritable quintessence historique des grandes périodes cultu­relles et spirituelles apparaît seulement plus tard. De même, nous ne pouvons guère nous faire qu'une idée approximative de l'étiquette qui sera apposée à notre temps, dans le musée de l'histoire. Le fait que cette idée approximative nous préoccupe déjà semblerait prouver combien nous nous sommes éloignés de notre temps et combien nous sommes en train de le surmonter.

Ainsi, on peut admettre aujourd'hui déjà que l'on placera plus tard notre époque sous le signe d'un« inter­règne spirituel », d'un «temps effroyable et sans empe­reur », né d'un vide spirituel et moral produit par la dissolution de toutes les normes et valeurs admises, par la consommation de toutes les réserves culturelles d'un siècle entier.

Tout ce qui est ancien semble usé ou dévalorisé, tout est devenu mou et spongieux, l'absolu s'est fait relatif et la base solide des normes, des principes: et des croyances paraît sapée, pourrie ; l'esprit sceptique et le «soupçon idéologique total » (H. Plessner) ont tout corrodé. << L'haleine chaude et inquiétante du fœhn », que déjà Nietzsche avait sentie, a accompli son œuvre. << Nous vivons du parfum d'un vase vide », avait dit Renan à la fin de sa vie. Mais qu'est-ce qui devra remplir ce

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vide? On peut seulement en définir les contours géné­raux. Voilà pourquoi le « provisoire >>, qui remplace la vraie autorité, le nihilisme, l'activisme et le dynamisme purs (dont la rumeur couvre l'absurdité), le manque complet de principes caractérisent autant notre époque que cette soif du définitif, du stable, de l'absolu qu'éprouvent les hommes ; elle est certes consolante et émouvante, mais capable aussi de les conduire aux égarements et aux perversions dangereuses.

Il y a unanimité générale sur ce point : nous assistons à une décadence morale et intellectuelle incommensu­rable, à un chaos spirituel, à un « abandon des certitudes essentielles» (Henri Massis), à un relativisme sans borne (qui pousse l'humour involontaire jusqu'à s'appeler posi­tivisme!). Il nous faut remonter jusqu'à l'époque des derniers sophistes grecs du genre d'un Gorgias ou d'un Thrasymachos, ramenant la notion du droit à une simple question d'utilité, pour trouver un parallèle historique. Nous sommes également fixés sur les circonstances his­toriques et spirituelles qui ont amené cet état de choses : Il s'agit évidemment d'une retraite au cours de laquelle chaque abandon en a motivé d'autres. Nous consom­mons allégrement le patrimoine initial, nous vivons sur la substance - ce qui nous mène infailliblement à la banqueroute. Cette substance est constituée essentiel­lement par le capital spirituel et moral que l'antiquité païenne et le christianisme nous ont légué comme un héritage inaliénable.

Cependant l'élément chrétien, qui dominait cette masse, a dû subir dès le début de l'ère moderne une sécularisation toujours plus prononcée, jusqu'au mo­ment enfin où la foi - qui avait encore nourri d'abord consciemment puis inconsciemment les idées profanes du progrès, du rationalisme, de la liberté et de l'huma­nité - s'était atrophiée, laissant tarir ces idées, car on n'avait pas pris soin de reconstituer des réserves pour les dernières sources de la foi et de la certitude. Sur ce point encore, tout le monde est en général d'accord. Toutefois, on peut se demander si la consommation des réserves n'est pas plus ou moins avancée dans les diffé-

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rents pays, et si elle a atteint un degré véritablement désastreux seulement dans les pays où la ruine complète de la société est un fait accompli. Autrement dit, cette consommation a-t-elle des chances de n'avoir pas par­tout épuisé les réserves? Chacun tirera les conclusions selon sa propre position à l'égard du christianisme, mais en vérité nous ne pensons pas qu'il y ait un grand choix entre les opinions possibles.

Peut-on sérieusement admettre l'opinion de Nietzsche, d'après laquelle le temps serait venu « où nous devons payer d'avoir été chrétiens durant deux millénaires »? Ce serait donc la faute du christianisme s'il n'a pas été capable de s'attacher les hommes pour des millénaires, et il endosserait la responsabilité du vide qu'il laisse derrière lui? C'est là une application par trop spécieuse du principe «ce n'est pas l'assassin, mais l'assassiné qui est coupable » ; elle se révélera finalement comme un simple radicalisme académique, incapable de rien chan­ger au fait que le christianisme a été l'une des forces les plus constructives de notre civilisation et qu'il est impos­sible de l'en dissocier. Cette certitude nous apportera ce minimum d'attitude positive envers le christianisme compatible avec notre responsabilité spirituelle. D'autre part, il est clair qu'une « nouvelle culture artificielle de christianisme pour garantir une bonne conduite » (Jacob Burckhardt) ne peut être envisagée. Cela sou­ligne à l'envi toute la difficulté et toute la gravité d'une tâche que les théologiens comme leurs adversaires se sont toujours imaginée trop facile.

D'ailleurs, nous pouvons estimer inopportun de dis­cuter cette question, d'ailleurs épineuse, car le processus de décomposition exige une interprétation infiniment plus vaste. Parallèlement à la paralysie des forces de la foi d'où qu'elles viennent, les hommes ont encore perdu une certaine sûreté instinctive. Le sens de l'essentiel humain est tellement faussé que l'attitude des hommes devant les choses les plus élémentaires -le travail et les loisirs, la nature, le temps et la mort, l'autre sexe, les enfants et la descendance, la jeunesse et la vieillesse, la jouissance naturelle de la vie, les aspects surnaturels, la

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propriété, la guerre et la paix, l'entendement et le sen­timent, et enfin la communauté - est devenue confuse à tel point qu'il faut aviser. Les humains ont perdu la notion exacte de la noble mesure qu'ils trouvent en eux-mêmes. Ils chancellent d'un extrême à l'autre, essayant tantôt ce régime, tantôt ce remède, épousant un jour cette opinion à la mode et le lendemain cette autre, obéissant hier à cette impulsion et aujourd'hui à celle-là. Mais ils s'appliquent le moins possible à écou­ter leur propre voix intérièure f Cette perte générale d'orientation naturelle a aussi mené le monde à suresti­mer la jeunesse et ses forces si peu mûres et si enclines à l'inquiétude expérimentale ; cette désorientation risque fort de remettre en question la sagesse accumulée pendant des millénaires.

Le phénomène d'effritement moral et spirituel a atteint toutes les sphères de la culture et marque de son sceau toute la vie de la société occidentale. On change de convictions comme de chemise. La virtuosité et l'aspect purement esthétique remplacent la valeur réelle; on perd le sens du style, ce qui engendre un manque de respect à l'égard de la langue et une anarchie regrettable dans l'art d'écrire, marquant la décadence irrémédiable des possibilités d'expression logique; «l'homme est chassé des arts » (même un critique de notre civilisation aussi clairvoyant qu'Ortega y Gasset a pu y souscrire) ; la musique est atteinte à son tour, surtout depuis la fin de l'époque classique, elle dégénère sous l'influence de la mordibité émotionnelle et d'une sensualité croissante. Tout dégage ce parfum légère­ment frelaté du « haut goût » qui choque même une sensibilité robuste.

Les effets de cette désagrégation sont surtout appa­rents et funestes dans la science. Faisant du manque de solidité intérieure une vertu, elle est devenue de plus en plus victime d'un malentendu tragique; en effet, elle a admis que n'importe quelle affirmation fondée sur un jugement de valeur était incompatible avec la dignité scientifique et devait nécessairement inclure l'arbi­traire subjectif, c'est-à-dire l' «idéologie». Le relativisme

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et l'agnosticisme de la science devaient provoquer des effets d'autant plus dangereux que cette dernière voyait diminuer son autorité jusque-là incontestée, au moment même où l'Église avait déjà perdu en grande partie la sienne. Ainsi, un vide s'était créé, ressenti à bon droit comme ·intolérable, et la pseudo-science, la pseudo­théologie politique avaient beau jeu de le combler graduellement. Le premier pas de cette politique théolo­gique de l'État, dans beaucoup de pays, consistait à revêtir la science d'un vernis politique, à quoi les savants hésitants et pusillanimes ne pouvaient opposer qu'une résistance dérisoire. Ainsi le mot spirituel de Rabelais selon lequel « science sans conscience n'est que ruine de l'âme » a pu se vérifier une fois de plus, au détriment non seulement des âmes des savants (dont nous n'avons peut-être pas à nous préoccuper) mais surtout de notre civilisation.

Or, ici comme partout, nous pouvons admettre que le pire est passé et qu'une orientation nouvelle s'affirme depuis quelque temps déjà. Dans la science, tout comme dans d'autres domaines de notre civilisation, une avant­garde- certes assez réduite et pas encore très sûre de sa route- a déjà dépassé le point le plus bas de la déca­dence et remonte la pente. Cette renaissance spirituelle s'accomplit en silence, loin du bruit et de l'agitation de la scène mondiale sur laquelle le vieux drame s'achève sans gloire.

Selon la loi de l' « interférence historique » (dont nous parlerons encore en détail), une grande partie du public, sans opinions fixes et sans idées neuves, se trouve encore sous l'influence de cette décadence débilitante, esthé­tisante et anémiante qui a dominé il y a peu de temps encore la science et la littérature. C'est précisément cette influence pernicieuse, en corrélation avec les signes de délabrement sociologique, qui explique l'apparition si pénible d'une bourgeoisie décadente, dont l'horizon est limité par le culte badin de la fausse grandeur historique (par exemple d'un Napoléon) ; ayant perdu la foi en des valeurs dépassant le niveau de sa propre sécurité et de ses aises, devenue stupide à force de lâcheté, elle

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ploie les genoux devant la puissance et le succès. Il serait vain de vouloir nier l'existence de ce monde

libéral et bourgeois décadent, et les temps semblent révolus - heureusement! - où l'on s'exposait à des malentendus fâcheux en admettant fondée la critique à l'égard de ce monde-là. Entre-temps s'est révélé com­bien de pays sont devenus victimes d'une telle faiblesse, et les noms des hommes d'État qui l'incarnaient ne sont pas encore oubliés.

Que l'on tienne pour décisifs ou non les signes de dégé­nérescence dans le domaine spirituel et moral, il n'en reste pas moins que leur importance est extrême et, tout en nous conduisant probablement jusqu'à l'origine de la crise mondiale, il nous fournissent une explication plausible de l'écroulement de certains pays. Il convient surtout de leur assigner la première place dans notre diagnostic porté sur les peuples dont la dégénérescence économique et sociale n'était pas assez avancée pour expliquer leur faillite- pays de bourgeois et de paysans, où la répartition de la propriété était assez égale et le grégarisme peu évolué. En effet, on aurait eu moins de raisons de croire corrompus certains de ces régimes qui se sont écroulés avec un telle facilité, s'il ne s'agissait plutôt d'une maladie de l'esprit que de la vie écono­mique et sociale. Nous étions en présence d'un<< désordre mental », pour utiliser un terme employé par Henri Mas­sis. De cette manière seulement, semble-t-il, on pourrait expliquer l'existence d'une classe dirigeante plouto­cratique prête à la capitulation intérieure et extérieure, quanto quis servitio promptior (Tacite, Annales, 1, 2).

En fait, la crise de la société contemporaine est totale et ses causes apparaissent étendues et multiples. Vouloir donner une explication de la crise morale et spirituelle ne suffit pas. Elle doit encore être complétée par une analyse des signes de dégénérescence sociologique pour aboutir à une doctrine concluante. Il faut tenir compte de cette complexité lorsque nous voulons étudier ces syndromes sociologiques (c'est-à-dire ses aspects poli­tiques, sociaux et économiques).

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Les maux qui accablent la société des pays occiden­taux depuis plus de cent ans sont caractérisés par un effritement et un tassement détruisant peu à peu toute sa structure. En allemand, on a appelé ce phénomène : << Vermassung » - difficilement traduisible par le terme : grégarisme - pour désigner la formation de masses amorphes et sans cohésion (1). Le livre d'Ortega y Gasset: La Révolte des Masses a fait beaucoup pour la compréhension de cette évolution, encore qu'il soit vraisemblablement nécessaire d'y apporter quelques adjonctions essentielles.

Une société saine et solidement assise possède une véritable structure avec une infinité de degrés inter­médiaires. Cette structure est nécessairement hiérar­chique, c'est-à-dire qu'elle est divisée d'après l'ordre d'importance des fonctions, des services rendus et des facultés dominantes de chacun. Chaque membre de cette société a le bonheur de savoir où est sa place. Une telle construction sociale est fondée sur le rôle que jouent les vraies communautés, capables de se grouper, pourvues du contact vivifiant et humain du voisinage, de la famille, de la commune, de l'Église, de la profes­sion. Mais la société s'est éloignée de plus en plus, durant les derniers cent ans, d'un tel idéal. Elle s'est décom­posée en masses d'individus abstraits, aussi isolés et solitaires en leur qualité d'hommes qu'entassés comme des termites, en tant que porteurs de fonctions sociales. Les habitants d'un grand immeuble locatif sont étran­gers les uns aux autres ; ils apprendront peut-être à se connaître seulement dans l'abri commun, lors d'une alerte aérienne. D'un autre côté, il entretiennent les

(1) Note du traducteur: A notre connaissance, tl n'existe pas de terme français :pour traduire textuellement le mot « Vermassung •• Dans son Manzfeste au service du personnalisme, Emmanuel Mou­nier déP,eint comme suit cette masse : u ••• la société sans visage, faite d hommes sans visage où flotte, parmi des individus sans caractère, les idées générales et les opinions vagues, le monde des positions neutres et de la connaissance objective. C'est de ce monde- règne de «l'on dit 11 et de «l'on fait »-que relèvent les masses, agglomérats humains secoués parfois de mouvements violents, mais sans responsabilité différenciée. Les masses sont des déchets, elles ne sont pas des commencements. •

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relations les plus étroites encore qu'anonymes, exté­rieures ou automatiques, avec la totalité de leurs pro­chains en leur qualité : d'acheteurs et de vendeurs, d'électeurs, d'auditeurs de la radio, de spectateurs au cinéma- exposés donc avec des millions d'autres indi­vidus à subir les mêmes sensations acoustiques et op­tiques - en tant que contribuables, bénéficiaires d'allo­cations de secours, membres de caisses de maladie et d'associations centralisées.

La vraie intégration au moyen de la communauté véritable, qui a besoin des liens de proximité, des ori­gines naturelles et du rayonnement de relations hu­maines immédiates, a dû céder la place à la pseudo­intégration au moyen des échanges, de la concurrence, de l'organisation centrale, de l'agglomération, du bulle­tin de vote, de la police, de la loi, de l'approvisionne­ment des masses, des distractions des masses, des émo­tions des masses et du grégarisme, une pseudo-intégra­tion en somme qui trouvera sa consécration suprême dans l'État collectiviste. A la compression extrême et à l'interdépendance des individus correspond leur isole­ment et leur solitude ; l'écrasement de la société en un tas de sable a pour conséquence immédiate l'agglomé­ration des individus et leur tassement en masses amorphes, sans structure et sans ordre, qui sont le terrain idéal pour développer les instincts et les émo­tions des masses, en donnant à la société actuelle son instabilité trépidante,

Finalement, la pseudo-intégration des masses a pour corollaire le pseudo-commandement, c'est-à-dire la domination sur l'État, sur la culture et sur la société d'hommes non habilités pour en prendre la direction spirituelle, parce qu'incapables de se distinguer suffi­samment des masses nivelées, auxquelles ils appar­tiennent par leur savoir et leurs réactions affectives ; ils n'ont acquis leur position dominante qu'en sachant interpréter et manier habilement ces réactions. En eux, c'est l'homme de la masse - homo insipiens gre gari us -qui prend le commandement, cet homme de la masse tel que l'a dépeint Ortega y Gasset : avec son pseudo-

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intellectualisme plat et banal, son arrogance et son outrecuidance injustifiées, son manque total de juge­ment et son existence grégaire spirituelle et morale. Un siècle durant, on a démocratisé l'instruction publique et on l'a mal comprise; on a cultivé la raison, au détri­ment de l'esprit; on a créé ainsi, parallèlement à la ruine de la structure hiérarchique de la société, un pro­duit dont les propriétés peuvent toutes être ramenées à un manque de respect, c'est-à-dire à l'absence de cette vénération qui est sans doute la base la plus élémentaire de toute civilisation, pour nous en référer à la citation magistrale de Gœthe dans Wilhelm M eisters W ander­jahre (livre Il, chapitre premier). C'est la uerecundia de Cicéron, sine qua nihil rectum esse potest, nihil hones­tum (De Ofliciis, 1, 41). Lorsque, par exemple, Leibniz se mit à écrire, quelques centaines d'hommes à peine en Europe eurent la prétention de le comprendre, alors que les braves bourgeois de Hanovre ne voyaient en lui qu'un simple sceptique. Quoique l'on puisse critiquer, avec raison, la structure féodale de l'Allemagne d'alors, basée sur l'exploitation et la domination, il est hors de doute que cette hiérarchie spirituelle était saine et bien fondée. A supposer que la monadologie de Leibniz fftt susceptible d'intéresser de vastes milieux, il est à redou­ter qu'elle serait aujourd'hui vulgarisée à l'excès, par l'écrit et par l'image, par la radio et le cinéma, par les cours du soir, etc., jusqu'à ce que toutes les banalités en eussent été extraites, comprises et constamment répétées. Ou, ce qui serait pire encore, l'homme de la masse, gâté par cette vulgarisation outrancière et s'arrogeant le droit d'un juge de la culture, interdirait à Leibniz d'écrire ...

Ce manque de respect a une autre signification, encore plus grande. Le corps humain dispose d'un système de réflexes compliqués et multiples, dont le fonctionnement préserve l'action vitale de tout danger. Ainsi nos yeux sécrètent des larmes lorsqu'un corps étranger touche la conjonctive, la musculature de notre gosier le rejette, l'épiderme l'isole par suppuration et le péristaltisme expulse l'inassimilable par son activité convulsive. Il

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n'en va pas autrement pour la société. Elle aussi doit pouvoir compter sur des réflexes sûrs et infaillibles, garants en même temps que baromètres de la santé du corps social, des réflexes d'assentiment et de refus. S'ils deviennent faibles et incertains, ou s'ils font com­plètement défaut, c'est l'indice infaillible d'un état pathologique ; si, en revanche, ils fonctionnent bien, ils indiquent que la société est toujours guidée par l'échelle des valeurs stables. Ces réflexes doivent commencer à jouer librement et sûrement, dès que nous dépassons la vaste région du véniel, laissée à l'appréciation et au jugement individuels, et que nous nous aventurons dans cette zone frontière où finit le jeu et commencent les choses sérieuses. Tout flottement, toute hésitation, toute incertitude et toute paralysie sont un prodrome grave révélant un désordre patent dans la physiologie sociale. Nous parlons alors d'une crise morale, d'une crise de droit ou même d'une crise du goût ; mais, dans le fond, il s'agit toujours du même phénomène. Lors­qu'en fin de compte, notre diagnostic le désigne par le terme de nihilisme moral, politique ou esthétique, nous voulons simplement caractériser un état de la société qui correspond à la paralysie du corps humain.

Tous les réflexes de la société, aussi bien les positifs que les négatifs, peuvent être ramenés à deux réflexes principaux dont nous avons déjà désigné l'un, qui est le respect ; l'autre est l'indignation absolue. Avec ces deux réflexes on dispose d'une échelle des valeurs sur laquelle le niveau supérieur des valeurs finales est aussi bien défini que la basse cote des non-valeurs. Avec la même sûreté, la société doit savoir devant qui on peut tirer son chapeau sans déchoir et quand il s'agit de se couvrir avec indignation sans insister. Lorsqu'elle n'est plus certaine ni d'une attitude ni de l'autre et lorsque, dans les cas extrêmes, les points de vue sont laissés à l'appré­ciation de n'importe qui, il est temps d'aviser. Les réflexes ne travaillent plus et nous sommes alors devant cet état amorphe où toutes les normes et toutes les valeurs, sans lesquelles une société ne saurait durer, sont remises en question. Si le respect diminue, nous

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voyons aussi disparaître, à l'autre bout de l'échelle, la faculté de l'indignation motivée. Une société va très mal lorsqu'elle ne sait plus réagir par des réflexes immé­diats aux atteintes qui lui sont portées par des violations de droit, l'arbitraire, l'intolérance, la cruauté et le manque de charité. Nous nous trouvons alors dans un état d'hébé­tude qui est le prodrome de l'ataxie.

Si même, en lieu et place de l'indignation sans excuse, la société se met à tolérer l'infraction, à trouver inté­ressant le délit, à solliciter la «compréhension», à justi­fier cyniquement les moyens par le but et la félonie par des théories nébuleuses, à composer avec les pra­tiques anormales - alors elle atteint son point le plus bas. On peut dès lors invoquer le témoignage de Lichten­berg : « Là où la mesure est une faute, l'indifférence devient un crime. »

Ces quelques commentaires aideront à la définition sommaire du grégarisme et écarteront des malentendus fréquents. Peut-être est-il opportun, à cette occasion, de mettre en garde nos lecteurs: il serait aussi faux que présomptueux d'assimiler ce terme de « masse » aux

-couches populaires à petits revenus ou de peu de pro­priété. Bien au contraire, il s'agit d'un processus de dégénérescence indépendant de l'échelle des revenus, et dont certaines classes peu aisées sont encore le moins atteintes, comme par exemple celles des paysans et des artisans. Il y a suffisamment « d'hommes de la masse » au sommet de la pyramide des revenus, et la présomp­tion sociale est précisément l'une de leurs caractéris:.. tiques!

Quelles sont les circonstances sociologiques suscep­tibles de favoriser ce grégarisme?

Pour plus de clarté, il semblerait indiqué d'en classer les facteurs sociologiques - nous ne mentionnerons plus ceux d'ordre spirituel et moral - en trois groupes distincts : l'élément démographique, l'élément techno­logique et enfin l'élément politique, social et institu­tionnel. Expliquons-nous d'abord en commençant par la partie démographique ; elle a sans doute moins besoin d'être longuement commentée.

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Il va sans dire que l'énorme accroissement de la popu­lation, sans exemple dans l'histoire et provenant d'une « interférence historique » (c'est-à-dire la confrontation du« nouveau» taux de mortalité très bas avec l'« ancien» taux de naissances très élevé), a produit une « masse » dans le sens brut et arithmétique du terme, qui devait marquer son empreinte sur toute la civilisation. Le problème démographique a un aspect beaucoup plus important que ne pourront le prétendre les économistes, les statisticiens et les hygiénistes sociaux : le fait que l'Occident a été submergé par des millions et des millions d'hommes a provoqué une tension économique, sociale et culturelle à laquelle presque aucun corps social n'eût pu résister sans perdre sa structure et dégénérer en une société de masses. L'augmentation était trop considérable et surgit d'une manière trop subite pour être assimilée sans à-coup, sans rompre la continuité et sans affecter la tradition sociale et culturelle. Nous avons connu aujourd'hui plus d'un exemple de nations engendrant, dans leur propre sein, une invasion de barbares :

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<< Terribles, en masses innombrables » (Eschyle, Les Perses). La marée humaine, sans exemple, au siècle dernier, a obligé l'humanité d'accepter - et cela même si d'autres forces n'avaient pas agi sur elle - cet appa­reil colossal et rationalisé que représente le ravitaille­ment des masses, cette orgie de technique et d'admi­nistration, cette grosse industrie, cette division à l'excès du travail, ces métropoles géantes, ces quartiers et dis­tricts industriels surpeuplés, ce rythme trépidant et cette instabilité de la vie économique, cette existence matérialiste, rationaliste et sans traditions, cette pro­duction en masse, ces loisirs gâchés des masses, cette centralisation et organisation, cette interdépendance universelle, ce remue-ménage continuel d'hommes et de marchandises, ces transplantations de tout ce qui est sédentaire et autochtone, cette soumission du globe au joug d'une civilisation mécanisée et positiviste.

Ces conjonctures ont provoqué partout, dans une

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partie plus ou moins grande de la population, ce que nous appellerons le prolétarisme, en donnant à ce terme une signification très étendue. C'est une situation sociale et anthropologique caractérisée par une dépendance économique et sociale, le déracinement, l'en casernement, l'éloignement de la nature et l'anonymat du travail. Il s'agit d'un développement où l'élément démogra­phique a produit tous ses effets pernicieux en même temps que les éléments d'ordre technologique et d'ordre politique, social et institutionnel. Ce n'est pas seulement l'augmentation de la population, mais au moins dans une même mesure le machinisme moderne, la manière de s'en servir, les formes mal comprises de l'organisa­tion administrative et industrielle, et enfin certaines mesures politiques et sociales de l'État, qui sont respon­sables du prolétarisme devenu le destin des masses ; un destin qui menace plus qu'aucun autre fléau l'essence même de notre société et condamne des millions d'êtres à une existence dans laquelle ils ne peuvent se dévelop­per librement et posititivement, ni comme citoyens ni comme hommes. Ils ont déjà dépassé le stade des salaires insuffisants et des journées de travail trop longues, surtout dans les nations les plus évoluées, les plus atteintes par le grégarisme. D'ailleurs les antipodes des prolé­taires, c'est-à-dire les paysans et les artisans, sont cer­tainement les plus mal lotis dans ce domaine matériel. Ce qui caractérise le prolétarisme, c'est son domaine spirituel, c'est l'effet atrophiant de la manière de vivre et de travailler des prolétaires pris dans la masse des grosses industries (ni paies plus fortes, ni cinémas plus grands n'améliorent leur sort!); c'est la dépendance et l'insécurité créées par l'absence de propriété et la courte périodicité des revenus ; c'est le travail militarisé accom­pli par obligation, de façon anonyme,_sous une discipline féroce, et exécuté par les fractions infimes d'un appareil géant, ce qui lui fait perdre son sens et sa dignité ; c'est l'existence loin de la nature et de toute communauté organique, non conforme aux aspirations de l'homme, le privant de son cadre naturel et social indispensable. En un mot, il s'agit de conditions de vie, de travail et

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d'habitation médiocres, qui n'ont jamais été aussi répan­dues et qui ont de plus en plus marqué notre civilisation de leur sceau.

Le prolétarisme n'a pas toujours toutes les caracté­ristiques que nous venons d'énumérer. Il se présente sous des formes diverses et nuancées dont les différents groupes de population, les différents pays ont été atteints à des degrés très variables ; certains en ont même été préservés dans une mesure assez efficace. Il faudra toujours considérer un pays comme étant fortement prolétarisé, lorsque les grosses exploitations et la con­centration de la propriété auront transformé une grande partie de la population en salariés dépendants, citadins et intégrés dans la hiérarchie administrative, industrielle et commerciale.

Le socialisme de tout crin n'offre qu'un changement de ce prolétarisme à double effet : il s'en nourrit pour créer l'idéologie correspondante et en même temps il le pousse jusqu'à ses limites. Cela est vrai jusqu'au point où l'on peut remplacer le terme de socialisme par celui de prolétarisme. Ce terme nous ferait mieux comprendre qu'au fond le socialisme n'est pas autre chose que la conséquence logique d'une évolution engendrée et déve­loppée par un capitalisme dégénéré.

Il convient de compléter ce tableau des masses pro­létarisées, mécanisées et centralisées par les détails que chacun de nous connaît et qui évoquent à tout instant l'ensemble des maux, sans que nous puissions toujours distinguer avec certitude jusqu'à quel point il s'agit de causes, d'effets ou simplement de symptômes. Ce qui nous paraît le plus grave, c'est la décadence de la famille, qui va de pair avec l'évolution pathologique générale et prouve combien celle-ci modifie les conditions élémen­taires d'une existence saine et d'une société bien ordon­née. Ce développement a en effet créé des conditions économiques et sociales où la famille, domaine naturel de la femme, champ d'éducation des enfants et cellule la plus naturelle de la communauté, doit forcément s'atro­phier et dégénérer enfin jusqu'à n'être plus qu'une simple cohabitation à laquelle, en quelques semaines,

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peut mettre fin le divorce. En dehors des couches pay­sannes et artisanales, la famille a été dégradée jusqu'à se résumer en une simple communauté de consommation - tout au plus une communauté de loisirs. Le plus souvent, il lui manque des enfants, auxquels on ne peut, en général, donner qu'une éducation sommaire. S'il est vrai qu'il ne faut plus du tout parler d'éducation dans de vastes cercles bourgeois; si d'un autre côté, et en opposition formelle avec les enseignements de Pesta­lozzi, l'instruction détermine, de manière toujours plus exclusive et partant plus unilatérale, la formation des hommes ; si l'on doit se persuader enfin qu'une moitié de la société, c'est-à-dire sa partie féminine, est victime de cette évolution et menacée dans son développement vital et. naturel, nous ne pouvons plus hésiter à voir dans la décadence de la famille l'un des symptômes les plus apparents et les plus alarmants du mal qui sape notre civilisation. Cependant, de simples recommandations ou des jérémiades sont aussi inutiles que gratuites. II faut mettre en œuvre tous les moyens pour changer radicalement les circonstances sociologiques actuelles, où la famille ne saurait prospérer.

L'impression n'est pas moins navrante lorsque nous considérons l'autre face du prolétarisme et du gréga­risme : le dépeuplement des communes rurales, la ruine du village en faveur de la ville et le mercantilisme enva­hissant la campagne. L'élite campagnarde s'affaiblit en même temps que son influence diminue, le déclin des communautés villageoises s'accentue, les communes rurales sont transformées en sordides banlieues de villes surpeuplées, la vie intellectuelle à la campagne se meurt.

En tout premier lieu, nous voyons ces symptômes inquiétants se généraliser en France, aux États-Unis, en Angleterre, dans une certaine mesure aussi en Alle­magne. La santé morale de la Suisse l'a préservée en quelque sorte de cette désagrégation rurale pro­gressive ; elle a gardé son équilibre spirituel et sociologique, et on y accueillerait avec quelque étonne­ment cette plainte des Français : « Le médecin de cam-

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pagne, c'est fini. » Ceux qui n'ont pas fait l'expérience personnelle de cet effritement en trouveront la meilleure et la plus incisive des descriptions dans le roman The Farm de Louis Bromfield. Ajoutons encore que la ruine de la vie rurale est souvent accompagnée d'un phéno­mène contraire, que l'on pourrait appeler une tendance à la polarisation de nos rapports avec la nature: au lieu que la civilisation et la nature se pénètrent en un équi­libre harmonieux, nous trouvons d'une part les villes surpeuplées et d'autre part les parcs nationaux, le cam­ping et le nudisme; le juste milieu de la bourgade cam­pagnarde disparaît. En revanche le citadin, devenu . complètement étranger à la nature, affecte volontiers un certain culte des valeurs paysannes, qui est un signe de la mode, de la fausse bonhomie et du snobisme ; le vrai paysan n'en ressentira que de la gêne.« Rien n'em­pêche tant d'être naturel que l'envie de le paroître »(La Rochefoucauld).

Il est impossible de décrire dans ses moindres détails tous les aspects de la désagrégation sociologique et toutes ses incidences. L'essentiel ayant été dit, tour­nons-nous vers les syndromes du domaine plus restreint des systèmes économiques et politiques. Ils serviront de dernier complément à notre diagnostic total.

Tout le monde se rend si bien compte que les crises spirituelles, morales et sociologiques réunies ont conduit à une crise excessivement grave du système politique occidental que peu de mots suffiront. D'un côté, nous assistons, dans les pays démocratiques, depuis plus d'une génération et plus particulièrement depuis la fin de la dernière guerre mondiale, à des manifestations de désagrégation et de dégénérescence, appelées crises de la démocratie ; d'un autre côté, un nouveau régime s'est répandu, depuis la révolution russe de 1917, sous le nom de collectivisme ; son empreinte sur notre époque est tellement forte qu'on a déjà parlé der« ère des tyran­nies » (E. Halévy).

Crise de la démocratie, autrement dit : méconnaissance dogmatique des conditions et des limites régissant le

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principe démocratique et libéral ; grégarisme ; revendi­cations brutales formulées par des multitudes d'inté­ressés ; fanatisme des minorités ; baisse du niveau géné­ral; méconnaissance des conditions nécessaires à une structure démocratique bien ordonnée et des sacrifices indispensables qu'elle entraîne ; effets dissolvants de la crise du système économique et de l'économie politique interventionniste planifiée- tout ceci, et bien d'autres causes encore, ont rendu difficile le fonctionnement des institutions démocratiques et ont conduit à la dissolu­tion de l'autorité, de l'impartialité et de l'unité de l'État, puis à un affaiblissement gouvernemental qui, dans quelques situations trop connues, engendra une véri­table atonie de l'autorité à l'intérieur et à l'extérieur, libérant par là les forces destructives. En même temps, une centralisation et un bureaucratisme toujours plus puissants ont mécanisé l'État, aux dépens de sa struc­ture verticale et organique, fondée sur le fédéralisme ou sur l'autonomie communale, précipitant ainsi le mouve­ment niveleur du grégarisme, si caractéristique pour l'ensemble de la société, et le transposant ensuite dans le domaine de la constitution et de l'administration.

Tout le monde comprendra que le régime de l'État collectiviste, si inquiétant et si révolutionnaire, doit être interprété dans le cadre de la crise de la démocratie, mais aussi dans celui de la crise totale, spirituelle et sociologique. Deux aspects particuliers, qui ne sont au fond que les deux faces d'un même état de fait, valent la peine d'être relevés. D'un côté, la démocratie mala­dive d'aujourd'hui contient déjà, en germe, certaines caractéristiques de la domination collectiviste ; nous la concevons assez bien, en la désignant du terme de pléthocratie, qui signifie l'État autoritaire et collec­tiviste des masses. La crise démocratique porte donc, jusqu'à un certain point, des caractéristiques précollec­tivistes. Mais d'autre part, il serait complètement faux de croire que le régime collectiviste est capable de surmonter la crise de la démocratie, car, en fait, il n'est pas autre chose que l'ultime, la plus grave conséquence et le dernier degré des maux que celle-ci a provoqués

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dans la société des masses modernes. Chercher la guéri­son et le salut dans cette direction, c'est se tromper du tout au tout.

Nous pouvons également nous borner à résumer les causes, les symptômes et les effets de la crise totale dans le cadre économique de ce qu'il est convenu d'appeler le « capitalisme » du monde européen et américain, peut-être moins à cause de l'unanimité des idées sur ce sujet que pour la raison que nous traiterons cet aspect à fond dans les chapitres qui vont suivre. Il suffira de savoir, pour notre vue d'ensemble, que la crise du sys­tème économique est l'expression même de la crise totale, aussi bien spirituelle et morale que sociologique, et qu'elle en est une conséquence directe. Nous en fai­sons tous les jours l'expérience à notre corps défendant. Il serait faux, cependant, de s'en tenir à cette constata­tion et d'admettre que le système économique n'était qu'une victime innocente des forces de destruction extraéconomiques. Ce n'est pas le cas. Bien au contraire, la crise du « capitalisme » a en grande partie un carac­tère indépendant, et il convient de la ranger plutôt dans les causes que dans les effets de la crise totale, pour autant qu'une pareille discrimination soit possible. En d'autres termes, le système économique porte en lui des défauts de construction, des contradictions et des signes de dégénérescence qui auraient suffi à le préci­piter dans une situation fâcheuse, même sans les contre­coups sérieux de la crise totale. Souvenons-nous des précédentes constatations faites au sujet du grégarisme pour reconnaître la grande part de responsabilité du « capitalisme » et de ses erreurs d'application dans les maux de notre société.

Certes, on ne soulignera jamais assez que notre éco­nomie n'aurait pas subi dix ans plus tard un véritable effondrement si d'autres bouleversements, après 1914, n'avaient apporté une tension telle qu'un autre système économique se fût écroulé vraisemblablement bien plus tôt et de manière irrémédiable. Il n'est cependant pas douteux non plus que les hommes se seraient révoltés tôt ou tard contre un système économique dont le déve-

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loppement dans certains pays, en dépit de ses principes élémentaires inviolables, provoquait une critique acerbe. L'enrichissement par les monopoles et la politique d'inté­rêts et d'exaction qu'on a laissé s'étendre de plus en plus, son instabilité, son manque d'équité, le fonctionnement défectueux d'une multitude de marchés particuliers, le prolétarisme, l'affairisme, la concentration du pouvoir, les exagérations des spéculateurs et les destructions de capitaux, tout ceci oblige les hommes à vivre dans des conditions contre lesquelles ils se révoltent, dans un malaise vague pour atteindre des buts mal définis.

La révolte contre l'économie occidentale a conduit à l' anticapitalisme sous toutes ses formes (nuancées sui­vant leur radicalisme plus ou moins exacerbé), au socia­lisme et au collectivisme, comme la crise de la démocratie l'a amenée au totalitarisme. Loin de vaincre cette crise, ce dernier en développe encore les maux jusqu'au paroxysme ; de même le socialisme, en tant qu' expres­sion de la révolte anticapitaliste des masses, est une réaction condamnée à tout menacer, bien qu'aboutis­sant à toutes les impasses, à toutes les erreurs -mais jamais au salut qu'il prétend apporter. Cette confron­tation du totalitarisme et du socialisme est plus qu'une comparaison : les deux tendances ont un rapport si étroit qu'elles forment une unité facile à prouver. Toutes deux - l'une dans le domaine de la politique et de la culture, l'autre en matière économique et sociale -achèvent la crise totale de la société. L'une comme l'autre sont si bien le contraire d'une solution qu'elles marquent même le point extrême qui nous en sépare.

Nous n'émettons certes pas ce jugement sur le socia­lisme pour le plaisir de la provocation, et moins encore par manque de sympathie à l'égard des motifs qui ins­pirent beaucoup de ses adhérents, ou encore par incom­préhension des circonstances historiques qui ont amené les masses à se révolter contre l'évolution faussée de notre système économique et les ont dirigées vers le marxisme. Seuls ont d'ailleurs voix au chapitre ceux qui ne cherchent pas à excuser les aberrations du capi­talisme, mais y puisent au contraire des raisons abon-

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dantes et péremptoires pour préconiser une réaction vigoureuse et intelligente. Pour antisocialiste qu'elle soit, elle n'en est pas moins radicale que la réaction socialiste. Il serait également contraire à nos principes et à notre dignité de répondre à ceux de nos adversaires qui, profitant de ces conceptions, émettraient des soup­çons peu chevaleresques à l'égard de nos propres motifs.

Donnons au mot socialisme le sens correspondant à son développement historique, c'est-à-dire celui d'une économie planifiée et totale, supprimant marché, con­currence et initiative privée. Dans l'intérêt même des couches de la population portées à voir en lui leur planche de salut, constatons simplement et sans dé­tours qu'il constitue une fausse route, un raisonnement habituel devenu simple routine, de la part d'hommes que nous comprenons fort bien et qui nous sont peut-être proches, ce qui nous confère d'autant plus le droit de les rappeler à la raison. C'est d'ailleurs un erreur de croire qu'une critique sans compromis des maux de notre sys­tème économique et social conduise nécessairement au socialisme ; et inversement, il serait faux de prétendre que chaque adversaire du socialisme soit nécessairement un réactionnaire malveillant ou un temporisateur peu ~incère et aveugle. Nous laissons à d'autres le soin de jus ti fier leur antagonisme à l'égard du marxisme. N ons­mêmes nous appuyons le nôtre sur des raisons péremp­toires que nous espérons voir admises en fin de compte par ceux qui vivent pour le socialisme (sinon par tous ceux qui vivent du socialisme t). Des raisons particu­lières et historiquement fortuites peuvent expliquer pour­quoi les critiques radicales relatives aux infirmités de notre système économique se sont accumulées dans le grand bassin du socialisme; l'aveuglement et le manque d'idées des non-socialistes (en plus du rôle éminent de quelques intellectuels, comme par exemple Karl Marx) n'en sont pas les moindres raisons. Nous ne voulons pas prétendre par là qu'il faille adopter cet état de choses pour l'éternité; au contraire! N'avons-nous pas assez suivi cette fausse route pour n'avoir plus aucune illu­sion sur son aboutissement fatal? Si, malgré la volte-

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La crise 2

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face qui s'impose, on veut garder le terme de socialisme, on pourrait dire que la chose importe plus que le nom. Cependant, prêtons-y garde, cette manière de voir est dangereuse à un moment où nous avons besoin de clarté dans notre jugement, dans nos conceptions et dans nos décisions; elle est sujette à caution et susceptible d'aug­menter la désorientation et la confusion. La netteté des conceptions et la sincérité du langage appartiennent au nombre des conditions préalables qui nous aideront à dominer une ère tristement célèbre par sa mythoma­nie foncière et le travestissement intolérable de ses paroles.

A vrai dire, une certaine confusion résulte de l'habitude prise d'employer sans réflexion ni précision des termes comme l' « économie planifiée » et le « socialisme ». De plus en plus, on entend ces désignations pompeuses, même dans des cas où il s'agit de choses plus innocentes, voire même de nécessités manifestes, auxquelles on n'at­tache pas une importance exagérée, comme les discus­sions sur les plans d'extension communaux, sur le développement des coopératives ou sur la standardisa­tion des produits agricoles. Dans tous ces cas, on devrait éviter ces grands mots, qui sont réservés à quelque chose de très spécifique, c'est-à-dire au dirigisme économique et bureaucratique organisé, en lieu et place de l'économie basée sur le marché et la formation des prix. N'avons­nous pas vu certains types de vieux socialistes touchants (nuance dite révisionniste) accepter sur le tard la ... socialisation des pompes funèbres, des laiteries, etc., pour réaliser leurs anciennes chimères du « grand soir » ou de « l'expropriation des propriétaires »?

On devrait plutôt s'efforcer d'employer l'expression socialisme dans sa rigueur et sa définition d'autrefois, et avoir le courage de dire que nous en avons triomphé intérieurement. Le but à atteindre est au moins aussi éloigné du socialisme que du libéralisme désuet. Nous sommes encore pleins de ressentiment et de romantisme prolétarien, alors qu'il importe avant tout de voir clair et de faire preuve d'objectivité et de décision.

Que le socialisme nous serve d'exemple pour nous

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préserver de faire fausse route lorsqu'il s'agit du choix d'une thérapeutique! En face du caractère complexe de la crise qui atteint tous les domaines de la vie cul­turelle, on comprendra notre profonde aversion à pro­poser un programme de guérison précis et détaillé, et à le prôner en promettant à la légère un secours prompt et infaillible, tout en affectant l'assurance peu sympa­thique du personnage qui en a fini avec tous ces pro­blèmes et se montre peu enclin à écouter d'éventuelles objections. Ce qui importe pour l'instant, c'est d'une part la précision et le caractère convaincant du diagnos­tic, sans lesquels toute action resterait une vivisection de dilettante sur le corps pantelant de la société; d'autre part, l'obligation de savoir dans quelle direction géné­rale devra se développer chaque action particulière. Il faudra réaliser un accord complet sur ces questions avant de délibérer sur les mesures qui s'imposent et de s'occuper d'une œuvre qui dépassera certainement de beaucoup les forces d'un seul homme. Est-il besoin de dire qu'une telle entreprise d'assainissement demande des efforts aussi persévérants et une patience aussi inépuisable que le reboisement d'un pays aride et dénudé par exemple?

Si nous nous bornons à mettre en garde nos lecteurs contre une impatience de dilettante, en ayant confiance pour le reste dans la force persuasive des chapitres sui­vants, nous croyons toutefois utile d'expliquer en quelques mots le programme d'ensemble de la poli­tique à suivre. En effet, les temps semblent révolus où un nouveau type de politique économique s'imposera, difficilement adaptable à tout autre schéma admis, ce qui le rendra peut-être d'autant plus sympathique.

C'est une économie politique conservatrice en même temps que radicale : conservatrice en ce sens qu'elle doit garantir la sauvegarde et la continuité du développe­ment culturel et économique, et poursuivre comme but immuable la défense des valeurs et des principes der­niers d'une culture fondée sur la liberté de la personnalité - radicale en revanche dans son diagnostic sur la ruine de notre système éconpmique et social « libéral », dans sa

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critique des aberrations commises par la philosophie et la pratique libérales, radicale encore dans le manque manifeste de respect envers les institutions, les privilèges, les idéologies et les dogmes désuets, radicale enfin dans son impartialité complète dans le choix des moyens utilisés pour arriver au but. La même fermeté quipous­sera les promoteurs de ce programme à se rendre compte de certaines erreurs fondamentales du libéralisme his­torique du x1xe siècle, devra les inciter à repousser avec la dernière énergie le collectivisme, de quelque appa­rence qu'il soit, et le totalitarisme politique et culturel qui en est le corollaire inséparable, l'un et l'autre étant non seulement une solution impropre, mais encore funeste à la société.

L'énergie que les défenseurs de notre programme déploieront dans l'opposition au collectivisme prouvera qu'ils n'ont nullement pris une position de principe contre le libéralisme en soi ; ils ne s'en tiennent ni à la forme particulière du libéralisme du x1xe siècle, ni à la théorie et à la pratique qui ont été la cause de son discrédit irrémédiable. Ce qui leur importe, c'est avant tout un libéralisme beaucoup plus général, inviolable et se régénérant par-dessus les millénaires : comportant la culture d'une libre personnalité, un équilibre entre l'indépendance et la discipline qui conviennent à l'homme et à la société ni collectiviste ni féodale ou médiévale, délivrée du péché originel de la violence et de l'exploitation.

En le soulignant, ces adeptes marquent en même temps l'opposition irrémédiable qui existe entre eux et un obscurantisme réactionnaire, si ardent aujour­d'hui à profiter du malaise général provoqué par les derniers événements et à nous faire abandonner la seule valeur active de cette époque : la victoire remportée sur tout esprit médiéval qui se fonde sur la force.

C'est précisément pour sauver ce noyau inattaquable, mais menacé par la ruine du libéralisme historique, que les défenseurs du révisionnisme libéral sont si impi­toyables dans la critique de ce qui s'est effondFé. Ille ur faut supporter d'être rangés par des adversaires peu

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subtils dans le camp opposé. En faisant preuve de cette inflexibilité et de cette sincérité sans réserve, ils ne croient pas seulement servir la vérité, mais en même temps la cause elle-même. D'ailleurs, ils se trouvent dans la position confortable de celui qui n'a pas à déses­pérer devant les autels déserts du libéralisme, tout en se lamentant sur la bêtise des autres; mais ils ont la chance de pouvoir dénoncer les fautes qui ont besoin d'être corrigées dans leur propre camp. Car se corriger soi-même tire plus à conséquence ; les révisionnistes libéraux se sont donc placés à un point de vue qui, étant donné l'état de choses actuel, est le seul à ne pas paraître sans espoir dès l'abord.

Il s'agit d'un programme équivalent à un combat sur deux fronts : contre le collectivisme d'une part et, de l'autre, contre le libéralisme tel qu'il s'est développé dans la plupart des pays au x1xe siècle, et qui a besoin d'une révision complète. Bien entendu, une telle cam­pagne sur deux fronts suppose une puissance combattive spirituelle et morale à toute épreuve ; chacun ne la possède pas et il y aura sans doute des phases dans cette bataille où la résistance semblera diminuer sur l'un des fronts pendant que les réserves seront inté­gralement engagées sur l'autre. Inévitablement d'ail­leurs, tant que ce programme sera en gestation, il sera souvent exposé à des confusions et à des malenten­dus regrettables et, sans aucun doute, la nouveauté et la particularité de cette nouvelle voie économique et politique seront méconnues. Il ne s'agit ni d'une variété du libéralisme historique, ni d'un simple « in­terventionnisme », ni surtout de quelque chose qui aurait la moindre ressemblance avec le collectivisme, qui est aujourd'hui partout en progrès constant. La subtilité de cette conception nouvelle exigerait un livre entier et même volumineux. Il s'ensuit que tout essai d'y mettre une étiquette, aussi nécessaire soit-elle, sera forcément provisoire. On ne sera cependant pas loin de la réalité en choisissant les notions de « libé­ralisme constructif », «révisionnisme » ou «humanisme économique » ou, selon ma proposition, le tiers chemin.

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J'ai l'impression que cette dernière désignation est assez adéquate. Elle n'est ni trop large, ni trop étroite, et, avant tout, elle exprime l'intention impérative du nouveau programme : surmonter l'alternative stérile entre le laisser-faire et le collectivisme. Un cercle choisi, encore assez petit à l'heure actuelle, mais qui s'élargit sans cesse grâce à la leçon au:ssi effective que douloureuse de l'actualité, travaille aujourd'hui dans plusieurs pays, et d'une manière éclectique, à élaborer, à préciser et à détailler un tel programme, sans souci de l'étiquette qu'on y apportera.

Nous avons fait une constatation rassurante, et elle se vérifie tous les jours! Les idées que nous venons d'exprimer trouvent l'adhésion d'un cercle toujours plus étendu de contemporains dans tous les pays. Cette certitude nous permettra de clore le tour d'horizon que nous venons d'effectuer sur un ton un peu plus optimiste, qui atténuera le pessimisme de nos consi­dérations.

Trois choses doivent être dites avec toute l'insistance voulue : premièrement, notre pessimisme est de nature constructive ; il veut ouvrir les yeux et, en même temps, c'est un appel à l'action. Il n'est donc pas seulement opposé- d'ailleurs cela va de soi- à un optimisme superficiel, mais également au fatalisme décadent et profondément païen de ceux qui acceptent, las et rési­gnés, le destin inéluctable, ou encore de ceux qui, triomphant secrètement derrière un masque philoso­phique et élégiaque, éblouissent les esprits paresseux par cet argument trompeur qu'est le déterminisme et se parent eux-mêmes de l'auréole du sage initié aux grands secrets de la Providence. Au contraire, notre décision n'appartient pas à un destin mystique, mais à nous-mêmes ; c'est à nous d'en prouver le caractère sérieux et impérieux. Aussi longtemps que la décision est encore à prendre - elle l'est - tout peut être tenté. Il suffit que nous le voulions et le comprenions sans nous laisser paralyser par un fatalisme lâche et sans fondement. Il faut être assez pessimiste pour recon-

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naître toute l'étendue du danger, afin de pouvoir tra­vailler à le conjurer - œuvre pour l'accomplissement de laquelle les optimistes et les fatalistes encombrent inutilement le chemin. C'est par pessimisme que nous prévoyons notre condamnation par le destin, pour autant que nous n'entreprenions rien; mais nous nous refusons à croire à un destin qui nous terrasserait quoi que nous fassions. En ajou tant que l'espoir et la crainte sont jumeaux, nous ne faisons que répéter une sagesse vieille comme le monde.

En second lieu, nous nous référons à l'observation faite précédemment, selon laquelle le revirement spi­rituel et moral, indispensable si l'on veut une régé­nération sérieuse, est en train de s'accomplir sous nos yeux. Cette métamorphose inclut la volonté d'un chan­gement radical et aussi le choix judicieux de la route à suivre. Mais les indices se multiplient aussi qui an­noncent, parallèlement à cette conversion spirituelle et morale, une tournure plus favorable des événements, dans plusieurs domaines sociaux aussi bien qu'écono­miques. De même que les forces sont à l'œuvre partout pour surmonter l'interrègne spirituel, de même peut-on enregistrer un certain raidissement, lent et progressif, dans la résistance contre le grégarisme, le prolétarisme et les autres infirmités sociologiques. La tendance uni­verselle de freiner l'accroissement de la population oppose une barrière à l'augmentation numérique indé­finie des masses. De même, au grégarisme des pays collectivistes, nous pouvons opposer des signes pré­curseurs dans d'autres nations, nous montrant qu'on est en train d'y trouver la bonne voie.

On reconnaît la valeur de la paysannerie ; l'attraction funeste des métropoles diminue ; la législation, l'admi­nistration et la jurisprudence, de même que la conduite intelligente de certains chefs isolés, s'engagent un peu plus audacieusement dans la voie décentralisatrice, se détournent du style « colossal », se défendent contre le monopolisme et l'égoïsme des groupes et luttent pour la création de nouvelles formes d'industrie plus humaines. On fuit la monotonie en se tournant vers la diversité,

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on préfère le naturel à l'artificiel, et si la dernière guerre mondiale n'était pas survenue, nous eussions sans doute enregistré dans ce sens, comme dans bien d'autres, de réels progrès. Et encore, est-il si absurde de penser que la guerre enseigne aux hommes, d'une manière aussi cruelle qu'efficace, la nécessité d'une reconstruc­tion complète de la société? Devant l'ampleur effrayante des dévastations et les suites incalculables de cette catastrophe mondiale, où la vie humaine est forcée dans ses derniers retranchements, tout ce qui est cor­rompu s'effondre et chacun est placé, sans avertissement préalable et sans ménagements, devant les problèmes ardus de l'existence.

Les chances d'un développement ultérieur favorable - et ceci nous amène au troisième et dernier point -sont d'autant plus grandes que tous les pays et, à l'intérieur de chaque État, tous les groupes de la popu­lation n'ont pas été atteints au même degré par une désagrégation progressive. Bien au contraire, la plu­part des pays (même les États collectivistes) disposent encore de réserves plus ou moins importantes de moral intact et d'instinct d'orientation et ils ont conservé des effectifs plus ou moins influents d'une société non désa­grégée et non submergée par la masse. Dans quelques pays, la désagrégation et le grégarisme se limitent d'ailleurs à un seul secteur, à qui l'on a simplement permis jusqu'à maintenant de donner le ton. Presque partout, nous pouvons donc compter avec des parties à peu près intactes de la société, qu'il suffit de renforcer et d'encourager pour arriver, dans les cas les plus favo ... rables, à une conversion étonnamment rapide.

La meilleure réfutation des objections timorées de ceux qui prennent notre programme pour une utopie insensée et notre espoir le plus ferme pour une chi­mère, réside dans le fait qu'il existe, parmi les États spirituellement et économiquement les plus forts se rattachant à la culture euro-américaine, des pays dans lesquels la plupart de nos postulats sont déjà mis en œuvre, trouvent déjà une application partielle plus ou moins parfaite, et ces réalisations ont prouvé une

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santé et une résistance enviables. Le meilleur exemple n'est-il pas fourni par la Suisse? On rendrait à la Suisse le plus mauvais service en la félicitant avec une amabilité obséquieuse de sa perfection, et elle serait dépouillée d'une des caractéristiques essentielles de sa santé si jamais, suivant l'exemple pernicieux de certains grands pays, elle perdait cette force morale qui admet une critique vigoureuse et incessante à l'égard de ses institutions. Mais justement, parce que nous la croyons assez saine pour accepter avec une égale séré­nité compliments et critiques, nous osons la présenter au monde comme un exemple vivant et convain­cant qui infirme sans -peine l'assertion selon laquelle les problèmes fondamentaux de la civilisation des masses, de la démocratie et de la crise morale de l'Occident seraient insolubles.

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PREMIÈRE PARTIE

INVENTAIRE ET BILAN

SEMENCE ET MOISSON DE DEUX SIÈCLES

Les deux révolutions.

La crise mondiale contemporaine est le résultat d'un développement spirituel et politique qui remonte à la Renaissance, mais qui s'est accentué surtout au cours des deux derniers siècles, au xvnie et au x1xe, et nous a menés enfin au point actuel. L'abondance prodigieuse de faits intérieurs et extérieurs au cours de cette époque lourde de conséquences a son apogée dans deux événements, dont l'un est aussi extraor­dinaire que l'autre : la révolution politique et la révolu­tion économique. Tous les courants spirituels des temps modernes convergent vers elles, et en même temps tous les problèmes actuels y ont leur source. L'une comme l'autre signifient un bouleversement d'une envergure inconnue tout au long de l'histoire. Elles ont façonné le monde tel qu'il se présente aujourd'hui, et, si nous voulons comprendre quelque chose à ses problèmes, nous sommes dans l'obligation de déterminer et de justifier notre propre position à l'égard des deux révo­lutions. Ce faisant, nous serons en mesure de discuter de tous les problèmes de ces deux siècles et de nous rendre compte à quel point précis leur développement a pris une tournure fatale.

Les deux révolutions dépendent étroitement l'une de l'autre. Elles sont le produit simultané d'un même climat sociologique qui s'est formé ensuite du mouve- • ment d'émancipation spirituelle, de la Renaissance jusqu'à la civilisation occidentale moderne, en passant

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par l'humanisme, la Réforme, le rationalisme, l'indivi­dualisme et le libéralisme. Toutes les deux ont ceci de commun que l'homme moderne les juge volontiers d'une manière extrême, soit en leur décernant des éloges absolus, soit, ce qui est plus fréquent, en 1es critiquant à l'excès. Ce sera notre tâche de chercher à remplacer cet extrémisme trop violent par une conception plus nuancée et plus différenciée, afin de séparer le bon grain de l'ivraie.

Occupons-nous d'abord de la révolution politique (dans son sens le plus large et non seulement appliqué à la Révolution française proprement dite). Les deux jugements seront également familiers à tous. Les uns sont partisans absolus et passionnés de l'esprit et des revendications de cette révolution - donc du démo­cratisme et du libéralisme - ils stigmatisent comme réactionnaire toute limitation et critique et ils sont enclins à ne voir que méchanceté et inconscience dans le mouvement contraire qui se dessine depuis longtemps. L' « ancien régime », ou même le moyen âge, paraissent à leurs yeux aussi uniformément noirs que leur propre doctrine leur semble d'un blanc immaculé. Les autres, qui sont devenus aujourd'hui des adversaires influents, affichent une opinion non moins absolue et passionnée, selon laquelle la révolution politique n'a eu qu'une influence destructrice et - point important - qu'elle a dû l'exercer, puisque dans son essence même elle signifie désertion et destruction, lesquelles sont toutes deux également condamnables. Si les uns sont sourds à toute critique envers la révolution politique, les autres par contre lui dénient tout ce caractère de gran­deur qu'elle prétendait atteindre d'un noble élan et qu'elle a conquis en grande partie. Ce qui est clair pour les uns paraît sombre aux autres, et certains- ils sont légion- parlent déjà avec soulagement d'un« nouveau moyen âge » en train de relever les temps modernes si dépravés.

Nous nous refusons résolument à prendre parti pour l'un ou pour l'autre des deux extrêmes, radicalistes doctrinaires ou réactionnaires impénitents. Partant

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d'un troisième point de vue, nous cherchons à dégager le sens historique et mondial de cette révolution poli­tique. La réponse est sans équivoque : en déroulant le drapeau de la démocratie et du libéralisme, la révolution politique de l'Occident, qui embrasse les deux derniers siècles - et atteint son paroxysme dans la Révolution française - est l'essai total le plus puissant, le mieux médité et le plus efficace entrepris par les hommes afin de racheter le péché originel de la violence et de l'op­pression, dans ses formes aussi bien politiques et spiri­tuelles qu'économiques. Ce péché originel, nous le savons aujourd'hui, s'est abattu il y a des millénaires, en même temps que les premières hautes civilisations et les premiers États organisés, sur _le monde paisible des cultures primitives et non différenciées, et lui a apporté la féodalité, l'absolutisme, l'impérialisme, le monopolisme, l'exploitation, l'État des classes, la guerre et enfin ce qu'il est convenu d'appeler l' « esprit médié­val ». Au cours de ces temps infinis, on a entrepris sans cesse des assauts magnifiques (et dont nous ressentons les effets encore aujourd'hui) contre l'État dominateur, en cherchant à délivrer l'homme des en­traves politiques et spirituelles qui lui avaient été im­posées.

Ce furent d'abord les Grecs ioniens qui, dans des conjonctures miraculeuses et avec un talent prodigieux, ont posé les fondements solides de la civilisation euro­péenne. Continuellement, à des « moyens âges » ont succédé des« temps nouveaux» et des «renaissances», sans lesquels on ne saurait concevoir ces éléments mêmes de civilisation dont un réactionnaire, moins que tout autre, ne voudrait se passer, et même sans lesquels sa vie spirituelle ne serait pas. On peut donc taxer de pure obstination morale et spirituelle et d'ignorance impar­donnable le fait de ne pas reconnaître à la révolution politique le rang et la dignité d'un mouvement insur­rectionnel de libération, d'une envergure inconnue dans le monde, poursuivant ce même but élevé que les esprits équitables et réfléchis et les illuminés de tous les temps ont cherché à atteindre avec une égale ardeur.

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Le nier équivaudrait à la négation stupide de toute dignité humaine la plus élémentaire.

Les hommes ayant, du moins en partie, vécu la révo­lution politique ressentent davantage leurs déceptions qu'ils ne considèrent les insupportables droits seigneu­riaux dont nos aïeux ont secoué le joug. Il est, somme toute, assez compréhensible qu'un certain nombre d'hommes - qui va diminuant - ne vibrent plus en écoutant les accents pathétiques des vers immortels que Schiller, en pleine maturité, a mis dans la bouche de Stauffacher :

Lorsque d'un juste appui l'opprimé perd l'espoir, Quand il va succomber sous le faix qu'il déteste, Il lève son regard vers la voûte céleste ; Le cœur plein de courage, il y puise ses droits Qui, dès l'éternité, par d'immuables lois Sont fixés dans le ciel ainsi que la lumière ...

Il faut souligner le souvenir de ces temps prérévolu­tionnaires, où les abus de-pouvoir, le despotisme, l'oppres­sion, l'exploitation et l'humiliation tenaient les hommes sous le joug de l'État, de la noblesse et du patriciat ; ces temps où la paysannerie était réduite à l'esclavage dans de vastes régions européennes, et même exterminée en Angleterre, où toute pensée libre et courageuse était sauvagement réprimée, où la bourgeoisie dans les États particuliers allemands était asservie et où régnaient en maîtres incontestés l'injustice, l'imposition de classes, l'enrichissement honteux, le mercenariat et la solda­tesque impie, la justice martiale, brutale et sommaire, l'esclavage des nègres et la colonisation outrancièrement cruelle des pays d'outre-mer.

Est-il besoin de rafraîchir un peu les mémoires en rappelant qu'au cours de ce xv1ne siècle, où les esprits fermentaient déjà, un margrave d'Ans pa ch, voulant prouver à sa maîtresse son habileté de tireur, s'amusa à descendre d'un coup de fusil un couvreur travaillant sur la tour du château et remit gracieusement un florin à la veuve? Qu'un duc de Mecklembourg fit exécuter le conseiller secret de Wolfrath, afin de faire de la veuve sa maîtresse? Qu'un prince de Nassau-Siegen fit tuer

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un paysan, simplement pour prouver qu'il en avait le pouvoir? Qu'en Souabe enfin, un juriste fut décapité pour avoir cité Voltaire dans un cabaret?

Il est intolérable qu'on exploite notre déception au sujet des résultats de la révolution politique, en nous présentant ce passé sous les couleurs d'un patriciat idyllique, et qu'on cherche à troubler notre conception de la dignité de l'homme.

Malgré toutes ces désillusions, nous ne cesserons de dénoncer de tels efforts obscurantistes et réactionnaires et nous le faisons avec d'autant plus de vigueur que notre critique à l'égard de la révolution politique ris­querait de nous faire ranger dans ce même camp par des cervelles ignares! Quoique la littérature d'origine contre-révolutionnaire contienne beaucoup d'indica­tions précieuses pour étayer une telle critique et que nous ne nous gênions pas d'y puiser en toute impar­tialité, nous ne nous laisserons pas influencer lorsqu'elle voudra nous vanter les mérites de la violence et de la domination. Même le plus sceptique d'entre nous devrait savoir où il convient de tirer un trait définitif sous toute cette littérature, de J. de Maistre et K.-L. de Haller aux auteurs contemporains ; et il importe encore de faire des réserves lorsque le principe de la violence féodale, dans Coriolan de Shakespeare, est poétiquement glorifié.

C'est précisément un des contre-révolutionnaires les plus influents de la Révolution française, Louis de Bonald, qui a noté, dans ses remarques pleines d'intel­ligence et de bon sens, que« depuis l'Évangile jusqu'au Contrat social, ce sont les livres qui ont fait les révolu­tions »; que la littérature est l'expression même de la société d'aujourd'hui et qu'elle crée celle de demain; et que les idées sont les véritables souveraines du monde.

