29

La dette, le boom, la crise

  • Upload
    others

  • View
    4

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: La dette, le boom, la crise
Page 2: La dette, le boom, la crise
Page 3: La dette, le boom, la crise

VIVIEN LEVY-GARBOUA

GÉRARD MAAREK

L A D E T T E

L E B O O M

L A C R I S E

ATLAS/ECONOMICA 33, avenue du Maine

75015 PARIS 49, rue Héricart

75015 PARIS

Page 4: La dette, le boom, la crise

Ecrire est un acte solitaire (même quand il est pratiqué à deux). Mais un livre est aussi le fruit d'une complicité, d'un travail collectif, auquel participent, outre les auteurs, les lecteurs des premières ver- sions et tous ceux qui façonnent le manuscrit en un produit fini.

Une place particulière doit être faite à Jean Denizet, qui a inspiré et donné le prétexte à ce livre, en réunissant autour de lui quelques spécialistes des questions monétaires. Ch. de Boissieu, qui était du nombre, nous a mis sur la piste de lectures enrichissantes.

Notre gratitude va également à P.Y. Cosse, M. Didier, J.M. La- porte, C.Toullec, Y.Ullmo qui ont bien voulu réagir aux premières ébauches de ce texte.

Mesdames Pradier et De Bock ont dactylographié le texte et Monsieur Monsauret a dessiné les figures de l'ouvrage. Qu'ils en soient remerciés.

© Ed. ÉCONOMICA, 1985

Tous droits de reproduction, de traduction, d'adaptation et d'exécution réservés pour tous les pays.

Page 5: La dette, le boom, la crise

à Danièle et Hélène.

Page 6: La dette, le boom, la crise
Page 7: La dette, le boom, la crise

Préface

Le livre de Vivien Lévy-Garboua et de Gérard Maarek a deux atouts pour retenir l'attention du public. D'une part il est centré sur l'entreprise, dont la place dans le fonctionnement économique est aujourd'hui généralement reconnue. Leur mérite est de présenter une théorie de l'entreprise beaucoup plus réaliste, beaucoup plus proche des faits, que celles qui sont actuellement sur le marché. Notamment parce qu'elle introduit les choix financiers et les consi- dère comme essentiels. A partir de cette vision nouvelle de l'entre- prise, les auteurs passent au plan macro-économique et c'est leur deuxième atout: ils ont quelque chose de nouveau à nous dire sur la crise. Ils font une lecture financière de la crise, qui s'oppose aux explications les plus répandues. Celles-ci font l'objet dans le chapi- tre I, d'une critique brillante et dévastatrice. Avant d'en arriver à leur propre explication de la crise, ils développent leurs conceptions macro-économiques. Ils utilisent une technique analytique connue: celle de la croissance équilibrée. Mais ils la renouvellent de deux façons : d'une part en y introduisant à nouveau les choix financiers. Ensuite et surtout en distinguant les horizons divers auxquels les économistes peuvent s'intéresser: l'originalité du livre est ici de mon- trer que les conséquences à court terme des politiques économiques sont tout à fait différentes, et même contradictoires, avec les consé- quences à moyen terme ( cinq à dix ans). Or ce sont celles-ci qui sont importantes.

Ainsi le livre a-t-il une parfaite unité, ce qui est la condition d'un livre réussi. Il ne traite qu'un seul thème, ne discute qu'un grand débat. Ici le thème unificateur est l'importance des comportements financiers. Le grand débat est celui que les auteurs choisissent d'ou-

Page 8: La dette, le boom, la crise

vrir avec deux auteurs américains: Modigliani et Miller. Dans un article de American Economic Review de 1958, ceux-ci ont été jusqu'au bout du modèle classique et néo-classique. Ils «démon- trent» qu'on doit séparer les choix «réels» de l'entreprise (stratégie de production et de commercialisation, choix des investissements, etc.) et les choix financiers. Seuls les premiers importent; les seconds sont indifférents. Ainsi était totalement explicité le postulat néo-classique d'une économie purement réelle. Ce n'était plus seu- lement la monnaie qui était évacuée, c'étaient toutes les dettes et toutes les créances.

