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La forme – Giassi 1 © Philopsis 2013 - Giassi La forme La critique du formalisme kantien chez Hegel et Scheler Laurent Giassi Philopsis : Revue numérique http://www.philopsis.fr Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d’auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l’objet d’une demande d’autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer libre- ment cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. A plusieurs siècles de distance il est frappant de voir deux penseurs, aussi éloignés soient-ils par leur formation respective et leur trajectoire phi- losophique, recourir au même champ sémantique pour désigner un obstacle qui obstrue le chemin de la pensée. Dans Foi et Savoir Hegel assimile l’idéalisme transcendantal à une opération qui consiste à vider de son sang la « statue » de l’objectivité de sorte qu’il ne reste plus qu’une « chose inter- médiaire entre forme et matière, odieuse à regarder (…) » 1 . Dans l’Observation préliminaire au Formalisme en Ethique 2 Scheler affirme qu’il est urgent de dépasser le « barrage constitué par l’éthique kantienne » 3 , de débarrasser la route philosophique de ce « colosse d’airain » 4 que constitue l’éthique formelle kantienne. Dans un cas c’est la statue qui s’affaisse, dans l’autre c’est le colosse qui empêche de passer mais à chaque fois il y a un obstacle: les ruines d’une statue détruite ou bien la taille imposante du co- losse. Si on approfondit les deux images dans un cas on a la statue de l’objectivité qui subit une hémorragie puisque tout son sang, toute son ani- 1 Hegel, Foi et Savoir, Paris, Vrin, 1988, p. 112 2 Scheler, Le formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs, Es- sai nouveau pour fonder un personnalisme éthique, Gallimard, Paris, 1955, trad. Maurice de Gandillac 3 Ibid., p. 31 4 Ibid.

La critique du formalisme kantien chez Hegel et Scheler · 2020. 2. 3. · © Philopsis 2013 - Giassi

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La forme – Giassi 1 © Philopsis 2013 - Giassi

La forme La critique du formalisme kantien chez Hegel et Scheler

Laurent Giassi Philopsis : Revue numérique

http://www.philopsis.fr

Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d’auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l’objet d’une demande d’autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer libre-ment cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance.

A plusieurs siècles de distance il est frappant de voir deux penseurs,

aussi éloignés soient-ils par leur formation respective et leur trajectoire phi-losophique, recourir au même champ sémantique pour désigner un obstacle qui obstrue le chemin de la pensée. Dans Foi et Savoir Hegel assimile l’idéalisme transcendantal à une opération qui consiste à vider de son sang la « statue » de l’objectivité de sorte qu’il ne reste plus qu’une « chose inter-médiaire entre forme et matière, odieuse à regarder (…) »1. Dans l’Observation préliminaire au Formalisme en Ethique2 Scheler affirme qu’il est urgent de dépasser le « barrage constitué par l’éthique kantienne »3, de débarrasser la route philosophique de ce « colosse d’airain »4 que constitue l’éthique formelle kantienne. Dans un cas c’est la statue qui s’affaisse, dans l’autre c’est le colosse qui empêche de passer mais à chaque fois il y a un obstacle: les ruines d’une statue détruite ou bien la taille imposante du co-losse. Si on approfondit les deux images dans un cas on a la statue de l’objectivité qui subit une hémorragie puisque tout son sang, toute son ani-

1 Hegel, Foi et Savoir, Paris, Vrin, 1988, p. 112 2 Scheler, Le formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs, Es-

sai nouveau pour fonder un personnalisme éthique, Gallimard, Paris, 1955, trad. Maurice de Gandillac

3 Ibid., p. 31 4 Ibid.

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mation lui viennent de la subjectivité transcendantale –la matière est pour ainsi dire informée de l’extérieur et sans cette forme elle se pulvérise. Dans le second cas le colosse domine et écrase par sa présence monolithique, comme la loi et la norme morales qui intimident le sujet et le soumettent à leur tyrannie. On reconnaît bien ici deux façons d’exprimer une même hosti-lité de principe à l’égard du formalisme kantien. Le propos qui suit a pour but de montrer les raisons d’une telle hostilité d’abord chez Hegel en partant de quelques moments choisis de son œuvre, puis dans le Formalisme en éthique de Scheler. Chez Hegel la critique du formalisme se fait par une su-bordination de la pensée d’entendement à la raison spéculative qui fait de la négation ou de la différence un moment constitutif de l’identité abstraite, tant dans le domaine théorique que dans le domaine pratique. Dans son éthique Scheler critique le formalisme, le légalisme, le normativisme kantien menaçant de virer au pharisaïsme au nom de la phénoménologie qui dé-couvre une nouvelle dimension entre l’a priori intellectuel et l’a posteriori, « l’intuitivisme émotionnel », « l’apriorisme matérial »5

La critique du formalisme kantien chez Hegel

La critique du formalisme kantien est une constante chez Hegel, de-puis les premiers travaux de Francfort jusqu’à la Philosophie du droit de Berlin, en passant par la critique du moralisme kantien dans la Phénoméno-logie de l’Esprit. Etudier chaque passage comme tel n’aurait pas d’intérêt car par-delà ce qu’il y a d’invariant dans cette critique –le formalisme est une abstraction et un dualisme – à chaque fois c’est le moment où elle intervient dans l’œuvre étudiée qui importe. Une même critique dans des œuvres diffé-rentes change de signification et c’est tout particulièrement le cas de la cri-tique hégélienne du formalisme kantien, surtout dans le domaine de la philo-sophie appliquée, le droit et la morale. Il y a des raisons philosophiques de fond qui rendent incompréhensible à Hegel le paradigme kantien de la forme de l’expérience possible mais malgré cela ou à cause de cela le formalisme kantien demeure pour Hegel un moment capital dans l’auto-compréhension de la conscience philosophique. En d’autres termes l’Aufhebung du forma-lisme suppose une intégration de celui-ci dans le Système, ce qui est particu-lièrement frappant dans les Principes de la philosophie du droit où Hegel fait de Moralität kantienne un degré de développement positif de l’Esprit ob-jectif, après le formalisme du Droit abstrait. La critique hégélienne du forma-lisme kantien s’effectue en trois moments :

1° dans les articles du Journal critique de philosophie (1801-1803) Hegel fait du formalisme l’essence de la philosophie transcendantale : le formalisme est un dualisme qui oppose la forme à la matière et tente vaine-ment de les réunir par la domination de la forme sur la matière. En continuité avec la période de Francfort le concept abstrait et formel (la catégorie de

5 Le Formalisme, Avant-propos de 1921.

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l’idéalisme) est une tyrannie de l’un sur le multiple. C’est à cette époque que Hegel fixe les caractéristiques générales de sa critique du transcendantalisme telles qu’on les retrouvera dans les œuvres de la maturité comme la Grande Logique (1812-1816) ou le Concept préliminaire de l’Encyclopédie (1817, 1827, 1830).

2° dans la Phénoménologie de l’Esprit (1807) Hegel critique le forma-lisme kantien pour sa vacuité qui lui permet de légitimer tout type de conte-nu éthique dans le domaine de la philosophie pratique. Le formalisme kan-tien est capable de tout justifier puisque la législation morale purement ra-tionnelle n’a aucune assise concrète et refuse celle-ci comme étant de nature empirique. La dialectique de la belle âme reproduit au niveau de l’agent mo-ral la même aporie : une conscience qui a les mains pures pour reprendre l’expression de Péguy est une conscience qui s’en tient au vide de la bonne intention par rapport à la conscience qui agit et qui pèche.

3° dans la Philosophie du droit (1820) Hegel dissocie le formalisme du transcendantalisme en étudiant la normativité juridique du Droit abstrait mais reconnaît la valeur du formalisme kantien en le dissociant de l’hypersubjectivisme des romantiques (ironie) qui ruine toute universalité éthique par l’inflation démesurée de l’ego. Hegel reconnaît la dimension in-contournable du formalisme dans le domaine du droit à condition de l’intégrer à l’institution concrète de la justice, de même qu’il reconnaît le moment irréductible de l’agent moral qui a droit à savoir ce qu’il fait et pourquoi il le fait, à condition de compléter l’autonomie formelle du sujet par une incorporation de et à la substance éthique (Sitllichkeit).

Dans les limites de cette analyse il est hors de question de montrer les « injustices » de Hegel à l’égard de la pensée kantienne de la forme qui ne se réduit pas au formalisme au sens le plus général du terme6.

La critique du formalisme kantien dans le domaine théorique

On choisira ici deux moments de la pensée de Hegel : la période de courte collaboration avec Schelling à Iéna, la pensée de la maturité avec la Grande Logique (1812-1816), et en particulier les remarques relatives au formalisme kantien dans la Doctrine du Concept (1816).

C’est dans le Journal critique de philosophie, coécrit avec Schelling, que Hegel publie une critique du formalisme kantien, principalement dans le domaine théorique. L’examen auquel Hegel soumet l’idéalisme transcendan-tal peut être dissocié du contexte particulier, c’est-à-dire de la tournure schellingienne que prend sa pensée pour une période finalement assez courte, puisque dès l’écrit sur le Droit naturel Hegel prend ses distances

6 Pour ce qui est de la forme chez Kant dans le domaine théorique on ren-

voie à l’article : Système et expérience chez Kant, Fichte et Hegel (Philopsis, http://www.philopsis.fr/spip.php?article189)

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avec son ancien condisciple de Tübingen7. Les deux articles qui concernent la philosophie transcendantale sont Differenz des fichteschen und schel-lingschen Systems der Philosophie (1801) et Glauben und Wissen oder Re-flexionsphilosophie der Subjkectivität in der Vollständigkeit ihrer Formen als kantische, Jacobische und Fichtesche Philosophie (1802/1803). Si Hegel a commencé par Fichte c’est parce que l’heure est à la polémique et à l’offensive puisqu’il s’agit de montrer que la philosophie de la nature de Schelling métamorphosée en philosophie de l’identité permet de dépasser le subjectivisme de la philosophie transcendantale dont la Wissenschaftslehre de Fichte est à la fois l’avatar et l’achèvement systématique. C’est dans le second article que la philosophie de Kant est analysée pour elle-même comme noyau central de la philosophie de la réflexion κατ’ εξοχήν. A poste-riori Hegel avait raison de commencer par Fichte en 1801 car tout culmine vers sa philosophie mais sans l’idéalisme kantien rien n’aurait été possible. Dès cet article on trouve la critique de base qui sera celle de Hegel : l’idéalisme kantien est un formalisme car il sépare abstraitement la forme de la matière, un dualisme qui oppose le sujet à l’objet, la connaissance ration-nelle à la vérité et prétend dépasser cette opposition dans un au-delà de l’opposition qui laisse subsister celle-ci (la croyance). L’article de 1801 sur Fichte tirait d’ailleurs les conséquences de ce dualisme : l’autoritarisme dans le droit et le devoir-être dans la morale car comme Hegel le déclare en 1802 c’est dans le système de Fichte que s’expose le mieux le formalisme de la raison pratique8.

Tout d’abord l’examen de la Critique de la raison pure montre que le kantisme est un subjectivisme et une pensée de la finitude qui transforme la raison (unité absolue des opposés) en entendement (séparation de l’unité et des opposés). En 1801 Hegel juge ce dualisme d’autant plus incompréhen-sible que Kant à de multiples reprises a énoncé le principe même de la spé-culation dans les jugements synthétiques a priori (Hegel considérant sujet et

7 En faisant de l’Esprit une totalité supérieure à la Nature. 8 Ibid., p. 119. Dans La Différence Hegel analyse le Système du droit de

Fichte en y dénonçant « le règne de la réflexion dans toute sa dureté » puisque la re-lation du concept à son autre, de la forme à la matière, prend la forme d’une domina-tion, voire d’une tyrannie sur la nature et sur mon semblable (p. 156). Voilà ce que donne cette tyrannie de l’entendement selon Hegel : « cette communauté régie par l’entendement n’est pas censée reconnaître la loi suprême d’abroger l’état de néces-sité imposé par la vie à l’entendement, l’exercice sans fin de la détermination et de la domination, d’établir l’infini véritable d’une belle société, enfin de rendre inutiles les lois par les mœurs, les écarts des insatisfaits grâce à un saint usage de la vie et les crimes de la force réprimée grâce à la faculté de poursuivre de grands objets ; tout au contraire, une telle communauté fait du concept maître et de la nature esclave un ab-solu, qu’elle étend à l’infini » (p. 159). Au lieu d’une communauté vivante on a une réglementation généralisée, un Etat policier qui doit tout contrôler. Ce que présente Fichte dans son Droit naturel n’est qu’une machine, à la place de la richesse vivante d’une communauté on n’a que des atomes reliés extérieurement par le concept, cette unité extérieure se présentant comme une domination sans fin.