Nous souscrivons entièrement à cette opinion, tout en y ajoutant ceci: non seulement les révolutions, mais aussi les régimes dictatoriaux qui s'effondrent sous les coups qu'elles leur portent, ont des fondements spiri­tuels. Incapables de reposer uniquement sur la force seule, ils ont besoin, pour durer, d'un ensemble de notions (ou d'une k\éologie) admises sans critiques

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qui, soumettant les âmes, transforment les opprimés en collaborateurs volontaires du régime. <( La servitude abaisse les hommes jusqu'à s'en faire aimer » (Vauve­nargues), et provoque, quand elle y est enfin parvenue - la « servitude volontaire » qu'au xvre siècle La Boétie traitait déjà sous ce titre dans un livre, toujours actuel-, la dégradation intégrale des hommes et consolide en même temps sa propre sécurité. Étant donné que le despotisme choque le bon sens primitif, toute idéologie de violence doit tendre, par tous les moyens, à le troubler. Il s'ensuit que toute libération doit commencer par l'esprit, en se servant du sens critique; inversement, le pouvoir dictatorial a raison de considérer l'indépen­dance d'esprit comme son ennemi le plus implacable et en fin de compte invincible. Voilà pourquoi chaque mouvement d'émancipation s'empresse de s'allier au rationalisme, alliance qui s'affirme avec une vigueur particulière dans les mouvements du libéralisme moderne et qui est en même temps marquée par les faiblesses d'un rationalisme condamné à toutes les erreurs, cause dernière des échecs retentissants de la révolution poli­tique que nous examinerons plus loin en détail. Ce sont les aberrations d'un rationalisme, précieux en soi, qui portent en définitive la responsabilité de la déviation des deux révolutions : la politique et l'économique.

Le monde ne se trouverait pas dans le désespoir actuel et ce livre n'aurait jamais été écrit si les erreurs du ratio­nalisme - plus funestes que les passions dévoyées -n'avaient pas fait aboutir tous les élans généreux et prometteurs du xv1ne siècle à cette catastrophe effroya­ble dont nous ressentons aujourd'hui encore les effets : la Révolution française. Ce siècle puissant et glorieux, dont la musique par exemple signifiera pour des millé­naires ce que le Parthénon est à l'architecture ; ce siècle qui nous a donné Voltaire, Diderot, Lessing, Gœthe, Schiller, Herder, Montesquieu, Vico, Kant; qui, dans le domaine politique, a fait naître une œuvre aussi mûrie et aussi durable que la Constitution américaine ; ce siècle a fini, en 1789, par une tragédie marquant le début d'une crise mondiale qui dure encore à l'heure

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actuelle. Et cette date a souillé si fortement le souvenir du xv1ne siècle dans l'esprit de nombreux hommes qu'elle les a rendus aveugles à l'égard de sa véritable grandeur et de ses promesses restées lettre morte.

Que devons-nous penser de la Révolution française et de ses effets incommensurables? La confusion et le désaccord qui ont longtemps régné dans l'opinion publi­que à ce sujet ont troublé notre pensée civique, et il semble qu'aujourd'hui seulement nous voyons un peu clair. Durant tout un siècle, deux opinions s'affrontèrent violemmeq.t, l'une saluait dans cet événement la libéra­tion, alors que l'autre le condamnait comme une dissolu­tion. De nos jours seulement, ce conflit s'est trouvé apaisé par la conviction que la Révolution française était en elle-même inconséquente, divisée et marquée de cette dualité propre à bien d'autres choses problé­matiques. Voilà bien le tragique de son cas, qui se fait encore sentir de nos jours. Cette révolution était en même temps une libération et une dissolution, incapable d'être en même temps l'une sans l'autre! Et cette erreur congénitale ne pouvait pas même être reconnue par le libéralisme politique. Cette révolution n'était pas seu­lement un drame puissant sur la grande scène du monde, et bien faite pour captiver des natures romantiques ; elle était encore et surtout un mouvement d'émanci­pation, et seuls les réactionnaires les plus invétérés pouvaient résister à son élan impétueux. Comme telle, elle a créé cette Europe qui affronte aujourd'hui ses ennemis pour son ultime défense, précisément parce que la Révolution française lui a légué un si funeste héritage. Elle a fait de la France un pays d'agriculteurs et de bourgeois, elle a répandu sa semence sur tous les pays qui se disent européens. Les « idées de 1789 )) ont créé l'atmosphère que nous respirons tous encore, y compris les contre-révolutionnaires les plus acharnés. Tout cela est vrai, et pourtant ce destin fut fatal. Dans quel sens?

Tout romantisme révolutionnaire mis à part, sou­lignons d'abord expressément que chaque vraie révolu­tion est une crise catastrophique de la société, un désas-

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tre dont l'issue finale reste toujours incertaine et dont le caractère pathologique apparaît dans ses formes mêmes. Elle a pour conséquence une paralysie qui peut tuer la société, la suppression de l'ordre, la destruction, l'assaut primitif et atroce des passions et des instincts. Rien ne la dépeint mieux que ce fait : lorsqu'elle ne peut être redressée à temps (en France, on n'a pas pu y réussir jadis), la crapule finit par dominer et les hommes tom­bent sous la coupe momentanée de névropathes notoires. Rien ne peut rendre ce fait héroïque ou romantique, pas même la Révolution française qui nous porte tout naturellement à cette glorification.

Cette révolution a donc ceci de commun avec toutes les autres révolutions, c'est d'être une catastrophe en soi; mais de l'être encore plus par son œuvre. Comme elle, l'ère prérévolutionnaire avait été binaire : le moyen âge autant que l'ancien régime, qui nous apparaît par­fois comme un moyen âge dégénéré. S'il faut se souvenir du caractère « médiéval » du régime d'alors, nous ne devons pas oublier cependant que cette société possé­dait une véritable structure, dans laquelle les hommes étaient hiérarchiquement intégrés dans une commu­nauté organisée. A considérer la période brillante du moyen âge, c'est-à-dire celle de la civilisation bour­geoise et citadine, cette époque semblait vraiment un exemple plein de promesses. Il est regrettable que ses effets aient été annihilés dans de vastes régions européennes - avant tout en Allemagne, en France, un peu moins en Suisse - par une nouvelle victoire du principe de domination (féodalité et absolutisme). Même cet ancien régime avait au moins l'avantage de consti­tuer un ordre, consolidé par son cadre. La fatalité de la Révolution française a voulu que, frappée de l'aveu­glement sociologique du rationalisme (dont nous repar­lerons), elle ait confondu la violence avec l'ordre, la tradition, l'autorité et la hiérarchie, et qu'elle n'ait pas su distinguer l'aristocratie de l'« aristie » (E. Faguet); qu'elle ait cru devoir se débarrasser non seulement d'une hiérarchie vivant d'exploitation, ressentie à juste titre comme une honte par les hommes de ce temps, mais

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encore de la hiérarchie tout court ; elle a oublié que sans hiérarchie, c'est-à-dire sans ordonnance verticale et horizontale, une société ne peut exister et qu'un sys­tème social et économique dont le seul élément d'ordre est la liberté, signifie d'abord la dissolution, puis le despotisme, qui n'est pas autre chose, au fond, qu'une anarchie organisée. Trop de Rousseau et de Voltaire, et pas assez de Montesquieu 1 serait-on tenté de dire. La hiérarchie de la société qui combattait la révolution était atroce, parce qu'elle avait dégénéré en une hideuse exploitation ; on ne savait pas distinguer entre cette forme historique et dégradée et la véritable hiérarchie, base indispensable à la construction de la société. On ignorait la nécessité d'une hiérarchie fonctionnelle pour le maintien de la société. On détruisait les conquêtes positives de l'ancien régime, c'est-à-dire la jus te or­donnance de la société, pour en perpétuer d'autant plus radicalement les aspects négatifs, c'est-à-dire le des­potisme d'État. L'ordre, l'attachement, les règles, les normes, la tradition, l'autorité et la hiérarchie, tout cela avait un arrière-goût. condamnable de réaction, simplement parce que les formes prises au cours du xvn1e siècle par ces éléments nécessaires à l'ordre étaient en même temps des formes d'oppression, donc intolérables.

C'était singulièrement faciliter la besogne de ceux qui critiquaient la révolution - les Maistre, Bonald, Burke, Haller, Saint-Simon et autres - mais qui pé­chaient, de bonne ou de mauvaise foi, par le même manque de discernement. Ils commettaient l'erreur in­verse et proclamaient, en lieu et place de la nécessité d'une hiérarchie fonctionnelle, celle d'une hiérarchie féodale et absolutiste basée sur l'exploitation despo­tique. Ils essayaient du même coup de réintroduire subrepticement, au nom de la sociologie, les anciens privilèges.

Un fait cependant reste probant : par son aveugle­ment rationaliste, cette même révolution qui, entre autres, a transformé la France en une nation de paysans, est également à l'origine de cette désagrégation sociale

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que nous appelons cc grégarisme » et le début de cette décomposition, dont la fin se traduit par la civilisation des masses, le nihilisme et le collectivisme. Saurons-nous réussir aujourd'hui là où nos ancêtres ont échoué : réaliser l' « eukosmia », la cc city of man », la synthèse de la liberté et de l'ordre?

La Révolution franÇaise a engendré la désagrégation .et le grégarisme ; ces deux phénomènes, à leur tour, ont amené Napoléon; et tout ce que Napoléon a fait naître dans son sillage est à peine concevable - entre autres Bismarck et toute la mauvaise graine qu'il a semée. La filiation du mal est ainsi clairement établie et nous de­vons nous garder de la mettre en doute en évoquant la figure de Napoléon, si chère aux âmes romantiques et impressionnables. Ne nous laissons pas égarer par la différence de niveau humiliante entre hier et aujourd'hui, ni par l'envergure indéniable de Napoléon, ni par le côté libéral de sa mission, repris de cette évolution bi­naire qui a rendu sa ligne de conduite également dua­liste. Nous refusons énergiquement de nous associer au culte romantique de Napoléon (le nombre de ses partisans aura d'ailleurs fondu sous la poussée des évé­nements récents) et nous pouvons voir tout au plus dans le « grand Corse » un de ces « terribles simplificateurs » (J. Burckhardt) qui, pareils à un ouragan, arrachent les branches mortes, mais ne laissent derrière eux que des ruines. Le fait qu'il a été en même temps un homme d'une envergure d'esprit exceptionnelle rend ses ravages plus sensibles encore. Par cela même, la diffi­culté de reconnaître son importance réelle et de lui assigner sa place dans l'histoire est assez grande pour que même un homme comme Gœthe ait dû y réfléchir quelque temps. Napoléon réussit à se faire passer pour un Titan, que seules les puissances réactionnaires auraient empêché de mener à bien sa mission d'uni­ficateur et de pacificateur de l'Europe ; mais ceci ten­drait simplement à prouver son habileté de propagan­diste et l'esprit borné de ses dupes. Même Gengis Khan, s'il avait su écrire, aurait pu noter quelque remarque analogue dans des mémoires sur l'Asie. Malgré tout,

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l'œuvre de Napoléon est marquée par la conquête, la négation du droit, le désordre international et l'usur­pation, et nous en supportons les conséquences encore aujourd'hui.

La grande expérience de la Révolution française de­vait forcément s'achever dans une catastrophe. Done il n'est sans doute pas exagéré de dire que le monde de 1789 s'est effondré ; ses idées s'étant répandues sur tout le globe, comme la graine au vent, tous les pays participent à cette débâcle dans la mesure où ils ont suivi l'exemple révolutionnaire. Le danger est grand de voir régner la confusion dans les esprits et il s'agit de le combattre énergiquement. On n'affirmera jamais avec assez de force que la Révolution françaisè ne représente pas autre chose qu'un cas d'espèce. Et ce serait une tromperie ou le fait d'une ignorance inqualifiable que d'identifier les idées de démocratie et de libéralisme avec celles de 1789. La seule excuse admissible est le rôle primordial joué par la France dans l'évolution de l'es­prit européen, qui nous incline sans cesse à la citer en exemple dans le domaine politique, et à ne pas accor­der suffisamment d'importance à l'extraordinaire com­plexité politique et sociale de ce pays, qui n'est dépassée probablement que par les problèmes intérieurs qui agitent l'Allemagne. - La nature virulente de la Révolution française concorde exactement avec le caractère patho­logique de la féodalité et de l'absolutisme français. La société française se trouvait depuis des siècles dans un état morbide qui devait fatalement aboutir à ce drame, dès que le ferment intellectuel du xvn1e siècle fran­çais eut excité les esprits. Par malheur, ce pays a pu devenir un modèle politique, lui qui, au cours de son histoire, n'a jamais su venir à bout des problèmes de structure d'une société à peu près saine, et en souffre encore à l'heure actuelle. Par cela même, la France révo­lutionnaire a tellement compromis la démocratie et le libéralisme, qu'une mise au point s'impose. Une simple allusion aux exemples des démocraties saines suffira, démocraties pour lesquelles nous demandons - pour nous servir d'un terme juridique -le droit d'être excep-

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fées de la faillite de 1789, et d'être traitées à part : ceci en tout premier lieu pour la Suisse, ensuite pour les dé­mocraties nordiques et anglo-saxonnes, qui ont toutes su garder leur entière vitalité parce qu'elles sont issues d'une souche saine, de la démocratie et du libéralisme, plus ancienne et plus organique. Elles ne paraissent d'ail­leurs intoxiquées que dans la mesure où elles se sont laissé influencer dans leurs traditions par les erreurs de 1789. Ces démocraties-là annihilent, par le simple fait de leur existence, toute tentative de faire passer la démocratie et le libéralisme pour des inventions de 1789 et de maquiller leur véritable arbre généalogique. Leur existence n'est pas due à de simples subtilités ra­tionalistes de philosophes et d'avocats, mais elles sont issues de la lutte pour l'indépendance menée par les paysans et les bourgeois qui, dès les premiers remous du moyen âge, se sont défendus contre l'étreinte féodale et absolutiste, et ont su assurer la structure de 1eur État, organiquement et par le bas, en faisant intervenir l'idée coopérative. A l'origine de la démocratie suisse, nous trouvons les associations des vallées et les communes alpestres, à l'origine de la démocratie américaine, les « townmeetings » qui se sont peu à peu associés par le haut en une union. L'esprit libertaire enfin, enraciné dans ces origines, la chrétienté réformée l'a fondu dans son creuset et moulé sous forme des droits de l'homme et du citoyen qui, issus des démocraties de la Nouvelle-An­gleterre, ont finalement trouvé le chemin de la France.

L'histoire démocratique et libérale peut, en effet, se prévaloir de dates autrement plus convaincantes que 1789 : «Magna Charta »de 1215, le Pacte suisse de 1291, le Code général suédois de Magnus Erikson (environ 1350), la « Petition of Rights » de 1628, le « Mayflo­wer Compact » de 1620, la Fédération hollandaise de 1679, la «Declaration of Rights »de 1688, la déclaration de l'indépendance américaine de 1776, la Constitution américaine de 1788 complétée par ses célèbres « Amend­ments », le «Bill of Rights »,la Constitution fédérale suisse de 1848 et celle de 1874. C'est précisément une des par­ticularités de ces démocraties saines, organiques et or-

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données, que toutes ces dates marquent seulement les étapes d'une lente évolution et que la plupart d'entre elles se sont tout naturellement intégrées dans l'histoire nationale, sans drames historiques. Nulle part nous ne trouvons cette mise en scène théâtrale des nouveaux em­blèmes de l' « ère nouvelle » et du « nouveau calendrier », mais par contre cette solidité enracinée due à la crois­sance lente et sans à-coups. Elle confère à ces démo­craties primitives une force de résistance accrue dans l'actuelle crise mondiale, crise qui les secoue et les atteint également.

La révolution politique de l'Occident que nous venons d'examiner peut être appelée bourgeoise, en ce sens qu'elle doit certes ses élans décisifs à la soif de liberté et d'in­dépendance de la paysannerie opprimée par la féodalité, mais elle n'aurait jamais atteint à cette ampleur ni à cette force de pénétration si elle n'avait pu s'appuyer sur la classe cit~dine, commerciale et industrielle de plus en plus puissante, c'est-à-dire sur la bourgeoisie. Cette classe étant le produit de l'évolution économique qui trouve son point culminant dans la révolution éco­nomique des XV 11 Je et XJXe siècles (« capitalisme »), c'est un truisme de dire que la révolution économique a grandement favorisé celle d'ordre politique. Mais l'in­verse n'est pas moins vrai, car c'est la révolution poli­tique qui a créé les conditions qui ont rendu possible ce développement sans frein de la technique, de la di­vision du travail et des échanges.

Comment pourrions-nous expliquer autrement que le début du machinisme se soit fait attendre si longtemps, alors que l'esprit moderne avait, depuis la Renaissance déjà, amplement prouvé ses capacités et ses aptitudes à résoudre les tâches techniques? Les talents d'ingénieur foisonnaient, mais les entraves de la constitution arti­sanale du moyen âge et de l'ancien régime les obligeaient à se dépenser seulement dans des voies secondaires de la vie économique, dans des jets d'eau et autres féeries, des mécanismes d'horlogerie merveilleux et de haute précision, des instruments de musique d'une diversité inépuisable, etc. ; à l'exception toutefois de l'industrie

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m1mere, dont le caractère particulier faisait de bonne heure déjà un champ d'expérience technique soustrait à l'influence annihilante des lois corporatives, jusqu'à rendre possible la première installation d'une machine à vapeur et d'un chemin de fer dans une mine anglaise. L'es­sor précoce de l'industrie horlogère appartient à ce même chapitre, de même que la fabrication d'instruments de précision qui, déjà au xyxe siècle, a souvent servi de base au développement de l'industrie des machines. Le fait que, pendant des siècles, des idées techniques non ex­ploitées aient été amassées, explique la soudaineté véri­tablement révolutionnaire et en partie destructive avec · laquelle - tout d'abord vers la fin du xviie, puis de tout son poids au x1xe siècle - cette révolution éco­nomique s'est affirmée et a trouvé son expression la plus visible dans l'emploi des machines.

Si la révolution politique n'est unique dans les anna­les que par son intensité et son audace, nous manquons par contre entièrement de précédents historiques pour étayer notre jugement sur la révolution économique. La production mécanisée, les barrières élevées par la nature organique enfoncées, l'énergie de la vapeur produite par le charbon, celle de l'électricité et de la force d' explo­sion des gaz brûlés captée, l'accroissement énorme de la population, l'évolution formidable de la technique, du trafic et de l'agriculture, la chimie scientifique, l'en­chevêtrement économique du globe tout entier, la con­quête de l'air - tout ceci est tellement unique dans l'histoire du monde qu'un fossé profond, un abîme même, nous sépare d'autres millénaires. Rien d'étonnant dès lors si un manque d'expérience et l'absence de conseils ont laissé prendre à cette révolution économi­que une direction dont nous connaissons aujourd'hui le danger et que nous essayons de redresser après coup, tant bien que mal. En même temps, l'insouciance avec laquelle on s'est jeté dans la révolution économique et les illusions par lesquelles on s'est laissé guider, procèdent de ce même aveuglement rationaliste et scientifique à l'égard des lois éternelles de la vie, de la société et de l'homme qui nous est apparu déjà dans le domaine politique.

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Il serait stupide de vouloir nier combien la vie est devenue plus facile et combien la prospérité matérielle des foules, due à la révolution économique, a augmenté. Après l'accroissement considérable de la population qui en est résulté, il ne viendrait à l'idée de personne de vouloir faire tourner la roue du progrès en sens inverse. Mais nous savons aujourd'hui quel en est le prix élevé à payer ; il faudra continer de le payer, et nous ne som­mes nullement certains qu'il ne soit pas trop cher. Mé­fions-nous de cette affirmation candide et trop opti­miste qui en fait retomber la faute moins sur la techni­que et la machine que sur les hommes qui, dans l'igno­rance de son emploi judicieux, doivent encore apprendre à s'en servir. Nous savons que le machinisme, l'éman­cipation hors du cadre de la nature et la division du travail ont des limites qu'on ne peut dépasser impuné­ment sans dommage pour le bonheur des hommes et la santé de la société ; en fin de compte, la nature elle-même se révolte par un appauvrissement progressif du sol, preuves en soient certaines expériences désastreuses de l'agriculture mécanisée. Le problème de la machine - cette dernière représente tout autre chose qu'un simple outil perfectionné! - n'est pas une question de bon ou de mauvais emploi, mais procède de la nature même du machinisme, exigeant de l'homme son tribut parce qu'il suit des lois spécifiques et les lui impose. Ne pas tenir compte de cet état de choses et de ces conclusions serait se livrer à des illusions dangereuses. Nous devrons, d'une part, être prêts à examiner sérieu­sement à partir de quel point l'augmentation de la productivité devient trop coûteuse et n'est plus contre­balancée par les avantages matériels, et renoncer à l'emploi ultérieur de la machine; mais d'autre part, nous devons auparavant nous efforcer de chercher de nouvelles formes d'emploi pour la machine et pour l'organisation industrielle, afin d'en diminuer les incon­vénients.

Nous avons mis l'accent sur l'extrême gravité du problème de la machine, de la division du travail et de l'accroissement du chiffre de la population, pour lutter

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contre l'opinion qui impute les expériences décevantes de la révolution et de la politique exclusivement ou partiellement à la constitution économique, politique et sociale, telle qu'elle a été créée par la société bour­geoise et libérale. Cette opinion erronée est excessive­ment dangereuse. Preuve en soit le rôle décisif qu'elle a joué dans tous les bouleversements collectivistes depuis la révolution russe de 1917. Mais précisément, ces trou­bles sociaux ont confirmé que le remplacement des lois économiques libérales par une constitution collecti­viste ne néglige pas seulementles problèmes indépendants de l'organisation économique, posés par la technique de la production, mais qu'au contraire elle les aggrave encore d'une manière intolérable. Le régime collecti­viste, qui non seulement conserve la technique d'une production « capitaliste », mais encore pousse le pro­cédé mécanisé jusqu'aux extrêmes, ne peut qu'aggra­ver le mal de façon insupportable. Nous pouvons nous permettre de le souligner avec d'autant plus de force que nous n'hésitons pas à affirmer cette autre conviction : s'il importe de laisser en vigueur les traits essentiels de la constitution économique, bourgeoise et libérale, il n'est pas moins vrai que le libéralisme économique des deux derniers siècles s'est fourvoyé dans des impasses ni moins fâcheuses, ni moins fatales que celles du libé­ralisme politique.

Les aberrations du rationalisme et du libéralisme.

Le rationalisme lui aussi - et même lui surtout -avec ses succédanés, le libéralisme politique et écono­mique, appartient à la catégorie de ces principes im­possibles à approuver ou à rejeter en bloc, mais qu'il convient de délimiter afin de leur assigner un domaine propre. Si le rationalisme est aujourd'hui tombé en discrédit, à tel point que le terme prend une significa­tion péjorative, c'est non seulement l'effet d'un courant d'idées temporaires, mais avant tout d'un abus préa­lable. Comment et dans quel sens?

Pour donner une réponse satisfaisante à ces questions,

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il faut une fois de plus commencer par faire les distinc­tions nécessaires. Le terme de rationalisme contient trois notions bien distinctes : le rationalisme peut d'a­bord signifier compréhension du monde au moyen de l'intelligence critique qui recherche les causes, les rai­sons et les motifs. Puis il exprime l'idée que l'on attribue aux faits sociaux des motifs « raisonnables », c'est-à­dire que l'instrument qui sert à scruter le monde s'iden­tifie avec le monde lui-même. On peut enfin comprendre par rationalisme la tendance consistant à représenter une certaine mesure politique comme étant la seule raison­nable et à en exiger l'application au nom de la raison. Il n'est plus nécessaire de prouver que le rationalisme du second genre- qui a trouvé dans le système de Hegel son expression la plus dogmatique et la plus pernicieuse aussi, et que nous rencontrons également dans la cons­truction d' «homo œconomicus »-représente une fic­tion.

Seules sont donc en cause la justification et la déli­mitation du rationalisme du premier et du troisième genre. Évidemment, l'aberration d'un tel rationalisme n'a pas pu consister en une raison trop absolue, nous incitant à mépriser « la meilleure force de l'homme » (Gœthe) et à « baisser la mèche de notre intelligence jusqu'à ce que règne un clair-obscur trouble, mais in­time » (A. Rüstow). Telle est du moins l'interprétation d'un nouveau courant de l'irrationalisme et de l'antün­tellectualisme superficiels ; mais nous sommes loin de la partager. On ne saurait parler d'un abus de l'intelligence, dans le sens blâmé par le « rationalisme », à moins de lui imposer des devoirs impropres, ne correspondant ni à ses limites, ni à ses données, ni à ses conditions. C'est ce qui s'est passé, et chaque fois que nous rejetons en­core aujourd'hui une attitude d'esprit comme rationa­liste, nous pensons à une erreur, difficile à préciser, qui consiste en cette tendance à nous fourvoyer dans l'in­conditionnel et l'absolu. Il est juste que notre esprit soit indépendant et libre de suivre ses propres lois dans le domaine de la logique pure et de la mathématique. Mais l'erreur commence précisément lorsque nous trans po-

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sons cette manière de penser à priori et l'appliquons aux réalités de la vie et de la société, domaine où l'intelli­gence est liée, en qualité de simple juge, aux états de fait et aux conditions découlant de l'expérience. Là l'esprit n'est plus autonome, ni indépendant, ni libre, ni sans attaches ; on ne saurait lui accorder le droit de se développer dans n'importe quel sens ; il est tenu de re­connaître les barrières et les conditions qui lui sont im­posées par les données vitales, à défaut de quoi il met la vie en danger et mène à cette désagrégation et à cette autodestruction à laquelle nous songeons en parlant des sophistes. Dès que l'intelligence se libère de ses entraves et s'émancipe en formulant des exigences impératives, il arrive un malheur : c'est le cas du sophiste en face de la morale qui, au moyen de sa raison, est fier de démasquer la justice comme une pure « idéologie », ignorant avec dédain le critère le plus sûr du monde, c'est-à-dire la boussole morale de l'homme: sa conscience; c'est le cas du fanatique, qui prône la liberté absolue sans réaliser que la liberté sans frein devient la pire des ser­vitudes; c'est le cas de l'apôtre de l'égalité, qui, souve­rainement, refuse de tenir compte du fait brutal que la vie est inégalité et diversité; c'est le cas du socialiste, qui construit son État idéal sans tenir compte de la nature immuable de l'homme et du caractère vital et anthropologique de la propriété ; c'est le cas du libéral qui voudrait faire de l'économie fondée sur la libre con­currence une machine au travail précis, grâce à la con­duite raisonnable des hommes, mais qui leur impose des conditions de travail et de vie contre lesquelles leur na­ture se révolte finalement ; c'est encore le cas de la fémi­niste, qui demande l'égalité des sexes et ne s'aperçoit pas qu'il y a une raison à ladifférencedessexes;c'estenfin le cas du pacifiste, qui rejette la guerre comme dérai­sonnable, mais n'arrive malheureusement pas à l'abolir parce qu'il se contente de mesures juridiques et orga­nisatrices, tout en négligeant les raisons sociologiques. Notre rationalisme agira toujours à l'encontre de la saga­cité de Pascal : « L'homme n'est ni ange ni bête, et le malheurveut que, qui veut faire l'ange, fait la bête. »

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Si inestimables et si libérateurs qu'aient pu être les effets du rationalisme et si difficilement qu'on en puisse faire abstraction dans le développement de la civilisa­gion européenne, il est néanmoins incontestable qu'en tant que théorie, malgré toutes les exceptions honora­bles et ses vaines tentatives pour s'amender, il s'est fourvoyé dans l'inconditionnel et l'absoluetarendu vains les fruits du siècle des lumières. Nous ne saurions songer à détailler ici les phrases de ce développement à partir du xvne siècle. Il nous faut cependant souligner avec force que la manière de penser quantitative, mathéma­tique et physique, dont Descartes plus que tout autre a jeté les bases, a été l'une des causes décisives des erreurs du rationalisme. Une pareille mentalité rend aveugle sur les nécessités de la vie qui, elle, est qualité, struc­ture et forme. Malgré toutes les protestations de Vico, de Herder, de l'école écossaise, de Rousseau, de Burke, de Hamann, du « Sturm und Drang » et du romantisme, la pensée occidentale a dévié et a pris la fausse route pour aboutir, au x1xe siècle, au gigantisme; c'est un des privilèges de notre temps d'avoir rétabli dans leurs droits la « qualité », la « fonction » et la « forme ».

Les effets catastrophiques de notre glissement dans l'inconditionnel et l'absolu sont apparents surtout en politique. Cette attitude se traduit tout d'abord par une ignorance complète des lois régissant la structure de la société, qu'on croit pouvoir organiser selon les simples pos­tulats de la raison, sans tenir compte de l'existence des vraies communautés, dont le lien, de la base au sommet, estl'autorité et la hiérarchie. Un républicain rationaliste ne voudra jamais. admettre qu'en fin de compte une monarchie soit un régime supérieur lorsqu'elle est en­racinée profondément dans la légitimité ; il niera aussi la signification réelle qu'ont, pour la santé de l'État, le fédéralisme, la famille, le sens des traditions. Le ratio­naliste démocrate voudrait réaliser son idéal dans sa forme la plus pure et la plus absolue et, lorsqu'il a atteint

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son but, il est aussi surpris des mauvais résultats ob­tenus qu'ont pu l'être les créateurs de la République de Weimar, la « constitution la plus libérale du monde )), qui finit par mériter le superlatif opposé. Cet aveugle­ment nous entraîne à une définition si large du principe libéral que même ses adversaires en profitent pour com­battre et détruire la démocratie libérale au nom de la liberté, selon le trait acéré d'un pamphlétaire français du x1xe siècle (Louis Veuillot) : « Quand je suis le plus faible, je vous demande la liberté parce que tel est votre principe; mais quand je suis le plus fort, je vous l'ôte parce que tel est le mien. »

Une tolérance si grande (même à l'égard de l'intolé­rance) et un libéralisme aussi dogmatique (qui est un sauf-conduit pour tous les agitateurs et tous les insti­gateurs, courant ainsi à sa propre perte) doivent finir par transformer la « pure démocratie » en une victime désarmée de l'illibéralisme, en une sorte de club dont l'une des règles est de ne pas respecter le jeu! Nous ne comprendrons sans doute jamais qu'il ait fallu beau­coup d'expériences désastreuses pour mettre fin à cet aveuglement. Avec Tacite (Vita Agricolae, II), nous pouvons dire aujourd'hui : Sicut velus aetas vidit quid ultimum in libertate esset, ita nos quid in servitute, adèm­pto per inquisitiones et loquendi audiendique commercio. Cette dégénérescence démocratique et libérale due au rationalisme se traduit dans l'affirmation suivant la­quelle l'incrédulité et l'absence d'opinions stables se­raient l'apanage de la démocratie et du libéralisme, sous peine de les voir manquer de tolérance. La réponse im­payable donnée par un chef du parti démocratique alle­mand après la révolution de 1918, à quelqu'un qui le questionnait sur le programme de son parti, illustre à merveille jusqu'où peut atteindre cette mentalité : « La démocratie, dit-il, a pour principe de s'en remettre à la volonté populaire, qui sera déterminante quant au programme! »

De même qu'en politique intérieure, le rationalisme a étendu ses ravages en politique étrangère ; son im­puissance est manifeste àreconnaîtrelesforcesvivesd'une

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nation enracinées dans la profondeur de son sol, forces découvertes par le romantisme:et ses précurseurs (Vico, Montesquieu et Herder). De là vient cette tendance du rationalisme à construire des États au moyen d'un atlas et d'une règle, ce mépris des différences de langues et de cultures nationales, et des petits États en parti­culier, ai11:si que le manque si fréquent de compréhen­sion pour les diversités nationales de l'Europe, que Mon­tesquieu a définies si judicieusement par le terme de « nation de nations ». Mais le rationalisme, s'il épouse le principe des nationalités, n'aura ni repos ni cesse qu'il ne l'ait mortellement discrédité par ses abus.

Pour caractériser l'influence funeste du rationalisme sur la vie économique, il suffira de mentionner ce li­béralisme économique dont les aberrations sont dues à cette même tendance de se fourvoyer aussi dans l'in­conditionnel et l'absolu. Le marché réglé automatique­ment par la concurrence était certes une grande décou­verte faite par les économistes du xvn1e siècle, décou­verte dont nous sommes les derniers à vouloir diminuer l'importance, nous qui repoussons strictement le collec­tivisme ; la gloire du libéralisme économique serait, en effet, entière s'il n'était devenu, lui aussi, la proie du rationalisme et s'il n'avait ignoré de plus en plus les lois sociologiques et les conditions qui régissent la li­berté du marché. On a prétendu sérieusement que l'éco­no!llie du marché réglé par la concurrence représentait un« ordre naturel» qu'il suffisait de libérer de toutes les entraves et de toutes les interventions pour qu'elle fonctionne normalement, conduite miraculeusement par cette « main invisible » dont parle Adam Smith (ce n'est au fond qu'un autre terme pour désigner la raison divine de la philosophie déiste), les hommes n'ayant que la mission négative d'écarter tous les obstacles -de laisser faire, de laisser passer. On attribuait à l'éco­nomie du marché une autonomie sociologique, sans se soucier des conditions et des contingences extra­économiques dont il faut cependant t~nir compte si l'on veut la voir prospérer. Avec la foi naïve et carac­téristique du siècle des lumières, on prenait pour une

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plante naturelle ce qui n'était en réalité qu'un produit artificiel et combien fragile de la civilisation. On avait donc tendance à n'admettre aucune barrière à la liberté économique et à se complaire dans l'absolu et l'incon­ditionnel en se résignant, àcontrecœurettoutenessayant de s'y soustraire, aux concessions que la réalité mal commode finissait par exiger. La nécessité de donner à l'économie du marché libre un cadre fixe n'était pas comprise. Ce cadre, formé par la morale, la politique et les institutions, devrait au moins consister en un mini­mum de correction commerciale, un État fort, une <c po­lice intelligente du marché >>, un droit commercial adé­quat et conforme à l'organisation économique ; sinon une économie sans frein, dirigée par des groupes intéressés, risquerait de miner cette organisation et de détruire en même temps la société. Que la concurrence fût un dan­ger moral et sociologique à limiter et à surveiller afin de prévenir tout empoisonnement du corps social, voilà une vérité qui restait cachée à ce libéralisme historique et surtout à celui du x1xe siècle. Une économie fondée sur la concurrence et la division du travail semblait, au contraire, jouer le rôle d'une excellente institution d'éducation morale, capable d'inciter les hommes à la paix, à l'honnêteté et à toutes les vertus civiques, en faisant appel à leur égoïsme. Aujourd'hui, nous sa­vons (et il eût été facile de s'en rendre compte en tout temps) que l'économie fondée sur le libre jeu de la con­currence suppose de fortes réserves morales à prélever en dehors de l'économie du marché, car elle en con­somme au lieu de les alimenter, comme on était assez naïf et aveugle pour le croire!

L'aveuglement sociologique avec lequel on plaçait à la base de l'économie l'individu libre dans l'univers, tel un atome sans aucune attache, correspondait aussi à l'exagération rationaliste du principe de la concur­rence, reposant sur l'égoïsme individuel. Par là même, on ressentait nécessairement comme des entraves gênantes les forces et les liens obligatoires que sont la famille et les communautés naturelles du voisinage, de la com­mune, de la profession, etc. Il en résulta cet individua-

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lisme funeste, dont on a enfin reconnu le caractère des­tructeur pour la société, et qui a réussi à discréditer une idée juste au point de favoriser les progrès du collecti­visme, infiniment plus dangereux encore.

Il n'est donc point étonnant que ce libéralisme écono­mique, issu du rationalisme, se soit mis à ignorer sou­verainement les données vitales et anthropologiques capables de circonscrire les empiétements de l'indus­trialisme capitaliste, et qu'il ait involontairement imposé aux hommes une manière de vivre contraire à leur nature et contre laquelle ils se révoltent pour finir. C'est à cet esprit du libéralisme historique, si étranger à tous les aspects de la vie, que nous devons nos métropoles et nos quartiers industriels monstrueux, et aussi cette perversion progressive du développement économique qui condamne des millions d'hommes à une existence décevante et a fait du prolétariat un problème dépas­sant de loin des contingences matérielles. Un libéral moyen de ce temps-là n'a guère discerné dans la ques­tion sociale l'aspect vital, c'est-à-dire extra-économique et immatériel de l'existence industrielle; il serait ce­pendant injuste de lui dénier toute sensibilité à l'égard de la situation matérielle des ouvrier~. Il serait également faux d'admettre de grandes possibilités d'amélioration immédiate dans les conditions sociales, étant donnés l'ébranlement général provoqué par la révolution in­dustrielle, . le développement du prolétariat dans la paysannerie anglaise et dans de vastes régions de l'Al­lemagne et l'accroissement subit de la population. Les libéraux tranquillisaient leur conscience par un opti­misme béat en ce qui regardait l'avenir. Au moment où cette confiance diminua est née la mauvaise conscience sociale qui, diversement masquée, a caractérisé plus tard le libéralisme.

Il s'agit d'ailleurs, dans tous ces cas, de simples erreurs du libéralisme, mais dont il convient cependant de souligner le caractère pernicieux et qu'il faut séparer de so~ essence même, ce que nous nous efforçons de faire aujourd'hui. Ces erreurs existent au même degré dans le socialisme de l'époque, quoique souvent sous une forme

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différente ou contraire. Le socialisme, en effet, ne s'est pas moins fourvoyé dans le rationalisme que son ad­versaire, et il a même été souvent entraîné plus loin par cette mentalité, commune à tous les deux parce qu'elle trouve sa source dans un rationalisme idolâtre, jugeant le monde du seul point de vue de la quantité. Le libéralisme et le socialisme ont été les esclaves de ce monstre : l'économisme, qui s'en tient à l'aspect éco­nomique et à la productivité matérielle ; il fait du monde matériel et économique la pierre angulaire qui supporte tout l'édifice, rapporte tout à lui et le lui subordonne comme un simple moyen d'arriver au but. Les hommes atteints par l'économisme hocheront la tête à la lecture de ces lignes et nous ne serions pas surpris de compter parmi eux autant de socialistes que de libéraux!

L'interférence historique.

Chaque fois que nous revenons aux deux derniers siècles nous nous heurtons à des problèmes troublants. Quel paradoxe, en effet l D'un côté le xvnie siècle est porté aux nues comme étant l'ère héroïque et spirituelle de l'Europe, et de l'autre côté, on traite d' «homme du xvnie siècle » un réactionnaire à tous crins. Ou encore Montesquieu, Burlamaqui ou Vattel sont cités pour témoi­gner du niveau élevé atteint par le droit international de ce même siècle, bien qu'on s'y soit comporté en géné­ral de manière beaucoup plus brutale et belliqueuse qu'au x1xe siècle. Comment réagir lorsqu'on nous dit que le x1xe siècle a été un siècle unique de progrès, de paix, de liberté et d'ordre, alors que sa vie spirituelle est marquée précisément par une trivialité croissante et une désagrégation morale qui iront enfin, dans certains cas, jusqu'à une dépravation véritablement effrayante? Et comment notre temps se classe-t-il dans l'histoire? Est-il une fin ou un renouveau, et dans quelle mesure est-il l'une et l'autre?

Ce sont là des questions qui demandent une réponse. Nous la chercherons dans un état de choses auquel nous avons donné le nom d'interférence historique et que

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nous déterminerons comme suit : l'histoire semble tou­jours s'accomplir en deux phases, celle de l'incubation intérieure et spirituelle, et celle de la réalisation exté­rieure et matérielle. Les deux phases se suivent à un intervalle très long. Lorsque la phase de la réalisation des idées coïncide avec l'incubation d'une période encore en gestation, nous assistons aux phénomènes d'inter­férence les plus étranges et les plus troublants. Autrement dit, les grosses vagues de l'histoire nous atteignent lors­que le paquebot qui les a suscitées a disparu à l'horizon et qu'un autre navire a également passé 1 Cela signi­fierait que nous vivons aujourd'hui dans une période de réalisations dont l'incubation remonte au x1xe siècle, tandis que les événements extérieurs, matériels, poli­tiques et sociaux de ce même XIxe siècle, constituent la moisson mûrie durant le XVIIIe. Le libéralisme, l'huma­nitarisme, la liberté, l'ordre, les impulsions tenues en bride, l'équilibre intérieur, la paix et le progrès, de même que les autres attributs du xixe siècle, apparaissent à la lumière de ces explications comme l'application des théories spirituelles et morales du xvine siècle, comme une sorte d'héritage de la culture dont a vécu le xixe siècle sans la compléter ni la renouveler ; le cours des idées nouvelles prit une autre direction : elles donnèrent leur préférence à des modèles moins fins. Le xixe siècle a récolté ce qu'avait semé le XVIIIe, y compris la gloire qui aurait dû revenir au semeur ...

En ce qui concerne notre époque, nous sommes dans la situation peu enviable de devoir engranger le grain confié à la terre par les esprits supérieurs d'il y a cent ans, époque où les semailles du xviiie siècle, y compris les mauvaises herbes, commençaient à lever. En effet, c'est entre 1830 et 1840 que les réserves accumulées par la culture commencent à s'épuiser sous l'influence du « grand interrègne spirituel ». Toutefois, nous trou­verons quelque réconfort et quelque encouragement dans la certitude que les événements extérieurs contem­porains appartiennent déjà, comme dernière phase de réalisation, à une période révolue, alors que l'incu­bation de l'avenir se fait depuis longtemps, selon des

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voies bien différentes qui restent confiées à nos soins et à notre collaboration.

Nous comprendrons grâce à ces explications pourquoi il est si difficjle de juger de certaines époques et de leurs élites sous leurs multiples aspects. Nous saisissons que l'histoire se déroule essentiellement sur un plan spiri-

. tuel ; nous découvrons aussi les erreurs extraordinaires que les hommes commettent lorsqu'il s'agit pour eux de déterminer leur propre époque au point de vue his­torique. Nous percevons mieux les illusions curieuses que se font certains révolutionnaires en croyant à la nouveauté bouleversante de leur régime, alors qu'il n'est pas du tout la première phase d'un ère nouvelle, mais bien la dernière vague d'une époque désormais révolue. Nous nous rendons compte combien peuvent paraître sujets à caution des termes tels que « xvine siècle » ou« xixe siècle», et combien il est nécessaire de toujours préciser si l'on entend parler des idées en train de mûrir ou, au contraire, des événements qui s'extériorisent -de manière désavantageuse dans le cas du xvine siècle et avantageuse dans celui du xixe.

Cet examen nous apprend avant tout ce que la pé­riode d'incubation spirituelle d'il y a cent ans a produit de nocif pour en arriver à la terrible explosion actuelle. En effet, il s'est effectué dans toute l'Europe, il y a en­viron un siècle, une rupture nette dans le développement historique et spirituel, frappante surtout en Allemagne, dont les répercussions lointaines ont contribué d'une manière décisive à la catastrophe actuelle. Un grand nombre de personnalités marquantes pourraient servir d'exemplepourcetterupture; nousn'en choisirons cepen­dant qu'une seule particulièrement typique, qui fait res­sortir d'une manière tangible les nuances des conceptions politiques régnant à l'époque de la transition. Il s'agit de l'économiste connu Friedrich List, un Souabe aussi mobile d'esprit que pétri d'ambition, le premier écri­vain à répandre dans l'Allemagne d'alors l'économie politique, patriote ardent dont l'ouvrage principal a paru il y a plus de cent ans, en 1841, sous le titre carac­térisitque : Le Système national d'Economie politique.

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Friedrich List est d'ordinaire si apprecie pour ses doctrines économiques qu'il est difficile de l'accuser d'avoir voulu jouer, même de loin, un rôle néfaste. Ce n'était en tout cas pas un personnage malfaisant ; ni son habileté, ni son tempérament, ni la richesse de son expérience et de ses idées, ni enfin sa parfaite inté­grité n'ont jamais été mis en doute. Il est plus difficile de rendre justice à ses mérites en économie politique, du moins en quelques phrases brèves. Il est surtout connu par son essai de battre en brèche le dogme du libre échange repris de l'économie politique classique et de justifier l'utilité d'un droit de douane protectionniste pour l'industrie naissante d'un pays agraire. Le mérite lui revient d'avoir exprimé avec efficacité une idée qui est certainement juste, sinon originale, et dont le prin­cipe a été reconnu depuis ; il a, de ce fait, été auréolé dans tous les pays agricoles qui s'industrialisent. List s'était imaginé que la concurrence d'industries devenant de plus en plus prospères rendrait ce droit de douane en fin de compte inefficace et caduc ; or cette attente fut déçue par la suite. En Allemagne (et aussi aux États­Unis), les droits de douane« édùcateurs »ont encouragé la formation de cartels et devinrent ainsi des « droits protégeant les cartels ». Lorsque, en 1879, l'Allema­gne adopta à son tour le protectionnisme douanier et prit un développement aussi pernicieux pour sa poli­tique que pour son économie, le nom de List fut mis en évidence - certainement à tort ; mais il reste qu'il a contribué de toutes ses forces à créer une atmosphère favorable à ce régime d'intérêts et de protectionnisme mal compris.

La doctrine du protectionnisme éducateur est basée sur une critique générale de l'économie politique clas­sique qui, malgré de fortes exagérations et un certain manque de souplesse, était certainement bonne et s'est incorporée depuis longtemps dans le système de l' éco­nomie politique. Personne ne nierait aujourd'hui l'im­périeuse nécessité de procéder à une révision de l'hyper­rationalisme des classiques et de leur aveuglement au sujet de la relativité sociologique et historique de la

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doctrine libérale. N'avaient-ils pas simplifié, en un dogme, et rendu absolu ce qui devait être tôt ou tard rectifié et mieux précisé? A cet égard, les mérites de List doivent être reconnus, bien que nous ayons appris à être avare de louanges à son égard.

Et même, à y regarder de plus près, certaines concep­tions sociologiques de List - ce qui est significatif pour cette époque intellectuelle dont il marque le début -paraissent primitives à côté de celles des économistes classiques. Nous l'affirmons en dépit de tous les coups d'encensoir dont il a été gratifié pour son apparente profondeur par l'école historique et romantique d'é­conomie politique ... Certes il a bien reconnu l'erreur commise par l'économie politique classique de voir dans l'économie de la libre concurrence un système auto­équilibre parfait, point de vue faux, comme nous l'a­vons déjà souligné plus haut. List s'est élevé, de concert avec d'autres, contre cette croyance funeste en l'auto­nomie sociologique de l'économie fondée sur la libre concurrence, contre cette erreur véritablement capitale de la philosophie du « laissez faire » qui a discrédité le libéralisme, certainement digne d'un meilleur sort, à tel point que nous avons de la peine à en sauver les bases tout de même impérissables. Mais il s'est trompé bien plus lourdement encore en croyant que cette éco­nomie industrielle possédait la faculté merveilleuse de créer le cadre extra-économique sans notre assistance, par la simple vertu de ses effets intégrants, morali­sateurs et éducateurs. L' « évolution », véritable mot magique du x1xe siècle, les «lois sociales», la civilisation industrielle », l' « utilité sociale » se superposant auto­matiquement au droit et à la morale, le zèle infatigable des hommes pour accroître leur bien-être matériel -tout ceci remplace les notions que le xv1ne siècle con­sidérait trop naturellement comme les fondements d'un ordre universel établi, qui ne devait. pas son pouvoir ennoblissant à la fabrication du coton, mais à une ins­tance supérieure, à un Dieu personnel qui pâlissait de plus en plus, à une « nature » ou ·une « culture )) se confondant de plus en plus avec la notion de Dieu. Nous

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trouvons encore chez List les derniers échos de ce déisme du xv1ne siècle, déjà couverts par les accents stridents de la pseudo-religion du x1xe, à savoir : la religion de l'évolution (c'est-à-dire d'un progrès sans direction don­née, qui n'inclut plus, comme au xv1ne siècle, un appel profondément moral aux forces du bien, mais s'accom­plit seul, selon des « lois » scientifiques, naturelles ou spirituelles, selon le déterminisme hégélien), la reli­gion du positivisme scientifique, du biologisme, du na­turalisme et enfin de l' « économisme », cette nouvelle conception qui croit faire de l'économie le véritable moteur de l'histoire.

Lorsque parut le Système national, Darwin et Marx avaient déjà commencé leur carrière, Saint-Simon était à l'ordre du jour, Cobden - the inspired bagman of a Calico Millenium (Ruskin) - et Bright fondaient cet esprit industriel et commercial anglais, curieux mélange d'utilitarisme et d'idéalisme. Quelques années plus tard, Guizot criera aux Français : «Enrichissez-vous! »Dans cette même année (1841), Balzac, le peintre impitoyable d'une société obéissant à l'appel de Guizot, réunit ses romans sous le titre général, combien mordant, de Co­médie humaine. Plusieurs lustres nous séparent encore, il est vrai, des audaces du matérialisme allemand d'un Moleschott et d'un Büchner, mais déjà une foi robuste dans la puissance de la matière s'affirme, dont l'encens pénétrant flottera sur tout le x1xe siècle ; sous ce rap­port, seules quelques nuances séparent List et Marx. Comme pour donner raison à notre diagnostic, nous voyons - surtout en Allemagne - même le langage devenir plus grossier dans sa véhémence, son pathos et ses formes d'expression, et jusque dans sa grammaire, ce que Schopenhauer atteste dans son œuvre Ueber Schrift­slellerei und Stil (De la Littérature et du Style). Déjà dix ans auparavant Stendhal, alors à peine remarqué du public- selon ses propres dires, sa gloire n'atteindrait son apogée que vers la fin du siècle - avait célébré dans ses grands romans la force morale aveugle.

Si aucune date ne pouvait être attribuée au Système national, pas plus qu'à un papyrus, les philologues, dans

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quelques millénaires, n'en seraient pas moins à même de déterminer, en se fondant sur le ton adopté et la matière traitée, non seulement le siècle, mais la décennie de son apparition. Cependant, nous pouvons déjà dire au­jourd'hui que List, malgré le parallélisme frappant de sa philosophie du commerce avec les théories de Cobden, a été bien pire que cet adversaire si calomnié à un cer­tain point de vue particulier, mais décisif. Alors que Cobden est sincère et assez courageux pour prendre au sérieux, sur toute la ligne, la théorie d'une économie soumise à la libre concurrence et d'en assumer les ris­ques, List, en revanche, entrouvre la porte aux subven­tions de l'État. Tout en calomniant de toutes ses forces l'école du_ libre échange, il essaie encore de donner par ses

; théories protectionnistes un caractère moral et philoso­phique aux appétits en éveil. « Enrichissez-vous » -certes, comme l'avait dit Guizot : « par le travail, par l'épargne et la probité», mais en y ajoutant les complai­sances de l'État. Il est difficile de se faire une idée précise des ravages commis par List : c'est un premier début, donc encore timide, du « pluralisme », c'est-à-dire de l'anarchie des groupes minant en même temps l'État et l'économie de la libre concurrence et qui a commencé sa marche triomphale en Allemagne après le « Tarif de Bismarck » de 1879. Il est assez piquant de constater le même développement dans la patrie d'adoption de List, les États-Unis, alors que l'Angleterre, pays du libre échange et patrie de Cobden, avait su se tenir à l'écart de ce fléau. List partageait les vices du libéralisme manchesterien, mais en remplaçant son avantage par un défaut supplémentaire : il montre, le premier, com­ment il est possible de courir deux lièvres à la fois en combinant, d'une conscience sereine, la glorification de l'industrialisme privé avec une religion économique fai­sant appel à l'aide officielle de l'État. C'est, si l'on peut ainsi dire, un économisme qui n'a même plus l'avantage d'être libéral, précurseur de ce national libéralisme bien connu de tous ceux qui sont familiarisés avec l'histoire du Reich bismarckien.

Il pourrait en résulter une image défigurée de cet

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homme malheureux et déchiré, si nous n 1ajoutions pas immédiatement qu'il illustre parfaitement ces phéno­mènes d'interférence dont nous avons parlé, ayant vécu à un moment où deux époques se rejoignaient. De ce fait, il présente ici de l'intérêt pour nous. Il ressemble à beau­coup de ses contemporains, en particulier à l'historien Ranke, en ce sens qu'il sème déjà la graine nouvelle tout en conservant pour une bonne part le patrimoine culturel du xviiie et du début du x1xe siècle, c'est-à-dire la for­mation humaniste, l'idéalisme, sa largeur d'esprit et de vues. D'une part, il corrige le cosmopolitisme rationa­liste en rappelant, d'accord en cela avec Montesquieu, Vico, Herder, Moser et les romantiques, que la nation trouve sa place entre l'individu et l'humanité comme partie intermédiaire et indispensable de l'édifice social ; mais d'autre part, malgré le ton qu'il prend parfois, il n'a jamais été un protagoniste exagéré du nationalisme. Le Système national porte en français la belle devise : « Et la patrie, et l'humanité », à laquelle se rapportent beaucoup de passages de son œuvre qui sont d'une belle envolée. Cette même devise inspire surtout la noblesse avec laquelle il cherche à rendre justice à l'Angleterre, qui est la véritable cible qu'il vise dans ses attaques. Quoique l'on puisse douter de sa sincérité, il n'en reste pas moins vrai qu'il a cru devoir prendre ce ton envers ses contemporains afin de ne pas les choquer ; il était resté lui-même encore assez enraciné dans ces théories pour être leur interprète éloquent et persuasif.

Mais n'oublions jamais le demi-jour dans lequel cet homme s'agite et qui excuse l'intérêt que nous lui portons. En lui finit une époque, en lui commence une ère nouvelle qui semble s'achever seulement de nos jours. << La faiblesse résultant de la double attitude intellec­tuelle de List se résume très simplement : lorsque les droits de douane protecteurs ont isolé les pays indus­triels, il s'en est suivi une époque de guerre douanière et commerciale dans laquelle le dernier idéal humain est allé s'éteignant de plus en plus et lorsque l'appel à <<l'éducation pour l'industrie »a réveillé les nations, il a déchaîné des forces dont personne ne pouvait prédire

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où elles conduiraient. Il est donc difficile de dire si List n'a éprouvé qu'un amour platonique pour l'humanité ou s'il portait encore, vivace en lui, une forte tradition de l'époque classique : la voie dans laquelle il s'était engagé rendait irréalisables la « paix éternelle » et la «liberté générale du commerce » (F. Schnabel).

En effet, il n'est plus douteux que les idées humaines qui lui restent doivent être mises sur le compte de l'es­prit de l'époque précédente. Mais la nouveauté, chez List et ses semblables, et leur particularité, c'est d'avoir collaboré activement à corrompre les réserves de la culture et d'avoir inauguré une période nouvelle qui a développé le sens des affaires profitables, les sentiments réalistes, des méthodes politiques et économiques plus radicales, la glorification de la puissance et le « culte du pouvoir unifié et de la grandeur extérieure de l'État » (Jacob Burckhardt). Il est l'homme vivant à ce tour­nant de l'histoire qui est tout entier dans ce fait : le fils de K.-M. de Weber, le compositeur du Freischülz, devient ingénieur de chemins de fer. On se tourne de l'intérieur vers l'extérieur ; l'ère classique et l'ère roman­tique sont révolues, le « Biedermeier » lui-même touche à sa fin, l'Allemagne, conduite par List, n'a plus grand­chose de commun avec le pays des Richter, Schwind, Kügelgen, Schubert, Jean-Paul, qui s'est continué plus tard dans les Stifter, Morike et Raabe et lui témoigne une condescendance mêlée de pitié. Tout ce qui est léger, doux, serein et calme est remplacé successivement par l'agitation et le bruit, dans lesquels des prophètes comme Jacob Burckhardt ont vu des signes de mauvais augure. « Ce qui s'annonce en Allemagne, écrit Edgar Quinet déjà en 1831, dans la Revue des Deux Mondes, c'est la ruine de l'intelligence ... cette impuissance des conscien­ces, ce vide moral et cette décadence de la véritable in­telligence en Europe. » En effet, personne ne pourra se soustraire à cette impression déprimante en comparant l'Allemagne de la première moitié avec celle de la se­conde moitié du x1xe siècle : ce pays, plus que tout autre, est devenu la victime d'une désagrégation morale et spi­rituelle et a perdu peu à peu son âme. Nous pouvons main-

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tenant remonter aux origines de ce développement attris­tant. La rupture s'est produite il y a cent ans et un homme comme List y a beaucoup contribué.

Nous ne devrions cependant pas oublier que List et tout ce qu'il représente d'esprit nouveau signifie, également, une rupture avec la période unique du libé­ralisme prussien, caractérisé par Humboldt et la classe des fonctionnaires libéraux humains (les Schon, Motz, Maassen, Kunth, Beuth, Nebenius, Delbrück), dont les derniers représentants subsistent encore jusqu'à l'ère bismarckienne et qui ont mieux connu Adam Smith et Kant que Hegel. A ce moment, la Prusse était encore très éloignée de l'époque de Treitschke ou de ses descen­dants spirituels, encore pires que lui. Mais l'air strident que Treitschke a claironné plus tard, nous l'entendons déjà chez List en ce pianissimo dans lequel débute cha­que époque nouvelle.

Le xvine comme le xixe siècle présentent, dans leur seconde moitié, un tournant intellectuel très apparent, caractérisé par cette différence qu'une amélioration s'en est suivie au xv1ne siècle, mais un empirement au xixe. Si, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, nous assistons à une épuration, à une recherche de l'équilibre et à une contemplation que nous retrouvons chez les classiques allemands, chez les philosophes écossais, chez Adam Smith et Edmund Burke, et même peut-être chez Rous­seau, la deuxième moitié du x1xe siècle, en revanche, se déroulera dans une vulgarité et une désagrégation crois­santes.

Ce qui marque indélébilement la seconde moitié du xixe siècle et exerce aujourd'hui encore son influence, n'est-ce pas précisément ce « culte du pouvoir unifié et de la grandeur extérieure de l'État » dont nous repar­lerons encore ailleurs? Il s'agit au fond de la tendance qui recherche une organisation et une centralisation extrêmes auxquelles une valeur absolue est attribuée. La mettre en doute serait se rendre coupable d'hérésie, de haute trahison et d'impénitence. Ces fanatiques trai­tent avec mépris et stigmatisent comme une sottise ro­mantique et réactionnaire la tendance à se contenter de

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peu de choses, à souligner la nécessité d'une structure ordonnée et diverse de la société et à exiger le plus d'indépendance et d'autonomie pour les groupes infé­rieurs, unis en associations plus grandes (fédéralisme), dans la vie politique et économique. Cette mégalo­lâtrie est le foyer idéologique commun du nationalisme, de l'impérialisme, du socialisme, du capitalisme mono­poliste et de l'étatisme modernes. Tout en sachant com­bien la Révolution française et le culte de Napoléon sont responsables de ces idéologies et de leurs résultats pratiques - même s'ils n'ont fait que continuer la tra­dition de Richelieu et de l'absolutisme français, comme nous l'apprennent Tocqueville et Taine -il est oppor­tun de souligner que personne autant que Friedrich List n'a favorisé, au x1xe siècle, cette idéologie en Alle­magne, non pas par son fanatisme, mais parce qu'il comptait au nombre de ses premiers et de ses plus ha­biles propagandistes. Souvenons-nous de l'esprit si différent du xv1ne siècle, et rendons-nous compte com­bien ce culte du colossal était une nouveauté. Si, jadis, Mathias Claudius trouvait que rien n'est véritablement grand qui n'est pas bon, et si Lessing disait que rien n'est grand qui ne soit. vrai, dorénavant on paraphrase ces mots en disant que toute grandeur est bonne. Le noble esprit du xv1ne siècle, représenté par Claudius et Lessing, anime encore, au déclin du x1xe, Adalbert Stifter (dans sa préface des Bunte Steine, 1853) et Ja­cob Burckhardt (surtout dans le célèbre passage de ses Weltgeschichtliche Betrachlungen sur la mission du petit État). Combien bizarres ont dû paraître les appréciations d'un Guillaume de Humboldt ou de l'historien Heeren de Gœttingue au début du x1xe siècle, qui mettaient en doute la valeur d'un État unitaire allemand 1

Tout ceci devient vieux jeu et méprisable du temps de List, et beaucoup par son influence. L'unification, l'uni­formité, la centralisation, l'organisation (vantées avant tout par Saint-Simon, le père de toute économie pla­nifiée) deviennent de plus en plus le nouvel idéal du siècle, et les petites unités économiques et politiques sont victimes du même dédain dont nous avons été

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nourris dans notre jeunesse. Sous ce rapport il n'y a pas de différence fondamentale entre List, Marx et plus tard Treitschke, sans parler des extrémistes tels qu'un Ernst . Jünger de nos jours.

List serait probablement fort étonné s'il savait que nous commençons à douter sérieusement de la sublimité du colossal et à apprécier la sagesse d'un Claudius, d'un Lessing ou d'un Burckhardt. List était un impéria­liste, mais dans la manière douce qui correspondait à l'esprit de son époque encore humaine. Il a donné le mot d'ordre à tout un siècle et à tout un continent. Ses plans impériaux désordonnés s'accordent parfaitement avec le mépris souverain qu'il affichait pour les carac­téristiques des États secondaires tels que la Suisse et la Hollande. Cependant, il convient de le mettre au béné­fice de circonstances atténuantes, car la petitesse qu'a connue List s'alliait à une étroitesse et à une mesquinerie assez peu glorieuses: dans son souvenir, ne voyait-il pas avant tout ce monde pitoyable d'États germaniques minuscules, absolutistes et féodaux qui, depuis des siècles, avaient jugulé le citoyen allemand, et n'avait-il pas devant les yeux le spectacle de la galerie d'altesses sérénissimes dont la brutalité et l'esprit borné insurpas­sables faisaient faire, même à Frédéric Il, figure de héros vertueux et attachant dans la légende de Fridericus Rex -ce qui expliquerait la constance avec laquelle celle-ci a pu se maintenir en dépit de la réalité historique beau­coup moins glorieuse.

Enfin, reconnaissons que List avait l'impression dé­primante d'appartenir à une nation frustrée, depuis mille ans à intervalles plus ou moins réguliers, et malgré tous ses bourgeons prometteurs, des fruits que son his­toire semblait lui permettre de récolter. Si nous admet­tons ces circonstances atténuantes, notre conclusion, au sujet de List, comporte cet enseignement boulever­sant: la fatalité de son activité et de son temps est incluse dans la tragédie de l'histoire allemande qui est aussi la tragédie de l'Europe.

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Le culte du colossal.

Reprenons encore une fois comme thème le « xvn1e et le x1xe siècle ». Après l'avoir considéré du point de vue biographique et avoir essayé de le dérouler devant nos yeux dans toute son ampleur, tâchons maintenant d'ap­profondir la question de l'esprit du siècle, et commençons par rendre plus claire cette notion assez confuse.

Quoique l'histoire de la civilisation ne puisse se concevoir sans la notion de l'esprit du siècle et que cha­cun sente sa justification intérieurement, soyons assez clairvoyants pour n'en user qu'à bon escient. Un siècle de notre calendrier est avant tout un laps de temps inventé par les hommes pour des raisons purement utilitaires et ne coïncidant qu'accidentellement avec les grandes époques de l'histoire du monde. Malgré toute l'émotion qui étreint l'homme au moment de fêter la fin d'un siècle, nous savons qu'il s'agit là, comme en chaque nuit de Saint-Sylvestre, d'un événement réglé par l'arbi­traire humain. En vérité, ce serait trop demander que d'exiger une durée d'un siècle environ pour les grandes périodes de notre histoire et, qui plus est, de vouloir les faire correspondre au calendrier. Cette conception du « xvnie et du xixe siècle »est plutôt grossière, et il con­vient de ne pas en abuser. En nous en servant, ne per­dons pas de vue que les faits et les idées auxquels nous donnons le nom de xvnie et x1xe siècle débordent notre calendrier et que ces notions très larges couvrent des changements importants à l'intérieur de ce qu'on appelle « un siècle dans l'histoire des idées ».

A cela s'ajoute que ces siècles dits « historiques >>

(pour les distinguer des siècles du calendrier) se super­posent d'une manière très compliquée. Nous l'avons constaté en traitant de l' « interférence historique ». Enfin, au sujet de cette notion de l'esprit du siècle, la même prudence s'impose qu'envers la conception de « l'esprit national » ou du caractère national. De même qu'un peuple déterminé possède en propre et pour des périodes assez longues une mentalité particulière, diffi­cile à définir, de même chaque époque témoigne, par-

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dessus les frontières des États, d'une certaine analogie dans la manière de penser et de sentir - c'est précisé­ment le style du temps ou l'esprit du siècle - qui se manifeste jusque dans le goût le plus trivial et dans la mode. Nous voulons simplement prétendre ceci : il existe, à côté d'un élément individuel, un élément col­lectif (déterminé soit par le temps, soit par l'espace), inhérent à la pensée et au sentiment individuel; en nous exprimant ainsi, nous nous écartons énergiquement du déterminisme désolant qui soumet complètement l'in­dividu à son milieu, dans le temps ou dans l'espace. La simple expérience fournit d'ailleurs la preuve de ce que nous avançons : chacun étant lié à la communauté, sa manière de penser et de sentir produira entre autres un élément collectif. Dans ce sens, et dans celui-là seulement, nous pouvons parler d'un caractère national et d'un es­prit du siècle, en étant pleinement conscient du danger que comporte toute généralisation.

