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IV CONGRESSO INTERNACIONAL DA ASSOCIAÇÃO PORTUGUESA DE LITERATURA COMPARADA 1 LA CRITIQUE POSTCOLONIALE (DANS LE MONDE FRANCOPHONE): QUELQUES ORIENTATIONS DE RECHERCHES ACTUELLES JEAN-MARC MOURA UNIVERSITE DE LILLE Le titre de cette communication réunit deux termes soupçonnés des milieux universitaires français. L’origine anglo-saxonne des études postcoloniales les expose en effet à la méfiance de maint ‘francophoniste’ préoccupé par le statut croissant de l’anglais dans les communications internationales. En outre, dans ‘postcolonial’, le Français entend surtout, et à tort, ‘colonial’, d’où une péjoration a priori. Quant à la notion de francophonie, elle renvoie à une catégorie qui n’est homogène ni linguistiquement ni littérairement et qui a pu être accusée d’impérialisme prolongé. Je crois qu’en l’occurrence, il est utile de conjuguer les négativités, selon le principe mathématique du « moins par moins égale plus», car la critique postcoloniale permet d’éclairer tout un pan de la francophonie littéraire, et l’un des plus créatifs actuellement. J’évoquerai donc les rencontres entre postcolonialisme et francophonie, quelques procédures d’étude actuelles avant de réfléchir à l’avenir de la critique postcoloniale francophone et à ses rencontres possibles avec les aires lusophones. I.FRANCOPHONIE ET CRITIQUE POSTCOLONIALE Le français est l’une des langues européennes à vocation mondiale, mais derrière l’anglais. Il est défendu par de grandes organisations (AUPELF/UREF ; Agence de la Francophonie…) mais il relève de situations hétérogènes. Ce qui regroupe les pays francophones est, selon la terminologie officielle, d’avoir « le français en partage » : dans ces pays et dans certaines situations de communication entre deux locuteurs, le français fait partie

LA CRITIQUE POSTCOLONIALE

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IV CONGRESSO INTERNACIONAL DA ASSOCIAÇÃO PORTUGUESA DE LITERATURA COMPARADA 1

LA CRITIQUE POSTCOLONIALE (DANS LE MONDE FRANCOPHONE): QUELQUES ORIENTATIONS DE RECHERCHES ACTUELLES JEAN-MARC MOURA UNIVERSITE DE LILLE

Le titre de cette communication réunit deux termes soupçonnés des milieux

universitaires français. L’origine anglo-saxonne des études postcoloniales les expose en effet

à la méfiance de maint ‘francophoniste’ préoccupé par le statut croissant de l’anglais dans les

communications internationales. En outre, dans ‘postcolonial’, le Français entend surtout, et à

tort, ‘colonial’, d’où une péjoration a priori. Quant à la notion de francophonie, elle renvoie à

une catégorie qui n’est homogène ni linguistiquement ni littérairement et qui a pu être accusée

d’impérialisme prolongé. Je crois qu’en l’occurrence, il est utile de conjuguer les négativités,

selon le principe mathématique du « moins par moins égale plus», car la critique

postcoloniale permet d’éclairer tout un pan de la francophonie littéraire, et l’un des plus

créatifs actuellement.

J’évoquerai donc les rencontres entre postcolonialisme et francophonie, quelques

procédures d’étude actuelles avant de réfléchir à l’avenir de la critique postcoloniale

francophone et à ses rencontres possibles avec les aires lusophones.

I.FRANCOPHONIE ET CRITIQUE POSTCOLONIALE

Le français est l’une des langues européennes à vocation mondiale, mais derrière

l’anglais. Il est défendu par de grandes organisations (AUPELF/UREF ; Agence de la

Francophonie…) mais il relève de situations hétérogènes. Ce qui regroupe les pays

francophones est, selon la terminologie officielle, d’avoir « le français en partage » : dans ces

pays et dans certaines situations de communication entre deux locuteurs, le français fait partie

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des langues envisageables. En ce sens, la francophonie est un espace virtuel situé à

l’intersection de plusieurs espaces particuliers (linguistique mais aussi géographique,

politique-économique-stratégique, culturel, néo-colonial). La critique postcoloniale découpe

une partie homogène de cet espace, une partie concernant les études littéraires. C’est ici

qu’apparaît une seconde difficulté.

La francophonie littéraire est en effet une notion qui reste à construire1. L’œuvre

francophone est parfois étudiée par les Français comme un simple objet linguistique,

l’approche de celle-ci étant articulée sur une certaine vision de la francophonie et de son

avenir dans le monde. La littérature peut alors être mise au service d’une promotion voire

d’une propagande pour le français et son usage international qui n’a guère à voir avec sa

« littérarité ». Par ailleurs, le corpus littéraire francophone est le plus souvent déterminé par le

« centre » de la francophonie, parce que c’est en ce centre que se trouvent réunies les

conditions matérielles de sa constitution. Il s’agit là d’une histoire littéraire qui avoue

rarement ses présupposés2. Comme l’a remarqué M.Beniamino, une solution vient à l’esprit :

laisser le corpus être déterminé par ceux se trouvent à la « périphérie » de cette francophonie.

Mais une telle démarche montre que c’est souvent telle institution ou telle classe sociale qui

va alors imposer ses normes.

Un autre problème est celui de l’objet même de l’étude. Les littératures francophones

sont souvent considérées comme un « donné de fait », un objet naturel que l’on n’aurait plus

qu’à enseigner sans se donner la peine de le construire. D’où des approches anthropologiques,

ethnologiques, sociologiques de ces lettres qui délaissent les aspects littéraires au profit d’une

analyse de type « littérature et civilisation ». En réalité, il convient d’affirmer, avec

1 Cf. Michel Beniamino : La Francophonie littéraire, Paris : L’Harmattan, 1999. 2 Cf. Pierre Halen : « Notes pour une topologie institutionnelle du système littéraire francophone », P.S.Diop, H.J.Lüsebrink (Eds) : Littératures et sociétés africaines. Mélanges offerts à Jànos Riesz, Tübingen : Gunter Narr Verlag, 2001, pp.55-66.

