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La cruauté espagnole : agencement et fonctions du cliché dans Carmen de Mérimée et Militona de Gautier SAKATA Sachiko L’Espagne pays classique des imbroglios, des coups de stylet, des sérénades et des autodafés!------ (Extrait d’une revue littéraire, cité par Aloysius Bertrand dans Gaspard de la Nuit)1 I Bien que les cimes des Pyrénées séparent les deux pays, il y a eu des rapports étroits entre la France et l’Espagne tout au long de l’his- toire. «La présence de l’Espagne», comme l’a remarqué Paul Hazard2, s^st toujours fait sentir et persiste dans la littérature fran- çaise depuis la Chanson de Roland jusqu'à nos jours. L'Espagne a fourni sa voisine en inspirations littéraires, et à toutes les époques, on peut trouver facilement des œuvres qui ont pour cadre l'Espagne ou pour personnages des Espagnols, telles que Le Cid de Corneille, Don Juan de Molière, Gil Bias de Lesage et Le mariage de Figaro de Beaumarchais. Mais aucune époque ne nous offre un filon plus riche que celle du romantisme3 Dans la première moitié du XIXe siècle, le thème espagnol attira plus que jamais lUntérêt des écrivains français, et beaucoup de personnages espagnols furent mis en scène : bandits, toreros, guérilleros etc. Ces personnages espagnols, farouches et vio- lents, se combattaient, blessaient, tuaient, et remplissaient les plan- ches et les pages de querelles et d'assassinats. Dans notre travail, nous appellerons «cruauté espagnole» cette propension facile à la vio- lence des Espagnols, et nous voudrions essayer d’analyser, dans Car- men de Mérimée et Militona de Gautier, Tagencement et les fonc- tions du cliché formé autour de cette image de TEspagne. II Mérimée est, sans doute l’un des hispanophiles les plus importants 242

La cruauté espagnole : agencement et fonctions du cliché

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La cruauté espagnole : agencement et fonctions du cliché dans Carmen de Mérimée et Militona de Gautier

SA KA TA Sachiko

— L’Espagne, pays classique des imbroglios, des coups destylet, des sérénades et des autodafés!------(Extrait d’une revue littéraire, cité par Aloysius Bertrand dans G aspard d e la N uit)1

I

Bien que les cimes des Pyrénées séparent les deux pays, il y a eu des rapports étroits entre la France et l’Espagne tout au long de l’his­toire. «La présence de l’Espagne», comme l’a remarqué Paul Hazard2, s^st toujours fait sentir et persiste dans la littérature fran­çaise depuis la Chanson de R oland jusqu'à nos jours. L'Espagne a fourni sa voisine en inspirations littéraires, et à toutes les époques, on peut trouver facilement des œuvres qui ont pour cadre l'Espagne ou pour personnages des Espagnols, telles que L e Cid de Corneille, D on Ju a n de Molière, G il Bias de Lesage et L e m ariage de Figaro de Beaumarchais. Mais aucune époque ne nous offre un filon plus riche que celle du romantisme3 Dans la première moitié du X IX e siècle, le thème espagnol attira plus que jamais lUntérêt des écrivains français, et beaucoup de personnages espagnols furent mis en scène : bandits, toreros, guérilleros,etc. Ces personnages espagnols, farouches et vio­lents, se combattaient, blessaient, tuaient, et remplissaient les plan- ches et les pages de querelles et d'assassinats. Dans notre travail,nous appellerons «cruauté espagnole» cette propension facile à la vio­lence des Espagnols, et nous voudrions essayer d’analyser, dans Car-m en de Mérimée et Militona de Gautier, Tagencement et les fonc­tions du cliché formé autour de cette image de TEspagne.