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prédicat comme termes opposés) et dans l’imagination transcendantale pen-sée ici comme imagination créatrice :

« Nous ne devons pas inscrire au mérite de Kant le fait d’avoir posé

dans la faculté de connaître humaine comme étant le poteau d’une finitude absolue les formes qui sont exprimées dans les catégories, mais d’avoir re-connu l’Idée de l’apriorité authentique, plutôt dans la forme de l’imagination transcendantale et d’avoir par là même posé dans l’entendement le début de l’Idée de la raison, tandis qu’il ne prenait plus la pensée ou la forme comme subjective, mais la prenait en soi, non pas comme absence de forme, l’aperception vide, mais au contraire la Pensée, comme entendement, comme forme véritable (…) »9

Le formalisme kantien de la raison théorique méconnaît la portée de

« l’imagination productrice »10 réduite soit au statut de moyen terme entre le sujet et un monde préexistant, soit à une faculté psychologique. Au lieu de connaître la vérité il pense le procès de la connaissance à partir d’un dua-lisme asymétrique où le pôle subjectif a une place prédominante: sans l’unification opérée par la conscience le divers ne serait qu’une poussière d’impressions sans aucun lien objectif11. L’idéalisme critique apparaît comme un « savoir formel » (nichts als in dem formalen Wissen) qui met en relation deux absolus séparés, le Moi comme unité vide et la chose en soi in-connaissable. Ce savoir est dit formel car il est une dégradation de l’identité absolue des opposés en une « identité formelle » (eine solche formale Iden-tität) qui devient un idéalisme formel (formalen Idealismus) opposant le vide de ses catégories à un contenu inaccessible (la chose en soi), voire un « idéa-lisme psychologique » (psychologischen Idealismus)12 de nature contradic-toire qui absolutise le mode de connaissance fini et la finitude du sujet13. Formalisme et abstraction vont de pair : la forme sans matière (les catégo-ries) correspond au « subjectif tel qu’il apparaît dans son état épuré de la multiplicité, comme la pure unité abstraite »14. Le statut dévalorisé de la rai-son représente le sommet de ce formalisme : l’identité des opposés déjà mise à mal dans l’entendement est complètement abolie dans la raison où elle de-vient « identité formelle (formalen Identität) 15 puisque la raison devient une unité purement régulatrice sur le plan théorique. Pourtant même si dans le domaine pratique cette unité vide doit se donner elle-même un contenu en déterminant l’agent par la loi morale, l’Idée de la raison demeure comme un au-delà dans la sphère de la croyance, modalité subjective du savoir. La sub-

9 Foi et savoir, pp. 114-115 10 Ibid., p. 108 11 Ibid., pp. 109-110 12 Ibid., p. 111 13 Ibid., p. 112 14 Ibid., p. 115 15 Ibid., p. 115

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jectivité demeure l’alpha et l’oméga du système16, puisque c’est ainsi que Hegel comprend le caractère subjectif de la croyance rationnelle pratique. Même dans la Critique de la faculté de juger où Kant semble dépasser la dif-férence de la nature et de la liberté par l’idée d’un entendement originaire et intuitif, il continue de lui donner une dimension subjective et relative en en faisant une identité qui est seulement pour la faculté de juger réfléchis-sante17.

Dans le passage suivant Hegel formule de manière claire les princi-paux reproches qu’il fait alors au formalisme kantien :

« De cette exposition découle, en un mot, le Savoir transcendantal en

cette philosophie, qui se change lui-même en un Savoir formel dès lors que la déduction des catégories à partir de l’Idée organique de l’imagination pro-ductrice se perd dans le rapport mécanique d’une unité de la conscience de soi qui, au contraire, s’oppose à la multiplicité empirique et la détermine ou la réfléchit en elle. A l’unité de la conscience de soi, qui est en même temps l’unité objective, la catégorie, l’identité formelle — à cette unité doit venir s’ajouter d’une manière incompréhensible, comme un élément étranger, le Plus de l’empirique, mais non pas déterminé par cette identité, et cette addi-tion d’un B à la pure égoïté se nomme expérience ; ou bien l’addition de A à B, si B est posé le premier, se nomme agir rationnellement ; un A : A + B. Le A dans A + B est l’unité objective de la conscience de soi ; B désigne l’empirique, le contenu de l’expérience, qui en tant que divers est lié par l’unité A. Pour A, B est quelque chose d’étranger, de non contenu dans A, le Plus lui-même, à savoir la liaison de cet acte de lier et de cette multiplicité, l’incompréhensible. Rationnellement ce Plus avait été reconnu comme ima-gination productrice, mais puisque cette imagination productrice est proprié-té du seul sujet, de l’homme et de son entendement, elle quitte son milieu qui est son seul moyen d’être ce qu’elle est et devient quelque chose de subjec-tif. (…)

Ce Savoir formel est donc en général ainsi fait qu’à son identité for-melle, s’oppose absolument une multiplicité : à l’identité formelle, telle qu’elle est en soi, je veux dire la liberté, raison pratique, autonomie, loi, Idée pratique, etc., s’oppose de manière radicale la nécessité, les penchants, et les tendances, l’hétéronomie, la nature. Le rapport possible des deux termes est le rapport incomplet à l’intérieur des limites de l’opposition absolue, une dé-termination du côté multiple par l’unité ; de même qu’il s’agit d’un remplis-sement de la vacuité de l’identité, rapport où l’un s’ajoute à l’autre de ma-nière formelle, qu’il soit actif ou passif, comme quelque chose d’étranger. Puisque ce Savoir formel laisse subsister l’opposition en son absoluité totale vis-à-vis des médiocres identités qu’il construit et que le membre central, la Raison, lui fait défaut, parce que chacun des deux termes, dans la mesure où il est dans l’opposition, doit être comme un absolu, ce foyer se présente avec l’anéantissement des deux et de la finitude, et constitue un au-delà absolu.

16 Ibid., pp. 115-116 17 Ibid., p. 119

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On sait que cette opposition suppose nécessairement un foyer et, de même, que l’opposition et son contenu doivent y être anéantis ; or ce n’est pas la négation effective et véridique, mais seulement l’aveu que le fini devrait être supprimé, — non le véritable foyer, mais également l’aveu qu’une Raison devrait être qui est posé dans une croyance (foi), dont le contenu est vide parce que l’opposition, qui pourrait constituer en tant qu’identité absolue son contenu, doit rester en dehors de la foi ; et le contenu de cette opposition est, si l’on devait exprimer son caractère en termes positifs, l’irrationalité, parce qu’il s’agit d’un au-delà absolument inconcevable, inconnu et incompréhen-sible. »18

Dans le premier paragraphe Hegel ne peut faire cette critique de

l’extériorité de la forme (catégorie) et de la matière (le divers) que parce qu’il se situe dans la perspective d’une connaissance de l’Absolu par la rai-son, ce qui implique le silence éloquent de Hegel sur le schématisme trans-cendantal, indispensable pour lever cette étrangeté de la catégorie et du di-vers. Si on fait abstraction de l’intuition pure a priori du temps le rapport entre le concept pur et le divers sensible apparaît bien comme une mise en relation injustifiée, « incompréhensible », de termes sans rapport organique – par opposition à la philosophie de Schelling qui remplace la schématisation des catégories par une déduction des structures générales de l’être à partir de la forme sujet-objet pensée comme une forme absolue, c’est-à-dire comme une forme de l’Absolu et non plus comme la structure particulière de la sub-jectivité transcendantale19. En ce sens le formalisme de la raison théorique devient un relativisme paradoxal car, renonçant à l’Absolu, il absolutise néanmoins le mode de connaître humain fini. Dans le second paragraphe Hegel montre que le dualisme s’étend à toute la philosophie pratique : Kant a beau affirmer dans la seconde Critique que la raison pure est pratique par elle-même et ne saurait être précédée par une esthétique transcendantale20 rien n’y fait – ici aussi règne la même hétérogénéité entre la rationalité et son autre sans qu’il y ait de relation possible autre que celle de la subordination comme l’a rappelé Hegel dans l’article de 1801. Comme aucun des termes de la relation ne peut être anéanti, puisque l’agent moral ne saurait dans la vie présente avoir une volonté sainte comme Dieu, on a affaire à deux abso-lus relatifs (l’identité formelle et son autre) qui ne peuvent être dépassés que par un progrès à l’infini, un Sein-Sollen où l’opposition n’est pas supprimée par le dépassement de l’opposition mais prolongée dans un avenir indéter-miné, ce que Kant traduira sous la forme d’une moralisation indéfinie de

18 Ibid., pp. 124-125 19 Schelling, Exposition de mon Système de Philosophie (1801) 20 Œuvres philosophiques complètes, t. II, Critique de la raison pratique,

Première partie, Livre I, chap. III, Examen critique de l’Analytique de la raison pra-tique, pp. 716-718.

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l’agent moral21. En affirmant que la croyance de la raison pratique est vide, Hegel montre que le transcendantalisme kantien ne peut dépasser l’opposition de la forme et de la matière, de l’unité et de la multiplicité, que dans une unité encore plus vide de contenu, qui annonce la fameuse nuit de la Phénoménologie où tous les chats sont gris puisqu’il n’y a plus rien de discernable.

En résumé le kantisme est un formalisme pour les raisons suivantes : rejet de la connaissance objective de la vérité comme identité des opposés, séparation de la forme (unité) et de la matière (multiplicité), opposition du sujet et de l’objet, relativisme avec l’absolutisation du mode de connaissance humain et fini, échec du dépassement de l’opposition de la forme et de la matière dans une unité encore affectée par l’opposition et projetée sous une forme suprarationelle (croyance).

Cette critique du formalisme kantien dans le domaine théorique ne

changera pas, malgré les quelques compléments que lui apportera Hegel22. Ainsi dans la Doctrine du Concept (1816) de la Grande Logique Hegel, émancipé de la tutelle schellingienne, reprend les grandes lignes de la cri-tique de Iéna, indiquant au passage comment la distinction entre la forme et le contenu n’a plus de sens dans le cas de la logique telle que la comprend Hegel, c’est-à-dire non plus une logique formelle faisant abstraction de tout objet de la connaissance mais une logique spéculative qui expose les catégo-ries dans l’horizon spéculatif de l’identité de l’être et de la pensée, chaque catégorie étant une détermination de l’Absolu. C’est dans la présentation du Concept en général que Hegel revient sur le formalisme kantien : fidèle à la ligne interprétative soutenue depuis Iéna, Hegel loue Kant d’être parti de « l’unité originairement synthétique de l’aperception » 23 où il ne voit plus comme au temps de la collaboration avec Schelling l’expression un peu vague de la raison comme identité des contraires mais le concept comme unité auto-différenciante/différenciée. La nouveauté par rapport à la critique de Iéna c’est que Hegel valorise le moment par lequel le phénomène est pen-sé par les catégories, ce qu’il interprète comme passage de l’immédiateté à

21 Ibid., Livre II, Chap. II, IV L’immortalité de l’âme comme postulat de la

raison pure pratique : Kant parle de « progrès à l’infini » et de « progrès indéfini » pour penser le « progrès pratique », c'est-à-dire la moralisation de l’agent (p. 757).

22 Les variations dans le Concept préliminaire de l’Encyclopédie sont mi-nimes : en 1830 Hegel parle de la raison théorique comme « unité formelle en vue de la simplification et systématisation des expériences » dans le §52 (Encyclopédie, I, p. 316) et dans le § 54 il évoque le « formalisme » commun à la raison théorique et la raison pratique. Les §§ 60 et sq. développent une critique plus détaillée du for-malisme dans l’éthique, ce qui aboutit à la critique du devoir-être (p. 317) La fin de la Remarque du §60 indique le mérite essentiel de la philosophie kantienne qu’on re-trouvera dans les Principes de la philosophie du droit : « le principe de l’indépendance de la raison, de son absolue subsistance-par-soi en elle-même » (p.323).

23 Hegel, Doctrine du concept, p. 45

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l’être-posé24 au lieu de déplorer le face-à-face du sujet et de l’objet comme en 1801. Le fond de la critique reste identique. Le formalisme kantien vient de ce que le concept est posé comme quelque chose de simplement subjectif alors que pourtant il donne l’objectivité aux phénomènes:

« (…) et de façon générale, le concept et le logique se trouvent décla-

rés comme quelque-chose de simplement formel, qui parce qu’il abstrairait du contenu, ne contiendrait pas la vérité » 25.

Kant partage avec l’empirisme le préjugé qui veut que le divers de

l’intuition et de la représentation serait déjà pour soi et que l’entendement y pénétrerait pour y apporter de l’unité et élèverait ce divers à la forme de l’universalité par l’abstraction:

« l’entendement, de cette manière, est une forme vide pour soi, qui

d’une part n’obtient réalité que par ce contenu donné, d’autre part abstrait de lui, savoir le laisse tomber comme quelque chose [qui serait] inutilisable, mais seulement pour le concept. Le concept dans l’un et l’autre faire, n’est pas l’indépendant, n’[est] pas l’essentiel et [le] vrai de ce matériau préalable, [essentiel et vrai] qui est plutôt la réalité en et pour soi, qui ne se laisse pas tirer du concept »26.