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M.Beniamino, que nous n’avons pas comme objet d’étude la francophonie mais que nous

devons nous poser le problème de « la fondation d’une discipline dont l’objet pourrait être

très grossièrement défini comme une étude des littératures en contact, c’est-à-dire des

situations où coexistent des littératures écrites en langues différentes dont l’une est le

français. »3 La critique postcoloniale intervient à ce niveau, comme définition des conditions

de possibilité et des pratiques de cette discipline.

L’apparition de textes non occidentaux de langues européennes dans les programmes

universitaires, l’émergence d’un ensemble d’ouvrages critiques occidentaux les prenant pour

objet ont été rangés sous l’étiquette globale de postcolonial. Les principaux critiques, Edward

Said, Homi K. Bhabha, Bill Ashcroft, Gareth Griffiths, Helen Tiffin, Gayatri Spivak sont

désormais bien connus. Mais leurs noms montrent précisément que la majorité des recherches

postcoloniales est menées dans le monde anglo-saxon (ou germanique), bien que la

francophonie soit pleinement concernée par cette dynamique théorique. La critique

postcoloniale s'enracine dans une réalité historique, un ensemble de contraintes et de pratiques

vécues, comme le rappellent Ashcroft, Griffith et Tiffin dès le début de leur ouvrage,

lorsqu’ils remarquent que les trois quarts de la population mondiale contemporaine ont vu

leurs conditions de vie influencées par l’expérience du colonialisme.

En ce sens --qu'on ne saurait limiter à une nouvelle version de la littérature comme

reflet de la société--, le postcolonialisme constitue l'une des rares théories littéraires actuelles

qui s'efforce de rendre justice aux conditions de production et aux conditions socio-culturelles

dans lesquelles s'ancre ce que nous appelons littérature.

3 M.Beniamino : « La Francophonie littéraire », in Didier de Robillard et alii : Le Français dans l’espace francophone, Paris : Champion, 1993, p.522.

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Cette théorie concerne deux ensembles textuels, selon qu'elle se réfère à une période

(littérature venant après les empires coloniaux européens4) ou à un ensemble de textes

échappant aux formes et aux thèmes caractéristiques d’une vision (néo-) coloniale du monde. Dans ce second sens, 'Post-' est à entendre dans une valeur adversative et critique et

non pas chronologique, un peu comme le post-moderne n’est pas le successeur du moderne

mais une forme de développement critique de celui-ci. Le danger d’une conception purement

chronologique a été souligné par Anne Mc Clintock : l'opposition binaire

colonial/postcolonial fait du colonialisme le marqueur déterminant de l'histoire. Elle fait

retomber l'analyse dans le schéma linéaire du temps propre à l'Europe, avec au fondement la

téléologie coloniale du 'progrès' et de la 'civilisation'5. Il y aurait là tous les symptômes d'une

histoire monolithique à éviter en ce qu'elle accorde à toutes les littératures différentes de la

littérature occidentale un statut prépositionnel.

En outre, une acception purement chronologique ne rend pas compte de certains

enjeux postcoloniaux importants, pour les femmes par exemple, dont la fin de la colonisation

n'a pas toujours été l'avènement de l'émancipation, ou pour les auteurs qui combattaient le

colonialisme et avaient déjà rejeté ses catégories alors que leur pays était encore sous la tutelle

coloniale (Senghor ou Mongo Beti). Enfin, le concept chronologique pourrait être prématuré,

masquant de ses accents optimistes le néo-colonialisme de l'époque actuelle.

Le concept de stratégie ou de résistance postcoloniale est plus intéressant. Des modes

d'écriture sont considérés : polémiques à l'égard de l'ordre colonial mais surtout caractérisés

par le déplacement, la transgression, le jeu, la déconstruction des codes européens tels qu'ils

se sont affirmés dans la culture concernée. Puis de grandes évolutions du champ littéraire,

4Dans le domaine francophone, Bernard Mouralis l'utilise en ce sens dès 1984, en parlant de "civilisation post-coloniale" (Littérature et développement, Paris : Silex/ACCT, 1984, p.43). 5A.Mc Clintock : "The Angel of Progress : Pitfalls of the Term 'Post-Colonialism'", in P.Williams, L.Christman (Eds.), Colonial Discourse and Post-Colonial Theory : A Reader, New York : Columbia U.P., 1994, pp.291-304.

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caractérisées par la négociation de plusieurs cultures, se sont organisées à partir des premières

tentatives postcoloniales.

'Postcolonial' désigne en ce sens un ensemble de pratiques dont la critique va étudier

les formes et les enjeux. L'approche est de facto contemporaine (le XXe siècle est le siècle de

référence), internationale, et translinguistique le plus souvent.

Les deux dangers qui guettent une telle théorie sont évidents : soit demeurer une

globalisation eurocentrique, incapable d'appréhender la diversité des pratiques d'écriture et

des situations culturelles ; soit, à l'inverse, éclater en une multitude de domaines littéraires

différents6.

Il semble donc que l'on ait intérêt, avec H. Tiffin, à distinguer 1/les écrits provenant

des ex-colonies de l'Europe, 2/un ensemble de pratiques discursives où domine la résistance

aux idéologies colonialistes (qu'elles concernent la colonisation européenne de l'Outre-mer ou

d'autres types de colonisations). Le second ensemble paraît trop vaste pour faire l’objet d’une

étude postcoloniale, au moins dans un premier temps.

II.PROCEDURES D’ETUDE

Du point de vue du corpus, la critique postcoloniale se définit précisément. Pour les

démarches analytiques en revanche, on doit distinguer différentes procédures d’étude.

Ashcroft, Griffiths et Tiffin distinguaient quatre modèles d'analyse (non des écoles

6 Dans un numéro de la Canadian Review of Comparative Literature consacré aux littératures postcoloniales, Steven Tötösy de Zepetnek, adoptant une approche Centre/Périphérie (de préférence à l'approche, plus polémique, pouvoir/non-pouvoir), distingue ainsi plusieurs champs de recherches, à la fois larges et différents :

-"obvious post-colonial situations" : "Middle Eastern, East Indian, and African Post-Colonialities";

"Latin-American and Caribbean Post-Colonialities"; -"less obvious post-colonial situations" : "North American and Australian (with

special attention paid to First Nations, Ethnic Minorities writing)"; -"other post-colonial situations" : "East central European literatures in reference to former U.S.S.R."6.