On peut ajouter que Keynes et ses disciples n'ont rien arrangé. Les comptabilités nationales, développement des quelques égalités de la Théorie Générale, véritable traduction comptable des idées keyné- siennes, le montrent bien: elles «bouclent» sur la ligne des opéra- tions courantes. Certes on a dressé des tableaux d'opérations finan- cières, sortes d'annexes purement documentaires. L'opinion géné- rale des comptables nationaux restait que les opérations financières étaient totalement plastiques. Elles se modelaient sur les comporte- ments réels, mais n'agissaient nullement sur eux. Pour avoir voulu parler de comportement d'endettement dans un rapport annuel des comptes de la nation de la fin des années cinquante, j'ai été amicale- ment censuré par mes amis du SEEF.

Lévy-Garboua et Maarek nous décrivent leur surprise et leur malaise devant le théorème de Modigliani et plus généralement devant l'attitude générale qu'il représente et justifie. D'abord leur surprise de praticiens. Comment admettre que les choix financiers qui sont l'occupation quotidienne du banquier, qui sont repérables par le statisticien — et celui-ci peut mettre en évidence des corréla- tions étroites avec des phénomènes macro-économiques du monde réel — soient déclarés non pertinents? L'effet de levier si vanté, si décrié, n'est-il pas surprenant qu'on ne le retrouve pas dans l'expli- cation des événements des vingt dernières années? Ensuite leur surprise de théoriciens. Nos deux auteurs ont une culture économi- que très vaste : ils sont familiers de Wicksell, de Hawtrey, de Robert- son, de Fisher. Ces hommes sont des minoritaires sans doute; le courant principal n'a pas retenu leurs enseignements. Mais l'accord d'une pléiade de minoritaires de cette qualité interdit de négliger ce qu'ils ont dit. Tous professent que les comportements financiers «importent» et Fisher soutient que les endettements, ce «stock» ignoré des néo-classiques orthodoxes, joue un rôle capital dans les crises longues.

Fortifiés par ces relectures, V.L-G et G.M. tentent la réfutation de Modigliani et Miller au nom de l'observation professionnelle du comportement des entreprises et des banques. Si la réfutation directe

Page 9: La dette, le boom, la crise

est au chapitre 2, les chapitres 3 à 5 peuvent être considérés comme sa suite, sa paraphrase détaillée et scrupuleuse.

Mais la réfutation ne suffit pas. Au 19ème siècle et encore au 20ème, tant que fonctionne un système de changes fixes avec convertibilité interne ou seulement externe, le mode de régulation des emballements wickselliens ou des freinages cumulatifs était le déficit extérieur, l'écoulement de revenu monétaire et l'élévation du taux d'intérêt qui en résultait. Mécanisme de Wicksell, convertibilité et régulation cyclique étaient étroitement liés. Jacques Rueff, très admiré de nos auteurs, a cru jusqu'à la fin de sa vie que le retour à l'étalon-or était possible et qu'il était la seule solution. Ses disciples sont bien forcés de raisonner aujourd'hui dans le cadre qui est le nôtre d'une monnaie bancaire inconvertible en métal et qui a peu de chances de le redevenir. Ils nous montrent que, même dans ce cas, un mécanisme spontané s'oppose au jeu prolongé de l'effet de levier: c'est la contrainte de solvabilité. Plus une entreprise s'endette, plus elle s'expose au risque d'insolvabilité, plus elle se «fragilise». Le banquier oblige donc les entreprises, si nécessaire, à trouver un compromis entre les avantages de l'endettement et le risque de faillite. Il y a un point d'équilibre, un endettement optimum, un endettement «désiré».

