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La démographie du polyptyque de Saint-Remi de Reims · La démographie du polyptyque de Saint-Remi de Reims* 1. les sources et leur critique Les premières enquêtes domaniales entreprises

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La démographie du polyptyque de Saint-Remi de Reims*

1. les sources et leur critique Les premières enquêtes domaniales entreprises en pays rémois à partir du début du VIIe siècle, étaient limitées jusqu’au IXe siècle au recensement des tenures et des redevances et prestations de travail dues par leurs tenanciers. L'archevêque Ebbon, qui occupe le siège rémois entre 816 et 835/840, a étendu la portée de ces enquêtes en faisant décrire "par des hommes énergiques leurs colons et leurs services". Le polyptyque de Saint-Remi de Reims, dressé peu après mai 847 sur l'ordre de l'archevêque Hincmar, conserve la trace matérielle de ces pratiques. Les enquêteurs s’intéressent désormais aussi aux habitants du domaine. Les listes énumèrent les noms des dépendants adultes et leur statut juridique et domanial, avec le nombre ou, plus rarement, le nom de leurs enfants1. Le cadre qui sert de référence au recensement est celui de la potestas, la terre et les hommes au pouvoir de Saint-Remi. En matière d'hommes, le polyptyque recense le dépendant et pas l'étranger. En matière de terre, le polyptyque privilégie le tenancier sur l'habitant. Contre quelques journées de travail par an ou quelques deniers, les accolae, installés à l'intérieur du terroir seigneurial en marge des manses et les forains qui ont quitté le domaine, gardent leur place dans la communauté villageoise et la famille de Saint-Remi. Au rapport mutuel entre protecteur et protégé, qui les préservent de l'isolement, s'ajoute le droit d'accès aux parcours et aux bois communs du domaine2. La portée et la qualité du recensement varient de domaine en domaine. Alors que la première partie de l'inventaire, qui décrit les tenures et les charges paysannes, est rédigée à partir d'un questionnaire précis et d'un formulaire unique, la composition des listes de dépendants est passablement hétéroclite. Ce désordre témoigne sans doute du remploi, à l’occasion de la rédaction du polyptyque, de listes de population existantes3. L'une de ces listes, jointe à l'inventaire du village ardennais de Viel-Saint-Remi, est présentée par le polyptyque comme une énumération complète de la population, qu'elle réside effectivement à l'intérieur ou à l'extérieur des limites du domaine : Hic continentur Nomina totius familiae praefatae villae, interius commanentis scilicet et exterius4. L'examen attentif du texte permet de reconstituer en familles un groupe de 1202 personnes, réparties, d'après leur statut domanial en quatre catégories :

* Publication originale : “La démographie du polyptyque de Saint-Remi de Reims“, Compter les Champenois, Reims, 1997, pp. 81-94. © Jean-Pierre Devroey. Le texte original a été légèrement corrigé pour la publication en ligne pour tenir compte d’une datation plus précise du polyptyque de Saint-Remi de Reims. 1 J.-P. Devroey, "Les premiers polyptyques rémois, VIIe-IXe siècles", Le grand domaine aux époques mérovingienne et carolingienne, Gand, 1985, pp. 78-97, aux pp. 82-85 et 89-90. Réédité dans J.-P. Devroey, Etudes sur le grand domaine carolingien, Aldershot, 1993. 2 Voyez la somme du domaine de Viel-Saint-Remi (Le polyptyque et les listes de cens de l'abbaye de Saint-Remi de Reims (IXe-XIe siècles), éd. J.-P. Devroey, Reims, 1984, p. 46 (Travaux de l'Académie nationale de Reims, 163)) : viri mansa tenentes et accole et forenses sunt .CCLXXXVIII. debentes anno tertio pro pasto totidem porculos. 3 Notamment dans les discordances fréquentes entre les noms des tenanciers attachés aux manses et les listes de la familia. 4 Le polyptyque et les listes de cens de l'abbaye de Saint-Remi de Reims, voir n. 2, p. 37.