Hegel donne la raison principale de cette méprise : faute d’un rapport

dialectique entre le donné et le pensé, on finit toujours par faire du donné la condition pérenne de la pensée alors que celle-ci, en opérant l’Aufhebung de l’immédiateté du donné, fait accéder celui-ci à la vérité. Kant lui-même sa-vait que la différence n’est pas étrangère au concept car dans l’idée de juge-ments synthétiques a priori de même que dans la synthèse de l’aperception on a bien « le différencier (…) comme un moment essentiel du concept »27 par opposition à l’identité vide de l’universalité abstraite. D’abord l’expression de synthèse est mal choisie car elle laisse présumer l’extériorité réciproque des termes28 ; ensuite Kant en est resté au niveau d’un « idéa-lisme psychologique » puisque les catégories ne sont que des déterminations de la conscience de soi29. Comme à Iéna Hegel déplore le statut relatif de la raison : la désontologisation des Idées de la raison aggrave le formalisme du concept identifié à l’entendement puisque l’unité de la raison devient « tota-lement formelle, simplement régulatrice, de l’usage systématique de l’entendement »30. A présent en 1816 Hegel peut clairement expliquer pour-

24 Ibid., p. 46 25 Ibid., p. 47 26 Ibid., p. 49 27 Ibid., p. 51 28 Ibid, p. 52 29 Ibid. 30 Ibid.

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quoi la dualité de la forme et du contenu est inacceptable dans le cadre d’une pensée spéculative libérée de l’intuition intellectuelle de l’Absolu dont se ré-clamait Schelling pour corriger l’intuition finie de l’idéalisme transcendan-tal. Hegel esquisse rapidement la différence entre pensée transcendantale et pensée spéculative : Kant en reste à l’opposition du concept et du donné sen-sible alors que pour Hegel le concept d’un point de vue logique est la vérité de l’être et de l’essence dont le rythme le conduit dialectiquement à produire un être à partir de lui (l’Objectivité) – alors que Kant avait simplement entr’aperçu la vérité, c’est-à-dire le rôle créateur du concept, en faisant l’hypothèse de « l’idée d’un entendement intuitionnant »31 mais sans en faire plus qu’une hypothèse spéculative au mauvais sens du terme. Dans la Lo-gique la forme n’a plus rien de formel si par-là on veut dire une absence de contenu car la forme logique en tant que « forme absolue a en elle-même son contenu ou réalité ; le concept, en tant qu’il n’est pas l’identité vide, triviale, a dans le moment de sa négativité ou du déterminer absolu, les détermina-tions différenciées ; le contenu n’est absolument rien d’autre que ces déter-minations de la forme absolue ; le contenu posé par elle-même, et par consé-quent conforme à elle »32.

La critique du formalisme kantien dans le domaine pratique

Si on laisse de côté l’article de 180133 c’est dans la Phénoménologie de l’Esprit que l’on trouve l’essentiel des critiques portant sur le formalisme kantien dans la morale. Face à la densité des passages, on devra choisir cer-tains aspects qui illustrent plus précisément cette critique. C’est dans le cadre de L’effectuation de la conscience rationnelle par soi-même que Hegel réa-lise l’historicisation radicale de l’idéalisme transcendantal en montrant ses conditions d’apparition : l’histoire de l’idéalisme s’inscrit dans une histoire sur le long terme où, au travers des figures de la conscience de soi et de la raison qui reproduit ces figures, la catégorie devient consciente de soi par la compénétration intellectuelle et pratique de l’être par la pensée rationnelle. A la table intemporelle des jugements de la logique suivie par Kant dans la dé-duction des catégories Hegel substitue l’histoire des étapes qui rendent pos-sible le formalisme comme posture critique au sens kantien et au sens géné-ral du terme. Comment la pensée aux prises avec ce monde qu’elle travaille peut-elle se mettre à distance de ce même monde ? Aussi bien dans le cas de la Raison que dans le cas de l’Esprit le formalisme comme attitude de retrait ou comme retraite face à l’être apparaît au moment critique, avant que ne se produise l’unification avec son opposé pour passer à une sphère supérieure : c’est le cas de la raison législatrice et de la raison légisprobatrice dans la Raison, c’est le cas de la belle âme dans le cas de l’Esprit. On se concentrera

31 Ibid., p. 52 32 Ibid., p. 56 33 La différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling

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ici en particulier sur la critique du formalisme de la raison (la raison législa-tive, la raison légisprobatrice) en laissant de côté la critique de la morale kantienne (la vision morale du monde, la belle âme) et on traitera du sort que Hegel réserve au formalisme kantien dans les Principes de la philosophie du droit.

Rappelons rapidement que l’effectuation de la conscience rationnelle par soi-même est le pendant pratique de la raison observante : l’idéalisme formel qui cherche à connaître la structure de l’être est complété par un idéa-lisme pratique qui ne prend pas la forme du moralisme kantien mais les fi-gures bien connues du délire de la présomption, du chevalier de la vertu, bref de l’opposition unilatérale et donc abstraite de l’agent face au cours du monde. Le formalisme kantien apparait à un moment précis, lorsque se pro-duit ce que Hegel appelle la Chose qui est à la fois la réalisation de l’unité formelle de la catégorie et le produit de chacun et de tous, stade atteint après l’autoréalisation de l’agent qui croit trouver son être adéquat dans une œuvre avant que le sens de celle-ci ne lui échappe dans l’horizon de l’intersubjectivité. Par une médiation qu’on pourra trouver cavalière Hegel fait de cette Chose non pas un simple horizon défini par les interactions entre individus par la médiation de leurs œuvres mais la Chose absolue au sens de la Sittlichkeit. Le formalisme kantien est alors analysé sous deux formes, ce que Hegel appelle la raison législatrice et la raison légisprobatrice : dans le cas de la raison législatrice Hegel conteste la possibilité de tirer une législa-tion a priori de la raison, dans le cas de la raison légisprobatrice Hegel ré-cuse la possibilité de faire de la raison une unité de mesure suprême pour ju-ger de la validité des lois. La Chose absolue est le vrai qui est et vaut en et pour soi-même, elle est la substance éthique, comme l’absolu que la cons-cience éthique ne peut ni ne veut dépasser : selon le principe hégélien de l’unité dialectique de la Substance (ici la Chose) et du Sujet (l’agent cons-cient de soi), cette Chose qui a en soi la différence de la conscience de soi se partage en masses, en lois éthiques qui valent absolument pour les individus. Que vient faire ici le formalisme kantien ? Hegel enracine le formalisme dans un horizon historique qui n’était pas le sien : pour faire de l’universalité de la maxime un principe de l’agent moral encore faut-il un contexte général qui rende audible, compréhensible une telle injonction à agir ainsi, avant même de faire en soi-même ce test de l’universabilisation de la maxime. Ce contexte général est l’existence d’une société constituée avec des lois et la raison législative correspond au moment d’une (fausse) transparence entre la Chose et la conscience de soi comme « saine raison »34 qui croit pouvoir sai-sir immédiatement ce qu’est le bien et s’immuniser de l’erreur en recourant à l’universalisation de tout contenu. Or pour Hegel cette immédiateté n’est pas sans une certaine naïveté car elle fait l’économie des médiations complexes qui conditionnent la valeur soi-disant absolue des impératifs de la raison. L’universalisation n’est pas la meilleure façon de pénétrer la logique à l’œuvre dans l’univers éthique de la Chose. Comme dans le cas du domaine théorique, la plaie mortelle du formalisme est d’exclure toute matière, tout

34 Phénoménologie de l’Esprit, p. 390

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donné et de tirer prétexte de cette universalité pour en conclure à sa validité pour tous et en tout lieu. En prenant un exemple35 on citera le long passage consacré par Hegel à une analyse du devoir « chacun doit prononcer la véri-té ».

« Avec ce devoir énoncé comme inconditionnel l’on ajoutera aussitôt

la condition : si il sait la vérité. Le commandement, du coup, s’énoncera maintenant : chacun doit proférer la vérité chaque fois selon sa connais-sance et conviction à son propos. La saine raison, juste ment cette conscience éthique qui sait immédiatement ce qui est juste et bon, expliquera aussi que cette condition a déjà été reliée de telle manière à son énoncé universel que ce commandement elle l’a opiné de cette manière. Mais par là elle avoue en fait qu’elle blessait plutôt déjà ce même [commandement] immédiatement dans l’acte de l’énoncer ; elle prononçait : chacun doit prononcer la vérité ; mais elle opinait [qu’]il doit la prononcer selon sa connaissance et convic-tion à son propos ; c’est-à-dire [qu’]elle parlait autrement qu’elle opinait ; et parler autrement que l’on opine veut dire ne pas parler la vérité. Une fois corrigées la non-vérité ou maladresse, [cela] s’exprime maintenant ainsi : chacun doit prononcer la vérité à chaque fois selon sa connaissance et con-viction à son propos. — Mais par là l’universellement-nécessaire valant en soi, que la proposition voulait énoncer, est plutôt renversé dans une contin-gence parfaite. Car le fait que la vérité se trouve prononcée est mis au compte du hasard [qui fait] que je la connais et puis m’en convaincre ; et il n’est rien dit d’autre que le fait que vrai et faux doivent se trouver prononcés pêle-mêle, comme il se trouve que quelqu’un les connaisse, opine et con-çoive. Cette contingence du contenu a l’universalité seulement en la forme d’une proposition, dans laquelle elle est exprimée ; mais, en tant que propo-sition éthique, elle promet un contenu universel et nécessaire, et se contredit ainsi soi-même à travers la contingence de ce même [contenu]. — La propo-sition se trouve-t-elle enfin corrigée de la sorte : la contingence de la con-naissance et conviction à propos de la vérité [doit] tomber, et la vérité doit aussi se trouver sue ; cela serait alors un commandement qui contredit direc-tement ce dont l’on était parti. La saine raison devait d’abord avoir immé-diatement la capacité d’énoncer la vérité ; mais il est dit maintenant qu’elle devait la savoir, c’est-à-dire qu’elle ne sait pas l’énoncer immédiatement. — A considérer [les choses] du côté du contenu, dans l’exigence que l’on doit savoir la vérité il [= le contenu] est tombé ; car elle [= la vérité] se rapporte au savoir en général : on doit savoir ; ce qui est exigé est donc plutôt ce qui est libre de tout contenu déterminé. Mais il est question ici d’un contenu dé-terminé, d’une différence en la substance éthique. Seulement cette détermi-nation immédiate de cette même [substance] est un contenu tel qu’il se mon-tra plutôt comme une contingence parfaite, et, élevé à l’universalité et néces-

35 Le deuxième exemple étudié par Hegel est « Aime ton prochain comme

toi-même », pp. 392-393.

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sité de telle sorte que le savoir se trouve énoncé comme la loi, disparait plu-tôt. »36

Au principe kantien de l’universabilisation de la maxime pour qu’elle

devienne une règle de l’action pour tout agent, Hegel substitue le principe d’une reformulation de la règle, d’une réécriture qui révèle les présupposés censés rendre possible son application. Dans la célèbre polémique au sujet du droit de mentir de l’humanité, Constant avait protesté au nom de la cons-cience générale en opposant aux principes absolus de Kant, ne souffrant au-cune exception, la pondération apportée par un autre principe37, la décou-verte d’un second principe rendant pour ainsi dire honneur à l’universalité du premier en la modérant. Constant n’oppose pas le principe moral (toujours dire la vérité) aux circonstances mais ce principe à un autre principe qui le complète. Hegel insiste plutôt sur les transformations successives que subit le même principe en vue de montrer les inconséquences du formalisme, c’est-à-dire d’un impératif qui prétend tirer sa valeur inconditionnelle de la simple forme de l’universalité.

Premier temps : on ne doit dire la vérité que si on la sait, ce qui fait que de « chacun doit prononcer la vérité » on passe à « chacun doit proférer la vérité chaque fois selon sa connaissance et selon sa conviction ». Si la saine raison objecte que cette condition était implicite et ne remet pas en cause l’universalité, on peut lui objecter qu’elle opère déjà une transgression vénielle de son propre principe puisqu’elle s’exprime autrement qu’elle ne pense, cette différence n’étant pas encore une duplicité.

Second temps : dès que le principe est reformulé, Hegel décèle un con-traste inaperçu par la raison saine entre la contingence absolue du contenu et l’universalité de la forme. Pour que je puisse dire la vérité encore faut-il que je la connaisse, que je la fasse mienne – l’impératif moral qui oblige de dire la vérité ne garantit nullement les conditions de son effectuation car la for-malisation du devoir n’a rien à voir avec l’appropriation subjective de la vé-rité qui renvoie à des médiations extérieures et ignorées de la saine raison.