Trait à retenir pour quand nous les interrogerons tout à l'heure sur leurs convictions profondes: nos auteurs ont une forte propension à admettre, à discerner, à démontrer l'existence d'auto-régulations... Nous en avons une autre preuve dans leur recours à un schéma de croissance équilibrée. On sait les querelles inexpiables dont cette technique a été et est encore l'objet. Ecartons-les pour l'instant. Ce qui importe à Vivien Lévy-Garboua et à Gérard Maarek c'est de démontrer leur second apport essentiel: toute politique économique a des effets contradictoires à court terme et à moyen-long terme. Les politiques de relance keynésiennes par déficit budgétaire ont des effets favorables à court terme; mais bientôt ces effets favorables s'effacent et laissent la place à des effets défavorables qui mettront des années à disparaître. Le déroulement de l'expérience Reagan semble bien apporter ici un début de preuve. (signalons au passage cet aveu de Joan Robinson : «Keynes n'a pour ainsi dire jamais porté ses regards au delà de la courte période». Keynes and Ricardo. Journal of post-keynesian Economies n° 1). Le recours aux schémas de croissance équilibrée a en partie pour objet de permettre la démonstration. Il aboutit à un apparatus qui a la richesse, la subtilité, mais aussi la complexité du graphique IS/LM de Hicks et Hansen. Souhaitons au graphique EC/FP (Endettement-croissance et Fonds prêtables) la même popularité que son prédécesseur. On y voit le taux de croissance, le taux d'endettement et le taux d'intérêt

Page 10: La dette, le boom, la crise

se déterminer simultanément. Le marché des fonds prêtables a une particularité dans ce modèle: il n'existe pas. C'est une simple méta- phore. Nous sommes en économie d'endettement, c'est-à-dire une économie où les marchés financiers n'ont plus qu'un rôle marginal, où l'intermédiation par le système bancaire est la règle. L'expression métaphorique de marchés des fonds prêtables récapitule commo- dément l'ensemble des comportements du système bancaire par lesquels il adapte les demandes de crédit d'un coté, les offres de dépôts de l'autre. La fixation du taux d'intérêt est un de ces comportements; dans le schéma de nos auteurs, la variation du taux d'intérêt n'est pas un phénomène de marché.

Lévy-Garboua et Maarek en viennent alors aux politiques écono- miques. Indiquons seulement comment le problème se pose pour eux. Leur schéma de croissance équilibrée avec comportements financiers et endettements aboutit, comme tous les modèles de ce type depuis Harrod, à un sentier de croissance unique. Il y a un «taux de croissance autorisé» compte tenu du taux d'endettement et du taux d'intérêt, qui équilibre le marché des fonds prêtables. Ce taux de croissance autorisé peut être, et sera même le plus souvent, dans les circonstances actuelles de croissance de la population active et de la productivité, inférieur au taux «naturel», celui qui assurerait le plein emploi. Le problème des politiques à mener revient à jouer sur les paramètres dont dépend le taux de croissance «autorisé» afin qu'il rejoigne le taux «naturel». Car nos auteurs n'appartiennent pas à cette partie de l'intelligentsia qui pense que la croissance forte, c'est fini. Les vingt-cinq années de croissance élevée et de plein emploi ont été une brillante exception qui n'a aucune raison de réapparaî- tre. Tout au contraire: pour eux il n'y a aucune solution au problème du chômage hors le retour à une croissance forte. Seulement ce retour ne peut pas se faire rapidement. Pour augmenter le taux de croissance autorisé, il faut accroître la solvabilité des entreprises, augmenter la rentabilité économique du capital c'est-à-dire améliorer le partage social au profit des entreprises, abaisser le coefficient de capital; il faut réduire la part des profits distribués, abaisser les taux d'intérêt, réduire l'incertitude sur la rentabilité économique et sur la rentabilité financière. Après un long détour, on retrouve comme par enchantement toutes les recettes de l'orthodoxie!

Disons-le franchement, le lecteur pourra s'étonner, voire s'irriter et se poser des questions sur la motivation des auteurs. Essayons d'y répondre pour lui. Non, nos auteurs ne sont pas des néo-classiques masqués, qui, pour mieux se faire lire, auraient pris les oripeaux d'une économie nouvelle dite économie d'endettement. C'est très clairement et sans aucun doute très sincèrement qu'ils mettent à nu les faiblesses des néo-classiques, à l'égal des faiblesses keynésiennes.