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Viel-Saint-Remi (après mai 847)

Adultes : 546 Enfants : 656

Catégories de la population recensées % de l'effectif des adultes Occupants des manses 24 Accolae, résidant en marge des manses 11 Autres dépendants à l'intérieur du domaine 31 Foranei, dépendants résidant à l'extérieur du domaine

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Cette première approche du polyptyque de Saint-Remi de Reims illustre bien les écueils d'une exploitation démographique des inventaires carolingiens5. Le recensement est rarement complet. A Viel-Saint-Remi, la population installée sur les manses, qui est d'ordinaire la seule décrite dans les polyptyques carolingiens, ne représente qu'un quart de la population totale. Les textes les plus riches ne donnent à voir qu’un instantané, déformé par les critères de l’enregistrement6. Certaines catégories de la population sont systématiquement ignorées ou omises. L'individu est présent dans le polyptyque parce qu'il est l'homme d'un seigneur, acteur d'un système de redevances et de prestations de travail et sujet d'un rapport réciproque de dépendance et de protection. L'analyse doit prendre en compte les règles particulières qui ont présidé à l'établissement de chaque inventaire. Dans tous les cas, la critique a fait apparaître des phénomènes complexes de sous-enregistrement ou d'omission de catégories clefs pour l'analyse de la tendance démographique et des structures familiales7. Les femmes y sont sous représentées par rapport aux hommes, les enfants par rapport aux adultes, les filles par rapport aux garçons. L'étranger n'est mentionné que s'il exploite la terre du maître8. La prise en compte de la variable sociale ou du critère de résidence témoigne de variations significatives dans la structure ou le profil démographique des groupes étudiés.

5 Une synthèse des problèmes de critique des sources est donnée par P. Toubert, "Le moment carolingien (VIIIe-Xe siècle)", Histoire de la famille, t. 1, Mondes lointains, mondes anciens, sous la dir. de A. Burguière, C. Klapisch-Zuber, M. Segalen, F. Zonabend, Paris, 1986, pp. 333-358. Trois polyptyques seulement, ceux de Saint-Victor de Marseille (813-814), de Saint-Germain-des Prés (vers 820) et de Saint-Remi de Reims (après mai 847) se prêtent par la nature et la richesse de leurs données à une véritable analyse démographique. 6 J.-P. Devroey, "A propos d'un article récent : l'utilisation du polyptyque d'Irminon en démographie", Revue belge de philologie et d'histoire, 55, 1977, pp. 509-514; le même, "Les méthodes d'analyse démographique des polyptyques du haut moyen âge", Acta Historica Bruxellensia, 4, 1981, pp. 71-88. Réédités dans J.-P. Devroey, Etudes sur le grand domaine carolingien, Aldershot, 1993, IV et V. 7 P. Toubert, Le moment carolingien, voir n. 5, p. 336. 8 A Saint-Victor de Marseille, les époux et les épouses étrangers sont mentionnés mais non nommés. Ailleurs, ils sont purement et simplement omis. M. Zerner, "Enfants et jeunes au IXe siècle. La démographie du polyptyque de Marseille, 813-814", Provence historique, 31, 1981, pp. 355-384., à la p. 372.

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Un exemple de variable catégorielle : la structure de la population à Viel-Saint-Remi (après mai 847)

catégories d'habitants % parmi les mansionnaires % parmi les accolae Hommes mariés 30,5 12,7 Solitaires avec enfants 12,2 3,2 Solitaires sans enfants 22,2 31,7 Total hommes 64,9 47,6 Femmes mariées 30,5 12,7 Solitaires avec enfants 4,6 20,6 Solitaires sans enfants 0 19,0 Total femmes 35,1 52,4 Enfants 55,6 41,1

"Si l'on veut aboutir à des conclusions d'une approximation satisfaisante (...), il faut sortir des voies traditionnelles de la démographie historique et mettre au point des méthodes correctives et substitutives pourvues d'un bon degré de fiabilité"9. Une mise en oeuvre globale et directe des données à l'échelle de la population du polyptyque aboutit à faire la moyenne de situations locales, dans des domaines souvent très éloignés les uns les autres et dissemblables10. 2. Le groupe domestique : Partout où elle a pu être étudiée, la taille moyenne du ménage paysan se situe à l'époque carolingienne11 au niveau relativement modeste de 4 à 6 personnes.

Taille des ménages à Viel-Saint-Remi (après mai 847) manses ingénuiles manses serviles

nombre d'habitants 151 142 nombre de ménages 28 23 moyenne arithmétique 5,4 6,2

A Viel-Saint-Remi, la population moyenne du manse se situe entre 5 et 6 personnes. Mais, on doit aussi noter que plus de la moitié de cette population vit dans des groupes domestiques de 6 personnes ou plus. L'étude du groupement familial ne correspond pourtant pas à l’image de la prépondérance de la famille souche, illustrée à la fin du XIXe siècle par Le Play. Avec des différences locales parfois significatives, la famille conjugale simple apparaît aujourd’hui comme la structure familiale la plus répandue dans les grands domaines, en France, en Allemagne et en Italie12.