36 Ibid., pp. 390-392 37 « Je prends pour exemple le principe moral que je viens de citer, que dire

la vérité est un devoir. Ce principe isolé est inapplicable. Il détruirait la société. Mais, si vous le rejetez, la société n'en sera pas moins détruite, car toutes les bases de la morale seront renversées. Il faut donc chercher le moyen d'application, et pour cet effet, il faut, comme nous venons de le dire, définir le principe. Dire la vérité est un devoir. Qu'est-ce qu'un devoir? L'idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d'un autre. Là où il n'y a pas de droits, il n'y a pas de devoirs. Dire la vérité n'est donc un devoir qu'envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n'a droit à la vérité qui nuit à autrui. Voilà, ce me semble, le principe devenu applicable. En le définissant, nous avons découvert le lien qui l'unissait à un autre principe, et la réunion de ces deux prin-cipes nous a fourni la solution de la difficulté qui nous arrêtait. » (Constant, Des ré-actions politiques [1796], nous soulignons)

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Troisième temps : il faut donc corriger de nouveau ce principe en ré-gressant encore dans les conditions en posant deux nouveaux devoirs, l’un portant sur la disparition de la contingence, l’autre sur la vérité elle-même (« la vérité doit aussi se trouver sue »). Or comment peut-on transformer en impératif (dire la vérité) ce qui est déjà l’objet d’un impératif (connaître la vérité) ? On pourrait ainsi poursuivre la régression : pour connaître la vérité ne faudrait-il pas aussi impérativement connaître ? Le formalisme n’a pas de meilleur ennemi que lui-même dans la réécriture constante qu’il doit faire de la règle pour qu’elle continue de conserver son universalité et plus il effectue ce travail plus il tombe dans de nouvelles difficultés.

Quatrième temps : au fond le formalisme ne peut tenir ses promesses car tout contenu est nécessairement « un contenu déterminé », « une diffé-rence en la substance éthique », c’est-à-dire que l’agent moral ne peut res-sentir une obligation que si elle vient de la substance éthique à laquelle il participe quotidiennement sans passer par la médiation inutile du test de l’universabilisation de la maxime. Le formalisme ne saurait rivaliser avec la législation existante car il ne peut produire aucun contenu particulier capable de remplacer les motivations habituelles des agents ou alors il produit des principes tellement généraux qu’ils n’ont aucun intérêt – puisque l’obligation de dire la vérité finit par devenir l’obligation générale de connaître sans que l’objet de la connaissance ne soit spécifié. L’universalisme de la raison légi-slatrice est formel car il échoue à produire un contenu déterminé (une diffé-rence de la substance éthique) : la conscience de soi de la substance éthique se réfléchit dans l’agent moral mais le processus d’universalisation se fait par l’obéissance aux lois et non par l’abstraction philosophique qui part de la substance éthique, oublie cette origine et prétend légiférer dans l’horizon in-déterminé d’une société d’êtres raisonnables agissant selon des lois morales.

Ayant échoué à légiférer a priori, de législatrice la raison devient lé-gisprobatrice : cette fois elle examine les lois existantes et vérifie leur cohé-rence en fonction du principe formel de la non-contradiction38. De même que la raison législatrice est incapable de produire une législation matérielle, de même la raison légisprobatrice ne peut juger de la validité d’aucune loi car un critère formel (l’absence de contradiction) ne permet pas d’attester de la valeur d’une loi. L’argumentation de Hegel est la suivante : comme l’unité de mesure est le principe de non-contradiction, c’est-à-dire « la tautologie », alors n’importe quel contenu peut prendre la forme de l’universalité. Prenons l’exemple de la propriété.

« La propriété en et pour soi ne se contredit pas ; elle est une détermi-nité isolée, ou seulement posée égale à soi-même. Non-propriété, état-d’abandon des choses ou communauté-des-biens ne se contredisent pas da-vantage. Que quelque-chose n’appartienne à personne ou au premier venu qui s’en institue possesseur, ou à tous ensemble et à chacun selon ses besoins ou à parts égales, c’est là une déterminité simple, une pensée formelle, tout comme son contraire, la propriété. »39

38 Phénoménologie, p. 394 39 Ibid., p. 395

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Si Hegel identifie le critère de non-contradiction à la tautologie c’est

parce que l’identité-à-soi séparée des différences ne saurait être que l’expression du principe d’identité (A=A) qui représente le formalisme ex-trême au sens de l’absence de tout contenu, posée sous la forme d’un prin-cipe qui a justement pour contenu l’absence de tout contenu et l’exprime sous une forme qui le dément40. L’universalisation de la propriété, de la non-propriété ou de la propriété commune sont des possibilités équivalentes qui contiennent chacune des contradictions car cela tient à l’essence contradic-toire de la propriété. Chaque possibilité peut être universalisée car le forma-lisme consiste à décomposer le concept de propriété, à isoler chacun de ses aspects (la déterminité simple) et à le porter à l’absolu. Partons d’abord du concept de propriété qui donne la clef de cette critique du formalisme

« La chose singulière qui est ma propriété vaut par là comme quelque chose d’universel, affermi, qui-demeure ; mais cela contredit sa nature, qui consiste dans le fait de se trouver utilisée et de disparaître. Elle vaut en même temps comme ce qui est mien, que tous les autres reconnaissent et dont ils s’excluent. Mais dans le fait que je suis reconnu réside plutôt mon égalité avec tous, le contraire de l’exclusion. — Ce que je possède est une chose, i.e. un être pour d’autres en général, de façon tout universelle, et non-déterminé à n’être que pour moi ; que Je la possède contredit sa choséité uni-verselle. Propriété se contredit par conséquent selon tous les aspects, tout au-tant que non-propriété ; chacune a en elle ces deux moments op-posés se contredisant de la singularité et de [l’]universalité. — Mais, à représenter simplement chacune de ces déterminités comme propriété ou non-propriété, sans autre développement, l’une est aussi simple que l’autre, c’est-à-dire ne se contredisant pas. — L’unité-de-mesure de la loi, [unité] que la raison a en elle-même, va à tout par conséquent également bien, et du coup n’est pas en fait une unité-de-mesure. — Il faudrait aussi que les choses se passent d’étrange manière si la tautologie, la proposition de la contradiction, que l’on n’admet que comme un critère formel pour la connaissance de [la] vérité théorique, c’est-à-dire comme quelque-chose qui, en regard de vérité et non-vérité, serait totalement indifférent, devait être plus pour la connaissance de [la] vérité pratique »

La propriété est l’unité dialectique de la singularité et de l’universalité

dans un mouvement qui fait passer de l’une à l’autre. Premier temps : ce dont je suis propriétaire m’est garanti, ce qui dis-

tingue la possession provisoire de la propriété (permanence universelle de la chose) mais le destin de la propriété est dans son usus et abusus (négation de la propriété). En même temps la propriété exclut les autres de ce que je pos-sède (singularité) et dans cette reconnaissance réciproque de la propriété chacun est à égalité avec les autres (universalité).

40 Dans la Doctrine de l’Essence Hegel montrera la contradiction interne du

principe d’identité qui veut signifier le vide, l’abstraction de tout contenu et l’exprime par un redoublement signifiant (A=A) qui dément cette identité.

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Second temps : la chose possédée comme chose en général n’appartient à personne, c’est « un être-pour-d’autres »41 et en ce sens il est parfaitement arbitraire qu’un individu quelconque se l’approprie. Ceux qui nient la propriété personnelle ont tout à fait raison de le faire s’ils font valoir le moment universel de la choséité universelle face à l’appropriation indivi-duelle.

La raison pratique ne crée par des lois morales et n’est pas capable de juger les lois politiques car la forme ne peut être dissociée d’un contenu dé-terminé : à la forme pure Hegel substitue la forme-d’un-contenu qui renvoie à l’autoconstitution de l’être, ici la Chose comme Substance éthique produite par les agents. C’est le contenu qui se forme lui-même dans l’unité intime de la Chose et des agents, de même que les formes (les lois) sont immédiate-ment présentes à la conscience des agents sans passer par la médiation du formalisme réflexif. La critique du formalisme suppose la possibilité philo-sophique de l’universel concret, l’universel qui se crée dans cette unité de la Substance et du Sujet, et qui n’a rien à voir avec l’universalisme abstrait du formalisme. La raison législatrice et la raison légisprobatrice sont intégrées comme moment formels dans l’essence spirituelle comme substance effec-tive : cette essence spirituelle devient pour la conscience de soi une loi éter-nelle, la volonté pure absolue de tous. Cette volonté ne se manifeste pas in abstracto sous la forme d’impératifs, ce n’est pas un commandement qui doit être, elle est et vaut pour tous. C’est le Je universel de la catégorie qui est immédiatement l’effectivité et le monde éthique n’est que cette effectivi-té. La conscience de soi éthique ne croit pas en ces lois, elle n’a aucune dis-tance avec elles : la conscience de soi éthique est comme Soi universel, im-médiatement une avec l’essence. Ici aucun examen n’a lieu, on fait quelque chose parce que c’est juste, parce que le juste est le juste. La tautologie spé-culative (le juste est le juste) peut paraître bien pauvre et représenter un faible progrès par rapport à la tautologie de l’entendement abstrait. Cepen-dant il ne faut pas oublier que la forme du jugement est inadéquate pour ex-primer la forme concrète du rationnel qui est le syllogisme comme médiation de médiations. Ensuite cette tautologie n’est pas une forme au sens du for-malisme (il faut être juste) car le temps de l’énoncé est à prendre de façon emphatique : le juste est au sens d’être présent dans les mœurs et la conduite effective sans passer par la représentation. A la futurition du formalisme (devoir-être) s’oppose la pleine immanence de l’être au présent dans une to-talité relative puisque la Chose est à la fois un résultat et le début d’une nou-velle séquence phénoménologique que présentera l’Esprit dans son histoire.

La critique du formalisme kantien serait incomplète sans l’analyse du

moment où Hegel donne toute sa place au formalisme kantien dans les Prin-cipes de la philosophie du droit.

Dans cette œuvre la présentation critique du formalisme kantien a un sens différent : dans la Phénoménologie l’examen de la raison législative et

41 Comme Rousseau et Proudhon le répèteront, la terre comme telle

n’appartient à personne.

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légisprobatrice était la dernière étape avant l’Esprit, la présentation de la to-talité éthique. Dans les Principes la Moralität est certes l’étape antérieure de la Sittlichkeit mais c’est la vérité d’un formalisme antérieur, le formalisme du droit formel. Dans ces conditions le formalisme kantien n’est plus seule-ment l’abstraction de tout contenu mais devient le dépassement du positi-visme juridique, en entendant par là l’existence objective du droit coupé de son développement effectif dans l’institution de la justice. Le formalisme prend alors ici deux sens : le formalisme obtus du droit formel qui absolutise les déterminations juridiques comme telles (d’où la détestation hégélienne du droit romain chargé de tous les vices) et le formalisme de la subjectivité kan-tienne qui rétablit l’équilibre par rapport à la positivité du droit, sans pour autant donner la structure adéquate articulant la subjectivité et l’objectivité (Sittlichkeit). Le formalisme kantien n’est plus seulement une abstraction à l’égard de tout contenu mais une affirmation de la forme générale de la sub-jectivité contre l’inertie des déterminations juridiques objectivées sous la forme du juspositivisme romain. Ensuite la présentation critique des formes de subjectivisme, dont la pire est l’ironie romantique, fait du formalisme kantien un moment positif car lesté d’universalité contrairement à l’autodissolution de tout contenu dans la subjectivité romantique.

C’est dans la deuxième partie des Principes, La Moralité, que se trou-vent les analyses de Hegel concernant le formalisme kantien. Après s’être développée dans le droit abstrait comme personne en relation à la Chose, l’Idée dans la moralité se développe comme sujet en rapport au Bien et au monde. Le droit ne connaît que des personnes abstraites, égales et fait abs-traction de l’intériorité du sujet : il ne s’intéresse pas à l’intention de l’agent, seulement au rapport de son action extérieure aux normes juridiques. Dans la nouvelle sphère on articule l’intériorité du sujet avec l’extériorité du droit abstrait en vue de corriger celle-ci. La Moralité se divise en trois côtés comme l’indique le § 114 : le premier aspect est le droit abstrait ou formel de l’action, le droit moral d’agir comme sujet, comme agent libre qui se repré-sente un but de son choix, le réalise dans son action et sait le fait qui en dé-coule comme ce qui découle de son action. Le problème est de savoir jusqu’où le sujet peut reconnaître comme sien ce qui découle de son projet, ce qui correspond au « droit du savoir »42. Dans le second moment l’élément particulier ou le contenu particulier de l’action se décompose en intention, ce qui donne « le droit de l’intention »43 et recherche du bien-être, et corres-pond au « droit de la particularité du sujet à se trouver satisfait »44. Hegel analyse enfin l’universalisation de ce contenu particulier : le contenu de l’action dans sa forme vraie est le but intérieur absolu de la volonté, le Bien et se traduit subjectivement par le « droit de reconnaître ce qui est bon » (§ 132). C’est ce dernier moment de l’analyse que l’on va privilégier ici.