II

Mérimée est, sans doute,l’un des hispanophiles les plus importants

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de la littérature française. Son célèbre roman à thème espagnol, Car^

m en , parut en 1845 dans la R ev ue des D eu x M o ndes.Son premier voyage en Espagne date de 1830. A Madrid il se lia

d^mitié avec la famille de Montijo, dont la fille cadette était Eugé­nie, la future impératrice. Ce fut à cette occasion-là que Madame de Montijo lui conta l’histoire d’un bandit qui avait tué sa maîtresse. A son retour, Mérimée rédigea la relation de son voyage et publia en 1833 les Lettres adressées d 'E sp a g n e [a u d irecteur d e la R ev ue de P aris]. Dans ces lettres, il parle non seulement des bandits espagnols mais aussi d ^n e sorcière qui s^ppelle Carmencita (diminutif de Car­men). On voit donc que déjà lors de son premier voyage, Mérimée avait obtenu des matériaux suffisants pour créer et développer un ro­man. Mais c’est seulement quand il commença à étudier les bohé­miens et lut des livres tels que les Zingali et la B ible en E sp a gn e (ces deux livres concernent les gitanes en Espagne) d’un anglais entiché de l’Espagne, George Borrow, que son idée décrire C a rm en se concrétisa4

Nous allons maintenant aborder l’analyse des protagonistes : Don José et Carmen. Don José est un bandit féroce, «le plus insigne ban­dit de TAndalousie»5, dit la rumeur. Un père dominicain exprimera de cette manière au narrateur la peur qu’il suscitait : 《 Plût à Dieu qu’il n’eût que volé! mais il a commis plusieurs meurtres, tous plus horribles les uns que les autres»6. En effet, il a tué quatre personnes : le «gars» de FAvala qui lui avait cherché querelle après le jeu de paume, le lieutenant qui était avec Carmen, le mari de Carmen, et tuera finalement Carmen elle-même. Une fois emporté par la colère ou par la jalousie, il réagit violemment et nMmagine pas les consé­quences de ses actes; les exemples les plus clairs sont les deux premiers meurtres, qu’il commet sans bien réfléchir. Il est évident que, pour les Français, Don José est TEspagnol typique, modelé sur le cliché de «l’Espagne cruelle». D ’ailleurs, l’effet d’exotisme dérivant de ce cliché est renforcé par les moyens «pittoresques» de tuer, tels que la «maquila» (bâton ferré des Basques) dans le premier meurtre, ou le couteau dans les deux derniers.

Passons maintenant au personnage Carmen. «A chaque défaut elle réunissait une qualité qui ressortait peut-être plus fortement par le contraste»7 . . . c ’est ainsi que le narrateur qui a rencontré Carmen

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sur le quai du Guadalquivir à Cordoue fait son portrait. Le contraste frappant des qualités et des défauts, le mélange étonnant de beauté et de laideur se retrouve aussi dans la personnalité même de Car­men. Son attitude envers Don José est régie par une alternance de froideur et de tendresse. Elle enchante ou tourmente tour à tour son amant, et l’accule peu à peu au désespoir.

Dès la première rencontre, elle le tourmente avec une maîtrise sur­prenante. Don José était de garde à la porte de la manufacture de tabac de Seville. Carmen, qui y travaillait alors, se moqua de la timi­dité de ce nouveau venu, et Tinsulta devant ses camarades. Il ne sut rien répondre. Bien plus, loin de se fâcher, il ramassa la fleur de cas- sie qu elle lui avait lancée, complètement troublé, sans savoir ce qui lui prenait. C’était comme si elle l’avait ensorcelé avec son charme8. C’est à partir de ce moment qu’il commence à aimer Carmen. Dans leur liaison, c ’est toujours elle qui est victorieuse; c’est toujours lui qui est soumis. Elle se comporte comme un tyran, mais Don José croit qu'un seul mot de tendresse, un seul jour de douceur suffisent à le payer de tous les malheurs qu’il a endurés à cause d’elle.