9 P. Toubert, Le moment caroligien, voir n. 5, p. 336. 10 M. Zerner, Enfants et jeunes au IXe siècle, voir n. 8, pp. 355-384. L'étude de J. Verdon ("La femme vers le milieu du IXe siècle d'après le polyptyque de l'abbaye de Saint-Remi de Reims", Mémoires de la Société d'Agriculture, Commerce, Sciences et Arts de la Marne, 91, 1976, pp. 111-134) pâtit d'avoir été menée globalement et sans considération pour les problèmes de datation des diverses parties du polyptyque. 11 A Saint-Germain-des-Prés, vers 820, le coefficient de peuplement du foyer paysan varie de 4,5 à 5,5. Il est très proche de 5 à Saint-Remi de Reims et Saint-Victor de Marseille. L. Kuchenbuch donne une fourchette de 5 à 6 pour cinq recensements en Rhénanie (804-886). G. Luzzatto, à Farfa en Italie centrale, considère 5 comme représentatif de la taille moyenne de la cellule familiale des esclaves de l'abbaye. C. Wickham aboutit aux mêmes conclusions pour les Abruzzes. P. Toubert, Le moment carolingien, voir n. 5, p. 337. 12 P. Toubert, Le moment carolingien, voir n. 5, pp. 337-340.

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Typologie des ménages de tenanciers à Viel-Saint-Remi (après mai 847) Catégories %

1. solitaires 5,8 2. ménages sans structure familiale 5,8 3. familles conjugales simples 55,8 4. familles conjugales élargies 11,5 5. ménages multiples 21,1

Une théorie du mariage et une idéologie unificatrice de la famille conjugale s'est construite dans le monde franc entre le milieu du VIIIe et le milieu du IXe siècle. Dans les campagnes, la constitution des grands domaines bipartis repose sur le choix seigneurial en faveur de la petite tenure paysanne adaptée à la famille étroite13. Dans la région parisienne, là où plusieurs familles étaient réunies dans l'exploitation d'un manse, chacune était taxée pour un feu, ce qui laisse entendre qu'elles constituaient des maisonnées séparées14. Le développement récent des fouilles d'habitat rural en France, qu'il convient encore d'interpréter avec prudence, témoigne en même temps de la réorganisation de l'espace rural dans le système double de la villa et du cloisonnement d'unités qui ne peuvent être que familiales. Ce phénomène n'a pas été observé sur des sites antérieurs au VIIIe ou à la fin du VIIe siècle15. Dans la région qui nous intéresse, cette nouvelle organisation des campagnes est sans doute illustrée par la substitution dans de nombreux noms de lieu de formes terminées en -curtis et en -villa à des anthroponymes déjà suffixés en (i)acum à partir du VIIe siècle16. Le cercle de la famille large ne s'efface cependant pas comme structure de représentation sociale dans le monde rural. Les enquêteurs, qui recensent les paysans de Saint-Remi de Reims, dressent à la fois l'état des ménages dans l'ordre des feux et des listes de plusieurs centaines de noms de personnes, regroupés dans la sphère de la famille large. Malgré la pauvreté du vocabulaire de la parenté dans les polyptyques17, le mode de dénomination témoigne, au travers de la variation thématique, de l'importance de la parenté, de l'existence d'une véritable conscience familiale et du désir ou de la nécessité chez les paysans de perpétuer le souvenir de leur origo18.