La volonté subjective se rapporte au Bien comme ce qui est l’absolument essentiel, comme ce qui l’oblige absolument. La valeur et la

42 Principes de la philosophie du droit, §117 43 Ibid., § 120 44 Ibid., § 124

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dignité morales de la volonté subjective reposent sur la conformité de sa dis-position intérieure au Bien. Dire que la volonté se rapporte au Bien c’est dire que le Bien doit être. L’agent est devenu une conscience sachant distinguer le bien du mal et cherchant à réaliser le Bien45. De là découle le droit du su-jet de savoir le Bien et ce qui y est conforme. La volonté est obligée au Bien mais son droit est de savoir que cela est bon en vérité : elle a le droit d’avoir l’intellection du caractère bon de ce à quoi elle est obligée, autrement dit le Bien doit être reconnu comme son Bien. Précédemment le droit de l’intention limitait l’imputabilité au discernement du sens de son action. En principe le sujet connaissant le Bien et le Mal peut être considéré comme imputable d’une mauvaise action parce qu’il est censé en connaître la signi-fication46. Le rapport du sujet au Bien est celui de l’obligation et la raison de celle-ci vient de l’obligation elle-même : conformément à l’autonomie kan-tienne le Bien est voulu pour lui-même et non pas pour autre chose, ce qui se traduit par le fait que le devoir doit être voulu pour le devoir lui-même47. Le formalisme dans le domaine pratique demeure un anti-conséquentalisme. Pour ce qui est du contenu déterminé de cette obligation il n’y a pas d’autre solution que le bien-être propre et le bien-être d’autrui48. On retrouve dans le § 135 les éléments principaux de la critique hégélienne du formalisme, déjà identifiés dans la Phénoménologie, et présentés sous une forme synthétique : formalisme de l’obligation, vacuité du principe de non-contradiction, impos-sibilité d’une législation a priori coupée de la Sittlichkeit.

« Or ces déterminations 49 ne sont pas contenues dans la détermination de l’obligation elle-même [ ;] mais, comme elles sont l’une et l’autre condi-tionnées et bornées, elles occasionnent en cela même le passage à la sphère supérieure de l’inconditionné, de l’obligation. Dans la mesure où l’obligation est elle-même l’essentiel ou l’universel de la conscience de soi morale, telle qu’elle est, à l’intérieur de soi, seulement en relation avec soi, il ne lui reste ainsi que l’universalité abstraite, elle a pour détermination sienne l’identité dépourvue de contenu ou le positif abstrait, l’absence de détermination.

Autant il est essentiel de mettre en relief la pure autodétermination in-conditionnée de la volonté en tant que racine de l’obligation, tout comme le fait que la connaissance de la volonté n’a gagné son fondement et son point de départ solides qu’avec la philosophie kantienne, [et ce] par la pensée de son autonomie infinie (voir § 133), autant le maintien du point de vue sim-plement moral, qui ne passe pas au concept de l’éthicité, rabaisse ce gain au rang d’un formalisme vide et la science morale au rang d’un bavardage sur l’obligation pour l’obligation. En partant de ce point de vue, aucune doctrine immanente des obligations n’est possible ; on peut certes importer un maté-riau pris à l’extérieur et en venir par là à des obligations particulières, mais,

45 Ibid., §131 46 Ibid., §132 47 Ibid., §133 48 Ibid., § 134 49 Le bien-être propre et celui d’autrui

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à partir de cette détermination de l’obligation en tant que défaut de contra-diction, en tant que concordance formelle avec soi - laquelle n’est rien d’autre que la fixation de l’indéterminité abstraite -, on ne peut passer à la détermination d’obligations particulières [ ;] si un tel contenu particulier entre en ligne de compte pour l’agir, il ne réside pas plus en ce principe-là un critère pour savoir s’il est une obligation ou non. - Au contraire, toute ma-nière d’agir contraire au droit ou à la morale peut de cette manière être justi-fiée. - La forme kantienne suivante, la capacité d’une action à être représen-tée comme maxime universelle, occasionne certes la représentation plus concrète d’une situation, mais elle ne contient pour soi aucun autre principe que ce défaut de contradiction et que l’identité formelle. — Le fait qu’aucune propriété n’ait cours contient pour soi aussi peu de contradiction que le fait que ce peuple singulier ou cet autre, une famille, etc., n’existe pas, ou bien que le fait que, d’une manière générale, aucun humain ne vive. S’il est par ailleurs fixé et présupposé pour soi que la propriété et la vie humaine doivent être et être respectées, c’est alors une contradiction de commettre un vol ou un meurtre ; une contradiction ne peut se produire qu’avec quelque chose qui est, qu’avec un contenu qui, en tant que principe stable, réside d’avance en position de fondement. Ce n’est qu’en relation avec un tel prin-cipe qu’une action est ou bien en concordance ou bien en contradiction avec lui. Mais l’obligation, qui doit être voulue seulement en tant que telle, non en raison d’un contenu, l’identité formelle, est justement le fait d’exclure tout contenu et toute détermination. »50

Comme on le sait, pour Hegel l’universel doit être concret, c’est-à-dire

que les devoirs sont des devoirs déterminés qui renvoient à l’appartenance à une société particulière ; en aucune façon la raison pratique ne peut a priori poser des devoirs auxquels l’homme devrait obéir. En d’autres termes la forme de l’obligation ne peut produire aucune obligation particulière, déter-minée. Comme le Bien reste un universel abstrait et n’est pas particularisé (sous la forme d’un système de devoirs concrets), la particularité tombe du côté de la subjectivité qui devient conscience morale, savoir intérieur du droit et du devoir, certitude relative au bien et au mal. La subjectivité pose la particularité, détermine le contenu de son agir, et ce décisionnisme porté jusqu’à sa dernière limite, cette subjectivité élevée à l’absolu, représentent la possibilité du mal51. La conscience véritable est la disposition intérieure éthique à vouloir le Bien vivant effectif : le droit et les lois ne sont effectifs que dans des institutions et ne sont vivants que par leur intériorisation et leur incorporation par la subjectivité en tant que bonne disposition à leur égard. Selon Hegel dans la moralité kantienne la conscience n’a pas rapport à ce Bien existant, elle s’en tient au Bien abstrait. La conscience devient ainsi la seule instance à décider de ce qui est bien ou mal, sans aucun contenu objec-tif52. N’étant pas lestée par une objectivité éthique qu’elle vivifie, cette cons-

50 Ibid., § 135, pp. 210-211 51 Ibid., § 136 52 Ibid., § 137

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cience morale prétend tout juger à sa mesure, à son aune. Hegel emploie une image : cette conscience « volatilise » tout contenu existant ou possible sans intention mauvaise53. Rien de ce qui est bon ne saurait être imposé à la cons-cience avant qu’elle ne l’examine, ce qui équivaut à remplacer toute autorité extérieure par celle des verdicts absolus de la conscience morale comme source de la vérité. En fait cet arbitrage de la conscience morale risque à tout moment de basculer dans l’arbitraire54. Le formalisme demeure bel et bien un subjectivisme à cause de son décisionnisme car le contenu ne pouvant ve-nir de l’extérieur renvoie in fine à l’autodétermination du sujet qui prend la voix de la conscience morale pour un oracle. Cette conscience morale est la racine du mal, sans être mauvaise comme telle au sens d’une conscience pé-cheresse. La conscience morale est l’instance qui peut aussi bien choisir l’universel qu’une particularité qui lui est opposée, après examen. Le Mal ne consiste pas dans une maxime non universalisable comme le croit Kant ou dans une action mauvaise, dans une transgression de la loi, mais dans la transformation de sa particularité en principe de l’agir décidant du Bien et du devoir, sans appel55. Certes la conscience morale comme telle n’est pas le mal mais elle en est formellement la possibilité, puisqu’elle est un juge, un tribunal ou encore un sanctuaire inviolable qui ne répond de rien devant per-sonne. Dans la longue note du §140 Hegel présente les figures historiques de cette forme pathologique de la conscience morale comme conscience per-verse et pervertie : le point culminant est l’ironie romantique interprétée par Hegel comme une forme vide qui ne prend aucun contenu éthique au sé-rieux, une figure inconsistante de la subjectivité moderne où le Moi ne fait que jouir de soi et de sa propre vanité dans la négation de toute détermina-tion éthique objective, s’imposant comme telle. L’anticonformisme et le ni-hilisme de l’ironiste finissent par conclure l’histoire des péripéties du forma-lisme où l’ego, comme le Méphistophélès de Goethe, pense que tout ce qui existe mérite de périr (denn alles was entsteht ;/ Ist wert, daß es zugrunde geht).

Comme dans la Phénoménologie le formalisme et le subjectivisme ex-trême sont le moment extrême de la séparation qui trouve son dépassement dans une unité supérieure où la moralité est intégrée à la Sittlichkeit : la conscience morale qui s’abîme dans son néant est pure subjectivité sans au-cun contenu objectif face au Bien comme pure objectivité sans aucune sub-jectivité. Ces deux opposés fusionnent dialectiquement dans une unité supé-rieure où le Bien s’incarne par le sujet qui le pense et le veut. Dans la Sit-tlichkeit le Bien concret est le tout qui se donne son remplissement par l’activité des sujets et le sujet a dans soi le Bien qui l’oblige et qu’il rend ef-fectif par son agir. La Sittlichkeit se présente alors comme l’unité du droit abstrait et de la moralité, du sujet avec le Bien56. Le formalisme kantien de

53 Ibid., § 138 54 Ibid. 55 Ibid., § 139 56 Ibid. § 141

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la Moralité, vérité du formalisme impersonnel du Droit abstrait, trouve alors sa vérité dans une totalité supérieure, tout en représentant un moment essen-tiel du vrai, le droit de la subjectivité au double sens du génitif.

La critique du formalisme kantien dans Le Formalisme en Éthique de Scheler

Dans l’Observation préliminaire du Formalisme, Scheler énumère tous les présupposés qu’il s’agit de déconstruire pour montrer contre Kant qu’une éthique matériale a priori est possible.

« 1° Une éthique matériale est nécessairement une éthique-des-biens et des-buts.

2° Une éthique matériale ne peut avoir de valeur que sur le plan empi-rique d’une induction a posteriori ; seule une éthique formelle peut être as-surée a priori et indépendamment de toute expérience inductive.

3° Une éthique matériale est nécessairement une éthique-de-la-réussite et seule une éthique formelle peut prendre en considération, comme support originaire des valeurs « bon » et « méchant », l’état-d’esprit ou le vouloir fondé sur cet état-d’esprit.

4° Une éthique matériale est nécessairement hédonique et renvoie à la présence d’états-de-plaisir liés à des objets. Seule une éthique formelle, en mettant en lumière les valeurs morales et les normes morales qui reposent sur ces valeurs, peut éviter le recours aux états-de-plaisir sensoriels.

5° Une éthique matériale est nécessairement hétéronome- seule l’éthique formelle est en mesure de fonder et de garantir l’autonomie de la personne.

6° Une éthique matériale ne conduit qu’à la simple légalité de la con-duite ; seule l’éthique formelle est en mesure de fonder la moralité du vou-loir.

7° Une éthique matériale met toujours la personne au service de ses propres états ou de choses-biens qui lui sont étrangères ; seule l’éthique for-melle est en mesure de mettre en lumière et de fonder la dignité de la per-sonne.

8° Une éthique matériale aboutit nécessairement à situer en dernier ressort le fondement de toute estimation-axiologique d’ordre éthique dans les tendances égoïstes de la structure-organique-naturelle de l’homme ; seule l’éthique formelle est en mesure de fonder une loi-des-mœurs, indépendante de tout égoïsme et de toute structure-organique-naturelle propre à l’homme, mais valable, absolument parlant, pour tout être-doué-de-raison. »

57

Dans Le Formalisme en Ethique, Kant est l’interlocuteur privilégié de

Scheler en tant que représentant éminent de l’éthique formelle, tentative in-dépassée où convergent le rationalisme occidental, le puritanisme religieux (autre face de ce rationalisme) et une certaine cécité à la perception-affective

57 Le Formalisme en éthique., pp. 32-33

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des valeurs morales. Autrement dit l’éthique formelle est éminemment dé-passable à condition de trouver une via media entre la restauration impos-sible de l’ontologie et les différentes variantes de l’évolutionnisme qui rédui-sent toutes les valeurs à celles de la vie. La phénoménologie et l’intuition-des-essences appliquée aux valeurs morales est le moyen pour Scheler de montrer l’étroitesse de la conception kantienne de la morale et l’occasion d’ouvrir au regard le vaste royaume des valeurs et des modalités axiolo-giques. Au paradigme kantien de la législation morale, Scheler substitue le paradigme heuristique de la découverte des valeurs dont toutes n’ont pas été encore actualisées et dont certaines sont individuelles. Cette substitution suppose une déconstruction de l’universalisme kantien non pas au sens hégé-lien d’une articulation de la Moralität et de la Sittlichkeit mais sous la forme d’une phénoménologie de l’expérience morale qui fait du devoir, de la norme, de la loi-des-mœurs le produit d’une intellectualisation secondaire au lieu d’y voir un critère décisif de ce qui est moral. L’axiologie telle que la pense Scheler sous la forme d’essentialités objectivement hiérarchisées évite le subjectivisme en donnant à la morale un contenu qui lui manque – l’intuition-des-essences évite l’objectivisme de l’ontologie en conservant un rôle actif à l’agent moral, même si cette activité n’est plus pensée sur le mo-dèle d’une activité intellectuelle de synthèse.