La notion de colonisation reçoit une extension sémantique maximale, comme l'atteste l'énumération que fait ensuite Tötösy: « the British still colonize the Irish; the French the Algerian immigrants; the Hungarians colonized the Romanians and still colonize the Gypsies; the Romanians now appear to colonize the Hungarians; Canadians were colonized by the British; while Canadians still colonize the Indigenous (First) Nations; and so forth, ad nauseam. »(p.406) En ce sens très large, les littératures postcoloniales deviennent extrêmement diverses, le concept de postcolonialité n'y gagne rien en clarté.

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spécifiques mais plutôt des procédures revenant régulièrement dans les recherches),

auxquelles il arrive de se rencontrer et d'opérer simultanément : les modèles nationaux ou

régionaux; les modèles fondés sur la race, les modèles comparatifs et les modèles

synthétiques.

1.MODELES NATIONAUX OU REGIONAUX

L'accent est placé sur le passage d'une littérature "sous influence" à une littérature

"nationale". Le premier pays moderne à développer cette littérature nationale postcoloniale

sont les Etats-Unis. On aperçoit en l'occurrence toute l'importance des questions de relations

entre la littérature et le lieu, la littérature et la nationalité et surtout entre l'écriture et l'héritage

de formes venues de la métropole. La littérature est ainsi perçue par les premiers auteurs

américains comme l'un des champs les plus significatifs pour faire valoir leur différence par

rapport à la Grande-Bretagne. Ashcroft et alii donnent l'exemple de Charles Brockden Brown

qui essaya d'acclimater des inspirations britanniques tels le roman gothique ou le roman

sentimental. Il s'aperçut vite que le changement de lieu et de culture interdisait l'importation

de formes et de conceptions métropolitaines sans une altération radicale de leurs aspects et de

leurs significations7.

Nathaniel Hawthorne me paraît un autre exemple. The Scarlet Letter incorpore des

élements du gothique anglais, du roman de l’adultère européen, mais transposés dans le cadre

et selon les modèles d’une société puritaine (coloniale) spécifique dont le narrateur ne cesse

de nous rappeler la particularité.

L'expérience américaine, productrice d'un nouveau type de littérature, peut être

considérée comme un modèle pour toute littérature postcoloniale ultérieure8. L’expérience

brésilienne est comparable, dans le domaine lusophone.

Le développement d'une littérature et d'une critique littéraire autochtones constitue en

tout cas le premier stade de ce que Wole Soyinka a nommé "the process of self-

7Cf. Donald A.Ringe : Charles Brockden Brown, Boston : Twayne, 1966. 8Certains auteurs toutefois refusent le parallèle parce que la littérature des Etats-Unis vient d'une époque très différente. Tel est le cas d'Elleke Boehmer (Colonial and Postcolonial Literature, Londres : Routledge, 1996, p.4).

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apprehension"9. La littérature semble plus apte que d'autres domaines à exprimer une

différence identitaire (parfois caractérisée par des déviations essentialistes ou nationalistes).

L'analyse critique se concentre sur tous les concepts, thèmes, formes visant à exprimer celle-

ci. Il ne s'agit pas uniquement de démystification cherchant à faire parler l'autochtone "du

dedans" (Segalen s'y essayait déjà dans Les Immémoriaux), de témoignage sur une situation

intolérable (André Gide et bien d'autres adeptes d'une amélioration du système colonial ont

effectué ce type de constat), mais surtout de l'expression d'une identité qui se sait aliénée sans

être capable de (ou sans vouloir) se définir très précisément (Nedjma de Kateb Yacine est

emblématique de cette quête identitaire).

L'approche peut concerner un niveau régional plutôt que national. La problématique

d'une histoire littéraire du monde caraïbe, présentée par Albert Gérard10, s'efforce ainsi, en

deçà des clivages disciplinaires (Commonwealth Studies, études francophones,

néerlandophones et literatura latinoamericana) et des clivages historiques (l'indépendance

haïtienne de 1804 anticipant les autres dynamismes d'autonomie), de retrouver des marques

communes exprimant la spécificité caraïbe par rapport aux diverses métropoles.

La thématique de l'identité est placée au centre de la recherche. Il s'agit d'un type

d'étude très fréquent, dans le domaine anglo-saxon11.

Enfin, la comparaison entre régions peut être un point de vue privilégié : études

concernant la diaspora blanche (Etats-Unis, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande). John

P.Matthews a pu étudier, dans Tradition in Exile12, la poésie au Canada et en Australie au

XIXe siècle, relevant des parallélismes dans le transfert des traditions et de la langue anglaises

dans des milieux profondément différents mais caractérisés par un rapport ambigu à la

métropole.

2.LES BLACK WRITING STUDIES COMME REFERENCE 9W.Soyinka : Myth, Literature and the African World, Cambridge U.P., 1976, p.XI. 10Revue de Littérature Comparée, 1, 1988. Cf. James Arnold : History of Carribean Literatures. 11Un ouvrage récent comme Memory and Cultural Politics. New Approaches to American Ethnic Literatures (Boston : Northeastern Univ., 1996) aborde par le biais de l'identité, les littératures indienne, chicana, afro-américaine, juive-américaine, grecque-américaine, sino-américaine, arabe-américaine, japonaise-américaine... 12Univ. of Toronto Press, 1962.

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La race est tenue pour un trait majeur de discrimination économique et politique. Mais

si l'idée d'une 'écriture noire' a pu être efficace pour différencier les écrits noirs américains des

écrits noirs d'Afrique ou des Antilles13, sa vocation synthétique peut l'entraîner à négliger de

grandes différences culturelles.

On sait ce qu'il en est du concept de Négritude, diagnostic d'un ensemble de qualités

de la culture noire qui, dans ses définitions, tendait à conforter certains préjugés européens sur

l'Afrique. Des critiques afro-américains contemporains privilégient l'hypothèse d'une

conscience noire créatrice d'une esthétique particulière14. Mais à cet effet, ils s'éloignent des

conceptions généralisantes de la Négritude pour se concentrer sur des processus créatifs

surtout américains.