13 P. Toubert, Le moment carolingien, voir n. 5, p. 345. 14 L. Kuchenbuch, Bauerliche Gesellschaft und Klosterherrschaft im 9. Jahrhundert. Studien zur Sozialstruktur der Familia der Abtei Prüm, Wiesbaden, 1978 (Vierteljahrschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte. Beihefte, 66), pp. 380-394 . Contra, J. Bessmerny, "Les structures de la famille paysanne dans les villages de la Francia au IXe siècle", Le Moyen Age, 90, 1984, pp. 165-193, aux pp. 177-178. 15 Un village au temps de Charlemagne. Moines et paysans de l'abbaye de Saint-Denis du VIIe siècle à l'An Mil, Paris, 1988; D. Bayard, "L'habitat du haut moyen âge en Picardie : état de la question", Aux sources de la gestion publique, 2, L'invasio des villae ou la villa comme enjeu de pouvoir, éd. E. Magnou-Nortier, Lille, 1995, pp. 269-293. 16 J. Lusse, Naissance d'une cité. Laon et le Laonnois du Ve au Xe siècle, Nancy, 1992, pp. 110-116. F. Lot, "De l'origine et de la signification historique et linguistique des noms de lieux en -ville et en -court", Romania, 59, 1933, pp. 199-246. 17 L. Kuchenbuch, Bauerliche Gesellschaft und Klosterherrschaft, voir n. 14, pp. 86 et sv. P. Toubert, Le moment carolingien, voir n.5, pp. 337-338. 18 Voyez en dernier lieu, H.-W. Goetz, "Zur Namengebung baüerlicher Schichten im Frühmittelalter. Untersuchungen und Berechnungen anhand des Polyptychons von Saint-Germain-des-Prés", Francia, 15, 1987, 852-877 et R. Le Jan, "Entre maîtres et dépendants : réflexions sur la famille paysanne en Lotharingie, aux IXe et au Xe siècles", Campagnes médiévales : l'homme et son espace. Etudes offertes à Robert Fossier, Paris, 1995, pp. 277-296. La généalogie de plusieurs familles de paysans du domaine de Courtisols est recherchée à

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3. Dynamique et tendance démographique : Déterminer la structure et la dynamique de la population dans les grands domaines demeure très malaisé en l'absence de données sérielles et en raison de l’omission de certaines catégories d’habitants, comme les étrangers sans tenure. Quelle était ainsi la place des vrais célibataires et des veufs dans la masse considérable des individus recensés comme solitaires? A Viel-Saint-Remi, la part des personnes enregistrées comme solitaires dans la population adulte varie fortement suivant leur lieu de résidence à l'intérieur ou à l'extérieur du domaine.

Viel-Saint-Remi

Catégories % des solitaires dans la population adulte Manses 39 Accolae 75 autres dépendants intra villam

65

forains 98 La prise en compte du critère de résidence illustre la variation du comportement matrimonial. Dans les manses, on se marie avant tout à l'intérieur de la familia du seigneur. L’émigration est presque exclusivement le fait d'isolés. D’importantes différences apparaissent dans le comportement des dépendants suivant leur sexe.

Viel-Saint-Remi Rapport hommes/femmes parmi les solitaires

Catégories manses accolae autres dépendants

forains

hommes solitaires avec enfants

17 2 19 10

femmes solitaires avec enfants 6 13 24 77 hommes solitaires sans enfants 29 20 53 85 femmes solitaires sans enfants 0 12 10 10 Pour la région parisienne19, la Champagne20 et la Provence21, les trois polyptyques fournissent des chiffres moyens concordants de 2,6 à 3 enfants par couple. Mais, comme il n'est pas possible d'estimer l'ampleur du célibat définitif, le nombre d'enfants enregistré par couple ne peut pas donner d’indication sur le mouvement général de la population. Une autre voie d'approche consiste à mesurer le rapport entre enfants et adultes. Les valeurs observées sont, elles aussi, concordantes. Dans cinq domaines de Saint-Germain-des-Prés, le solde entre les générations était positif, entre 1,1 et 1,222. Une valeur proche d'1,2 apparaît également dans les villae de Saint-Remi au milieu du IXe siècle.

l’occasion d’un procès qui les oppose en mai 847 au seigneur, Saint-Remi de Reims, pour savoir s’ils sont serfs ou libres. Le polyptyque et les listes de cens de l'abbaye de Saint-Remi de Reims, voir n. 2, pp. 28-29. 19 J-P. Devroey, Les méthodes d'analyse démographique, voir n. 6, p. 85. 20 J.-P. Devroey, Recherches sur l'histoire rurale du haut moyen âge, 800-1050. Les polyptyques de Saint-Remi de Reims et de Saint-Pierre de Lobbes, thèse de doctorat inédite, Bruxelles, 1982, pp. 98-100. 21 M. Zerner, Enfants et jeunes au IXe siècle, voir n. 8, p. 371. 22 J.-P. Devroey, A propos d'un article récent, voir n. 6, p. 514.