Elle est bien consciente d’être aimée de lui, et sait qu’il ne peut la quitter, d’où sa supériorité sur lui. De temps en temps, elle se laisse aller à ses caprices, et c’est exactement dans son caprice que sa cruauté envers Don José se manifeste de la manière la plus claire. Prenons pour exemple le cas de Tofficier anglais. Sans prévenir per­sonne, Carmen devient la maîtresse d^n officier anglais à Gibraltar, dans l’intention de l’abuser et de le voler. Inquiet de l’absence de Carmen, Don José décide daller à Gibraltar, déguisé en marchand de fruits, espérant la retrouver. Et en effet elle se trouvait là; «habillée superbement»9, elle était avec «un officier en rouge, épaulettes d’or, cheveux frisés, tournure d’un gros mylord»10, à la grande différence de Don José, qui était habillé en pauvre marchand d’oranges. Pour l’officier qui ne sait pas la vérité, Don José n’est qu’un misérable marchand. Comme Carmen lui a interdit de révéler leur liaison, sa torture psychique devient de plus en plus intolérable. Il meurt de dépit et de jalousie. Mais Carmen, tout en sachant que Don José souffre de sa situation humiliante, accumule encore les moqueries. Elle dit à F Anglais : «Je vous le disais bien, je Tai tout de suite reconnu pour un Basque; vous allez entendre quelle drôle de langue.

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Comme il a l’air bête, n’est-ce pas?»11 Elle dit tout cela à dessein, parce qu'elle sait combien Don José est fier de son origine basque.

De pareils incidents se répètent quatre fois au t o t a l : la première fois, quand Carmen est allée danser chez un co lo n el,à la porte du­quel Don José était en faction. La deuxième fois, elle était avec le lieutenant de son régiment. Le troisième cas est celui de l’officier anglais, et le quatrième, son amour passager avec le picador Lucas. Dans tous ces cas, elle joue de la sensation d’infériorité de Don José; elle accompagne des hommes économiquement ou socialement supé­rieurs à lui, et elle swahilie magnifiquement pour eux. Mais quelle est la réaction de Don José dans ces situations désagréables? Ici on observera son caractère contradictoire. A l’exception du deuxième cas où il tue son rival, lui qui s’emporte facilement,n’ose pas faire de reproches à Carmen sur place. C ^st à cause de ce caractère intro­spectif et timide que la victoire de Carmen est plus écrasante, et que la mortification de Don José devient plus grande. D’ailleurs, Carmen prend plaisir à le faire souffrir, ce qui fait davantage ressortir sa cruauté. Ces traits de la personnalité de Carmen semblent si intolér­ables et si inhumains à Don José, qu^l en arrive parfois à la haïr, mais il ne peut pas la quitter, et son souvenir Tobsède même après sa mort. Pour lui elle est un «autre» qu,il n’arrive jamais à comprendre parfaitement, un «autre» qui tantôt l^ttire par son charme inexplic­able et dangereux, mais qui tantôt le rejette, pour rester toujours hors de sa domination totale.

Remarquons le contraste entre les deux personnes; tout les oppose, non seulement leurs tempéraments comme nous venons de le constater, mais aussi leurs origines sociales et leurs physionomies. Don José est issu d’une vieille famille chrétienne qui se fait gloire d’avoir sa généalogie. Avant de se faire bandit sur les conseils de Carmen, il était soldat, gardien de Tordre social. Au contraire, com­me nous Tavons vu ci-dessus, Mérimée a choisi de faire de Carmen une bohémienne. Par son origine, elle était destinée à appartenir à la société marginale, société hors-la-loi. Quant à leurs pays natals, s’ilest du Pays basque, du nord de l’Espagne, elle est du sud, de l’An­dalousie. Il faut remarquer que les régions du nord de l’Espagne étaient considérées comme «peu espagnoles», tandis que l’An­dalousie, le pays du soleil et de la passion, était «l’Espagne vraiment

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espagnole» pour les romantiques français (de même pour les voyageurs étrangers d’aujourd’hui). Quant à leurs physionomies, s’il avait des yeux bleus et des cheveux blonds comme les gens des autres pays du nord, les yeux et les cheveux de Carmen étaient noirs. On peut donc observer ici le même schéma que dans le roman de Gautier que nous étudierons dans le chapitre suivant : blond aux yeux bleus contre cheveux et yeux noirs, c’est-à-dire, pays du nord civilisé contre pays du sud sauvage, primitif et passionné.