Dans le domaine francophone, la notion de "littérature nègre", associant Antillais,

Africains et Malgaches, se justifie au plan historique (Césaire et Senghor, associés dans le

mouvement de la Négritude, font une place aux poètes de Madagascar dans la fameuse

anthologie). Mais ce modèle racial trouve rapidement ses limites dans le domaine

francophone au moins.

3.MODELES COMPARATIFS

Les modèles les plus connus sont ceux qui s'intéressent à la Commonwealth Literature

(ou New Literatures in English15) ou l'analyse (courante dans le domaine francophone)

consistant à étudier conjointement littérature africaine subsaharienne et littérature antillaise.

En fait, plusieurs modèles comparatifs ont été développés pour rendre compte de la diversité

postcoloniale.

D.E.S.Maxwell a concentré son travail sur la disjonction entre le lieu d'écriture et le

langage, notant que le lieu et le déplacement apparaissent comme des préoccupations

majeures pour les cultures postcoloniales. Il a donc interrogé la "capacité" d'une langue

importée à décrire l'expérience du lieu dans les sociétés postcoloniales. Il a ainsi identifié

13Bonnie Barthold : Black Time : Fiction of Africa, the Caribbean and the United States, New Haven : Yale U.P., 1981. 14Henry Louis Gates Jr (Ed.) : Black Literature and Literary Theory, New York : Methuen, 1984 15Titre de l'ouvrage de Carole et Jean-Pierre Durix , Paris : Longman France, 1993.

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deux groupes : les colonies de settlers (Etats-Unis, Canada, Nouvelle Zélande, Australie), les

colonies envahies (Inde ou Nigéria par exemple):

« There are two broad categories. In the first, the writer brings his own language --English-- to an alien environment and a fresh set of experiences : Australia, Canada, New Zealand. In the other, the writer brings an alien language --English-- to his own social and cultural inheritance : India, West Africa. Yet the categories have a fundamental kinship ... [The] 'intolerable wrestle with words and meanings' has as its aim to subdue the experience to the language, the exotic life to the imported tongue. »16

Le partage est intéressant en ce qu'il pointe une série de recherches sur le rapport de

l'écriture à l'espace postcolonial. Il est cependant limité pour le monde francophone17.

Les parallèles thématiques sont les plus nombreux dans ce type d'étude comparative :

thème de la célébration du combat pour l'indépendance à la fois collective et individuelle,

thème de l'influence dominante d'une culture étrangère sur la vie traditionnelle, ou encore

thèmes de type métonymique comme par exemple la construction ou la démolition de

bâtiments (le célèbre A House for Mr Biswas de V.S.Naipaul ou thème du quartier, Texaco).

Les perspectives féministes se rapprochent de ces modèles comparatifs. Nombre

d'auteurs (de Toni Morrison à Margaret Atwood) ont souligné les analogies existant entre les

relations hommes-femmes et celles de la métropole avec la colonie. Les travaux de Gayatri

Spivak s'efforcent d'articuler les rapports entre féminisme, post-structuralisme et post-

colonialité18.

Enfin, certains éléments formels semblent caractériser les littératures postcoloniales :

un usage spécifique de l'allégorie19, de l'ironie20, du 'réalisme magique'21, ou de la

discontinuité narrative qui permettent des études comparatives fondées sur des figures

littéraires plus ou moins amples.

16D.E.S.Maxwell, 1965, cité in Ashcroft et alii, op.cit., p.25. 17 cf. Jean Bessière, J.M.Moura (Eds.) : Littératures postcoloniales et représentations de l’ailleurs, Paris : Champion, 1999. 18Par exemple, G.Spivak : "Three Women's Texts and a Critique of Imperialism", Critical Inquiry, 12, 1. 19Stephen Slemon : "Monuments of Empire : Allegory/Counter-Discourse/Post-Colonial Writing", Kunapipi, 9, 3, pp.1-16. 20W.H.New : Among Worlds, Erin, Ontario : Press Porcepic, 1975. 21S.Slemon : "Magic Realism as Post-colonial Discourse", Canadian Literature, 116 (spring).

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4.MODELES SYNTHETIQUES

Ils sont fondés sur des éléments conceptuels que l'on considère comme partagés par

toutes ou la plupart des littératures postcoloniales. Le concept de "hybridity" paraît connaître

une durable faveur. Les travaux de Homi K. Bhabha22 considèrent les sociétés postcoloniales

et les types d'"hybridization" ("métissage" est une traduction approchante, ou "hybridation")

que ces cultures ont produites. Alors qu'en Europe, la pensée, l'histoire, l'héritage culturel

constituent des références fortes pour l'épistémologie, leur validité se voit brouillée voire

contestée dans la pensée postcoloniale. Certaines oeuvres cherchent alors délibérément à

« déconstruire » les notions européennes d'histoire, d'ordre chronologique et d’identité

persistante. Bhabha a étudié A House for Mr Biswas de Naipaul selon ce point de vue, mais

on peut aussi penser à l'histoire de l'Inde revue et corrigée par Salman Rushdie dans

Midnight's Children ou au Quatrième Siècle d'Edouard Glissant23. Dans The Womb of

Space24, Wilson Harris insiste sur ce métissage présent. Il le voit comme un combat contre un

passé qui insiste sur les ancêtres et qui valorise le "pur" au détriment de son opposé menaçant,

le "composite". Pour aller vite, il s'agit de remplacer la linéarité temporelle par la pluralité

spatiale. Le poète australien Les Murray remarque ainsi que dans la pensée postcoloniale,

"time broadens into space"25, soulignant que les formes hybrides de ces littératures s'éloignent

des modèles historiques autoritaires européens pour proposer d'autres types de représentation

de la réalité, et notamment une vision nouvelle de l'espace.

III. UN RENOUVEAU ?

On doit d'abord reconnaître aux études postcoloniales une double capacité de

contestation : celle de la vision évolutionniste propre à l'impérialisme colonial, celle de

l'autorité culturelle (des « grands récits », également théorisée par le post-modernisme).