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Rapport de reproduction de la population dans le polyptyque de Saint-Remi de Reims

période Localité n.femmes n.enfants rapport de reproduction

enfants/femme Début IXe Aigny 17 36 1,1 Fleury 10 27 1,4 Total 27 63 1,2 Après mai 847 Ville-en-Selve 51 139 1,4 Chézy 21 49 1,2 Courtisols 157 347 1,1 Beine 35 69 1,0 Beconis Villa 23 72 1,6 Viel-Saint-Remi 278 656 1,2 Gerson 5 21 2,1 Sault-Saint-Remi 98 195 1,0 Total 668 1548 1,2 av. 861 Condé-sur-

Marne 23 59 1,3

Morizello 12 40 1,7 Louvercy 4 18 2,3 Châtillon 6 17 1,5 Total 45 134 1,5 2e ½ Xe Total 56 140 1,3 D'autres méthodes d'exploitation des données démographiques confirment l'existence d'une tendance générale et inégale à la croissance. Dans la Provence du début du IXe siècle, les différences d'effectif entre les classes d'âge des enfants dessinent l'image d'une natalité "en accordéon" qui dénote une bonne aptitude à réparer rapidement les dégâts des crises antécédentes23. Le taux de natalité minimum, qui a dû se situer dans la Champagne du IXe siècle entre 30 et 35‰, confirme la tonicité de la population. Au même moment, les grands domaines de la région parisienne connaissaient une tendance générale et inégale à la croissance, qui aurait assuré le doublement de la population dans un délai qui varie selon les villae entre un demi-siècle et un siècle et demi environ24. A Saint-Remi de Reims, l'application du même modèle démographique situe autour de 60 ans le temps de doublement au milieu du IXe siècle25. L'incontestable potentiel de croissance démographique a-t-il débouché sur une augmentation générale de la population? L'hypermasculinité constatée à l'intérieur de beaucoup de grands domaines a été longtemps interprétée comme la trace de pratiques malthusiennes, destinées à lutter contre la surpopulation. En utilisant le polyptyque de Saint-Germain-des-Prés comme une source directe et homogène, Emily Coleman a proposé d'interpréter ce déséquilibre des sexes comme le fruit de l'infanticide sélectif des petites filles ou de la pratique sournoise du

23 M. Zerner, Enfants et jeunes au IXe siècle, voir n. 8, pp. 358 et sv. 24 J.-P. Devroey, Les méthodes d'analyse démographique, voir n. 6, pp. 86-88. 25 J.-P. Devroey, Recherches sur l'histoire rurale du haut moyen âge, 800-1050. Les polyptyques de Saint-Remi de Reims et de Saint-Pierre de Lobbes, thèse de doctorat inédite, Bruxelles, 1982, pp. 101-104.

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sevrage précoce26. Si l'ethnologie et l'histoire médiévale fournissent des exemples d'infanticide des filles en milieu rural, les distorsions du taux de masculinité doivent plutôt s'expliquer par les critères d'enregistrement de la population rurale dans le polyptyque27. Ainsi, dans les villae de Saint-Germain-des-Prés, l'enquête ne recense que les enfants qui vivent effectivement avec leurs parents. Elle laisse de côté les aînés, qui ont déjà quitté le foyer pour mener leur vie propre28. L'hypermasculinité du groupe des enfants pourrait donc y refléter un âge au mariage plus précoce des filles. Dans les chapitres des polyptyques de Reims et de Marseille, où l'ensemble des enfants paraît avoir été recensé, rien n'indique un déséquilibre significatif du nombre des petits garçons sur celui des petites filles.

Polyptyque de Saint-Remi de Reims (5 domaines)

taux de masculinité des enfants 97taux de masculinité des adultes 116

Polyptyque de Saint-Victor de Marseille

(ensemble des domaines) : classes d'âge n.hommes n.femmes taux de

masculinité de 3 à 9 ans 15 15 100 de 10 à 15 ans 7 4 175 plus de 15 ans 66 40 165 adultes autochtones