Esprit du siècle et caractère national ont encore en commun un autre trait de ressemblance; ils ne sont l'un et l'autre perceptibles qu'avec le recul. Pour être bon juge du caractère national de son propre pays, il faut le considérer de l'extérieur, c'est-à-dire du point de vue d'autres caractères nationaux; de même, l'es­prit d'un siècle devient apparent au moment seulement où nous le considérons avec le recul des années. C'est ce qui se passe aujourd'hui, lorsque nous regardons en arrière vers ce x1xe siècle et comprenons qu'il est irré­médiablement derrière nous. Bien qu'il empiète visi­blement sur le xxe siècle et touche même aux temps pré­sents par ses dernières convulsions politiques, point n'est pourtant besoin d'être très clairvoyant pour con­cevoir que le x1xe siècle appartient au passé et que tout ce qui en reste encore représente tout juste un final re­tentissant. Si nous en doutions, il suffirait de constater l'unanimité croissante avec laquelle l'élite intellectuelle de tous les pays reconnaît que les contours du x1xe siècle marquent une période dans l'histoire des idées. Une der­nière confirmation, et la plus forte, est que le x1xe siè­cle, comme tous ses prédécesseurs, a mis du temps avant

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de nous montrer les suites inéluctables d'une longue pré­paration spirituelle; ce n'est que maintenant qu'il se ménage une sortie quelque peu bruyante et théâtrale de la scène du monde. Tout ce qui a été timidement ébauché, en 1840 environ, dans le domaine intellectuel, s'achève aujourd'hui dans les pires convulsions politi­ques. Peu importe, d'ailleurs, que beaucoup de personnes, incapables de saisir les grandes lignes, prennent l'actuel épilogue politique d'un siècle révolu pour le prologue d'une ère nouvelle. Ils ne savent apparemment pas que la réalisation concrète suit toujours à bonne distance la préparation spirituelle et que la semence nouvelle est confiée depuis longtemps à la terre, au moment où la politique bat encore bruyamment les gerbes du xixe siècle.

Tout ceci s'éclairera encore mieux si nous prenons la peine d'étudier le style spirituel de cette époque, afin d'en déterminer les réactions et les changements. Appe­lons cette pierre de touche le culte du colossal, et nous exprimerons à peu près clairement la quintessence de notre notion du xixe siècle. Il s'agit d'une tendance qui, à la lumière d'une juste interprétation, dévoile l'affi­nité indéniable et surprenante des différents courants de cette époque et accuse en même temps le contraste très vif qui existe entre ce siècle et le xvine.

Cette différence avec le xvnie siècle nous fait préci­sément comprendre toute la signification de ce culte du colossal, que nous avons appelé gigantisme ou « méga­lolâtrie » dans un paragraphe précédent. En parlant du xviiie siècle, nous devons assumer les risques inhérents à toute généralisation. Ils sont particulièrement grands dans le cas de ce siècle-là. Ainsi, en regardant tel ou tel courant typique, traiterons-nous peut-être de remous secondaire le courant que beaucoup de gens regardent comme le principal. Nous savons pertinemment que le XVIIIe siècle est plein de contradictions qui montrent, à côté d'une chaude humanité, le nihilisme et le cynisme l~s plus manifestes. Nous croyons néanmoins avoir le droit de constater que ce siècle - se prolongeant dans le x1xe comme nous venons de le voir - mérite l'épi-

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thète d'humain, non seulement dans le sens direct et pathétique, mais également dans celui de la mesure hu­maine, toute simple, qui fait de l'homme la seule valeur qui demeure. Cette époque a été le siècle de la mesure, de la « moyenne humaine )), du respect des petites dimensions et du scepticisme devant les grandes, de l'aversion pour le style ampoulé et baroque et de la simple quantité ; ce fut un siècle de bonheur tranquille, de vie domestique aimable, d'idylles bucoliques, d'intérêt ardent pour la psychologie et la pédagogie (le « siècle pédagogique ))), de progrès en ce sens qu'il faisait appel et croyait aux possibilités de l'homme libre d'agir; un siècle plein de gaieté, dans lequel la jouissance de la vie allait jusqu'à la frivolité; nous rencontrons l'amour du bonheur intime, la sociabilité en petit cercle, la bonhomie, l'absence de formalisme, ce qui n'excluait nullement la dignité et la solennité, mais les rendait au contraire plus impressionnantes. Un siècle donc où la sérénité tranquille et paisible nous accueille à chaque pas, une époque dont un des plus beaux fleurons est peut-être l'œuvre de Claude Tillier: Mon oncle Benjamin ou le Vicar of Wakefield d'Olivier Goldsmith; tandis qu'avec les Mémoires d ~ Casanova ou Les liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, nous touchons à la licence.

Ce fut le siècle du naturel charmant, que Marie-Thérèse exprimait si bien lorsque, rayonnante, elle apprit au public, au Théâtre de Vienne, que son « Poldl (Léo­pold) venait d'avoir un garçon! >>C'est encore le siècle dans lequel des villes de province comme Genève et Weimar ou même de simples propriétés, comme Ferney et plus tard Coppet, pouvaient devenir le centre spi­rituel de la vie intellectuelle européenne, jusqu'au mo­ment (dans le courant du x1xe siècle) où celle-ci fut absorbée par les métropoles, qui condamnèrent ainsi au lent dépérissement le monde si actif du xv1ne siècle, les petites villes et la campagne. C'est enfin le siècle auquel la masse n'impose pas, mais qui met en pratique la pa­role biblique : « Et que servirait-il à un homme de ga­gner le monde entier s'il perdait son âme ? » (Marc 8, 36).

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Il ne s'agissait certainement pas de gagner le monde. Les guerres se résument à des conflits de chancelleries et à des guerres de statu quo réglés de sang-froid; même les entreprises missionnaires ralentissent leur activité et, après l'ère de Louis XIV, il faut attendre Napoléon pour voir se réveiller un robuste impérialisme. Maîtrisé une fois encore par le Congrès de Vienne, où régnait l'esprit du xvi ne siècle, il ne s'est pleinement épanoui et de manière durable que cinquante ans plus tard. La guerre et les affaires militaires sont envisagées non sans quelque mépris comme étant d'ordre secondaire. Le patriotisme même, si nous en croyons certaines sentences mordan­tes de Johnson ou de Lichtenberg, n'est pas très prisé. Vattel et Burlamaqui expriment et font reconnaître publiquement un droit international humain, et même Talleyrand s'inspirera encore plus tard de cette règle de conduite classique, énoncée par Montesquieu : « Le droit des gens est naturellement fondé sur ce prin­cipe que les diverses nations doivent se faire dans la paix le plus de bien, et dans la guerre le moins de mal qu'il est possible. »

Si l'on abhorre la simple envie et si l'on n'accorde pas à la grandeur purement extérieure une valeur intrin­sèque, on s'occupe, en revanche, d'autant plus de l'âme, de son salut ou de sa perdition, et l'on s'exerce à des tendances à ce point métaphysiques que l'on exagère la sensiblerie et qu'on s'occupe de spiritisme 1

Le respect de la petitesse et le salut de l'âme aidant, ce siècle s'est montré l'ami de l'enfance. Entre la jeunesse et lui, des relations toutes naturelles semblent s'être développées. L'ancienne éducation visant à la préten­tion et à la confusion des âges ayant été supprimée, il s'est fait le champion de l'innocence des hommes primitifs. Pestalozzi et Rousseau sont faits de ce bois, toutefois avec cette différence, désastreuse pour ce dernier, qu'au lieu de laisser à la famille le droit de se vouer à l' éduca­tion des siens, comme le fait Pestalozzi, il veut la con­fier à l'école. Au lieu de poursuivre le fantôme du colossal et de gagner le monde, on préférait s'en tenir à la conclu­sion célèbre de Candide : « Mais il faut cultiver notre

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jardin. » Sans conteste, nous pouvons appeler ce siècle celui des jardiniers, des pédagogues, des humanitaires, dont l'homme forme le centre, porté à l'enrichissement intérieur, se détournant des apparences trompeuses et refusant de sacrifier à la quantité importune. Avec tout cela, un siècle gai, jouisseur, plein d'humour, de discussions et de vie mondaine. Pour paraphraser la célèbre lettre écrite par Lessing après le double décès de sa femme et de sa fille, c'est un siècle qui voulait mieux vivre que les autres, et cela a mal tourné. Mais c'est aussi de sa faute. Nous savons où il a failli, malgré les excellentes dispositions dont il faisait preuve et c'est pour nous une consolation en même temps qu'un encou­ragement, car nous apprenons ainsi à faire mieux.

Le xixe siècle (dont nous fixons le début, comme nous l'avons dit, vers 1840) est à l'opposé de cet esprit. Plus il se soustrait à l'influence, encore longtemps sensible, du xvnie siècle, plus il se laisse griser par le mirage du nombre, de la force brutale, de l'affairement, de l'agi­tation stérile, des dimensions exagérées, de la grandeur quantitative qui légitimeront le saut dans rinfini de l'organisation et de la centralisation mécanisées, du développement sans but (dont les raisons essentielles se situent en dehors et au-dessus de l'homme), de la masse, de la surcharge, du gigantisme. Possédé par ces idées fixes, on devient vite grandiloquent et emphatique, guindé et solennel, déterministe, fataliste, sans humour, fanatique et plein de gravité et d'irritabilité. En fin de compte, on joue le rôle de l'homme tragique, héroïque, forcé de vivre sans joie et sans bonheur.

Chaque siècle révolu semble encore se ramasser en un dernier spasme (un « second pull » comme disent les Anglais) avant de sombrer et de céder subitement devant le flux d'un siècle nouveau ; ainsi le « Biedermeier » qui, « vu à travers la brutalité de mainte barbarie mo­derne, figurera peut-être le dernier dimanche de l'Eu­rope » (K. Joël), avait permis au XVIIIe siècle de jeter un dernier éclat sur le xixe. Ce dernier reflet du XVIIIe siè­cle a eu le même sort que Philémon et Baucis à la fin du Faust de Gœthe. Les suppôts de Satan. Raufebold

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(le spadassin), Habebald (l'envieux) et Eilebeute (le pillard) jettent brutalement leur bonheur tranquille en pâture au projet colossal inspiré par Méphisto à Faust, devenu ingénieur - symbole très profond qui contient en germe tout ce que l'on pourrait dire sur notre thème et qui prouve, une fois de plus, la perspicacité prophétique de Gœthe. Juste cent ans plus tard, sui­vant l'exemple de Philémon et Baucis, les paysans russes sont « liquidés », dans l'intérêt du progrès tech­nique et du moloch qu'est l'État collectiviste.

Le culte du colossal, c'est tout d'abord fléchir le ge­nou devant la simple « grandeur », admise comme une . preuve suffisante de qualité et de valeur ; c'est mépriser la petitesse, même si elle renferme de la grandeur ; adorer la puissance et l'unité; cultiver le superlatif dans tous les domaines de la vie culturelle, y compris dans la langue. Depuis Napoléon, l'épithète de« grand» trahit ces aspirations dans certaines expressions com,me «gran­de armée», «grand-duc», «grand état-major général», « grande puissance », et inspire aux hommes un respect obligé ; enfin, l'Europe n'a plus rien à envier à l' Améri­que avec les expressions «unique », «inédit», le plus grand du monde >>, « le plus monumental de tous les temps » qui plongent l'univers dans l'exagération.

A ce style de l'époque correspond, dans une même mesure, l'accroissement inouï de la population, l'im­périalisme, le socialisme, l'industrialisme, le monopo­lisme, l'étatisme, l'architecture monumentale, le dy­namisme technique, les armées de masses, la concentra­tion des pouvoirs de l'État, les villes géantes, le gréga­risme et même l'opéra de Wagner. Dans le gigantisme, ramenant la grandeur qualitative à la simple quantité, au chiffre seul, la quantité ne peut être surpassée que par une quantité encore plus grande ; la folie des gran­deurs doit donc mener à l'infini, et en fin de compte, à l'absurde, où elle est bien obligée de s'arrêter par la force des choses. En outre, les diverses quantités d'es­pèces différentes ne pouvant être ramenées à un déno­minateur commun que par l'argent, il s'ensuit, dans cette course à la surenchère, une tendance à évaluer toute

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grandeur en valeur monétaire - comme, par exemple, dans la station balnéaire d'Atlantic-City où une jetée géante a été tout simplement baptisée « One Million Dollar Pier ». Des relations de parenté très étroites exis­tent donc entre le gigantisme et un froid matérialisme.

On faisait la conquête du monde, cette fois, mais on y perdait bel et bien son âme. Au brusque changement de direction, de l'intérieur vers l'extérieur, devait néces­sairement correspondre le dessèchement de l'âme. En même temps que l'humanisme, on perdait le sens des valeurs humaines et des valeurs en général. La vie est déshumanisée et l'homme devient le jou et des forces extra-humaines et implacables. De là viennent« l'abus de la grandeur lorsqu'elle sépare la conscience de la pÛissance » (Jules César, Il, 1), l'indifférence croissante dans toutes les affaires qui ont trait à la morale collec­tive, le positivisme scientifique et le relativisme, qui contrastent si fortement avec les valeurs immuables et inattaquables du xvnie siècle. De là viennent aussi la foi illimitée dans la causalité mécanique même en dehors des événements naturels, l'amour des mathéma­tiques (auxquelles le xvine siècle était plutôt étranger, du moins vers sa fin), les lois sociales, comme par exem­ple la « loi sur les populations » de Malthus, ou bien la « loi d'airain des salaires » de Lassalle, le goût de jouer avec le destin, en un mot le déterminisme. Ce dernier n'est pas seulement érigé, de nouveau, en dogme phi­losophique, mais domine également la sociologie, soit comme conception historique et matérialiste de Marx, soit comme déterminisme géographique - développé tout d'abord par Ritter et Ratzel, et qui s'est surpassé en une sorte de romantisme géographique sous le terme de géopolitique - soit enfin comme déterminisme bio­logique descendant jusqu'au bas de l'échelle, jusqu'au déterminisme zoologique, dernier degré de l'abaisse­ment humain.

Laissons de côté le domaine ardu de l'histoire de l'art et voyons un peu l'activité scientifique du XJXe siècle. Indubitablement, la métaphysique ontologo-cosmologo­objectiviste si prononcée du xixe siècle devait, par oppo-

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sition à celle d'ordre anthropologo-subjectiviste du XVIIIe, imposer cette direction aux recherches comprises sous le nom de positivisme; et celui-ci est sans aucun doute en corrélation très étroite avec le relativisme, l'absence d'opinions arrêtées, l'enregistrement indifférent et soi­disant objectif des faits. A cette manière de voir se rattache le genre de savants spécifiques du x1xe siècle, et leur mine solennelle, sérieuse et grognon, ces sec­taires de la science, imbus des grands systèmes, toujours prêts à former école et à prôner les œuvres monumen­tales, ce genre de savants pour qui la concision et une page plaisante étaient synonymes de superficialité. Ils ressuscitaient ainsi la pédanterie grave du xviie siè­cle, en contraste avec la manière gaie et communicative du XVIIIe, qui aimait les essais et les aperÇUS et au COUfS duquel même un homme comme Kant ne croyait pas déchoir en écrivant les R~ves d'un voyant ... sans parler des joyeuses farces d'un Lichtenberg. La différence est tout aussi caractéristique entre les savants du xviiie siè­cle, sociables, qui entretenaient une correspondance éten­due, aimaient à se réunir autour d'une table ronde pour d'interminables discussions, et les savants despotiques et dogmatiques du x1xe, dont chacun était un tyran dans son domaine et un adversaire d'autant plus acharné contre les autres esprits despotiques. Rien ne dépeint mieux le xvn1e siècle que les aphorismes écrits par le physicien Lichtenberg pour le Gottinger Taschenkalen­der et les propos de table de Samuel Johnson, notés par son ami Boswell, qui comptent toujours au nombre des plus aimables divertissements de l'esprit! Où trouverions-nous leur équivalent au x1xe siècle?

Il manquait à la science du x1xe siècle la simplicité et le naturel qui faisaient complètement défaut à ce siècle néo-baroque du colossal, parce qu'il avait perdu l'échelle des valeurs humaines. Nous ne pouvons mal­heureusement pas songer à rechercher ce trait carac­téristique en détail dans les différentes branches de la science, dans les sciences naturelles ou l'histoire par exemple, dans lesquelles les notions collectivistes écra­sent l'homme, ni dans la médecine, qui avait mérité la

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réputation qui lui était faite de traiter la maladie et non pas le malade, ni enfin dans la jurisprudence.

En revanche, nous croyons utile de signaler deux points tout particulièrement significatifs qui trahissent les tendances de ces siècles, dans l'histoire de la pensée. Le premier concerne l'estime ou le mépris que l'on affi­che envers les grands despotes de l'histoire, les Césars, les empereurs, les conquérants et les tyrans. Il y a paral­lélisme étroit entre le jugement qu'une époque porte sur César, Alexandre, Cromwell, Richelieu ou Napoléon, et celui qu'elle applique à ses propres despotes. Rien ne marque mieux le siècle du colossal que sa bonne volonté évidente à idolâtrer ces hommes et leurs œuvres. Si, au xvie siècle (qui ressemble partantdecôtésauxvuie), Montaigne a encore pu blâmer, en parlant avec un manque de respect manifeste de César, « l'ordure de sa pestilente ambition », si Montesquieu a crûment jugé les « crimes de César » et si Lichtenberg parle avec rési­gnation « des bœufs les plus grands et les plus gras qui attirent tous les regards du marché», par contre le xixe siècle recommence à vanter sur un ton d'oracle les « mis­sions » des conquérants, et à inaugurer un nouveau culte des Césars. Même Mommsen a été inspiré par cet esprit lorsqu'il a écrit son histoire romaine, tout comme Dray­sen pour celle d'Alexandre le Grand, alors que, pour Ja­cob Burckhardt, ce sera toujours un titre de gloire d'avoir su respecter les échelles de la vraie grandeur historique, en combattant, déjà de son temps, le culte de Napoléon, qui est aujourd'hui en voie de disparaître complète­ment. En élevant sur le pavois des hommes couronnés de succès, on faisait descendre ceux qui, comme Démo­sthène, se sont opposés sans succès aux conquérants.

Notons le fait réjouissant qu'à notre époque on se met à reprendre l'échelle des valeurs du xviiie siècle et à regarder aussi les côtés négatifs des conquérants et de leur activité ; on ose critiquer les empereurs et les tyrans - qu'ils s'appellent Alexandre, César, Riche­lieu, Napoléon ou autrement- et on voit sous une nou­velle lumière leurs adversaires (de Démosthène et Caton jusqu'à Talleyrand et Constantin Frantz). Aujour-

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d'hui seulement, nous sommes devenus assez impar­tiaux pour juger sainement même l'Empire romain et son effroyable passif, en suivant de nouveau les traces d'un Gibbon.

Le second point qui sépare fondamentalement les siècles, c'est leur rapport avec l'homme primitif, et là encore le culte du grand- vrai ou faux -.joue un rôle prépondérant. Sur ce point, il existe une opposition fon­cière entre le xvrne et le xrxe siècle, que ce dernier ressent nettement. Le génie humain du xvrne siècle voyait d'abord l'homme dans l'être primitif, et le comparait ensuite sans parti pris à l'être civilisé. Les non-Euro­péens étaient jugés de même (Turcs, Persans, Chinois) ; un intérêt puissant et un grand respect se manifestait à leur égard. Il convient de considérer dans ce sens la glorification de l'état primitif par Rousseau, aussi bien que les Lettres persanes de Montesquieu, les histoires de Bas-de-Cuir de F. Cooper, Paul et Virginie de Ber­nardin de Saint-Pierre, la turcophilie d'un Jean­Étienne Liotard, les robinsonnades et la profonde in­fluence chinoise sur la culture du xvnre siècle. Hobbes construit son dogme de l'absolutisme de l'État au xvne siècle sur sa sentence homo homini lupus (qu'au xvn1e, Shaftesbury réfute non sans raison comme injurie use pour les loups!) et part ainsi d'une conception néga­tive de l'état primitü pour arriver au « Léviathan » qu'est l'État absolutiste; le x1xe siècle s'empresse d'adopter cette « tradition » de l'avant-dernier siècle, dans un esprit un peu différent et en la justifiant au­trement. Faisant preuve d'une incompréhension anthro­pologique totale et sur la base des doctrines de l'évolution, propres au x1xe siècle, on se plaît à ne voir dans l'homme primitif qu'une brute errant dans la jungle, en comparaison duquel l'être moderne, bridé par le mors de la civilisation et de l'État, se détache d'autant plus« co­lossalement ».

L'impérialisme spirituel qui méconnaît complète­ment les constantes de l'âme humaine correspond à cette conception. Aussi le x1xe siècle intervient sans égard, avec brutalité même, dans les civilisations primitives

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et étrangères, n'ayant ni repos ni cesse qu'il ne les ait dotées de défroques en coton et de chapeaux à claques et élevées ainsi à la hauteur vertigineuse de sa propre culture. Il ne se rend même pas compte qu'il agit sous l'impression de sa propre et profonde inhumanité et de son manque complet de cœur. La conversion des con­cepts de notre temps est d'autant plus significative sur ce point-là. Nous avons redécouvert l'âme des primi­tifs, non seulement sur la foi d'enseignement ethnolo­giques plus complets, mais aussi pour nous être de nou­veau intéressés à l'homme, ce qui n'est guère loin des idées prônées au xviiie siècle. En nous souvenant du panégyrique de Montaigne sur les Indiens, reconnaissons une nouvelle fois la parenté spirituelle du xviiie siècle avec le xvie.

En examinant maintenant tous les indices qui nous font croire à une répudiation spirituelle du xixe et à un rapprochement avec les meilleures idées du xviiie siè.., cie, nous pourrions conclure, non sans surprise, que l'his­toire de la pensée est vraisemblablement régie par un rythme alterné de deux siècles, et que chacun de ces siècles paraît ressembler à son grand-père, si l'on peut s'exprimer ainsi. Nous éviterons cependant d'en faire une nouvelle « loi » sociale, sous peine de nous considérer comme les enfants du xixe siècle et de son détermi­nisme! Nous ne pouvons pasallerau-delàdecettesuppo­sition qui n'est point trop audacieuse mais consolante, d'après laquelle tout excès de folie finit par se corriger et par trouver le chemin de la sagesse. En tous les cas, nous sommes amenés à reconnaître l'existence de ces affinités entre l'esprit de certains siècles et à admettre qu'une bonne partie de ce qui nous paraît aujourd'hui nouveau et prometteur n'est pas autre chose que le patrimoine redécouvert du xvnie siècle. Espérons que nous ne le suivrons pas également dans ses erreurs, ses fautes et ses folies funestes ...

Il n'y a pas de doute, le vent a tourné. Un nouveau climat se prépare qui, nous le pressentons, ressemblera assez au xvn1e siècle dans ses particularités essentielles. Entourés encore de tout ce fond peu recommandable

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du x1xe, nos espoirs et nos efforts tendent déjà vers le véritable xxe siècle qui est encore en gestation. Quel qu'en puisse être l'aspect détaillé, soyons certains qu'en fin de compte, il n'y aura guère de place pour le culte du colossal.

Dans notre introduction, nous avons parlé des rap­ports entre l'esprit d'un siècle et l'esprit national. Une constatation étrange s'impose, à la lumière d'un exa­men approfondi : l'esprit d'un siècle révèle précisément une affinité particulière avec l'esprit national de tel ou tel pays ; il correspond particulièrement à telle ou telle nation et met en valeur son action dirigeante. Nous ne chercherons pas à déterminer jusqu'à quel point ont raison ceux qui prétendent associer le x1xe siècle au déplacement du centre de gravité culturel de l'ouest à l'est. Une chose est certaine, en revanche, c'est que le XVIJJe siècle n'a pas été seulement un« siècle des An­glais » (Voltaire), mais avant tout, dans sa seconde moitié, il a trouvé en Suisse un centre spirituel. Tandis que, suivant « l'interférence historique », les effets poli­tiques et sociaux du xviiie siècle ne s'y sont fait sentir qu'au x1xe, comme partout ailleurs, la Suisse a eu, au xviiie siècle, dans le domaine spirituel, une significa­tion beaucoup plus grande pour l'Occident que long­temps avant et longtemps après. Au xvie déjà, la part que la Suisse avait prise à la vie culturelle européenne a été immense. Au xvn1e, Rousseau, Pestalozzi, Haller, Gessner, Lavater, Bodmer, Bernoulli, Euler, Vattel, Burlamaqui et bien d'autres ont semé à pleines mains sur toute l'Europe; il n'est venu à l'idée d'aucun d'entre eux que l'exiguïté territoriale de leur pays puisse in­terdire à l'un de ses ressortissants de participer aux grandes préoccupations humaines de leur temps. A cette même époque, la Suisse a exercé une attirance invinci­ble sur tous les grands esprits, engageant Voltaire à un séjour prolongé, Klopstock et Gœthe à un court passa­ge et inspirant à Schiller le plus parfait de ses drames. Partout, à toutes les cours, les Suisses étaient légion, à Berlin comme à Saint-Pétersbourg et à Weimar. Dès 1750, les savants suisses sont proportionnellement les

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plus nombreux parmi les membres étrangers des Aca­démies de Paris, de Londres et de Berlin. Nous devons à la Suisse, avant tout, ce réveil du goût de la nature et cette nouvelle estime envers la paysannerie, contenus non seulement dans les enseignements du physiocra­tisme français, mais aussi dans les idées si souvent mé­connues d'Adam Smith.

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CONSTITUTION POLITIQUE ET CONSTITUTION ÉCONOMIQUE 2

Démocratie, libéralisme et État collectiviste.

Dans les discussions sur notre avenir politique et économique, on ne cesse de faire l'expérience salutaire que les divergences d'opinions se laissent assez facile­ment ramener à quelques points sur lesquels la réflexion permet d'apporter une certaine clarté. En effet, toute discussion suppose qu'il existe une unanimité relative sur les valeurs et les buts suprêmes, et que nous donnions notre adhésion de principe à un argument d'une logi­que irréfutable ou à une preuve empirique d'une grande force persuavise. Dès que ces bases font défaut, une véritable discussion n'existe plus et ce qui en résulte contient déjà en germe la guerre civile. Mais, aupara­vant, la discussion peut dégénérer en une diatribe sté­rile dans laquelle toutes les opinions s'affrontent si l'on ne parvient pas à la ramener sur le terrain des convic­tions bien établies.

Tant que l'on peut tabler - comme dans les ensei­gnements de la morale - sur un accord incontesté quant aux vérités finales ou sur le rejet presque una­nime de certaines formes de l'État et de l'économie ou sur l'acceptation de certains programmes de ré­formes économiques et politiques, nous pourrons inter­venir utilement - en cas d'opinions divergentes ou de manque de clarté - là où l'on tenterait de mettre en avant des notions incompatibles, qui mettent en danger les fins unanimement recherchées.

Dégageons en premier lieu la signification exacte des

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notions de démocratie, de libéralisme et ce qu'il est convenu d'·appeler le principe d'État collectiviste. La nécessité de délimiter et de définir, tout au moins pro­visoirement, ces termes s'impose devant l'abus qu'on en fait dans les discussions courantes. Il sera utile de pro­céder de la manière suivante : nous scruterons sous ses aspects les plus divers la structure sociologique du des­potisme collectiviste, en dégageant les enseignements qui permettront de mieux juger les autres formes de gouvernement.

Au point de vue historique, le régime collectiviste ac­tuel présente certaines analogies frappantes avec les périodes dans lesquelles des villes antiques comme Co­rinthe ou Mégare, par exemple, exercèrent la dictature que nous connaissons sous le nom de « tyrannies » et que nous rencontrons aussi, à l'époque de la Renaissance, dans certaines villes qui étaient des républiques. Dans les deux cas il s'agit de l'usurpation brutale du pouvoir gouvernemental par une minorité agissante, sortie de la masse, s'appuyant sur elle, la flattant et la menaçant tout à la fois. Cette minorité est dirigée par un « chef charismatique » (Max Weber) et, à l'encontre de la véritable « dictature » (au sens du droit romain), elle ne considère pas sa domination comme un mandat passager, susceptible d'être remis au pouvoir légitime stable après avoir surmonté une crise de l'État(« dicta­ture mandataire » ou « commissaire »), mais bien comme une forme définitive et normale de l'organisation de l'État, qui n'est soumise à aucun contrôle. Or, c'est par un malentendu regrettable et donnant lieu à des interprétations erronées, encore qu'universellement ad­mises, qu'on considère la forme actuelle de l'État col­lectiviste de notre temps comme étant une dictature. En temps normal, chaque État solidement constitué contient en germe un élément hiérarchique et autori­taire qu'il développe en temps de crise, sans constituer forcément l'État collectiviste.

Kemal Ataturk, par exemple, le fondateur de la Turquie moderne, était certainement un dictateur en ce sens qu'il était un chef d'État dirigeant la nation

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pour ainsi dire sans opposition, mais il serait faux de 1' assimiler à un usurpateur collectiviste ; sa fonction historique se rapproche beaucoup plus de celle du << die­tatar » de la Rome antique que de véritables tyrans tels que Sylla et César (qui, fait significatif, se sont d'ailleurs fait nommer « dictatores perpetui »). Preuve en soit qu'après sa mort, la direction de l'État turc a pu être remise, sans vacance, entre les mains d'un successeur plein de mesure. Dans la Turquie kemaliste il n'existe aucun parti s'identifiant sans autre avec l'État, sous une forme hiérarchique et absolutiste, et jouissant du droit exclusif d'être armé. On y chercherait en vain cette propension de dominer et de stimuler la masse pour empêcher tout retour à une existence sociale stable, so­lide et normale, qui est l'une des menaces les plus dangereuses pour l'État collectiviste. Un système de gouvernement où manquent ces caractéristiques peut être désigné sous le nom de dictature - comme c'est le cas pour la Turquie et aussi pour le Portugal par exemple- mais ne n'est certes pas le type d'un État collectiviste.

Si l'État collectiyiste se distingue déjà nettement de la dictature et du simple despotisme (aussi bien que ses précurseurs de l'Antiquité et de la Renaissance ita­lienne), il n'est pas moins faux de l'associer à la concep­tion d'un régime avant tout hiérarchique, aristocra­tique et autoritaire et de le mettre en opposition avec la démocratie. Ce serait commettre une confusion grave et susceptible d'induire en erreur un. grand nombre de personnes. La démocratie moderne est issue d'une lutte chaude et passionnée contre l'arbitraire et l'oppression, voilà pourquoi cette notion provoque forcément en nous des associations d'idées qui ne sont pas l'équivalent de la véritable démocratie.

On ne peut évoquer sans une profonde émotion la noble péroraison d'Abraham Lincoln sur le champ de bataille de Gettysburg : « The government of the peo­ple, by the people, for the people » que l'on compare, non sans raison, au discours sur les morts athéniens que Périclès avait prononcé plus de deux millénaires

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auparavant. Mais Oscar Wilde blasphémait-il vraiment lorsqu'il parodia la célèbre allocution de Lincoln en disant : « Bludgeoning of the people, by the people, for the people »? Oui, à l'égard du vénérable Lincoln - mais peut-on en dire autant en ce qui concerne la notion et les dangers de la démocratie pure? Benjamin Constant, Tocqueville, John Stuart Mill, Calhoun, Lecky et bien d'autres auteurs que l'on ne saurait suspecter d'être réac­tionnaires ont montré que la démocratie - plus souvent encore que d'autres formes d'État - peut conduire au pire despotisme et à l'intolérance si elle n'est pas limi­tée par d'autres principes et d'autres institutions. Ces limites, dans leur ensemble, sont précisément ce qu'il est convenu d'appeler le contenu libéral d'une structure politique. Est-il besoin d'insister sur les germes du tota­litarisme moderne contenus dans les idées de Rousseau et qu'on retrouve aussi chez les théoriciens du jacobi­nisme, pour découvrir les origines de l'État collectiviste dans les excès d'une démocratie illimitée, insuffisamment tenue en équilibre par les «corps intermédiaires» (Mon­tesquieu) échappant à l'empire de l'État, le libéralisme, le fédéralisme, l'autonomie et l'aristocratisme? C'est en effet l'un des traits les plus caractéristiques de l'État collectiviste de tendances ancienne et nouvelle que de toujours se former à la suite d'un mouvement popu­laire quasi général - cuncta plebes novarum rerum stu­dio Catilinae incepta probabat (Salluste, Bellum Catili­nae, 37) - et de ne pouvoir se maintenir que sur cette base. Voilà pourquoi on a pu prétendre, non sans rai­son, que l'État collectiviste représente le régime qui exprime précisément la <<révolte des masses » (Ortega y Gasset) contre l'élite intellectuelle et sociale. Son anti­thèse n'est pas la démocratie, qui répond seulement à la question : « Par qui est exercé le pouvoir public? » mais bien le principe libéral, qui s'adapte à la fois à la forme démocratique ou non démocratique de l'État, parce qu'il oppose, comme barrière à la puissance de ce dernier et à sa continuelle tendance à déborder, le do­maine qui reste soustrait à son emprise, soit la tolérance et les droits individuels. Voilà à quoi l'on pense en géné-

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rallorsqu'on prétend que la démocratie est l'antithèse de l'État collectiviste, mais nous voyons maintenant à quelle dangereuse confusion on s'expose. Il reste acquis que l'État collectiviste est enraciné dans la masse (à laquelle peuvent appartenir aussi bien des professeurs que des ouvriers), et que sa formation dépend de conditions sociologiques que nous nommons le grégarisme, c'est­à-dire un état social préparé par un développement démocratique extrême, mais opposé à la fois à l'idéal libéral et à l'idéal conservateur et aristocratique.

Est-il encore besoin de répondre à la question de sa­voir ce qui distingue l'État collectiviste d'un despotisme pur, d'un Louis XIV par exemple? Il semblerait que tous deux ont en commun la servitude, mais prenons garde que la servitude de ce temps-là - que nous au­rions tort d'exalter - paraît moins absolue et en tout cas d'un autre genre. Le« climat» sociologique et spirituel a dû être tout différent et ce que nous venons de dire sur le caractère grégaire de l'État collectiviste explique cette différence essentielle. A cela s'ajoute que l'État collec­tiviste se distingue à la fois de la démocratie véritable (caractérisée par l'autorité de l'État qui résulte d'un vote libre) et de l'absolutisme monarchique sous toutes ses formes parce qu'il est un régime privé de la légitimité et, par conséquent, de ce sentiment profondément enra­ciné de la tradition sur lequel peut, en général, s'appuyer même le monarque le plus inactif et le plus incapable. L'État collectiviste est obligé de contre-balancer la légalité qui manque à ses origines et l'approbation popu­laire implicite, qui se fonde sur un sentiment devenu une habitude, par une propagande savamment orches­trée, propre à influencer la masse. Le pire ennemi de l'État collectiviste, c'est le rythme mesuré de la vie quotidienne, de l'existence calme et traditionnelle, de l'équilibre bourgeois. Voici pourquoi il doit tendre au dynamisme, qui cherche à tenir en haleine toute la population en faisant miroiter sans cesse à ses yeux des projets d'avenir mirifiques et qui stimule son ardeur par des plans quiquennaux et décennaux toujours plus vastes, dont l'échéance se prolonge indéfiniment. On ne

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saurait concevoir un État collectiviste qui finirait par être rassasié. Il ressemble plutôt à une toupie, incapable de garder son équilibre sans le fouet qui la fait tourner de plus en plus vite.

Cette tendance spécifique au mouvement continu du collectivisme est primaire, le choix des moyens, en re­vanche, devient nettement secondaire et dépend de leur utilité, de l'objectif visé par ce dynamisme. C'est ce qui explique le caractère pragmatique du collectivisme, ses principes et ses programmes interchangeables, ses moyens uniquement opportunistes. De là vient la difficulté qu'éprouvent les sociologues à séparer le but final de l'État collectiviste de ce qui est simple façade ou moyen employé; et c'est pourquoi nous avons raison d'assi­miler le but final au maintien du pouvoir, tout court, à la libido dominandi toute nue (Salluste, Bellum Ca­talinae, 2), la soif de domination et d'associer le vide du programme à la décadence générale des valeurs et des normes. Il n'y a guère de violence ou de mensonges aux­quels on ne puisse s'attendre de la part d'un tel gouver­nement, et tous ces idéaux, tous ces sentiments dont on se réclame bruyamment n'apparaissent finalement que comme des décors toujours interchangeables aux cou­leurs criardes, de la propagande de masse à l'intérieur et à !'-étranger. En un mot c'est du satanisme politique.

Structure politique et structure économique.

Nous pouvons maintenant en revenir à notre suppo­sition réconfortante d'après laquelle aujourd'hui l'una­nimité régnerait sur le but final auquel tend la société. Si nous ne nous abusons pas, cependant, cette unité de vues serait beaucoup plus grande à l'égard des buts politiques que pour le programme économique et social de l'avenir. Il s'agit moins de toucher à la structure libérale et démocratique de la constitution que de récla­mer le droit d'intervenir dans la réforme économique. Si une réforme radicale de l'organisation économique menaçait d'entraîner des changements à la constitu­tion politique, bien des gens admettraient volontiers

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4 LA CRISE

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qu'il s'agit, finalement, de simples adaptations techni­ques et administratives, sans aucune influence sur le noyau libéral et démocratique de la constitution. Au­trement dit : le monde croit qu'on ne peut plus échapper aux tendances actuelles vers le collectivisme économi­que, le socialisme et l'économie planifiée, et que des changements constitutionnels qui paraîtraient néces­saires s'effectueraient sans qu'on imite de trop près des exemples désapprouvés. Ce serait une tradition dé­placée - pour traduire l'impression générale de ces personnes- que de vouloir conserver à l'État une struc­ture qui date du temps des diligences. Il faudrait au contraire, d'après elles, l'adapter à l'ère de la vitesse.

Disons sans ambages que ces gens se trompent com­plètement. Il existe toujours entre la politique et l'économie une corrélation qui interdit de combiner n'importe quel système politique avec un système éco­nomique quelconque et vice versa.

La société forme toujours, et sous tous les rapports, une entité politique, économique, culturelle et , l'on devrait croire aux miracles pour espérer une excep­tion en faveur du socialisme seul! C'est là précisément son drame essentiel que connaissent tous ceux qui ont été ses adeptes, et dont souffre encore chaque socialiste intelligent et sincère : ce drame d'une voie marquée de contradictions flagrantes et irrémédiables. Le socia­lisme veut parachever la délivrance de l'homme, commen­cée par le libéralisme et la démocratie, mais il finit par faire de l'État un véritable Léviathan. Le socialisme devient, ainsi, un élément liberticide dans le sens le plus étendu du mot. Il veut couronner l'œuvre d' éman­cipation et n'apporte pourtant rien de plus à l'indi­vidu que l'oppression la plus lourde. Les expériences et la réflexion parlent un langage si évident qu'un so­cialiste sincère, à quelque nuance qu'il appartienne, n'a guère d'autre solution que d'accepter ouvertement les conséquences politiques et culturelles de son idéal économique, ou bien de s'engager dans d'autres voies pour réformer le corps social et l'économie. Les raisons en ont été souvent démontrées ces derniers temps, de

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sorte que nous pouvons nous borner à les esquisser. Le socialisme - soyons bien d'accord là-dessus -

signifie que l' « autonomie de la volonté économique », à laquelle il sera fait allusion dans la suite, est suppri­mée et remplacée par des ordres supérieurs. Le parti à tirer des forces économiques productives ne dépend plus du marché, mais des bureaux de l'administration; il devient donc politique. La politique envahissant l'économie tout entière définit parfaitement le socia­lisme et le quasi-socialisme (étatisme). Il faut toujours être conscient de ce fait si l'on cherche à comprendre quelque chose aux problèmes de notre temps. Tout ce qui, dans le domaine économique, appartenait à l'éco­nomie et au droit privé jusqu'à présent est transformé et transposé dans le domaine politique. Le marché devient une administration, l'achat un acte à formules; le droit privé permute en droit public. Au lieu d'être servi dans un magasin, le client est « desservi » au guichet par les fonctionnaires de l'État; au lieu de la formation des prix, nous aurons des décrets, et les com­pétitions commerciales se transformeront en lutte pour l'influence et pour le pouvoir dans l'État, en course aux postes de confiance et de gouvernement ; le ravi­taillement en matières premières devient un problème de domination politique d'un espace donné, et la pro­priété n'est plus qu'une notion qui touche à la souverai­neté de l'État ; les décisions des chefs d'entreprises se muent en actes d'État, sanctionnés par le code; les transferts de devises, enfin, deviennent des crimes de haute trahison. La population doit dorénavant mettre ses forces productrices à la disposition du groupe qui domine dans l'État et de la manière ordonnée par lui. Quelqu'un peut-il soutenir sérieusement que non seu­lement le choix et l'élection de ce groupe, mais encore les multiples décisions prises chaque jour, s'inspireront toujours de l'idéal démocratique respectant la liberté individuelle? Est-il besoin de démontrer que la votation publique ne saurait s'étendre à la question de savoir si et dans quelle quantité il faut produire du papier buvard ou des disques de gramophone, etc. ? Mais il

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appartient précisément à l'État de décider à chaque instant si de tels bien ou d'autres, et en quelles quantités, doivent être produits dans l'économie collectiviste et de telles décisions la caractérisent.

Il est impossible d'obtenir à jet continu de pareilles décisions par voie tant soit peu démocratique. Une autre réflexion est également concluante. Chacun sait qu'une démocratie ne peut fonctionner normalement que si les questions essentielles de la vie commune sont réglées par un accord pratique : in necessariis unitas. Même des décisions prises à la majorité se révèlent décevantes. Pour­quoi la domination de 51 %des voix sur 49 %serait-elle plus morale que celle de 49 % sur 51 % ? Et même la possibilité donnée à chaque démocratie d'annuler la décision de la majorité d'aujourd'hui par une décision contraire de la majorité de demain est purement théo­rique lorsqu'il s'agit de graves décisions difficilement révocables. En pareil cas, il ne saurait être question d'une décision prise en vertu de la «volonté générale ». La meilleure preuve en est que, même dans les démo­craties modèles, l'entretien financier de l'État repose toujours plus ou moins sur une contrainte pénible, et partout les impôts sont les dépenses privées qu'on fait le moins joyeusement, ce qui ne serait pas le cas si le budget de l'État obtenait une approbation unanime.

La démocratie idéale suppose donc une unanimité réelle de la volonté populaire quant au gouvernement de l'État. Aussi inacessible que paraisse un tel idéal, il importe néanmoins de s'identifier avec lui, et, plus un pays se rapproche de cette solution, plus sa démocratie est saine. Une pareille solution approximative présup­pose : d'abord le sens de la communauté nationale déve­loppé jusqu'à un certain degré et des pensées et des réac­tions identiques (ce qui représente vraisemblablement le secret de la démocratie anglaise); ensuite une décen­tralisation très poussée du gouvernement de l'État (fédéralisme suisse et américain, « self-government » anglais); enfin- et c'est le point le plus important­il faut que le gouvernement limite son activité aux seules tâches pour lequelles il peut tabler sur un acquiesce-

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ment général qui ne s'étende pas au-delà du cadre de ses fonctions gouvernementales légitimes parce qu'elles appartiennent à l'essence même de l'État. Ce dernier point touche au fond même de notre problème. Car on ne peut s'attendre à un accord unanime que là où il s'agit des problèmes les plus élémentaires et les plus généraux de la nation. Comment serait-il possible d'ar­river même à une demi-entente dans toutes les questions de détail qui sont du ressort économique, mais qui tou­chent d'une manière immédiate et sensible aux intérêts individuels? Les décisions que devrait prendre l'État seraient toujours en faveur de l'un et au détriment de l'autre groupe. Comment serait-il possible de maintenir l'équilibre tout en suivant la voie démocratique? En effet, de telles décisions impliquent un régime autoritaire ; elles seront toujours finalement et essentiellement ar­bitraires et, trop souvent, prises sous la pression d'une minorité intéressée.

Une autre raison plus impérieuse encore s'y ajoute. L'économie non socialiste fondée sur le marché com­prend une multitude d'actes économiques volontaires et individuels. Le marché règle ces actes et indique aux intéressés comment adapter la production aux besoins des consommateurs. La stricte observance des lois du marché est récompensée, l'insoumission punie, même par la faillite dans les cas extrêmes (c'est­à-dire l'exclusion forcée des entrepreneurs qui ont la responsabilité de la production), ce qui équivaut à leur anéantissement économique. Or le socialisme signifie (si ce mot doit garder son sens), que le maître démocratique qu'est le « marché » est remplacé par le despote autocratique qui se nomme l' « État », ce qui nous ramène une fois de plus à cette « économie poli­tisée » due au socialisme ; elle a pour conséquence nor­male d'inciter le nouveau maître de l'économie, c'est­à-dire l'État, à se faire respecter en usant de moyens qui correspondent à sa nature politique : il doit donner des ordres - et toute insubordination est punie par les peines qui sont prévues au code pénal. Autrement dit, si jadis l'huissier était le recours suprême, ce sera

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dorénavant le bourreau 1 Cette vérité s'impose, en effet, de plus en plus : le socialisme correspond à une forme politique antilibérale. Qu'un État débute par un socia­lisme antityrannique ou par une tyrannie antisocia­liste, son développement logique sera toujours le même: la tyrannie intégrale, le collectivisme total régissant tous les domaines de la vie sociale. La dictature éco­nomique ne peut à la longue exclure la tyrannie poli­tique et spirituelle et, inversement, la dictature poli­tique et spirituelle engendre fatalement la tyrannie économique. Croire qu'un État peut être« total» dans le domaine économique sans l'être également sur le plan politique et spirituel, et vice versa, serait bien naïf. « Si nous avions des gouvernements investis en même temps du pouvoir économique et politique, en un mot si nous allions également être gratifiés d'une dictature économique, le prochain stade de l' évolu­tion humaine deviendrait pire que le précédent» (Oscar Wilde). Ce que Holderlin a noté il y a déjà trente ans se vérifierait : «Si l'État est devenu un enfer, c'est que l'homme a voulu en faire un paradis. » Il est donc absurde de récuser politiquement le collectivisme si l'on n'envisage pas en même temps de trouver une solution non socialiste aux réformes économiques et sociales. Si nous n'arrivions pas à accepter cette logique inexorable, une leçon d'histoire fort coûteuse nous aurait été donnée sans aucun profit.

On pourrait, il est vrai, mettre en avant un sérieux argument. L'économie de guerre actuelle, avec son pouvoir officiel développé à l'excès, même dans les pays démocratiques, ne prouve-t-elle pas qu'une concen­tration socialiste et qu'un contrôle de l'économie sont possibles sans toucher à l'essence même de la structure de l'État? Ne voyons-nous pas des peuples voisins se sou­mettre de plein gré et sans discussion aux intérêts de la communauté? Pour bien comprendre ce processus, dont chacun fait actuellement l'expérience individuelle, il est nécessaire d'intercaler ici certaines réflexions d'impor­tance primordiale, susceptibles d'élargir encore nos connaissances sur la biologie de la société et de l'État.

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Les sages de tous les temps ont toujours été d'accord sur ce point : les rapports entre l'homme et la commu­nauté sont divergents. Deux âmes habitent dans l'homme, dont l'une est favorable à la communauté alors que l'autre tend à se replier sur elle-même. Il existe un «antagonisme de la sociabilité insociable de l'homme » (Kant), qui place constamment le monde dans un état de tension entre la volonté qui tend vers la communauté sociale (intégration) et celle qui recherche l'isolement individuel (différenciation). L'homme n'est ni une fourmi ni une bête féroce ; il a choisi la voie combien plus difficile de la vie discordante, géné­ratrice de fortes tensions, et de la sociabilité insociable, ce qui seul a rendu possible la civilisation. C'est un fait bien établi et invariable dont il faut tenir compte lors de toutes les discussions actuelles sur l'État, l' éco­nomie, le constitution : l'homme cherche un moyen terme normal dans son contact avec la société, il n'en veut ni trop ni trop peu. Et cette intégration se faisant à un degré normal, le sens du sacrifice social, le patrio­tisme éclairé, la soumission volontaire aux lois élémen­taires de la vie en commun, la solidarité avec les autres, le sentiment d'appartenir à un grand tout et d'y occuper sa place, tout cela forme précisément cette ambiance dont ni l'individu ni la société ne peuvent se passer à la longue sans souffrir de« maux sociaux». Mais d'autre part, tels que nous sommes, nous n'avons pas la moindre envie de nous laisser emmurer vivants dans la société comme les victimes ~ infortunées de Tamerlan. Nous sommes tout prêts à rendre à César ce qui revient à César, à condition de pouvoir garder le solde pour Dieu, notre famille, nos voisins et nous­mêmes, à défaut de quoi nous serions atteints de« maux sociaux » contraires. Si, dans le cas précédent où il s'agissait de la sous-intégration, nous souffrions de sous-alimentation sociale, nous serions exposés, en cas de surintégration, à une suralimentation sociale, ce qui amènerait à brève échéance une indigestion funeste, et nous la supporterions aussi mal que le con­traire. « La multitude qui ne se réduit pas à l'unité est

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confusion ; l'unité qui ne dépend pas de la multitude est tyrannie » (Pascal).

La sous-alimentation sociale est une maladie typique de la société qui se décompose lentement en individus solitaires, manquant d'une ambiance de saine soli­darité et perdant le sentiment d'occuper une place définie dans la société avec leurs droits et aussi leurs devoirs et qui, de ce fait, se sentent de moins en moins intégrés dans la grande et dans la petite communauté. La société se dissout alors en individus qui se dis­persent ; leur cohésion, fondée sur le marché, la con­currence, la division du travail, la technique et la loi, n'est plus qu'anonyme et matérialiste; telle a été précisément la société qui évolua depuis plus d'un siècle. Dans tous les pays, à des degrés divers, la société a été en quelque sorte démembrée ; elle est devenue une masse d'individus plus comprimés et dépendants que jamais les uns des autres, quoique simultanément moins enracinés, plus individualisés, pareils à des grains de sable. Que l'on appelle ce phénomène« gréga­risme », «atomisation »ou « désintégration de la société >>,

c'est toujours le même processus morbide, de quelque côté qu'on le considère. Toute la détresse, tous les problèmes de notre temps y puisent leur source et tous les plans de reconstruction de nos sociologues resteront sans valeur s'ils ne tiennent pas compte de ces troubles aigus de notre époque. L'homme, poussé à un indivi- • dualisme extrême, souffrant de sous-alimentation sociale, se sent profondément malheureux, et il existe même une théorie selon laquelle le suicide en tant que phénomène des masses au sein de notre civilisation s'expliquerait par ce désencadrement (Halbwachs) des individus qui les exclut de la communauté. Dans leur soif d'intégration sociale, les hommes s'accrochent à tout ce qui s'offre à eux. Mais en s'abandonnant à la férule du dictateur totalitaire, ils courent le danger de subir le même sort que les grenouilles de la fable voulant un roi et voyant arriver un héron!

L'autre extrême, c'est-à-dire la surintégration, se manifeste d'une manière normale et bienfaisante, telle

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la fièvre du corps humain, lorsqu'une catastrophe fait appel à toutes les forces défensives de la société. Alors, spontanément, la température monte brusquement et, de nous-mêmes, nous sacrifions notre individu privé pour nous unir étroitement à la société et prêter main-forte là où l'on a besoin de nous. Nous nous sou­mettons, sans réfléchir et sans discuter, à une autorité illimitée et nous trouvons tout naturel que l'on décrète l'état d'exception dans la région sinistrée. Ce même phénomène se produira en cas de guerre sur une échelle beaucoup plus étendue. Elle aussi provoque immé­diatement une fièvre d'intégration et c'est la raison pour laquelle on peut non seulement abroger toutes les libertés privées, mais encore prendre des mesures socialistes qui ne sont pas autre chose que le côté éco­nomique de la surintégration. Tout cela est très naturel et il n'y a pas lieu de s'en alarmer. Mais autre chose est de conserver le socialisme comme institution per­manente en temps de paix; car cela signifierait faire de la surintégration de la société un état normal et durable. C'est une tâche tout simplement gigantesque, contraire à la nature spécifique de l'homme ; on ne peut résoudre partiellement et temporairement ce problème qu'en entretenant artificiellement la popu­lation dans l'état fébrile que provoque un sinistre ou la guerre. Le patriotisme et l'amour du prochain qui sont des sentiments positifs suffisent à assurer un degré d'intégration normal à la société, mais il semble que l'amplification pathologique de l'État collecti­viste ne puisse plus s'en contenter. Si l'on veut obtenir cette densité moléculaire sociale, indispensable au collectivisme, il semble que l'on soit obligé de tou­jours stimuler des sentiments négatifs, qui sont dirigés contre quelque chose ou contre quelqu'un; et lorsqu'il n'existe pas des cibles réelles pour la haine ou des motifs de crainte, il faut les inventer. Dès que l'on veut faire du socialisme un état permanent et normal, il faut un État capable de maintenir l'indispensable surintégration de la société par des moyens artificiels, sans guerre, sans tremblements de terre ou sans inondations.

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... A moins qu'il n'existe une autre possibilité de «laver la pelisse sans la mouiller»? Ne pourrait-on pas laisser la direction de l'économie aux associations professionnelles et économiques, spécialisées et non politiques, aux cartels, aux coopératives, aux syndi­cats et aux groupes de producteurs, au lieu d'en charger l'État? Autrement dit, ne pourrait-on pas utiliser la formule magique contenue dans le mot de « corporation »? Il semble, en effet, que beaucoup de personnes, trop clairvoyantes pour nourrir des illu­sions au sujet des conséquences politiques du collec­tivisme, tout en le croyant inévitable, cherchent leur refuge dans cet espoir trompeur, par perplexité, entraînées ou poussées par une foi mystique dans un destin inéluctable ou par un désir secret qui se cache derrière les prétendues lois historiques. Nous craignons d'être assez incisif en désignant cette formule magique comme une idée particulièrement malheureuse. L'État corporatif est le refuge préféré de tous ceux qui ne disent ni oui ni non, qui détestent le« libéralisme» et «l'individualisme », sans toutefois aller jusqu'au collec­tivisme ; qui cherchent une troisième possibilité sans bien comprendre le jeu subtil des rouages économiques et la biologie de la société. En désespoir de cause, ils prônent cette formule de l'État corporatif, qui en appelle beaucoup plus aux sentiments qu'à la raison - mais, malheureusement, ils ne se soucient pas le moins du monde des expériences fâcheuses auxquelles donnèrent lieu la prétendue « autonomie » économique sous la République de Weimar, ou encore l'État cor­poratif en Autriche, qui fut une véritable farce. L'idée de la constitution corporative sert parfois à faire même de l'obscurantisme économique et politique.

Certes, les associations professionnelles et écono­miques offrent maintes possibilités et, en. les intégrant dans l'ensemble organique de l'État et de l'économie, elles ont leur utilité; mais le plus mauvais service à leur rendre serait de les charger de fonctions qui doivent nécessairement les corrompre, elles et tout l'édifice social et économique. Qu'arriverait-il? L'al-

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ternative est la suivante : ou bien l'Etat prend tout de même les dernières décisions et rien n'est changé au résultat politique du collectivisme, sauf que l'État déjà tout-puissant devient tentaculaire au moyen des corporations qui lui permettront de faire pénétrer sa volonté très profondément dans l'économie privée. Ou bien - et c'est cette possibilité seule qui nous occupe ici - les décisions finales relatives à la direc­tion de l'économie nationale appartiennent vraiment aux corporations et nous aurons, dans la politique économique, ce qui correspond à la loi de lynch en droit pénal. Si le marché n'exerce plus son effet régu­lateur dans le processus économique, ce sont des déci­sions politiques qui interviennent, décisions qu'on ne saurait confier à des autorités étrangères à l'État sans désagréger l'État lui-même. Un véritable système corporatif, dans un État démocratique, signifie donc que le gouvernement délègue une grande part de sa souveraineté à des groupes économiques. On a très souvent reproché à l'économie « capitaliste » l' « anar­chie du processus de production », à tort diront tous ceux qui ont étudié quelque peu l'économie politique, mais ce système corporatif signifierait l'anarchie éco­nomique intégrale. Pour autant que le monde se déci­dât sérieusement à suivre le cours du collectivisme, le gouvernail ne pourrait être placé qu'entre les mains de l'État, auquel il faut souhaiter la plus grande in­dépendance, la plus grande compétence et la plus grande énergie, et de rester sourd aux conseils des groupes in­téressés. Autrement dit et pour paraphraser la Bible: l'équité élève un peuple, mais le pluralisme (soit la dispersion des pouvoirs de l'État entre les groupes d'intéressés) entraîne sa perte. L'anarchie du plura­lisme - tous les exemples nous le démontrent abon­damment - ne peut être qu'un intermède très court.

Les milieux corporatifs actuels commettent une très grave faute en ne délimitant pas strictement les tâches légitimes et illégitimes des associations profession­nelles et en mélangeant sans cesse des attributions

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qu'il convient de séparer nettement. Voilà précisément le grand danger de leurs efforts.

Pour y voir clair, ne perdons pas de vue que le concept de la «profession» s'applique à deux états de fait très différents. Tout d'abord, on veut exprimer par là que les hommes se consacrent et se dévouent avec fierté et de tout leur savoir, à la création et à la production de certaines marchandises et à un service social, tout en ayant des intérêts professionnels com­muns, résultant d'un même genre de vie et d'une même technique du travail, sans toucher aux intérêts de la communauté (état de fait A). En second lieu, la « profession » signifie que les producteurs spécialisés dans le cadre de l'économie du marché sont à la fois vendeurs de leurs produits et de services, et il en résulte- ainsi que nous l'expliquerons plus loin (page 127 et suivantes)- une opposition entre l'intérêt privé et l'intérêt général que seule la concurrence peut concilier (état de fait B). Le médecin, par exemple, n'est pas seulement le guérisseur qui se dévoue au chevet du malade (état de fait A), mais en même temps l'homme qui nous envoie ensuite sa note d'honoraires et qui a donc un intérêt évident (tempéré, espérons-le, chez lui par une conception supérieure de son art) à en établir le plus grand nombre possible d'élevées (état de fait B). De même, malgré tout notre attachement à la paysannerie et l'intérêt que nous vouons aux pro­blèmes techniques de l'agriculture (état de fait A), nous ne devons pas oublier que le paysan, en sa qualité de vendeur de ses produits, doit être intéressé non seu­lement à des tarifs douaniers protecteurs, à de fortes subventions et à des contingents d'importation très bas (état de fait B). Ne pas savoir distinguer entre les deux états de fait et canaliser la sympathie qu'éveille en nous l'état de fait A vers une politique intéressée en taisant l'état de fait B, c'est embrouiller les choses. Rien n'est plus souhaitable que de favoriser les intérêts professionnels du groupe A en améliorant les connais­sances professionnelles, en protégeant l'honneur pro­fessionnel et en créant des institutions professionnelles

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communes (enseignement professionnel, caisse de secours, etc.); tant que les communautés profession­nelles restent dans ce domaine, elles méritent tout notre appui. Mais d'un autre côté, si ces communautés professionnelles empiètent sur le domaine caractérisé par l'état de fait B, l'effet en serait fâcheux et dan­gereux. Car le métier, dans le sens B, est absolument incapable d'intégrer l'homme dans une vie sociale bien ordonnée. C'est un élément dissolvant, mais non constructif.

Il faut donc insister sur ce fait : le socialisme, en tant qu'institution permanente en temps de paix, signifie une organisation économique qu'il faut payer au prix d'une constitution politique correspondante. Organisation économique et politique du collecti­visme ne sont pas autre chose que les deux faces d'un même phénomène; l'une et l'autre représentent l'expression dernière de ce grégarisme, de cette agglo­mération, de cette mécanisation des individus et de cette prolétarisation qui sont devenus la malédiction du monde occidental. Si l'on veut y échapper, après avoir vaincu l'inévitable socialisme dû à la guerre, il s'agira de choisir des solutions de politique écono­mique diamétralement opposées. Nous chercherons par la suite à délimiter plus loin les voies à suivre. Soulignons simplement que l'interdépendance d'une organisation économique et d'une constitution poli­tique s'applique également à l'économie du marché. Celle-ci est un système fondé sur la confiance, l'esprit d'entreprise, l'épargne, le goût du risque individuel. Elle ne saurait dès lors exister, sans les normes pro­tectrices et les principes de droit qui protègent l'indi­vidu contre les empiétements d'autres individus, et aussi contre l'arbitraire de l'État. Elle représente donc, dans son ensemble, ce que nous appelons l'État fondé sur le droit (Rechtsstaat). Les « droits de l'homme et du citoyen» (qui d'ailleurs sont d'origine chrétienne, ne l'oublions pas), si souvent méconnus et vilipendés, contiennent précisément les éléments qui man­quaient, par exemple, à l'ancienne Turquie ottomane

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pour développer une économie prospère : l'intangi­bilité de certaines ordonnances destinées à protéger la personne et le propriété, lois qui justifient la con­fiance sans laquelle aucune économie privée ne sau­rait se concevoir à la longue et sans laquelle, en fin de compte, le paysan n'oserait même plus semer son blé. L'évolution économique au cours des cent cinquante dernières années nous a souvent égarés et a causé bien des maux qui demandent à être réparés aujour­d'hui. Mais nous ne saurions justifier l'abandon de la seule valeur qui a fait la grandeur de cette époque : le triomphe du droit sur l'arbitraire.

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3 SPLENDEURS ET MISÈRES DU CAPITALISME

Essence du capitalisme, ses services historiques.

Sous l'influence de la propagande marxiste, on dési­gne d'habitude par « capitalisme » l'organisation éco­nomique qui, au cours du siècle dernier, s'est étendue à tout le cycle de la civilisation européenne et améri­caine, puis au monde entier. En dépit du grand nombre d'objections que pourrait soulever une définition aussi étendue, il semble toutefois vain de vouloir s'en passer. Même si nous le pouvions, la nécessité n'en subsisterait pas moins de posséder une expression générale et acces­sible à tous, qui englobe toutes les tendances, communes au développement économique et social de l'Occident du siècle dernier. Dans ce sens et sans rien abandonner de nos préventions ou de nos réserves à l'égard de ce terme de capitalisme, nous voulons provisoirement continuer à nous en servir, quoiqu'il prête souvent à une démagogie facile.

De quoi s'agit-il en réalité? Ne répondons pas à cette question par une définition

quelconque tirée des manuels d'économie politique, mais tournons-nous vers ces principes clairs qui per­mettent de sortir des généralités. Pour y parvenir, ayons le courage de simplifier et commençons par éli­miner toutes les questions de détail auxquelles, d'ail­leurs, nous ne saurions répondre sans avoir préala­blement mis au point les principes.

Pour nous permettre de juger équitablement de la politique économique, compte tenu du développement

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de notre système économique, il importe en tout pre­mier lieu de séparer l'essentiel de l'accessoire, et le permanent de l'éphémère. Qu'entendons-nous par là? Une comparaison, chojsie dans le domaine politique que nous venons de traiter au chapitre précédent, nous mettra sur la voie.

A l'instar de notre système économique tradi­tionnel, la démocratie occidentale se trouve exposée aux feux croisés de la critique. Et avec raison d'ailleurs, pour autant qu'il s'agisse d'abus et de dégénérescence, c'est-à-dire d'un développement que seul un aveugle chercherait à nier. Il faut cependant savoir distinguer: cette critique s'adresse-t-elle à l'essence même ou seule­ment aux formes changeantes et diverses de la démo­cratie? On cherche trop souvent à éluder cette distinc­tion essentielle. Nous sommes beaucoup trop accoutumés à assimiler le parlementarisme, le suffrage univer­sel et toutes les autres institutions politiques qui se sont développées au sein de la démocratie occidentale au cours du x1xe siècle, voire la dégénérescence dont elle est victime, à la substance même de la démocratie et à les croire indissolublement liés.