22H.K.Bhabha : "Representation and the Colonial Text : A Critical Exploration of some Forms of Mimeticism", in F.Gloversmith (Ed.) : The Theory of Reading, Brighton : Harvester, 1984. 23Glissant qui dénonce la "double prétention d'une Histoire avec un grand H et d'une littérature sacralisée dans l'absolu du signe écrit". "La littérature n'est pas diffractée seulement, elle est désormais partagée. Les histoires sont là, et la voix des peuples. Il faut méditer un nouveau rapport entre histoire et littérature. Il faut le vivre autrement." (Le Discours antillais, op.cit., pp. 243, 245). 24The Womb of Space : The Cross-Cultural Imagination, Westport, Connecticut : Greenwood, 1983. 25cité in Ashcroft et alii : op.cit., p.34.

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1.DES ASPECTS DE CONTESTATION

La contestation d'une vision évolutionniste passe par l'examen de l'histoire littéraire

occidentale dans une perspective visant à en débusquer les aspects coloniaux : le programme

théorique en a été donné d'une manière synthétique par Jànos Riesz avec ses "Zehn Thesen

zum Verhältnis von Kolonialismus und Literatur"26, définissant les principes d'une histoire

des rencontres entre la littérature européenne et l'ensemble des pratiques européennes à l'égard

des autres cultures. Pratiquement, cette tâche appelle simultanément l'analyse des lettres

occidentales (dans une perspective comparable à celle de l'Orientalism d'Edward Said) et

notamment de cette partie spécifique qu'on appelle littérature coloniale27, afin de revenir sur

cette époque où, selon le mot d'Amadou Hampâté Bâ, "le degré de moralité d'un individu se

mesurait à l'importance des services qu'il avait rendus à la pénétration française et, d'autre

part, à la situation géographique de son pays d'origine. C'est ainsi que les plus moraux des

hommes étaient les Européens blancs..."28. Il s'agit de contribuer à la recension, dans la

littérature européenne, des formes, figures, thèmes acclimatant l'altérité, formant une

rhétorique qui fait passer l'inassimilable différence dans un langage familier.

Deux orientations de recherches sont liées à cette contestation : celle du canon

littéraire occidental. Jean-Louis Joubert peut ainsi écrire qu'"il n'y a plus une littérature

française, mais une polyphonie de voix littéraires qui enracinent la langue dans tous les

continents."29. La subversion d'un canon littéraire n'est pas simplement le remplacement d'un

ensemble de textes par un autre. Plus qu'un corpus textuel, un canon est un ensemble de

pratiques de lectures (avec nombre d'assertions collectives sur les genres, sur l'écriture, sur ce

que doivent être la littérature et la lecture...), pratiques consacrés par les institutions,

notamment à travers les programmes éducatifs et les réseaux de publications. La subversion

d'un canon implique donc la mise en évidence de ces pratiques et de leurs articulations

26"Zehn Thesen zum Verhältnis von Kolonialismus und Literatur", Literatur und Kolonialismus I, Francfort /M. : 1983. Cf. aussi Französisch in Afrika. Herrschaft durch Sprache, Francfort/M. : IKO, 1998. 27Par exemple, Pierre Halen : Le Petit Belge avait vu grand, Bruxelles : Labor, 1983. 28A.Hampaté Bâ : L'Etrange Destin de Wangrin, Paris : U.G.E., 1992, p.57. 29Littérature francophone, Paris : Nathan/A.C.C.T., 1992, p.3.

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sociales. Elle appelle aussi la proposition de pratiques de lectures et de créations alternatives.

A cet égard, et pour le contexte français, il semble bien que le constat de Joubert soit un peu

optimiste et que les institutions favorisent toujours les même pratiques de lecture tout en

paraissant, via divers mécanismes de consécration (dont les prix littéraires), appuyer les

auteurs francophones30.

La contestation d'une domination mâle, initiée par les études féminines est également

liée au refus de la vision impérialiste. Les travaux de G.Spivak insistent ainsi sur le fait que

les femmes, dans nombre de sociétés, ont été reléguées dans la position de l'"Autre",

marginalisées et en un sens métaphorique, colonisées. Elles ont en commun avec les races et

les peuples colonisés l'expérience intime de l'oppression. Comme eux, elles ont dû articuler

l'expression de cette expérience dans la langue de leurs oppresseurs31. Il y a notamment un

imaginaire colonial de la conquête érotisée, du fantasme du viol de la ville et de la femme

indigène, étudié par Alain Buisine (L'Orient voilé) et dans le domaine maghrébin par Assia

Djebar (L'Amour, la Fantasia; Ombre sultane).

-La contestation des « grands récits » s'inscrit dans le sillage ou joue comme le

complément des études post-modernistes. On peut s'intéresser ici aux rencontres entre post-

colonialisme et post-modernisme. Il est également possible, à partir de là, d'étudier la façon

dont les littératures postcoloniales font vaciller certaines catégories propres aux études

littéraires traditionnelles :

frontières oral/écrit : l'interaction d'écritures europhones avec les traditions orales des

sociétés post-coloniales mettent en question des clivages trop nets comme lyrique, épique ou

dramatique32, ou problématisent la notion occidentale de roman;

30En témoigneraient par exemple les statistiques des auteurs mis au programme de l'agrégation des Lettres modernes et qui accorde la portion congrue aux écrivains francophones. 31G.Spivak : In Other Worlds : Essays in Cultural Politics, Londres : Methuen, 1987. 32On peut penser aux travaux de Lilyan Kesteloot sur l'épopée africaine ou de Jean Derive sur la littérature orale africaine (Collecte et traduction des littératures orales, Paris : SELAF, 1975); plus récemment : Alain Ricard : Littératures d'Afrique noire, Paris : Karthala, 1995. Ces ouvrages ouvrent des perspectives pour les études littéraires.

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l'usage littéraire du mythe : très différent de ce que la 'mythocritique' occidentale

entend par ce mot, le recours au mythe n'est plus jeu esthétique individuel mais instrument

d'exploration d'une situation vécue collectivement33;

le jeu, la parodie d'inspirations occidentales traditionnelles voire stéréotypées :

exotisme, robinsonnade...