Nous avons déjà considéré Don José comme un Espagnol typique, par la brutalité et par le peu d’importance qu’il accorde à la réflexion avant de commettre un acte. Cependant en tenant compte du rôle qu’il tient dans son rapport avec Carmen, on ne peut pas ne pas admettre que sa position est ambiguë; Don José apparaît maintenant comme un être appartenant à une société civilisée, qui se sent aussi attiré que terrifié par la sauvagerie et la cruauté de la bohémienne. Don José, issu d’une société où importent Tordre et la morale, admire le monde hors-la-loi («La vie de contrebandier me plaisait mieux que la vie de soldat»12) au début de sa liaison amoureuse avec Carmen. Mais, finalement, ne voulant plus vivre une vie hasardeuse et criminelle, il lui propose de chercher à vivre «honnêtement»1 Mans le Nouveau-Monde. Carmen répond alors : «Nous ne sommes pas faits pour planter des choux»14; ainsi choisit-elle d’être rebelle et farouche pour toujours, en refusant d’être intégrée dans la société «honnête», et se moque de la morale et des règles qui y sont domi­nantes.

III

Nous allons maintenant procéder à l’analyse de l’œuvre de Gautier.

«Paris est ennuyeux à mourir»15, dit Gautier à la fin de 1839 dans une lettre adressée à Nerval. Ce fut le 5 mai de Tannée suivante que Gautier partit pour FEspagne. En 1836 déjà, il avait voyagé en Belgi­que avec Nerval, mais le voyage en Espagne était son premier grand voyage. Grand et inoubliable voyage . il en gardera toujours le souvenir, et ne cessera de parler du ciel bleu et du laurier-rose de F Andalousie. «L’Espagne fut et demeura pour Gautier cette terre heureuse; il lui resta reconnaissant, et son œuvre entière vibre de

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chants à sa louange»16 Pendant son séjour de cinq mois, il parcourut presque toutes lés régions de FEspagne excepté celles de Fouest. Aus­sitôt qu^l prit le chemin de TEspagne, il commença à rédiger ses im­pressions de voyage, et dès le 27 mai de la même année, L a Presse publia le premier article de la série intitulée «Sur les chemins : lettres d’un feuilletoniste». Ces lettres écrites «sur les chemins» seront réunies dans un ouvrage intitulé Tra los m o n tes17,dont l’édition revue et augmentée paraîtra chez Charpentier en 1845 sous le titre définitif de V oyage en E sp agn e.

Ses souvenirs de voyage lui fourniront trois autres ouvrages; Un voyage en E sp a g n e , pièce de vaudeville dont la première représenta­tion eut lieu le 21 septembre 1843; E sp a n a , recueil de poèmes paru en 1845 comme partie des P oésies com plètes', et M ilitona, roman écrit pour L a P resse au mois de janvier 1847. Dans ce roman, Gautier a mis tout ce qu’il avait observé en Espagne, en l’arrangeant, en l’idéalisant et en le transformant par l’imagination.

M ilitona n'est pas un roman psychologique; les personnages sont des représentants d’une certaine classe sociale ou de certaines valeurs, et ils sont placés selon le schéma suivant :

Feliciana MilitonaSir Edwards Juancho

AndrésCe schéma permet à l’auteur d’exprimer clairement, peut-être trop

directement, son dégoût pour le prosaïsme de la société bourgeoise moderne. Avant tout, le contraste entre les deux femmes saute aux yeux; si Feliciana est habillée «à la française et dans le respect le plus profond de la mode du jour»18, Militona porte une «robe de soie noire à la mode espagnole»19. Si Feliciana aime les vaudevilles de Scribe, Militona, elle, aime les courses de taureaux. Tandis que celle- là aime «le piano, le thé et les mœurs prosaïques de la civilisation»20, celle-ci vit modestement, et excepté les choses strictement nécessaires à la vie, elle n’a qu’une guitare. Cependant, «la pauvreté innocente et fière [de la chambre de Militona] a sa poésie»21. Comme on le voit donc, Feliciana et Sir Edwards avec lequel elle se marie finalement, sont des représentants de la société industrialisée et de la sensibilité bourgeoise. Ce qui leur importe, c^ st la réussite sociale et économi­que, et Tapparence. L'utilité est la seule valeur qu7ils reconnaissent