« D’un côté nous admettons (en l’universalisant) le principe excellent

de Kant : Aucune axiologie philosophique (qu’il s’agisse d’éthique, d’esthétique, etc.) n’a le droit de poser comme conditions préalables ni des biens ni moins encore des choses. Mais il est tout aussi évident que nous considérons comme parfaitement possible qu’une telle axiologie fasse place à une série-de-valeurs matériale, ayant sa hiérarchie propre, pleinement in-dépendante de l’univers-de-biens et de ses structures changeantes et posée a priori en face de cet univers et de ces structures. C’est pourquoi nous croyons tout à fait erronée l’inférence que Kant tire de son premier grand principe, lorsqu’il prétend qu’en ce qui concerne les valeurs non-morales (et non-esthétiques) il n’est aucun constituant de leur essence et de leur place-dans-la-hiérarchie qui soit indépendant de 1’« expérience » (entendue au sens inductif), mais qu’en ce qui concerne les valeurs morales et esthétiques il n’existe qu’une conformité-à-la-loi, de caractère formel, qui fait abstrac-tion de toute valeur à titre de qualité matériale. »

58

Si Scheler rejette avec Kant une éthique de biens qui ferait dépendre la

qualité morale de la volonté d’un accord ou d’un désaccord avec un monde de biens extérieur et contingent, c’est au nom de la possibilité d’une éthique matériale où les buts et les fins que se propose l’agent dépendent de valeurs dont l’autonomie et l’objectivité donnent une base solide à la morale sans passer par l’idée kantienne d’une législation universelle. La position d’un but par l’agent suppose en effet des valeurs qui fondent ses tendances et les fins qu’il veut réaliser par elles. Le choix d’un but ne passe pas par une loi for-

58 Ibid., pp. 47-48

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melle car c’est sur les valeurs et leurs relations que se règle la volonté qui s’assigne un but. La volonté morale a donc une matière qui ne consiste pas en des biens ou des buts mais dans les valeurs qui sont à la base de ceux-ci. Comme Kant, Scheler rejette une éthique fondée sur l’induction, partant des faits moraux, des jugements de valeur sociaux, relatifs au bien et au mal, mais alors que Kant en infère que l’éthique ne saurait être que de nature formelle, en excluant tout facteur empirique et anthropologique, grâce à la phénoménologie, Scheler estime possible une éthique matériale à condition de distinguer un a priori formel et un a priori matérial. En d’autres termes Scheler est d’accord pour exclure le matériel au sens empirique de donné ex-térieur, donné sensible, mais refuse de faire de l’a priori une activité de syn-thèse renvoyant à la subjectivité transcendantale. L’a priori matérial renvoie aux essences et à leurs corrélations qui se révèlent au sujet dans une percep-tion-affective sui generis (Fühlen). L’a priori phénoménologique renvoie aux essences et à leurs corrélations qui se donnent à chacun de façon intui-tive et immédiate. L’objet d’intuition est quelque chose qui se révèle à l’agent, comme un quale original qui n’est pas créé et cette présence incon-testable convient mieux à la matière qu’à la forme : l’évidence de ce qui est intuitionné (la valeur) est différente de la transparence de la forme dont le sujet s’estime le créateur. L’a priori est formel lorsque l’essence est appli-cable à un grand nombre d’objets substituables comme dans la logique pure, mais il est matérial dans des propositions qui requièrent un ajout de matière intuitive comme l’arithmétique et s’appliquent à un domaine plus spécial. Scheler admet même des essences matériales singulières, des valeurs qui ne concernent qu’une seule personne car les valeurs ne sont de soi ni singulières ni universelles. L’a priori matérial axiologique rend ainsi inopérante la dua-lité kantienne entre l’a priori et l’a posteriori, entre le donné et le pensé (le construit) en destituant le sujet de son rôle fondateur dans l’établissement de la forme de l’expérience possible et dans la moralité.

« Une des erreurs-fondamentales de la théorie kantienne est d’avoir

identifié l’« apriorique » avec le « formel ». Cette erreur est également à la base du « formalisme » éthique, disons mieux, de tout « idéalisme formel », puisque c’est ainsi que Kant lui-même désigne sa théorie »

59

. De façon plus précise Scheler dénonce deux confusions dans le con-

cept kantien d’a priori : la première a lieu entre a priori et activité de syn-thèse, ce que Scheler appelle « la mythologie d’une activité productrice de l’entendement »

60

qui fait du donné un chaos sans ordre et, dans l’éthique, fait de l’homme un chaos de tendances qui seraient seulement unifiées par la raison pratique comme un deus ex machina. Scheler assigne une origine multiple au constructivisme kantien : d’abord l’empirisme, ensuite le purita-nisme, ce qu’il appelle la « haine-du-monde », cette « hostilité au monde »

59 Ibid., p. 76 60 Ibid., p. 88

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qu’il croit déceler chez Kant61

. La seconde confusion a lieu entre plusieurs plans : la connaissance morale, la conduite morale, l’éthique philosophique. La connaissance morale est une connaissance des valeurs fondée sur la per-ception-affective et la préférence : les valeurs apparaissent dans un échange sentant et vivant avec le monde, dans l’amour et dans la haine comme actes intentionnels. Sur cette connaissance morale se fonde la conduite morale et c’est ce qui fera que le vouloir sera moral ou pas en fonction de son discer-nement moral, de son aptitude à se repérer au sein du monde des valeurs. En-fin l’éthique est la formulation sous la forme de jugements de ce qui est don-né dans la sphère de la connaissance morale, sous la forme d’une intellectua-lisation seconde et secondaire. Ce n’est pas l’éthique qui intervient mais la connaissance et le discernement moraux pour rendre le vouloir moral

62

. En d’autres termes l’intellectualisation de l’expérience morale est toujours su-bordonnée et rien n’est plus préjudiciable que d’identifier la volonté à la rai-son pratique, ce qui risque toujours de faire du discernement moral de la va-leur un cas particulier de la connaissance rationnelle, fût-elle dite pratique pour la distinguer de cette dernière.

Cette remise en cause de la forme suppose que l’agent moral soit pen-sé autrement que comme un sujet colégislateur du règne des fins : ce que Kant a refoulé dans le domaine anthropologique et empirique doit être réha-bilité. Au lieu de faire une contre-révolution copernicienne en pondérant le centre de la subjectivité par un être ou par l’être Scheler décentre le sujet en le pensant comme sujet en relation aux valeurs dans un rapport spécifique qui fait intervenir le Fühlen, la perception affective, la préférence, l’amour et la haine, pour citer les termes qui reviennent le plus souvent dans Le Forma-lisme: « Ainsi nous affirmons contre Kant et de la manière la plus décidée l’existence d’un apriorisme de l’émotionnel et la rupture de cette fausse uni-té qui a réuni jusqu’ici apriorisme et rationalisme » car dans le cas du senti-ment, de la préférence, de l’amour, de la haine il y a une « saisie intuitive des essences qui porte à la fois sur les actes et sur leurs matières »

63

. Kant affir-mait que l’esthétique ne pouvait venir qu’à la fin de la raison pratique, ce que Scheler conteste : Kant a eu tort de réduire à l’indifférence axiologique toutes les tendances et inclinations, en dessous de la volonté rationnelle. Ce n’est pas le vouloir qui rend bon la valeur car « notre vouloir est « bon », dans la mesure où il élit la plus haute valeur parmi celles qui appartiennent à ses inclinations. Le vouloir ne s’« oriente » pas selon une « loi formelle » qui lui serait immanente mais selon la connaissance (donnée dans l’acte-préférentiel) du caractère hiérarchiquement supérieur des matières-axiologiques données dans les inclinations »

64

. L’esthétique est au cœur du domaine pratique dans la mesure où elle est le corrélat subjectif de l’existence objective de valeurs hiérarchisées selon différentes modalités

61 Ibid., p. 89 62 Ibid., p. 92 63 Ibid., p. 87 64 Ibid., p. 65

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axiologiques. Cette hiérarchie est d’après lui « la meilleure réfutation du formalisme kantien »

65

car elle montre qu’on peut admettre un contenu a priori sans admettre l’hypothèse que tout contenu recherché le serait en fonction du plaisir produit sur l’agent, ce que Kant a soutenu en reprenant à son compte un hédonisme assez fruste. De façon schématique on a d’abord la série axiologique de l’agréable et du désagréable à quoi correspondent la perception-affective sensorielle (avec ses modes, jouissance et peine), les états-affectifs de la sensibilité-réceptive (plaisir et douleur) ; puis la série axiologique des valeurs de la sensibilité vitale (noble/commun) ; les valeurs spirituelles : le beau et le laid, le juste et l’injuste réalisées dans les valeurs du correct et de l’incorrect (conforme/non-conforme à la loi), les valeurs de la pure connaissance-du-vrai propres à la philosophie ; enfin les valeurs du sacré et du profane.

Une autre conséquence de l’éthique matériale c’est de faire de l’éthique impérative une forme subordonnée, voire inférieure de l’éthique. En effet quand le discernement moral du sujet se fait de façon correcte et ac-cède à la valeur morale pleine entière, sa volonté est entraînée sans pression, elle réalise le bien sans obligation.

« Si je sais, par exemple, ce qu’il est bon que je fasse, peu me chaut ce

que « je dois faire ». Pour que je doive, il faut d’abord que je sache ce qui est bon. Mais si je sais immédiatement et pleinement ce qui est bon, ce savoir affectif détermine également et de façon immédiate mon vouloir, sans que j’aie besoin de passer par l’entremise d’un “ Je dois” »

66

. Dans son analyse du devoir Scheler distingue quatre éléments qui

montrent que, malgré les affirmations de Kant, il ne saurait être le fondement de l’éthique :

1° On doit d’abord distinguer une nécessitation ou contrainte contre l’inclination ou tendance qui s’impose au moi (faim, soif, tendance érotique) et une contrainte s’exerçant contre le vouloir individuel lui-même. Contrai-rement à Kant il faut dire que « là où nous discernons immédiatement et évi-demment qu’une conduite ou un vouloir sont « bons », nous ne parlons de pas de « devoir ». Là où cette vision est parfaitement adéquate et idéalement parfaite, elle détermine le vouloir sans équivoque et sans qu’intervienne au-cun élément, quel qu’il soit, de contrainte ou de nécessité »

67

. 2° Le devoir brise toute réflexion morale basée sur un discernement

intuitif ; la nécessité du devoir est « l’expérience vécue d’un commandement interne et en quelque sorte aveugle »

68

et plus loin Scheler parle même

65 Ibid., p. 125 66 Ibid., p. 225 67 Ibid., p. 208 68 Ibid., p. 208

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d’ « un élément de cécité (…) essentiel » qui appartient à la contrainte du devoir.

69

3° L’obéissance à un ordre venu d’une autorité étrangère peut reposer

sur le discernement concernant la valeur de l’obéissance et inversement l’obéissance à la prescription du devoir d’origine intérieure peut être « tota-lement aveugle et se réduire à un simple abandon à cette forme originale de contrainte »

70

4° Enfin le devoir a un caractère négatif et limitatif : ici le nécessaire,

comme tout nécessaire, signifie ce dont le contraire est impossible, ce qui s’impose malgré la tentative de le penser autrement –le discernement au con-traire n’a pas besoin de passer par la pensée d’un contraire, même virtuel.

De tout cela Scheler conclut au « conflit » de l’éthique-du-devoir et de l’éthique-du-discernement

71

. Cette critique du devoir est le préalable pour penser le rapport entre l’obligation idéale et les valeurs. L’obligation idéale se fonde sur des valeurs, en particulier sur les valeurs qui reposent sur l’existence de valeurs, autrement elle serait vide de tout contenu72. Les va-leurs sont indifférentes à l’existence, pas l’obligation qui est toujours le de-voir-être de quelque chose. L’obligation est incapable de déterminer ce que sont les valeurs positives, elle se contente de les poser par leur opposition aux valeurs négatives : l’obligation est orientée vers l’exclusion de non-valeurs non vers la position de valeurs positives

73

. Dans le cas d’une obliga-tion positive l’obligation porte sur l’exigence de la non-existence de l’opposé de la valeur positive, c’est-à-dire qu’elle ne contient pas la valeur positive même si elle repose sur elle – ce qui est obligé c’est la non-existence du mal, car c’est au discernement de dire ce qui est positivement bon. L’éthique impérative est pour ainsi dire le résidu ultime de l’expérience morale :

« Aucun impératif, y compris l’impératif catégorique, s’il existe, n’est

justifié que s’il renvoie à une obligation idéale, et indirectement à la valeur correspondante. (…) Précepte et interdit sont des médicaments : en faire notre nourriture morale normale est un contresens »

74

. 69 Ibid., p. 209 70 Ibid., p. 209 71 Ibid., p. 210 72 Scheler emprunte à Brentano les axiomes suivants : l'existence d'une va-

leur positive est-elle-même une valeur positive ; l'existence d'une valeur négative est elle-même une valeur négative ; la non-existence d'une valeur positive est elle-même une valeur négative ; la non-existence d'une valeur négative est elle-même une va-leur positive. Une valeur positive est également inhérente à la réalisation des valeurs supérieures (ou suprêmes), et une valeur négative est attachée à la réalisation des va-leurs inférieures quand cette réalisation néglige des valeurs plus hautes.