88 106 74

population totale 176 165 107 L'indication de l'âge des enfants en dessous de 12 ans dans le polyptyque de Saint-Victor de Marseille permet de construire une pyramide qui ne dénote pas le moindre déséquilibre suspect en faveur des garçons. En Provence, où la période d'allaitement durait vraisemblablement deux ans, rien ne confirme l'hypothèse d'un sevrage plus précoce. Les petites filles étaient élevées avec la même sollicitude que leurs frères. L'hypermasculinité est la plus forte dans le groupe des jeunes célibataires à partir de dix ans, ce qui confirme l'hypothèse du mariage précoce des filles29. L'âge moyen au mariage se situe sans doute autour de quinze ans pour les femmes30. Les recherches menées récemment par Guy Halsall sur le mobilier funéraire des cimetières lorrains du VIe et VIIe siècle, paraissent confirmer l'hypothèse d'une différence des âges de la vie entre filles et garçons31. Si la loi fixe au même âge (douze ans) le début de leur majorité32, la puberté signifie pour la jeune fille mariage et

26 E. Coleman, "L'infanticide dans le haut moyen âge", Annales E.S.C., 1975, pp. 315-335; Id., "Infanticide in the Early Middle Ages", Women in medieval Society, éd. S. Stuard, Philadelphia, 1976, pp. 47-70. Le rapport biologique entre hommes et femmes est de 105 garçons pour 100 filles à la naissance. La surmortalité des petits garçons ramène ce rapport à l'égalité, vers 5 ans, alors qu'à partir de l'âge nubile, le nombre des jeunes hommes a tendance a dépassé celui des jeunes femmes dans les populations traditionnelles. 27 Cette thèse est défendue contre celle de Coleman par J.-P. Devroey, A propos d'un article récent, voir n. 6. 28 C.-E. Perrin, "Note sur la population de Villeneuve-Saint-Georges au IXe siècle", Le Moyen Age, 69, 1963, pp. 75-86, à la p. 82. 29 J.-P. Devroey, A propos d'un article récent, voir n. 6., p. 79. 30 Les historiens divergent sur l'âge au mariage au VIIIe-IXe siècles : il aurait été très précoce (10 à 12 ans) pour Bessmerny; précoce (14-15 ans) pour Devroey; plutôt tardif selon Zerner. 31 G. Halsall, "Female Status and Power in Early Merovingian Central Austrasia : the Burial Evidence", Early Medieval History, 5, 1996, pp. 1-24, spéc. aux pp. 13-20. 32 Pactus Legis Salicae 24, 7, éd. K.-A. Eckhardt, MGH Leg, Sect. 1, vol. 4, Hanovre, 1962.

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maternité, alors que pour le garçon, elle marque le début d'un long processus de socialisation, l'homme se mariant plus tard, sans doute vers la trentaine. K. Leyser, à partir d'un échantillon limité mais significatif de femmes de l'aristocratie saxonne du Xe siècle, trouve confirmation d'un âge au mariage précoce (autour de 15 ans) et note une période de fécondité très élevée entre 15 et 30 ans environ. En revanche, les maternités étaient très rares après la trentaine, sans que les sources permettent de faire la part de l'usure biologique ou d'une restriction volontaire?33. Le cycle familial semble donc réglé sur un rythme rapide, accéléré encore pour la femme, dont le statut social a pu se modifier autour de la quarantaine34.

33 K. Leyser, Rule and Conflict in an Early Medieval Society. Ottonian Saxony, London, 1979.; J.-P. Devroey, "Femmes au miroir des polyptyques. Une approche des rapports du couple dans l'exploitation rurale dépendante entre Seine et Rhin au IXe siècle", in Femmes et pouvoirs des femmes à Byzance et en Occident (VIe-XIe siècles), éd. S. Lebecq, A. Dierkens, R. Le Jan, J.-M. Sansterre, Lille, 1999, pp. 227-249. 34 G. Halsall, Female Status, voir n. 31, pp. 17-20.

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Le mode de rédaction de la liste de la population de Viel-Saint-Remi permet d'y répartir les adultes en deux générations.

Structure de la population par génération à Viel-Saint-Remi (après mai 847) (population des manses35)

catégories G1 G2 G3 (enfants)

Hommes mariés 9 29 Solitaires avec enfants

7 9

Solitaires sans enfants 12 19 Total hommes 28 57 Femmes mariées 9 29 Solitaires avec enfants