Ces travaux imposent une critique sévère de la notion de francophonie. Le

postcolonialisme est apte à mettre en évidence les aspects idéologiques de ce qui est aussi une

institution (dont les sommets francophones sont la démonstration la plus voyante). Elle

autorise à mesurer l'hétérogénéité de l'ensemble francophone (de facto démontrée par l'entrée

récente de nouveaux pays dans un ensemble déjà fort problématique), elle pourrait aussi, par

l'accent qu'elle place sur les conditions socio-culturelles, souligner qu'un aspect de cette

francophonie institutionnelle se présente comme une idéologie linguistique, destinée à

préserver des zones d'influence et à combattre l'expansion anglophone. Eléments que tout le

monde connaît sans faire le détour des études postcoloniales, mais qui ,souvent négligés,

justifieraient l'assertion de Dominique Combe : "Le problème des littératures francophones,

c'est d'être écrites en français."34.

Cette contestation des approches traditionnelles est intéressante mais insuffisante, ne

serait-ce que parce qu'une partie des études francophones a depuis longtemps procédé à ces

critiques des institutions. Plus intéressant est le travail postcolonial sur les textes.

IV.L’APPROCHE POSTCOLONIALE DES TEXTES

Ce travail s’oriente selon quatre axes35 : 1.l'identification des littérature

francophones postcoloniales et de leur statut postcolonial spécifique;

2.un travail sur l'esthétique et le contexte culturel;

3.un travail sur les poétiques postcoloniales, singulièrement sur la langue des textes; 33Le mythe du royaume Khmer pour le prince Yukanthor (La Cantate angkoréenne, Paris : Figuière, 1923); L'Eternel Jugurtha de Jean Amrouche (1946). 34D.Combe : Poétiques francophones, Paris : Hachette, 1995, p.4. 35Présentés dans mon ouvrage : Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris : P.U.F., 1999.

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4.un travail sur les rencontres entre le champ des études postcoloniales et d'autres

champs d'études actuels.

Je ne peux aborder ici, et brièvement, que les deux derniers.

1.POETIQUES POSTCOLONIALES

Je rappelle l’exigence de M.Beniamino : fonder une discipline dont l’objet pourrait

être grossièrement défini comme une étude des littératures en contact, c’est-à-dire des

situation où coexistent des littératures écrites en langues différentes dont l’une est le français. Le concept de conscience linguistique, emprunté par Alain Ricard à Harald Weinrich,

paraît ici important. La conscience linguistique, définie comme "la place de la langue dans la

conscience des écrivains"36, est cardinale pour un écrivain francophone, puisqu'elle est

"conscience de la multiplicité des langues, expérience d'une manière d'éclatement du discours,

marqué par la diglossie et le métissage..."37.

Elle procède d'une notion capitale pour la francophonie38, l'insécurité linguistique

(Jean-Marie Klinkenberg). Les sociolinguistes relèvent qu'il y a insécurité quand on a d'une

part une représentation très nette des variétés linguistiques légitimes et que, d'autre part, on

sait que ses productions effectives ne sont pas conformes à la norme. Or avec le français,

peut-être la langue la plus fortement institutionnalisée du monde, l'insécurité linguistique des

collectivités francophones périphériques se développe aisément. On pourrait même parler,

avec Lise Gauvin, de « surconscience linguistique » (« conscience aiguë de la langue comme

objet de réflexion, d’interrogation, d’enquête mais aussi de transformation et de création. »39),

comme elle le fait à propos de la littérature québécoise.

36A.Ricard : Littératures d'Afrique noire, op.cit., p.6. 37Ibid. 38Michel Francard et alii : L'Insécurité linguistique dans les communautés francophones périphériques, Louvain : Peeters, 1993. 39 Lise Gauvin : Langagement, Montréal : Ed. du Boréal, 2000, p.209.

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La problématique identitaire ne se sépare pas chez ces auteurs (de Crémazie à

Tremblay) d’une réflexion sur la langue et sur la manière dont s’articulent les rapports

langue/littérature dans des contextes variés.40

Mais peut-il y avoir, comme le propose D.Combe, "une analyse du fait littéraire

francophone en lui-même, par-delà la diversité des histoires et des cultures"?41. On peut en

douter lorsque l'on examine rapidement l'hétérogénéité de l'ensemble des auteurs présentés

par le critique : Maeterlinck, Verhaeren, Elskamp, Michaux aussi bien que Senghor, Césaire,

Kateb, Kundera ou Beckett. Au reste, le titre de l'ouvrage de Combe prend soin d'utiliser

"poétiques" au pluriel.

La critique postcoloniale rend justice à la diversité des situations créatrices en référant

celle-ci aux usages linguistiques et socio-culturels. Autrement dit, elle participe d’une socio-

linguistique inspirant une étude littéraire.

Au plan formel en effet, les littératures francophones (et pas seulement la québécoise)

sont marquées par l’hétérolinguisme42. Plus que tout autre texte littéraire, le texte postcolonial

n’est pas uniforme du point de vue de la langue. Il intègre plusieurs niveaux et différentes

strates historiques de ses idiomes. Une aire de recherches se voit ainsi déterminée (Jean Bernabé la baptise

glottocritique) : l'observation des faits de langue dans les textes43. Il ne s'agit plus de

rechercher la spécificité linguistique de la langue littéraire, mais de réfléchir sur la langue

énoncée dans les textes-mêmes, d'interroger la manière dont la littérature met en scène la

40 Ibid. L.Gauvin s’inspire de la notion de plurilinguisme due à Bakhtine (non pas simple juxtaposition des langues dans un texte mais phénomène pluristylistique, plurilingual et plurivocal). 41D.Combe : op.cit., 4e de couverture. 42Rainer Grutman, le définit comme "la présence dans un texte d'idiomes étrangers, sous quelque forme que ce soit, aussi bien que de variétés (sociales, régionales ou chronologiques) de la langue principale." (Des Langues qui résonnent. L'hétérolinguisme au XIXe siècle québécois, Montréal: Fides, 1997, p.37). 43J.Bernabé : "Contribution à une approche glottocritique de l'espace littéraire antillais", La

Linguistique, Paris, XVIII, 1, 1982, pp.85-109.