Rendons-nous cependant compte qu'il ne s'agit ici que de formes historiques, donc relatives et changeantes, mais de rien de plus. L'exemple de nombreux pays nous a montré que ces formes faussent parfois la démo­cratie et la menacent sérieusement si l'on oublie de / distinguer à temps la forme et la substance. Un critère nous servira utilement de guide: d'où émane le pouvoir, du peuple ou d'une autre autorité? A la question de principe, toujours la même : « Comment la volonté de l'État se forme-t-elle? » il n'y a que deux réponses fondamentales : l'autonomie et l'hétéronomie, c'est­à-dire notre volonté propre ou la volonté d'autrui. Dépouillons la notion de la démocratie de toute phra­séologie, il nous restera comme noyau : l'autonomie de la nation. On peut en discuter sans fin, on peut la traiter avec ironie, on peut la considérer comme un idéal difficilement accessible ou même comme un but funeste en soi; au fond, nous savons toujours très

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exactement ce qui est démocratique et ce qui ne l'est pas. Il serait difficile de prétendre que cette autonomie fût absurde, ridicule ou contraire à la nature humaine­par réaction, un jugement-sain, non déformé et dépourvu de snobisme l'estimera aussi naturelle qu'adaptée à l'homme. A bout d'arguments, toute personne sincère devra donner raison à Abraham Lincoln qui a dit : « No man is good enough to go vern another man without that other's consent >> (aucun homme n'a suffisamment de mérite pour en dominer un autre sans avoir obtenu son consentement).

Toutes ces institutions et ces habitudes, qui ont laissé leur trace autour du noyau de la démocratie, ne sont guère autre chose que des détails de la technique gouvernementale qui changent selon l'époque et le pays. C'est rendre un bien mauvais service à la démo­cratie que de l'identifier avec les _amusements corrompus de la démocratie dégénérée en pluralisme. Nous savons aujourd'hui qu'il existe non seulement une démocratie parlementaire, mais encore une démocratie «directe» c'est-à-dire présidiale, directoriale et même dictato­riale, à condition toutefois que les liens entre le peuple et la volonté gouvernementale subsistent et que ceux qui exercent le pouvoir restent soumis à l'obligation de ~rendre compte de leurs actes au peuple et au contrôle populaire, qu'ils soient donc révocables. Bien entendu, des cas limites délicats peuvent se produire. La démo­cratie est semblable à l'eau : si, chimiquement pure, l'une n'est pas potable, l'autre n'est pas viable; pour le devenir, la démocratie doit subir un mélange (une direction hiérarchisée, une structure fédérative, des sphères d'activité privées non soumises à l'influence de l'État, des facteurs de compensation hétéronomes, une dose de traditionalisme, etc.), selon l'exemple de la démocratie suisse ou de la démocratie américaine (avec les « checks and balances » de sa constitution).

Ce parallèle politique aidera à dissiper la confusion qui règne dans la querelle sur le « capitalisme ». Nous y retrouverons beaucoup d'analogies aves les querelles sur la démocratie. De même que cette dernière est une

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des deux réponses possibles à la question de principe « comment la volonté gouvernementale se forme-t-elle?», de même le noyau de notre système économique est également l'une des deux réponses à la plus élémentaire question de l'économie, à savoir : Comment doit-on utiliser les forces productrices d'une société et qui en décide? Voilà le problème fondamental de toute éco­nomie, quelle que soit son organisation, donc aussi bien de l'économie du régime des Pharaons ou de la Polis grecque que de celle de Robinson, des Peaux­Rouges ou de nos pays industrialisés. Toujours et partout, il faut trouver une réponse à cette question primordiale. Elle détermine toute l'armature de l'orga­nisation économique et, ici encore, il n'y a, au fond, que deux réponses possibles : autonomie ou hétéro­nomie. Ou bien la « volonté économique » émane de la démocratie des consommateurs, ou bien d'un régime autocratique. Il n'y a pas de troisième solution.

L'autonomie de la volonté économique va de soi et elle est naturelle dans le cas d'une économie individuelle et sans échanges, se suffisant à elle-même, dans laquelle un même individu est à la fois producteur et consom­mateur. Le paysan, s'il pourvoit à ses propres besoins, jouit d'une autonomie économique, sauf s'il est esclave, serf, colon ou tributaire de l'État et s'il cesse donc d'être un 'paysan au sens propre ;et noble du mot. Mais l'autonomie de la volonté économique devient un véritable problème lorsqu'on se trouve en présence d'une économie dfférenciée, avec une extrême divi­sion du travail, telle que nous l'avons aujourd'hui. Toutefois, ici encore, il y a une solution au problème, mais une seule : la stucture économique fondée sur le marché, sur la formation des prix, sur la propriété privée liée aux moyens de production et sur la concur­rence. C'est précisément la concurrence, et elle seule, qui confère à l'ensemble des consommateurs (s'identifiant naturellement à l'ensemble des producteurs spécialisés) cette influence déterminante sur la production, telle que l'exerce, à l'égard de sa propre production, le paysan qui se suffit à lui-même dans l'économie non différenciée.

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Pour autant qu'un système économique basé sur la division du travail soit dirigé par le marché et la concur­rence, on dispose des forces productrices selon les désirs des consommateurs. Le plan de la production de l' éco­nomie nationale (à l'exception des services financiers de l'État) est élaboré par les consommateurs, auxquels on ne peut guère dénier ce droit. Le processus de l' éco­nomie du marché est donc en quelque sorte un «plébiscite de tous les jours » ; chaque franc dépensé par le consom­mateur représente un bulletin de vote et les producteurs font, par leur publicité, de la « propagande électorale » en faveur d'un nombre illimité de partis (c'est-à-dire d'articles). Cette démocratie des consommateurs a évidemment un défaut- d'ailleurs corrigible dans une certaine mesure : les bulletins de vote sont distri­bués très inégalement. Mais ce défaut est en partie compensé par l'avantage d'une représentation pro­portionnelle parfaite : les minorités ne sont pas écrasées par les majorités et chaque bulletin de vote est valable. Nous avons ainsi une démocratie du marché qui, dans sa précision implicite, surpasse la _démocratie politique la plus parfaite.

Voici donc « l'économie planifiée » de l'économie du marché pur. Qu'en est-il de l'économie planifiée socia­liste? Nous le savons déjà : elle ne signifie rien d'autre que l'abolition de la démocratie des consommateurs et son remplacement par l'autorité de l'État. Les déci­sions sur l'emploi des forces productrices de l'économie nationale ne relèvent plus du marché, mais sont prises par les bureaux de l'administration publique; comme nous l'avons vu, elles sont dorénavant « politisées » et seul un homme complètement dénué de jugement et pourvu d'une dose exceptionnelle de démagogie pourra prétendre qu'il s'agit en l'espèce d'une tâche inoffensive et simplement administrative, touchant aussi peu au fondement de la constitution politique que le contrôle de l'hygiène publique par exemple, dont nous laissons volontiers le soin aux spécialistes. En vérité, c'est là le tombeau de la démocratie politique et de la démocratie économique, preuve en soit que

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dans tous les États socialistes actuels, le consommateur fait figure d'importun, obligé de se contenter des articles fabriqués par l'État ou dans les usines qu'il contrôle.

Laissons de côté la question de savoir si le caractère démocratique de cette« souveraineté des consommateurs» est défectueux ou non. Notons simplement, que seule la concurrence est capable de diriger la production d'un pays (obtenue par une division du travail très poussée) équivalant à la production dirigée du paysan qui se suffit à lui-même. Il n'y a pas d'autre solution et il ne peut pas y en avoir d'autre. L' auto-appro­visionnement de l'homme libre (pour l'économie non dif:­férenciée) et la concurrence (pour l'économie différenciée), correspondent exactement l'un à l'autre; tous deux assurent ensemble, dans le domaine économique, cette autonomie correspondant à la démocratie en matière politique. Les institutions qui leur sont opposées sont : la servitude, le monopole et le collectivisme (économie planifiée considérée dans son sens propre et intégral). Elles dénotent un régime d'ingérence étrangère dans l' éco­nomie, le plébiscite des consommateurs faussé, le despo­tisme économique. Ce sont là des vérités premières auxquelles on ne peut échapper et qu'il importe de garder présentes à l'esprit afin d'éviter toute erreur.

Il serait certainement très tentant de développer un parallèle entre la « démocratie )) d'une économie de concurrence et la démocratie politique. En fait, ce parallélisme est aussi frappant qu'étendu. Toutes deux, par exemple, sont des réactions artificielles qui ont besoin d'un contrôle constant et ne sont viables que dans certaines conditions. De plus, elles sont inassi­milables à l'état chimiquement pur et peut-être ne supportent-elles aucune exagération, probablement tendraient-elles même, par extension, à un matéria­lisme excessif ?

La question se pose de savoir si, à l'époque de l' éco­nomie mondiale, l' « expansion universelle d'une démo­cratie économique de la concurrence)) n'a pas provoqué un abus du principe et une sorte d'hypertrophie orga­nique, .intenables à la longue, qui ont contribué à

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déclencher, par une réaction infiniment plus dangereuse, l'autarcie et l' « économie des grands espaces ».

Il ne saurait être question de développer ici le méca­nisme de l'économie du marché, réglée par les prix et la concurrence. De même, il importerait de ne pas se prononcer sur les tendances de notre système éco­nomique sans avoir, au préalable, acquis les notions essentielles qui sont à la base de toute économie politique. Ce n'est pas l'affaire de tout le monde; nous croyons cependant que notre exposé n'a pas seulement fait ressortir le critère décisif, mais aussi certains enseigne­ments accessibles à tous. Ceci d'autant plus que nous n'avons guère l'intention de faire l'apologie du « capi­talisme » (qui est la forme historique de l'économie du marché) ; au contraire, nous critiquerons à l' occa­sion ses faiblesses et ses défauts, en cherchant à déga­ger les réformes qui s'imposent.

Fidèle aux principes qui inspirent cet ouvrage, hostile au matérialisme, nous avons voulu caractériser l'essen­tiel de l'économie du marché moderne en insistant sur ses services immatériels dont nous apprécions mieux la qualité, comparée au danger du système. despotique de l'économie socialiste. Un autre service immatériel en découle, dont .l'importance n'est pas moindre : la neutralisation politique de l'économie inhérente à l' éco­nomie du marché pur, par opposition à l'économie politisée qui ne cesse d'augmenter sous le contrôle intégral de l'État socialiste.

L'économie du marché pur signifie que le succès économique réclame des services équivalents rendus au consommateur, tandis que toute défaillance a pour conséquences des pertes et enfin la faillite, c'est-à-dire la disparition de ceux qui sont les responsables de la pro­duction (chefs d'entreprise). Les profits obtenus sans services correspondants et les défaillances commises impunément sont rendus également impossibles dans l'économie du marché pur, qui a été faussée par le « capitalisme » historique d'une manière funeste. A cet effet, le système économique dispose d'un double moyen d'action : d'une part, la concurrence et d'autre

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part, la corrélation entre la responsabilité et le risque (chances de bénéfice ou de perte). Ce principe binaire, un des fondements les plus importants de notre structure économique, accorde à ceux qui sont à la tête de la production, de jouir du bénéfice de leur succès, à condi­tion de supporter personnellement tout le poids de leurs pertes éventuelles en cas d'insuccès et, inverse­ment, à ceux qui assument les chances de succès et de pertes de diriger en même temps la production. Quoiqu'il ait été progressivement faussé, on pourrait difficilement prouver que ce système soit incohérent ou contraire à l'intérêt général.

Qu'en est-il alors de cette rentabilité si critiquée que d'aucuns trouvent moralement condamnable et dans laquelle ils ne voient qu'égoïsme, avidité et esprit usurier ? Effectivement, dans r économie du marché, la rentabilité nous fournit une échelle de valeurs fidèle et irremplaçable pour mesurer si une entreprise s'intègre ou non dans le mécanisme de l'économie nationale. Le régime de la rentabilité atteste, par le succès du chef d'entreprise, s'il s'adapte au marché et, par son insuccès, s'il ne s'y adapte pas. La prime est en général aussi élevée que le châtiment est exemplaire, ce qui permet une sélection particulièrement efficace de ceux qui sont à la tête de la production. La crainte de la perte étant vraisemblablement toujours plus forte que l'appât du gain, on peut dire que notre système économique est rréglé, en fin de compte, par la faillite!

L'État socialiste devrait créer une équivalence à tout ceci. Il devrait établir, à la place de la rentabilité, une autre échelle pour mesurer le succès, une autre manière de sélectionner les chefs de la production et remplacer la faillite par une autre sanction. Mais il est douteux qu'une pareille équivalence soit jamais trouvée. Jusqu'à présent, en tous cas, personne ne l'a encore découverte!

Tout ceci signifie qu'au sein de l'économie du marché, ni l'État, ni le pouvoir politique de l'individu ne déci­dent du processus économique et du succès économique privé, mais bien le marché, devant lequel on est obligé

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de se justifier par des services correspondants. C'est cette contribution économique qui l'emporte, et non pas l'influence que l'on est capable d'exercer sur l'État et dans la vie politique. L'économie cesse ainsi d'être une arène politique et c'est auprès du consommateur et non du ministre d'État que le producteur doit faire antichambre. Il doit s'occuper du marché et non pas du Parlement.

Toute la portée de cette contribution immatérielle de l'économie du marché consistant à neutraliser poli­tiquement l'économie nous apparaîtra encore mieux lorsqu'on examinera ses effets sur les échanges économi­ques internationaux. Il s'agit, en l'espèce, d'une situa­tion dont l'importance n'échappera à personne. Le fait que les pays les plus grands, les pays moyens et les petits pays, les États faibles et les États forts, les régions riches et les régions pauvres se côtoient dans un monde sur­peuplé conduirait à une lutte incessante de tous contre tous, dont l'enjeu serait l'extension la plus grande de l'« espace vital» si la possession politique (la souveraineté, l'imperium) déterminait l'exploitation économique (do­minium), ou même si cette possession politique coïn­cidait avec cette exploitation, comme c'est le cas dans l'État socialiste. Cependant, l'essentiel, c'est que le caractère libéral (favorisant l'économie du marché pur) de l'ancienne économie mondiale, ait pu, effectivement, neutraliser en quelque sorte les frontières nationales, la domination politique sur les régions riches en matières premières et la nationalité de chaque individu. Certes, il restait assez de motifs pour déclencher des conflits internationaux. Mais du moins la répartition inégale des matières premières, la capacité de production inégale, la densité de la population différente d'un pays à l'autre, l'opposition entre « possédants » et « non-possédants » politiques avaient-elles pu être à peu près débarassées de leur venin par l'ordre libéral, à l'époque du capitalisme tant décrié. De cette façon seulement, de petits pays comme la Suisse ont pu connaître la plus grande prospérité malgré un territoire très limité et pauvre. Si l'ordre poli­tique international de ce temps-là garantissait la coexis-

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tence politique, l'économie libérale mondiale rendait possible la coexistence économique de grands et de petits pays sur le plan d'une parfaite égalité de droit, toute exploitation des États faibles par les nations plus puissantes restant exclue.

Or, depuis quelque temps, nous vivons précisément un phénomène inverse. La vie économique, à l'intérieur et à l'extérieur, est de plus en plus tombée sous la coupe de la politique. Les suites logiques ne se sont pas fait at­tendre : à l'intérieur, les groupes économiques intéressés se disputent la mainmise sur l'État et, à l'extérieur, les nations s'affrontent pour dominer le monde. Le plu­ralisme (la domination de groupes intéressés) au sein des États, l'impérialisme dans le monde, voilà la suite tra­gique de l'économie politisée vers laquelle nous glisserons au fur et à mesure que nous abandonnerons les principes de l'économie du marché. Dans les deux cas nous n'au­rons de trêve, même temporaire, qu'une fois qu'un vain­queur incontesté sera sorti de cette lutte.

Dans l'économie du marché, où sphère politique et éco­nomique sont en principe séparées, il nous semble para­doxal de réclamer la domination politique des régions riches en matières premières pour s'en attribuer l'ap­provisionnement, puisque le trafic entre acheteurs et vendeurs de ces mêmes matières premières s'établit exclusivement au moyen de l'économie privée et dans les formes du droit privé. Le fait qu'un certain État dé­tient la souveraineté politique sur certaines régions où sont produites telles ou telles matières, ne signifie nullement qu'il « possède » la production de ces matières premières. Tandis qu'il exerce la souveraineté poli­tique et s'occupe des fonctions publiques et administra­tives propres à l'État (jurisprudence, police, fiscalité, etc.), les véritables possesseurs sont des particuliers ou des sociétés auxquelles peuvent participer les ressortis­sants de toutes les autres nations.

Imperium et dominium, voilà en réalité deux choses essentiellement différentes - mais seulement dans un monde libéral dominé par l'économie du marché. Dans cette économie libérale du monde, les frontières des

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États n'ont pas une importance économique considé­rable. Le marché mondial est, plus ou moins, une entité qui donne à tout le monde les mêmes possibilités d'achat ou de vente, indépendamment de la nationalité et des frontières nationales. Le problème des matières premières, des colonies ou de ce qu'il est convenu d'appeler l' «es­pace vital » ne s'y pose pas. Il n'empoisonne l'existence des peuples que si l'on se détourne - comme les socia­listes - de l'économie du marché, en appliquant une politique économique dirigée, qui augmente exagérément l'importance économique des frontières politiques et, en même temps, l'étendue de l'espace gouverné poli­tiquement.

Si des mesures d'isolement économique s'ajoutent au fait que les différentes nations dominent des portions de la surface du globe d'inégale grandeur, il en résulte (devant le caractère extrêmement différencié de notre économie moderne et l'inégale densité des populations) une situation fâcheuse qui ne présente que deux issues :

Ou d'incessantes querelles pour l'extension illimitée de territoires définis, ou bien le retour au principe d'une économie mondiale libérale, avec des tarifs douaniers supportables, la clause de la nation la plus favorisée, la politique de la porte ouverte, la monnaie internationale, la renonciation aux« grands espaces». C'est là, en vérité, la seule alternative. Qu'on veuille bien considérer la­quelle des deux voies est la plus utopique. Quant aux conclusions à tirer en vue d'une action politique et éco­nomique, elles seront formulées dans un chapitre trai­tant de la question d'un nouvel ordre international.

Liberté, désintoxication politique de l'économie, intégrité et paix - voilà les contributions immatérielles de l'économie du marché. Quoique faussée par le« capi­talisme » historique, cette économie du marché, même « impure », s'est rapprochée davantage de cet idéal que n'importe quel autre système économique antérieur ou subséquent.

En outre, ce système économique a fait encore l'ap­port d'indéniables contributions matérielles. Un apport matériel appréciable est l'augmentation de la produc-

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tion totale et du bien-être général (qui ressortira clai­rement du fait que le salaire effectif de l'ouvrier anglais de 1800 à 1900 a, par exemple, quadruplé); elle n'est pas uniquement due au machinisme et à la division du travail, mais c'est à eux principalement que tient la productivité croissante. Mais gardons-nous d'oublier ces deux points : d'une part, la technique des machines et la division du travail n'auraient pu se développer si le capitalisme n'en avait pas créé les bases économi­ques, psychologiques et politiques et, d'autre part, tou­tes les expériences socialistes, dans lesquelles le machi­nisme et la division du travail ont été poussés à l'extrême, prouvent qu'on va au-devant de déceptions lorsqu'on se contente de bénéficier de la technique et de l' organi­sation d'une économie du marché, en supprimant leurs [orees créatrices immatérielles, c'est-à-dire la liberté, la propriété, la concurrence et le marché. « Les terres sont cultivées en raison non de leur fertilité naturelle, mais de la liberté dont jouissent les habitants dans les échanges », a déjà dit Montesquieu dans son Esprit des Lois, et un vieux proverbe prétend que la main du pro­priétaire change le sable en or.

Cependant, la forte augmentation de la prospérité des masses durant les derniers cent ans ne doit pas nous tromper. Elle n'a pas été aussi forte qu'on aurait pu s'y attendre au vu de l'extraordinaire accroissement de la production. Il existe en effet un certain déséquilibre qui demande une explication : c'est la disproportion entre « le progrès et la pauvreté » (Henry George) qui préoccupe avant tout les socialistes de toutes nuances et leur fait croire que certains vices de construction de notre système économique en sont cause. Souvent on entend dire que l' « économie » détruit ce que la « techni­que » a conquis; les ingénieurs surtout défendent ce point de vue et affichent le même mépris à l'égard des écono­mistes que les militaires envers les diplomates. Nous ne saurions rechercher ici les nombreux malentendus qui subsistent dans l'opinion des socialistes et de nombreux ingénieurs, mais quelques explications s'imposent.

Pour commencer, choisissons un argument qui doit

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convaincre l'ingénieur : l'économie politique la mieux organisée ne pourra jamais atteindre un rendement de 100 %·On ne l'exige pas non plus du moteur le plus per­fectionné. La déception que cause à l'ingénieur le pour­centage de perte dans notre système économique res­semble donc fort au scepticisme du profane entendant dire pour la première fois que nos moteurs les mieux construits ne peuvent guère utiliser plus de 50 % de l'énergie produite par le carburant. Bien entendu, il faut tenir compte de ce coefficient de perte purement technique (que l'ingénieur considère comme inévitable) lorsqu'on considère les chiffres étonnants (souvent exa­gérés) du rendement supérieur de la machine sur le travail manuel. Ces chiffres semblent promettre le paradis sur terre. Mais il y a encore autre chose.

Examinons le cas d'une machine impressionnante par sa complication et son haut rendement, et prenons par exemple une machine automatique à fabriquer des bouteilles, dont personne ne peut prétendre qu'elle a remplacé un métier jadis idyllique. Nous nous trou­vons en présence d'un cas qui pourait singulièrement stimuler notre optimisme. Voici un automate substitué aux verriers tuberculeux et prolétariens et qui nous donne des produits bon marché et utiles, sans avoir perdu une valeur artisanale que nous pourrions regretter. Nous sommes donc enclins à penser que les machines, em­ployées partout et à plein rendement, pourraient aug­menter la productivité totale et le bonheur humain.

Cette illusion nous abuse. Tout d'abord, il convient ce ne pas généraliser l'exemple de la machine à fabri­quer les bouteilles, ni au point de vue technique, ni surtout au point de vue humain. Une pareille augmen­tation de la productivité par la machine n'est pas cons­tante et, surtout, ses répercussions humaines et sociales sont rarement aussi probantes. Ne surestimons pas trop ce progrès-là, car d'autres déficits, et non des moindres, viennent encore réduire la contribution des machines au bien-être général. Ces passifs ne peuvent cependant jamais être éliminés complètement, même si l'on peut les résorber partiellement. En quoi consistent-ils?

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1. La dépense consentie pour la construction des ma­chines et l'immobilisation de tous leurs produits de base ne représente pas seulement des matières premières et des sommes de travail considérables, mais également un« capital», c'est-à-dire une renonciation à la jouissance de certains biens dans le présent, en faveur d'un avenir plus ou moins lointain, ce qui limite forcément l'emploi des machines, indépendamment de tout système éco­nomique.

2. La production de matières premières (dans l' agri­culture, la sylviculture, la viticulture, les mines, etc.) n'est pas illimitée et restreint l'augmentation de la production mécanique, puisqu'elle est soumise tôt ou tard à la loi du rendement décroissant.

3. Les variations inévitables dans l'emploi d'un instru­ment dont la capacité dè production doit correspondre aux besoins les plus grands (par exemple dans l' em­ploi du courant électrique) exigent une certaine marge disponible, à l'instar du pourcentage d'appartements vacants qui doit exister dans une ville pour que le mar­ché locatif ait assez de «jeu ». Il y a donc toujours un certain cœfficient de capacité de production non utilisé dans l'ensemble de l'économie.

4. Le coefficient de perte de tous les mauvais place­ments d'argent, sur lesquels on se lamente tellement, représente au fond le prix qu'il faut payer pour des expériences de tout genre, seules susceptibles de faire avancer le progrès et de s'y adapter ; ce prix, même l'État socialiste serait obligé de le payer; sans cette dépense, la bonne marche de l'évolution contemporaine aurait été impossible.

5. Les frais d'instruction et de formation de tous les spécialistes, indispensables à la vie économique actuelle, constituent un capital immense qui absorbe aujour­d'hui une bonne partie du revenu national et doit être déduit des avantage techniques du machinisme.

6. Pour satisfaire le besoin de distractions et de di­version né de la monotonie qu'engendre l'ère du machi­nisme, il faut des sommes considérables.

7. Le développement de la production industrielle,

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des métropoles et de l'économie mondiale a suscité une augmentation notable des frais de transport, de distribution et de propagande.

8. Le développement industriel et citadin a rendu compliqués, plus complexes et aussi plus onéreux, les rouages de l'État qui exigent toujours plus de fonction­naires, ce qui renchérit considérablement les « frais généraux » politiques.

9. Indéniablement, le remplacement de la main­d' œuvre par la machine a souvent provoqué une dimi­nution dans la qualité des produits dont il convient de tenir compte.

10. Les destructions de guerre sont devenues gigan­tesques à l'avènement du machinisme ; elles doivent être portées au débit du compte : « progrès ».

Tous ces postes du passif devraient également être acceptés par un État socialiste qui reprendrait au capi­talisme sa technique du machinisme et son organisa­tion de la production, sans mentionner les autres « frais supplémentaires » qui s'y ajouteraient fatalement. Toutefois, ces postes passüs ne suffisent pas à expliquer la disporportion existant entre les promesses techni­ques et leur réalisation effective durant ces dernières années. Cette disparité - c'est-à-dire le fait que la prospérité des masses n'a guère augmenté dans la même mesure que la productivité - ne se justifierait pas non plus par l'hypothèse que quelques gros profiteurs au­raient absorbé leur quote-part du progrès réalisé dans la production. Nous sommes là en présence d'une sorte d'illusion d'optique, dans laquelle on oublie complète­ment d'opposer au luxe apparent des riches leur nombre si restreint, comparé au reste de la population, et de considérer combien la somme totale de leurs dépenses somptuaires est peu importante, comparée à la con­sommation globale de la masse. Il est facile de le dé­montrer par un calcul très simple : si l'on procédait à une répartition générale, le revenu moyen des masses serait très peu augmenté - même en admettant (ce qùi serait une utopie) que la richesse totale ne subirait aucun dommage ensuite d'un traitement aussi radical!

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L'augmentation prodigieuse de la population qui est survenue en même temps et dont toutes les conséquences ne sont pas toujours dûment reconnues nous donnera la clé de l'énigme. Cette disproportion déjà mentionnée s'explique; les services matériels considérables dus au capitalisme seront encore soulignés si nous ajoutons qu'une partie importante des progrès réalisés dans l'or­ganisation et la technique a simplement permis à une multitude d'hommes d'exister sur la terre, au lieu de servir à l'augmentation du bien-être général. Les décep­tions matérielles imputables au capitalisme s'expliquent en bonne partie par le fait que ce système économique a dû répartir son immense force, créatrice de prospérité, dans deux tâches bien distinctes : améliorer d'abord le niveau de la vie et créer ensuite une sécurité d'avenir à un nombre considérable de nouveaux venus.

L'alternative « augmentation de la population » ou « augmentation de la prospérité des masses » s'est donc posée depuis longtemps déjà dans les pays industriels à population très dense ; elle revêt une importance accrue dans les temps actuels. Inversement, il s'ensuit que nous ne pouvons pas renoncer simplement à la machine, à la division du travail, à l'économie mondiale et à l'industrie, et retourner simplement à l'artisanat et à l'autarcie, car l'augmentation de la productivité (due à l'organi­sation plus poussée de la technique) a été absorbée par une population qui, elle aussi, a augmenté dans des proportions énormes. Nous ne pouvons pas revenir tout bonnement en arrière de cent ou de deux cents ans, au point de vue du progrès économique et social, sans mettre en danger l'existence de millions et de mil­lions d'hommes, et en même temps, .. tout notre ordre social. C'est un fait inéluctable qui oppose des barrières tangibles à notre programme de réforme, mais qui, simultanément, devrait faire appréhender l'accroisse­ment trop rapide de la population et accueillir avec soulagement une diminution du taux des naissances.

Mais gardons-nous d'adopter cette croyance fragile qui fait en somme dépendre l'existence des masses de notre civilisation moderne, hyperindustrielle, métro-

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politaine et mécanisée à outrance, et à laquelle il ne faut toucher sous aucun prétexte. Au contraire, notre vie - plusieurs expériences de la guerre le prouvent - serait beaucoup plus naturelle, plus saine et plus heureuse si nous pouvions modifier certains développe­ments de la technique et de l'organisation, et ceci mal­gré la densité de la population. Tout jugement simpliste est dangereux dans ce cas, aussi bien une glorification illimitée de notre civilisation technique et industrielle qu'une condamnation globale. Ce dont nous avons be­soin, c'est d'un examen minutieux et d'une analyse détaillée, en tenant compte soigneusement du pour et du contre. Cela vaut pour la question du machinisme et de l'industrialisation modernes, en particulier, comme pour le capitalisme en général. Voilà pourquoi nous allons maintenant examiner les défauts et les déformations multiples du capitalisme, qui eurent pour conséquence la réaction et le courant contraire du socialisme, véri­table révolte des masses contre le système social et économique suranné, pour des raisons que nous com­prenons fort bien, mais dont nous n'adopterons pas les conclusions néfastes.

Les postes passifs.

Il convient en effet de soutenir les fondements de notre système économique (dont les piliers sont la liberté, la propriété, la division du travail, le marché et la con­currence), tout en condamnant la superstructure et les formes revêtues par le« capitalisme» historique au cours du x1xe siècle. Si l'on veut maintenir ces fondements -leur conse~ation est devenue l'une des questions vi­tales de notre civilisation- on ne saurait critiquer assez sévèrement toutes les déformations, falsifications et aberrations dues à l'évolution historique. Il importe donc de dissocier les « constantes » de notre système économique de ses accessoires facilement remplaçables. Une réforme intelligente et efficace devient possible à ces conditions.

De même que la démocratie, le système économique

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correspondant a évolué au cours des derniers cent ans, prenant des formes déterminées qui, sans même toucher à l'essence de l'économie du marché, auraient pu être très différentes, selon une amplitude variable de pays à pays et d'époque à époque. Le << capitalisme » alle­mand a de tous temps différé de l'anglais, de l'américain ou du français, qui tous accusent une notable diversité - à leur détriment - avec le « capitalisme » suisse. De même, le « capitalisme » anglais de 1930, par exemple, se distingue de celui de 1910, de 1880 ou même de 1850.

On a organisé dans un certain sens l'économie diffé­renciée à l'extrême, fondée sur le marché et la concur­rence, mais on aurait très bien pu agir différemment. Nous savons aujourd'hui que, dans bien des conjonc­tures décisives, il aurait mieux valu choisir des voies différentes et éviter ainsi une évolution extrémiste. Mais on commet dans ce domaine la même erreur de juge­ment qu'à l'égard de la démocratie : on est trop enclin à confondre la superstructure variable avec les fonde­ments, l'accessoire avec r essentiel. On s'est trop habitué à voir dans ces formes connues du« capitalisme» -les monopoles, les industries hypertrophiées, les sociétés holding, les sociétés anonymes, la fabrication en masse, etc. -la seule manière possible d'organiser un système économique, en même temps non collectiviste et extrê­mement différencié. Il conviendrait de savoir si ces formes, par lesquelles l'économie a payé son tribut au « culte du colossal » en même temps qu'à l'esprit du xixe siècle, ne mettent pas le fond en danger. Si l'or­donnance extérieure d'une maison ne nous plaît plus parce qu'elle est démodée, il ne viendrait à l'idée de personne de suggérer pour autant la construction de huttes en terre glaise ou de casernes géantes ; bien au contraire, nous nous en tiendrons strictement aux prin­cipes de construction en vigueur, c'est-à-dire que nous maintiendrions les fondations, nous utiliserions les matériaux adéquats, sans perdre de vue la destination utilitaire du futur bâtiment. Malheureusement, les gens imbus du« capitalisme» dans sa forme historique, assez défectueuse, et incapables de se le représenter autre-

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ment, sont les meilleurs fourriers de la révolution. Les deux partis se ressemblent étrangement dans leur ten­dance à confondre le fond et la forme et à se dire : c'est à prendre ou à laisser. Tous deux ne connaissent pas d'autre alternative et les réformateurs leur déplaisent souverainement. Un conservatisme obtus, qui n'a pas assez d'imagination pour prévoir de nouvelles solutions ni assez de jugement pour en reconnaître la nécessité, doit nécessairement conduire à un radicalisme non moins borné. L'un correspond à l'autre comme un cliché po­sitif correspond à un cliché photographique négatif manifestement sous-exposé.

Libéralisme et capitalisme ont été victimes, durant un siècle et demi, d'une évolution funeste dont on s' é­tonne, aujourd'hui, qu'elle ait été possible, et rien ne les a rapprochés davantage d'une ruine totale que cette foi doctrinaire n'admettant que la possibilité de cette forme historique déficiente pour le présent et pour l'a­venir. Si par malchance les libéraux doctrinaires avaient raison, l'essence même du libéralisme politique et écono­mique serait en effet plus que compromise. Voilà pour­quoi les antilibéraux les citent de préférence 1 Nous allons même plus loin : le libéralisme doctrinaire aboutirait fatalement à la conclusion que le système social et éco­nomique de l'Occident est irrémédiablement perdu -sit ut est aut non sit. Nous étant pleinement rendu compte -après l'avoir établi de manière irréfutable- que ce système économique dans son état actuel - ut est -n'est pas comme il devrait être, il s'ensuivrait - non sit - qu'il est appelé à disparaître. Il est donc très logique que les libéraux les plus doctrinaires précisé­ment soient en proie à un lâche pessimisme. Jusqu'à une piteuse capitulation, il n'y a souvent qu'un pas ; la psychologie de l'apostasie est un chapitre singulier et peu glorieux. Nous osons ajouter : si les doctrinaires avaient raison... Ils ont heureusement tout à fait tort, comme tous ceux qui ne savent pas distinguer et séparer l'essentiel de l'accessoire.

Fixons tout d'abord ce point particulier : le capita­lisme s'est développé dans l'ambiance historique qui,

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à de rares exceptions près - en premier lieu la Suisse - a été malheureusement déterminante pour l'évolution de l'Occident et l'a déformé de manière regrettable. Il s'agit de l'ambiance dominée par le principe féodal et absolutiste de la force et de l'exploitation. Le spec­tacle désolant des millénaires de violence et de dégra­dation de l'homme par le féodalisme et l'absolutisme nous permettent de comprendre pleinement la déli­vrance qu'a pu représenter pour l'humanité l'avène­ment de l'ère libérale et capitaliste. Rien ne caractérise mieux ce progrès que ce nouveau sentiment de dignité, de respect, d'équité et de liberté, dont nous sommes d'ailleurs redevables à ce capitalisme, même si impar­fait. Il a rendu nos contemporains si conscients que, sans consulter l'histoire, ils expriment leur méconten­tement des progrès insuffisants qui ont été réalisés et revendiquent, avec d'autant plus d'insistance, ce qui leur est encore dû, tout comme la bourgeoisie fran­çaise de 1789 dont parlait, dans un sens analogue à Toc­queville, Émile Faguet. Si le capitalisme a une si grande dette envers eux, elle provient simplement de l'héritage désastreux du féodalisme et de l'absolutisme qu'il a dû reprendre à son compte.

Cet héritage féodal et absolutiste est surtout caractérisé par les concentrations de fortunes excessives et la puis­sance économique, qui donnent au capitalisme cet as­pect ploutocratique sous lequel nous l'imaginons vo­lontiers et grâce auquel il a effectué un faux départ. Il n'est pas exact de prétendre que la répartition actuelle des revenus et des fortunes soit basée uniquement sur la différence des services économiques et ne puisse être modifiée sans bouleverser les lois du marché. C'est donc une erreur d'en rendre responsable comme d'un péché mortel le mécanisme de l'économie du marché. Sous le régime du marché pur et en partant des mêmes conditions extra-économiques, de pareilles différences de revenu et de fortune ne peuvent jamais accuser des écarts aussi considérables. Des constrastes aussi mani­festes entre la richesse et la pauvreté, entre la puissance

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et l'impuissance, sont toujours imputables à une posi­tion prépondérante au serf':, sociologique, mais d'origine non économique, repréS4!111tant un privilège qui, sans être légitime du point de vue économique, est repris tel quel, comme survivance du régime féodal et absolu­tiste ou établi plus tard, par ruse, en dehors de la con­currence du marché, par la voie du monopole. Dans l'un et l'autre cas, cette inégalité des revenus, des fortunes et de la puissance, qui est une provocation, nous fait traîner le lourd fardeau légué par le féodalisme et par une exploitation humiliante.

La propriété féodale foncière, dont nous connaissons la peu édifiante histoire ; les profits tirés de la traite des noirs, si florissante au xvn1e siècle et qui contribua beaucoup à édifier certaines fortunes anglaises; les pro­fits de guerre et les spéculations les moins avouables ; butins de pirates et de pillards, concessions de monopole au temps de l'absolutisme, rentes provenant de planta­tions et subventions de chemins de fer : tout cela, et bien d'autres« profits» encore, constituent les sources décon­certantes qui ont alimenté beaucoup de grosses fortunes, devenues les fondements de l'évolution ultérieure. Une grosse part d'entre elles ont disparu aujourd'hui, alors que d'autres- placées par exemple dans les mines, de provenance féodale -s'élèvent encore aujourd'hui comme des forteresses solidement gardées. D'autres fortunes se forment et se ramassent dans des conditions analogues chaque fois que l'État et la société sont assez faibles et assez myopes pour les admettre.

Ces vestiges de la grosse propriété conservés par le capitalisme signifient qu'il a pu se former des différences de revenus, de fortune et de puissance parfaitement étran­gères à l'économie du marché pur, basé sur le principe du service social. Elles représentent d'ailleurs pour cette dernière une dette odieuse et inique qui compromet aussi la propriété honnête gagnée par le travail et justifiée par des services sociaux. Mais ce qu'il faut souligner, c'est que l'évolution du capitalisme a fait ainsi fausse route dès ses débuts par des concentrations de capitaux qui eurent pour corollaire une concentration correspon-

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dante des exploitations et des entreprises ouvrant la voie au gigantisme industriel, /'u corporate capitalism, à l'entreprise géante surorg~ée et au monopolisme. Voilà pourquoi la Suisse, par exemple, qui, grâce à son histoire, a échappé à l'intoxication féodale, n'a pas évolué vers un surcapitalisme, mais a su rester le pays où les revenus et la fortune se répartissent d'une manière assez équilibrée et où prospèrent les moyennes et les petites exploitations.

La concentration anormale des capitaux ne fut qu'une des causes de cette évolution regrettable. La concen­tration de la main-d'œuvre prolétaire en fut une autre. Mais d'où est sorti ce premier prolétariat de l'industrie? La réponse n'est pas douteuse. Le même principe de violence qui a enrichi les uns et leur a valu des positions privilégiées a dépossédé les autres et se trouve, ainsi, à l'origine de cette classe ouvrière déracinée, réduite à louer sans cesse sa main-d' œuvre, classe que nous appelons le prolétariat. Sur ce fondement tout a pu évoluer comme nous l'avons vu, grâce à l'augmentation numérique et démographique du prolétariat.

Ce processus est particulièrement net dans l'histoire de l'économie allemande et anglaise. En Allemagne, l'Est féodal a peuplé les usines de paysans, devenus des prolétaires agricoles après que la libération paysanne les eut dépossédés ; en Angleterre, la disparition pour ainsi dire complète de la paysannerie en faveur des propriétaires féodaux, surtout au xvne et au xvnre siè­cle, a créé le réservoir alimentant les horribles slums des premiers quartiers industriels anglais. Dans les deux cas, la prolétarisation, la détresse engendrées par les usines et l'exploitation sont la conséquence naturelle de la destruction de la paysannerie. Cela prouve en même temps la justesse du principe sociologique pri­mordial selon lequel une paysannerie saine est la base élémentaire d'une société saine. La Suisse fournit une démonstration évidente de cette thèse; grâce à l'ab­sence de toute féodalité, aucun prolétariat de propor­tions inquiétantes n'a pu s'y former. En ce qui concerne enfin les États-Unis, l'évolution de leurs grandes indus-

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tries a bénéficié de la pression féodale qui s'exerçait sur l'Europe et transformait les hommes en prolé­taires ruraux, qui préféraient émigrer pour devenir des prolétaires industriels indépendants. Tant que l' Amé­rique a disposé de réserves foncières suffisantes pour la colonisation, les ouvriers américains ont pu exiger des conditions matérielles qui ont longtemps empêché la formation d'un prolétariat industriel, dans le sens eu­ropéen, et en même temps un mouvement correspondant de masses socialistes. Mais une fois qu'il n'y a plus eu assez de sol à défricher, la soupape de sûreté cessa de fonc­tionner ; au début de ce siècle, la situation ressembla de plus en plus â celle de l'Europe, malgré les barrières opposées à l'immigration.

Il faut sans cesse songer aux origines troubles de la forme historique de l'économie du marché, c'est-à-dire du « capitalisme » ; la source de la dégénérescence endémique d'une société est toujours la même: l'homme est arraché à la terre et le sol est incorporé aux grandes propriétés foncières. Latifundia perdidere Romam. Cette expérience peut nous servir de fil conducteur à travers toute l'histoire économique et sociologique et elle ne semble admettre aucune exception. Chaque fois que le capitalisme, infecté du poison social qu'est la grande propriété foncière, s'est affirmé et développé, il a dégénéré. La forme atrophiée de l'économie du marché - c'est-à-dire le capitalisme outrancier, l'in­dustrie et la finance avec leurs énormes concentrations de capitaux et de puissance, leur prolétariat de masse, leur centralisation, leurs métropoles et leurs quartiers industriels surpeuplés - ne représente nullement le développement inévitable d'un pareil système écono­mique s'il avait suivi ses propres lois.

En effet, notre monde économique a évolué dans cette fausse direction non seulement parce que l'on a créé des formes et des constructions juridiques, comme la société anonyme, la société à responsabilité limitée, la législa­tion sur les brevets, la faillite, les cartels et bien d'autres choses encore; mais aussi parce que la législation, la jurisprudence et les usages ont fini par développer ces

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formes et ces créations d'une manière qui se révèle abusive aujourd'hui et met en danger l'organisation économique en violant l'intérêt général des communautés. Il suffirait de s'habituer à l'idée qu'une vie économique saine est fort bien concevable sans sociétés holding, sans monopoles protégés par les lois, sans brevets entravant la concurrence et même, au besoin, sans sociétés ano­nymes et sans sociétés à responsabilité limitée comme formes habituelles de l'entreprise industrielle. On ne devrait pas non plus s'exposer à être traité d'hérétique parce qu'on préconise un système économique dans lequel les attributions de l'Etat : l'autorité, la protection judiciaire, la jurisprudence seraient plus équitablement réparties, dans lequel on se déclarerait en faveur des petits contre les grands, pour la loyauté et la concurrence contre l'exploitation et les monopoles, pour l'équité con­tre les privilèges, pour la décentralisation contre la concentration qui fait gripper les rouages.

Quels sont les résultats de pareilles pensées ? L'essentiel, pour l'instant, c'est l'impartialité manifeste avec laquelle nous nous efforçons d'aller au fond des choses, la volonté de revenir plusieurs lustres en arrière afin de fixer les jalons d'une longue évolution, de voir où nous avons pris une fausse direction et de retrouver la bonne voie. Tout ceci ne doit cependant pas nous faire oublier le fondement de notre organisation éco­nomique, qu'il importe de défendre et de fortifier grâce aux enseignements du passé et en corrigeant ses nom­breuses erreurs.

Les fautes commises autrefois sur le terrain de l'éco­nomie politique ont toujours leurs origines dans des er­reurs théoriques. Lorsque nous avons analysé les erreurs du rationalisme et du libéralisme (première partie, cha­pitre premier), nous avons reconnu ces erreurs - celles du libéralisme historique, qui est au libéralisme véri­table et élémentaire ce qu'est le capitalisme historique à l'économie du marché pur. Ainsi que nous l'avons vu, c'était une méprise funeste de considérer l'économie du marché comme un état naturel et autonome, n'ayant besoin d'aucun appui, d'aucune défense ni aide, en marge

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de l'État, et d'ignorer de quelle importance décisive est un cadre éthique, juridique et institutionnel conforme aux principes de l'économie du marché.

L'aveuglement, voire même la complaisance avec laquelle on a laissé se développer librement l'industria­lisme étaient aussi regrettables que néfastes. En mé­prisant souverainement les instincts vitaux de l'homme et ses aspirations immatérielles, cet aveuglement et cette complaisance ont dénaturé l'existence des masses, par des formes de vie et de travail inhumaines. Le mar­ché, la division du travail, la concurrence, le rationa­lisme économique ont ceci de commun qu'il y a dans leur emploi une limite à partir de laquelle les désavantages croissent plus que les avantages. Abus et emploi in­considéré aboutissent forcément à une dévitalisation excessive que la nature de l'homme n'est pas capable de supporter à la longue. Le capitalisme est soumis d'em­blée à des limites dont il faut tenir compte si l'on veut ne pas imposer des exigences qui dépassent les forces humaines et déclenchent une révolte dans les masses - la révolte de la créature qu'on a voulu trop domesti­quer. Tout comme la démocratie pure, le capitalisme intégral est inassimilable et nocif, ce qui se traduit entre autres par ce profond malaise que nous éprouvons aux États-Unis devant les relations commercialisées à outrance et dans tous les domaines. Nous nous rendons compte, davantage encore que les générations précéden­tes, que les hommes sont incapables de supporter, sans dommage pour eux-mêmes et pour la société, la tension spirituelle, nerveuse et morale qui leur est imposée par un système économique, dominé à son tour par la loi de l'offre et de la demande, le marché et la technicité, et qu'ils sont aussi incapables d'endurer à la longue l'in­sécurité et l'instabilité de la vie que crée un pareil système. La somme des biens matériels mis à la disposition des hommes a beau augmenter et le standard de vie s'élever (selon la formule chère à certains philosophes), mais simul­tanément quelle diminution incroyable du simple bonheur, qui est la récompense des hommes voués à un travail intelligent et à une vie conforme à la nature humaine 1

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Le principe du marché suppose, lui aussi, certaines limites et si la démocratie doit avoir des sphères sous­traites à l'influence de l'État pour qQ'elle ne tourne pas au despotisme outrancier, l'économie du marché doit en avoir également qui ne soient pas soumises aux lois du marché, sous peine de devenir intolérable : nous entendons la sphère de la communauté et du dévoilement pur, la sphère de l'auto-approvisionnement, la sphère des conditions de uie toutes simples et modestes, la sphère de l'État et de l'économie planifiée. Les socialistes n'ont guère été plus perspicaces que les libéraux, sans quoi ils n'auraient pas demandé un ordre économique qui devait augmenter à l'extrême la tension spirituelle et morale de l'homme.

Le manque de discernement du libéralisme histo­rique était d'autant plus grand et le développement qu'il avait donné au capitalisme d'autant plus regret­table que ces mêmes conditions de vie, de travail et d'habitation imposées par l'industrie, la concurrence et la division du travail auraient pu, avec un peu de bonne volonté, se développer d'emblée d'une manière plus humaine, plus conforme à la nature, moins méca­nisée et prolétarienne. Épris de gigantisme et de cen­tralisation à outrance, on ne s'est guère préoccupé de savoir comment il eût été possible, sans perte ou même en augmentant la productivité, de diminuer la gran­deur des entreprises, de mieux organiser la produc­tion industrielle, de garder d'anciennes traditions de travail qui avaient fait leurs preuves et d'en imaginer de nouvelles, d'augmenter le nombre des indépen­dants et des entreprises moyennes et petites, de con­server une classe moyenne saine et de donner à toute la vie économique plus d'assise et de stabilité.

Était-ce possible? Certes 1 L'examen pondéré de toutes les mesures à prendre ou à ne pas prendre le prouve autant que les nombreux germes d'évolution que l'on a aveuglément détruits. Toutes les expé­riences faites dans certains pays privilégiés et com­·préhensifs le prouvent mieux encore. Les bonnes réa­lisations dans le monde indiquent toujours ce qu'il

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eût été possible d'atteindre par ailleurs si l'on avait gardé les yeux ouverts. Tel est l'exemple de la Suisse. Elle prouve qu'il est parfaitement possible de se représenter la notion du capitalisme sous un autre aspect qu'un gigantesque Billancourt, New York, Manchester ou Pittsburgh. Ce ne sont nullement les lois d'airain du capitalisme qui prolétarisent les classes moyennes, citadines et paysannes, en concentrant la richesse et le pouvoir entre quelques mains privi­légiées, en abolissant toutes les conditions simples et naturelles et en mécanisant désespérément le processus économique de la production.

Si, d'ailleurs, le développement d'autres grands pays a été beaucoup moins favorable, n'en accusons pas d'emblée le système économique comme tel, mais prenons la peine d'en analyser soigneusement et en détail, les raisons profondes. C'est le seul moyen de voir clair et de se rendre compte de la part de culpa­bilité qui incombe aux circonstances extérieures et extra-économiques, mais avant tout aux guerres, aux révolutions, aux inflations et déflations, à la politique intérieure et étrangère, à la politique économique. Personne ne chercherait à nier par exemple, que seules la guerre mondiale, l'inflation et la politique interna­tionale ont décimé les classes moyennes allemandes et ont ruiné le marché mondial, tout en précipitant le capitalisme dans la crise la plus grave de son his­toire.

Ceci ne signifie nullement qu'il faille se confier, les yeux fermés et avec une confiance aveugle, au système de la libre concurrence et aux lois qui en découlent. Au contraire, le libéralisme historique n'a pas seu­lement commis la déplorable erreur d'ignorer, en même temps, les conditions extra-économiques qui forment un cadre à l'économie du marché et ses limites anthro­pologiques, mais encore, grâce au dogmatisme ratio­naliste, n'a-t-il pas su découvrir à temps les imper­fections de l'économie du marché pur. Après avoir commis cette autre faute, relevant de l'économie poli­tique elle-même, on n'a pas voulu discerner que le

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principe de la concurrence n'est nullement applicable à tous les secteurs de la production sans entraîner de graves perturbations ; qu'il existe certains marchés ne fonctionnant qu'imparfaitement; qu'il y a partout des abus de la concurrence à éliminer et des secteurs du marché et de son mécanisme qui doivent être régle­mentés par les pouvoirs publics. Ces vérités non recon­nues ont empêché de trouver un système rationnel d'interventionnisme, de sorte que l'on a erré dans la politique économique, sans but bien défini, ni orien­tation précise. Est-il surprenant dès lors si, dans plu­sieurs pays, des erreurs se sont produites dans l' évolu­tion du capitalisme? Nous verrons en détail quelles sont les conclusions à tirer en vue d'élaborer un pro­gramme de réformes économiques véritablement actuelles.

Nous pouvons enfin juger avec calme et pondéra­tion ce dernier aspect passif du capitalisme, qui l'a proba­blement le plus discrédité et l'a rendu si condamnable de nos jours aux yeux de l'observateur superficiel : sa tendance aux crises cycliques de chômage et son inap­titude à participer à toutes les possibilités qu'offre la production. Un champ très vaste s'offre à nos médi­tations et mériterait d'être traité à fond, mais nous ne saurions y songer dans le cadre de cet ouvrage.

Il est entendu que l'équilibre de l'économie du marché, basée sur le capitalisme intensif, est, pour des raisons à peu près identifiées, reconnue instable par les théoriciens de la crise. Les petits inconvénients partiels peuvent être surmontés sans difficulté par le mécanisme de la direction du marché ; un système de concurrence élastique parvient aisément à s'adapter aux changements de «données» économiques (méthodes de production, communications commerciales inter­nationales, chiffre de la population, habitudes et pré­férences des consommateurs). Mais nous assistons périodiquement à des troubles d'équilibre plus graves, connus sous le nom de crises. Tout fait prévoir que leur cause originelle, pour autant qu'elle soit impu­table au mécanisme de l'économie du marché (appar-

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tenant donc au genre« endogène»), doit être recherchée dans les imperfections du système monétaire et du crédit ou dans une répartition défectueuse des capi­taux. Cette concession faite à ceux qui critiquent l'éco­nomie du marché ne doit cependant pas être sures­timée pour les raisons suivantes :

1. Jusqu'à un certain point, les dépressions écono­miques sont tributaires d'une époque de prospérité et d'un accroissement du progrès économique, et même d'une productivité accrue, consécutive à une division du travail très développée. Le système éco­nomique est d'autant plus sujet au déséquilibre que la division du travail est plus poussée, mais cette der­nière fait graduellement augmenter la productivité de l'économie globale. Pour éliminer définitivement ces ruptures d'équilibre, il faudrait revenir à Robinson Crusoé et à son état de ravitaillement précaire. Si nous aspirons à mieux, il faut s'accommoder de l'instabi­lité du système économique. Voici le grave dilemme en face duquel nous nous trouvons l

Malheureusement, la « marge » qui permet de pren­dre des décisions n'est plus très grande, depuis que la division croissante du travail et l'augmentation de la productivité - rendue possible par une meilleure technique de production - ont été absorbées par un accroissement formidable de la population mondiale. Il serait, en l'occurrence, possible de varier les termes du manifeste communiste de 1847, en ajoutant que si... « le capitalisme a prouvé tout ce que peut pro­duire l'activité des hommes », s'il « a réussi des mer­veilles encore plus parfaites que les pyramides égyp­tiennes, les aqueducs romains et les cathédrales gothiques, s'il a exécuté des exodes encore plus mas­sifs que l'invasion des barbares et les croisades », seule l'expansion de l'esprit d'entreprise, excessif et parfois aveugle, et son financement par des injections répé­tées de crédit ont rendu possibles ces efforts fantas­tiques. Si, par exemple, le développemént du réseau ferroviaire avait dépendu des moyens financiers péniblement amassés sans qu'il soit fait appel à un

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processus économique accéléré (au moyen d'une petite inflation momentanée, avec le déséquilibre qui en résulte forcément), une course en chemin de fer serait probablement pour nous, aujourd'hui, aussi sensation­nelle qu'elle l'a été pour nos grands-parents il y a quatre-vingt-dix ans! Ce qui est vrai pour les chemins de fer vaut également pour tous les autres progrès tech­niques du siècle dernier : leur extension rapide s'est toujours effectuée dans le cadre d'une période de prospérité, suivie d'une dépression. L'essor est préci­sément cette période dans laquelle toutes les réserves de l'économie sont mobilisées dans le but d'accélérer le développement économique. Donc un « plan quin­quennal » périodique prouve que, depuis cent ans déjà, on a appliqué l'idée de concentrer les placements d'argent, ce qui sert de base aux plans quinquennaux des pays collectivistes. Certes, peut-on se demander si cette accélération du développement économique est toujours un bien? Il n'est pas besoin de jus ti fier notre scepticisme à cet égard. Cet aspect, d'ailleurs, n'est pas en cause puisqu'il s'agit simplement de prou­ver qu'on ne peut pas avoir l'un sans l'autre, et que les changements de conjonctures ne sont pas toujours si dénués de sens qu'ils en ont l'air et qu'on veut bien le dire ; cet « on » désignant les gens qui ont l'habitude de porter aux nues le progrès économique. En tout état de cause, mettons en garde nos lecteurs contre l'illusion dangereuse de croire qu'une économie socia­liste se trouverait, en principe, dans une position différente et n'aurait pas à faire face à des problèmes d'équilibre de ce genre.

2. En dépit des traitements plus ou moins décevants essayés au cours des cent dernières années, et surtout au vu des expériences faites ces dix dernières années, il ne paraît pas impossible d'améliorer notre système économique de manière à réduire le déséquilibre. On peut indiquer les moyens de donner à ce système une souplesse et une résistance qui lui permettront de supporter des troubles d'équilibre sans trop de dom­mages sociaux et de confusion.

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3. Aucun esprit avisé ne niera que les troubles graves auxquels est exposée la vie économique de la plupart des pays depuis plusieurs lustres (et dont le point culminant est la « grande dépression » qui survint dès 1929) sont dus en tout premier lieu à des bouleverse­ments extra-économiques. C'est un véritable miracle que notre système économique ne soit pas complète­ment effondré, et l'on peut se demander si une autre économie aurait fait preuve d'autant de force de résistance. Mais de grâce, ne faisons pas de notre système économique le bouc émissaire des fautes politiques 1

4. Notre système économique a été dénaturé à cette époque par des interventions tracassières et diverses dégénérescences, ce qui l'a rendu de moins en moins apte à fonctionner et à manœuvrer. Sa souplesse en a aussi beaucoup souffert. Il a perdu, dans une certaine mesure, sa faculté d'adaptation et sa mobilité au moment où il en avait le plus urgent besoin, les condi­tions économiques évoluant plus rapidement et plus complètement que jamais. Les conséquences de cette disparité entre la nécessité et la faculté d'adaptation ont abouti à des mesures et des interventions irréflé­chies qui ont encore accentué ce déséquilibre. Sortir de ce cercle vicieux, voilà certes une des tâches les plus importantes et les plus délicates auxquelles notre génération doive faire face. D'aucuns désespèrent d'y arriver - oubliant que le sort de notre culture occi­dentale dépendra d'une solution satisfaisante. Ce problème serait plus aisément résolu si tant d'intérêts privés n'y étaient liés et défendus avec un acharne­ment dangereux... trop souvent même au moyen de slogans et d'idéologies masquant la situation réelle et donnant l'impression que la lutte contre les altérations du système de la concurrence et les intérêts privés émanait d'un dogmatisme inavouable. Or, il importe de savoir si nous avons la volonté et l'intelligence de rétablir notre constitution économique dans son sens primitif. C'est donc, en tout premier lieu, une lutte pour ou contre les monopoles, pour ou contre le prin-

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cipe de l'équivalence des services, pour ou contre l'essor d'une concurrence au profit du bien public et correspondant à notre constitution économique.

Examinons sommairement cette lutte entre l'intérêt particulier et l'intérêt public pour en analyser la nature.

Le conflit des intérêts dans l'économie.

Un principe élémentaire de sociologie affirme que les hommes peuvent entretenir trois sortes de relations pour satisfaire leurs besoins : les rapports négatifs, au point de vue éthique, de la force et de la ruse (le « moyen politique », selon Franz Oppenheimer) ; les rapports positifs, au point de vue éthique, de l'al­truisme ; enfin les rapports contractuels de ceux qui procèdent à des échanges par l'intermédiaire du marché et traitent au gré de leurs intérêts réciproques. Il est évident qu'un éventuel conflit d'intérêts ne peut exister que dans le premier et le dernier cas. Cepen­dant, dans le premier cas, les intérêts du fripon et ceux de sa victime s'affrontent irrémédiablement. Mais dans le dernier cas, en revanche, il semble que le rôle mystérieux que le marché et la division du travail jouent dans toute affaire do-ut-des transforme le conflit en une harmonie d'intérêts. Le libéralisme historique du x1xe siècle a été, jusqu'à un certain point, victime de cette illusion, puisqu'il a admis ce dogme optimiste de l'harmonie des intérêts écono­miques, dangereux surtout parce que son caractère insoutenable conduisit plus tard à nier la vérité par­tielle qu'il contient.

Nous trouvons dans la vie économique le cas parti­culièrement probant d'une harmonie d'intérêts entre les parties contractantes : l'assurance sur la vie. Avec un soin touchant, la société d'assurances sur la vie favorise nos intérêts les plus vitaux, c'est-à-dire notre santé, au moyen de consultations et même d'opéra­tions gratuites. Cependant, personne n'oublie combien nos intérêts vitaux correspondent aux intérêts corn-

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merciaux immédiats de la société. Il s'agit évidem­ment, en l'espèce, d'un cas exceptionnel dû à la nature du contrat et non pas d'une particularité de notre système économique. Dans un État socialiste, il en irait de même. Dans le domaine de l'assurance incendie par exemple, cette identité d'intérêts n'existe pas forcément, puisque le code pénal empêche l'assuré de provoquer lui-même le sinistre. D'ailleurs, même dans le cas de l'assurance sur la vie, le montant de la prime donne lieu à un conflit sérieux, que seul peut arbitrer la véritable concurrence entre les différentes sociétés.

Sans nous faire, en effet, des illusions dangereuses, nous devons nous convaincre de cette vérité qu'au sein d'une société basée sur la division du travail, il existe un conflit naturel d'intérêts entre les producteurs indi­viduels et la totalité des consommateurs, en ce sens que chaque producteur a un intérêt opposé à l'intérêt des consommateurs, c'est-à-dire qu'il poursuit la relation d'échanges la plus favorable pour lui et la plus défavora­ble pour le consommateur. L'intérêt du producteur tend donc à rarifier la quantité totale des produits qu'il offre sur le marché- tandis que le consommateur est intéressé à la plus grande abondance de ces mêmes pro­duits. Chacun, dans son propre intérêt, souhaite une pléthore de toutes les marchandises autres que celle dont il a la spécialité et qu'il vend aux meilleures conditions possibles pour vivre.

Il faut enregistrer cet état de fait peu édifiant, mais étroitement lié à la division du travail, pour bien com­prendre le centre véritable des conflits d'intérêts mani­festés dans toute notre économie politique. Il est parti­culièrement visible lorsque, les conditions de l'offre et de la demande venant à changer, les rapports d'échanges se modifient. Si les consommateurs se décidaient, par exemple, à dépenser moins pour l'alcool et davantage pour les livres et les voyages, nous n'aurions guère le droit, dans l'intérêt des producteurs d'alcool, de nous opposer à ce changement de goût, souhaitable pour l'or­dre public. D'autre part, les producteurs d'alcool ont un intérêt évident à freiner cette tendance. Si nous vou-

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lions les y encourager en estimant leur intérêt légitime, nous défendrions l'égoïsme au détriment du bien public, sans tenir compte de ce fait élémentaire : on produit pour la consommation, mais on ne consomme pas pour la production.

Le même cas se renouvellerait si nous voulions nous opposer à un changement dans les conditions du marché dû à la possibilité de se procurer les biens à un prix réduit, qui peut s'établir de deux manières différentes, mais iden­tiques, dans leur essence et dans leurs effets : d'une part par le progrès technique et d'autre part par le commerce extérieur. Il serait dans l'intérêt de certains produc­teurs de prendre des mesures pour annihiler cette faci­lité plus grande de notre approvisionnement, soit en détruisant des machines, soit en supprimant toute nou­velle forme de commerce soit enfin en faisant fermer les frontières. Mais dans ce même ordre d'idées, les méde­cins auraient intérêt à combattre les méthodes de guéri­son efficaces et bon marché, de même que les auteurs contemporains auraient des motifs pour s'opposer aux traductions d'œuvres étrangères ou aux éditions classi­ques à bon marché.

Le cas est encore pire lorsqu'on essaie, par égoïsme producteur, non seulement d'empêcher un meilleur appro­visionnement, mais de provoquer une pénurie de mar­chandises, ou tout au moins de faire passer une pareille pénurie pour favorable à l'économie. Si quelqu'un bri­sait toutes les vitres de son quartier, on n'en conclurait pas qu'il y a été poussé par l'industrie du verre, mais indéniablement, il eût agi dans l'intérêt de cette der­nière, à l'encontre du bien public. Il en va de même de la destruction voulue de stocks afin de maintenir des prix élevés ou de les faire monter, ou encore de la limitation de production par les monopoles et enfin de l'intérêt que peut avoir l'agriculture d'un pays à une récolte qui ne soit pas trop abondante. Les fermiers anglais ne pro­nonçaient-ils pas, au x1xe siècle, ce toast plutôt sinistre : « Here's to a wet harvest and a bloody war » (Je bois à un été humide et à une guerre sanglante). Ne voyait-on pas, il y a une quinzaine d'années, dans une petite ville

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de l'État américain d'Alabama, un monument élevé à la gloire du ver qui attaque les capsules du coton, en remerciement des services qu'il avait rendus en limitant efficacement la récolte?

Il est donc hors de doute que, pour atteindre un rapport d'échange aussi favorable que possible, chaque producteur a intérêt à la rareté de ses propres produits. Le but de l'économie humaine tendant vers l'atté­nuation de la disette, nous sommes donc en présence d'un conflit irrémédiable entre l'intérêt général et l'intérêt particulier. La réclame la plus persuasive cherchant à gagner la confiance des consommateurs n'y changera rien ; au contraire, les mensonges publi­citaires soulignent précisément le caractère démorali­sant de ces conflits d'intérêts. Dans une économie paysanne se suffisant à elle-même, on trouverait absurde cette perversion de l'intérêt producteur. Elle est en effet la conséquence d'une économie soumise à la divi­sion du travail, dont il faut avouer qu'elle pèche par manque d'harmonie manifeste entre les intérêts des producteurs particuliers et l'intérêt général. Cette discordance est l'un des dangers les plus graves et l'un des maux les plus aigus de notre civilisation. Les folies les plus ineptes, les injustices les plus flagrantes de notre politique économique et les pires aberrations de l'économie du marché incombent à ce virus meurtrier qui durcit les sentiments et obnubile la raison.