6 12

Solitaires sans enfants 2 1 Total femmes 17 42 Total par génération 45 99 187

Le groupe âgé y représente 31% de la population adulte des manses. Les couples sans enfants, qui sont peu nombreux, appartiennent tous à la deuxième génération36. Plus de la moitié des couples de la génération des grands-parents ont à côté d'enfants adultes, de jeunes enfants encore qualifiés d'infantes. L'importance et l'évidente jeunesse du groupe des grands-parents constituent un indice supplémentaire de poids en faveur d'un cycle familial court, avec tout ce qu'un tel rythme implique pour l'histoire de la famille : dynamisme des jeunes, précocité de l'âge au mariage, importance de la fertilité et aptitude à réparer les accidents de la croissance37. A l'intérieur du domaine, la dynamique de la croissance démographique, qui pourrait entraîner une surpopulation nuisible aux intérêts du seigneur et des habitants est maîtrisée par des mécanismes de régulation sociale : le célibat pour les hommes qui restent à l'intérieur du domaine, l'émigration pour les femmes. A Viel-Saint-Remi, un homme sur trois est classé comme solitaire sans enfant dans la génération la plus âgée des mansionnaires. La stabilité des hommes est particulièrement forte dans le groupe des tenanciers des manses où le départ de la tenure est le fait de quatre hommes pour treize femmes! L'ampleur de la mobilité féminine est entièrement confirmée dans les autres villae de Saint-Remi de Reims. Il y avait en moyenne 156 hommes pour 100 femmes intra villam, alors que les émigrants n'étaient que 82 pour 100 de leurs compagnes. C'est dans les domaines les plus petits que la mobilité féminine est la plus forte38.

35 Y compris les accolae et forenses membres de la famille des tenanciers des manses. 36 La proportion importante des couples sans enfants parmi les ménages (30% à Villeneuve-Saint-Georges, dans la région parisienne) est peut-être un indice supplémentaire d'une succession rapide des générations. En théorie, ces ménages ont pu se situer aux deux extrémités du cycle familial : jeunes ménages ou couples parvenus au terme du cycle domestique et dont les enfants sont tous chasés ailleurs. Charles-Edmond Perrin a proposé d'y voir surtout des représentants de la génération des grands-parents. C.-E. Perrin, Note sur la population, voir n. 5, pp. 82-83. 37 P. Toubert, Le moment carolingien, voir n. 5, p. 341. 38 J.-P. Devroey, Les méthodes d'analyse démographique, voir n. 6, pp. 77-78.

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Polyptyque de Saint-Remi de Reims (après mai 847) la variation du taux de masculinité

de la population adulte en fonction de la résidence : domaine tenanciers des manses accolae forains Ville-en-Selve 110 100 80 Beine 224 100 85 Viel-Saint-Remi 185 91 109 Sault-Saint-Remi 226 107 40

A Viel-Saint-Remi, l'immigration masculine paraît inexistante : les femmes isolées avec enfants, dont la mention pourrait révéler autant d'hommes étrangers non recensés, sont en nombre à ce point restreint (4 à 5% de la population adulte) qu'il paraît plausible d'y voir le seuil biologique du veuvage féminin. Le système du manse et l'organisation de la villa traduisent avant tout les exigences seigneuriales de la production céréalière. Elle implique l'installation ou la fixation dans les manses d'un groupe d'hommes, agriculteurs spécialisés, manouvriers ou bouviers aptes à manier la charrue et de leurs compagnes, qui assurent la pérennité de la famille. La jeune femme célibataire représente à la fois un danger de maternité non désirée et une main d’œuvre inadaptée, en dehors du modèle conjugal, aux exigences du travail agricole. Ces femmes sont donc plus nombreuses que les hommes à grossir les rangs des accolae à l'intérieur du domaine ou à choisir le départ. Cette impression est confirmée par la fréquence des mentions de femmes seules ou accompagnées d'enfants dans des tenures marginales les plus petites du village : maisons avec ou sans courtil, ferme réduite à un champ, hostises ou petites fractions de manse. La pression qui s'exerce à l'intérieur des villae de Saint-Remi est donc à la fois démographique et sociale. La mobilité des femmes, à l'intérieur et vers l'extérieur du domaine constitue un facteur de régulation de la croissance interne de la population39. L'étude des listes de forains témoigne de l'importance et de la durée de la croissance démographique. Vers 850, elle durait depuis au moins deux générations. Comme fait historique, l'enregistrement régulier des émigrants domaniaux témoigne d'une série de phénomènes passionnants. Maîtres et dépendants ont soin de conserver la trace écrite du lien qui les unit, même si celui-là se matérialise par le don de quelques journées de travail par an. Dans le commerce amoureux, c'est à la femme qu'il revient de franchir les distances. Vers quel ‘ailleurs’, les paysannes de Saint-Remi partait-elle? Parmi la centaine de forains attachés à la villicatio de Condé-sur-Marne, un peu plus de la moitié seulement résidaient au-delà de la Vesle, soit à une quinzaine de kilomètres, une journée de marche mais aussi un monde, à l'échelle du temps paysan. Le monde rural ne paraît donc pas figé dans des structures rigides. Le domaine ecclésiastique est ouvert aux nouveaux immigrants. Il est aussi l'origine d'un flot continu d'émigrants, qui trouvent apparemment fortune ailleurs. La mobilité paysanne dont témoigne les villae de Saint-Remi au milieu du IXe siècle semble éloignée du portrait sinistre qu'on a parfois dressé des campagnes carolingiennes : "des espaces vides, très imparfaitement exploités (...) côtoyant des îlots surpeuplés où la croissance biologique (...) fait se presser les hommes aux lisières de la disette"40. Mais, le tableau concorde sur un point. A côté de zones de peuplement dense et d'exploitation anciens, il reste une large marge de