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langue des communautés qu'elle décrit, le statut des diverses variétés (régionales, sociales,

historiques) à l'intérieur de la fiction, la représentation des conflits langagiers, la présentation

enfin des langues dans les oeuvres littéraires. Les travaux actuels semblent tendre vers

l'hypothèse qu'il est possible de repérer certaines régularités dans la production littéraire

postcoloniale pour ce qui concerne le traitement narratif des langues.

En tout cas, un consensus méthodologique paraît s'établir: les chercheurs modulent et

complètent une approche par une autre, la sociocritique par l'analyse institutionnelle, la

linguistique structurale par l'analyse du discours et l'approche pragmatique. Un syncrétisme

théorique se développe, évitant les exclusives, les excommunications et les théories

tranchantes de naguère44. On peut ainsi étudier les éléments les plus saillants de cette création

littéraire, de la créolisation du français jusqu’à la création d’une « interlangue » par Ahmadou

Kourouma dans Les Soleils des indépendances, Amos Tutuola dans The Palm Wine Drinkard,

ou José Luandino Vieira dans Nos, os do Makulusu.

2.ETUDE DE L’ŒUVRE POSTCOLONIALE Une étude de poétique postcoloniale doit par conséquent se concentrer la

scénographie45, inscription légitimante d’un texte dans le monde. Par la scénographie l’œuvre

définit les statuts d’énonciateur et de coénonciateur, l’espace et le temps à partir desquels se

développe l’énonciation qu’elle se suppose46. Elle est un dispositif qui permet d’articuler

l’œuvre sur ce dont elle surgit : vie de l’auteur, société, culture.

Les littératures postcoloniales s’inscrivent dans une situation d’énonciation où

coexistent des univers symboliques divers --dont l’un a d’abord été imposé et a reçu le statut

de modèle. Dans cette situation de coexistence, la construction par l’œuvre de son propre

44Littérature, 101, p.93. 45 D.Maingueneau : Nouvelles Tendances en analyse du discours, Paris : Hachette, 1988, p.29. 46 Ce que D.Maingueneau appelle la topographie et la chronographie.

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contexte énonciatif est un problème central. Pour l’auteur francophone, il s’agit d’établir son

texte dans un milieu instable (et d’abord au plan linguistique), où les hiérarchies sont

fluctuantes et mal acceptées, les publics hétérogènes, et de le faire reconnaître sur une scène

littéraire occidentale lointaine et peu propice. La scénographie visera à contrôler tant de

paramètres divers, à coordonner notamment l’existence privée et un appareil institutionnel

global mal connu.

J’ai déjà distingué trois voies d’une étude postcoloniale de la scénographie47 :

--l’analyse de l’ethos : analyse des formes du rapport de l’œuvre à une voix fondatrice : signes fictionnels de l’oralité, personnages typiques garants de cette voix (quimboiseur antillais, griot africain…), liens fictionnels à un caractère (narrateur se donnant comme témoin ou comme collecteur d’un discours réel antérieur :le Malien Ahmadou Hampâté Bâ en est un exemple célèbre)48. ;

--l’analyse de la construction par l’œuvre de son espace d’énonciation : avec

notamment tous les types de branchements fictifs de l’œuvre sur un espace socio-culturel traditionnel (mythologie d’un pays antérieur : la Lémurie de Malcolm de Chazal, recherche d’un cadre aux diverses strates spatio-temporelles : le Texaco de Patrick Chamoiseau, modes fictionnels d’affirmation d’une spécificité : le vaudou haïtien pour Jacques-Stephen Alexis…) ;

--l’analyse de l’organisation temporelle de l’énonciation : œuvre reliée à une mémoire

collective (négritude africaine selon Senghor), usage du roman historique (Ségou de M.Condé), récits de la communauté perdue (Nedjma de Kateb Yacine), récits d’anciennes luttes collectives (Sembène Ousmane : Les Bouts de bois de Dieu)…

C’est parce que les usages scénographiques postcoloniaux répondent à certaines

régularités narratives qu’une poétique des littératures francophones devient possible, traitant

des éléments par lesquels les œuvres s’articulent aux cultures dont elles émanent.

V.PERSPECTIVES

Un ensemble de littératures francophones est donc justiciable des analyses initiées par

la critique postcoloniale anglo-saxonne, selon les procédures d'étude dont je viens de parler.

47 Cf. J.M.Moura : Littératures francophones et théorie postcoloniale, op.cit.

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Sans doute convient-il de poursuivre plus systématiquement ces rencontres, de les

provoquer afin qu'elles ne soient plus seulement le fruit du hasard mais qu'elles participent

d'une volonté délibérée de se nourrir de recherches venues d'horizons différents. Pourrait ainsi

se constituer une hybridation études francophones - études anglophones qui est en cours. Pour

le champ des études lusophones dans leurs relations aux études francophones, il me semble

que l’Afrique constitue un terrain de rencontre intéressant.

Avant d’être l’une des premières langues postcoloniales (avec le Brésil), le portugais

semble avoir été le premier langage européen utilisé par les Africains noirs, dès le XVIe

siècle. Quant à la littérature africaine lusophone, comme l’observe Gerald Moser, elle a été

« the first written » mais « the last discovered »49.

La création du mot caboverdeanidade en 1935 est sans doute le signe de l’éveil d’une

conscience régionale dans l’Afrique lusophone. Dans les années 40 et 50, les écrivains cap-

verdiens ont fondé la revue littéraire Certeza tandis que les poètes angolais inauguraient le

mouvement culturel « Vamos descobrir Angola ». Toutefois, les efforts de ces artistes et des

étudiants africains, qui se réunissaient à la Casa dos estudantes do Império à Lisbonne, n’ont

pas eu la notoriété de leurs homologues francophones. En raison de la censure salazariste,

nombre de leurs écrits sont des œuvres d’exil ou de prison, beaucoup ne furent pas publiés

avant 1974, à la fondation des cinq Républiques indépendantes d’Afrique.

On peut le déplorer, mais ces œuvres ne jouissent pas de la renommée ni de l’influence

des autres écrits europhones d’Afrique. Jacques Chevrier pouvait ainsi remarquer en 1989

« qu’à l’inverse des littératures anglophones et francophones, désormais bien connues et

48 L’étude de Dominique Chancé sur la littérature antillaise récente analyse la manière dont l’auteur antillais se situe et tente de légitimer une posture d’écriture sans tomber dans « le discours du maître » (L’Auteur en souffrance, Paris : P.U.F., 1999). 49 G.Moser : « African Literatures in Portuguese : the First Written, the Last Discovered », African Forum, 2, 4, 1967, pp.78-96.