Nous voici à même de déterminer la vérité et l'erreur que contient le dogme libéral de l'harmonie. D'abord, cette évidence primordiale : Si l'appétit égoïste des intéressés n'est pas tenu en échec par une éthique écono­mique supérieure, par une noble tradition ou par la simple loi de l'inertie, il appartient à la concurrence réglant l'économie du marché de mettre en action les intérêts contraires - selon le principe de l'équivalence des services rendus - et d'obliger les producteurs à ne défendre leurs intérêts qu'en favorisant l'intérêt général. Ce n'est donc pas la division du travail, ni le marché seul qui assurent la solidarité des intérêts, mais la concurrence destinée à être maintenue coûte

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que coûte. Non seulement il faut que cette concurrence existe réellement, mais encore faut-il veiller à lui garder son caractère loyal, véridique - or ni l'un ni l'autre ne va de soi, comme une conséquence logique de la division du travail et des échanges économiques. Notre volonté doit tendre vers ce but, bien que chaque produc­teur ait tout intérêt à voir triompher des idées contraires en se dérobant aux lois de la concurrence derrière le paravent des monopoles et d'autres privilèges accordés par l'État.

Le libéralisme historique du xixe siècle ne l'a pas toujours entendu ainsi- ce fut là une erreur véritable­ment tragique. Confiant en une solidarité et en une loyauté naturelles exercées par le marché et la division du travail et sous le coup de cette fausse croyance à l'autonomie sociologique de l'économie du marché, le libéralisme a pensé qu'il suffirait d'une sorte de propa­gande rationnelle pour obliger un groupe particulier à une conduite utile à la communauté. Certes, c'est indispensable, mais l'essentiel c'est tout de même l'ap­pel efficace à la conscience et à cette subordination devant l'intérêt général, auquel un homme normal ne reste guère insensible.

Lorsque nous voyons par exemple Jean-Baptiste Say (1800) prôner en toute bonne foi, comme base d'éducation morale, « un bon traité d'économie politique » (dans son utopie libérale : Olbie ou Essai sur les moyens de réformer les mœurs d'une nation), on mesure toute la dis­tance qui nous sépare d'une pareille et étrange naïveté.

Si nous restons sur le plan des intérêts matériels, il nous faut admettre qu'un groupe industriel privé sait parfaitement défendre ses intérêts par des tarifs douaniers protecteurs, par des subventions ou par la création d'un cartel. De même un syndicat ouvrier, en faisant hausser les salaires au-dessus des possibilités du marché, provoque du chômage et nuit à la commu­nauté. Il en est de même d'un fabricant qui, par une publicité intempestive, fait croire au consommateur que sa vie serait gâchée sans l'emploi de tel ou tel produit ou même d'un pays tout entier qui abuse de sa force

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pour en exploiter un autre. Bien entendu, il y a des li­mites dans la défense intégrale de ses propres intérêts et on ne les dépasse pas impunément. Il ne faut pas trop provoquer l'opinion publique - et personne n'a intérêt à pousser la lutte à « coups de poings »jusqu'à la conflagration universelle. Mais comment s'étonner d'un piètre résultat, si l'on n'a rien d'autre à dire aux intéressés que : « l'observance stricte et loyale des règles de la formation des prix par la concurrence est dans l'intérêt bien compris de tous », et s'il n'existe aucune force morale assez puissante pour refréner l'appétit des intéressés. Si l'honnêteté est toujours la meilleure des morales, il est douteux qu'elle soit toujours la meilleure politique. Il faudrait être complètement aveugle pour ne pas admettre que certains individus, certaines classes et certains pays se sont enrichis par une politique fallacieuse d'exploitation ou même de rapine et sans être tourmentés par l'idée qu'après eux viendrait le déluge, engloutissant un tel corps social sans distinction entre «les justes et les injustes ».

Ayant reconnu l'erreur foncière du dogme d'harmonie enseigné jadis par le libéralisme, nous pouvons réaliser combien cet optimisme justifié devait causer de ravages. D'abord, cette philosophie superficielle a affaibli le libéralisme car, en renonçant à une morale sévère, il s'est privé de cet élan irrésistible dont profite chaque mouvement qui sait poser des exigences à l'homme au lieu de se contenter de faire des promesses et d'en appeler à l'intérêt ou au bon sens. Mais ce libéralisme a fait pis encore: il a endormi la vigilance et paralysé la force de résistance contre l'assaut des intérêts particuliers.

Quelle doit être cette force de résistance intellectuelle et morale? On s'en rend compte en cherchant à savoir comment imposer la concurrence et l'observance loyale de ses règles contre la pression énorme de tous les intérêts particuliers. Grâce à la division du travail, chaque pro­ducteur est intéressé au rapport d'échange le plus favo­rable pour sa marchandise - mais l'intérêt de chaque consommateur (représentant l'intérêt commun) se répartit sur une infinité de marchandises qu'on ne peut

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acquérir qu'après s'être assuré d'un revenu comme pro­ducteur d'un seul article vendu avec le profit le plus élevé. Il s'ensuit que le jugement économique de chaque individu est déterminé davantage par sa position de producteur que par son état de consommateur, et voilà pourquoi l'intérêt compact des producteurs domine l'intérêt divisé des consommateurs. L'intérêt des consommateurs est quantitativement plus grand et supérieur à l'intérêt de chaque producteur particulier, mais il est souvent inopérant parce qu'il se dissémine sur un nombre plus grand de personnes. Il est donc d'autant plus aisé de camoufler le véritable état de fait par de pseudo-théories économiques et des idéologies intéressées, masquant le fait que peu de producteurs sont, en fin de compte, encore capables de reconnaître combien il est absurde que tout le monde s'assure des avantages particuliers alors que l'ensemble de la productivité est en baisse. « L'intérêt parle toutes sortes de langues et joue toutes sortes de personnages, même celui de désin­téressé » (La Rochefoucauld). Il va sans dire que le lan­gage du patriotisme apparaît, au premier chef, à l'arsenal idéologique des intéressés. Ceux-ci accréditent aujour­d'hui encore la légende d'une opposition entre les inté­rêts des différentes économies nationales dans la politique commerciale internationale. En réalité, la collision des intérêts est tout autre, puisqu'elle est partie intégrante de chaque économie nationale au sein de laquelle les in­térêts des producteurs recherchant la protection doua­nière s'opposent aux intérêts communs des consomma­teurs et aux intérêts de tous les autres producteurs.

Notre système économique - comme d'ailleurs tout le système social et politique non collectiviste qui le soutient - peut être maintenu, sous réserve de soumettre les conflits d'intérêts à l'arbitrage d'une concurrence efficace, pour autant qu'il n'est pas déjà do­miné par une moralité économique régénérée. Un système économique dans lequel chaque groupe se retrancherait derrière des monopoles et abuserait de l'autorité gou­vernementale à son seul profit; dans lequel les prix et les salaires n'auraient plus d'autre mobilité que celJe du

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mouvement ascensionnel ; dans lequel personne ne voudrait plus respecter les règles du marché et ne serait plus à l'abri des caprices du législateur; dans lequel chacun voudrait vivre aux frais de la communauté en sorte que le budget de l'État absorberait la moitié du revenu national - un tel système économique devrait, par la force des choses, devenir improductif et accentuer encore la lutte autour du revenu total de plus en plus réduit. En fin de compte, la machine refuserait de bien fonctionner.

C'est ce que l'on appelle alors la crise du capitalisme et c'est le prétexte à de nouvelles interventions radicales pour parachever la ruine et la corruption et nous mettre devant cette alternative : ou bien revenir à un ordre raisonnable et moral de l'économie du marché- ou bien nous précipiter dans l'aventure du collectivisme.

Dans ce dernier cas, on ne peut même pas faire valoir l'excuse de n'avoir pas prévu ce qui nous attendait. En tout cas nous n'y trouverons certainement pas l'harmonie des intérêts - au contraire, ils s'y affronte­ront plus que jamais, à peine dominés par l'autorité d'un État déchiré par les luttes intestines dont l'enjeu est de s'emparer du pouvoir à coup d'intrigues, de corruption et d'influences occultes. Rechercher simplement une nou­velle organisation, n'est pas donner une solution satis­faisante à un problème de morale. Comment admettre que la société, l'État, la législation, la jurisprudence et la politique puissent résoudre les tâches combien plus difficiles d'un système collectiviste, alors qu'ils ont été incapables de restituer au système de la concurrence son fonctionnement?

Plus l'économie et l'État sont le jouet et la proie des groupes intéressés et plus le système économique perd de sa souplesse, d'autant plus forte devient la tentation de rechercher une compensation par des manipulations monétaires. On suit alors la ligne de moindre résistance. On évite les problèmes épineux de l'égoïsme des groupes, de la rigidité des prix et des coûts de production et l'on s'en tire par l'inflation monétaire. Elle assure un sauve­tage immédiat, et sans toucher directement aux intérêts

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hypersensibles - elle est une sorte de « remède qui limite ou même évite les troubles professionnels ». On espère ainsi réunir sous son égide tous les intérêts opposés, et rallier un troupeau docile, chacun croyant y trouver son compte sans sacrifices pour personne. Plus le mouvement des prix, du taux de l'intérêt et des salaires s'ankylose, plus la résistance faiblit devant les exigences toujours renouvelées de la caisse publique; plus la dévaluation, le contrôle des devises et l'inflation parais­sent une solution facile, sou tout lorsqu'elle est appuyée par des sommités économiques 1

L'extraordinaire faveur dont jouissent aujourd'hui les remèdes de politique monétaire est un réflexe spontané de durcissement et de désagrégation de notre système économique, dû à l'action d'intérêts particuliers illimités. Chacun devrait se rendre à l'évidence qu'il s'agit en l'espèce, même dans le cas le plus favorable, de palliatifs dangeureux, d'un effet purement temporaire, ne faisant qu'empirer le mal. Quoi que l'on fasse avec la monnaie, il faut tout de même résoudre tôt ou tard le problème fondamental du système économique et des intérêts privés, si l'on ne veut pas livrer l'économie et la monnaie au chaos.

Nous savons déjà que l'économie n'est pas seule en cause. D'une part, il est évident que toute notre civi­lisation ne peut être défendue que par une économie non collectiviste. D'autre part, nous nous sommes déjà rendu compte que le conflit des groupes d'intérêts (« pressure groups », pour utiliser le terme américain frappant) aboutit fatalement à la désagrégation de l'État. :Organisation sous forme de puissantes associa­tions, ces intérêts particuliers divisent toute la vie politique selon leurs visées économiques particulières. Le pouvoir gouvernemental devient l'enjeu de la lutte. Les conséquences désastreuses de ce développement alar­mant sont évidentes. Nous comprenons d'autant moins l'erreur difficilement justifiable des personnes qui croient sérieusement pouvoir bâtir un État nouveau et meilleur, d'ordre corporatif, avec ces groupes intéressés. Ces associations d'intéressés bien organisés aggravent

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encore le mal et aboutissent au pluralisme à la seconde puissance, c'est-à-dire à la création d'une bureaucratie professionnelle. Celle-ci, spécialement dans sa tâche, confère non seulement un élan particulier à la lutte d'intérêts, mais elle défend ces derniers avec une intran­sigeance que ses administrés seraient plutôt enclins à tempérer. Son intérêt professionnel lui commande de faire prévaloir les intérêts d'autrui pour justifier sa propre raison d'être; elle inclinerait souvent ses mandants vers des postulats, défendables peut-être collectivement, mais qui ne correspondent pas nécessairement à l'intérêt réel et bien compris de ses commettants.

C'est peut-être aux États-Unis que ce développement pernicieux a été poussé le plus loin, avec les « lobbyists », chargés de «travailler» et d'influencer les parlementaires à Washington, et dont les honoraires élevés font de cette occupation une spécialité fort lucrative. Même la politique syndicaliste à courtes vues de certains pays - surtout celle de la troisième République fran­çaise dans sa dernière phase et, en une mesure analogue, celle, récente, des États-Unis- est un« pluralisme à la seconde puissance ».

Comment lutter efficacement contre ces abus? La solution est évidente. La cause essentielle du mal étant la division du travail poussée à l'excès, notre première idée serait d'opérer un certain retour au passé et d'augmenter le plus possible le secteur de l'auto­approvisionnement et des relations locales toutes simples de l'artisanat. Avant de juger les hommes, il convient de se demander si nous n'avons pas poussé la division du travail plus loin que ne pouvait le supporter la mentalité humaine si fragile. N'oublions pas non plus que l'anonymat croissant de toutes les relations éco­nomiques et sociales éloigne de plus en plus les hommes en les isolant davantage. Voilà pourquoi un commerçant, parfaitement honorable dans ses relations avec ses propres clients, aura beaucoup moins de scrupules à s'assurer des avantages au détriment d'un groupe anonyme de consommateurs et à toucher de l'État une subvention sur le dos des contribuables. Quand

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tous ces particuliers se groupent encore en une associa­tion étendue, possédant des secrétaires professionnels bien rétribués, la moralité collective de cette association, suivant les lois de la psychologie des masses, tombe encore au-dessous du niveau déjà passablement amoindri de chaque membre. Les secrétaires de ces fédérations ne peuvent s'offrir le luxe d'être plus scrupuleux que les membres et doivent, au contraire, les soulager de scrupules éventuels!

Rien ne sert de jeter l'anathème sur les coupables présumés - il vaudrait mieux déplorer que tout ce développement tende à stimuler les penchants les moins nobles du caractère. Songeons aussi à toute l'insécurité à laquelle une division du travail excessive a livré les hommes. Leur existence dépend essentiellement de la vente ininterrompue d'un seul produit ou d'un seul service. Est-il étonnant qu'ils deviennent mesquins et nerveux? Pour réaliser un pas décisif vers l'assai­nissement, il suffirait déjà de restreindre un peu la place assignée aux affaires d'argent, en élargissant le secteur de l'auto-approvisionnement et du commerce local, au détriment du secteur de la concurrence ano­nyme. Nous sommes même persuadé que le jardin pota­ger derrière la maison opérera des miracles!

Cette mesure à elle seule ne suffit pas. Car l'agran­dissement de ce secteur ne peut s'opérer que dans des limites assez restreintes. Qu'en est-il du vaste secteur du marché? Il serait certes souhaitable d'en arriver à une moralité économique qui obligerait chacun à res­pecter strictement le principe des services. Mais ne nous faisons pas trop d'illusions. Dans la plupart des cas, seul le retour à une libre concurrence, sans réticence, pourrait mettre fin à l'actuelle exploitation réciproque. Pour y parvenir et afin de maintenir intacte la concur­rence contre toutes les pressions et toutes les résistances, il faut en appeler à la compréhension et à la bonne volonté de tous. Cet appel est nécessaire, car la concur­rence ne pourrait pas fonctionner sans certaines normes morales. Que faut-il? Une loyauté rigoureuse en affaires, une stricte observation des règles et un certain orgueil

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professionnel qui éliminent toute tromperie, toute corruption ou tout abus d'autorité. Que celui qui n'applique pas strictement le code de l'honnêteté en affaires, contrevient aux règles de la concurrence, consent à des manœuvres de monopole, accepte sans nécessité absolue les subsides de l'État, fait une publicité outrancière, soit démasqué et puni dans les cas graves comme faussaire ou banqueroutier, frappé d'ostracisme social. Il s'agit donc d'instituer en quelque sorte un « code de l'honnêteté ». Alors sera résolu le grave pro­blème que constitue la lutte démoralisante des intérêts. Même le partisan le plus résolu d'une politique des intérêts s'y trouvera plus à l'aise que sous le régime actuel.

Un appel pressant doit être adressé à la classe possé­dante pour lui rappeler les devoirs qu'impose une position privilégiée. Il faut accorder de la compréhension au petit commerçant, à l'artisan et au paysan que l'âpre lutte pour la vie a rendus mesquins dans la défense de leurs intérêts particuliers. Que les riches, à l'abri des soucis immédiats, ne considèrent pas seule­ment l'étroit domaine de leurs intérêts particuliers, mais élargissent un peu leurs horizons 1 Richesse oblige. Notre but sera atteint lorsqu'un riche renoncera à défendre des opinions économiques découlant unique­ment de ses intérêts particuliers. On devrait pouvoir s'entretenir librement avec les chefs d'entreprises sur l'abus des brevets, sur le danger des sociétés holding sans avoir cette impression pénible de bavarder avec des hommes intéressés, à courtes vues. Ce sera la pierre de touche qui nous fera distinguer à l'avenir l'élite véri­table d'une bourgeoisie mesquine.

Un tel programme n'exclut nullement, à priod, la protection bien comprise de certains intérêts particuliers, contrairement à ce que croyait le libéralisme historique.

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Fin du capitalisme ?

Sous l'impulsion de quelques écrivains. au zèle assez suspect, on a parfois tendance à croire que le « capi­talisme » tirerait irrémédiablement à sa fin. Une cer­taine atmosphère de perplexité a été créée de cette façon, à laquelle on se réfère ensuite comme à une preuve! Il n'est certes pas facile de se soustraire à l'influence de cette atmosphère. Cependant, plus on réfléchit à ce dogme de la prétendue « fin irrémédiable du capitalisme »,plus on s'étonne que des esprits avisés puissent se contenter d'un pareil mélange d'erreur et de vérité, sans rechercher des preuves irréfutables et probantes.

Qu'entend-on par<< capitalisme»? Sa forme historique avec tous ses manquements intolérables ou simplement le principe de l'économie du marché? Selon la réponse, il conviendra de prendre telle ou telle position. Peut­être désignera-t-on comme l'antithèse du« capitalisme» une forme future de l'économie du marché assez con­forme à notre idéal! Au fait, nous a-t-on demandé de prendre position? Voici encore un autre point laissé sans réponse précise. Est-ce que la fin du« capitalisme» est un but qu'il faut souhaiter atteindre? Ou bien s'agit-il d'une simple prophétie? D'un calcul des proba­bilités tenant compte de toutes les tendances? Ou encore la « fin du capitalisme » constitue-t-elle un processus déterminé dont l'échéance serait prévisible et fatale ?

Dans le premier cas, si la fin du capitalisme est un but souhaitable, notre réponse dépend entièrement du sens donné au mot « capitalisme » et de l'organisa­tion économique destinée à le remplacer. Les réponses à donner se passent de commentaires. Mais si l'on devait recommander l'adoption d'un système écono­mique néfaste, c'est-à-dire collectiviste, notre oppo­sition serait d'autant plus fondée que cette évolution serait favorisée davantage par les tendances générales de notre temps. Dans le second cas, nous avouons volontiers notre incompétence en matière de prophétie, et nous laissons aux astrologues le soin de se prononcer.

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Dans le troisième cas enfin, cette constatation suffira : il s'agit d'une forme normale finale du déterminisme social au x1xe siècle, dont Marx est le père spirituel. La cause paraît entendue!

Une analyse calme et pondérée des changements de structure les plus importants de notre système écono­mique nous fera comprendre les modifications passées et celles à venir. Ce thème mériterait certainement un examen plus approfondi que celui auquel nous pouvons nous livrer ici.

Éxaminons d'abord l'un des changements les plus notables intervenus depuis cinquante ans, c'est-à-dire l'importance accrue des grandes entreprises, des in­dustries géantes et des monopoles de toutes sortes. Il ne saurait être question de nier un pareil développement. Mais, avant de tirer des conclusions pour l'avenir de notre système économique et d'un programme de réformes, capables d'opposer une barrière à un pareil développement, il convient d'en souligner deux aspects.

Le premier concerne le volume réel de cette évolu­tion qu'il serait dangereux de surestimer. Ce serait une erreur de prétendre que dans tous les domaines une concentration de la production, des fortunes, des revenus et du pouvoir économique s'est effectuée. Car non seulement l'agriculture de la plupart des pays a su résister victorieusement à ce développement, mais aussi une partie non négligeable des autres branches de l'industrie. Même dans des pays comme l'Allemagne et les États-Unis, où la concentration et la prolétari­sation ont fait des ravages sensibles, les entreprises géantes sont moins prépondérantes qu'on ne le prétend. En ce qui concerne l'Angleterre, l'augmentation con­tinue des petites fortunes, d'après des informations récentes, caractérise le développement commencé ; quant à la Suisse, cette question a déjà reçu sa réponse ailleurs. Ce qui s'est passé est certes attristant, mais pas déprimant au point de n'oser l'aborder avec franchise.

D'autant plus (second point plus important) que derrière la concentration il n'y a pas de forces positi­vement invincibles. On a prétendu que le développement

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technique, mis en évidence, mène tout droit à l'uni­fi-cation de plus en plus accentuée des entreprises et des industries. Il convient d'opposer à cette thèse un certain nombre d'arguments techniques.

D'abord, en admettant même que ce développement signifie une entreprise technique, nous en serions d'autant moins les esclaves que nous aurions la vo­lonté de rester maîtres de notre destin. Puis l'argument technique semble erroné du fait que la concentration -celle des exploitations et surtout celle des entreprises à exploitations multiples - a dépassé considérablement les proportions imposés par le progrès technique. Enfin cet argument paraît spécieux parce que, autrefois, il eût été possible, avec un peu de bonne volonté, de donner une autre orientation à ce développement technique, afin de diminuer cette emprise des entreprises géantes. D'ailleurs ce changement de direction pourrait encore s'opérer dans l'avenir, à condition que les ingénieurs veuillent s'occuper de cette tâche d'une technique « sociale ». En réalité, ce développement même de la technique actuelle, si socialement aveugle, a provoqué de véritables révolutions - l'exemple de l'électricité et du moteur à explosions le prouve - qui ont aug­menté la vitalité des petites entreprises. Le dévelop­pement de la technique ne suit pas les lois immanentes de la physique, mais il dépend des missions qu'on veut bien lui confier. Ces tâches ayant été souvent posées jusqu'ici par la grande entreprise elle-même, il n'y a pas de raison pour que la technique n'arrive pas à résoudre les problèmes d'une technique « sociale », favorables à l'épanouissement de la petite et moyenne industrie, comme elle a trouvé la solution du problème de la télévision ou du film sonore. Mais il faudrait évidemment que toutes ces· nouvelles tâches, de même que la philosophie sociale sur laquelle elles se fondent, soient enseignées aux jeunes ingénieurs avec une clarté suffisante pour éveiller leur enthousiasme. Il semble que l'on pourrait mettre à profit ce champ d'action pour coordonner les sciences sociales et les études polytechniques.

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Enfin l'argument technologique induit parfois en erreur, indépendamment de la supériorité contestable du facteur économique. Il est évident que si la fabri­cation en masse (en tout cas pour les biens de consom­mation) devait influencer le genre et la qualité des produits il faudrait, au préalable, qu'il y eût une demande accrue de ces produits. Ainsi le grégarisme de la production présuppose-t-il celui de la consom­mation. Même la réclame la plus audacieuse - que le législateur est d'ailleurs libre d'interdire - n'est souvent pas capable de créer un pareil grégarisme dans la consommation, ni d'éliminer ainsi des habitudes traditionnelles. De plus, la supériorité de la technique des grandes industries est douteuse si les machines à haut rendement restent improductives pendant les périodes de dépression, rendant ainsi la grande entre­prise plus sensible encore à la crise que les petites exploitations. Cette supériorité dépend également des facteurs psychologiques et de l'organisation. La ratio­nalisation la plus poussée et les machines les plus compliquées peuvent être d'un profit très minime si l'on ne vou·e pas une attention suffisante au facteur humain qui influe de façon décisive sur le fonctionne­ment normal et bien organisé de l'entreprise - surtout quand la multiplication des grandes entreprises met en danger l'équilibre même de la société. Tenant compte de ces faits, il se pourrait qu'une technique et une organisation de la production permettant d'abaisser les prix de revient immédiatement calculables fussent en fin de compte plus coûteuses pour la nation prise dans son ensemble.

La prétendue fatalité technologique désormais écartée, occupons-nous maintenant de deux autres arguments étroitement liés. En partant de l'idée que le capitalisme, l'économie mondiale et le libéralisme ne peuvent prospérer que dans une atmosphère dynamique et riche en possibilités d'expansion, on voudrait faire croire que ces possibilités d'expansion commencent à s'épuiser pour des raisons péremptoires. L'un des arguments a trait à l'épuisement des possibilités d'ex-

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pansion dans l'espace, nous l'appellerons donc l'ar­gument géographique, alors que l'argument démogra­phique repose sur la densité réduite de la population. Le premier prétend que la réserve en kilomètres carrés de territoires inexplorés et inexploités tire à sa fin, le second affirme que l'apport en hommes se raréfie ; tous deux tendent donc à prouver que l'im­pulsion de notre système économique doit diminuer graduellement.

Ces arguments, si pertinents de prime abord, sont sans fondement réel. Ils représentent une variante typique de ce sophisme que le penseur américain Whitehead désigne sous le vocable de « fallacy of misplaced concreteness » (erreur de la concrétisation mal placée) - car ils confondent les kilomètres carrés et les hommes avec le pouvoir d'achat, seul point important pour un élargissement du marché. Les possibilités de vente dans le monde dépendent uni­quement des possibilités d'augmenter la production dans tous les secteurs. Pourquoi n'y aurait-il pas, en lieu et place d'un accroissement extensif du marché, un développement intensif, dans un espace donné et avec un nombre d'hommes donné? Parce~que le pouvoir d'achat est exercé d'une manière concrète par les individus, on commet l'erreur - et c'est ici qu'il faut placer la « fallacy of misplaced concreteness » -de croire que la somme totale de la demande dépend du nombre de personnes. On confond donc les hommes avec les francs ou les dollars. Il existe certes des besoins très peu élastiques dont la demande totale dépend plus ou moins du nombre global d'acheteurs possibles; mais en tout autre cas la demande, indépendamment du nombre d'acheteurs, est fonction du pouvoir d'achat. Celui-ci, à son tour, dépend de la production, c'est-à-dire du résultat par lequel on arrive à satisfaire les besoins des autres. Le nombre total des sapins de Noël à vendre est déterminé grosso modo par le nombre des familles, mais la valeur et la quantité de cadeaux qu'ils abriteront varient de famille à famille selon le revenu de chaque chef de famille. Un arrêt da.ns l'aug-

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mentation de la population signifie un arrêt dans la· production de certaines marchandises (par exemple : les arbres de Noël, les poussettes et les flocons d'avoine). Mais la question se poserait de savoir s'il est vraiment utile d'envisager un point de saturation pour tous les biens de ce monde. Suffirait-il de décupler la pro­duction actuelle pour porter le revenu des masses à ce niveau estimé vital aujourd'hui parmi les classes disposant de moyens élevés ?

L'argument géographique n'a pas de meilleures raisons à faire valoir. Ici ce ne sont pas les hommes, mais les kilomètres carrés que l'on confond avec des francs et des dollars, ce qui est une nouvelle « fallacy of misplaced concreteness » à la base de toute concep­tion aujourd'hui abusive du terme d'espace. Il va sans dire que l'importance du marché ne dépend nullement du nombre de kilomètres carrés, mais du degré auquel atteint le pouvoir d'achat; celui-ci, à son tour, dépend d'une production accrue, c'est-à-dire économiquement équilibrée. Voilà ce qui condamne l'idée d'après laquelle le capitalisme de l'économie mondiale serait unique­ment tributaire d'un espace sans cesse grandissant. Son volume est essentiellement déterminé par le niveau du pouvoir d'achat global du monde, et celui-ci dépend uniquement de l'équilibre de la production mondiale.

Il est probable que la limitation des possibilités d'expansion démographique et géographique provo­quera bientôt un changement de structure de notre économie ; il serait d'ailleurs dangereux de sous-estimer l'importance de ce phénomène. Le dynamisme forcené du développement économique actuel devra adopter un rythme un peu moins désordonné. D'autres forces sont d'ailleurs à l'œuvre, capables d'amener une régres­sion dans l'industrialisation outrancière. Mais le sys­tème de l'économie du marché ne dépend pas le moins du monde d'un pareil dynamisme. A part les problèmes d'adaptation, il semble au contraire que notre système économique ne pourrait qu'y gagner. Au fond il serait regrettable que la guerre puisse obliger, par ses destructions massives, à compter sur le capitalisme

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dynamique pour vouer toutes ses forces et toutes ses ressources à l'impérieuse tâche de reconstruire les villes, les industries, les moyens de transport terrestres et maritimes, etc, anéantis par ce fléau. Aussi longtemps que cette mission ne sera pas accomplie, toute dis­cussion autour du problème des possibilités d'expansion économique du capitalisme offre un caractère purement académique 1•

D'autres considérations s'ajoutent, qui nous obligent à être un peu plus complet. Constatons d'abord que la cause finale de la ruine économique internatio­nale et des graves troubles fonctionnels du marché doit être recherchée dans les bouleversements profonds, a us si bien extérieurs que spirituels, provoqués par les progrès réalisés par le collectivisme économique et politique dans le monde. Le principe collectiviste représente une entorse si radicale aux valeurs, aux sentiments, aux idées admises, et la politique collecti­viste eut un effet si déprimant que les réflexes mentaux assurant le fonctionnement du marché devaient néces­sairement refuser de fonctionner. Toutes les autres explications plus ou moins plausibles de la crise économique, cherchant les causes sur le terrain pure­ment économique, négligent ce point essentiel : l' effon­drement des fondements spirituels et politiques de notre système économique.

Si nous réussissions à colmater la brèche collectiviste, nous nous trouverions devant une détente donnant lieu à un essor inattendu. Le corps économique re­trouverait du coup une nouvelle vitalité en même temps que ses réflexes naturels et son ancienne sou­plesse. Il pourrait se passer de cures miraculeuses et de stupéfiants aux effets si douteux! Mais cette détente ne se produira que si une distinction s'opère sans ré­mission · entre principes collectiviste et non collee-

(1) L'auteur a écrit cet ouvrage au cours de la dernière guerre. Il se livre ici à quelques réflexions sur la situation d'alors, que nous supprimons pour la présente édition. (Note de l'éditeur.)

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tiviste. Le monde non collectiviste ne peut faire au col­lectivisme aucune concession dépassant les nécessi­tés impérieuses de l'économie de guerre et il doit couper tout contact avec les tendances collectivistes. Le spectre du chaos économique et la dépression pa­ralysante de l'après-guerre pourront être d'autant mieux écartés que la séparation entre le collectivisme et le non-collectivisme sera irrémédiablement effectuée.

Il faut combattre ce fatalisme déraisonnable qui, par son effet paralysant, justifierait un pronostic pessimiste et corriger cette idée que les suites écono­miques de la guerre conduisent tout droit au collec­tivisme politique et économique. Les idées fatalistes sont imputables à de simples erreurs de la pensée, et il suffit de les redresser, sans excès d'optimisme ou de pessimisme. Cela vaut surtout pour les conséquences financières de la guerre, que trop de gens confondent avec une vision apocalyptique d'inflation gigantesque, de dévaluation ou d'autres actes de désespoir et de folie ..•

On commettrait une erreur foncière en imaginant qu'à la guerre on commence par dépenser largement l'argent, en laissant ensuite à l'économie nationale le soin de payer la note. En réalité, les frais de guerre signifient (dans une moindre mesure, aussi ceux de défense de la neutralité) qu'une certaine quotité des forces de production est absorbée dans un but exclusif, ce qui équivaut forcément à une diminution corres­pondante dans les besoins civils. Main-d' œuvre, entreprises de production, réserves de matières premières, moyens de transport et biens « non spéci­fiques» (charbon, fer, ciment, etc.) sont utilisés désormais pour les besoins de la guerre et gaspillés au vrai sens du mot. Voilà l'aspect du fardeau réel financier et écono­mique de la guerre, le véritable sacrifice de l'économie nationale pour la conduite de la guerre. Il s'ensuit que l'ensemble de la population mangera un peu moins, se vêtira un peu plus mal, voyagera moins, vivra sur ses réserves, ne fera pas de réparations immobilières, s'imposera mille autres privations et, en compensation,

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elle travaillera un peu plus. Ce sacrifice doit être consenti quotidiennement pendant la guerre et ne saurait être réservé aux générations futures. La guerre doit être conduite avec la production d'aujourd'hui, sans pouvoir anticiper sur celle de la postérité. A une seule exception près, il n'existe pas de quatrième dimension à laquelle on pourrait faire supporter cette charge.

La cause est entendue, il n'existe aucune méthode financière qui permettrait, en remplaçant les impôts par des emprunts, de se décharger des frais de la guerre sur les générations futures. Quels que soient les moyens employés pour financer la guerre, impôts, emprunts, inflation ou une combinaison de ces trois méthodes, ce qui est dépensé dans une guerre, eu égard à l' é­conomie nationale, ce sont des biens auxquels la po­pulation doit renoncer immédiatement. Lorsque la guerre est terminée, elle est déjà payée, du point de vue de l'économie nationale, par le déficit de l'ap­provisionnement en marchandises pendant la guerre. La manière d'imposer et de répartir ce déficit sur l'ensemble de la population est avant tout un pro­blème fiscal - certes écrasant. Si, pour une grande partie des frais de guerre, on a adopté la méthode de l'emprunt, il faut résoudre le problème de l'amor­tissement et du remboursement de la dette; ce sera un problème national de répartition très difficile et désastreux, mais ce ne sera ni plus ni moins. La charge représentée par la dette a des côtés extrêmement sérieux, mais elle ne signifie pas que le revenu natio­nal doive être, après la guerre, amputé du montant des intérêts et du remboursement, puisque, déjà pendant le conflit, ce revenu national a été diminué du montant de la dette par la renonciation des souscripteurs à une jouissance correspondante des biens.

Voilà comment, d'une manière générale, il con­vient d'envisager les choses, si l'on veut se rendre

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compte de la situation réelle. L'économie nationale ne permet de différer le paiement de la guerre qu'en la finançant par des emprunts étrangers ou par la réali­sation de valeurs à l'étranger ou encore en s'offrant le luxe de s'abstenir pendant la guerre de renouveler ses réserves, la productivité du sol, du cheptel, les biens immobiliers, les moyens de production et de trafic soumis à une rapide usure. Cette consommation réelle de capitaux a une importance très grande parce qu'elle est généralement le seul moyen de déplacer effectivement les charges, possibilité que le gouverne­ment d'un pays belligérant ne manquera pa~ de saisir. Il s'y ajoute les énormes dévastations de la guerre elle-même et les ravages très graves dans l'organisation économique dont il faut tenir compte lorsqu'on veut établir le bilan de la guerre. Mais un véritable retour au paupérisme des siècles passés (spectre que bien des personnes évoquent) n'est à prévoir que si la guerre détruit non seulement l'appareil de production, mais avant tout les hommes qui sont les soutiens de l'éco­nomie mondiale, en même temps que leurs forces motrices et leur organisation essentiellement libérale. Si cette destruction n'a pas lieu, nous pouvons faire confiance à la force et à la puissance de régéné­ration de notre système économique. N'oublions pas non plus qu'un système capable de produire des moyens de destruction aussi massifs aura la force d'accomplir aussi des miracles dans la recons­truction.

Il convient également d'assigner des limites à ce fata­lisme selon lequel il n'y aurait pas moyen de se débar­rasser de l'interventionnisme gouvernemental né de la guerre. Il .est malheureusement certain que trop d'intéressés se défendront énergiquement contre son abolition, dépeignant sous les couleurs les plus sombres ses suites inévitables pour l'ensemble de l'économie nationale. Nous avons d'autant plus de raisons de le souligner que les difficultés de transition à l'économie privée sont généralement surestimées.

S'il n'y pas de place pour le fatalisme, tout dépend

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donc de la position que prendront les hommes au sujet de l'évolution vers le collectivisme et le césarisme économique. Cette volonté ou cette résistance n'est nullement laissée à la libre appréciation de chacun, mais elle dépend en premier lieu du climat social dans lequel peuvent mûrir l'opinion et la volonté des dirigeants au pouvoir. Les facteurs de ce climat peuvent être déterminés assez exactement et il n'y a plus qu'un pas, vite franchi, pour les influencer.

De quoi s'agit-il? L'humanité se laissera vraisem­blablement emporter par le courant et les remous du collectivisme aussi longtemps qu'elle ne verra pas devant ses yeux un autre but positif et immédiatement réalisable, autrement dit aussi longtemps qu'elle n'aura pas un programme à opposer au collectivisme pour lequel elle puisse véritablement s'enthousiasmer. Il ne sert à rien de nier la poussée très nette vers le collf-ctivisme. Nous manquons aujourd'hui encore d'un contrepoison, c'est-à-dire d'un autre programme ca­pable de galvaniser les énergies. et de déchaîner les enthousiasmes.

Cependant on se tromperait beaucoup en admettant qu'il suffirait de revenir au point de départ, c'est-à-dire au capitalisme historique, avec tous ses attributs, pour y trouver les armes capables de vaincre le collec­tivisme. Une telle restauration n'est nullement notre but et nous ne saurions la prôner en notre âme et conscience. Il n'est pas possible d'ignorer que la ruine de l'ordre mondial, libéral et capitaliste, est due, pour une part importante, à ses propres imperfections, à ses développements erronés et à ses dégénérescences. Les causes finales de l'effondrement sont incontes­tablement ancrées très profondément dans la vie humaine, spirituelle, morale et politique, et se résument dans la formule suffisamment connue du grégarisme répandu dans notre société et de la révolte des masses qui s'en est suivie. Mais ce sont précisément des facteurs économiques et sociaux qui ont contribué à ce déve-

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loppement - dont l'ère libérale est partiellement responsable - et pour le traitement duquel nous devons avoir nos coudées franches, sans être liés dogmatique­ment au programme économique du libéralisme histo­rique.

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DEUXIÈME PARTIE

ACTION

ABERRATIONS ET IMPASSES

La trame primaire de la pensée contemporaine.

Une expérience journalière nous apprend qu'une multitude d'hommes s'expriment de manière assez sommaire, surtout sur des problèmes affectant la vie collective, sans tenir compte des nuances séparant l'erreur de la vérité. N'avons-nous pas fait plusieurs fois nous-même l'expérience que l'identité de vues que l'on croyait établie au cours d'une conversation apparaît trompeuse quand les conclusions de notre interlocuteur nous prouvent que les points essentiels lui ont échappé? Après avoir acquiescé à une critique du libéralisme et du capitalisme et s'être vu approuvé dans quelques-unes de ses idées favorites, il est per­suadé qu'il faut passer maintenant à des actes que nous savons funestes et qui ne peuvent qu'empirer le mal. Le jugement de beaucoup d'hommes n'est pas assez subtil et leur force d'imagination pas assez dé­veloppée pour leur permettre de découvrir d'autres solutions que celles qui finissent par les visées du collectivisme politique et économique.

Les monopoles sont-ils nuisibles? Que l'État les prenne à son compte ou encore qu'il crée un office spécial à leur intention. Nous sommes-nous quelque peu désintéressés du problème social jusqu'à maintenant? Que l'État organise minutieusement la classe ouvrière et qu'il la fédère en vue de la faire participer à une caisse de re­traite de l'État. L'ancien esprit de la paysannerie et de l'artisanat tend-il à disparaître? Que l'on rassemble les

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paysans et les artisans afin d'organiser des cours d'ins­truction pour leur réapprendre l'honneur professionnel et la fidélité aux traditions. Les relations économiques internationales dérivent-elles de l'anarchie? Qu'on introduise enfin une économie planifiée internationale 1 Inutile de poursuivre ce petit jeu de questions et de réponses. L'opinion courante ne laisse aux hommes que le choix entre deux possibilités, incapables qu'ils sont de reconnaître ce qui dépasse cette alternative.

Selon eux, nous aurions exclusivement le choix entre la révolution et la réaction, entre le fascisme et le com­munisme, entre l'inflation et la déflation, entre la sta­bilité intérieure des prix et la stabilité du cours des changes, entre la ruine de la famille et l'augmentation constante de la population, entre la démocratie dégéné­rée et le despotisme autoritaire, entre le nationalisme et l'internationalisme, entre le relâchement de la civilisa­tion et la sauvagerie barbare, entre la licence et l'esprit ascétique, entre le rationalisme morbide et l'irrationa­lisme destructeur de culture, entre le désordre et l' orga­nisation, entre l'opposition au progrès et la surestima­tion de la technique et de l'économie, entre un paci­fisme faible et un militarisme arrogant, entre l'indi­vidualisme et le collectivisme, entre une fuite éperdue vers les villes et une rusticité accablante, entre le mar­teau et l'enclume, entre l'impérialisme des uns et celui des autres et enfin entre le capitalisme historique et le libéralisme d'une part, et le socialisme d'autre part. «La loi de double frénésie », selon Henri Bergson.

On peut admettre que, sur un point, la plupart des gens ont déjà pris position, c'est-à-dire qu'ils sont contre le capitalisme (ou sommairement contre le principe du laissez-faire), en partie parce que ses représentants, souvent primaires, soulignent que nous n'avons pas d'autre choix que le capitalisme ou le socialisme. On ne suivra évidemment pas plus longtemps les aberrations du capitalisme historique. Le débat est définitivement clos, ·aussi serions-nous plutôt enclin à le protéger, par esprit chevaleresque, contre les attaques exagérées diri­gées contre un vaincu.

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D'autre part, ce serait une erreur de prétendre que la grande majorité se déclare ouvertement en faveur du socialisme. Malgré l'influence des exemples contempo­rains et de la propagande, la plupart des hommes hési­tent à lui emboîter le pas - un siècle de critiques du socialisme n'est pas resté totalement sans effet et la réaction de l'instinct vital est encore vigoureuse. Dans les pays occidentaux, ce n'est encore qu'une minorité - agissante et fanatique, il est vrai - qui préconise ouvertement l'exemple communiste. « L'expropriation des expropriateurs », la « socialisation des moyens de production » et autres slogans de cette qualité ont dû céder le pas devant des formules moins compromettantes. Quoique le terme de« socialisme>> ait beaucoup perdu de son ancienne rigueur, on n'en continue pas moins à l'utiliser avec une certaine circonspection. On l'atténue par des qualificatifs de toutes nuances, en le baptisant socialisme « chrétien », « national » ou « fédératif ». On calme les esprits par des néologismes tels que « écono­mie planifiée » ou « économie dirigée » et le contenu des programmes correspond bien au sens plus bénin des mots.

On éprouve donc quelque gêne devant la simple alter­native entre le capitalisme et le socialisme et on s'efforce de l'éviter et de trouver quelque chose de nouveau. Mais ici encore, la trame primaire de la pensée contemporaine se trahit; car, trop souvent, on a recours à un programme qui, côtoyant parfois le « tiers » chemin, s'égare pour s'achever dans le collectivisme.

Ces expériences justifient la nécessité d'émettre quelques considérations d'ordre négatif qui marqueront les carrefours où il s'agit de se tenir sur ses gardes pour ne pas se fourvoyer.

Le socialisme.

Nous aurons tôt fait de démontrer le caractère anti­social du socialisme. Il a fini, depuis quelque temps déjà, d'être une utopie cédant à tous les caprices de la fantaisie. Devenu réalité, il ne faut ni le croire idéal, ni le déclarer absurde. Le socialisme n'est pas une utopie,

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mais une tragédie. Voilà ce qu'il convient d'affirmer avec toute la netteté voulue. De même que nous n'avons pas voulu juger le capitalisme d'après ses seuls aspects matériels, mais selon les contributions immatérielles qu'on lui doit, nous nous interdisons de fonder un pre­mier jugement du socialisme sur la probabilité de son échec matériel. Il faut admettre les prévisions de Nietzsche, selon lesquelles, suivre le socialisme, signi­fierait« aller jusqu'au bout de la tyrannie» (Volonté du pouvoir, 125), et nous croyons l'avoir prouvé précédem­ment. Cette constatation blesse les défenseurs du socia­lisme au point le plus sensible et les rend perplexes, plus encore que la critique antérieure de leur programme purement économique. Toutefois, nous ne connaissons jusqu'à présent aucun essai sérieux de réfutation; on ne peut d'ailleurs guère se représenter qu'il puisse être tenté. Certains socialistes ont dû réviser leurs concep­tions et imaginer des formes de socialisme qu'ils croient à l'abri de cette critique fondamentale. Bien à tort d'ailleurs -et nous essayerons de le leur prouver.

Le socialisme, stimulé par la situation désespérée et prolétarienne de certaines masses d'ouvriers et prôné par des intellectuels non moins désabusés qu'eux (Dieu sait comment ils arriveront à justifier leur action perni­cieuse!) correspond aux intérêts de ces intellectuels beaucoup plus qu'à celui des masses. L'État socialiste promet, effectivement, à ces pontifes une ample moisson de sinécures, de situations dirigeantes. Ce n'est pas du prolétariat industriel, mais bien des prolétaires acadé­miques et intellectuels qu'est né le socialisme : là se trouve le danger social le plus grand et c'est là qu'une intervention est la plus nécessaire.

Cependant, on commettrait une injustice envers une grand nombre de ces intellectuels en les supposant uni­quement poussés par des motifs d'intérêts. Leur attitude est souvent dictée par du dévouement et un sentiment de justice passionné. Pourquoi ont-ils donné leur préférence au socialisme? Cela ne s'explique que par le grégarisme de la société occidentale en général et du prolétariat intellectuel en particulier.

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Voici pourquoi le monde des artistes fournit un contin­gent si élevé d'adeptes au socialisme. Ils devraient pour­tant savoir que l'art et la littérature se verront exposés, dans l'État collectiviste, à un climat réellement meur­trier. Quel aurait été le sort d'un Cézanne dans un État socialiste? Lui qui, grâce à la fortune de son père, a pu s'offrir le luxe de peindre pendant trente ans sans s'occu­per des contingences extérieures?

Le monde actuel est plein d'artistes, d'hommes de lettres et de savants qui ignorent le premier mot des rela­tions sociologiques ou économiques ; pourtant ils ne manquent pas, grâceàl'autoritéacquisedans un domaine tout différent, de porter un jugement sur notre système économique et de préconiser avec ferveur l'une des nom­breuses formes du socialisme à la mode. On pourrait citer une longue liste d'éminentes personnalités, Romain Rolland, Bernard Shaw et bien d'autres. Tous n'ont pas eu l'occasion, comme André Gide, de modifier leurs con­ceptions au contact de la réalité communiste et, plus rarement encore, ont-ils loyalement osé, comme lui, avouer publiquement leur erreur.

Un socialisme qui matérialiserait et dissoudrait com­plètement la société, consumerait sans frein les forces organiques et les réserves de la société, car il aboutirait aux pires excès d'une évolution commencée avant lui et qui lui a permis de se développer. Pour ne pas sombrer dans le chaos, l'État socialiste aurait recours à n'importe quel nouveau moyen capable de le maintenir en selle et il s'attaquerait sans vergogne aux sources vives de la société : aux traditions, aux fondements acquis, à la stabilité de la monnaie, à l'intégrité de la personne et de la propriété, à la continuité, aux petites communau­tés, à la paix et au droit des gens. Sans songer à l'avenir, l'État socialiste vit au jour le jour et se contente de sauver sa façade d'année en année, sans ce sentiment d'humilité qui nous étreint en songeant qu'à tout prendre, le présent n'est qu'une époque bien minuscule entre un immense passé et un avenir énorme. Il en résulte qu'une extrême insécurité et un degré croissant d'insta­bilité empoisonnent la vie, malgré tous ces « plans »si

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vantés et inapplicables pour nous-mêmes au-delà d'une période forcément limitée.

Dans d'autres domaines, le socialisme risque d'être bien pire que le capitalisme. Certes, la position actuelle de la classe ouvrière, dans la grande exploitation indus­trielle, n'est pas satisfaisante, mais sa dépendance ne deviendra-t-elle pas intolérable lorsque l'ouvrier sera subordonné à un seul patron omnipotent, c'est-à-dire à l'État socialiste tout-puissant? Avec quel mépris entend­on parfois les socialistes traiter le paysan ou le « petit bourgeois », mais de quels éloges enthousiastes ne cou­vrent-ils souvent les merveilles de la technique;'d' entre­prises géantes et d'autres réalisations colossales 1 On commence à se rendre mieux compte quelle sorte de super-américanisme nous menace de ce côté-là... Les efforts socialistes pour collectiviser l'agriculture prouvent que les méthodes de production en grand risquent de s'étendre à des domaines dans lesquels notre système économique a su préserver jusqu'ici la petite exploita­tion. Cette perspective de voir collectivisée l'agriculture est d'autant plus probable que l'État socialiste a tout intérêt à former des agglomérations dépendantes, faciles à fanatiser et encore plus faciles à contraindre et à dresser.

Sous prétexte de juste répartition, l'État socialiste flagornera la masse avec des phrases égalitaires, en les soutenant au besoin par des persécutions de l'ancienne élite sociale. Une lourde atmosphère de prolétarisme régnerait partout dans le pays. Aucune expérience précé­dente ne permet de croire à ce miracle que la nouvelle élite renoncerait, dans un accès d'ascétisme, aux privi­lèges que lui aurait valus son omnipotence étatiste.

En outre, ne perdons pas de vue que si la justice so­ciale réclame une répartition égale des revenus et des fortunes, elle recherche avant tout celle du pouvoir. Les socialistes ne veulent pas éliminer la propriété privée de moyens de production dans le seul but d'abolir le revenu privé des capitaux, mais surtout pour supprimer le pouvoir que procure cette propriété. Où la concen­tration d'un tel pouvoir serait-elle plus forte que dans

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l'État socialiste? Qu,on veuille ou non appeler les béné­ficiaires de ce pouvoir des « propriétaires », cela ne change rien au fait qu'ils le restent dans leurs fonctions. Voilà pourquoi il convient d'affirmer que le chef d'un État collectiviste est le plus grand propriétaire de l'his­toire car, pour autant qu'il soit possible de « posséder » une propriété aussi étendue, on peut prétendre que tout son pays lui « appartient ». Rien ne serait changé dans sa position si on lui transmettait en bonne et due forme cette propriété selon le droit bourgeois. Il est vrai qu'il lui manque une chose essentielle dont bénéficie même le plus petit paysan dans notre société, grâce à l'ordre social et juridique bourgeois: les garanties qui lui sont accordées par un État fondé sur le droit, répondant de la sécurité de sa propriété, lui donnant la certitude que l'arbre qu,il a planté abritera encore de son ombre ses arrière-petits-enfants.

Inversement, là où l'évolution socialiste a déjà annulé ces garanties, la propriété privée a perdu une grande partie de sa consistance juridique. Et lorsqu'un homme peut être dépossédé de ses biens, parce qu'aux yeux du parti au pouvoir il est politiquement peu sûr, la position du propriétaire se rapproche sensiblement de celle d'un simple fonctionnaire d'État socialiste. Comme toutes les autres valeurs dans un tel État, la notion de propriété est dorénavant politisée, frustrée de son sens et de sa dignité.

Cette constante menace du socialisme n'a pas moins d'importance que sa contribution matérielle décevante, alors que la supériorité du capitalisme est très nette à cet égard. Le danger de voir le socialisme voué à un échec dans la production matérielle des biens a été traité avec une faveur toute particulière- que nous ne partageons d'ailleurs pas - dans la littérature courante; cet argument étant secondaire, des explications plus détaillées deviennent superflues. Néanmoins, il paraît opportun de rectifier un malentendu très répandu, provenant d'expériences faites actuellement. On oppose aux critiques faites au socialisme que dans les pays socia­listes on travaille et on produit autant qu'ailleurs, qu'on

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y édifie des constructions géantes et que les machines n'y produisent pas moins que dans les pays capitalistes, et enfin, fait non négligeable, on souligne la courbe ascen­sionnelle constante du revenu national dans ces pays.

Or ces apparences, comme les chiffres des statistiques, sont trompeuses pour plusieurs raisons. Il faudrait con­naître les frais immenses et improductifs de la bureau­cratie socialiste (« waste in planning ») et savoir, en outre, par quel effort supplémentaire - et souvent camouflé -cette augmentation de production a été obtenue ; enfin, quelle est la part volontaire ou involontaire des pays capitalistes étrangers. De plus, il faudrait connaître le capital en machines, en expériences et en culture quL a permis à l'État socialiste d'inaugurer son règne et de couvrir longtemps son propre déficit. L'essentiel est de ne pas produire des objets au sens purement technique et physique, mais de « créer >> dans le sens économique, c'est-à-dire d'adapter la production aux besoins réelle­ment constatés de la population.

Tous ces arguments négatifs ont incliné des théori­ciens socialistes à chercher ailleurs et à inventer de nou­velles formes du socialisme. L'examen de ces concep­tions théoriques offre un intérêt minime, car il s'agit, en l'espèce, de simples abstractions qui se prêtent peut­être à des discussions académiques ou même à une pro­pagande subversive, mais très peu à des considérations pratiques. Ces théoriciens socialistes, surtout dans les pays anglo-saxons, n'ont pas jugé utile d'étayer les fon­dements sociologiques de leur programme, dont la fra­gilité n'échappe à personne.

La société est-elle une machine ?

Le socialisme actuel est en outre caractérisé par le rationalisme technico-scienti{ique, tel qu'il est incarné par l'écrivain H.-G. Wells et démasqué par son compa­triote Aldous Huxley dans son anticipation utopique Brave New World, qui permet de suivre l'esprit du x1xe siècle dès ses débuts, de le voir atteindre son pa­roxysme pour démontrer, enfin, sa propre inanité.

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Déjà Marx avait qualifié son socialisme de « scienti­fique >,, afin de le parer d'un prestigieux et indiscutable attrait. Toutefois sa science et celle de ses contemporains se bornait, en premier lieu, à la philosophie et à la socio­logie, donc à une doctrine essentiellement spiritualiste, au sens nébuleux d'un Hegel ou d'un Comte. Mais aujourd'hui la science a pris sa véritable signification dans le sens anglo-saxon et français des sciences dites exactes, des mathématiques et des sciences naturelles, en opposition avec les sciences morales, jugées indésira­bles et peu prises au sérieux.

On dit qu'organiser la société d'après les préceptes pla­nifiés du socialisme signifie assurer sa structure scienti· fique. Sans doute pourrait-on le traduire par : vita­mines, microscopes, tables de logarithmes, règles à câlcul, destruction d'atomes, psychanalyse, métaphy­sique, hormones, statistique mathématique, etc. Na­guère, en des siècles moins avancés, pouvait-on encore s'alimenter selon ses propres goûts; désormais il faut que cela change en faisant intervenir toutes ces panacées 1 De même serait-il temps d'organiser la vie sociale d'après une science planifiante et un rationalisme étroit.

Dans ce système, les hommes occupent à peine un rang plus élevé que les chiens qui ont servi aux expériences du physiologiste russe Pavlov sur les « réflexes condition­nés ». La question sociale devient une sorte de virus qu'il suffit de découvrir par les méthodes « exactes » de la sta­tistique mathématique -la méthode de la« corrélation multiple », du coefficient d'élasticité de l'offre ou de la demande et autres finesses- et l'on invente le remède correspondant et infaillible. Par des tests spéciaux, on examine et, par les procédés les plus raffinés, on dirige les hommes dans chaque position, à chaque échelon de leur évolution. Leurs opinions sont l'objet d'études spé­ciales, afin d'en découvrir les lois et d'en tirer des pro­nostics sur leur conduite future, puis on imagine une méthode scientifique pour forger et pétrir les hommes à l'image de la « science ». On obtient alors ce que l'un de ces réformateurs (Karl Mannheim) a ingénument appelé « la technique de la société moderne », c'est-à-dire « une

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façon toujours plus consciente de manier, de diriger et de mélanger les instincts, les manières de penser et le réactions humaines dans la société moderne des masses, ce qui transforme cette société en une sorte de machine. »

Quelles sont les résultantes d'une telle société, devenue machine? Voilà ce qu'Aldous Huxley dépeint dans Brave New World comme l'enfer civilisé d'une société rationalisée à outrance, dans laquelle une infime bagatelle a, seule, été oubliée : l'homme lui-même, avec ses prédispositions immuables, tel qu'il a été créé à l'image de Dieu. Une pareille société « scientifique » et planifiée s'épanouira dans une sociabilité « scientifique », une vie de famille « scientifique », un service divin « scientifique », une kermesse (( scientifique » •••

Les plus clairvoyants de ces « ingénieurs sociaux » -le sociologue Karl Mannheim, déjà mentionné, en fàit partie - qui fonctionnalisent totalement l'homme, ont au moins l'avantage d'avoir nettement reconnu le pro­cessus du grégarisme dans notre société. Nous compre­nons d'autant moins qu'ils n'aient pas entrevu d'autre solution que la société (( scientifiquement » planifiée, c'est-à-dire le collectivisme total qui précipite le gréga­risme dans des excès épouvantables. Ils pèsent les diffé­rentes formes du collectivisme d'aujourd'hui - surtout le communisme et le national-socialisme - dans des balances nettement inégales et donne l'impression de· regretter, dans les formes qu'ils condamnent (c'est-à-dire le national-socialisme), seulement la fausse distribution des rôles 1 Ce serait, en effet, incompréhensible si l'on ne se souvenait pas que ces collectivistes considèrent le grégarisme comme un fait inéluctable. Ils n'ont même pas admis la nécessité de combattre ce processus et leur aveuglement prouve qu'ils ne peuvent plus envisager autre chose.

Politique économique conformiste et non conformiste.

Quittons ce champ discrédité du collectivisme pur afin d'examiner les nombreuses formes intermédiaires de politique économique que l'on ne peut qualifier ni de

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libéralisme, ni de collectivisme. Le problème, certes, est délicat. Tout en répudiant l'une, et l'autre de ces solu­tions, nous trouvons évidemment, même dans cette ré­gion intermédiaire- de l'interventionnisme ou étatisme -, une ligne de démarcation séparant l'opération légi­time de l'illégitime. Ces barrières franchies, on atteindrait pour finir le collectivisme. A ce point de vue, l'on peut constater encore une très grande confusion dans les esprits.

Elle provient sans doute de ce qu'on imagine trop souvent les possibilités qu'offre la politique économique comme une ligne droite dont l'une des extrémités est marquée par la pratique du laissez-faire et l'autre par l'intervention totale du collectivisme. Chaque interven­tion supplémentaire semblera donc un rapprochement vers les principes totalitaires du collectivisme, comme une concession partielle : du point de vue du laissez-faire, elle constitue une trahison et, de celui du collectivisme, une demi-mesure. Voilà un état fort peu satisfaisant ; et si l'on préconise ces mesures en désignant le principe totalitaire comme une exagération de choses justes en soi, il n'en est guère amélioré 1

Certes il faut reconnaître qu'ici comme ailleurs, c'est aussi la quantité même qui compte. A partir d'un cer­tain point, celle-ci se transforme en qualité ; il est même très important de le souligner, afin de bien démontrer qu'il existe un Rubicon aussi pour la politique écono­mique d'intervention. On ne peut pas intervenir à journée faite sans atteindre finalement un point crucial, à partir duquel le système nerveux très délicat de l' éco­nomie du marché est désorganisé. Il faut alors ou bien rétablir le fonctionnement libre de l'économie par une diminution de l'interventionnisme, ou bien le rempla­cer entièrement par le collectivisme. Cette phase criti­que a été atteinte en Allemagne en 1935 et en France à la fin du gouvernement du Front populaire. Si ce dernier pays a tenté de surmonter la crise par une marche en arrière, l'Allemagne est venue à bout de ses difficultés par un saut en avant, vers le collectivisme intégral, alors qu'aux États-Unis la lutte est encore indécise.

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En admettant l'importance de l'interventionnisme quantitatif, nous éprouvons le besoin d'aller au-delà d'une simple appréciation de mesure et de rechercher la ligne de démarcation dans la qualité même de l'inter­vention. Il est important de distinguer très nette­ment entre deux groupes d'interventions de l'État, que nous appellerons les interventions conformistes et non conformistes : c'est-à-dire celles qui peuvent se justifier par le système économique fondé sur le marché et celles qu'on ne peut pas justifier par cette économie-là. Les interventions conformistes sont celles qui n'éliminent pas le mécanisme des prix, ni le réglage automatique du marché qui en découle. Ces· interventions s'intègrent en quelque sorte comme des « dates » nouvelles dans ce mécanisme et sont assimilées par lui. Appelons en re­vanche non conformistes les interventions qui paralysent le mécanisme des prix et doivent donc le remplacer par une organisation d'économie planifiée (collectiviste).

Prenons un exemple important: le rétablissement de la balance extérieure d'une économie nationale par la dévaluation monétaire. C'est une intervention grave, à laquelle il convient de procéder après étude appro­fondie et seulement en cas de nécessité absolue ; toute­fois, elle appartient encore au nombre des opérations qui ne dérèglent pas le mécanisme des prix, qui ne font que le toucher comme une « date » nouvelle, gênante et probablement nocive. Mais en principe, elle n'est pas un corps étranger inassimilable dans notre système éco­nomique, bien qu'elle· appelle des réserves très sérieuses. Elle représente donc une intervention conformiste. Par contre, le contrôle des devises est sans aucune doute non conformiste, car le marché ne peut plus trouver son équilibre par le jeu automatique de l'offre et de la de­mande, et l'État se voit obligé d'opérer par décret la balance jusque-là· automatique des paiements. Le con­trôle des devises ressemble ainsi à n'importe quelle autre forme de l'économie des prix maxima.

Nous trouverons un autre exemple en comparant les tarifs douaniers protecteurs avec la politique, assurément non conformiste, de clearing et des contingentements.

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Dans le premier cas, il s'agit d'une surcharge des prix (peut-être inadmissible), assimilée par le commerce au même titre qu'une aggravation du trafic se répercutant sur les frais de transport, mais qui laisse toute latitude au commerce et n'entravant en rien l'influence régu­latrice de la formation des prix. En revanche, la régle­mentation du commerce extérieur par les contingente­ments et les conventions de clearing signifie que l'État suspend le mécanisme régulateur du marché et le remplace par la direction consciente de l'autorité. Pour illustrer cette différence par un cas extrême, il suffit de comparer le caractère parfaitement conformiste des prescriptions sur la fermeture des magasins ou du repos dominical avec la défense d'investir de l'argent dans une certaine branche de production qui, elle, est non conformiste.

Une intervention non conformiste se révèle dans le fait que la paralysie du mécanisme des prix provoque une intervention nouvelle et plus radicale, qui fait dé­sormais passer à l'autorité la fonction régulatrice remplie jusque-là par le marché. Si le gouvernement introduit des loyers maxima, il se produira immédiatement, sur le marché des logements, un écart entre les offres et les demandes, puisque les loyers sont alors inférieurs au niveau qu'il faut atteindre pour maintenir l'équilibre entre les offres et les demandes - équilibre qui s'établit d'une part en encourageant la construction, de l'autre en freinant la demande. Ainsi, l'État se voit obligé d'aller plus loin et de décréter la limitation des logements. Cette politique arrête complètement la construction. Elle l'oblige à prendre lui-même en régie la construction de nouveaux logements. En outre, il y aura une sorte de paralysie locative générale, car chacun se cramponne à son logis sans tenir compte d'une diminution ou d'une augmentation éventuelle de famille, ce qui entrave infail­liblement la liberté de changer de domicile.

Il s'en dégage un enseignement utile: le mécanisme de la formation des prix représente un point névralgique de notre système économique et on ne peut s'en passer sans s'engager directement dans la voie du collectivisme.

Si l'on adopte la solution de l'intervention non confor-

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miste, il en résulte un dynamisme perpétuel et un glisse­ment de toutes choses. L'État est entré en lutte contre toutes les forces du marché. Il décrète des mesures de plus en plus radicales afin de contrebalancer les réactions sans cesse actives du marché, réactions qui deviennent de plus en plus violentes à mesure que deviennent plus pro­fondes et plus complètes les interventions, jusqu'au moment où l'État peut croire la lutte à moitié gagnée, pour un temps indéterminé, une fois qu'il est arrivé à l' ultima ratio de toutes les interventions non confor­mistes et de tout collectivisme - c'est-à-dire à la peine de mort. Pour ces motifs, on a pu affirmer que le suprême recours de l'économie du marché était l'office des pour­suites, et celui du collectivisme, le bourreau. La devise de l'interventionnisme non conformiste sera toujours : aut Ceasar aut nihil ; pour cela le contrôle des devises nous donne un exemple suffisamment démonstratif.

Il convient de préciser le sens d'une expression dont il est fait aujourd'hui un emploi confus et abusif : nous voulons parler du terme magique de l' « économie plani­fiée ». Sa popularité actuelle est sans doute due au fait qu'il est de plus en plus utilisé pour désigner n'importe quelle intervention de l'État dans le domaine de la politique économique. Mais la nécessité de ces inter­ventions étant reconnue aujourd'hui par tout le monde, l'emploi abusif du terme d '« économie planifiée » est donc bien fait pour persuader les masses que le monde marche en droite ligne vers l'économie collectiviste. Le terme même est, d'ailleurs, d'un grand secours, car peut-on imaginer un acte de politique économique qui n'ait pas à sa base une sorte de «plan », c'est-à-dire un but clairement défini.