39 J.-P. Devroey, Femmes au miroir des polyptyques, voir n.33. 40 G. Duby, L'économie rurale et la vie des campagnes dans l'Occident médiéval, Paris, 1962, t. 1, p. 69.

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terres moins humanisées, d'espaces intercalaires, ouverts aux entreprises et au labeur de populations pionnières. Malgré les difficultés d'interprétation et les incertitudes des chiffres, le polyptyque de Saint-Remi de Reims permet de construire un modèle du régime démographique des populations rurales du IXe siècle. Ces caractères fondamentaux sont :

• un cycle familial rapide; • une très forte fécondité, qui est sans doute une donnée stable de la démographie

médiévale41; • des taux de natalité élevés, qui devraient, dans des circonstances normales, déterminer

une croissance de la population relativement rapide. On distingue deux mécanismes régulateurs d'inégale importance dans ce régime démographique. Une très forte fécondité, alliée à un âge au mariage précoce pouvait induire une surmortalité féminine à l'âge adulte. Mais, c'est surtout la nuptialité, qui paraît comme au bas moyen âge et aux temps modernes corriger les effets d'une forte fécondité. Le poids essentiel de cette modération a dû porter sur le célibat, comme tend à le démontrer l'étude du vocabulaire domanial. Dans une société dominée par l'exploitation familiale, le mariage devait composer avec l'existence d'un nombre limité de tenures héréditaires. Les exclus du système du manse portent des dénominations révélatrices de leur statut d'isolés : haistaldi, solivagi ... L'organisation sociale s'en ressent : le cadet masculin ou la veuve sont rejetés aux marges du domaine, dans les accolae. Les filles excédentaires sont plus nombreuses à quitter le domaine que les garçons. Ces jeunes célibataires constituent une réserve considérable de reproduction et d'expansion de la population, un "stock matrimonial"42, dont l'existence est la promesse d'une cicatrisation rapide des accidents dus aux crises de surmortalité. Dès le IXe siècle, les ressorts de la croissance sont donc tendus : la "vague démographique" qui balaye l'Europe de l'an Mil, prend racine dans le monde rural carolingien. Mais celui-ci reste inégalement peuplé. Autour de Reims s'étend un monde "plein" - terres bien drainées et vignobles de l'Ouest du diocèse, vallées alluviales de la plaine champenoise et terres sèches de la trouée de l'Oise - où le réseau villageois est pratiquement complet vers 900. Dans les espaces intercalaires du plateau champenois, le semis de peuplement est très lâche, mais relativement régulier. Les sols les plus pauvres de l’Ardenne, comme le plateau de Rocroi ou la Terre des Pothées, sont encore un véritable désert. La prospérité relative et le dynamisme des populations installées dans les zones de peuplement les plus denses, où abondent les domaines royaux et ecclésiastiques alimentent une lente reconquête des terroirs les moins peuplées et une exploitation plus intensive du saltus.

Jean-Pierre Devroey Université libre de Bruxelles

41 J. Dupâquier, "De l'animal à l'homme : le mécanisme régulateur des populations traditionnelles", Revue de l'Institut de sociologie de l'ULB, 1972, pp. 177-211; G. Bois, Crise du féodalisme. Economie rurale et démographie en Normandie orientale du début du XIVe siècle au milieu du XVIe siècle, Paris, 1976, pp. 242 et sv. 42 J. Dupâquier, De l'animal à l'homme, cité n. 41, p. 202.