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largement décrites, la littérature lusophone reste, en revanche, encore largement méconnue du

public cultivé, faute en particulier de traductions en nombre suffisant. »50

Pourtant des études comme celle de Russell G.Hamilton, Voices from an Empire. A

History of Afro-Portuguese Literature51, ou des bibliographies telle A Bibliografia das

literaturas africanas de expressão portuguesa de G.Moser et M.Ferreira52 analysent le

contexte et soulignent la richesse de ces littératures. Comme dans l’Afrique lusophone, la

production littéraire en langues africaines est inexistante, il semble que l’africanisation du

texte emprunte la voie d’une contamination à la Amos Tutuola, capable de restituer la

pluralité des voix propre à cette littérature53, comme en témoigne par exemple l’œuvre de Jose

Luandino Vieira (No antigamente, na vida, 1981 ; Nós, os do Makulusu, 1989)54.

A certaines conditions, concernant notamment le fait que le français parlé en Afrique

est à l’origine un français scolaire (ou une imitation de celui-ci)55, et l’existence d’un ou

plusieurs créoles dans tel pays, la production littéraire des dix-sept Etats d’Afrique

francophone et celle des cinq pays lusophones d’Afrique pourraient être étudiées

conjointement et selon des procédures propres à la critique postcoloniale. Cela permettrait

d’amorcer une étude synthétique des littératures europhones d’Afrique qui nous fait

aujourd’hui défaut.

La question est finalement celle de la validité de la théorie postcoloniale. Une théorie

apparaît lorsque l'on a constaté l'hétérogénéité du champ disciplinaire où l'on intervient mais

que l'on y maintient une exigence de cohésion. A la limite, la théorie peut procéder d'une

50 J.Chevrier : « Les Littératures africaines dans le champ comparatiste », P.Brunel, Y.Chevrel (Eds.) : Précis de Littérature comparée, Paris : P.U.F., 1989, p.225. 51 Minneapolis : University of Minnesota Press, 1975. 52 Lisbonne, 1983. 53 Cf. A.Ricard : Littératures d’Afrique noire, op.cit., p.153. 54 J.Luandino Vieira : No antigamente, na vida (« Autrefois dans la vie »), Lisbonne : Ed.70, 1974, Nós, os do Makulusu (« Nous autres de Makulusu »), Lisbonne : Sa’da Costa, 1975. 55 Cf. F.Dumont, B.Maurer : Sociolinguistique du français en Afrique francophone, Paris : Aupelf/Uref, 1996.

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réaction panique devant la diversité du monde où l'on travaille. La théorie postcoloniale est

née d'une hétérogénéité nouvelle de la littérature mondiale, issue de transformations politiques

et idéologiques qu’elle a rapportées au phénomène colonial. Elle a souvent été dénoncée en

raison de son origine occidentale qui semblait la rendre inadéquate à la compréhension et à

l'interprétation de cultures et de littératures non occidentales56. Mais l'accusation ignorait

qu'elle ne se ramène pas à l'énoncé a priori de principes disciplinaires (traditionnels ou non)

issus d'Europe. Elle s'attache en réalité à l'enracinement socio-culturel de la création littéraire

et constitue à ce titre une critique et une histoire aussi bien qu’une théorie.

Elle permet ainsi de penser la diversité littéraire émergente en déduisant des conditions

linguistiques, politiques, culturelles des sociétés postcoloniales, certains principes

méthodologiques. Elle ne vise nullement à un diagnostic moniste venu d'Occident.

La critique postcoloniale travaille sur des objets différents des objets traditionnels

propres aux études littéraires. Sa situation aux marges de l'institution littéraire (en Europe, au

moins) peut permettre de définir un nouveau rapport des chercheurs à cette institution,

notamment pour ce qui regarde le questionnement de la norme littéraire, du canon, des

procédures usuelles d'analyse et de lecture 'savantes'.

Le danger serait de s'y enfermer et de dégager une cohérence excessive, imposant des

modes de présentation et de normalisation des littératures europhones, soit que l'on valorise a

priori ces lettres parce qu'elles sont post-coloniales, soit qu'on les transforme en un ghetto

isolant les écrivains non-européens de leurs homologues européens57. L'intérêt est au contraire

56cf. Josef Gugler, Hans-Jürgen Lüsebrink, Jürgen Martini : "Literary Theory and African

Literature", Beiträge zur Afrikaforschung, B.3, Bayreuth, 1994, particulièrement Biodun Jeyifo

: "Literary Theory and Theories of Decolonization" et H.J.Lüsebrink : "Questionnements et

mises en perspective". 57Risque relevé par Salman Rushdie à propos de la littérature du Commonwealth : "il apparaît

que la littérature du Commonwealth est cet ensemble d'écritures créé, je crois, en langue

anglaise, par des personnes qui ne sont pas elles-mêmes des Anglais blancs, ni des Irlandais,

ni des citoyens des Etats-Unis d'Amérique... Ce n'était pas seulement un ghetto mais un

véritable ghetto d'exclusion. Et la création d'un tel ghetto avait, a pour effet de changer le

sens du terme bien plus large de 'littérature anglaise' --que j'ai toujours considéré comme

signifiant simplement la littérature de langue anglaise --pour en faire quelque chose de

ségrégationniste sur les plans topographique, nationaliste et peut-être même raciste." (

Patries imaginaires, Paris : C.Bourgois, 1993, p.79).

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de voir en quoi les procédures d'analyse nouvelles, les pratiques de lecture voire d'écriture

inédites que ces littératures nous contraignent à aborder rejaillissent sur nos recherches

critiques concernant les lettres occidentales. En quel sens et selon quelles directions

l'approche de la littérature initiée à propos des littératures postcoloniales peut-elle modifier,

enrichir, approfondir en retour notre regard et notre abord des littératures d'Occident58 ?

58 Comme le suggère M.Beniamino dans La Francophonie littéraire, op.cit.