L'introduction de tarifs douaniers protecteurs, par exemple, est fondée sur l'idée préconçue d'une certaine production d'un pays déterminé, mais il serait absurde de prétendre que la politique des tarifs protecteurs représente une économie planifiée. Il en va de même pour la construction de voies ferrées et de routes et même pour les travaux publics de toutes sortes qui sont si populaires aujourd'hui comme moyen de lutte contre

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le chômage ; il serait exagéré de les comprendre sous l'expression d'économie planifiée. La plupart des cités­du moins en Europe - ont été heureusement édifiées d'après des plans déterminés ; même la politique finan­cière et monétaire des États a pris, de plus en plus, le caractère de mesures régulatrices à I'.égard du processus économique.

Si tout ceci devait signifier une économie planifiée, ce terme deviendrait absolument vide de sens. En effet, nous aurions eu une économie planifiée dès les origines de notre histoire, puisque la vie économique a été soumise de tous temps à certaines prescriptions et certaines influences collectives. Même le capitalisme serait, au sens littéral, une économie planifiée, puisque le cadre j uri di que et institutionnel de ce système se fonde sur des considérations systématiques qui renferment l'idée préconçue d'une économie basée sur la concurrence. Le capitalisme a été sciemment « planifié >> en tant que système économique sans avoir besoin de << planifica­tion >>. Nous en concluons que si le terme d'économie planifiée doit garder un sens précis, il ne devrait pas être appliqué à n'importe quel genre de politique éco­nomique fondée sur un plan ; car enfin, il n'existe pas de politique économique qui puisse s'en passer, y compris celle d'ordre libéral, dont le plan est de ne pas « plani­fier » t Ce n'est pas le plan en soi qui caractérise cette économie, dite planifiée, mais une méthode particulière qui est contraire à celle de l'économie du marché, cette dernière étant basée sur les décisions spontanées du marché, dues au jeu compliqué et subtil de toutes ses parties composantes. L'économie planifiée est caracté­risée par le fait que ce mécanisme est remplacé par les décisions de l'autorité ; c'est elle qui décide de l'utilisa­tion des forces de production et non plus le marché.

Il s'ensuit que le terme d '«économie planifiée>> égare l'opinion et qu'il faudrait le remplacer par un autre terme, soulignant davantage son opposition avec l' éco­nomie du marché. Il vaudrait peut-être mieux parler d'économie bureaucratique ou d'économie commandée. Si même il fallait conserver l'ancienne appellation, n'en

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tolérons du moins pas un emploi aussi imprécis, mais exigeons qu'elle soit réservée à l'économie politique dans laquelle le mécanisme du marché libre est remplacé par l'autorité gouvernementale. Il tombe sous le sens qu'une pareille politique économique planifiée utilise forcément l'intervention non conformiste ; inversement, nous pouvons désigner ce genre d'interventionnisme comme appartenant à l'économie planifiée. On fait en outre une distinction entre une mesure planifiée isolée (non conformiste) et l'économie planifiée totale; on a affaire à cette dernière lorsque le processus économique total - ou du moins dans ses parties essentielles, comme dans la formation des prix et le placement de capitaux, par exemple - est soustrait à l'influence régulatrice du marché et se trouve dirigée par les autorités.

Se laisser acculer au choix entre le laissez-faire et l'économie planifiée est un marché de dupe. Il n'y a pas deux, mais trois possibilités, soit : laissez-faire, inter­vention conformiste de l'État et intervention non con­formiste (économie planifiée). On donnera la préférence aux interventions conformistes, pour autant que le libre jeu du marché ait besoin de subir une correction.

Eudémonisme social.

Conbien est-il dangereux de rester désemparé ou de se laisser influencer par de grands mots, promettant un renouvellement complet, mais ne contenant en réalité aucune solution véritable 1 D'aucuns préconisent l' « éco­nomie planifiée », d'autres les « dévaluations», la «mon­naie flottante » ou le « corporatisme ». D'autres encore suggèrent une vaste assistance des masses, une entraide ou un « eudémonisme social », pour se servir d'un terme qui rappelle le but final de ces efforts : le bonheur de chacun.

L'injustice sociale a toujours été considérée comme étant le mal le plus grave de la société. Elle a ruiné toutes les civilisations depuis plusieurs millénaires. Cependant, le problème des inégalités de fortune, qui détruisent l'harmonie d'une nation, et la question du

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retour à un minimum de justice sociale ne sont nulle­ment en discussion ici, encore moins le sentiment com­munautaire, ce sens du « un pour tous, tous pour un », dont dépend finalement tout notre avenir.

Une fois de plus, au contraire, il s'agit de se défendre contre toute tentative démagogique de laisser supposer qu'il n'existerait qu'une alternative : d'une part, le darwinisme social du laissez-faire, qui s'en rapporte à l'individu pour vaincre les inégalités de l'existence et s'en remet au choix automatique des individus les plus vitaux- the survival of the fi.ttest- d'autre part, une politique sociale étatiste et totalitaire s'efforçant d'épar­gner à tout individu les soucis de la vie par un droit à la retraite et l'assurance intégrale contre tout incident fâcheux, qui prendrait soin de lui, du berceau jusqu'à la tombe. Là encore, pensons-nous, un tiers chemin existe, qui seul permettra de trouver une solution satisfaisante. N'hésitons pas à désigner comme illusoire la voie de l'assistance sociale des masses qui est, en réalité, une aberration.

Si l'on veut suivre cette voie de l'eudémonisme social, il est d'abord nécessaire de rappeler ce lieu commun : on ne dépasse pas une certaine limite, dans la politique sociale, sans briser le ressort secret d'une société saine, c'est-à-dire le sentiment de la responsabilité individuelle. Plus l'État prendra soin de nous, moins nous nous senti­rons enclins à agir par nos propres forces. Moins nous ferons d'efforts dans ce sens, moins aussi pouvons-nous nous attendre à être secoùrus par ceux dont ce serait pourtant le devoir naturel de nous assister dans le mal· heur : les membres de la famille, nos voisins, nos amis ou nos collègues.

L'État s'est enfin révélé comme un dieu qui peut se charger de tous nos soucis terrestres. Mais, en même temps, la bienfaisance véritable, fondée sur l'entraide mutuelle bénévole, traitée aujourd'hui avec un mépris caractéristique, diminuera de plus en plus. La capacité d'imposition de tous les contribuables limitera les secours que l'État, représentant de la communauté, sera en mesure de fournir. Cependant ces secours sont déjà

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sollicités à l'extrême par tous les producteurs qui de­mandent des subventions. Dans chaque cas on brûle la chandelle par les deux bouts. Les efforts personnels de chaque individu se relâchent, alors qu'augmentent ses appels à une caisse que, seul, l'effort volontaire de chacun pourrait remplir. Pour paraphraser un mot connu d' Abra­ham Lincoln, nous dirons : il est possible de secourir certains individus pendant très longtemps, il est possible de secourir tout le monde de manière temporaire, mais il est impossible de secourir tout le monde en perma­nence.

Toutefois, les limites purement financières de la poli­tique d'entraide n'entrent pas seules en ligne de compte. La santé même du corps social est menacée en conti­nuant à suivre cette voie, qui est celle d'une bienfaisance automatique des masses, complétant les symptômes cliniques d'une société de masses. Des milieux très étendus, surtout dans les couches populaires, préco­nisent aujourd'hui l'idée d'une caisse de retraite totale et généralisée. Cela n'est point surprenant vu l'insécurité et l'isolement qui frappent l'individu dans le proléta­risme et le grégarisme. Il paraît moins compréhensible que des personnalités marquantes s'emparent de ce postulat au lieu de comprendre que notre tâche est d'attaquer le mal à sa racine, de lutter de toutes nos forces et de toute notre énergie contre le grégarisme, tandis que l'idée d'une retraite aurait pour conséquence de l'activer et de l'exaspérer. Tous les problèmes et tous les dangers qui nous menacent peuvent être ramenés au grégarisme. Mais au lieu de lutter contre lui, on ne trouve d'autre solution que de continuer à faire fausse route. Ce qui vaut pour le collectivisme et le socialisme en général peut être appliqué, en particulier, à la bien­faisance généralisée des masses. Pour autant qu'il s'agisse d'une retraite véritable, c'est-à-dire d'une assurance obligatoire fondée sur la responsabilité du preneur, il est difficile de distinguer ce que l'État pour­rait faire de plus que d'en propager l'idée.

Si l'État dépasse cet objectif et contribue à ces re­traites par des subventions prélevées sur les rentrées

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d'impôts, nous verrons le centre de la vie, de l'entraide et de la communauté se déplacer de la famille (son cadre idéal et naturel) et des autres communautés véri­tables vers l'État. Chacun devrait se rendre compte à quelles conséquences on aboutirait si l'on faisait de ce glissement un principe, au lieu d'y voir une exception, peut-être inévitable, imposée par les circonstances actuelles. En privant l'homme de l'effort de penser, en enveloppant ses loisirs d'un surcroît de confort, dû à la civilisation, tout en le privant des libertés élémentaires et même du besoin de pareilles libertés, on le dégrade, le rabaissant au rôle d'une créature entièrement domes­tiquée, dont l'idéal devient « le bon affouragement domestique», ce qui équivaudrait à peu près au cri des anciens : panem et circenses 1 Payer des impôts, coller des estampilles et faire la queue devant les guichets derrière lesquels des fonctionnaires timbrent des for­mules n'est certes pas une solution enviable de laques­tion sociale.

Politique d'emploi intégral.

Certains carrefours qui, sans le paraître, sont dange­reux mènent au collectivisme. L'un d'eux, particulière­ment trompeur, attire trop souvent des personnes pourtant dignes de crédit et très clairvoyantes. Il s'agit des dangers d'une politique de conjoncture par trop hardie.

Au risque de nous répéter, il faut constater derechef un découragement profond et un certain manque de confiance quant à la façon de maîtriser les crises et le chômage en masse au moyen de méthodes plus circons­pectes. Il n'est pas étonnant qu'on se soit efforcé simul­tanément, avec une passion accrue, d'acquérir cette maîtrise et, pendant longtemps, les expériences collec­tivistes n'ont pas manqué d'agir sur les masses. Ce sont là des questions complexes et controversées qu'il serait impossible d'analyser à fond ici. Quelques remarques suffiront pour montrer les dangers que font courir à un système économique et social équilibré certaines ten-,

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dances nouvelles dans la politique de redressement des crises.

Les expériences faites aux États-Unis, depuis une trentaine d'années, ont puissamment contribué à ancrer le découragement et à instaurer de préférence cette politique de conjoncture collectiviste. Le pays le plus riche et le plus puissant de la terre a entrepris une lutte, somme toute peu efficace, pour le rétablissement de son équilibre économique. Beaucoup de personnes en ont déduit qu'il existe à l'intérieur même de l'économie capitaliste un élément dissolvant qui la ronge et la corrompt. Cependant, nous croyons qu'on interprète, dans la règle, assez mal les expériences faites.

Persuadé, il y a quelque trente ans, que le rétablisse­ment économique du monde ne pourrait être obtenu que par une politique d'expansion des crédits auprès des grands pays créditeurs, chacun a dû se sentir soulagé lorsque, au printemps 1933, la nouvelle administration du président Roosevelt semblait, elle aussi, adopter cette politique. A l'entrée en fonctions du nouveau président, la déflation avait pris aux États-Unis des proportions telles qu'il ne semblait plus y avoir d'autre choix que celui d'une politique énergique et audacieuse de l'expan­sion du pouvoir d'achat intérieur. Mais tout changea du fait que le président Roosevelt (pour des raisons vrai­semblablement dues à la perplexité de ses experts, à des circonstances de politique intérieure et enfin à la néces­sité simultanée d'une réforme dans la structure du capi­talisme américain) inaugura une politique si confuse qu'elle perturba complètement par la suite tout l'élan primitif.

Trompé par la théorie du rétablissement économique au moyen d'une augmentation préalable des prix (au lieu d'une augmentation de la demande) et croyant à un « alignement » du dollar par rapport à la livre sterling, déjà dévaluée en 1931, le gouvernement américain pro­céda à une dévaluation du dollar qui n'était nullement justifiée par les circonstances. Cette politique aboutit au fiasco de la Conférence économique de Londres en 1933, qui fut la dernière tentative de sauver in extremis l'éco-

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nomie mondiale ; les effets de cet échec se ressentent encore aujourd'hui. En compensation, les États-Unis, grâce à la dévaluation - mais non sans difficulté -parvinrent à provoquer une hausse fictive des prix. Dès que celle-ci subit un arrêt, les courants du monopole et de l'économie planifiée prirent une impulsion irré­sistible et le président Roosevelt inaugura cette alter­nance de réglementations et de subventions de toutes sortes (le « New Deal »), qui détruisit l'élément essentiel du mécanisme d'expansion : c'est-à-dire la souplesse du système économique, la confiance des entrepreneurs et leur désir d'augmenter leurs placements d'argent. En même temps, le président Roosevelt se hasardait à des interventions inopportunes et audacieuses, basées sur la théorie économique discutable du pouvoir d'achat du salaire. Par une réglementation des salaires et du travail, due au code Nira, et par diverses tarifications, • on bloqua le mécanisme délicat et complexe des prix et du coût de l'économie américaine. Il n'est pas éton-nant que le « New Deal » n'ait pu enregistrer aucun succès décisif devant la réaction des producteurs, des consommateurs, des épargnants et des capitalistes.

Le président Roosevelt se trouvait dans une situation extraordinairement délicate, il faut le reconnaître, l'énergie et l'habileté qu'il a déployées furent certes louables. La faute principale incombe à ses conseillers économiques ; une certaine constellation politique joua également un rôle, dont le président Roosevelt aurait dû tenir compte. Les circonstances lui ont imposé une tâche double et contradictoire : d'une part, déclencher la « prosperity » et, d'autre part, réaliser la réforme radi­cale de la structure capitaliste du pays. Quiconque a parcouru l'Amérique de 1926 à 1928, au temps de la prospérité, se sera rendu compte que ce capitalisme déchaîné, avec sa frénésie spéculative, son mercanti­lisme étendu, son monopolisme accentué, et surtout ses problèmes sociaux et agraires restés sans solution, ne pouvait subsister encore très longtemps sans une réforme nécessaire et fondamentale.

L'effondrement de la prospérité, qui équivalait à la

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faillite du système, rendit impossible tout ajournement de la réforme de la structure, mais exigea en même temps qu'on « fît démarrer » la conjoncture. Il y avait là un dilemme tragique, car la réforme de la structure récla­mait des mesures à un moment où, d'autre part, il fallait pouvoir compter sur une confiance renouvelée de la part des entrepreneurs. Et ces mesures- comme par exemple la lutte nécessaire contre les nombreux monopoles privés des services publics (public utilities)- étaient, en partie, dirigées contre ces mêmes chefs d'entreprise. Même en tenant compte de tous ces facteurs, on ne peut guère croire qu'il n'existât pas une voie intermédiaire qui aurait concilié à la fois la réforme de la structure et la politique de conjoncture. Pour y arriver, il aurait fallu être au clair sur les principes qui devaient être respectés à tout prix. La stabilité de la monnaie aurait dû, avant

• tout, faire partie de ces principes. En abandonnant l'in­tangibilité de la monnaie, on inaugurait précisément, d'une manière particulièrement ostensible, la série des aventures périlleuses.

L'objection qu'à ce moment-là le gouvernement du président Roosevelt n'avait pas d'autre choix et que la dévaluation du dollar se révélait inévitable n'est pas pertinente. En 1933, les États-Unis d'Amérique étaient le seul pays au monde qui pouvait se payer le luxe d'une politique d'expansion intérieure à grande portée (en y incluant des subsides importants aux fermiers en dé­tresse), sans recourir à une dévaluation ou à un contrôle des devises pour se défendre contre tout danger venant de la balance des paiements. La crise n'y était pas caractérisée - comme en Allemagne et en Angleterre -par un drainage extérieur de l'or, accompagné d'une résiliation des crédits étrangers ; les immenses réserves d'or et de devises auraient suffi à conjurer efficacement tout danger de cette sorte - et même le spectre d'une gigantesque spéculation à la baisse du dollar. Mais, en introduisant la dévaluation, le gouvernement américain anticipait sur le danger qui pouvait le menacer si la politique d'expansion intérieure avait dépassé toute mesure; il aurait pu d'abord rechercher tranquillement

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en quoi consistait cette prétendue « surestimation » du dollar. Si, au cours de l'expansion américaine, l'or avait commencé à émigrer, il n'en serait résulté aucun dom­mage pour les Etats-Unis. Pour le resté du monde, accablé par la déflation, c' eût été un soulagement qui aurait provoqué, en même temps, une hausse des prix et un essor de la conjoncture en dehors des États-Unis, contribuant ainsi au rétablissement de l'équilibre inter­national. D'autant plus qu'il est difficile de concevoir pourquoi les États-Unis n'auraient pas institué une politique d'expansion de crédit, combinée avec une politique empêchant une hausse des prix et des salaires, comme par exemple l'Australie. Voilà qui aurait été une politique saine.

En 1943, le gouvernement du président Roosevelt aurait pu jeter ainsi les bases d'un essor solide et acqué­rir des titres à la reconnaissance du monde entier, s'il avait su allier à une politique d'expansion effective à l'intérieur (par un grand programme de placements publics, de subventions aux fermiers et aux chômeurs, de primes aux nouveaux placements privés, de réduc­tions sur les impôts de production et d'entreprise et par d'autres mesures efficaces) une politique d'allégement (prix-coût) et le maintien ferme de l'étalon-or (même au risque d'une émigration massive de l'or). Ce mélange d'audace et de mesures propres à restaurer la confiance n'eût pas manqué, dans les milieux privés, de produire son effet pour faire démarrer l'économie nationale. Au lieu de cela, on a inauguré, beaucoup trop tard et avec trop d'hésitation, une politique d'expansion effective. Puis on a essayé d'obtenir un essor par des manipulations monétaires ne pouvant guère provoquer qu'une brève conjoncture de spéculation, par des augmentations artificielles de salaires et de prix et par des réglementa­tions de la production. C'est-à-dire que l'on a essayé de faire marcher la machine avec un carburant de for­tune qui devait encrasser le moteur et, par-dessus le marché, on y a jeté du sable à pleines mains. On a ainsi couru le danger, comme résultat du « New Deal », d'un endettement gigantesque de l'État et d'une économie

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nationale figée, planifiée et monopoliste, devenue im­possible à manœuvrer.

En réalité, l'idée primitive d'injecter le pouvoir d'achat par le canal de l'Etat, afin de produire une vague de placements privés, s'est révélée fausse. Dès que ces injections de crédit s'arrêtaient, il était visible que l'initiative privée ne remplaçait pas celle des pouvoirs publics. Le moteur ne pouvait pas s'embrayer seul, le starter faisait tourner la roue motrice. Chaque augmentation du pouvoir d'achat public signifiait que le gouverement américain faisait marcher à fond le starter, afin de mettre la vie économique en mouvement, toujours dans l'espoir que le moteur con­sentirait enfin à démarrer. Cependant, les expériences faites semblent indiquer que ce moteur était grippé. Il ne faut pas s'étonner des résultats décevants qui ont été obtenus en créant une atmosphère nettement anti­capitaliste et en bloquant, et objectivement et psycho­logiquement, les particuliers disposés à placer leurs capitaux dans les entreprises, par une politique de hausse des salaires et de « laissez faire » monopoliste, nuisibles à la communauté. La réaction normale ne se produit pas et on atteint enfin le moment critique où il faut décider sans délai si, après toutes les interventions, ce qui reste de l'économie du marché doit encore être soumis à une réglementation collectiviste ou si - au contraire - on rétablirait le mécanisme normal de la réaction en diminuant les règlements, ce qui rendrait l'atmosphère commerciale et industrielle plus détendue.

Ces insuffisances n'ont certainement pas échappé aux adeptes de la politique économique collectiviste aux États-Unis. Mais leurs réactions sont très caractéris­tiques. Les uns ont cherché à en faire endosser la res­ponsabilité aux «capitalistes» de mauvaise volonté qui, en faisant la «grève des placements de capitaux », au­raient saboté les efforts du gouvernement pour rétablir la situation. Ils rentrent dans la catégorie de ceux qui ont attribué la famine russe de 1932-1933 au sabotage des paysans « liquidés », dont le devoir eût été de se

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laisser tout prendre sans protester. D'aucuns ont fait l'effort d'imaginer une nouvelle théorie - celle de la « mature economy » - selon laquelle les États-Unis auraient acquis un tel degré de richesse et de maturité économique que des entreprises privées capables d'ab­sorber des placements de capitaux n'y existeraient plus en nombre suffisant, en sorte qu'il fallait recourir sans cesse à l'injection du pouvoir d'achat public. On a su éviter jusqu'ici cette question mal commode : quels auraient été les placements privés sans cette politique de conjoncture servant précisément à justifier la théorie de la « mature economy »?

Si nous nous sommes occupé aussi en détail du déve­loppement économique des États-Unis, ce n'est pas pour adresser des reproches, mais pour rectifier certaines opinions qui menacent d'influencer, dans tous les pays, la future politique économique. En même temps, on désire montrer que l'économie américaine, d'une im­portance décisive pour l'évolution du monde, n'a jamais manqué de moyens pour sortir de l'impasse, pour peu qu'on analyse nettement sa situation économique. En ce qui concerne les États-Unis actuels, l'impression réconfortante d'une certaine épuration de l'opinion se dégage et l'on y pencherait aujourd'hui, dans les cercles influents, vers des solutions qui se rapprochent davan­tage des nôtres.

La formule de l'emploi intégral (Vollbeschaftigung) partage avec d'autres une propriété dangereuse; son effet est destiné à désarmer d'avance toute critique. Tout le monde désire voir disparaître le chômage, parce que personne ne peut envisager le chômage involontaire et prolongé des masses autrement que comme un fléau national. Il s'agit de se mettre d'acord sur d'autres détails : il est pratiquement impossible d'enrayer inté­gralement le chômage et, en tout état de cause, il y aura toujours un certain pourcentage normal de sans-travail. Si ce pourcentage tombe en dessous de ce minimum, nous aurons un syndrome tout aussi menaçant que si ce pourcentage augmente. Un taux« normal» de chômage est d'ailleurs humainement et socialement supportable,

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et l'accord devrait être général à ce sujet. Il ne saurait donc y avoir de différence d'opinion quant au but, mais seulement quant aux moyens et aux conditions propres à

. atteindre ce but. Le problème de l'équilibre économique peut être

résolu à l'intérieur des limites qui nous sont imposées si l'on veut conserver le pivot de notre système écono­mique. A l'opposé de cette conception, la thèse de l'« emploi intégral à tout prix »-ou des «ingénieurs de la conjoncture», comme on pourrait les appeler- tendrait à orienter le processus économique d'une manière qui, sans atteindre véritablement son but, met en danger le point central de notre système économique. A l'aide d'un mécanisme raffiné de circulation, les quantités totales, dans le process1.1s économique - c'est-à-dire le total des revenus, la somme des salaires, le volume cl.e l'épargne et des placements- devraient se compenser de telle manière que l'équation soit juste en dépit des causes de perturbation (déplacement de la demande, changement dans les rapports de salaire et de prix, modi­fication technique, troubles du commerce international ou fausses spéculations et mauvais placements) ; malgré l'obligation d'opérer de multiples interventions d'éco­nomie planifiée (interdiction de placements, fixation des prix et des salaires, contrôle de l'offre et de la de­mande) ou la nécessité de s'isoler de l'étranger (en particulier par le contrôle des devises).

Pour plus de clarté, risquons une métaphore : lorsque des poissons sont égarés hors de leur élément liquide, on peut soit les y plonger, soit faire monter le niveau de l'eau pour que tous les poissons, où qu'ils soient, puissent être submergés. Ce dernier procédé est celui préconisé par l'école de l'emploi intégral et intempestif : quelles que soient les conditions particulières, l'index du niveau des salaires, le genre de chômage (qu'il soit d'ordre structural ou conjonctural), quelle que soit la phase de la conjecture (dépression la plus basse ou conjoncture la plus élevée, devenue intenable), le niveau du pouvoir d'achat doit être assez haut pour qu'il n'y ait pas le moindre chômage. Afin d'atteindre ce résultat,

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on utilise ce mécanisme si vanté pendant cette dernière dépression : la politique du crédit bon -marché à court terme ( cheap money policy), tel qu'il a fonctionné surtout en Angleterre. En cas de besoin ou de crise poli­tique, on recourt aux placements publics, à l'endette­ment gigantesque de l'État avec les effets autarciques d'économie planifiée qu'ils développent. Selon cette théorie, l'essor effréné doit continuer à tout prix et la crise est considérée comme un simple accident passager, dû au hasard, et que seule une conception rudimentaire peut attribuer au prétendu danger d'un essor excessif.

Une pareille doctrine sera certainement populaire. Après avoir trop passivement assisté à la dépression dévastatrice, on sera enclin à faire n'importe quel sacrifice pour éviter toute récidive, même à un degré très minime. Mais si, au surplus, des économistes réputés (comme l'Anglais Keynes) prétendent que nous devons sacrifier sur l'autel de la stabilisation économique non pas l'essor effréné, mais simplement la théorie surannée des prétendus dangers de cet essor, son succès est cer­tain.

Mais, en même temps, la thèse de « l'emploi intégral à tout prix » s'inspire du nationalisme économique, car elle défend l'idée que, dans le passé, seul le manque d'une conjoncture politique nationale autonome (eu égard à la conjoncture régnant à l'étranger) a pu obliger un pays à freiner sa haute conjoncture sous la contrainte de l'étalon-or. Si le thermostat de la monnaie-or (ou de tout autre système monétaire international) nous empêche d'atteindre la température de l'essor et de nous y maintenir, rien de plus simple : on renonce au thermo­stat et on le remplace par un système de contrôle des changes ou même par une simple monnaie de papier, dévaluable à volonté. Voilà comment on pourrait inter­préter la doctrine du mécanisme de circulation pour l'emploi intégral de la main-d'œuvre.

Il a été indiqué qu'une pareille orientation du pro­cessus économique met en danger le fond même de notre système économique, sans obtenir une stabilisa­tion vraiment permanente. C'est en effet sous cette

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forme péremptoire que s'exprime notre critique. Une politique de prolonger et d'intensifier l'essor (haute conjoncture) signifie que l'on atteint finalement un point à partir duquel une réaction ne peut être évitée que par des moyens qui détruisent le système du marché et mènent en droite ligne au collectivisme. Le point essentiel, c'est que la haute conjoncture engendre des forces menaçant l'équilibre (dont la nature est analysée dans la théorie des crises) et qui deviennent de plus en plus redoutables à mesure que l'on s'oppose davantage à la réaction.

Et voici la résultante d'une politique d'emploi intégral à tout prix : à chaque tentative de ranimer la haute conj on ct ure défaillante, notre système économique répond par certaines réactions et il importe d'étouffer chacune de ces réactions. Mais tant que les causes de rupture d'équilibre continuent d'exister et même de s'accentuer, on voit intervenir, à chaque réaction étouf­fée, une réaction plus forte qui appelle automatiquement des mesures plus sévères de répression. Ainsi, la poli­tique de l'emploi intégral mènera à l'effondrement pro­gressif de notre système économique. Les réactions de l'extérieur ne se feront plus sentir ensuite du contrôle des changes (la dévaluation continue ne suffisant plus) et de l'étranglement du commerce extérieur. Et on en arrivera, qu'on le veuille ou non, au contrôle des salaires, des prix, des capitaux et des placements; il faudra bien s'accommoder alors d'autres adjuvants politiques, indispensables au collectivisme. Mais plus on persiste dans cette voie, plus on paralyse - l'exemple des États­Unis le prouve -le fonctionnement de l'économie du marché, pour atteindre enfin le point critique à partir duquel on ne peut plus élargir le secteur collectiviste sans paralyser complètement le secteur privé. Il faut alors ou bien le collectiviser, ou bien rendre au secteur privé une partie des prérogatives dont il a été dépossédé en faveur du secteur collectif. La question de savoir comment évolueront les choses lorsque la conjoncture forcée du collectivisme aura remplacé la conjoncture organique du marché n'a plus à être examinée, puisque

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nous avons reconnu qu'une politique de conjoncture qui mène au collectivisme est inacceptable et indésirable.

Tout ceci ne signifie pas qu'une régularisation bien conçue et clairvoyante de la circulation économique soit à écarter. En 1931, nous avions déjà conseillé une poli­tique de conj on ct ure active, ce qui nous a valu l' oppo­sition de personnes devenues plus tard des adeptes de l'emploi intégral. Mais, là encore, il vaut mieux ne pas aller d'un extrême à l'autre, mais au contraire respecter la mesure et observer de justes limites. Même dans la politique de conjoncture, il y a un tiers chemin, en dehors de l'alternative entre le « laissez faire » et le collectivisme (y compris le collectivisme involontaire). Pour bien le reconnaître, il importe de se rendre compte que nous voyons sous un angle erroné le problème de la stabilisa­tion économique si nous le considérons comme étant un simple problème de conjoncture. En fin de compte, il s'agit d'un problème de structure totale, aussi bien sociale qu'économique, qui dénote un crise totale de la culture.

Quelle que soit notre politique dans la conjoncture, une solution aux grands problèmes de structure de notre temps doit être trouvée. Tant que cette question n'est pas résolue, aucune politique, si clairvoyante fût-elle, ne pourrait finalement compenser les troubles de la circulation. La décomposition générale risque même de s'accentuer par suite des « audaces » de cette politique. Au-dessus des questions relatives au mécanisme du marché se placent des problèmes d'ordre supérieur, qui sont essentiels et dont il faut trouver la solution, quelles que puissent être nos intentions dans le domaine de la technique du marché.·

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QUESTIONS FONDAMENTALES DE LA RÉFORME 2

La direction à suivre - le tiers chemin.

Jetons encore un regard en arrière sur le collectivisme que nous sommes résolu à ne pas suivre ni même à approcher par les sentiers trompeurs dont nous avons déjà parlé. Nous savons de quoi il s'agit: suppression de la liberté et de l'individualité, mécanisation à outrance et prolétarisme avancé, broyage de la société en une masse amorphe, dépendance illimitée de chaque indi­vidu par rapport au groupe régnant avec ses plans et ses programmes arbitraires et changeants, dans lesquels l'homme et sa dignité ne signifient rien, le pouvoir et son appareil, en revanche, tout. Il n'est plus question de dignité humaine, de liberté et d'équité et, pour comble, le rendement matériel même laisse à désirer.

Mais nous savons aussi que ce n'est pas un état entière­ment nouveau et révolutionnaire succédant à une autre période idyllique et non collectiviste. Bien au contraire, ce sont les dernières conséquences d'un long développe­ment précollectiviste qui a ouvert le chemin au collec­tivisme total : la mécanisation, le prolétarisme croissant, la centralisation, la domination de la machine sur l'homme, le monopolisme, l'anéantissement des exis­tences indépendantes et des formes de travail et de vie humainement satisfaisantes, le morcellement de la communauté par des groupes d'intéressés, la dissolution des formes naturelles de l'association (de la famille, du

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voisinage, de la communauté professionnelle, etc.). Nous constatons cependant des différences assez marquées de nations à nations qui indiquent jusqu'à quel degré un pays est resté sain et résistant.

Incontestablement, cette artério-sclérose progressive, qui doit nécessairement finir dans l'apoplexie du collec­tivisme, s'est développée dans l'ère d'un ordre mondial appelé libéral à tort ou à raison. Ses défenseurs font valoir que ce développement aurait été tout autre si l'on avait appliqué radicalement la thèse libérale de la liberté éco­nomique ; mais en examinant, dans un précédent cha­pitre déjà, les signes de dégénérescence du capitalisme, nous avons vu que cette excuse n'est pas valable. En mettant l'accent principal sur le postulat de la liberté économique - certainement essentiel, mais insuffisant et nécessitant encore des explications ultérieures - on risque de se détourner d'autres problèmes tout aussi importants. « Laissez faire » et liberté économique, en effet, ne signifient nullement le pôle contraire du collec­tivisme, et s'identifient même avec beaucoup de maux de l'état précollectiviste. Un retour à la liberté économique intérieure et extérieure ferait, certes, disparaître la plu­part des monopoles et beaucoup de choses iraient mieux, mais combien d'autres risqueraient de tourner plus mal? Et verrions-nous changer les symptômes de maladie qui se manifestent de notre temps? Est-ce qu'un pays, par exemple, qui n'a plus de paysans ni d'artisans en aurait tout à coup parce qu'il est revenu à une liberté économique intégrale? Est-ce que le prolétariat dispa- · raîtrait? Est-ce que la société acquerrait un équilibre social et économique stable? Est-ce qu'elle serait équi­table dans un sens très élémentaire? Est-ce qu'elle redonnerait au travail et à la vie de l'individu plus de sens et de dignité? Mais si ce retour à la liberté écono­mique ne nous rend pas tout cela, pouvons-nous le préco­niser en notre âme et conscience? Et comment les hommes s'enthousiasmeraient-ils pour un tel postulat? Où prendre l'élan indispensable à l'exécution d'une pa­reille révision de notre politique économique?

Nous voici de nouveau, et le voyant sous un nouvel

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aspect, devant le problème qui nous a tenu fidèle compa­gnie tout au long de ce livre, et dont la solution, nous voulons l'espérer, aura pris des contours toujours plus nets: c'est le problème du programme alternatif anticol­lectiviste, qui correspond à la fois à l'état de fait réel et aux aspirations justifiées des hommes. La lutte contre le collectivisme, nous l'avons reconnu, n'a aucune chance de réussir si nous n'arrivons pas à réactiver le principe libéral et à trouver des remèdes satisfaisants pour com­battre les maux si visibles de notre temps ainsi que la dégénérescence et l'insuffisance du libéralisme histo­rique et du capitalisme, sans toutefois toucher à la struc­ture intérieure du système de la concurrence de l'écono­mie du marché, ni au fonctionnement de notre système économique. Le monde non collectiviste ne conjurera le danger du collectivisme que s'il arrive à résoudre les problèmes du prolétariat, de l'industrialisme, du monopolisme, des formes si diverses de l'exploitation et des effets de la civilisation capitaliste des masses.

Certainement la liberté économique, forme essentielle de la liberté personnelle et donnée fondamentale de toute existence, fait partie du tableau d'ensemble d'un état social diamétralement opposé au collectivisme. Elle est une condition indispensable à la constitution de cette société, mais non son essence. Afin de reconnaître la véritable antithèse de la société collectiviste, notre re­gard doit dépasser l'horizon de la simple liberté écono­mique. N ons trouvons cette antithèse dans un état social qui permet au plus grand nombre possible d'hommes de mener une vie fondée sur la propriété et sur un travail librement choisi, une vie qui donne l' équi­libre intérieur et la plus grande indépendance, une vie dans laquelle la liberté économique serait un état natu­rel. Dans cet état social, ce ne sont pas les prolétaires - avec ou sans faux col -ni les vassaux d'une nouvelle féodalité industrielle, ni les prébendiers de l'État qui donnent le ton, mais des hommes solidement ancrés dans l'existence, grâce à leur genre de travail et de vie, comme le sont les meilleurs parmi les paysans, les arti­sans, les petits commerçants, les petits et moyens entre-

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preneurs dans l'industrie et le commerce, les membres des professions libérales, les fonctionnaires honnêtes et intègres et les soldats. Ils donnent le ton, non pas pour avoir usurpé le pouvoir en tant que minorité, mais bien parce que leur nombre même déterminera la physiono­mie de la société. Seul un pareil état social représente la véritable antithèse du collectivisme et non pas une so­ciété entassée dans des villes géantes, des industries tentaculaires, des casernes locatives, organisée en associations de masses et en monopoles; cette dernière, malgré ce qui reste de la liberté, constitue un État aux trois quarts collectivisé, qui n'hésitera guère à engloutir encore le reste.

La misère du« capitalisme»- ceci s'adresse aux socia­listes - ne réside pas dans le fait que les uns ont du capital, mais bien dans le fait que les autres n'en ont pas et sont donc des prolétaires. Les -millénaires d'histoire nous apprennent dans leur sombre cours que le flambeau de la liberté, du mouvement spirituel et de l'humanité s'allume uniquement dans des temps où un nombre suffisant d'hommes possédaient assez de propriété privée pour leur permettre de secouer la dépendance écono­mique de l'État ou du seigneur féodal. Il dépend de notre sens des responsabilités qu'une des plus brillantes époques, commençant au moyen âge avec le développe­ment des villes pour s'achever avec l'affranchissement des paysans, prenne fin ou continue.

Ces allusions soulignent une fois de plus quel genre de mesures il convient de combiner pour la défense et la restauration de la liberté économique et de son corollaire, la lutte contre les intérêts particuliers égoïstes, afin de développer notre programme du « tiers chemin », de faire ressortir ses lignes générales, de découvrir quelle philosophie générale l'inspire et de discerner les points névralgiques où l'homme d'aujourd'hui se sent touché le plus fort. Liberté économique et concurrence sont des postulats naturels, puisqu'il s'agit de combattre les maux du collectivisme et du monopolisme. Cependant, elles ne

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représentent qu'une partie du programme. Celui-ci déter­mine le cadre solide qui donne à la liberté du marché son assise et sa stabilité. Décentralisation, encouragement naturel des petites unités de production et des formes saines de travail (dans le sens paysan et artisanal), légis­lation empêchant les monopoles et la concentration, législation sur les sociétés, les brevets, les faillites, les cartes, etc., surveillance stricte du marché, afin de s'assu­rer de son honnêteté, création de formes nouvelles et non prolétariennes de l'industrie, retour aux dimensions et aux rapports humains (« à la taille de l'homme », selon l'expression de Ramuz), correction de toute surorganisa­tion, de toute spécialisation et division à outrance du travail, encouragement à une répartition plus large de la propriété, délimitation intelligente des interventions de l'État selon les règles de l'économie du marché (interven­tions conformistes au lieu des interventions non confor­mistes) en réservant judicieusement un secteur à l'éco­nomie planifiée proprement dite - voici quelques-uns des points principaux qu'il y aurait lieu d'énoncer un peu comme des slogans et au risque de provoquer cer­tains malentendus inhérents à des énumérations aussi sommaires.

Nous voudrions que notre programme présentât un ensemble de postulats bien équilibrés. Forcément, il en appellera plus qu'un autre à la bonne volonté du lecteur pour comprendre le cours de nos idées et ne pas faire de simples points de détail l'objet de louanges hâtives ou de critiques non moins préconçues. Notre programme sera parfois mal interprété et l'on se réclamera de lui pour appuyer des tendances qui sont à l'opposé des nôtres. Cependant, tous nos efforts seraient vains si l'on se méprenait sur l'un des points décisifs, c'est-à-dire sur la nécessité de la concurrence. A ce sujet, quelques préci­sions s'imposent.

Si insastisfaisant, si déroutant même que paraisse un programme de réforme se bornant à vouloir réaliser la

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liberté économique, il est hors de doute que la liberté économique, ou plus précisément la concurrence, repré­sente la condition sine qua non de la guérison définitive de notre société malade. La conservation de la liberté du marché et de la concurrence est devenue tout simplement le problème crucial du monde non collectiviste; s'il n'arrive plus à le résoudre, tout le reste est vain. Mais il échouera forcément dans cette tâche - et ceci représente le revers de la médaille à laquelle nous attachons une si grande importance - à moins de se vouer uniquement à ce problème-là, en négligeant tout le reste. Si radicales que soient notre manière de penser et nos exigences à ce sujet, nous devons cependant nous garder de dépasser le cadre qui nous est imposé quand il s'agit des aspects essentiels de l'organisation économique d'hommes li bres. Une telle organisation est le contraire du collectivisme, du monopole et - dans le domaine agraire se suffisant à lui-même- de la sujétion paysanne (y compris la sujé­tion à l'État). Ainsi est-elle clairement et positivement définie comme une économie basée sur la concurrence sauf, bien entendu, le secteur de l'auto-approvisionne­ment. Cette notion n'est-elle pas déjà devenue quelque chose d'équivoque à nos yeux, qui semble contraire aux autres points de notre programme?

En dehors du secteur des paysans se suffisant à eux­mêmes, nous ne pouvons opter qu'entre le monopole ou le collectivisme et d'autre part la concurrence. Même si nous ne devions pas éprouver une affection particulière pour la concurrence, nous n'aurions pas d'autre choix et nous serions forcés de chercher à en tirer le meilleur parti. Une politique de réforme, d'ailleurs très radicale, devra prouver que ce problème n'est pas insoluble. Car il y a la concurrence en tant que principe et la concurrence actuelle sous sa forme très dégénérée. Or il y a une énorme différence entre les deux. En outre, d'après nos explications, l'organisation économique d'hommes libres suppose la concurrence, dans la seule mesure où notre économie est fondée sur le marché et sur la division du travail. La concurrence est donc l'un de ses piliers princi­paux, l'autre étant constitué par l'auto-approvisionne-

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ment. Nous sommes libres d'atténuer le caractère de concurrence de notre économie, en plein accord avec les principes de notre constitution économique, en agrandis­sant, autant que faire se peut, le secteur de l'auto-appro­visionnement sans le marché. Ceci nous fait mieux comprendre l'importance inestimable de la paysannerie et du retour à la terre du prolétariat industriel. Même dans le domaine de l'artisanat et du petit commerce, la concurrence n'a pas cet anonymat et cette brutalité inhumaine que nous trouvons par exemple dans les bourses mondiales ; la concurrence, dans un cercle res­treint, peut être comparée, par exemple, à la démocratie de l'autonomie communale.

En outre, il importe de faire de la concurrence un principe essentiel, mais non exclusif; il n'est pas question de pureté chimique, pas davantage que dans le cas de la démocratie. Il va sans dire qu'un secteur assez important sera réservé à l'économie publique, d'après des principes mûrement pesés et réfléchis. De même, l'économie plani­fiée aura ses tâches positives et déterminées, avant tout dans le domaine de l' « aménagement national ». Évidem­ment, nous devons être sans pitié et sans compromis à l'égard de tous les monopoles ou monopoloïdes. Partout où ils sont inévitables (comme par exemple dans le domaine important des services publics, dans les entre­prises de transport, les usines électriques et certains do­maines se rapportant à la production de matières pre­mières), nous devrions défendre le point de vue suivant: s'il doit y avoir monopole, confions-le aux pouvoirs pu­blics ou mettons-le sous leur contrôle sévère. Tout mono- , pole privé ou sans contrôle public est intolérable.

Enfin, ne demandons pas à la concurrence plus qu'elle ne peut donner. Elle est un principe d'ordre et de direc­tion dans le domaine particulier de l'économie du marché et de la division du travail, mais non un principe sur lequel il serait possible d'ériger la société tout entière. Moralement et sociologiquement, elle est un principe dangereux, plutôt dissolvant qu'unifiant. Si la concur­rence ne doit pas agir comme un explosif social ni dégé­nérer en même temps, elle présuppose un encadrement

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d'autant plus fort, en dehors de l'économie, un cadre poli­tique et moral d'autant plus solide: un État fort, trônant bien au-dessus des groupes affamés d'intérêts, une mora­lité économique très haute, une communauté non dés­agrégée d'hommes prêts à la coopération, naturellement enracinés et socialement intégrés.

Ceux qui défendent avec nous la concurrence trouve­ront peut-être fatigant de continuer à discuter autour de ce point acquis. Mais ne faut-il pas compter avec les lecteurs isolés que nous n'avons pas pu persuader inté­gralement? Il nous paraît donc opportun de souligner particulièrement deux points. Il importe, d'une part, d'évoquer une idée qui préoccupe plus d'un lecteur sans qu'il l'avoue. La concurrence est terriblement mal com­mode et épuisante et nous tendons plutôt vers le repos que nous donne une position assurée sur le marché, que ne viendraient pas troubler chaque jour les services meilleurs et moins chers d'un concurrent, dans l'espoir de goûter à ce repos d'une manière d'autant plus com­plète que nous aurons trouvé, à la place de monopole, un terme plus décent. Cette tendance est tout à fait humaine et pardonnable, pour autant que l'on reste dans la limite imposée par la mesure. Notre compréhen­sion va si loin que nous voudrions même voir la concur­rence surveillée de telle sorte que son caractère démorali­sant et sans merci lui soit enlevé.

Mais l'effort exigé de chacun par le principe de la concurrence ne nous sera jamais épargné, surtout pas dans le collectivisme. Tous ceux qui gémissent aujour­d'hui sous le joug de la concurrence et voudraient s'assu­rer une position sur le marché par n'importe quel moyen contre des concurrents incommodes, devraient se rendre compte que l'État collectiviste deviendra un maître au­trement plus sévère. Ce tyran sait parfaitement bien que les résultats seront d'autant meilleurs qu'il arrivera à mieux imposer cette même discipline et ces mêmes efforts que la concurrence exige des producteurs. Si la concurrence nous a châtiés à coup de cravache, l'État collectiviste nous châtiera à coups de scorpions (Livre des Rois 1, 12, Il). Dans la vie économique, on ne pourra

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jamais renoncer à cette discipline inexorable, mais bien­faisante pour tous, si nous ne voulons pas sombrer dans l'anarchie. Toutefois, nous connaissons deux sortes de discipline seulement, celle de la concurrence et celle de l'État. Nous devons nous décider pour l'une ou pour l'autre. S'opposer à la concurrence et éluder par une phraséologie bien connue le problème du féodalisme in­dustriel, monopoliste et interventionniste, signifie opter pour le collectivisme.

Voilà réfutée aussi l'objection selon laquelle le refus d'accepter la concurrence pure n'entraîne pas l'accep­tation obligée du collectivisme, puisqu'il existe une troi­sième solution appelée irrévérencieusement monopole. N'oublions pas une chose : le capitalisme monopoliste et interventionniste (cc le féodalisme industriel ») seront tout juste un bref intermède comme, dans le domaine politique, la défiguration de la démocratie par l'anar­chie de groupements intéressés (pluralisme). Nous vou­drions mettre en caractères gras la phrase que voici et la faire apprendre par cœur à tous ceux qui jouent plus ou moins ouvertement avec le principe des monopoles : Notre système économique et tout ce que nous défendons avec lui contre le collectivisme ne peut ~ire maintenu à la longue que par le système basé sur la concurrence, seul capable d'assurer la discipline, l'effort, la propreté morale, l'harmonie, l'équilibre et une relation équitable entre le service rendu et le service dû. Le manque de discipline et l'engourdissement de l'économie nationale découlant du capitalisme des monopoles et des subventions ne con­damnent pas seulement le capitalisme à périr par l'inté­rieur, mais aussi dans la lutte des peuples, comme le prouve l'histoire du monde démocratique et capitaliste des dix dernières années.

La concurrence, qui stimule les producteurs à rendre les meilleurs services pour l'emporter sur les autres, assigne aussi à la propriété- à laquelle nous attachons une importance primordiale - une fonction dans le cadre de l'économie du marché, qui la met à l'abri des attaques. Ici encore, nous constatons que tout va de soi dans la sphère du simple paysan se suffisant à lui-même,

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et seule la différenciation de la société par la division du travail a créé un grave problème. Dans une société non féodale, la propriété est aussi naturelle pour le paysan que - pour utiliser une comparaison de Cicéron - mon droit de propriété sur ma place au théâtre. Il serait in­juste et ridicule que je prétende à plusieurs places à la fois, puisque je ne puis en occuper qu'une seule; de même, le droit et la fonction de la propriété paysanne, dans une société non féodale, se fondent sur la grandeur maximum de la propriété, qui est limitée automatique­ment par la possibilité de travailler le sol, d'une part, et par les besoins de la famille du paysan, d'autre part. Aucun esprit entendu ne verra, dans la propriété paysanne, une iniquité; il n'y aura jamais dans ce do­maine une concentration excessive et provocante.

La situation est tout autre dans la société industrielle, très différenciée. On ne peut pas s'attendre à une limita­tion naturelle de la propriété et à sa concordance exacte avec une fonction correspondante. Tout aussi bien que le féodalisme, elle ouvrirait la porte à l'enrichissement et à l'exploitation sans bornes si la concurrence n'existait pas, qui oblige le propriétaire des moyens de production à se justifier sans cesse par des services correspondants, faisant ainsi du revenu un gain basé sur une fonction sociale, à l'exclusion de tout enrichissement non justifié. Par la concurrence seule, les propriétaires de moyens de production sont forcés de jouer le rôle, pas toujours commode pour eux, de fonctionnaires sociaux et d'admi­nistrateurs fiduciaires des moyens de production exis­tant dans une économie nationale. Ceux qui remplissent mal ce rôle doivent céder leur propriété à d'autres et on prévient ainsi toute pétrification et toute concentration excessive de la propriété. Il existe en effet très peu de fortunes immenses- et encore moins se conservent-elles longtemps - ramassées simplement à l'aide de presta­tions supérieures, à l'intérieur du cadre strict de l'éco­nomie du marché. Ces quelques exceptions ne posent d'abord aucun problème social grave; ensuite, il leur manque le caractère provocant qui entoure d'immenses fortunes colossales illégitimes.

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La propriété trouve sa justification, difficilement réfu­table, sous le régime de la concurrence, mais elle la perd sous le régime des monopoles. Ici encore, la symétrie entre le cas de la concurrence et celui de l'auto-approvi­sionnement est frappa.nte. D'autre part, la propriété provenant d'un monopole et la propriété féodale sont des cas exactement parallèles. Voilà pourquoi nous avons parlé de la féodalité industrielle moderne dans un sens très précis. De même que la féodalité a fini par être maîtrisée dans tous les pays par l'absolutisme monar­chique, de même le monopolisme doit s'attendre à être évincé par lè collectivisme centralisateur s'il ne consent à plier devant la concurrence. Le féodalisme industriel, monopoliste et interventionniste doit décider si c'est la concurrence ou le collectivisme qui prendra sa place. A la longue, il n'y a pas d'autre choix.

Les instruments de la politique économique.

Nous savons maintenant dans quel sens s'opère la réforme; nous avons indiqué la signification de l' expres­sion « tiers chemin » et notre tâche consiste maintenant à esquisser et à grouper rapidement les différents moyens susceptibles de nous faire atteindre le but.

En tout premier lieu, il s'agit de distinguer entre les interventions conformistes et non conformistes que nous connaissons déjà. Nos remarques précédentes nous dis­pensent de souligner encore une fois les raisons péremp­toires qui nous font préférer les premières aux secondes. Pour éviter la pente fatale du collectivisme, nous devons parvenir à nos buts économiques en influençant les conditions de la marche économique, mais sans inter­venir dans le mécanisme proprement dit de l'économie du marché, caractérisé par la formation des prix et la concurrence. Un pareil procédé demande de l'intelli­gence, de la réflexion et une grande connaissance du mécanisme économique; mais, à condition de creuser le problème, nous trouverons toujours qu'il n'y a pas de tâches dans la politique économique qui ne se prêtent à une intervention conformiste.

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En disant cela, nous ne faisons qu'exprimer ce qu·un ancien maître de l'économie nationale, Léon Walras, le célèbre chef de l'école, dite de Lausanne, a expliqué en 1896 dans ses Études d'économie sociale :

« Je m'incline devant le nom sacré de la liberté, et je déclare qu'il est souverainement contraire à l'ordre, que l'État, envahissant mes attributions individuelles, s'en vienne peser, choisir et mesurer ma nourriture, mon vête­ment, mon logement, surveiller et contrôler mes goûts, mes pensées, plus ridicule peut-être quand il me force à fumer son tabac et ses cigares, mais assurément plus odieux quand il prétend m'imposer sa religion et ses croyances. Je vous prie seulement de me dire si le nom de l'autorité est moins auguste, et s'il est plus conforme à l'ordre que des individus, empiétant sur les fonctions de l'État, déclarent la paix et la guerre, ou rendent la justice entre les citoyens, prononçant sur les contesta­tions et réclamations des uns et des autres, reprenant à Pierre ce qu'il a pour le rendre à Paul. Le premier de ces deux états s'appelle le despotisme et le second l'anarchie; il faut échapper à l'un et à l'autre et, pour cela, il faut tracer la ligne de démarcation entre le champ de l'initia­tive ou de l'action de l'individu, qui est celui de la liberté, et le champ de l'initiative ou de l'action de l'État, qui est celui de l'autorité.

»Nous allons la trouver dans une distinction des plus simples. Il y a un ordre d'ensemble ou d'unité, et un ordre de détail ou de variété. L'ordre d'ensemble est celui que, dans un concert, tous les musiciens marquent de la même mesure; l'ordre de détail est celui qui veut que tous exécutent des parties différentes. Si vous sou­mettez les parties comme la mesure à l'ordre d'ensemble, vous tombez dans un insupportable unisson et vous détruisez toute harmonie ; mais si vous soumettez la mesure comme les parties à l'ordre de détail, vous tom­bez dans une détestable cacophonie et l'harmonie n'est pas moins détruite. Appliquons cette distinction au problème de l'ordre social ; nous allons y trouver tout de suite la limite du champ de la liberté et du champ de l'autorité.

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» L'homme est une personne morale, c'est-à-dire ac­complissant librement sa destinée. Donc, il est directe­ment contraire à l'ordre de variété, que l'État s'ingère, aux lieu et place de l'individu, dans toute opération con­cernant la recherche, l'obtention, la conservation des positions personnelles particulières; car il supprime ainsi la personnalité morale. Mais l'homme n'est une personne morale que dans la société et par la société, c'est-à-dire dans un certain milieu naturel d'accomplissement des destinées humaines. Donc, il est directement chargé, aux lieu et place de l'État, de toute opération relative à l'éta­blissement, au maintien, à l'amélioration des conditions sociales générales; car ainsi, par la suppression de son élé­ment nécessaire et indispensable, la personnalité morale est encore supprimée. Liberté de l'individu pour ce qui touche aux positions ; autorité de l'État pour ce qui touche aux conditions; telle est donc la formule de sépa­ration et de conciliation des droits et des devoirs respec­tifs de l'individu et de l'État au point de vue de l'ordre.»

Si l'on veut chercher à mieux comprendre cet ordre, les règlements sur la circulation publique nous servi­ront de comparaison. Aussi longtemps que ceux-ci se bornent à fixer les conditions du trafic avec l'impar­tialité et la sévérité découlant de l'autorité de l'État, c'est-à-dire le contrôle des véhicules et des conducteurs, la fixation des voies ouvertes à la circulation, la sur­veillance de la circulation et les instructions sur la ma­nière de circuler, ils remplissent une tâche absolument nécessaire, et chaque individu reste le seul maitre de savoir s'il veut utiliser un véhicule et où il veut se faire transporter. Ces règlements sur la circulation ressem­blent à nos interventions conformistes et aux conditions établies par l'autorité dont parle Walras. Mais nous tomberions dans l'intervention non conformiste et l'éco­nomie planifiée si l'agent de la circulation se mettait, par absurde, à déterminer la « position >> (Walras) de chaque individu dans le trafic et à commander chaque acte détaillé de la circulation comme le ferait le chef militaire d'une colonne de marche. Interventionnisme non conformiste, économie planifiée et collectivisme

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ne signifient, en réalité, pas autre chose que l'applica­tion du principe de l'armée à la vie économique.

Une des tâches permanentes de l'économie politique est de poser et de surveiller les conditions qui font un cadre à la vie économique. Certaines prescriptions et certaines institutions de droit doivent nécessairement exister, dans le cadre desquelles se déroule le processus économique. Une grande partie de la réforme envisagée consiste donc à changer, à élargir et à renforcer ce cadre permanent conformément au programme du« tiers che­min ». Mais il y a une autre tâche non moins importante car, à l'intérieur du cadre permanent, légal et institu­tionnel, le processus économique conduira toujours à certains frottements de nature passagère et à des modi­fications risquant de susciter des états d'exception, des difficultés d'adaptation et des répercussions dures sur certains groupes. Cela fera naître des problèmes parti­culiers et dynamiques en face desquels nous devons toujours nous demander d'abord: est-ce la mission de la politique économique d'intervenir? et après : quelle est la voie la plus adéquate à cette intervention?

Nous nous rendrons mieux compte de la nature du problème en nous souvenant des conflits d'intérêts, si importants en économie politique et dont nous parlions précédemment (voir tre partie, chapitre III). Lorsque certains changements dans la vie économique nécessitent un regroupement de la production, il s'ensuit un grave dilemme : ce regroupement est dans l'intérêt général, mais, en même temps, il représente des pertes et de dures obligations pour les producteurs atteints. Devant ce dilemme, le libéralisme historique, suivant en cela son programme doctrinaire du laissez-faire, était plutôt enclin à balayer d'un grand geste les frictions et les difficultés d'adaptation de l'économie, en renvoyant aux lois économiques, peut-être inexorables, mais en fin de compte bienfaisantes pour tous, la branche de l'économie menacée. Il avait certainement raison de prétendre qu'une branche économique, en train de décliner, ne peut demander qu'exceptionnellement d'être soutenue par les autres. Une politique économique cherchant à

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maintenir cette branche en dépit des changements surve­nus dans la demande ou dans la technique,-à l'inverse du principe de Méphisto : « Tout ce qui existe mérite de ne pas périr », paraîtrait absolument intenable à la longue et ruinerait n'importe quelle économie. Cependant, le refus doctrinaire de toute aide officielle de l'État et le renvoi des intéressés à l'équilibre de l'économie du mar­ché, ont beaucoup contribué à faire atteindre l'autre ex­trême, c'est-à-dire, au lieu du laissez-faire, l'intervention conservatoire (ou l'intervention à contresens, c'est-à-dire dirigée contre le cours normal du développement). L'an­cien libéralisme devait donc provoquer d'autant plus d'exaspération, qu'en théorie le principe du laissez-faire devait être appliqué à tous, alors qu'en pratique les groupements les plus forts ont toujours su se tiret d'affaire, les faibles restant sur le carreau.

Ces faibles, placés sans aide en face d'un malheur qu'ils ne pouvaient pas maîtriser, et qui avaient la tendance naturelle de se cramponner à leurs positions, étaient, au surplus, traités d'ignorants réactionnaires et d'égoïstes. Tel a toujours été le cas des artisans, des vigne­rons, des petits commerçants, des chômeurs et d'autres groupes similaires. Et beaucoup d'entre eux ne sont pas mieux traités aujourd'hui. Nous ne voulons certes pas défendre tous les efforts désespérés de ces groupements. Comme le libéralisme laissait uniquement le choix entre le laissez-faire et l'intervention réactionnaire dite con-

. servatoire (en fait, le principe du parc national appliqué à la vie économique 1), ses victimes se sont décidées -ce n'est guère étonnant- pour l'autre voie et n'ont plus vu dans le libéralisme qu'un dogmatisme cruel, n'appliquant même pas, en pratique, le même poids et la même mesure à tous.

Ici comme partout, il s'agit de trouver une troisième solution au dilemme : ni le laissez-faire, ni l'intervention conservatoire (l'intervention à contresens), mais bien l'intervention d'adaptation (intervention convergente). Au lieu de s'opposer à un nouvel équilibre par des sub­ventions, comme le fait l'interventionnisme conserva­toire, cette intervention d'adaptation veut activer et

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faciliter cet équilibre, pour éviter les pertes et les injus­tices ou, du moins, les diminuer. Le but final est le même, mais on y parviendra maintenant avec la collaboration de tous ceux qui n'ont pas été atteints, c'est-à-dire avec la bonne volonté de tous, tendus vers un nouvel équilibre et sans amertume pour l'ancien état de choses et les forces contraires à cet équilibre. Au lieu que la branche de production intéressée ait à trouver de nouvelles voies comme l'exigeait l'ancien libéralisme, l'intervention­nisme d'adaptation veut collaborer au regroupement indispensable par des plans, des crédits, une nouvelle adaptation. Il ne veut donc ni barrer le cours normal de l'évolution par le mur de l'intervention conservatoire - mur qui croulera infailliblement tôt ou tard -, ni céder au désordre du laissez-faire. Ici encore, la troi­sième solution doit intervenir : canaliser le cours d'eau.

Soulignons notre thèse par un exemple : lorsqu'une crise permanente frappait la viticulture d'un pays, soit à cause de la diminution de la consommation de l'alcool, soit à cause de la concurrence trop forte des vins étran­gers, on assistait trop souvent dans le passé, à un spec­tacle peu réjouissant. D'un côté, les vignerons menaient une lutte sourde, violente et sans merci contre la misère et l'endettement, décidés à défendre jusqu'au bout leur position économique par des tarifs douaniers toujours plus forts sur le vin, par des subventions, des crédits à fonds perdu, l'obligation de mélanger les alcools, le dégrèvement fiscal de la consommation du vin et l'aug­mentation des charges fiscales des boissons concurrentes, par des prises en charge officielles de la production et par tous les autres moyens dont on dispose en politique économique. De l'autre côté se formait le front des autres producteurs, des consommateurs et des théoriciens libé­raux, qui essayait de faire comprendre aux vignerons que leurs intérêts particuliers ne se confondent nulle­ment avec l'intérêt général et qu'il était de leur devoir de s'adapter aux conditions nouvelles. En pratique, cette espèce de guerre finissait par un compromis : on appli­quait à la viticulture des remèdes toujours nouveaux, mais toujours insuffisants, et plus la crise de la viticul-

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ture durait, plus l'atmosphère politique s'empoisonnait. Le conflit s'exacerbait jusqu'à la lutte ouverte chaque fois que les tarifs douaniers, de plus en plus élevés, ren­daient impossible la conclusion d'accords commerciaux avantageux, touchant directement les industries d'ex­portation du pays. Mais la crise d'une des branches de production - nous avons pris au hasard, à titre d'exemple, la viticulture- étant suivie par beaucoup d'autres crises particulières de l'économie, l'effet global, dans le domaine économique comme dans celui des finances de l'État et de la politique, devait être funeste. Nous en rendons responsables en grande partie l'inter­ventionnisme conservatoire à qui nous devons l'état pitoyable du monde actuel.

Dans le cas d'une intervention d'adaptation, les représentants de la communauté se mettraient à dis­cuter avec les vignerons, afin de leur donner une image complète et impartiale de la situation d'ensemble, puis ils élaboreraient en commun un plan d'assainissement de la viticulture, pour lequel l'État prêterait ses spé­cialistes ou mettrait à disposition ses moyens financiers. L'Office national de statistique établirait une analyse exacte du marché (et deviendrait ainsi un laboratoire faisant un diagnostic économique) et, de cette manière, on déterminerait les restrictions éventuelles à apporter à la culture de la vigne. Ensuite, on procéderait à une classification de tous les vignobles, qui établirait quels sont les mieux exposés et pouvant, par conséquent, se passer d'une aide, tandis que les plus mauvais terrains seraient éliminés comme impropres à la viticulture. Ils serviraient alors à d'autres cultures, choisies d'après les conseils d'experts mis gratuitement à la disposition des viticulteurs et qui les soutiendraient par tous les moyens dont on disposerait durant les premières années, en général les plus difficiles. Les vignobles dont l' expo­sition est moyenne seraient dégrevés par la création d'une organisation de vente, une amélioration du vin par un meilleur choix des plants et peut-être par la fourniture à tous les vendeurs de glace et d'eau minérale de petits pressoirs à jus de raisin, du modèle utilisé par les produc-

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teurs californiens d'oranges - afin d'augmenter la consommation de raisins de table et de jus de raisin frais. Bien entendu, l'exemple que nous venons de citer ne doit pas être pris à la lettre, ni servir de projet pra­tique facile à critiquer. Il ne sert que d'exemple pour mettre en lumière les principes sur lesquels se fonde l'intervention d'adaptation. C'est toujours et partout la même chose : la crise d'une branche de la production signifie que des capitaux, du travail et du sol cherchent à être mis en valeur de façon plus rentable. S'opposer· à cette crise en soumettant le marché à des conditions artificielles et en réclamant des secours de l'État serait aussi déraisonnable qu'inexécutable à la longue. Mais il est aussi déraisonnable et dur de la laisser se développer purement et simplement, exception faite pour les forts, qui s'en tireront sans notre aide, malgré leur intérêt à nous persuader du contraire 1 Cette réflexion indique également le principe de toute politique rationnelle de lutte contre le chômage.