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aux choses. Pour eux,l’amour n’est que «les flatteries de l’amour- propre, l’orgueil de la conquête et les chimères de rimagination»22 Ils vivent dans l’hypocrisie. Au contraire, Militona et Juancho, le torero qui l’aime sans qu'elle réponde à son amour, sont des re­présentants de la société traditionnelle espagnole. Les valeurs spiri­tuelles sont les plus importantes pour eux. Ils parlent avec franchise, ils sont toujours sincères et ils aiment avec passion. Il est évident que Gautier caricature sévèrement Feliciana et Sir Edwards et les décrit avec sarcasme, tandis qu’il fait l’éloge de la vie simple de Militona. Nous voudrions attirer Tattention aussi sur la différence de physiono­mie des deux femmes. A la différence de Militona, fille idéalisée, qui a des cheveux et des yeux noirs, Feliciana a des yeux bleus et des cheveux blonds. Nous avons donc le même schéma que celui de C ar­m en , quant aux physionomies des personnages. Et quand Gautier qualifie de «fade»23 le teint de Feliciana, en la comparant avec la beauté naturelle de Militona, il est sûr que Fauteur donne un sens symbolique aux physionomies des deux femmes, dans l’intention de critiquer le mode de vie de la première. C ’est-à-dire, «la civilisation et le brouillard»24 où la vie d’un homme n’est qu’hypocrisie, contre «le soleil et la poésie»25 où la vie d’un homme est pleine de sentiments sincères et humains.

Ce schéma qui oppose deux femmes se retrouve à travers toute l’œuvre de Gautier : depuis son conte de jeunesse, Celle-ci et celle- là, qui fait partie des Jeu n es-F ra n ce, jusque son dernier et important roman, Spirite. Gautier exprimera pendant toute sa vie Tidée que la civilisation risque de dégrader la grandeur spirituelle de Thomme, mais il est exceptionnel qu’il utilise le schéma du contraste de deux femmes dans l’intention d’exposer sa thèse sociale.

Les œuvres construites selon ce schéma ont toujours pour protago­niste un jeune homme qui hésite entre les deux femmes. Dans Milito­na, c'est Andrés. Nous voudrions examiner brièvement sa position. Il est issu de la haute société, de même que son ex-fiancée, Feliciana. Mais Andrés sent qu^l manque quelque chose dans la vie aisée que son mariage avec elle lui promet. Quand il éprouve de Tamour pour Militona «la manola»26, il se déguise en «manolo» pour trouver l’occasion de s’approcher d’elle. Blessé et accueilli dans la chambre de Militona, il découvre les qualités spirituelles de cette pauvre fille,

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et il finit par Fadmirer. Jean-Claude Berchet voit dans ce roman pres­que une allégorie du V oyage en E sp a g n e21, où Gautier, le Parisien, quoique né à Tarbes, va en Espagne et y découvre une valeur déjà oubliée dans la société dont il est issu.

Mais revenons au problème de la cruauté espagnole, parce que dans ce roman, nous avons un personnage typique de ce cliché. Juan- cho est un torero très célèbre. Il est entouré de la plus grande gloirequ’un torero puisse souhaiter, mais son malheur commence quand iltombe amoureux de Militona, qui ne Taimera jamais. Ne comprenantpas pourquoi elle le déteste autant, il la soupçonne d’avoir un amant. Il la suit partout comme une ombre, et quand il découvre quelqu’un en conversation intime avec elle, il est pris de Tenvie de tuer avec son «navaja» (couteau), emporté par la jalousie. Il ne sait pas se con­trôler et se comporte brutalement comme poussé par la rage ou par la jalousie. Outre cette propension à la violence, un autre trait re­marquable de sa personnalité est le caractère extrême de ses senti­ments. Pour lui, il n^xiste que la joie de Tamour ou le désespoir le plus profond. Puisque Militona ne l’aime pas, il sombre dans un désespoir d’où rien ne peut le tirer. Ironiquement, son amour trop grand inspire de la peur à Militona, et plus il l’aime, plus elle s’éloigne de lui. Après le mariage d’Andrés et de Militona, Juancho projette de la tuer, en considérant que c5est le seul moyen de la pos­séder. Mais parvenant pas, il décide de se laisser intentionnelle­ment tuer par un taureau sous les propres yeux de son aimée. Certes, ce caractère de Juancho est loin de la notion de la cruauté chez Sade ou Villiers de TIsle-Adam, mais sa propension à la violence et l'ex­pression exaspérée de ses sentiments sont des éléments importants du cliché de la cruauté espagnole.