Page 11: La dette, le boom, la crise

Par exemple les néo-classiques professent que le partage de la valeur ajoutée se fait en fonction de la productivité marginale du travail et du capital. Chacun sait qu'il n'en est rien et que le partage social se fait en fonction des rapports de forces entre les organisations syndi- cales d'employeurs et de salariés ( l'accord intervenant jusqu'à une date récente par indexation des salaires sur la hausse des prix de la période précédente ce qui perpétuait et aggravait l'inflation). Tout le monde le sait mais peu le disent, en tous cas jamais les néo-classi- ques. Nos auteurs eux le disent sans ambages au chapitre onze. Autre exemple, tout le modèle néo-classique est fondé sur le concur- rence des producteurs entre eux, concurrence supposée acharnée, concurrence se traduisant chaque fois que c'est possible par la baisse des prix. Avec leur souci habituel de partir des faits, nos auteurs insistent au contraire sur l'existence d'ententes, parfois ouvertes, le plus souvent tacites. Loin de les condamner, ils leur attribuent un rôle utile: la viscosité des prix et des rémunérations contribuent à stabiliser le processus wicksellien.

De même sur Keynes, ils pourront être à la fois féroces sur certaines naïvetés et la page d'après reconnaître la validité de ses analyses dans le court terme.

Alors des éclectiques? Des hommes sans conviction ferme, sans vues très arrêtées, sans souci de cohérence? Le mot est souvent pris dans ce sens. Mais ce n'est pas son vrai sens. Le Littré dit «Qui admet ce que chaque système paraît offrir de bon», et à éclectisme: «Doctrine de philosophes anciens, dits syncrétistes, qui essayaient de réunir dans un système les systèmes antérieurs». Bref, ceux qui appliquaient à la philosophie, première des sciences humaines, la méthode scientifique qui ajoute les découvertes aux découvertes, en remaniant le fonds ancien, mais sans le détruire. Au lieu d'aller, comme l'économie trop souvent aujourd'hui, d'un extrême à l'autre au gré de la mode.

Mais cette dernière phrase est trop pessimiste. Ce qui frappe au contraire, en France depuis quelques années, c'est une convergence, à base d'un certain éclectisme. Abandonnés les systèmes visant à la logique la plus rigoureuse, mais à partir de postulats qui ne sont soumis à aucune vérification. On ne conserve que la rigueur logique et les postulats vérifiables. Abandonnée l'orthodoxie keynésienne dans la mesure où elle se prétend applicable quelles que soient les circonstances, et sans que soient mesurés ses effets à moyen terme. Abandonné aussi l'aspect normatif - et ceci est souligné par Lévy- Garboua et Maarek; on décrit la réalité et on tente de l'expliquer.

Edmond Malinvaud dans son ouvrage: «Essai sur la théorie du chômage» mettait en avant le concept de profitabilité. Il soulignait combien ce concept essentiel avait «été négligé par les économistes

Page 12: La dette, le boom, la crise

Je suis frappé par la convergence entre le texte de Malinvaud et le livre de Lévy-Garboua et Maarek. Je crois que celui-ci est une étape importante dans ce « renouvellement de l'analyse quantitative de la conjoncture et de la politique macro-économique» appelé par Malin- vaud.

Les sous-écoles s'abritent encore derrière des vocables différents, mais entre les économistes du déséquilibre et ceux de l'économie d'endettement les inspirations profondes sont voisines. Le devant de la scène peut bien être occupé par des querelles bruyantes entre monétaristes et keynésiens de stricte observance. Leur intérêt est déjà épuisé.

L'avenir n'est pas là. Il est dans ce consensus discret, mais solide, qui tend à s'établir entre les meilleurs des économistes français.

25 juillet 1985 Jean Denizet

1. Paris, Calmann-Lévy, 1983. 2. Précisions pour éviter toute confusion que la profitabilité pour Malinvaud est l' écart entre

ce que Lévy-Garboua et Maarek appellent la rentabilité financière et le taux d 'intérêt.