Occupons-nous maintenant d'autres devoirs incom­bant à la politique économique ; il semble qu'appliquer l'intervention conformiste à des problèmes souvent radicaux soit un moyen trop doux pour les résoudre, ainsi que les tâches de la politique de distribution, par exemple, dont le but, comme l'indique son nom, est d'arriver à une répartition plus égale de la propriété et des revenus. Mais, au contraire, dans ce domaine, si important surtout pour les grands p.ays d'industrie, l'intervention conformiste est non seulement applicable, mais préférable à d'autres méthodes plus grossières. Nous ne pouvons entrer ici dans les détails très com­plexes d'une politique de distribution conformiste (voir plus loin, pages 238-239). Remarquons cependant, en passant, qu'il n'y a nullement contradiction avec l' éco­nomie du marché si l'État prend en mains une réparti­tion de la propriété, en utilisant des moyens coercitifs (principalement par l'imposition), afin d'arriver à une distribution plus égale. Il n'y a pas de contradiction non plus s'il consent, par exemple, des subventions provenant de la rentrée des impôts pour favoriser la construction

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de logements ouvriers ou des canalisations pour les communes montagnardes. En effet, une grande partie de nos finances publiques servent aujourd'hui à une telle politique de fiscalité distributive que vient com­pléter la bienfaisance privée. Certes, on ne peut pas dépasser certaines limites sans provoquer des effets paralysants sur le processus de la production, mais il est clair :qu'il ne s'agit point de mesures touchant le fond même de l'économie du marché, c'est-à-dire la formation des prix et la concurrence saine.

De même, il n'est pas du tout contraire à une politique économique conformiste (c'est-à-dire respectant notre système économique) que l'État prenne en régie cer­taines entreprises ou même des branches de production entières, et apparaisse sur le marché comme producteur ou comme marchand. Il en est de même en ce qui con­cerne les travaux publics, financés par l'État dans le but de vaincre une dépression. Il ne faut pas tomber dans l'erreur commune qui est de considérer la nationalisation (ou la communalisation) de certaines entreprises comme une mesure strictement collectiviste. Bien au contraire, l'entreprise publique doit être considérée comme cor­respondant aux lois fondamentales de l'économie du marché, aussi longtemps que l'État la respecte expressé­ment comme entrepreneur et qu'il ne s'agit point d'une socialisation générale suspendant complètement l' écono­mie du marché. Il nous est d'autant plus facile de nous demander si, dans certains cas, la reprise d'entreprises privées par l'État n'est pas au nombre des nécessités urgentes d'une politique économique rationnelle. Nous avons déjà vu que la réponse est affirmative dans tous les :cas :où des raisons d'organisation et de technique rendent le monopole inévitable, mais où le monopole privé est indésirable. Il s'agit du groupe, .devenu de plus en plus important, des services publics (chemins de fer, poste, tramways, services de l'eau, du gaz et de l' élec­tricité, radio). Personne ne niera la nécessité de voir ces entreprises remises, en principe, à l'État et aux associations publiques ; mais la question se pose de savoir si ce principe ne devrait pas s'appliquer également

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à tous les monopoles naturels et, au besoin, même à la production du fer et de l'acier, quiestsifacilementl'objet de concentrations néfastes. En tout cas, une pareille mesure nous laisserait toujours dans le cadre d'une politique économique conformiste, ~ans risquer de nous fourvoyer dans le collectivisme. C'est pourquoi une opposition de principe à une action contre la trop grande puissance de certains monopoles industriels se justifie, en confiant à l'État le soin de les concurrencer par ses propres entreprises, sans oublier toutefois que toute extension de l'activité de l'État qui n'est pas absolument indispensable est un mal, ceci dit dans l'intérêt même de l'État.

Il importe, en outre, de se rendre compte que la politique monétaire permet à l'État de faire une poli­tique économique largement conformiste, et qu'elle exige de lui une vigilance et un contrôle de tous les instants. Dans ce domaine précisément, les libéraux intelligents se sont inclinés très tôt devant la nécessité de l'intervention et ont reconnu la justesse des vues de l'homme d'État anglais, lord Overstone, formulées en 1840 par ces phrases qui ont gardé toute leur valeur : « Il est nécessaire, dans une législation progressiste et prospère, de faire une différence entre les cas où les principes de la libre concurrence sont applicables et ceux où des privilèges exclusifs, accompagnés de res­ponsabilité sans partage, sont nécessaires pour.le bien public. De tels cas, même limités en nombre, existent ; et lorsqu'ils existent, ils ne manquent pas d'importance. Le pouvoir de faire de l'argent en fait partie, de même que la prérogative royale de frapper de la monnaie. »

En effet il va sans dire que le principe du « laissez­faire » est inapplicable dans le domaine de l'approvi­sionnement monétaire d'un pays. Surtout lorsqu'on se rend compte de l'impossibilité de mettre en parallèle une « production monétaire » et une production de marchandises. Il ne s'agit pas, à l'aide de la concurrence, de produire le plus d'argent et le meilleur marché pos­sible, mais simplement de régler strictement sa vitesse de circulation et son volume, afin que ni un trop (infla-

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tion) ni un trop peu (déflation) ne puissent exercer une action nuisible. Cette régularisation doit nécessairement rester entre les mains de l'État, ceci d'autant plus que les tâches et les difficultés de la régularisation monétaire se sont accrues par l'augmentation formidable de l'argent bancaire (chèques, virements) et, aujourd'hui encore, nous ne pouvons guère nous vanter de les avoir vraiment maîtrisées.

Néanmoins, nous devons reconnaître qu'une politique économique conformiste est incomplète. Il existe un secteur à délimiter très exactement, qui doit être soumis à une réglementation véritable et planifiée. Les limites de cette économie planifiée sont déterminées avant tout par les tâches résumées sous le terme d'aménagement national. Il s'appuie sur cette réflexion, confirmée par des expériences peu glorieuses, que la mission si décisive et importante de l'administration de la surface du sol et des réserves naturelles d'un pays, d'une manière communautaire et conforme aux intérêts de l'avenir, ne peut guère être abandonnée entièrement au marché seul comme régulateur.

Conditions politiques et morales préalables.

Soyons-en bien conscients : plus 'nous chargerons l'État de missions, plus la question se pose : qu'en est-il de l'État lui-même? Ne commettrions-nous pas la faute de voir en lui une construction idéale ne correspondant que de loin aux faits ? Quis custodiet ipsos custodes? Qui surveille le gardien? Ce serait, en effet, manquer du sens des réalités que d'exiger une politique économique basée sur la perfection morale et intellectuelle des or­ganes de l'État. Dans ce sens aussi, il vaut mieux ne pas trop demander aux hommes, mais les poser en face de devoirs simples et leur épargner les tentations. Voilà pourquoi il est préférable de partir de règles déterminées et de principes solides dans la politique économique et de limiter au strict nécessaire le domaine laissé à l'arbi­traire. Le système économique doit être, en quelque

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sorte, un jouet incassable- « fool-proof », comme disent si bien les Anglais. C'est la force de l'économie du marché et, inversement, le danger incommensurable du collee~ tivisme. Pour la même raison devrions-nous nous garder de préceptes monétaires artificiels et leur préférer un système quasi automatique comme l'étalon-or. Il est simple de critiquer la monnaie-or et de présenter un plan plus parfait sur le papier. Nous nous en tenons à l'étalon-or parce qu'il a entre autres l'avantage de préserver la stabilité de l'argent (l'un des biens les plus précieux de l'économie nationale) et de la protéger contre les imperfections inévitables des manipulations officielles et conscientes. Il ne faut pas non plus se leurrer: une politique économique ayant pour règle l'intervention conservatoire (par des tarifs douaniers protectionnistes et des subventions de toutes sortes) doit mener, selon des lois sociologiques invariables, à la corruption ou­verte ou larvée, empoisonnant et ruinant finalement la nation. L'interventionnisme commun et le pluralisme (c'est-à-dire la décomposition de l'État par les groupes intéressés) sont, chacun devrait le savoir, deux frères siamois.

Ce n'est qu'en repoussant cet interventionnisme et cette exploitation sans gêne de l'autorité gouvernemen­tale par les groupements d'intérêts, que nous créons les conditions nécessaires au développement d'un État digne de confiance et d'une vie publique propre. D'autre part, ceci suppose un État véritablement fort, un gouvernement qui a le courage de gouverner. Toutefois, l'État fort n'est pas celui qui se mêle de tout et veut tout accaparer. Au contraire, son idéal c'est l'indépen­dance à l'égard de tous les groupes d'intérêts et la volonté inébranlable de faire respecter son autorité et sa dignité comme représentant de la communauté - voilà ce qui caractérise l'État vraiment fort, alors que l'État « activiste » finit par n'être qu'une faible et lamentable proie des appétits intéressés.

L'économie du marché et notre programme écono­mique présupposent donc pour réussir : un État qui sache délimiter très strictement les domaines dont il

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s'occupe et qui, à l'intérieur de ces domaines, sache imposer son autorité de toute sa force, mais éviter en dehors d'eux toute intervention - un arbitre robuste donc, dont la tâche n'est pas de participer au jeu ni de prescrire aux joueurs toutes les phases du jeu et tous les mouvements, mais qui, en toute impartialité et incor­ruptibilité, s'assure que les joueurs respectent les règles et la loyauté sportive. Benjamin Constant l'a bien com­pris lorsqu'il a formulé cette phrase : « Le gouver­nement, en dehors de sa sphère, ne doit avoir aucun pouvoir. Dans sa sphère, il ne saurait en avoir trop. »

Bien entendu, ce n'est pas tout de réclamer un pareil État. Il importe encore d'en ordonner la structure selon ces exigences. C'est là un problème de toute première importance. Le traiter à fond exigerait un livre entier. Nous sommes donc forcé de nous contenter d'indications sommaires et d'énoncer juste quelques principes essentiels.

Nous commençons par la constatation négative que nous connaissons déjà : établir les groupes d'intérêts en maîtres, selon la formule de l'État corporatif, et leur céder une place légitime dans la structure de l'État est nuisible à un développement normal. Ce n'est pas l'affermissement et la légalisation des groupes d'intéres­sés qui s'impose, mais bien la diminution de leur in­fluence politique. Les moyens d'y parvenir demandent un examen attentif de la part de spécialistes - et nous ne croyons pas en être. Néanmoins, personne ne songera à nier la nécessité de placer à la tête de l'administration gouvernementale des fonctionnaires qualifiés, pourvus d'une éthique professionnelle élevée et d'un esprit par­faitement impartial, pour autant qu'il s'agisse de ren­forcer encore le poids de l'État. Nous pourrions entamer ici une discussion sur les questions complexes de la cons­titution de l'État, de l'administration et du régime des partis.

Il faut bien insister sur cette évidence : il n'existe pas un domaine de l'État dans lequel son autorité s'exprime aussi totalement que dans la juridiction. Nulle part

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ailleurs, l'intégrité et l'impartialité de la magistrature ne semblent si entières que parmi les juges. Nulle part on ne trouve une confiance plus grande et une disposition plus évidente à accepter comme décision souveraine les solutions adoptées. Nulle part ailleurs, non plus, nous ne trouverons exprimée à un pareil degré l' aver­sion d'exercer une influence illégitime sur les décisions. Les tribunaux d'un pays sont, en effet, la dernière citadelle de l'autorité de l'État et de la confiance en l'État, et un gouvernement n'est pas encore en voie de dissolution tant que cette citadelle tient. Il serait donc souhaitable de faire des tribunaux, beaucoup plus que par le passé, les organes de la politique économique officielle, et de soumettre à leur décision des missions qui étaient jusqu'à présent confiées aux autorités admi­nistratives. Comment imaginer une pareille politique économique juridictionnelle? L'exemple de la juridiction américaine des monopoles (depuis le « Sherman Act » du 2 juillet 1890) nous l'apprend, qui fait trancher par les plus hauts tribunaux du pays, dans des procédures de droit civil ou pénal, la question de savoir si quelqu'un a commis un délit de monopole. Une pareille politique économique a pour condition que les universités fassent mieux connaître aux juges futurs les !principes de notre système économique.

Mais où sont les hommes qui veulent cet État? Quels groupes nous fourniront leur élite pour former une troupe partant en guerre pour imposer notre programme d'action? Nous avons posé cette question dans l'intro­duction de ce livre, et nous y avons répondu : nous ne nous adressons à aucune groupe particulier possédant des intérêts particuliers, car l'une des plus grandes erreurs du passé a précisément consisté à en avoir appelé à l'intérêt de l'homme au lieu d'exalter ce qui nous est commun à lous, c'est-à-dire la raison et le sentiment élémentaire' de la droiture, de l'équité, de l'ordre, de la communauté, de l'esprit chevaleresque, de la sociabi­lité. L'homme est un être à facettes multiples -

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ni ange ni bête- et tout dépend comment nous savons le prendre pour obtenir le meilleur ou le pire, et quelles conditions nous lui appliquons, celles qui vont le rendre hargneux comme un chien enchaîné, ou aimable et so­ciable.

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3 POINTS D'APPUI ET EXEMPLES

Une fois de plus, _nous devons nous élever contre cette croyance bien enracinée d'après laqqelle il existe­rait des cures miraculeuses pour rendre la santé à notre monde malade, un levier d'Archimède qui redresserait d'un seul coup la société et l'économie, transformation qui s'opérerait du jour au lendemain, suivant un pro­gramme bien établi auquel nous n'avons qu'à nous abandonner pour être sauvés. C'est la foi commune à tous ceux qui espèrent un sauvetage au moyen de «grandes solutions», d'organisations subtiles, de,comités et de conseils restreints, de « copies »techniques et éco­nomiques de toutes sortes, de plans sortis des mains d'aréopages ou d'une intervention opératoire décisive dans la vie économique - et qui mettent leur espoir dans toutes espèces de constructions nouvelles, avec une confiance et une candeur naïves qui seraient char­mantes si elles n'étaient pas si dangereuses.

La valeur pratique de ces programmes et de ces pro­jets, qui sont fondés sur une pareille foi, est minime. Par contre, le mal causé est immense, même s'ils restent sur le papier, car ils détournent l'attention des hommes de devoirs urgents (mais peut-être plus modestes) et créent un espoir fallacieux suivi peu après par une lé­thargie désespérée. Voilà pourquoi nous ne cesserons pas de dénoncer toutes ces solutions brevetées et ces doctrines de la « rédemption » économique. Les élixirs

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merveilleux et les points d'appui d'Archimède n'existent pas, pas davantage le levier sur lequel il suffirait de peser pour tout remettre en place. Laissons cela aux charlatans ambitieux de bonne ou de mauvaise foi -ils ne manquent pas

Le rôle modeste que nous revendiquons est celui d'un médecin honnête qui chercherait à persuader au malade qui souffre d'une maladie chronique des intestins qu'il est inutile d'augmenter de quelque nouvelle fiole sa pharmacie bien assortie, et que la guérison proviendra d'un changement d'état attendu avec patience et amené par des remèdes connus et par un régime naturel, dans lequel l'air, le mouvement, l'équilibre intérieur et la mesure en toutes choses jouent le rôle principal. Si clair que lui soit son diagnostic général, le médecin avouera néanmoins qu'il ne sait pas encore en détail quelles mé­thodes thérapeuthiques il emploiera pour produire le meilleur effet. Voici notre conseil : moins prôner de remèdes, moins élaborer de projets, avoir plus de pru­dence dans le diagnostic, plus de modestie dans la thé­rapeutique - c'est un conseil que nous nous efforçons de suivre le tout premier. Notre programme d'action devra être aussi divers qu'élastique et s'adapter lente­ment au « climat » nécessaire à l'amélioration de l'état pathologique de notre société.

A bien des égards, il faudra se fonder sur ce qui existe pour tenter des actions particulières soigneusement étudiées, trouver les points faibles de la structure écono­mique et sociale, afin de remédier aux maux- mais sans perdre de vue le grand but final d'une société libre, équitable, « dégrégarisée » et déprolétarisée. Dans les détails, n'ayons pas peur d'interventions même pro­fondes. Pour fixer le but d'ensemble de manière claire, nous devons chercher à comprendre les fondements et le système général dans lesquels chaque détail devra être coordonné. Alors seulement il deviendra possible de voir plus loin, en gardant la bonne direction et la mesure. Nous devrons d'abord savoir où nous voulons en venir avec toutes ces réformes, quel est l'état général de la société future et pour quelles raisons extra-écono-

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miques nous cherchons à les réaliser. Alors, avec un minimum de réflexion et de bonne volonté, nous ne ris­quons guère de manquer les meilleures solutions.

Alors - mais alors seulement - nous pouvons nous attendre à ce que tous, se sentant traités en hommes responsables de la réussite, consentent à collaborer à l'œuvre commune dans un réel esprit civique.

Autrement, il n'y aura que des phrases sonores et des disputes d'intérêt. Voilà pourquoi il est si important d'en revenir toujours aux vues d'ensemble, tâche à la­quelle nous avons consacré toute cette partie du livre.

On comprendra qu'aux questions posées parfois avec quelque impatience sur ce qu'il convient de faire dans le détail et immédiatement, nous répondions avec hési­tation et certain de pouvoir donner tout au plus des exemples et des suggestions, d'ailleurs discutables. Une pareille tâche, en effet, dépasse les forces et les expé­riences d'un seul homme, même dans le cas le plus favo­rable. D'où la nécessité d'en appeler à la collaboration de tous les hommes compétents qui tendent au même but final et pensent comme nous. Nous ne pouvons rien faire de mieux que de lancer un appel à l'action, à la mission commune et, en attendant, de montrer quelles conclusions il convient de tirer de notre programme du « tiers chemin >>.

Cette réserve s'impose car, tant que nous ne con­naîtrons pas le cadre permanent ·et politique de l'Europe, il est inutile de vouloir inaugurer une politique écono­mique à longue échéance. Il s'agit bien plus de vivre en quelque sorte au jour le jour. Jusque-là, ne deman­dons à la politique économique pratique qu'une sage adaptation aux besoins. Faisant de cette obligation une vertu, nous pouvons réfléchir à l'aise sur ce qu'il faudra faire lorsqu'il sera possible de penser et d'agir au-delà de l'immédiat.

Une autre raison particulière milite en faveur d'une réserve prudente dans l'énoncé des détails de notre programme et de nos principes. Nous sommes d'avis qu'en tirant les conclusions qui découlent du diagnostic

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fait sur l'état de la société contemporaine, on ne dépasse nullement les compétences de la science. Le savant s'astreindra néanmoins à ne pas outrepasser les limites permises en recommandant des mesures d'économie poli­tique. Moins prudent, il riquerait de se trouver sur le ter­rain des opinions subjectives, c'est-à-dire combattues. Nous croyons pouvoir affirmer le caractère objectif et scientifique des principes de notre programme, car il s'agit là non pas d'une liste de vœux subjectüs et arbi­traires, mais de résultats nés de faits et d'expériences communes à tous, sur lesquelles les hommes de bonne volonté avisés et instruits trouveront un terrain d'en­tente. Mais plus nous nous éloignerons du fondamental vers le détail, plus la subjectivité augmentera, ainsi que le nombre de points sur lesquels nous ne pouvons plus tabler sans autre sur un accord de principe. Le danger grandira de voir les lignes essentielles devenir floues et indistinctes en présence de détails nombreux et controversés. Or, dans l'état actuel de la discussion, ce sont précisément ces lignes essentielles qui importent. Nous n'avancerons guère si nous voulons démolir les thèses fondamentales par des modifications de détail plus ou moins justifiées, portant atteinte aux idées de principe. Le résultat que nous pourrions en attendre, nous le voyons à souhait et à satiété dans ce monde confus et désorienté depuis des décennies 1

C'est avec toutes ces réserves mentales qu'on vou­dra bien lire les essais qui suivent, cherchant à dépas­ser le stade des périphrases et des allusions et à préciser certains détails dans l'énoncé de notre programme d'action.

Choisissons un point de départ fondamental. Tout peut se ramener à un dernier dilemme dont nous vou­lons enfin nous débarrasser. Nous savons que le sys­tème social et économique de tous les pays civilisés est devenu intenable en l'état actuel des choses et que d'une réforme générale dépendront la paix et la civili­sation. Au bon vieux temps, nous aurions pu, il est vrai, adopter une solution de commodité que certains appliqueraient volontiers aujourd'hui encore : on

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serait simplement devenu socialiste, on se serait enivré de cette phraséologie sonore, parlant de « socialisation n, d' << économie planifiée net de << démocratie économique ». Entre-temps, le plus myope se sera rendu compte qu'il s'agit d'une impasse qui ne mène à rien, qui non seule­ment n'apporte aucune solution aux problèmes pri­mordiaux, mais au contraire les rend encore plus aigus. Socialisme, collectivisme et toute leur suite politique et culturelle ne sont que les conséquences extrêmes du passé, les dernières convulsions du x1xe siècle qui nous font atteindre le fond d'un faux développement de tout un siècle. C'est le stade final et pitoyable auquel nous sommes condamnés si nous ne réagissons pas vigoureusement, et avec tout cela nous restons tou­jours dans le monde d'hier, sans ouvrir la porte de l'avenir, nonobstant le romantisme révolutionnaire un peu ridicule des collectivistes. La nouveauté con­siste précisément à chercher une voie entre le capita­lisme et le collectivisme. C'est l'humanisme économique du << tiers chemin » que nous avons évoqué dans le précédent chapitre.

Paysannerie et agriculture paysanne.

Qu'est-ce à dire au juste? Celà signifie le retour à des formes de vie et de production économiquement équilibrées, naturelles et humainement satisfaisantes. Sans vouloir tomber dans l'erreur contraire de sous­estimer la ville, l'artisanat et la bourgeoisie, cela signifie encore réfléchir aux données fondamentales, écono­miques et sociales de la production organique primi­tive, c'est-à-dire à l'agriculture; non point à une agri­culture quelconque, mais bien à l'agriculture paysanne, avec sa structure économique et sociologique particu­lière. C'est moins la production de denrées alimentaires et de matières premières organiques comme telle qui nous intéresse ici que cette forme particulière de la production que nous appelons paysanne, car elle seule présente encore cet aspect sociologique si typique qui

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8 LA CRISE

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nous importe comme point de départ. Nous songeons à elle lorsque nous voyons dans l'agriculture le der­nier refuge puissant contre le grégarisme, la mécani­sation et l'emprise croissante des villes actuelles et lorsque nous déplorons sa ruine, en constatant la fuite de la campagne vers les centres citadins.

Ceux qui sont intéressés à la forme non paysanne de l'agriculture n'admettront pas pareille distinction, mais nous considérons toute forme féodale, capitaliste ou collectiviste de l'agriculture comme une aberration funeste et une destruction de la fontaine de Jou vence sociale que représentent la paysannerie et l'agriculture paysanne. Vus sous cet angle, des « fabriques de blé » et des « industries porcines », des kolkhoses ou des compagnies exploitant des plantations en y faisant travailler des coolies salariés blancs ou de couleur ne nous intéressent guère et représentent la simple trans­position de la forme de l'exploitation industrielle géante dans le domaine de la production organique primitive, mais aussi quelque chose de bien pire : la destruction des bases paysannes dans toute structure sociale saine, et une renonciation à lutter contre le grégarisme là où cela semble pourtant le plus facile. Quiconque con­sidère l'agriculture comme n'importe quelle industrie - alors que, dans l'agriculture paysanne, elle est une véritable forme de vie intégrale - n'a pas le droit de considérer la désertion des campagnes autrement qu'une simple << désertion des fabriques de textiles » ou autres. Et celui dont la manière de penser se limite au domaine rationnel et technique de l'ingénieur agro­nome et se meut dans les engrais artificiels, les trac­teurs et les récoltes qui constituent des records, pas­sera forcément, sans le voir, devant l'immense devoir sociologique qui s'impose : la conservation et la stabili­sation de la paysannerie et de l'agriculture paysanne dans sa structure sociale et spirituelle intégrale, si subtile et si difficile à faire comprendre à tout esprit étranger à la paysannerie. Ce n'est pas simplement l'agriculture qui est la colonne vertébrale d'une nation saine, mais uniquement celle d'ordre paysan, car une agriculture

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non paysanne peut même devenir le pire foyer d'infec­tion.

L'une des caractéristiques essentielles de la première, est qu'une seule exploitation ne doit pas dépasser en importance le domaine qui peut être travaillé par une famille et des domestiques, journaliers auxiliaires et saisonniers; dans la règle, le domaine appartient au paysan et incarne la tradition, chaîne des généra­tions; il est intégré dans l'association sociale de la famille, du village, des associations coopératives, et dans la communauté de la profession et du voisinage, étrangère à toute pensée de concurrence ; obéissant au circuit de la nature et à ses lois, il représente une exploitation mixte, réunissant donc les combinaisons les plus diverses de l'élevage du bétail et de la culture des champs. L'exploitation agricole paysanne est l'image de la vie et du travail, de la production et de la consommation, de la nature et de l'humanité, d'une activité professionnelle intelligente et de la jouissance directe de ses fruits, de l'épanouissement indépendant de la personnalité et de la chaleur du contact social ; elle est donc le complément normal du côté industriel et citadin de notre civilisation, lui opposant la tradi­tion et l'enracinement terriens, l'indépendance écono­mique et l'auto-approvisionnement, la proximité de la nature, la mesure et la sérénité, une existence natu­relle près des sources de la vie, et une incorporation consentie dans la chaîne de la vie et de la mort.

Le paysan sans dettes, possédant un domaine suffi­samment grand, est l'homme le plus libre de notre globe ; ni la nourriture, ni le chômage ne le préoccu­pent; l'obligation de se soumettre aux caprices de la nature, au lieu de subir ceux du marché et des conjonc­tures, ne le rendront pas amer mais, au contraire, ennobliront son humanité. Quel que soit l'angle sous lequel nous considérons les choses, l'existence pay­sanne est bien celle qui est humainement la plus satis­faisante, la plus riche. Le fait que l'agriculteur-paysan se suffisant à lui-même tient à sa ferme et à sa profes­sion, en dépit des circonstances contraires, et n'hésite

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pas à accepter les conditions de travail les plus dures, faisant de lui l'esclave de sa besogne bien plus que ce n'est le cas pour l'ouvrier industriel, prouve combien est vraie notre appréciation de la paysannerie. L' éco­nomie paysanne oppose enfin à l'image de la famille actuelle, souvent dégradée en une simple association de consommation et largement vidée de son sens, l'exemple d'une famille dont tous les membres sont rattachés à la production et se groupent dans une communauté de vie réelle, donnant une solution natu­relle à tous les problèmes de l'éducation et des générations.

En résumé, le monde paysan, avec d'autres secteurs plus petits de la société, représente la dernière grande île qui ne soit pas encore submergée par le flot des masses, le dernier grand refuge d'une forme de vie et de travail humains possédant une stabilité intérieure et vitale satisfaisante. Heureusement, ce noyau existe encore dans la plus grande partie de l'Europe conti­nentale, et c'est un grand malheur pour un pays comme l'Angleterre, de l'avoir détruit à tel point que sa perte n'est même plus ressentie. Ce sera donc notre première tâche et la plus importante, de conserver cette réserve de forces vives et, au besoin, de l'aug­menter afin de guérir notre société malade.

Mais, au xv1ne siècle déjà, il y a eu, à côté de l'en­thousiasme réel pour la paysannerie, un engouement superficiel des courtisans et d'une noblesse blasée se délectant à la vision doucereuse de paysans d'opéra et de bergers de ballets. Cette société était étrangère à tout contact réel avec le sol et à toute préoccupation relative à la paysannerie véritable. Le cercle des ber­gers et des bergères entourant Marie-Antoinette au Trianon ne se préoccupait guère de l'état lamentable de l'agriculture française, ni de la triste situation du paysan affamé et oppressé par la féodalité ; on aurait sans doute effrayé cette illustre compagnie en lui cer­tifiant que le fumier est l'âme de l'agriculture 1 Si nous voulons nous préserver d'un pareil lyrisme arcadien et traiter ce sujet avec un réalisme solide, il nous faut déterminer tout d'abord le domaine de la paysannerie

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véritablement saine et nous occuper de ses dégéné­rescences.

Nous en sommes éloignés aussi bien dans les régions où la féodalité vient d'être vaincue (comme en Russie), ou encore dans celles où elle règne encore de nos jours (comme en Espagne), et où le surpeuplement rural et le morcellement continu ont créé le type du tout petit paysan, prolératisé et étroit d'esprit (comme dans cer­tains pays balkaniques). S'il n'y a plus que des paysans dans un pays, on risque aussi de voir cette paysannerie manquer d'une élite rurale spirituelle avec toute son influence bienfaisante. L'image du paysan sain que nous préconisons n'a rien à voir avec celle de la bête de somme opprimée et ignorante qu'en avait fait l'exploi­tation des seigneurs féodaux ou la pauvreté de la nature. Bien au contraire, c'est l'image du paysan suisse, français, allemand (du Nord-Ouest), scandinave, hollandais ou belge qui est fier de s'entendre appeler « paysan », (( Bauer »ou (( boer». Ce paysan européen n'est pas du tout semblable au fermier anglais (qui, après la victoire complète de la féodalité sur le ((yeoman », a pris la place du paysan disparu), ni avec le fermier moyen de l'Amérique du Nord, qui repré­sente le type colonial de l'agriculteur commercial et spéculateur. Plus il est, enfin, à la merci de l'État dans un système économique et social collectiviste, servant de roue dans le mécanisme de l'économie planifiée, devenu un propriétaire dont les titres de propriété dépendent de sa bonne tenue politique ou de l'arbitraire légal, plus il cesse d'être un paysan digne de ce nom; il n'est peut-être pas inutile de rappeler que justement ce caractère précaire de la propriété a été l'idéal défendu par Rousseau.

Bien des conditions doivent donc être remplies pour produire une paysannerie véritable et saine, et pour la conserver. Il n'est dès lors pas étonnant qu'au milieu de ce monde qui lui est si étranger et parfois si hostile, elle soit exposée à des périls multiples et à des phéno­mènes de dissolution et que, même dans les pays modèles de la paysannerie, tout n'aille pas pour le

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mieux dans le meilleur des mondes. Si, d'autre part, on se rend compte que l'agriculture paysanne doit se défendre contre des dangers si divers - tels que le féodalisme, le socialisme, le capitalisme, la technicité, en plus de la lutte constante contre les caprices de la nature - on admirera son immense vitalité et on y puisera consolation et réconfort. Mais cela implique une question très peu poétique : que convient-il de faire pour conserver l'agriculture paysanne, pour la fortifier et la ressusciter là où elle a été anéantie? Cette question nous ouvre le champ, combien contro­versé, de la politique agraire rationnelle, et nous devons nous borner à quelques remarques essentielles pour nous orienter.

La question fondamentale est celle-ci : Est-il vrai, comme le prétendent avec une même véhémence pessi­mistes et· intéressés, que l'économie paysanne dans les pays industriels soit si affaiblie, que seule une poli­tique continue de mesures de protection et de sub­ventions - en quelque sorte selon les principes d'un parc national - serait susceptible de la conserver? Si cette opinion très répandue et souvent défendue avec un sans-gêne tout doctrinaire était justifiée; nous serions en face d'une situation très grave. Certes l'agri­culture forme un secteur de l'économie politique auquel on ne peut appliquer le principe de l'économie libre du marché qu'avec de fortes réserves mentales, et les conditions particulières qui prévalent ici, ont souvent placé la politique économique devant des problèmes dont la solution ne pouvait être confiée au libre jeu des forces. Il s'agissait toujours de défendre vigoureusement l'idée des interventions prévoyantes et protectrices, directrices et régulatrices. Il est non moins certain que l'importance nationale d'une éco­nomie paysanne vitale pourrait au besoin justifier des sacrifices passagers ou permanents, à condition de les répartir équitablement. Mais une telle politique de protection paysanne - il s'agit d'elle et non pas d'une politique agraire générale - a ses limites qu'on ne peut dépasser sans provoquer des bouleversements

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graves dans l'équilibre économique ou social de la nation et même des dommages sérieux pour l'agri­culture. Ces limites sont assez étroites et, dans la plu­part des pays industriels, elles ont été dépassées bien avant la guerre.

Il est d'autant plus important de réfuter comme injustifiée la doctrine pessimiste et défaitiste, cher­chant à discréditer l'économie paysanne comme étant une branche de production faible. Il existe en effet, pour l'agriculture des pays industriels, une structure optimum qui permet d'atteindre ce noble but, une poli­tique agraire, conservant et fortifiant l'agriculture pay­sanne avec un minimum de nationalisme économique, de protectionnisme, de subventions et de collectivisme et, par un heureux concours de circonstances, cette structure optimum est celle d'une économie paysanne très bien développée et vouée à la production de qualité. Cette situation est la suivante :

1. Précisément dans les produits de qualité (pro­duits lactés, œufs, viande, fruits et légumes), à l'opposé des« produits de masse (1) »(surtout des céréales), l'éco­nomie paysanne et familiale du type européen possède une supériorité naturelle qui peut être aug­mentée notablement par l'amélioration de la tech­nique agraire et par une instruction correspondante des paysans.

2. Cette production-là, qui confère à l'exploitation paysanne une supériorité naturelle sur l'exploitation en grand, est précisément celle qui trouve sa locali­sation naturelle dans les pays industriels européens, c'est-à-dire à proximité immédiate des centres de consommation (dans ce qu'on appelle « le cercle inté­rieur de Thünen »). Cela signifie que la production paysanne de qualité des pays industriels est protégée naturellement de la concurrence par des transports qui la favorisent, surtout lorsqu'elle peut tirer profit, par des tarifs douaniers peu élevés sur les fourrages,

(1) Note du traducteur: Le terme allemand de« Stapelprodukte Il signifie « denrées produites et consommées en grande quantité (par conséquent d'un prix bas) et faciles à entreposer ».

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de l'avance que possèdent, dans la production des denrées « de masse », les régions plus éloignées. Le Danemark libre-échangiste est devenu un modèle de cette structure de l'agriculture paysanne, car il a conservé celle-ci sans aucune protection agraire, tout en la développant et en la portant à un niveau très élevé; le Danemark réfute ainsi d'une manière parti­culièrement impressionnante le pessimisme des adver­saires du libre échange. L'exemple du Danemark rectifie aussi une autre idée fausse liée à l'expression « production paysanne de qualité » : l'idée qu'une pareille manière de voir devrait mener à un dévelop­pement unilatéral de l'élevage du bétail et à un abandon correspondant de la culture des champs. C'est le contraire qui est vrai. Précisément, une agriculture intensive sera toujours variée et devra s'appuyer sur une combi­naison de l'élevage du bétail et de la culture, seule capable de conserver l'équilibre biologique. Non seu­lement elle ferme ainsi le circuit organique agraire, mais encore elle s'assure l'avantage économique et social d'un auto-approvisionnement maximum de la ferme. Tout à l'opposé de certaines idées généralement admises, la surface arable a été triplée au Danemark de 1871 à 1912, alors que le cheptel n'a fait quedoubler. En même temps, la population rurale a augmenté d'un quart. Tout ceci sans protection douanière ni sub­vention, mais grâce à une instruction paysanne poussée au dernier degré et une organisation modèle des coopé­ratives agricoles. Cet exemple du Danemark a sans doute une importance particulière pour un pays comme la Suisse, où l'on déplore un développement unilatéral de l'économie vers l'élevage de vaches lai­tières au détriment de la culture des champs, et où l'on pourrait croire à tort qu'il s'agit, dans cette struc­ture agraire paysanne, de deux branches de production qui s'excluent, alors qu'elles se complètent au contraire. Le Danemark a réalisé un équilibre harmonieux entre l'élevage et la culture des champs, au lieu de s'adonner à la monoculture.

3. Ce sont les produits de qualité qui sont particu-

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lièrement demandés par la population citadine et indus­trielle, laquelle consomme, par besoin physiologique et par habitude, des aliments propres à nourrir davantage les ~nerfs que les muscles.

4. Pour être rationnelle, cette production de qualité exige une technique agraire tendant à conserver au sol la fertilité qui, même en Europe, est de plus en plus menacée par une exploitation forcée.

5. La grande diversité de sa production permet de répartir judicieusement les risques de la production et du marché, maintient en équilibre le développement biologique de l'agriculture, fait du paysan un agricul­teur au bénéfice d'une instruction professionnelle très poussée et d'une grande mobilité spirituelle, permet à la ferme un haut degré d'auto-approvisionnement qui la rend indépendante des fluctuations du marché, non seulement comme vendeur, mais aussi comme acheteur, et diminue sa vulnérabilité en temps de crise.

6. Cette résistance opposée à la crise par une exploi­tation paysanne non endettée, due à la répartition des risques et à l'auto-approvisionnement, est encore aug­mentée par l'importance moins grande des salaires en argent, parce que la ferme paysanne est exploitée sur­tout par les membres de la famille. Cette résistance s'accroît encore en réactivant les travaux d'utilité domestique et artisanale comme nous le voyons en Suisse grâce au << Heimatwerk », dirigé par le Dr Ernest Laur, ou en Suède au << Hemslodj », qui font, sans bruit, une œuvre éminemment utile. En dehors du travail d'éducation culturelle ainsi accompli, le domaine de l'auto-approvisionnement du paysan s'étend aux produits de l'artisanat, de même que les loisirs forcés de l'hiver créent une source de revenus supplémentaires. C'est un pas important vers une solution du problème particulier et complexe de la lutte dure que mènent les paysans montagnards pour l'existence, et qui mérite toute notre sollicitude.

Mais il ne faut pas oublier que seuls les domaines non surendettés témoignent de cette résistance contre les crises que traverse l'économie paysanne. Les problèmes

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qui découlent du surendettement notoire de vastes régions de l'agriculture européenne et d'outremer sont d'autant plus graves; c'est un surendettement résultant d'une surcapitalisation des valeurs immobilières agraires dans le passé; il engendre pour le capital des charges trop élevées. La solution de ce problème particulier, afin d'en éviter la répétition, ne peut trouver sa place ici.

7. Surtout pour les produits agricoles de qualité, il faut compter avec une demande potentielle qui, rendue actuelle, conjointement avec les difficultés de produc­tion consécutives à l'épuisement graduel du sol, détour­nerait le danger d'une nouvelle crise de surproduction agraire. L'élasticité-revenus et l'élasticité-prix de la demande pour ces produits est remarquablement haute en comparaison de celle pour les « produits de masse » ; une augmentation du revenu des consommateurs ou une baisse des prix sur les produits agricoles de qualité provoquent donc une augmentation plus que propor­tionnelle de la demande. De quel ordre de grandeur est cette élasticité dans la demande, c'est-à-dire jusqu'à quel point peut-on pousser la demande des pro­duits contenant de l'albumine, de la graisse, des vitamines et des sels minéraux, en présence d'un revenu des masses en hausse ou d'une baisse des prix? C'est ce que les expériences faites dans tous les pays industriels après la dernière crise économique ont démontré. Cette preuve serait encore plus convaincante si la hausse du revenu des masses (par une plus grande activité et un montant plus élevé des salaires) avait été combinée avec une baisse des prix dans le secteur agraire. Cette demande potentielle n'a été évaluée dans toute son ampleur que récemment, et les recherches faites par certains organismes économiques sur l'alimentation dans le monde y ont beaucoup contribué. Ces recherches ont démontré le grand écart qui existait entre la demande effective et la demande non seulement physiologique­ment possible, mais indispensable ; on a reconnu quelles quantités énormes seraient indispensables pour mettre fin à la sous-alimentation dans le monde actuel. Pour

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rendre actuelle la demande, les voies suivantes s'offrent à nous:

a) Une baisse du prix des aliments de qualité, rendue supportable par une baisse correspondante des frais de production et de vente jusqu'au degré atteint dans des exploitations modèles de pays comme le Danemark. Cette diminution des frais a pour condition une baisse des droits d'entrée sur les fourrages, une excellente organisation des coopératives agricoles de production et de vente et une diminution notable de la marge com­merciale, qui a été surélevée dans bien des pays par une organisation défectueuse du commerce d'alimentation et par des associations de toutes sortes se rapprochant des monopoles. Une experti~e du« Department of Agri­culture» fait ressortir l'ampleur de la tâche en montrant qu'aux États-Unis les marges commerciales pour des aliments aussi importants que le lait, la viande et les fruits sont de l'ordre de 300 %et que la part du fermier américain à chaque dollar dépensé par le consommateur américain pour les aliments est descendue de 53 cents en 1920 à 41 cents en 1939, ou même que les fermiers cultivant le tabac reçoivent, à cause du monopole fermé des grandes sociétés de tabac, parfois moins pour toute leur récolte que le montant des bénéfices nets de toutes les sociétés 1

b) Une augmentation du pouvoir d'achat de la masse des consommateurs citadins et industriels, non seulement dans les revenus totaux, mais aussi dans les revenus disponibles pour l'achat des aliments. Un revenu total aussi élevé que possible suppose un grand degré d'acti­vité payé par de bons salaires, et un montant aussi élevé que possible destiné à l'achat des aliments; en revanche, des prix bas pour les marchandises et les services non agricoles. Rien ne favorise mieux ces deux choses qu'une intégration raisonnable et large de l'éco­nomie nationale dans l'économie mondiale qui assure une industrie d'exportation florissante, un niveau des prix bas et une formation des prix aussi exempte que possible de monopoles ; il s'ensuit que l'agriculture paysanne a le plus grand intér~t à éviter les tendances à

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l'autarcie. Une économie nationale, appauvrie par l'au­tarcie, n'offre plus de marché pour les excellents produits de qualité de l'économie paysanne. La pénurie de débou­chés peut, il est vrai, inciter l'agriculture indigente à demander des subventions à la population dont le pou­voir d'achat est faible, qui ne peut plus acquérir que de petites quantités de beurre, de fromage, de lait, d'œufs et de viande ; mais ce serait briller la chandelle par les deux bouts. Une paysannerie bien conseillée choisirait exactement la voie contraire et briserait net le cercle vicieux en luttant énergiquement contre les tendances autarciques. Il s'ensuit encore que la paysan­nerie est entièrement solidaire des consommateurs citadins et industriels dans la lutte contre la formation de monopoles.

c) Une politique intelligente de l'hygiène alimen­taire qui, par une propagande instructive, par l'éduca­tion de la jeunesse féminine à une tenue économique du ménage, par des restaurants populaires et d'autres mesures, cherche à réaliser un changement souhaitable dans les habitudes des consommateurs.

8. En activant cette demande latente des aliments de haute valeur (des aliments producteurs, par opposi­tion aux aliments consommés en masse comme les fari­neux et les légumineuses), on augmente nécessairement une demande « dérivée » pour ces derniers produits (blé, pommes de terre, betteraves, etc.), la production de qualité conduisant avant tout à l'amélioration des produits de masse et à la transformation par l'estomac animal de la quantité en qualité. Pour produire un cer­tain nombre de calories, la production de qualité exige une surface relativement grande du sol. Les produits « de masse » seront rationnellement cultivés, comme nous l'avons vu, en partie dans l'exploitation paysanne européenne, en partie - la plus grande - dans les zones périphériques de l'agriculture mondiale, par quoi l'économie paysanne européenne aura sa place utile dans l'organisation internationale du travail agraire, et combattra ainsi la surproduction dans l'agriculture mondiale, si pernicieuse pour tous les pays.

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9. C'est précisément la production paysanne de qualité qui, grâce à la grande intensité de travail qu'elle réclame, à son caractère familial et à son caractère de petite exploitation, fixe le plus d'hommes et de femmes à la campagne et les place sous la sauvegarde de l'in­fluence bienfaisante qu'exerce la profession paysanne et la vie rurale.

10. Il serait faux de croire qu'une pareille structure agraire des pays industriels mettrait nécessairement en danger l'alimentation en temps de guerre. Rappelons que précisément les produits de grande consommation les plus importants - surtout le blé et le sucre - peuvent être stockés assez longtemps et constituent de grandes réserves de guerre. D'autre part, le cheptel représente lui aussi une réserve de guerre importante, qui a l'avan­tage incontestable de se trouver« stockée» d'elle-même; quant à la technique agraire de la production paysanne de qualité, elle exerce une action bienfaisante sur la fertilité du sol et assure, par là, une réserve de guerre non négligeable.

Nous avons donc déterminé les circonstances et les raisons les plus importantes qui militent en faveur d'une agriculture paysanne rationnelle, adaptée aux circons­tances et raisonnablement intégrée dans l'économie mon­diale. C'est la forme idéale qui peut non seulement être conservée, mais représente également la meilleure structure agraire des pays industriels. En effet, si l'agriculture paysanne n'existait pas, il faudrait l'inventer. Il s'agit de la conserver et de la fortifier; elle exigera les efforts persévérants de tous ceux dont le but suprême est une politique intelligente, aboutissant à une agriculture forte, riche en hommes et socialement saine. La meil­leure structure agraire étant conforme aux tendances de développement naturelles, elle peut être conservée et encouragée avec un minimum d'interventions de l'État - c'est là notre conclusion la plus importante que nous opposons aux défaitistes et aux pessimistes en matière de politique agraire. Elle est susceptible de

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transformer le funeste conflit d'intérêts, qui empoisonne si facilement les relations entre la ville et la campagne, en une collaboration féconcle, avec de la bonne volonté réciproque.

Cette conclusion nous semble évidente si nous la com­parons avec la politique agraire préconisée jusqu'ici par beaucoup de pays industriels européens. L'erreur fondamentale a consisté à faire de la culture du blé la pierre angulaire de la protection agraire, ce qui a provo­qué un conflit avec la répartition naturelle de l' agricul­ture mondiale et un désavantage relatif dans la produc­tion paysanne de qualité, sans parler du contre coup subi par la population citadine et industrielle. La liste des péchés commis par cette politique des « batailles du blé », qui entraîne la culture forcée, est longue et déprimante :

1. Elle a accentué la surproduction mondiale de blé en permettant d'en produire une quantité supplémen­taire à un coût plus élevé;

2. ce faisant, elle a diminué la quantité totale inter­nationale qu'il était possible de vendre à des prix rai­sonnables;

3. elle a contribué, ainsi, aux troubles circulatoires de l'économie mondiale et diminué le revenu des masses industrielles et citadines en augmentant le chômage et en accentuant la baisse des salaires ;

4. conjointement à une hausse relative des prix du blé, la baisse des salaires a comprimé la partie du revenu total disponible pour la demande de produits de qualité et provoqué des difficultés à l'agriculture dans ce secteur si important ;

5. cette crise dans la production de qualité, à son tour, a provoqué des mesures de protection toujours plus étendues et toujours plus sensibles, et enfin

6. la politique protégeant avant tout le blé a augmenté le coût de la production paysanne de qualité par la hausse des prix des fourrages supplémentaires et con­tribué ainsi, par ce côté de la production, aux difficultés de cette branche.

En un mot, ces << batailles du blé » étaient des explosifs

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de l'économie mondiale, ils ont enfoncé un coin entre les intérêts de la ville et de la campagne, ils ont eu un effet néfaste sur l'état général de l'alimentation et avant tout, ils se sont révélés, à la longue, comme une mauvaise politique agraire ayant conduit à l'intensifi­cation à outrance de l'exploitation du sol et à un affai­blissement relatif de cette forme d'agriculture, en faveur de laquelle militent toutes les tendances naturelles des pays industriels.

C'est le moment de mettre en garde le lecteur contre une confusion dangereuse, c'est-à-dire la confusion entre l'auto-approvisionnement accentué résultant de la structure paysanne de l'agriculture (et de la culture du sol par les couches non agricoles de la population), et l'autarcie alimentaire nationale qui est un but de politi­que économique. Ce sont en effet deux choses qu'il importe de séparer strictement. Les confondre serait une faute de logique, de celles que l'on désigne sous le nom de « réalisme conceptif » (Begriffsrealismus)! L'auto-approvisionnement individuel concerne une unité économique réelle et tangible, c'est-à-dire la famille, et représente donc un changement profond et salutaire dans la structure sociale et économique d'un pays. Mais l'autarcie est une simple limitation forcée dans les rela­tions du marché, dans le cadre politique des frontières nationales, donc un auto-approvisionnement dans le sens abstrait, auquel ne correspond aucune unité écono­mique concrète, du moins aussi longtemps que nous ne vivons pas dans un État communiste, dans lequel la nation elle-même représente cette unité économique concrète.

Par l'auto-approvisionnement, nous voulons rendre indépendante du marché l'unité économique concrète individuelle de la famille, alors que, par l'autarcie, nous nous efforçons de rendre le marché intérieur indépendant du marché étranger. Dans le premier cas, il s'agit d'un changement véritable et fondamental dans la structure cellulaire de l'économie nationale (restriction du secteur marché en faveur du secteur sans marché de l'auto­approvisionnement), mais dans le deuxième cas, c'est

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le remplacement d'un marché (l'étranger) par un autre (l'intérieur). Dans le premier cas, nous traçons la ligne de démarcation entre la famille et la société fondée sur le m~rché, dans le second, entre le secteur national et le secteur international de la société du marché. Voilà pourquoi la première émancipation mène à l' émanci­pation du mécanisme de la formation des prix et de la loi du coût, de sorte qu'elle s'effectue même sans les moyens de coercition (tarifs douaniers, contingents, interdictions d'importation, restrictions de devises) qui mettent hors de service ce mécanisme-là, et corres­pondent à l'État collectif total; ils ne sont d'ailleurs par concevables sans la structure politique propre au collectivisme. Nous risquerions de compromettre irré­médiablement l'heureux changement de structure économique et social bienvenu, représenté par l'auto­approvisionnement, si nous la confondions avec l'au­tarcie, comme le voudrait le nationalisme économique extrême.

Le fait que l'extension de l'auto-approvisionnement individuel peut conduire automatiquement et sans violence économique et politique à une sorte d'autarcie « additive » d'un pays, n'a aucun rapport immédiat avec l'autarcie proprement dite (dans le sens de la fer­meture des frontières nationales). Elle n'est pas davan­tage que le réflexe statistique d'un changement de situation individuel et souhaitable. Voilà pourquoi nous croyons utile de répéter que la « liberté alimentaire », dans le sens individuel et concret de l'auto-approvision­nement, et la « liberté alimentaire, » dans le sens collectü abstrait de l'autarcie, sont deux choses totalement différentes qui sont trop souvent confondues par des intelligences confuses et par certaines personnes qui y sont intéressées. La liberté alimentaire, dans le second sens (autarcie), est un postulat purement politique, qui peut seulement être défendu si l'on tient l'isolement politique des nations pour quelque chose de permanent, mais en aucun cas on ne peut compter sur cette éventua­lité ; car ou bien nous nous retrouvons en une véritable communauté des peuples, ou bien les pays s'agglomé-

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reront en grands empires. D'ailleurs un petit pays, pauvre en réserves naturelles, luttant contre le danger du surpeuplement par une industrie d'exportation prospère, ne saurait songer à prendre les mesures jugu­lant son commerce extérieur que présuppose toute poli­tique d'autarcie.

Nous aussi nous souhaitons et croyons possible un retour en arrière dans la division du travail inter­national, surtout dans le secteur agraire, mais il n'est souhaitable et rationnel que s'il s'effectue d'une manière « additive )) et comme suite naturelle des changements de structure de l'économie intérieure (par l'agrandis­sement du secteur d'auto-approvisionnement et un meilleur équilibre dans les exploitations paysannes), mais non comme résultat de mesures coercitives de politique économique, c'est-à-dire d'une politique com­merciale visant à l'étranglement des exportations.

Nous mettons en danger nos efforts et risquons de nous embrouiller, en nous laissant prendre dans l'engrenage du nationalisme économique à qui nous ne devrions jamais tendre même le petit poigt. On devrait s'assurer de n'être jamais mal compris dans ce sens. Les change­ments de structure, précisément, qui nous tiennent à cœur non seulement dans l'agriculture mais dans toute l'économie nationale, mèneront à un assainissement de l'agriculture; elle n'aura plus besoin de ses béquilles actuelles : les subventions et le protectionnisme. Nous devrions nous habituer à l'idée qu'une politique positive agraire et paysanne représente tout autre chose qu'une économie de protection et de subvention et nous en appe­lons à tous les hommes compétents pour chercher une solution au problème agricole en partant de ce point de vue et en y vouant toute la somme de leurs expériences et de leur intelligence. Une agriculture conservée sim­plement selon les principes d'un parc national et livrée à la bienfaisance de l'État et des consommateurs doit être considérée comme malsaine et ne pourra jamais satisfaire un paysan capable et digne de ce nom.

Il s'agit donc de se mettre énergiquement au travail pour déterminer la forme de l'agriculture la plus adéquate

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aux pays industriels, et pour développer en détail le programme correspondant. C'est une chance inouïe que l'exploitation paysanne mixte et dirigée vers la production de qualité représente cette meilleure forme, comme nous avons essayé de le faire comprendre. Cette certitude nous permet de nous écarter de plans cherchant à révolutionner l'agriculture par la création d'exploita­tions collectivistes, genre d'économie néo-féodale ou de kolkhose qui détruirait à coup sûr la structure socio­logique unique et vitale de l'exploitation paysanne. Ces valeurs de la structure paysanne doivent précisé­ment être toujours remises en avant, alors que tout genre d'industrialisme dans l'agriculture est diamétrale­ment opposé à nos réformes. Soyons en effet contents que l'agriculture paysanne oppose, avec l'artisanat, un barrage si solide à la « mécanisation » industrielle. En ce disant, nous ne mettons nullement en cause l'uti­lité de la coopération des exploitations paysannes, à condition que celles-ci restent indépendantes. Cette coopération est nécessaire et sa réalisation remettrait en honneur le principe médiéval des pâturages commu­naux.

Artisanat et petit commerce.

Pour bien souligner l'importance de rartisanat et du petit commerce, nous rappelons, encore une fois, le grand but qui domine tout : fortifier et favoriser les formes de vie et de gain non encore atteintes par le grégarisme et le prolétarisme. Après l'agriculture, occu­pons-nous donc de l'artisanat et du petit commerce qui lui est apparenté, car ils méritent l'appui le plus large et le plus réfléchi.

L'objection peu intelligente qu'une pareille action s'inspirerait d'une politique périmée des classes moyennes ne doit pas nous décourager. Il est vrai qu'une pareille politique est tombée en défaveur dans le passé, en suite de l'octroi de privilèges à certains groupes égoïstes et mesquins. Une aération profonde est donc nécessaire; d'ailleurs, en s'occupant un peu de ces cercles-là, on en

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retire l'impression réconfortante d'un milieu animé, dans bien des cas, d'un esprit nouveau et plein d'espoir.

La « .politique des classes moyennes >> d'autrefois provenait d'un certain découragement. On avait perdu confiance dans sa propre force et dans la possibilité de tenir à côté des grands et on s'imaginait acculé au seul choix entre la disparition et la conservation artificielle ; en choisissant naturellement la seconde voie, on courait le danger de contrecarrer le développement général par une politique purement négative. Entre-temps, nous avons vu combien les petits ont le moyen de s'affirmer à l'égard des grands, beaucoup mieux que la première fiè­vre des industries et des grandes exploitations ne l'avait laissé prévoir. La confiance des petits en eux-mêmes peut et doit revenir.

Avec la différenciation progressive de la vie écono­mique, le raffinement et l'importance grandissante des services personnels (de la « production tertiaire » opposée à la primaire de l'agriculture et à la secondaire de l'in­dustrie), le nombre des exploitations particulières indé­pendantes dans l'artisanat n'a pas baissé, mais aucon­traire il a augmenté -la statistique des pays industriels en fait foi. Il faut réviser à fond cette idée de la supério­rité à tout prix de la grande exploitation, surtout à la lumière du développement technique le plus récent qui, grâce au moteur électrique et à explosion et au dévelop­pement des machines-outils adaptées aux petites exploi­tations, a largement profité à ces dernières. Dans le cas de l'agriculture, le développement des machines de­vait laisser intacte la primauté millénaire de l'exploi­tation paysanne « artisanale >>, et là où l'on a péché contre cet enseignement, comme aux États-Unis, l'on y revient repentant. De même, l'artisanat et le commerce main­tiennent obstinément leur place marquée, précisément par opposition à la production industrielle. La « fabri­que de vente» mécanisant à outrance l'activité commer­ciale n'a pas encore été inventée; ni le tailleur sur me­sure, ni le menuisier-ébéniste ne seront évincés par la chaîne, car il y aura toujours des hommes capables d.'apprécier la qualité de leur travail.

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Il est étonnant combien le mépris à la fois marxiste et féodal de la paysannerie et du « petit bourgeois » est profondément ancré dans les mœurs, et l'ancienne« poli­tique des classes moyennes » traduisait tout à fait les ressentiments d'une classe craignant de n'être jamais prise au sérieux. Une transformation radicale est indis­pensable; le degré d'assainissement de notre société se découvrira dans la remise en valeur progressive de ces notions réactivées. Sur toute la ligne, il s'agit d'une renaissance intérieure et extérieure, d'une réintégration et d'une multiplication des petites et moyennes exploi­tations indépendantes, du renforcement de la confiance de cette couche de la population et de son encouragement par des moyens puisés aux sources de la raison écono­mique.

Qu'en est-il au fond du métier? C'est un domaine au sujet duquel nous ne sommes pas encore suffisamment renseignés; mais une chose est certaine : la résignation passée n'est plus de mise. Si, au milieu du siècle dernier, un homme aussi intelligent que le sociologue allemand Riehl a pu désigner encore le métier comme étant « la ruine de la vieille bourgeoisie qui s'élève encore dans le monde moderne et bourgeois », cette ruine, sinon dans son ensemble, du moins dans certaines de ses parties esentielles, a été convenablement restaurée. Il est inté­ressant de noter que les circonstances varient à l'extrême suivant chaque pays. En Suisse et dans d'autres pays européens, un artisanat robuste a pu se maintenir ; on pourrait au contraire appeler les États-Unis « le pays sans artisans», comme l'Angleterre «le pays sans·paysans ». Une pareille différence internationale est la preuve empirique qu'on pourrait arriver partout à la prospérité des métiers pour peu qu'on le veuille.

Répéter que le produit industriel fabriqué en masse détruirait l'artisanat camoufle la vérité. Il ne s'appli­que intégralement que si le même produit, en masse, peut être fabriqué meilleur marché par l'industrie. Aucun cloutier ne peut espérer une résurrection de son métier. Nous sommes ici en présence d'une concurrence indéniable pour le coût du même produit, qui a été

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nettement tranchée en faveur de la production indust­trielle. Il existe cependant beaucoup d'autres cas dans lesquels le produit industriel ne se distingue pas seule­ment du produit artisanal par un prix plus bas, mais, peut-être d'une manière moins visible, par une qualité moins bonne. Il s'agit alors non plus d'une concurrence de coût, mais bien d'une concurrence de remplacement (comme entre la margarine et le beurre). La meilleure qualité du produit artisanal ne réside pas seulement dans certaines particularités du goût, mais avant tout dans une plus grande solidité. Il y a là une large zone où le public ne se rend pas assez compte que le prix plus bas de l'article fabriqué doit être comparé avec le goût plus sûr et le travail plus solide du produit artisanal ; mais c'est essentiellement une habitude du consommateur, inconsciente et souvent basée sur l'ignorance, qui em­porte la décision. Ce n'est

3donc pas, au premier chef, la

production de masse qui écrase l'artisanat, mais bien l'habitude grégaire des consommateurs ; et celle-ci rend possible cette production en masse. C'est certainement en Amérique que cette évolution est le plus avancée. Elle va de pair avec la dispation de la manière de vivre traditionnelle ; elle appartient donc au nombre des symptômes de la crise générale de la société. Celle-ci vaincue, l'artisanat se trouve soulagé et déjà une éduca­tion intensive, commençant à l'école, peut arriver à de bons résultats. Le cas est différent quand seul le manque d'argent détermine la préférence accordée au produit de masse meilleur marché, malgré la certitude de sa moin­dre qualité. C'est le cas typique dans lequel le crédit organisé en faveur du consommateur est légitime. Ce qui vaut pour l'automobile (peut-êtredéjàhors d'usage et démodée l'an prochain), ne vaudrait-il pas pour le beau mobilier qui sera légué encore aux petits-enfants? Et ce à une époque où quelques économistes - trop pressés, nous l'avons démontré- assurent que, dans un pays aussi dépourvu d'artisans que les États-Unis, le flot de l'épargne menacerait de submerger le marché ... Ces questions vaudraient la peine d'être plus approfondies. En tout cas, elles nous montrent dans quelle direction

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notre réforme doit s'accomplir si nous voulons dépasser le stade de la politique périmée des classes moyennes, et lutter en même temps et pour la conservation et pour le progrès. Lorsque nous parlerons des tâches générales et des possibilités d'une politique protégeant les exploita­tions petites et moyennes, nous ajouterons tout ce qu'il y aurait encore à dire sur ce thème important.

Ce ne sont nullement des faits objectifs, techniques et physiques qui décident de l'issue de la lutte entre l'arti­sanat et l'industrie ; bien au contraire, certains facteurs subjectifs et impondérables entrent en jeu, qui déter­minent la demande. Ce sera toujours le cas lorsque les produits de l'artisanat et de l'industrie montreront des différences assez peu marquantes et que, seuls, notre myopie ou notre manque de connaissances nous guident dans notre choix. Trop souvent, nous suivons sans réflé­chir un courant de la mode qui nous fait choisir un pro­duit de masse pour nous rendre compte, plus tard seule­ment et peu à peu, de ses graves désavantages. Mais si nous savions, avant notre achat déjà, que nos moyens ne nous permettraient pas l'acquisition des produits plus chers de l'artisan - le complet sur mesure ou le beau mobilier fait à la main -, le recours à la vente à tempé­rament devient un moyen d'acquisition légitime, ce qui implique pour nos établissements de crédit la nécessité de s'intéresser beaucoup plus au petit artisanat. La ri­chesse croissante d'un peuple, permettant à des couches toujours plus étendues de préférer les produits de qualité faits à la main, profite à l'artisanat. Mais ceci nécessite l'éducation correspondante du consommateur. En admet­tant donc que l'augmentation de la richesse nationale soit le fait de procédés techniques et industrialisés, la situa­tion économique de l'artisanat - à condition que le goût du produit de qualité reste vivace dans le peuple -serait plutôt raffermie et il en résulterait une certaine compensation automatique pour l'avance de la grande industrie. Étant donné, pour la demande, l'importance d'un public guidé et éduqué dans son choix, le succès dépendra essentiellement des limites très nettes qui pourront être imposées à la publicité et à la propagande

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des grandes exploitations possédant de gros capitaux et de la propagande collective de l'artisanat organisé qui la contre-balancera. Ce cas nous montre que J'instru­ment si dangereux de la publicité peut servir d'arme efficace dans une politique économique d'utilité publi­que.

L'artisanat, en pleine vigueur, devrait savoir maintenir la noble tradition de ses produits de qualité et ne pas être victime d'un laisser-aller découragé, permettant à l'exploitation en grand, bien armée pour la lutte de la concurrence et stimulée par de gros capitaux et des salaires élevés, de remporter des succès faciles sur la petite exploitation endormie. L'affection du consomma­teur pour l'artisanat doit être réciproque si elle doit être durable; c'est souvent le sentiment du décourage­ment qui paralyse maint artisan et le dégrade jusqu'à devenir un gâcheur. Honneur professionnel et travail bien fait, sans laisser-aller et sans mesquinerie, sont des plantes délicates auxquelles il faut des soins constants venant de partout, et ils posent à la psychologie des tâches qui n'ont d'égales que celles de la pédagogie. Les consommateurs qui ont les moyens de faire le sacri­fice de quelques centimes se doivent de favoriser de toutes leurs forces l'artisanat; mais il va sans dire que l'artisanat lui-même doit se montrer un partenaire plein de bonne volonté et serviable. Donner des primes aux incapables et aux endormis ne peut pas être notre but, voilà pourquoi la politique purement conservatrice des classes moyennes nous remplit de malaise, avec sa façon d'écarter soigneusement toute idée de concurrence, à la manière des anciennes corporations. Au lieu de chercher toujours de nouvelles méthodes afin de protéger les métiers par des interdictions, nous devrions, au contraire, nous efforcer d'imaginer de nouvelles voies, permettant à l'artisanat de s'aider par ses propres moyens et d'aug­menter ses services ; nous devrions l'encourager à élargir le champ de ses possibilités par des moyens rationnels. Seul un tel artisanat, un tel métier possèdent cette santé intérieure qui rend sa conservation dans la structure sociale si importante et si souhaitable. Ce que

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nous avons constaté pour la paysannerie s'applique tout aussi bien à l'artisanat.

C'est un peu la même chose dans le petit commerce, d'ailleurs, très souvent lié par de multiples attaches aux petits métiers. L'importance sociologique du petit com­merce consiste dans ses nombreux services et ses presta­tions indispensables, tout en donnant à un grand nom­bre de personnes une existence indépendante et une forme de vie et de"travail accordant, dans une très grande me­sure, la libre disposition de sa personne, la joie au tra­vail, la chaleur du contact social et l'intégration fami­liale. Cependant le petit commerce n'atteint guère, sous ce rapport, au même degré que l'artisanat ou que la paysannerie, car il se voue intégralement à l'aspect com­mercial de la vente et il manque de cette influence bien­faisante et productrice de la création qui détache l'indi­vidu de la seule lutte des intérêts. Voilà pourquoi il lui manque souvent le poids que donnent la tradition pro­fessionnelle et le savoir durement acquis.