A propos, quand Feliciana a reçu la nouvelle qu,Andrés était bles­sé, la première chose quelle a fait a été, au lieu de s'inquiéter de lui, de se poser la question de savoir «si une jeune fiancée peut aller voir son fiancé dangereusement blessé»28 et s’il n’y avait pas 《 quelque chose de choquant à ce qu'une demoiselle bien élevée vît prématuré­ment un homme dans un lit»29 En se rappelant que c'est cette sorte d’hypocrisie que Gautier attaque le plus violemment (même si cela pourrait bien être le signe d’un certain raffinement dans l’interpréta­tion du code moral et social), il est possible d’interpréter positive-

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ment la brutalité de Juancho comme la preuve qu^l échappe aux con­ventions sociales prosaïques.

Militona est libre, elle aussi, de ce type de conventions; devant le torero fou de colère et de jalousie, elle dit sans aucun détour qu’elle aime Andrés. Cette expression directe de la passion, cette franchise, voilà le trait commun de Juancho et de Militona. Bien que Militona ne réponde pas à l’amour du torero, ces deux «vrais» Espagnols partagent la franchise des actions et des paroles.

A ce propos, on peut observer, dans ce roman, un usage peu com­mun du mot «cruel». Nous le découvrons dans la description de la beauté de Militona : «C'était toute la pureté du type grec, mais affi­née par le caractère arabe, la même perfection avec un accent plus sauvage, la même grâce, mais plus cruelle; [. .] une pareille beauté eût eu quelque chose d'alarmant dans un salon de Paris ou de Lon­dres; mais elle était parfaitement à sa place à la course de taureaux, sous le ciel ardent de l'Espagne»30 Le dualisme est évident, avec «la pureté, la perfection et la grâce du type grec» d^n côté, et «le raffine­ment du caractère arabe, Taccent sauvage et la cruauté» d^n autre. Dans cette description, il y a un décalage entre la signification généralement acceptée et celle qui est donnée par Fauteur. Gautier vide le signifié traditionnel du mot pour lui en donner un autre plus particulier. Le mot «cruel» signifie ici la beauté sauvage qui s'oppose à la beauté considérée comme idéale dans la civilisation occidentale. La cruauté est, par conséquent, une valeur esthétique qui reste en dehors du système de valeurs occidental. Sa présence peut être alar­mante dans un contexte civilisé, mais elle trouve bien sa place dans un endroit comme l’arène où la vie d’un homme est en jeu. Et la brutalité de Juancho, suivant cet usage particulier du mot, pourrait bien être une cruauté en tant que valeur morale qui s’oppose à la conception traditionnelle et orthodoxe de conduite exemplaire.

IV

Dans cette étude, nous avons essayé de mettre en relief l'agence­ment et les fonctions du cliché de la cruauté espagnole dans les œuvres de Menmée et de Gautier.

En premier lieu, ce cliché était un moyen efficace de donner de la couleur locale aux œuvres. Quand le cliché est utilisé dans cette in­

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tention, rextériorisation de la cruauté est presque toujours accom­pagnée d’un modèle esthétique, tel que le duel ou l’assassinat au couteau. D ’ailleurs, l’existence de personnages basés sur ce cliché facilite le développement de l’intrigue, bien qu’elle risque de faire de l’œuvre une médiocre histoire stéréotypée. L ’apparition intermittente de la cruauté dans les deux œuvres fonctionne comme un suspense, et retient l’intérêt du lecteur jusqu’à la fin qui culmine avec la mort tragique.

Mais au-delà de cet usage commun, le cliché a aussi des sens parti­culiers selon la sensibilité et la problématique de chaque écrivain. Dans C a rm en , la cruauté de la bohémienne tantôt exerce son charme sur Don José et tantôt lui inspire de la peur. Sa cruauté à elle est, pour lui, une marque d’altérité qui sépare le monde de Carmen du sien. D ’autre part, la cruauté dont elle fait preuve envers lui pourrait être interprétée, dans un cadre sociologique, comme une manifesta­tion de rébellion de la part de la société marginale contre Tordre social.