73 Le Formalisme, pp. 224-225 74 Ibid., pp. 228-230

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Cette réserve de Scheler à l’égard de l’impératif, le rejet de la confu-sion entre l’axiologie et l’expression relative des valeurs dans des normes, tout cela aboutit à une réactivation du topos de la belle âme contre le forma-lisme kantien et à un rejet de la conception puritaine et sacrificielle de la mo-rale :

« En ce qui concerne le premier de ces préjugés, selon lequel n’aurait

de valeur morale que ce qui est non seulement conforme-au-devoir, mais en outre, comme l’exige Kant, accompli « par devoir », c’est-à-dire par obéis-sance au précepte, on sait que cette doctrine de Kant a été souvent qualifiée de rigorisme et qu’on a souvent débattu la question de savoir si ce rigorisme existe effectivement et jusqu’à quel point il est justifié. D’après ce que nous avons établi jusqu’ici, à la question traditionnelle du rapport entre la con-duite de la « belle âme », qui se conforme au devoir-être idéal par « inclina-tion » et non « par devoir », et celle de l’homme-de-devoir qui, selon Kant, possède seule une valeur morale, il faut naturellement répondre en affirmant que ce qu’on appelle la « belle âme » ne possède pas seulement une valeur morale égale, mais encore que sa conduite est axiologiquement-supérieure. Il faut d’ailleurs convenir que Kant, du moins en ce qui concerne les fonde-ments logiques de sa doctrine, n’est pas tombé dans l’erreur que lui a repro-chée Schiller dans un célèbre distique et qui consisterait à définir essentiel-lement la conduite morale par son opposition à l’inclination. D’après les principes fondamentaux de Kant, il peut arriver que, non seulement le conte-nu de l’inclination et celui du devoir coïncident (ce qui va de soi), mais aussi qu’une conduite correspondant à une inclination soit donnée en même temps comme faite « par devoir ». Si l’on est tenté de croire que pour Kant toute bonne action serait nécessairement aussi une action effectuée à l’encontre d’une inclination, cela résulte plus de l’atmosphère et du pathos de la des-cription kantienne que du sens réal de ses affirmations.

D’autre part s’il existe pour celui qui agit « par devoir » une certaine forme de certitude qui ne se manifeste en général avec plus de force que lorsque la conduite est en même temps contraire à l’inclination, on n’a pas le droit de la confondre avec une nécessité-essentiale d’ordre réal qui appar-tiendrait au moralement bon et qui le définirait comme nécessairement oppo-sé à l’inclination. Il existe sans aucun doute des natures scrupuleuses qui, pour être tout à fait sûres qu’elles agissent par devoir, aiment mieux agir contre leurs inclinations que dans le sens de leurs inclinations, même lorsque la conduite qui correspond à ces inclinations aurait effectivement coïncidé avec l’action faite par devoir. De cette maladie-du-scrupule, qui n’a par elle-même aucune valeur morale (car la conscience d’être bon n’a par elle-même aucune valeur morale) on passe facilement à un phénomène qu’on peut en-core moins considérer comme ayant la moindre signification morale. Je pense à une sorte de dureté contre soi-même considérée et savourée comme quelque chose de particulièrement « bon » et « noble ». Nous croyons que Kant n’a pas entièrement échappé à cette tendance et qu’elle a influencé jusqu’à un certain point ses conceptions éthiques, au moins dans le pathos de leur présentation. Quoiqu’il en soit, le reproche que les apologistes de la «

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belle âme » ont dirigé contre Kant est parfaitement justifié. Car même si l’on tient pour possible, absolument parlant, la coexistence d’une conduite repo-sant sur le devoir et d’une conduite reposant sur 1’inclination comme il ar-rive dans les cas où, selon la formule courante, quelqu’un fait son devoir « volontiers et de bon cœur » ou «avec joie » il reste que pour Kant, si la con-duite de la belle âme peut avoir autant de valeur que celle de l’homme de devoir, elle ne saurait en avoir davantage. Or précisément pour toute axiolo-gie bien fondée, l’attitude de la « belle âme » n’est pas égale à celle de l’homme-de-devoir, elle est supérieure-en-valeur. C’est ce que ses principes interdisent à Kant d’accorder, puisque pour lui le mot « bon » n’assume une signification qu’à partir du concept d’obligation idéale, sinon, comme l’enseignent beaucoup de passages, à partir de l’idée de conformité-au-devoir. Aussi le bon accompli « par pure inclination » représente-t-il pour lui une contradictio in adjecto.

En outre Kant tombe dans l’erreur que nous avons déjà mise en lu-mière dans un autre ouvrage

75

et qui consiste à faire dépendre la valeur mo-rale d’une conduite de l’effort et du sacrifice qu’elle a coûté. Dans la Métho-dologie de la Critique de raison pratique, à propos de l’enseignement moral, Kant dit expressément ceci : « Et en même temps la vertu n’a tant de valeur que parce qu’elle coûte tant et non par les fruits qu’elle porte ». J’ai montré ailleurs que c’est une des formes caractéristiques de l’illusion-axiologique née du “ressentiment” que de tenir quelque chose pour d’autant plus pré-cieux qu’il faut pour le réaliser plus d’effort, de peine, de travail, etc. Celui qui s’imagine, par exemple qu’un écrit de sa main est particulièrement pré-cieux parce qui a davantage peiné pour en venir à bout ; celui qui s’imagine qu’il aime un homme parce qu’il lui a consenti tant de sacrifice parce qu’il a tant « fait pour lui » ; celui qui tient une croyance pour vraie et précieuse parce que tant de martyrs sont morts pour elle— tous ceux-là tombent dans cette forme de confusion axiologique. Il n’est pas douteux que les valeurs, quelles qu’elles soient, ne se fondent jamais sur le sacrifice et sur l’effort ; il est évident au contraire que le sacrifice et l’effort, c’est-à-dire l’abandon de valeurs et singulièrement de valeurs-propres, n’a de prix à son tour que dans la mesure où il permet la conservation ou la réalisation de valeurs reconnues comme supérieures ou, à valeur égale, constituant un plus grand total axiolo-gique. Mais que ces valeurs soient « supérieures», cela ne saurait jamais être établi ni même simplement confirmé par les sacrifices et l’effort qu’elles ont coûtés. Une doctrine morale qui nie expressément cette vérité fondamentale, ou qui la nie en fait par l’ordre même de ses déductions repose toujours sur un ressentiment négativiste, sur une soif inauthentique de sacrifice, sinon sur un amour pathologique de la douleur et sur la haine de soi-même »

76

. Enfin on terminera cette critique du formalisme kantien chez Scheler

en opposant le personnalisme schélerien au personnalisme impersonnel du

75 L’homme du ressentiment (1919) 76 Ibid., pp. 241-243

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rationalisme : l’éthique formaliste de la raison prive la personne de sa dignité « en raison de l’obligation où elle se trouve de soumettre cette personne à un Nomos impersonnel à quoi elle serait tenue d’obéir pour réaliser totalement son devenir personnel »

77

. La définition de la personne comme personne ra-tionnelle a le défaut de réduire celle-ci au « sujet logique (…) d’une effec-tuation-d’actes rationnelle », « au X d’une activité-volontaire conforme à la loi des mœurs »

78

. Le positif de cette définition restrictive est que la personne n’est pas une chose mais on ne dépasse pas le stade d’une « dépersonnalisa-tion » puisque l’agent moral n’est pas pensé en tant que personne singu-lière

79

. L’éthique de la dignité absolue de la personne humaine ne tient pas ses promesses : elle est une « logonomie et, en même temps, la plus extrême hétéronomie de la personne » puisque c’est la raison impersonnelle qui abolit l’individualité de la personne

80

. Pour Scheler, Fichte et Hegel ont tiré les conséquences de cette notion kantienne de personne en faisant de la per-sonne « une situation-transitoire indifférente dans une activité-rationnelle impersonnelle. Ils retrouvent ainsi les positions averroïste et spinoziste, mal-gré la différence des points-de-départ ; soit qu’on fasse d’abord dériver l’individualisation sous forme personnelle de cette activité-rationnelle supra-personnelle et supra-individuelle du contenu-d’expériences vécues particu-lier et contingent de chaque sujet, ou qu’on fasse dériver cette individualisa-tion de l’existence préalable du corps-propre »

81

. En apparence Kant dépasse ce formalisme en identifiant X à l’homo noumenon mais celui-ci n’est rien d’autre que la chose en soi inconnaissable et comme l’en soi vaut de tout ce qui est, cela ne suffit pas pour distinguer la dignité morale de l’homme

82

. A cette conception rationaliste Scheler oppose une autre définition de la per-sonne :

« La personne est l’unité-d’existence concrète, elle-même essentiale,

d’actes d’essence de-diverses-sortes, unité qui, en soi (…) précède toutes les différences-d’actes essentiales (singulièrement la différence entre perception extérieure et perception interne, vouloir extérieur et vouloir interne, percep-tion-affective et amour et haine extérieurs et internes, etc.). L’être de la per-sonne « fonde » tous les actes essentialement divers »

83

. La personne est toujours l’effectuant de l’acte de saisie des essentiali-

tés intuitives dans leur être-donné plein et intuitif – d’une part les essentiali-tés intuitives requièrent un complément concret pour exister (la nuance de

77 Ibid., p. 376 78 Ibid., p. 377 79 Ibid. 80 Ibid., p. 378 81 Ibid., p. 378 82 Ibid., p. 379 83 Ibid., p. 388

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rouge est un abstrait appartenant au concretum de l’étoffe) et d’autre part les actes se concrétisent par leur appartenance à la personne en devenant des es-sentialités concrètes

84

. Cette définition différente de la personne modifie la définition kantienne du Souverain bien : une essentialité pouvant être univer-selle ou individuelle, l’essence axiologique de la personne définit la cons-cience de son salut, de son obligation individuelle, c’est-à-dire « le bon-en-soi pour moi »

85

. Cette dernière expression n’est pas contradictoire et permet de corriger ce qu’une éthique formelle a d’imparfait sans tomber dans le re-lativisme d’une éthique prudentielle attentive aux circonstances et à la saisie du moment opportun pour agir :

« Demandons-nous maintenant quelle est la relation entre 1es valeurs

universellement-valables et les normes universellement valables qui s’en dé-duisent, d’une part, et, d’autre part, l’essence-axiologique personnelle et l’obligation qui se fonde sur elle. En ce qui concerne cette question, Kant n’a fait que formuler sous sa forme la plus extrémiste une réponse qui a été jusqu’ici celle de la plupart des éthiques et selon laquelle la personne n’acquerrait de valeur morale positive qu’à partir du moment où elle réalise des valeurs universellement-valables, en d’autres termes : où elle obéit à une loi-des-mœurs universellement-valable. Mais Kant va plus loin encore, et ce qu’il ajoute est d’importance : pour lui, non seulement toute obligation pos-sède une validité-universelle, en sorte qu’il ne saurait exister d’« obligation » personnelle, c’est-à-dire individuelle (comme sont les « inclinations »), mais le contenu même de l’obligation s’énonce ainsi : Agis en sorte que la maxime de ton action puisse devenir principe universel pour tout être-doué-de-raison ; — ce qui signifie que la possibilité d’universaliser un vouloir, l’aptitude de ce vouloir à être érigé en principe constituent à ses yeux le fon-dement du vouloir qu’il considère comme moralement bon. Il ne dit pas : Veuille le bon, et veille ensuite à ce qu’autrui le veuille aussi. Mais il dit : Est bon ce dont tu peux vouloir que chacun (dans ta situation) le veuille aus-si. Ce que nous avons dit précédemment suffit à réfuter cette dernière affir-mation. Or nous devons refuser aussi la première et, conformément à nos po-sitions antécédentes, soutenir au contraire que toutes les valeurs universel-lement-valables (quant à des personnes) ne représentent, en comparaison de la plus haute valeur : la sainteté de la personne, et de ce qui est suprêmement bon : « le salut d’une personne individuelle », que ce minimum axiologique dont la méconnaissance et la non-réalisation interdisent en toute hypothèse le salut de la personne, mais qu’elles n’incluent aucunement en soi toutes les valeurs morales possibles par la réalisation desquelles la personne atteint à son salut. Ainsi toute illusion concernant les valeurs universellement-valables et toute conduite contraire aux normes qui s’en déduisent sont né-cessairement méchantes ou conditionnées par du méchant ; mais ni la con-naissance et la reconnaissance correctes de ces valeurs ni l’obéissance aux

84 Ibid., pp. 388-389 85 Ibid., p. 491

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normes correspondantes ne constituent d’aucune façon le positivement bon, lequel est au contraire donné d’abord dans une pleine évidence pour autant qu’il inclut aussi le salut individualo-personnel.