Nous nous aventurons là dans une zone déjà passa­blement problématique, dont l'une des caractéristiques est la présence de bien des « résidus >> - de gens possé­dant une préparation professionnelle indéfinissable et des capacités douteuses. Nous ne sommes pas dans un cercle délimité par la tradition et l'instruction, mais dans un domaine aux frontières ouvertes et d'une compo­sition assez hétérogène, où le négociant véreux et déra­ciné côtoie le type du petit commerçant et boutiquier honnête, vivant d'une existence fixe, avec des traditions et un honneur professionnel développés. Voilà pourquoi ce domaine recèle tant d'existences menacées de dangers spécifiques et de conflits, dans lesquels il s'agit de prendre position avec une prudence marquée.

L'image de cette sphère devient encore plus compli­quée par le fait que les rapports, dans les différentes branches du commerce de détail, sont extraordinairement divers et doivent être appréciés, séparément, au point de vue sociologique et économique. Il ne saurait donc être question ici de traiter à fond le problème du petit commerce.

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Déprolétarisation et décentralisation de l'industrie.

La paysannerie, l'artisanat et, dans une moindre mesure, le petit commerce constituent les secteurs les plus importants d'une existence non prolétarienne. Il s'agit donc de les conserver et de les fortifier. Il en va autrement de l'industrie, où nous trouvons l'inverse, c'est-à-dire des conditions de vie et de production qui prolétarisent nécessairement les hommes. Les efforts les plus intelligents et les plus persévérants deviennent né­cessaires pour contre-balancer une tendance naturelle au prolétarisme et trouver des formes de vie et d'entre­prise qui permettent de libérer les ouvriers et les em­ployés de leur existence prolétarienne. La paysannerie et l'artisanat représentent les formes primitives de l' exis­tence non prolétarienne et bien enracinée des masses ; pour déprolétariser l'industrie, il faudra donc tendre à une existence plus paysanne ou plus artisanale du prolé­tariat industriel, autrement dit à une politique créant, pour l'ouvrier industriel, un genre de vie et un mode de travail si possible analogues à ceux du paysan et de l'artisan. Cette politique suppose en tout premier lieu, et comme règle fondamentale, une décentralisation des industries à la campagne et dans les petites villes et un plan d'aménagement national luttant contre l'entas­sement industriel dans les grandes cités.

Il est donc naturel de commencer par des formes tra­ditionnelles intermédiaires entre l'industrie d'une part et la paysannerie et l'artisanat d'autre part; et nous avons dans les industries rurales, les moulins de campagne, les petites tuileries, etc., comme dans les industries rurales à domicile, des formes d'exploitation dignes d'intérêt. Certes, elles sont de valeur inégale et loin d'être l'idéal, mais leur disparition constituerait tout le contraire d'un progrès. Même au point de vue de l'hygiène alimentaire, on regrette aujourd'hui que les vieux moulins ruraux, dans lesquels les paysans faisaient moudre leur blé contre un droit de mouture, généralement en nature, aient dû céder le terrain aux grands moulins agricoles et l'on croit voir là une des causes de la qualité plus mauvaise du pain.

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Les industries rurales traditionnelles sont la forme primitive de l'industrie décentralisée, à laquelle devraient également revenir les industries modernes, afin de donner à leurs ouvriers et à leurs employés une existence bien enracinée. L'exemple de la Suisse prouve justement quels fruits on peut attendre d'une pareille structure industrielle, surtout si la direction de l'exploitation encourage et poursuit une politique intelligente d'enracinement paysan de son personnel. L'exemple connu de la fabrique de chaussures Bally S. A., à Schonenwerd, montre les réalisations qui sont possibles dans ce domaine : l'entreprise met ses employés et ses ouvriers à même de faire construire une petite propriété avec jardin cultivable, les aide à construire en leur donnant des conseils et en leur accordant des contributions financières ; elle cède elle-même des jardins potagers et des prés à des prix bas, fait fumer et labourer ces terrains à ses propres frais, mettant à la disposition de son personnel un spécialiste en culture maraîchère ; elle encourage la culture du sol par des brochures, des conférences, des concours et des expositions, entretient une ferme modèle, pousse son personnel à avoir du bétail en lui procurant des vaches laitières de bonne race, l'aide de conseils compétents, fournit des semences et des plantons et favorise l'accrois­sement de poulaillers, de clapiers, etc., si importants pour ces existences mi-paysannes. Il faut souligner que ces habitations ouvrières ne constituent pas pour les ouvriers un nouveau lien envers l'entreprise, ce qui entraînerait une double dépendance : celle découlant du contrat de travail et celle découlant du bail à loyer. La conséquence en serait une existence prolétarienne plus accentuée pour l'ouvrier. Cette politique, illustrée par l'exemple des usines Bally, n'a donc rien à voir avec des institutions philanthropiques à caractère patriarcal et tutélaire, critiquées avec raison. Elle tend, au contraire, à faciliter au personnel l'acquisition de propriétés foncières et immobilières et à l'arracher définitivement à son existence prolétarienne. La décen­tralisation des industries en Angleterre, due aux attaques

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aériennes, a eu Ùn effet si bienfaisant sur la santé des ouvriers que l'on a dû tenir compte de ces expé­riences dans l'après-guerre.

Autre chose est de savoir jusqu'à quel point et comment l'organisation des industries peut être trans­formée afin de rendre au travail ouvrier le sens, la libre disposition et le rythme qui caractérisent le travail de l'artisan. Les effets mécanisants et dépersonna­lisants de la grande entreprise industrielle d'autrefois (et sans rien sacrifier de la rentabilité de la production industrielle) avec sa division du travail minutieuse et son caractère de caserne devront être vaincus dans un sens diamétralement opposé au travail à la chaîne et au taylorisme. Sans nous prétendre compétent pour résoudre cette question, nous nous bornerons à souligner l'impor­tance extraordinaire de cette tâche et les nombreux essais faits entre-temps (Hellpach, Gruppenfabrikation ; Rosenstock, W erkslattaussiedelung ; l'organisation indus­trielle de la compagnie de chemins de fer Baltimore and Ohio, etc.). Ces tentatives intéressantes prouvent la bonne volonté mise à trouver partout des solutions. Il s'agit, en même temps, de réveiller chez l'ouvrier l'amour de sa profession, de le rendre capable de parti­ciper de manière intime et positive à la production, tâche à laquelle il doit se sentir lié par un sentiment plus noble que le désir de recevoir une enveloppe de paie bien garnie et de réduire le temps de son travail autant qu'il peut. II y va encore de son admission comme colla­borateur dans la communauté d'exploitation, dans laquelle sa compétence est reconnue ; du remplacement du nomade industriel, dont la vie est mesurée au rythme décevant des jours de paie, par un ouvrier non seulement attaché au sol, mais également à sa profession et à son exploitation, un ouvrier pourvu d'un contrat de travail qui, à défaut de clauses difficilement applicables, donne du moins l'assurance d'un travail à longue échéance, garanti par la bonne volonté et l'habitude. Le droit à des congés réguliers doit, bien entendu, entrer aussi en ligne de compte.

Cette évolution, qui s'annonce déjà un peu partout,

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fait sans cesse avancer la déprolétarisation des ouvriers et des employés; attaché au sol et à son exploitation, le prolétaire devra également perdre ce qui est sa caracté­ristique principale : l'absence de propriété. Il faut lui donner la possibilité d'acquérir ce degré d'indépendance relative, de sécurité, de sens de la famille et de la conti­nuité que seule la propriété confère. S'il peut louer du terrain de culture à un loyer très bas, c'est bien. Mais mieux vaudrait encore qu'il possédât sa maison et son jardin potager. En plus, il devrait pouvoir acquérir un capital mobile lui appartenant et devenir un « petit capitaliste», mis éventuellement à même d'acheter des actions. L'idée souvent débattue d'intéresser les ouvriers aux bénéfices, en leur distribuant des actions, se heurte, il faut bien l'avouer, à une opposition à peu près invin­cible, découlant d'une crainte jamais réfutée : le risque du chômage suffirait à l'ouvrier, sans lui faire endosser encore le risque supplémentaire d'une perte de capital. Reste à savoir si cette crainte ne pourrait pas être dissipée par la création d'actions de priorité ouvrières ou même par des « investments trusts » ouvriers, comme en Angleterre. Il y a lieu d'évoquer également l'activité bienfaisante des coopératives, des caisses d'épargne, des caisses de construction et d'autres institutions analogues.

La décentralisation des industries, les rapprochant d'un idéal plus paysan et plus artisanal, est subordonnée à la condition de ne pas être payée par une diminution sensible de leur productivité par rapport ,à celle de la grande entreprise centralisée et mécanisée à outrance, ce qui brouillerait tout le calcul des prix de revient. S'il faut même consentir à certains sacrifices, au point de vue de la rentabilité pure et de la technique ration­nelle, n'oublions pas que ce coût plus élevé serait contre­balancé par un profit social général et profiterait même, à la longue, directement à l'entreprise. Si nous prenons en considération toutes les conséquences sociologiques du prolétarisme, nous sommes en droit d'admettre -nous l'avons vu dans un précédent chapitre - que la technique et l'organisation de la production indus-

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trielle la meilleur marché en se fondant sur le coût de production peuvent devenir fort coûteuses à la longue pour la société. Mais, comme nous l'avons souligné au cours de notre exposé, on surestime trop souvent la technique purement rationnelle et organisatrice d'une grande entreprise industrielle. Une illusion d'optique s'y ajoute, à laquelle sont particulièrement sujets les esprits non prévenus. Des usines tentaculaires et des entreprises géantes s'imposent plus facilement à notre attention, surtout grâce à la publicité, alors que· le grand nombre de petites entreprises se fait beaucoup moins remarquer. De plus, la naissance d'un nouveau cartel ou d'une nouvelle entreprise géante est fêtée à grands coups de publicité, alors qu'en général on enterre avec le moins de bruit possible les vieilles exploitations. La vision se déforme ainsi ; seule la statistique nous fera découvrir l'importance encore énorme des petites exploi­tations qui augmentent même dans certains pays, comme la Suède par exemple où, de 1913 à 1935, la moyenne des ouvriers employés dans l'exploitation industrielle est tombée de 39 à 28 ouvriers. La Suisse a non seulement prouvé sa vitalité mais, dans bien des domaines, la supériorité de ses entreprises moyennes et petites. Des motifs irrationnels, ne l'oublions pas, déterminent souvent l'entreprise moyenne à se muer en grande exploitation : une politique de prestige en affaires, la tendance à accroître son pouvoir et enfin une sorte de déviation de la manie de « collectionner ». De tels motifs peuvent intervenir d'autant plus facilement que l' «auto-financement >>des entreprises fait des progrès qui leur permettent de s'étendre sans faire appel au marché des capitaux et sans se soumettre, par consé­quent, à la fonction régulatrice de l'intérêt du capi­tal.

La tendance manifeste à soutenir la petite exploitation peut encore être encouragée par une politique adéquate et intelligente, visant à protéger les entreprises moyen­nes ; cette politique représentera précisément le contraire de la tendance sociale et économique favorable à la grande entreprise, qui s'est affirmée aujourd'hui un

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peu partout. Cette tâche, derrière laquelle certaines gens croient déceler un attentat contre le « progrès », leur est encore si étrangère qu'on vient à peine de passer en revue toutes les possibilités offertes. A côté des mesures d'ordre fiscal, il est parfaitement plausible de charger les pouvoirs publics d'entretenir pour la petite industrie - comme ils le font déjà pour l'agri­culture - des laboratoires d'essais, des ateliers modèles et des stations d'essais. Cela diminurait les frais que la petite entreprise n'est pas en mesure d'assumer aussi facilement que la grande exploitation. Un autre point est important : obtenir de meilleurs crédits pour les entreprises petites et moyennes, en éliminant les insuf­fisances qui existent encore à l'heure actuelle dans la répartition des capitaux (c'est-à-dire les Bourses et les instituts de crédit). Il ne s'agit pas en l'espèce, comme le croit trop volontiers la théorie abstraite, d'un réservoir unifié de l'économie nationale, dans lequel le capital-argent se répartit, régularisé par un taux unique, mais d'un grand nombre de réservoirs parti­culiers, plus ou moins fermés, représentés par les diffé­rents groupes du système de crédit. Il s'ensuit des avantages pour les uns et des désavantages pour les autres qui, injustifiés économiquement, influencent d'une manière décisive la structure industrielle de l'économie nationale. Il est hors de doute que dans beaucoup de pays (et avant tout aux États-Unis), la petite industrie voit ses besoins négligés. Ce ne serait pas la moindre tâche d'une politique favorable aux petites entreprises que d'y remédier, en corrigeant les effets regrettables de la concentration des banques qui fait accorder de préférence des crédits à la grande indus­trie, et en la compensant par la réaction de méthodes et d'établissements particuliers qui auraient pour tâche de favoriser avant tout le crédit à la petite industrie.

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Nouvel aspect de la politique sociale.

Parmi les facteurs qui ont favorisé la grande exploi­tation et par conséquent le prolétarisme, il se trouve malheureusement un certain genre de politique sociale que nous appellerons la« politique sociale à l'ancienne manière ». Elle a été assez aveugle pour chercher l' ori­gine des maux non pas dans le prolétarisme, mais dans l'aspect purement matériel du problème; elle n'a pas vu que la question ouvrière est, avant tout, une question de personnalisme et trop souvent elle n'a cherché la solution que dans une législation sociale faisant naître une bureaucratie sociale toujours grandissante, dans des contrats collectifs trop schématiques, dans une politique effrénée d'augmentation des salaires et de diminution des heures de travail, en un mot dans toutes les mesures nommées habituellement la réforme sociale. On a voulu trop longtemps traiter des symp­tômes, sans même envisager la guérison du mal princi­pal. Et ce traitement a plutôt contribué à faire empirer le mal, en renforçant les forces favorables au prolé­tarisme. Comme le prouve l'épisode du Front populaire en France et du « New Deal» en Amérique, une pareille politique sociale obtient véritablement un effet para­doxal, « puisqu'elle arrive à faire oublier à l'ouvrier la seule idée de salut : que les travailleurs doivent se réformer eux-mêmes et améliorer leur sort sans qu'il y ait lieu de réformer le monde entier » (W. H. Riehl en 1866). Ce traitement tenait avant tout compte des expériences faites dans les grandes entreprises indus­trielles, les appliquait d'une manière par trop schéma­tique aux petites et moyennes exploitations, jusqu'à ce que celles-ci, dégoûtées, dussent céder la place à leurs puissants concurrents. Le résultat de cette poli­tique sociale « progressiste » était facile à prévoir : le pays se trouvait plus prolétarisé qu'auparavant. Bien plus, un métier jadis libre, qui personnifiait par excel­lence l'idée professionnelle non commerciale, a fini par être prolétarisé et commercialisé : le sort des méde­cins dans certains pays en est un vivant exemple, depuis le

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développement toujours plus étendu de l'assurance sociale obligatoire, qui a fait du médecin un ouvrier guérisseur contrôlé, travaillant à la chaine.

Combien le monde des idées s'afirontel Je ne m'en suis jamais mieux rendu compte que lors d'une discus­sion avec un éminent fonctionnaire du Bureau interna­tional du travail, il y a quelques années. On m'avait prié d'assister à une réunion consacrée au problème des ou­vriers agricoles, lequel venait d'être admis dans le pro­gramme du B. 1. T.; je développai à peu près les idées suivantes devant mon partenaire : « Votre bureau est l'expression d'une des pires maladies de notre corps social et cette maladie s'appelle« le prolétariat». Vous croyez pouvoir combattre ce· mal par des salaires plus élevés, des heures de travail toujours plus courtes et des assu­rances sociales aussi complètes que possible et vous voyez votre tâche dans 1' extension d'une telle politique au plus grand nombre depaysetdebranches de production. C'est maintenant au tour de l'agriculture. Je ne dirai rien con­tre vos efforts, mais ne serait-il pas opportun que vous élargissiez votre mission en étudiant cette question : ne pourrait-on pas trouver et développer des formes d'agri­culture qui rendraient impossible la formation de ce pro­létarisme, auquel votre bureau doit son existence? Et votre but final et le plus élevé ne devrait-il pas être de vous rendre superflu vous-même, en vous associant à tous les efforts faits pour déprolétariser les ouvriers, au lieu de suivre les anciennes voies? Que diriez-vous si je vous proposais de vous intéresser à l'économie familiale paysanne, à l'expansion de l'artisanat et du petit com­merce, d'étudier par quels moyens techniques et quelle organisation les grandes entreprises industrielles pour­raient être décentralisées? Comment ramener à une norme plus raisonnable la grandeur moyenne des entre­prises, comment aider à réaliser l'habitation ouvrière et d'autres postulats?

- Mais vous êtes catholique, n'est-ce pas? »me répon­dit-il. Sur quoi je répliquai qu'il n'était pas besoin d'être catholique pour voir les choses sous cet angle. Je me sou­vins alors de ce doctrinaire libéral auquel un ami mon-

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tra avec une légitime fierté des habitations et des jardins ouvriers à Rotterdall!_ et qui, voyant des hommes pas­sant gaiement leurs loisirs dans les jardins, ne trouva rien d'autre à dire, sinon que c'était là une forme peu ra­tionnelle de produire des légumes! Il n'a jamais voulu comprendre qu'il s'agissait, en compensation, d'une forme d'autant plus rationnelle de créer du bonheur, qui seul importe d'ailleurs. Le réformateur social, comme le libéral à tous crins, appartiennent au fond à ce même monde qui nous paraît aujourd'hui dater terriblement. Les deux sont aveugles à l'égard de toutes les valeurs vitales et impondérables et se disputent à propos de sordides calculs d'argent.

La nouvelle vision résulte de la certitude que la question ouvrière est une question vitale, c'est-à-dire le problème de toute l'existence et de toutes les condi­tions du travail et de la vie, et non pas un simple problème économique dans le sens restreint du mot. C'est le véri­table problème prolétarien auquel la politique sociale ancienne ne trouvera pas de solution, étant tout au plus susceptible d'aggraver encore le mal. Tant que nous aurons un prolétariat, cette politique sociale gardera, il est vrai, un certain champ d'activité limité, et beau­coup de travail intelligent peut encore être fait dans le domaine de la politique des salaires, du syndicalisme, de la protection ouvrière et des assurances sociales. Mais tout cela ressemble à un calmant contre des maux de dents, comparé à l'immense tâche de la véritable politi­que sociale qui est une politique d'élimination du pro­létariat, alors que la politique sociale d'autrefois ne s'occupe des résidus qu'à titre palliatif, ce qui diminue fortement son importance. Cette tâche lui fait aussi perdre son indépendance et la réduit à être une poli­tique paysanne raisonnable, artisanale, industrielle, d'habitation et de distribution. Nous voyons maintenant sous un nouveau jour l'un des devoirs les plus difficiles et les plus importants de la politique sociale : la lutte contre le chômage. Ce problème est si urgent qu'au risque de nous répéter, nous y revenons encore une fois.

Nous l'avons dit précédemment : beaucoup de per-

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sonnes abordent cette question avec une sorte de menta­lité économique «Maginot ». Elles sont persuadées qu'il suffit de créer n'importe quel système de fortifications bien organisé, de s'y barricader, pour être ainsi automa­tiquement assurées contre tout trouble économique­protégées ainsi par un système monétaire de toute garan­tie ou par une économie planifiée. Les expériences de ce genre qui ont été faites sont décourageantes' au possible. A la longue, ce problème ne pourra guère être résolu, même au moyen d'une politique monétaire et de crédit plus rationnelle, qui est certainement souhaitable. Le problème de la stabilité économique et du chômage ne procède pas simplement d'une politique de conjoncture, mais il dépend en dernier ressort de la structure sociale et économique.

Il nous faut considérer les crises économiques actuelles, si graves et si tenaces, sous l'angle d'un monde prolétarisé et devenu la victime économique et sociale du gréga­rime, d'un monde qui a perdu par là son ressort intérieur et sa force régulatrice, ainsi que la sécurité, la tradition, la confiance et l'équilibre intérieur qui constituaient son climat spécifique. Les crises économiques dont la maîtrise semble nous échapper appartiennent à un monde socia­lement et économiquement aggloméré et ce n'est pas un hasard si les pays qui ont été le plus loin dans la voie du prolétarisme des masses mécanisées et centralisées sont les plus atteints par ce phénomène, c'est-à-dire l'Angleterre et les États-Unis. Le bon sens même nous dit où est la cause dernière de ce manque de stabilité : dans une concentration démesurée, dans la prédominance du travail salarié, dans l'adaptation difficile et lente, et qui le deviendra encore plus avec les complications progressives de la concentration, et enfin dans le fait que cette adaptation englobera des unités toujours plus gran­des et des rouages toujours plus nombreux, alors que le pouvoir d'adaptation de l'individu aura diminué dans les mêmes proportions.

Qu'on ne se méprenne pas : une politique de conjoncture raisonnable, agissant sur le mécanisme économique par la réglementation du volume des crédits, garde toute son

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importance, mais une pareille politique se voit d'abord imposer des limites assez étroites et il reste ensuite, même dans le cas le plus favorable, une instabilité dont nous ne pouvons plus nous débarrasser. Elle n'a cessé de grandir, alors que la faculté individuelle de parer aux chocs a diminué de plus en plus. L'exemple le plus extrême de cette tendance se trouve dans un certain type de fer­mier américain, qui s'est tellement spécialisé et s'est rendu à tel point dépendant de son revenu numéraire immédiat qu'en cas de crise, tout comme l'ouvrier industriel, il risque la famine. A l'autre bout se trouve, plus heureux, l'ouvrier d'industrie qui, encas de besoin, tire son déjeu­ner du jardin, son dîner du lac et gagne sa réserve de pommes de terre, en automne, en aidant à retourner la terre sur le domaine familial de son frère.

Une comparaison nous fera encore mieux comprendre à quoi nous tendons. Faire rouler sans heurt une voiture dépend de deux conditions : de la surface de la route et de la bonne qualité des ressorts. Il n'existe pas de route assez bonne qui puisse nous faire renoncer aux res­sorts, mais plus la route est mauvaise, plus la suspension doit être solide. En ce qui concerne la stabilité économi­que, les perspectives d'une bonne route sont moins favo­rables que jamais et sans doute deviendra-t-elle encore moins praticable malgré tous les raffinements d'une poli­tique de conjoncture. Nous devons donc soigner d'autant plus notre suspension afin que notre système économique et social puisse mieux amortir les secousses et les irré­gularités. La réforme sociale et économique que nous venons d'esquisser augmentera fortement la résistance intérieure aux chocs d'un pays, puisqu'elle tend à élimi­ner graduellement l'une des causes premières de ces se­cousses économiques désordonnées, 'c'est-à-dire les masses prolétarisées, agglomérées et surorganisées.

Une telle réforme sociale est donc, cliniquement par­lant, non pas une thérapeutique locale et symptomati­que, mais une régénération de la constitution et de l' équi­lîbregénéral. Attaquant les maux sociaux à la racine, c'est c'est donc une politique véritablement radicale.

Elle doit tendre forcément à une diffusion aussi large

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que possible de la propriété sans avoir peur d'obtenir par des moyens appropriés- une imposition très poussée sur les sucessions par exemple - une atténuation des diffé­rences trop prononcées qu'on rencontre dans la propriété. L'idéal qui l'inspirera ne sera pas seulement celui de la déprolétarisation mais, dans une mesure non moindre, celui que nous désignons par ce terme trop vague et prêtant à beaucoup d'abus de justice sociale.

Afin de bien le comprendre, nous nous rapprocherons des définitions ·utilisées par Léon Walras dans ses Études d'économie sociale, où il parle de « l'égalité des conditions » en opposition avec l'indispensable « inégalité des posi­tions». A la lumière de cet idéal, il nous semble tout aussi équitable que les conditions de départ des coureurs soient égales(« égalité des conditions», <<justice commu­tative », << justice de départ», << equal opportunity ») et qu'ils soient classés différemment suivant les résultats différents qu'ils ont obtenus (« inégalité des positions », << justice distributive », « justice basée sur les services rendus»). Voici à peu près le cadre dans lequel se tiendront les mesures diverses d'une politique sociale bien comprise. Il appartiendra à un autre livre d'en démontrer les as­pects multiples.

Politique du marché (régularisation de la concurrence et lutte contre les monopoles).

Toutes les mesures partielles, quel que soit le domaine auquel elles appartiennent et quelque intelligentes et impérieuses qu'elles soient, doivent toujours être orien­tées dans le sens du but suprême de la politique économi­que et converger vers lui ; nous parlons de ce but d'arri­ver à réaliser ce système économique auquel il nous faut aspirer pour les raisons souvent développées au cours de ce livre. Son point central sera le marché et,la libre concur­rence non truquée, où le succès privé et économique est toujours proportionnel au service rendu et aux presta­tions consenties aux consommateurs (concurrence des services rendus). Marché libre et concurrence des services rendus ne résultent pas de la conduite purement passive

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de l'État, ainsi que le libéralisme historique a voulu le prétendre dans la philosophie du « laissez-faire » ; ils ne sont donc pas le résultat surprenant et positif d'une poli­tique économique, négative. Ils représentent au contraire un résultat artificiel fragile et dépendant d'une infinité de conditions qui ne réclament pas seulement une éthique économique très élevée, mais également un gouverne­ment qui, par sa législation, son administration, sa juris­prudence, sa politique financière et sa direction morale et spirituelle, travaille en faveur. du maintien de la liberté du marché et de la concurrence, en créant le cadre ins­titutionnel et juridique, en déterminant les règles de la lutte économique et en surveillant leur application avec une sévérité tout impartiale, mais impitoyable.

L'adage selon lequel la liberté est impossible sans la discipline vaut également pour la vie économique ; si nous désirons un marché libre, les conditions, les règles et les institutions doivent constituer un cadre d'autant plus solide. Laissez faire, certes, mais seulement à l'inté­rieur de ce cadre déterminé par une police du marché continue et intelligente. La liberté du marché nécessite une politique économique active et extrêmement vigilante, mais aussi pleinement consciente de ses buts et de la limita­tion de son champ d'activité, une politique qui ne soit jamais tentée de dépasser les limites qui lui sont assignées par un interventionnisme conformiste. · En nous bornant,!pour des raisons faciles à comprendre, à ne traiter que superficiellement les problèmes de la police du marché, nous en choisirons un seul qui, par son importance et son acuité, dépasse tous les autres : le problème du monopole, important et délicat; car, en effet, on ne saurait plus douter de l'urgence d'une lutte énergique contre les monopoles depuis que personne ne songe plus à nier leurs effets pernicieux dans le domaine social et économique. Si, pour des raisons techniques et économiques, le monopole semble inévitable (comme par exemple dans le cas des « services publics »), l'État ou la commune devront se borner, ou bien à surveiller stricte­ment les entreprises exploitées à titre de monopole privé ou, ce qui vaut peut-être mieux, à transformer le

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monopole privé en un monopole public. Mais, en général, il s'agira surtout de combattre le monopole lui-même et de le retransformer en concurrence, sachant qu'il repré­sente la dégénérescence la plus pernicieuse de notre sys­tème économique, mais aussi qu'une lutte contre lui ne peut aboutir qu'à sa suppression et non à sa surveillance. Le monopole, en effet, fausse l'économie du marché, il représente un privilège en même temps que la rupture du principe d'après lequel un profit supérieur ne peut être acquis que par un service correspondant, déterminé par le libre jeu de l'offre et de la demande (principe des services rendus). Le monopole n'est pas seulement sociale­ment injustifiable, mais il représente aussi un corps étran­ger dans le processus économique et un frein de la produc­tivité totale.

Une économie nationale dans laquelle prolifèrent les monopoles devient la proie d'une lente auto-intoxica­tion chronique avec des aggravations aiguës, qui doit finalement ruiner ensemble l'économie du marché et la structure libérale et démocratique de l'État et du corps social. L'économie nationale perd son élasticité et son pouvoir d'adaptation; l'engourdissement du marché paralyse de nombreux mécanismes ,~d'égalisation, rend plus aiguës et prolonge les crises économiques, tout en freinant la reprise des affaires ; les privilèges dont jouissent les monopoles émoussent la volonté de rendre les services les plus grands dans le processus économique et conduisent, en fin de compte, à une concentration politique, économique et sociale intenable du pouvoir économique, mettant une part toujours plus grande du contrôle du processus économique entre les mains de quelques irresponsables et rendant ainsi ses rouages encore plus complexes; cette complexité devient enfin le terrain sur lequel prospèrent toutes les sortes de corruption. Induire en erreur l'opinion publique et défendre les posi­tions acquises par tous les moyens devient, dès lors, plus important que de rendre les services les meilleurs, les plus abondants et le meilleur marché; au lieu d'appliquer le principe « gros chiffre d'affaire et petit bénéfice », on fait l'inverse, «petit chiffre d'affaires et gros bénéfice» et

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l'on n'utilise pas les possibilités qui existent d'augmenter la production quand les prix sont bas, parce que le mono­pole préfère la combinaison des prix forts avec une moin­dre production ; il permet donc une différenciation arbi­traire des prix en faveur de l'un et en défaveur de l'autre groupe de consommateurs ; la politique des prix de mono­pole prive le consommateur de pouvoir s'approvisionner mieux et meilleur marché, alors que le progrès technique et la production en masse le rendent possible ; elle para­lyse le mécanisme de la balance qui, en cas de libre con­currence, permet aux ouvriers libérés'par le progrès tech­nique de trouver un nouveau travail en très peu de temps.

Privilèges, exploitation, engourdissement du marché, engorgement du processus économique, stagnation des capitaux, concentration de la puissance, féodalisme indus­triel, restriction des offres et de la production, création de chômage chronique, renchérissement de la vie, aggra­vation des oppositions sociales, manque de discipline économique, influence incontrôlable de l'État et de l'opi­nion publique, transformation de l'industrie en un club exclusif de seigneurs qui s'entendent pour ne pas admettre de nouveaux membres - voilà la liste des méfaits que nous devons au monopole. Nous ne la prétendons pas complète.

Afin d'éviter tout pharisaïsme, nous ajouterons que, mutatis mutandis, les syndicats peuvent parfois déployer un pouvoir de monopole aussi dangereux que pernicieux, surtout quand ils ont réussi à accaparer le droit de repré­senter exclusivement les ouvriers et quand l'ÉtatJeur a accordé des droits étendus. Cette constatations s'impose lorsqu'on connaît l'action néfaste des chefs syndicalistes aux États-Unis par exemple.

Quelles sont les possibilités d'une lutte contre les mono­poles? Nous devons nous souvenir que, trop souvent, c'est l'État lui-même qui, par son activité législative, administrative et juridique, a créé les conditions prépa­rant la formation des monopoles. En effet, il n'y a pas beaucoup de monopoles dans le monde qui puissent exister sans un privilège créé intentionnellement par l'État, ou sans une certaine législation ou politique finan-

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cière. Le fait que peu de personnes s'en rendent compte en souligne le caractère dangereux, car il fait apparaître moins effectif le pouvoir de l'État à l'égard des mono­poles qu'il ne l'est en vérité. La complicité de l'État est patente dans tous les cas où il a créé le monopole par une charte lui accordant des privilèges, procédé qui a été surtout employé pour les premiers monopoles d'Europe. Mais, à ce moment déjà, cette manière de faire caractéri­sait l'affaiblissement de l'État car, très souvent, le gou­vernement cherchait à se libérer de ses dettes, comme Maximilien Jer en Allemagne, lorsqu'il conféra des mono­poles aux Fugger. Les origines de la Banque d'Angleterre (1694) et d'autres grandes compagnies de commerce britanniques remontent à cette époque et, de notre temps encore, Ivar Kreuger a pu .obtenir d'États faibles -au nombre desquels compte la république de Weimar - le monopole des allumettes, en acceptant en contrepartie une part de la dette publique.

A ce moment-là, c'est-à-dire du xvne jusqu'au x1xe siècle, on a conféré des droits sous formes de privilèges accordés de cas en cas, droits dont le caractère exception­nel, grâce à un développement imprévu, s'est effacé peu à peu, de telle sorte qu'on a oublié le privilège officiel qu'ils représentent encore, malgré l'habit juridique qui les masque. II s'agit de droits relatifs aux brevets et à la société anonyme, très importants les uns et les autres pour le développement des monopoles modernes. L'un et l'autre sont aujourd'hui monnaie courante. II faut une certaine réflexion et certaines recherches historiques pour reconnaître qu'il s'agit de droits d'assez fraîche date et créés après de longues discussions, au cours des­quelles on s'est très bien rendu compte des graves dan­gers qu'ils représentaient.

En ce qui concerne les brevets, il s'agit en effet d'un monopole officiel formellement accordé, tout en consti­tuant un droit dont le but légitime est la protection de la « propriété intellectuelle ». Pour bien comprendre sa por­tée, représentons-nous un instant que:le droit actuel sur les brevets soit suspendu et remplacé par des licences obligatoires qui, de tout le droit, ne laissent subsister que

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la clause de l'indemnité due à l'inventeur, mais qui fe­raient tomber l'un des piliers principaux des monopoles actuels de la grande industrie.

La responsabilité des sociétés anonymes dans le déve­loppement des monopoles paraît moins accentuée, et pourtant elle est réelle et écrasante! Dans ce cas, le rapport n'est qu'indirect, c'est-à-dire que le droit de constituer une société ne confère pas immédiatement ni sans autre le monopole comme dans le cas du brevet, mais il crée les conditions qui permettent ces concentrations de capitaux et l'exploitation en grand qui impriment à l'industrie moderne son cachet monopoliste. Quoique la grande entreprise et le monopole ne soient pas forcément synonymes, il est évident qu'avec l'importance grandis­sante des entreprises et le nombre diminuant des con­currents, la possibilité d'une domination monopoliste ou quasi monopoliste du marché augmente. Le marché s'éloigne de plus en plus de la véritable concurrence libre, la concentration du capital et de la puissance économi­que confère une supériorité qui ouvre aisément la voie au monopole. Voici donc où le problème de la protection des petites et moyennes entreprises touche au problème des monopoles. Tout ce qui est susceptible d'augmenter outre mesure l'envergure d'une entreprise et d'une exploi­tation favorise le monopole et tout ce qui combat cette tendance promet une lutte efficace contre le monopole. Personne ne niera que la société anonyme n'a pas seule­ment entraîné dans une mesure énorme la concentration des entreprises mais que, souvent, elle seule l'a rendue possible. Notre système économique s'est inféodé au capitalisme monopoliste parce qu'en même temps il est devenu, dans une très large mesure, un capitalisme des sociétés anonymes et holding (cc corporate capitalism » dans la terminologie américaine). Mais ce capitalisme des sociétés anonymes est une création d'ordre légal, due aux juristes et fondée sur la multiplication irréfléchie des privilèges qu'au début le gouvernement considérait comme une action d'État d'importance capitale et concé­dait seulement de cas en cas, après mûre réflexion.

Nous savons aujourd'hui combien cette création

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juridique est problématique à bien des égards; la discusion sur la réforme du droit des actionnaires ne cesse pas et a mené déjà à bien des révisions. Quoique les ques­tions qui se posent soient encore loin d'avoir trouvé une solution, il semble se former peu à peu, pour cer­tains détails, des opinions convergentes. Nous pensons avant tout aux abus qui résultent de la création de sociétés holding par des sociétés anonymes. Il est signi­ficatif~qu'aux États-Unis; par exemple, la lutte contre la puissance des monopoles est dirigée surtout contre les sociétés holding, dont l'interdiction limiterait en effet l'activité de la société anonyme à cette seule fonction justifiant un privilège si dangereux : celle de fournir les capitaux dans les cas où la production en grand est inévitable. Il va sans dire que même les « investment trusts » et les sociétés à responsabilité limitée doivent être « reconsidérées », et nous ne méconnaissons nullement le danger que représente l'immense concen­tration de capitaux dans la main des sociétés d'assu­rance sur la vie, si leurs placements ne sont pas stric­tement réglementés et contrôlés. Dans tous ces cas les expériences faites aux États-Unis sont particulièrement édifiantes et les rapports de la commission économique nationale créée par le gouvernement a démontré la nécessité d'une réforme complète.

Si, comme dans le cas des brevets et de la société par actions, l'État a créé lui-même l'instrument juri­dique et la protection officielle qui ont permis d'éta­blir les monopoles, i~ les encourage encore en accordant une protection légale à des contrats passés entre des chefs d'entreprises indépendants et en les sanction­nant juridiquement (contrats de cartel). L'État aurait très bien pu refuser sa protection j uri di que à ces con­trats de monopole, ce qui eût paru naturel à un esprit non prévenu ! Il s'agit donc là de la concession d'un privilège de monopole, et de l'espèce la plus dange­reuse. Il est indéniable que l'Empire allemand, par exemple, aurait pu développer une économie bien plus soustraite aux monopoles, sans un jugement de la Cour impériale du 4 février 1897, légalisant les cartels;

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aux États-Unis, en revanche, le « Sherman Act » de 1890 les désigne expressément comme contraires à la loi.

Le développement des monopoles se heurte cepen­dant à une limite aussi étroite qu'efficace s'il est res­treint par les frontières nationales et doit, par con­séquent, se mesurer avec la concurrence étrangère. Cet obstacle n'est éliminé que si le monopole est inter­national ou s'il est protégé de la concurrence étrangère par des restrictions d'importation ; il convient de noter que, dans la règle, les monopoles internationaux font présumer une protection douanière accordée par différents groupes de pays. Il s'ensuit que, dans un grand nombre de cas, une politique commerciale protectionniste est une condition, sinon suffisante du moins indispensable, à la formation de monopoles. Des pays protectionnistes comme les États-Unis sont devenus les pays des plus Jmportants monopoles in­dustriels; mais, en Angleterre, le libre-échange, s'il n'a pu empêcher la coopération d'entreprises (par­faitement souhaitable d'ailleurs) dans l'intention de rationaliser la production et d'en faire baisser le coût, a réussi à contenir leur politique monopoliste. Il fallut attendre que les droits ·de douane protec­teurs de 1932 eussent créé des conditions favorables pour voir l'industrie anglaise suivre la voie des monopoles en très peu de temps et dans une mesure véritablement angoissante.

Nous n'avons pas besoin d'expliquer longtemps que, malgré ces monopoles créés par l'État, plusieurs moyens de lutte contre eux subsistent. Dans chaque cas, il suffirait que l'État reprenne ce qu'il avait donné. Tou­tefois, les possibilités d'une politique frappant les monopoles vont encore plus loin. L'État peut empê­cher les monopoles de se former en s'abstenant d'actes qui contribueraient à leur création. Mais il peut aussi­compléter cette politique passive par des mesures an ti­monopolistes actives, en attaquant d'autres causes de monopoles - par exemple certaines formes de pu­blicité - en cherchant à rétablir la concurrence par ses

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propres entreprises ou à favoriser le développement d'ex­ploitations concurrentes privées, ou enfin en interdisant les conventions de monopole et en punissant exemplai­rement toute infraction. Le « Sherman Act » de 1890, qui est une loi dirigée contre les monopoles, a prouvé, pour les États-Unis, qu'il était possible d'interdire tout monopole et toute convention de monopole. Au­jourd'hui encore, elle forme la base du droit économique américain.

Si cette loi s'est montrée peu efficace jusqu'à présent, c'est bien parce que le gouvernement américain (sur­tout par ses tarifs douaniers toujours plus prohibitifs), a tout fait pour favoriser indirectement les monopoles. Elle est un essai de lutter contre les monopoles sans rien changer aux conditions générales politiques et économiques du monopolisme. Même dans des circons­tances défavorables, elle aurait eu des succès remarqua­bles si elle avait été appliquée énergiquement et inter­prétée intelligemment par les cours de justice. C'est là précisément où l'on a péché et ce n'est que main­tenant qu'on applique sérieusement le « Sherman Act » ; des résultats encourageants ont été déjà obtenus. Ces succès donnent tort au défaitisme si dangereux qui prétend que les positions conquises par les monopoles sont inexpugnables; ils prouvent bien que l'autorité

·gouvernementale est parfaitement capable de contenir cet ennemi de la société.

Il faut enfin se souvenir qu'une éducation du consom­mateur el une propagande intelligente et efficace peu-

. vent affaiblir considérablement la puissance des mo­nopoles. C'est l'ignorance notoire de la grande masse des consommateurs et leur manque d'éducation en ma­tière économique qui ont permis la conquête de certai­nes positions quasi monopolistes sur le marché des bie.!ls de consommation et les infractions continuelles au prin­cipe du service rendu. Il y a ici une grande tâche, encore trop peu connue, pour les coopératives de consomma­tion, les associations de ménagères, les organisations du commerce de détail, les écoles et les autorités publiques.

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Un nouvel ordre international.

C'est à dessein que nous plaçons le problème d'un nouvel ordre international à la fin de ce volume, même au risque de ne pouvoir lui accorder toute la place qu'il mérite. Deux raisons péremptoires nous y ont déterminé. Il est évident tout d'abord qu'une réforme internationale de notre système économique ne doit pas seulement correspondre à une réforme nationale quant à sa direction fondamentale, mais que cette dernière en est une condition préalable. Charité bien ordonnée commence par soi-même. Rien ne semble mieux prouver la confusion qui règne dans notre monde que le fait suivant : beaucoup de personnes prônent un retour à l'économie mondiale libérale tout en favo­risant les tendances collectives dans la politique éco­nomique intérieure de leur pays, sans même se rendre compte de cette contradiction. Ensuite, la situation économique instable nous impose une certaine réserve dans la discussion des problèmes internationaux, étant donné l'incertitude de leur développement futur.

De quoi s'agit-il? L'ethnologie, l'anthropologie, la philologie semblent

d'accord, aujourd'hui, pour admettre les origines « monophylétiques » de l'homme, issu d'une tribu pri­mitive et pacifique, étroitement unie par la langue, les origines et le voisinage commun; au début de notre développement anthropologique, il aurait donc existé une humanité concentrée sur un petit espace par des obstacles naturels, vivant dans l'unité, l'intimité et la paix. Les hommes assez occupés à lutter contre une nature impitoyable, n'avaient aucune raison, aucune envie de s'entre-tuer.

Si cette hypothèse, qui fait revivre curieusement les légendes antiques de l'ère d'or et de la tour de Babel, devait se vérifier, l'humanité actuelle se trouverait dans une situation qui, sur des points décisifs, rappel­lerait· celle du début. Après des millénaires de sépara­tion et d'erreurs, l'homme se retrouve aux limites d'un monde qui lui est devenu familier et comprend main-

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tenant toute la planète, sur laquelle nous recontrons, pour ainsi dire partout, des hommes avec lesquels nous nous sentons unis, tout au moins par les conditions de la vie extérieure. Il n'y a plus rien au monde qui soit propre à éveiller notre esprit d'aventures et à tenter notre cupidité. Le monde est distribué ; qui veut pré­tendre à une parcelle est obligé de la: prendre ou de la voler à ses semblables. Nous avons terminé l'inventaire de la planète et savons dé~ormais qu'il n'y a plus d'es­pace libre, pas de seconde vallée du Mississipi, ni de seconde Argentine ou de Canada ouverts à l'immi­gration massive.

Ces milliards d'hommes qui se pressent aujour­d'hui sur la terre ne vivent pas seulement dans l'uniformité croissante de leur civilisation, ils dépendent également d'un appareil, à proprement parler universel, de ravitaillement des masses qui les obolige, bon gré mal gré, à la coopération économique. De plus, les progrès du trafic ont raccourd toutes les distances. Nous pouvons donc prétendre sans exagérer que, par ses relations économiques et sociales, la plus grande partie de l'humanité vit aujourd'hui en un contact plus étroit et plus suivi que les sujets des grands empires passés. Les différentes nations sont devenues des cantons. Aussi doivent-elles se résoudre, maitenant, à tirer les con­clusions d'un pareil développement.

Après plusieurs lustres de dépressions mondiales, une décision s'imposera après l'essai de solutions im­propres et la reconnaissance de la cause finale qui nous sépare de la paix mondiale : l'opposition intolérable entre les nécessités et les forces poussant vers la commu­nauté d'une part et, de l'autre, l'anarchie politique in­ternationale - entre la nécessité d'une intégration in­ternationale et la désintégration de fait, entre le natio­na1isme brutal et un développement plus universel de l'économie et de la civilisation. Cette opposition doit cesser, mais personne ne se fera d'illusion ; il s'agit là de la mission la plus difficile que l'humanité ait jamais eu à résoudre. Ici, comme toujours, le premier pas vers la solution consiste à se mettre bien en face de la tâche

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posée, à envisager toutes les solutions possibles, puis à formuler, sans hésitation, les conclusions qui s'im­posent, en laissant aux hommes d'État le soin d'en faire l'usage qu'ils croient pouvoir justifier devant l'his­toire.

Résoudre cette tâche n'est pas impossible - l'ère de 1814 à 1914l'a prouvé. Il y avait alors une économie mondiale véritablement digne de ce nom, remplissant les conditions qui assurent en permanence une intégra­tion économique internationale. Cette économie mon­diale n'était pas une simple addition statistique des chiffres nationaux du commerce extérieur, mais une véritable unité organique créant un système interdé­pendant de relations économiques internationales. Comme telle, l'économie mondiale était en même temps multilatérale, c'est-à-dire dotée d'une mobilité qui per­mettait (sans être freinée par des contrôles de devises, des clearings, des contingentements, en un mot par une politique de « bilatéralisme ») de déplacer à n'importe quel moment des affaires d'importation et d'exportation d'un pays à l'autre, et de réaliser ainsi, en tirant parti de toutes les différences de prix (« arbitrage ») une véritable communauté de prix, sans laquelle une intégra­tion économique est inconcevable. La canalisation forcée des relations économiques internationales, comme nous la connaissons aujourd'hui, était inconnue, ce qui exi­geait pour le monde un système monétaire international, en l'espèce l'étalon-or. Ainsi l'économie mondiale était non seulement une communauté de marché et de prix, mais également de paiement. L'un n'est pas concevable sans l'autre et, en acceptant la nécessité d'une économie mondiale, il faut en accepter égale­ment les conditions. Les interventions des différents États dans le commerce économique international devront se limiter à des mesures qui, parce qu'elles sont d'ordre conformiste (voir page 176 et suivan­tes), diminuent bien un peu l'intégration économi­que internationale, mais ne l'annihilent pas. Ces·

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interventions consistaient surtout en tarifs douaniers, alors que la Grande-Bretagne et ses colonies, entourées de petits pays à politique commerciale libérale, repré­sentaient le noyau libre-échangiste de l'économie mondiale.

Ce système, pratiqué par n'importe quelle économie mondiale passée et future, dépend de l'existence d'un cadre politique et moral d'ordre international. A la longue, l'intégration économique - fondée sur la division du travail, sur l'échange mutuel des produits et sur la spécialisation, y compris la dépendance des individus avec ses risques - ne saurait dépasser le domaine de l'intégration politique, sociale et morale, assurant le droit, l'ordre, la sécurité et un minimum de sens moral. Inversement, la désintégration politique, sociale et morale correspondante et la désagrégation du cadre indispensable et extra-économique provoqueront, tôt ou tard, la désintégration économique. Voilà la loi générale et élémentaire de l'histoire économique ; elle ne comporte aucune exception et explique la désa­grégation de l'économie mondiale moderne.

En effet, les grands risques qui découlent d'une interdépendance poussée des individus ne deviennent supportables que si un ordre légal strict et un code tacite, mais généralement admis, de normes morales permettent à tous les membres du corps social, fondé sur la division du travail, de se sentir en sécurité grâce à une confiance mutuelle et à une atmosphère sereine. L'intégration économique - une division du travail étendue - suppose l'action correspondante d'un sys­tème légal et d'un système moral complémentaires. Dans l'économie nationale, la communauté nationale et l'État garantissent ce système d'ordre; mais l'inten­sification des échanges économiques internationaux a présenté, de tout temps, des difficultés particulières parce qu'édifier un système d'ordre international a toujours compté au nombre des réalisations excep­tionnelles de l'histoire du monde. Si l'économie mondiale a pu se développer d'une manière specta­culaire au xtx8 siècle, elle le doit surtout au fait que

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·-..

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ce siècle avait réussi à créer un système d'ordre international qui, tout en étant encore assez éloigné de l'idéal, représentait néanmoins une réalisation dont, aujourd'hui seulement, nous mesurons toute l'importance. En quoi consistait ce système d'ordre ?

Nous nous rendons compte aujourd'hui que le moyen âge, si critiquable qu'il soit d'autre part, a disposé d'un solide système d'ordre international qui, pour être de nature morale et théologique, n'en était pas moins efficace, encore que limité aux pays chré­tiens. Ce système d'ordre, sur la base duquel une u éco­nomie mondiale médiévale » remarquable avait pu se développer, a été grignoté peu à peu par le dévelop­pement de l'absolutisme des différents États, tandis que l'Europe sombrait dans une anarchie qui faisait disparaître le droit, l'ordre et la sécurité et livrait les faibles, selon la « loi de la jungle », à l'arbitraire des plus forts. La nécessité d'un nouvel ordre interna­tional s'imposait et toute l'histoire européenne des derniers quatre cents ans peut être définie comme une seule lutte gigantesque pour trouver une solution à tâche immense. Trois voies s'offraient, et les trois ont

~, été essayées avec des succès divers. La première, d'ordre coopératif, est une organisation politique inter­nationale fixe, une Ciuitas Maxima (Christian Wolff), dont l'idée a souvent préoccupé l'élite européenne et dont la S. d. N. aura été le premier essai pratique, mais manqué. La seconde voie, d'ordre impérial, est la création d'un grand empire européen, mais toutes les tentatives de ce genre ont été vouées à l'insuccès, de Charles V jusqu'à Napoléon- heureusement pour l'Europe 1 C'était jusqu'à maintenant la mission his­torique de l'Angleterre d'empêcher ce malheur - dans son propre intérêt d'ailleurs. Ainsi, il ne reste que le tiers chemin. L'Europe l'a suivi avec succès- et plus tard, le monde civilisé entier l'a suivie dans cette voie. C'est ce système d'ordre international qui s'est déve­loppé au x1xe siècle.

Il est devenu courant de caractériser le système d'ordre international du XIxe siècle comme une Pax

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Britannica dans laquelle la Pàx Romana de l'antiquité et la Pax Christian à de l'Église médiévale ont trouvé leur suc­cesseur immédiat. Certes, la position prédominante de l'Angleterre - depuis la paix d'Utrecht environ jusqu'à la guerre mondiale de 1914 - représentait un pilier essentiel de l'économie mondiale. L'Angle­terre (déjà dans l'intérêt de l'économie mondiale) n'aurait pas dû envisager sa destruction avec sérénité, sans prendre soin de le remplacer par une équivalence. Mais nous ne saurions nous arrêter à une image aussi sommaire. Sous le nom d'hégémonie, l'on peut com­prendre des choses très différentes. S'il est vrai que l'économie mondiale libérale était inconcevable sans le pouvoir, l'économie et les finances britanniques, il est tout aussi essentiel que cet ensemble ait été libéral, rendant possible une économie mondiale libé­rale ; c'est la raison pour laquelle le monde a fini par accepter l'Empire britannique. Cet ensemble n'aurait pu jou er un rôle dirigeant sans le pouvoir et le pres­tige du Commonwealth britannique, mais ceci n'est pas une objection contre une économie mondiale libé­rale, et bien moins la justification d'un empire mon­dial illibéral, dont les chances de durer seraient pro­blématiques. En tout cas il est caractéristique que l'Empire britannique ait été en butte à des attaques dans la mesure où, depuis un certain temps, il a quitté sa tradition libérale pour passer au nationalisme économi­que.

D'autre part, la Pax Britannica n'était qu'une partie, et peut-être même pas la plus importante, du système d'ordre international qui rendait possible l'économie mondiale. C'est une idée fausse et dégradante pour le monde non anglais de croire qu'au fond, seule la puis­sance navale anglaise eût assuré sur le globe l'ordre qu'exigeait un trafic mondial intensif et multilatéral. Non, tous les pays du monde civilisé y ont collaboré, tant qu'ils admettaient, tacitement, comme une loi naturelle, de respecter un ordre international - une « Pax Christiana » sécularisée. Un réseau de contrats à longue échéance entourait le monde ; ils avaient à

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leur base un droit des gens universellement reconnu, un équilibre égalisant les tensions entre les grands et les petits pays - la « balance of power » si souvent méconnue - un système international monétaire (étalon-or) et une grande identité de vues dans les questions de droit et dans les normes juridiques na­tionales. Cet ordre extérieur baignait dans une atmos­phère de loyauté et de correction pour les affaires internationales. Le fait d'outrepasser certaines limites de l'égoïsme national et de ne pas appliquer certaines « règles de jeu » ainsi que les conventions passait pour brutal, non chevaleresque, non conforme au code de l'honneur.

Cette Pax Christiana sécularisée était la véritable base de l'économie mondiale. Des termites idéologiques ont travaillé à sa destruction depuis des générations, jusqu'à ce que le bel édifice, qu'on venait de repeindre à neuf après la première guerre mondiale, se soit écroulé.

Il est inutile de maudire cet ordre mondial libéral et multilatéral si l'on n'a pas compris auparavant la belle réalisation qu'il a été et le magnifique service qu'il a rendu, car ce n'est qu'ainsi que nous reconnaîtrons les difficultés d'un nouvel ordre économique mondial. Non seulement l'ordre libéral avait assuré le fonction­nement de cet appareil universel ravitaillant les masses, sans lequel notre monde, en dépit de toutes les tendances à l'autarcie, n'est pas concevable, mais il avait encore veillé - précisément parce qu'il était une économie mondiale véritable, c'est-à-dire multilatérale - à neutraliser politiquement les relations économiques internationales (comme nous l'avons décrit dans un précédent chapitre, partie 1, chapitre 3). Maintenant que cette économie mondiale n'existe plus et qu'elle a été remplacée par un ensemble de relations frag­mentaires de troc, nous nous rendons mieux compte de toute l'importance de ses services et de l'inéluctable

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nécessité de recréer un ordre analogue si nous voulons rendre la paix au monde.

Comment la construction d'une véritable économie mondiale est-elle possible? Est-ce que les blocs régionaux ou continentaux dont on parle depuis si longtemps sont appelés à jouer un rôle déterminant? Il est impossible de le dire si l'on n'a pas eu soin de préciser auparavant que ces « grands espaces » ont un visage très différent suivant qu'ils sont ouverts ou fermés, qu'ils ont un caractère coopératif ou impérialiste, qu'ils sont soudés par des conventions bilatérales forcées ou qu'ils assurent une multilatéralité. Fermés, impé­rialistes et obligatoirement bilatéraux, ils n'apporteront aucune solution au problème de la reconstruction d'une économie mondiale véritable. Ils perpétueraient à jamais la guerre de tous contre tous, une saturation durable de ces espaces autarciques étant aussi impro­bable qu'un véritable équilibre entre les divers intérêts à l'intérieur de chacun d'eux. Le morcellement de l'économie mondiale en de pareils espaces est l'expression et la suite logique de la désintégration internationale. C'est son dernier stade, rien de plus.

Cette formation de grands espaces économiques, que l'on constate depuis trente ans, n'est pas autre chose que l'expression visible du processus du bilatéralisme dans l'économie mondiale, dont le dernier degré est représenté par le clearing forcé. Ce bilatéralisme imposé n'est qu'une autre dénomination pour la désintégration et la désagrégation de l'économie mondiale; or celle-ci est inconciliable avec de pareils échanges forcés et ne peut se concevoir que sous la forme d'une économie multilatérale dans laquelle elle est simultanément communauté de marché, de prix et de paiement, donc de production. Toute politique commerciale qui ne se contente pas de tarifs douaniers modérés est incompa­tible avec le multilatéralisme. Une économie mondiale multilatérale sous-entend la liberté du commerce économique international, cette égalité des conditions commerciales qui était assurée précédemment dans les conventions commerciales par la clause de la nation

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la plus favorisée ; elle exigeait par conséquent et avant tout l'absence de tout clearing forcé (qui ne cesse pas d; être une contrainte rendant impossible l'économie mul­tilatérale même en comprenant plusieurs pays à la fois). Ce trafic commercial, mondial et multilatéral, tel qu'il existait auparavant, représente un ·engrenage extrêmement compliqué, même complexe, dans lequel les relations économiques des nations s'interpénétraient de telle sorte que les pays industriels pouvaient, par l'exportation détournée de leurs produits auprès de trois, quatre ou plusieurs pays, se procurer les matières brutes industrielles sans la moindre difficulté. Les pays produisant les matières premières vendaient leurs produits sur un marché mondial unifié, payaient leurs dettes étrangères et avaient de l'ordre dans leur monnaie sans passer par des difficultés chroniques. A ce moment­là, il n'existait ni problème des matières premières pour les pays industriels, ni problème des devises ; le caractère multilatéral de l'économie mondiale était la clé de ce mystère, découverte dont certains ne semblent pas encore avoir fait leur profit.

On peut donc juger des dévastations opérées par l'avance victorieuse du bilatéralisme de ces derniers temps : l'engrenage a été détruit et il s'est produit: un véritable court-circuit de l'économie mondiale, avec tous ses effets patents, la ruine de cette économie, sa désagrégation en blocs particuliers, le commerce international politisé, la destruction de la communauté internationale des marchés, des prix et des paiements, et enfin la création subite du « problème des matières premières » pour certains pays industriels.

S'il faut chercher la véritable solution dans une direction opposée, le plus simple serait naturellement d'en revenir à l'économie mondiale multilatérale et libérale, avec ses tarifs douaniers supportables, sa clause de la nation la plus favorisée, sa politique de la porte ouverte, son étalon-or, écartant les blocs fermés avec leur contrôle des devises et leurs traités de clearing. Il est facile de se donner des airs de penseur réaliste en disant qu'un pareil retour n'est qu'une

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utopie 1 Il l'est certainement, mais une pareille cons­tatation n'avance pas la solution du problème, tout au contraire. Ne faut-il pas plutôt procéder à un examen attentif de tous les obstacles qui s'y opposent, afin d'arriver à réaliser les conditions permanentes et essentielles d'une économie mondiale véritable, c'est­à-dire libre et multilatérale? En adoptant ce procédé, nous suivons ici le tiers chemin, c'est-à-dire cette forme sociale et économique qui nous libère de l'alternative stérile du collectivisme et du laissez-faire et qui, à l'intérieur comme à l'extérieur, nous semble être la seule solution possible. Deux· obstacles principaux s'opposent à la reconstruction de l'économie mondiale libre et multilatérale : soit les buts ambitieux et les méthodes collectivistes de la politique économique actuelle (décadence de l'économie du marché) dans les différents pays, soit l'anarchie politique des peuples qui en est le corollaire.

On ne peut triompher du premier obstacle qu'en recherchant, pour les problèmes de la politique écono­mique nationale, une solution s'inspirant du programme du tiers chemin qui, non collectiviste à l'intérieur, cesse également d'imposer le joug collectiviste au commerce extérieur.

Quant au second obstacle, il nous impose la conclu­sion par laquelle doivent, par la force des choses, se terminer de pareilles réflexions : la nécessité inéluctable d'une véritable communauté mondiale des États, avec une structure véritablement fédéraliste, c'est-à-dire composée de sous-groupements régionaux et continentaux. Voilà le seul aspect positif que nous discernons dans l'idée des blocs internationaux. Personne n'est assez naïf pour croire qu'une pareille formation sera réalisée sans la direction supérieure d'un groupe de puissances dominantes. Mais un pareil groupe ne dominera et ne conduira les États - telle est notre conviction la plus absolue - que s'il se laisse guider par les ensei­gnements que nous avons développés, en organisant le monde dans le sens de la liberté, et de l'égalité des droits, selon le vieux proverbe suum cuique et en con-

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sidérant sa tâche comme une mission fiduciaire qui lui a été confiée à un des moments les plus critiques de l'histoire de l'humanité. Ce n'est pas la force exté­rieure qui en décide, mais la maturité spirituelle et morale.

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TABLE DES MATIÈRES

PRÉFACE 5

INTRODUCTION

LE GRAND INTERRÈGNE, LE GRÉGARISME, LE TIERS CHEMIN ••••• , ••••••• , •.• , , , ••••• , • • • 7

PREMIÈRE PARTIE

INVENTAIRE ET BILAN

1. - SEMENCE ET MOISSON DE DEUX SIÈCLES ••• , • 43 Les deux révolutions - Les aberrations du ratio­nalisme et du libéralisme - L'interférence his­torique - Le culte du colossal.

2. - CONSTITUTION POLITIQUE ET CONSTITUTION ÉCONOMIQUE • • • • • • • . • • • • . • • • • • • • • • • • • • • • . • 92 Démocratie, libéralisme et État collectiviste -Structure politique et structure économique.

3. - SPLENDEUR ET MISÈRES DU CAPITALISME.... 111 Essence du capitalisme, ses services historiques-Les postes passifs - Le conflit des intérêts dans l'économie - Fin du capitalisme?

DEUXIÈME PARTIE

ACTION

1. - ABERRATIONS ET IMPASSES............... 167 La trame primaire de la pensée contemporaine-Le socialisme- La société est-elle une machine? - Politique économique conformiste et non con­formiste - Eudémonisme social - Politique d'emploi.

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2. - QUESTIONS FONDAMENTALES DE LA RÉFORME 196 La direction à suivre - Le tiers chemin - Les instruments de la politique économique -Conditions politiques et morales préalables.

8. - POINTS D'APPUI ET EXEMPLES • • • • • • • • • • • • 221 Paysannerie et agriculture paysanne-Artisanat et petit commerce - Déprolétarisation et décen­tralisation de l'industrie - Nouvel aspect de la politique sociale - Politique du marché (régularisation de la concurrence et lutte contre les monopoles)- Un nouvel ordre international.

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J. RUEFF.

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P. JACCARD : Politique de l'emploi et de l'éducation. Histoire sociale du travail.

J. M. KEYNES : Théorie générale de l'emploi, de l'in-térêt et de la monnaie.

A. LANDRY : Traité de démographie. R. LEKACHMAN : Histoire des doctrines économiques. J. MAILLET : Histoire des faits économiques. P. MICHELET : Les transports au sol et l'organisation

de l'Europe. G. MOSCA et G. BOUTHOUL : Histoire des doctrines

politiques. M. PAYET : L'intégration du travailleur à l'entreprise. J. PERR:É : La guerre et ses mutations. Dr. H. SCHMITTHENNER : Les espaces vitaux et le

conflit des civilisations. J. SCHUMPETER : Capitalismet socialisme et démo­

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··e Sigmund Freud INTRODUCTION A LA PSYCHANALYSE

7 1. M. Bochenski LA PmLOSOPmE CONTEMPORAINE EN EUROPE

.. 9 l. Lortz mSTOIRE DE L'ÉGLISE

10 l. C. Risler LA CIVILISATION ARABE

11 Franz Alexander LA MÉDECINE PSYCHOSOMATIQUE

12 Bertrand Russell LA CONQU:eTE DU BONHEUR

13 W. M. Watt MAHOMET

14 Charles Werner LA PmLOSOPmE GRECQUE

15 Alfred Adler L'ENFANT DIFFICILE

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PETITE BIBLIOTHÈQUE PAYOT

A paraitre :

l. B. Rush : L'ORIGINE DE LA VIE G. Clark : LA PRÉmSTOIRE DE L'HUMANITÉ 1. Epstein : LE JUDAISME R. Barrow : LES ROMAINS B. Cohen : LES ORIGINES DE LA PHYSIQUE

MODERNE

W. Wiora : LES QUATRE AGES DE LA MUSIQUE Robert Cornevin : mSTOIRE DE L'AFRIQUE J. E. Berendt : LE JAZZ lean Dorst : LES MIGRATIONS DES OISEAUX Jacques C. Risler : LE RÉVEIL DE L'ISLAM J. M. Smith : LA THÉORIE DE L'ÉVOLUTION K. M. Sen: L'mNDOUISME V. G. Childe : L'EUROPE PRÉmSTORIQUE F. L. Schoell : mSTOIRE DES ÉTATS-UNIS C. Atkinson : mSTOIRE D'ESPAGNE ET DU

PORTUGAL A. Romer : LA DÉCOUVERTE DE L'ATOME G. N. Tyrell : LA PARAPSYCHOLOGIE G. Vaillant: LES AZT~QUES DU MEXIQUE Jean Palou: LA FRANC-MAÇONNERIE F. L. Mueller: LA PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE etc ..•

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ACHEVÉ D'IMPRIMER

- LE 5 MAI 1962 -PAR L'IMPRIMERIE

BUSSIÈRE A ST-AMAND

(CHER).

Dépôt légal : 2e trimestre 1962. - Imprimeur n° 88.

Imprimé en France

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