Dans M ilitona, le cliché de la cruauté espagnole devient le moyen de critiquer le prosaïsme et l’utilitarisme de la société bourgeoise. Ici la cruauté se charge de valeurs esthétique et morale. Valeur esthéti­que, parce que Gautier qualifie de «cruelle» la beauté sauvage et païenne. Valeur morale, parce que c^ s t une preuve de pureté ori­ginelle, d5absence de contamination par la civilisation. Pour Gautier, désillusionné par le monde contemporain, la cruauté était un apa­nage, ou bien un privilège, celui de ceux qui habitaient le monde ancien ou lointain de ses rêves.

NOTES1 ) Aloysius Bertrand : G a sp ard d e la N uit, Gallimard, N RF, 1980, p. 183.2) Paul Hazard : «Ce que les lettres françaises doivent à TEspagne» in R ev ue d e la littérature c o m p a r é e ,1 6 ,1 9 3 6 , p. 22.3) Voir Margaret Rees : F ren ch authors on Spain 1 8 0 0 -1 8 5 0 , Lon­dons, Grand & Cutler, 1977.4) Lettres de Mérimée à Madame de Montijo le 16 mai 1845 : «Je viens de passer huit jours enfermé à écrire [. . .] une histoire que vous m’avez racontée il y a quinze ans, et que je crains d’avoir gâtée.

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Il s’agissait d’un Jacque de Malaga qui avait tué sa maîtresse, laquelle se consacrait exclusivement au public. [. .] Comme j'étudie les bohémiens depuis quelque temps avec beaucoup de soin, j’ai fait mon héroïne bohémienne» (Prosper Mérimée : C orrespondance générale, IV, Le Divan, 1945, p. 294).5) Prosper Mérimée : C arm en in Théâtre de Clara G azul, R om ans et nouvelles, Gallimard, La Pléiade, 1978, p. 945.6) Ib id .y p. 954.7) Ibid ., p. 951.8) «Peut-être vaut-il la peine de noter que si Carmen a un prénom très répandu en Espagne, c’est aussi un mot latin (d’où provient le français charm e) signifiant : poésie, chant, musique, magie» (Note de Jean Brunei in L a V énus d'Ille, C arm en , Larousse, Coll. Nouveaux Classiques Larousse, 1969, p. 66).9) Prosper Mérimée : C arm en , p. 978.10) Ib id ., pp. 977-978.1 1 ) Ib id ., p. 978.12) Ib id ., p. 973.13) Ib id ., p. 983.14) Ib id ., p. 983.15) Théophile Gautier : C orrespondance générale, I, Genève, 1985, p. 164.16) Gilberte Guillaumie-Reicher : T héophile Gautier et l’E sp agn e, Hachette, 1935, p . 13.17) Faute de l’espagnol. Correctement : Tras los montes.18) Théophile Gautier : Militona in Œ uvres com plètes, X , Charpen­tier, 1888; rpt., Genève, Slatkine Reprints, 1978, p. 130.19) Ib id ., p. 224.20) Ib id ., p. 208.2 1 ) Ib id ., p. 213.2 2 ) Ib id ., p. 218.23) Ib id ., p. 221.24) Ib id ., p. 248.25) Ib id ., p. 247-8.26) Selon l’explication donnée en Voyage en E sp a g n e,les manolas sont «les grisettes de Madrid» (Théophile Gautier : op. cit., p. 127). On peut trouver la même explication dans les Lettres adressées d 'E s-

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p a g n e de Mérimée (Prosper Menmée : Lettres adressées d 'E sp a g n e in Théâtre d e Clara G azul, R om ans et n ouvelles, p. 555).27) Jean-Claude Berchet : «Introduction» in V oyage en E sp a g n e,

Garnier-Flammarion, Coll. Garnier-Flammarion, 1981, p. 45.28) Théophile Gautier : M ilitona, p. 211.29) Ib id ., p. 211.30) Ib id ., p. 147.

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