Page 13: La dette, le boom, la crise

... Pharaon eut un songe... Voici qu'il se tenait près du Nil et voici que du Nil remontaient sept vaches, belles d'aspect et grasses de chair, qui se mirent à paître dans la jonchaie. Puis voici que sept autres vaches remontaient du Nil derrière elles. Elles étaient laides d'aspect et maigres de chair. Elles se tinrent à côté des vaches, sur la rive du Nil, et les vaches laides d'aspect et maigres de chair mangèrent les sept vaches belles d'aspect et grasses. Alors Pharaon s'éveilla. Il se rendormit et eut un second songe. Voici que sept épis montaient sur une seule tige. Ils étaient gras et bons. Puis voici que sept épis maigres et roussis par le vent d'est germaient après eux. Or les épis maigres avalèrent les sept épis gras et pleins. Alors Pharaon s'éveilla et voici que c'était un songe.

GENESE XLI, 2-12

Page 14: La dette, le boom, la crise
Page 15: La dette, le boom, la crise

CHAPITRE 1

Les deux crises

— — —

T a été dit sur « la crise ». Depuis plus de dix ans, une formidable machine statistique s'est mise en marche pour en analyser les symp- tômes. D'innombrables médecins se sont penchés au chevet de l'économie et l'ont auscultée avec méthode et acharnement. Les meilleurs esprits de ce temps se sont affrontés dans une farandole d'ouvrages, de discours, de séminaires, de colloques et de débats pour répondre à une question simple et décourageante: que se passe-t-il donc ?

Un malheur ne vient jamais seul. Ebranlés par leurs désaccords, déçus par les performances des politiques qu'ils préconisaient, les économistes se sont mis à douter de leur savoir. D'économique, la crise est devenue intellectuelle

Ce n'est plus une, mais deux crises qu'il faut vivre aujourd'hui. Avant de brosser, à grands traits, les thèses en présence, et pour

éviter tout bavardage inutile, peut-être n'est-il pas superflu de s'en- tendre sur le sens des mots.

Le terme de «crise» est devenu si banal qu'il peut englober un peu ce que l'on veut. Dans ce livre, il est utilisé pour désigner une baisse durable du taux de croissance et une montée concomitante du chômage. Si l'on accepte cette définition, il y a bien crise économi- que depuis 1974, non seulement en France, mais dans les princi- paux pays industrialisés. Pour l'ensemble des pays de l'OCDE, le taux de croissance était de 5% en moyenne de 1960 à 1973. Il n'est

1. Voir notamment le numéro consacré à ce sujet par la revue américaine Public Interest en 1981 et publié sous forme d'un livre au titre éloquent The crisis in Economie Theory, D. Bell et I. Kristol éditeurs, Basic Books, 1981.

Page 16: La dette, le boom, la crise

plus que de 2,1% depuis cette date (de 1974 à 1983). Dans le même temps, le chômage était multiplié par trois. Trente-deux millions de personnes sont aujourd'hui privées d'emploi dans la zone.

Cette définition peut être contestée. Un marxiste préfèrerait sans doute substituer comme indicateur de crise le déclin du taux de profit. Un monétariste pourrait regretter que la fièvre inflationniste ne soit pas retenue comme principal critère, et ainsi de suite. Mais, outre l'avantage de la simplicité et de la clarté, cette définition a le mérite de mettre l'accent sur le dommage principal que la crise inflige aux hommes qui la vivent. En fait, tous ces symptômes étant liés, l'essen- tiel est de ne pas tomber dans le travers qui consiste à enfouir sous un même vocable des choses disparates et qui n'ont pas de relation directe avec la crise. Ainsi a-t-on pu lire — entre autres choses — que la crise était liée à la libération des moeurs, à l'affaissement des valeurs morales, à l'attitude des jeunes vis-à-vis du travail, à la décolonisa- tion accélérée des années 60, etc. Faute de comprendre la crise économique, on s'est mis à parler de crise de civilisation.

Loin de nous l'idée de nier l'importance de ces phénomènes et les modifications profondes qu'ils apportent à notre vie et à notre envi- ronnement. Mais il faut être clair : ils ne sont pas la crise.

Il est naturel que la société connaisse des changements. Certains sont plus spectaculaires ou plus brutaux que d'autres. Mais tous font partie du cours normal des choses. L'économie, en général, les absorbe bien. L'exode rural, massif après la guerre en France, s'est fait sans trop de heurts; la décolonisation de l'Algérie, qui a déversé un demi million de personnes sur le marché du travail, n'a pas créé de chômage; les révoltes de mai 1968 n'ont pas brisé les ressorts de la croissance.