Le véritable rapport entre l’universalisme-des valeurs et l’individualisme-des-valeurs n’est donc sauvegardé que lorsque chaque sujet moral individuel soigne et cultive particulièrement, sur le plan moral, les qualités-axiologiques qui sont faites pour lui seul, sans préjudice naturelle-ment des valeurs universellement-valables. Mais cette règle ne vaut pas seu-lement pour les individus-singuliers, elle vaut aussi pour les individus-collectifs spirituels, par exemple les cercles-culturels, les nations, les peuples, les tribus, les familles. Ainsi peut-on clairement discerner cette im-portante vérité, que la richesse et la diversité, par exemple, des types eth-niques et nationaux d’idéal-de-vie moral ne constituent aucun obstacle à l’objectivité des valeurs morales, mais qu’elles sont une conséquence-essentiale du fait que, pour atteindre à la pleine évidence de ce qui est bon en soi, il faut d’abord considérer la corrélation et l’interpénétration entre les valeurs morales universellement-valables et celles qui ne valent que pour l’individu. Une règle analogue s’applique au développement historique de chaque individu et des individus-collectifs. La règle kantienne requiert, par exemple, qu’une maxime ne soit justifiée qu’à partir du moment où elle peut être pour tout moment-de-la-vie, quel qu’il soit, le principe d’une législation universelle, c’est-à-dire qui s’étende à tous les moments-de-la-vie, quels qu’ils soient. (…) En réalité, chaque moment-de-la-vie représente, dans le développement-sériel de l’individu, tout à la fois la possibilité pour cet indi-vidu de connaître des valeurs et des corrélations-axiologiques tout à fait par-ticulières et qui-ne-se-produisent-qu’une-fois, mais aussi, correspondant à ces valeurs, la soumission-nécessaire à des tâches, à des conduites morales qui ne peuvent jamais se répéter, qui sont pour ainsi dire prédéterminées dans le nexus objectif de 1’ordre-axiologique moral existant en soi pour ce moment (et peut-être pour cet individu) et qui, si on les laisse passer, seront nécessairement perdues à jamais. Pour atteindre à la pleine évidence concer-nant ce qui est bon-en-soi il faut considérer-ensemble les valeurs universel-lement-valables dans le temps et les valeurs-de-situation concrètes « histo-riques » ; il faut donc conserver une vue-d’ensemble continue sur la totalité de la vie et, en même temps, épier attentivement cette « exigence de l’heure » qui est tout à fait unique-en-son-genre. »86

On citera enfin le rôle essentiel que jouent les modèles comme incar-

nations de la valeur : l’exemple kantien n’est là que pour montrer qu’il n’est pas impossible d’agir moralement alors que pour Scheler le modèle est desti-né à encourager positivement l’agent moral en agissant sur lui dans un rap-port interpersonnel où, à travers la personne du modèle, la valeur devient vi-vante et attirante. Les normes impersonnelles sont postérieures à cette rela-tion à la fois personnelle et axiologique :

86 Ibid., pp. 492-493

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« Disons donc avant tout : pas de norme de devoir sans une personne qui pose cette norme ; pas de rectitude matériale attribuée à une norme-de-devoir sans une bonté-essentiale, appartenant à la personne qui la pose ; pas de norme-du-devoir, absolument parlant, sans discernement positif si la per-sonne, « pour » qui cette norme doit être valable, est incapable par elle-même de discerner ce qui est bon ; pas de « respect » devant une norme, de-vant une loi-morale, qui ne serait pas fondé sur le respect qu’inspire la per-sonne qui les pose, et en dernier ressort sur l’amour qu’on éprouve pour elle à titre de modèle. Il s’agit bien d’une règle universelle : toutes les normes ont une valeur et une non-valeur, selon que les personnes qui les posent peuvent être des modèles axiologiquement-positifs ou négatifs ; mais la valeur posi-tive ou négative des constituants-du-modèle se détermine suivant l’essence-axiologique, positive ou négative, de la personne qui sert de modèle »

87

. Dans le cas du modèle, l’exigence d’un devoir-être se manifeste sous

la forme d’un « il s’impose que je suive » (Es verpflichtet mich zu folgen) et non « j’ai un devoir de suivre » (Ich bin verpflichtet zu folgen) : les modèles attirent (Zug), on ne va pas vers eux comme une fin ou un but intentionnel-lement choisi88. Scheler insiste sur la relation originale au modèle qui remet en cause l’idée d’une autonomie jugeant attentatoire toute intervention d’un tiers dans la conduite morale :

« Elle [cette relation] n’est ni imitation ni obéissance, mais bien, enve-

loppée par l’attitude de dévouement à l’exemple-du-modèle, une croissance de l’être-de-la-personne elle-même et de son état d’esprit, dans le sens de la structure et des traits du modèle. (…) Ce que nous devenons de la sorte, ce n’est pas ce qu’est l’exemplaire-modèle, c’est plutôt la manière dont il est personne »89

Les normes, les règles posées in abstracto, abstraites n’ont pas le pou-

voir de façonner et de pétrir les âmes comme le rappelle Scheler dans Le saint, le génie, le héros : l’universalité est une forme particulièrement défi-ciente dans le domaine moral –ce qui vaut pour tous ne vaut pour personne en particulier, pour aucune personne90. C’est par l’intermédiaire des modèles concrets que la valeur cesse d’être pour ainsi dire impersonnelle en étant perçue comme inspirant l’activité d’un être en chair et en os animé d’un amour fondamental pour elle. Cet amour a une fonction de décentration qui remplace l’universalisme kantien. L’amour du modèle ne porte pas sur lui, sur sa personne (idolâtrie) mais décentre le regard vers la valeur spécifique qu’il incarne et les autres valeurs en fonction du rapport hiérarchique de cette valeur avec les autres valeurs, la valeur des valeurs étant Dieu comme

87 Ibid., p. 573 (traduction modifiée) 88 Ibid., p. 578 89 Ibid., p. 579 90 Le Saint, le Génie, le Héros, chap. 1 et 2

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personne absolument unique. Le modèle n’agit pas parce qu’il voudrait don-ner un bon exemple mais en étant l’incarnation vivante de valeurs qui font qu’il est plus que lui-même et c’est ce mouvement que saisit celui qui aime un modèle. Comme on pouvait s’y attendre la hiérarchie des modèles-types reproduit la hiérarchie axiologique : le saint (valeurs religieuses), le génie (valeurs culturelles), le héros (valeurs vitales), le pionnier de la civilisation (valeurs utilitaires), l’artiste dans l’art de jouir (valeurs-de-luxe). Pour Sche-ler il y a deux erreurs à éviter quand on pense le rapport des modèles aux va-leurs: l’une qui hypostasie ces types de personnes dans une figure historique effective, en privilégiant un exemplaire de ces types (« faux traditiona-lisme » qui surestime le passé) ; l’autre est «le faux idéalisme » et « l’utopisme », qui prétend, d’entrée de jeu, réduire le type-de-personne-de-valeur au pur « idéal » d’un devoir-être (ou de ce qu’on nomme une « tâche » éternelle) et qui, par conséquent, d’entrée de jeu, également subor-donne-axiologiquement au présent et à l’avenir phénoménologiques non seu-lement le passé effectif (ce qui pourrait être justifié dans certains cas) mais déjà le passé phénoménologique, c’est-à-dire le champ d’action de tout ce qui peut être donné « à titre de passé »

91

. En note Scheler précise qu’il s’agit ici de l’éthos juif (messianisme) comme éthos-du-progrès, ce qu’on retrouve aussi chez Kant et tous ceux qui, défendant la supériorité d’une éthique for-melle, croient qu’une morale désincarnée est le complément d’une approche rationnelle du monde et de l’autonomie du sujet. Pour Scheler cette configu-ration (rationalisme, morale désincarnée, autonomie du sujet) relève d’une fausse éternisation d’une séquence historique de l’esprit occidental à laquelle il espère mettre un terme sans tomber dans l’irrationalisme de la Lebensphi-losophie qui n’est que le symétrique inversé du rationalisme. La morale ne se sauve de la sécheresse du formalisme, et en particulier du formalisme kan-tien, que par une compréhension plus large de l’expérience morale et non par une négation du rationalisme. Entre rationalisme et évolutionnisme Scheler croyait ainsi à la fécondité de l’approche phénoménologique de la morale.

Conclusion

En guise de synthèse on se propose ici de montrer ce qu’il y a de commun et de différent dans la critique du formalisme kantien chez Hegel et Scheler. Ce qui est commun aux deux auteurs c’est le rejet du constructi-visme kantien assimilé à un rationalisme abstrait et à un subjectivisme : pour Hegel le formalisme kantien est une pensée de la séparation (forme/matière) et de l’opposition (sujet/objet) – pour Scheler le formalisme en éthique re-pose sur une dualité superficielle entre le formel et le matériel (le donné, l’empirique). Pour Hegel le formalisme s’accompagne d’une vision réduc-trice de l’être assimilé au phénoménal (l’être-pour-nous) alors que tout l’effort de Hegel est de montrer que l’être est automédiation (Objectivité) en

91 Le Formalisme, pp. 585-586

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refusant la dualité entre le phénomène et le noumène. De même Scheler montre que l’agent moral a accès à l’être dans le domaine moral sous la forme d’un donné irréductible et accessible à l’intuition, les valeurs et les corrélations axiologiques. Hegel et Scheler ont en commun une même hosti-lité à l’égard de la conception kantienne de l’éthique comme éthique impéra-tive faisant intervenir le paradigme de la législation universelle ou le test de l’universabilisation de la maxime. Il arrive à Scheler de citer avec éloge la critique hégélienne du devoir-être kantien dans la Phénoménologie de l’Esprit92.

Il y a quand même des différences profondes entre Hegel et Scheler : si on laisse de côté la question de la méthode (l’intuition des essences), He-gel est, pour Scheler, beaucoup plus proche de Kant d’une certaine façon. En effet même si Hegel est un penseur de l’universel concret, il serait victime de la même illusion qui lui fait prendre la personne pour une manifestation ponctuelle de l’universel ou de la raison. En définitive Hegel serait aussi, pour Scheler, un représentant de ce rationalisme qui fait de l’individu une manifestation de l’impersonnel et un philosophe qui anticipe les morales évolutionnistes en identifiant le Bien au cours du monde et au monde de l’esprit objectivé. Au final le personnalisme et le refus de l’objectivation de la personne et des valeurs dans une structure ontique déterminée (Sittlich-keit) empêchent de faire de la pensée de Scheler une variante de la dialec-tique hégélienne. La preuve en est que la hiérarchie des valeurs renvoie à un tragique indépassable, alors que Hegel prétend dépasser le tragique dans la dialectique des différentes formes de l’Esprit absolu. Le « tragique-essential » réside ici en ce que nulle personne finie ne peut être un exem-plaire achevé du saint, du génie et du héros : aucun conflit entre le saint, le héros et le génie ne saurait être aplani si ce n’est par Dieu93, c’est là ce qui donne à l’existence finie son « imperfection morale »94. Chez Hegel prédo-mine le processus de l’incorporation du sujet à la Substance et de l’actualisation de la Substance par le sujet : les vertus sont directement le produit de l’incorporation des déterminations de la Sittlichkeit à même l’individu et la Sittlichkeit n’est rien sans ce que la sociologie moderne ap-pellerait l’interaction des agents qui agissent dans un horizon sociopolitique qu’ils (re)produisent quotidiennement par la réalisation de leurs tâches. Dans l’éthique de Scheler la triangulation valeur-modèle-disciple n’est en aucune façon une réplique de la réalisation de l’universel concret chez Hegel avec les relations de l’universel, du particulier, du singulier : il y a toujours une incommensurabilité entre la valeur et la personne qui l’incarne et la pluralité des valeurs et des modèles met en échec la dimension unifiante omniprésente chez Hegel qui fait que c’est un universel (la Substance) qui se développe. Il reste que, dans certains textes de Hegel, comme dans l’Esthétique, on trouve parfois cette thèse que l’art et la religion contribuent à sortir l’homme de ce

92 Scheler approuve la critique hégélienne du Sein-Sollen kantien (pp. 202-

203, pp. 226-227 et p. 586, note 1). 93 Ibid., p. 589 94 Ibid., p. 589

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que le monde sociopolitique a d’étouffant en confinant l’homme à des tâches monotones, répétitives et ennuyeuses auxquelles l’art comme « dimanche de la vie » met provisoirement un terme. La manière dont s’articule le passage de l’Esprit objectif à l’Esprit absolu pourrait faire penser à cette distance entre la valeur et sa réalisation chez Scheler mais cela ne change rien à la différence entre les deux façons de penser la réalisation de la valeur et de l’universel. Seul le combat contre le formalisme kantien pouvait créer une alliance provisoire entre Hegel et Scheler.

Œuvres utilisées

Hegel La différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schel-

ling, Paris, Vrin, 1986 Foi et Savoir, Paris, Vrin, 1988 Phénoménologie de l’Esprit, Paris, Gallimard, 1992 Doctrine du Concept, Paris, Aubier, 1981 Encyclopédie des sciences philosophiques, t. 1, Paris, Vrin, 1986 Principes de la philosophie du droit, Paris, Puf, 1998 Scheler Le Formalisme en Ethique et l’Ethique matériale des valeurs, Paris,

Gallimard, 1955 Le Saint, le Génie, le Héros, Lyon, Vitte, 1958

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