Il est vrai qu'une économie en crise (au sens où le mot a été défini plus haut) est moins à même de s'adapter aux situations nouvelles, mais cela ne signifie pas que celles-ci soient à l'origine de la crise: un corps malade résiste moins bien aux agressions extérieures, mais sa maladie est antérieure à ces agressions.

Quatre explications de la crise, parmi celles qui restent de nature économique, nous ont semblé les plus significatives. Deux d'entre elles se réfèrent à une évolution des structures. La première met l'accent sur le déclin industriel et technologique, et tente de faire revivre les idées de l'économiste autrichien Schumpeter. La seconde insiste sur un mode particulier du développement des pays industria- lisés, le «fordisme».

Les deux autres s'inscrivent dans le cadre de l'analyse macroéco- nomique traditionnelle. On y retrouve les échos de la sempiternelle querelle entre les monétaristes et les keynésiens. Les premiers triom- phent dans les pratiques, mais minent eux-mêmes les fondements

Page 17: La dette, le boom, la crise

de leurs convictions. Quant à Keynes, le discrédit où il est tombé est à la mesure de l'espoir qu'il a suscité. Méfions-nous pourtant d'enter- rer trop vite les idoles d'antan.

Le décl in industr ie l et t e c h n o l o g i q u e Tandis qu'on s'efforce d'oublier Keynes, Schumpeter connaît,

lui, un regain de faveur. N'a-t-on pas récemment suggéré que « l'âge de Schumpeter» allait faire suite à «l'âge de Keynes» pour cette fin d e s i è c l e

D e f a i t , l ' é c o n o m i s t e a u t r i c h i e n d e C a m b r i d g e ( M a s s a c h u s e t t s ) a

p l u s i e u r s a t o u t s s u r s o n r i v a l d e C a m b r i d g e ( G r a n d e - B r e t a g n e ) : il

r é h a b i l i t e l e r ô l e d e l ' e n t r e p r e n e u r c o m m e v e c t e u r d u p r o g r è s é c o n o -

m i q u e e t s o c i a l à u n m o m e n t o ù u n e x c è s d e p r o t e c t i o n p a r a î t a v o i r

e n g o u r d i l e s é c o n o m i e s o c c i d e n t a l e s ; il s u b s t i t u e à l a m é c a n i q u e

k e y n é s i e n n e d e s a g r é g a t s , u n e v i s i o n « b i o l o g i q u e » d u d é v e l o p p e -

m e n t , f o n d é e s u r u n m o u v e m e n t i n c e s s a n t d ' a d a p t a t i o n à l ' e n v i r o n -

n e m e n t e t d e « d e s t r u c t i o n c r é a t r i c e » . C e f a i s a n t , il r é c o n c i l i e l ' o b s e r -

v a t i o n d e l a v i e é c o n o m i q u e e t l e s r e c h e r c h e s l e s p l u s a v a n c é e s s u r

« l ' o r d r e p a r l e b r u i t » . C o m m e n t n i e r q u e , d a n s l ' e n t r e p r i s e , il y a c e

q u ' a u c u n m o d è l e n e p e u t c e r n e r : l ' i n v e n t i o n e t l a d é c o u v e r t e d e

n o u v e a u x p r o d u i t s , l a r e c h e r c h e d ' i n n o v a t i o n s , l a q u ê t e d e d e g r é s

d e l i b e r t é s u p p l é m e n t a i r e s , d e m a n i è r e s i n é d i t e s d e s a t i s f a i r e l e s

d é s i r s e t d e s ' a d a p t e r a u p r o g r è s t e c h n i q u e , e t c . ? Il e s t n a t u r e l q u e

c e t t e l e c t u r e v i v a n t e d u m o n d e s é d u i s e d a n s u n e p é r i o d e d ' i n q u i é -

t u d e e t d e c h a n g e m e n t r a p i d e . M a i s , q u a n d il s ' a g i t d ' e x p l i q u e r l a

c r i s e , s a f o r c e d e c o n v i c t i o n e s t m o i n d r e . S c h u m p e t e r a d é v e l o p p é ,

o n l e s a i t , l a t h è s e d e s « c y c l e s l o n g s » ( l o n g w a v e s ) i n s p i r é e p a r l e s

t r a v a u x d e l ' é c o n o m i s t e r u s s e K o n d r a t i e f f . T o u t p a r t d ' u n e i n n o v a -

t i o n o u , p l u t ô t , d ' u n e « g r a p p e » d ' i n n o v a t i o n s q u i d é c o u l e n t l e s u n e s

d e s a u t r e s e t s e r e n f o r c e n t . L e s e n t r e p r e n e u r s , d o n t c ' e s t l a f o n c t i o n ,

s ' e n g o u f f r e n t d a n s c e t t e o p p o r t u n i t é d e p r o f i t s e t , p o u r c e l a , e m -

p r u n t e n t e t i n v e s t i s s e n t . L e s p r e m i e r s a r r i v é s g a g n e n t p l u s d ' a r g e n t

q u e c e u x r e s t é s d a n s l e s a c t i v i t é s t r a d i t i o n n e l l e s : i ls a t t i r e n t d ' a u t r e s

c a p i t a l i s t e s , d é s i r e u x d e p r o f i t e r d e l ' a u b a i n e . D ' o ù u n b o o m d e

l ' i n v e s t i s s e m e n t e t d e s p r o f i t s , a u f u r e t à m e s u r e q u e l e s d é c o u v e r t e s

s e p r o p a g e n t e t t r o u v e n t d e s a p p l i c a t i o n s i n d u s t r i e l l e s .

2. J. Herbert Giersch, «The Age of Schumpeter», American Economic Review, mai 1984, pages 103 à 109.

Page 18: La dette, le boom, la crise

Progressivement cependant le cycle du produit se déroule : démar- rage, accélération, maturité et déclin. Lorsque le point haut est atteint, des excès ont été commis, des investissements improductifs installés, les taux d'intérêt se sont élevés, le progrès technique marque le pas. Commence alors la récession, avec son cortège de difficultés: arrêt d'usines, mise au rebus d'équipements encore ruti- lants, désendettement, faillites, etc. Puis tout rentre progressivement dans l'ordre... jusqu'à la prochaine vague d'innovations. Tout cela paraît plausible. Ce qui l'est moins, c'est la longueur du cycle: de 50 à 60 ans! Certes, Schumpeter superposait à ce cycle long des fluctuations plus brèves (celles dites de Kitchin de 3 ans 1/2 environ, celles de Juglar de 8 à 10 ans) ; mais, fondamentalement, c'est ainsi qu'il interprétait les grandes fluctuations du 19e et du début du 20e siècle : — de la fin du 18e siècle au milieu du 19e c'est la révolution de la

machine à tisser et de la mécanique ; — de 1850 à 1900, la machine à vapeur et le chemin de fer sont les

innovations « motrices » ; — à partir de 1900 a commencé l'âge de l'électricité puis, après la

guerre, celui de l'automobile et du pétrole. Il est tentant de continuer. N'assiste-t-on pas à l'«épuisement» de

l'époque actuelle ? La crise ne marque-t-elle pas la fin d'une période d'innovation exceptionnelle, commencée après la dernière guerre. Il est de fait que l'automobile s'essoufle, que tout le monde est équipé de télévision et de machine à laver. Or, c'est là que l'argumentation s'enraye. A ces innovations, d'autres sont venues se substituer: aucune trace de ralentissement du progrès technique ne paraît décelable Au contraire il semble s'être transformé en un processus continu et fort. Face au développement des industries du nucléaire, de l'espace, du magnétoscope, des techniques de télécommunica- tion ou de l'électronique, des biotechnologies et de l'agro-alimen- taire, peut-on sérieusement soutenir cette thèse ? Comment croire à la régularité des cycles ? L'idée même d'une accumulation d'inno- vations « de rupture » à certaines époques (en gros tous les cinquante ans) ne correspond ni à l'évolution de la recherche et de l'industrie moderne, ni même au sens commun des années 80.

Au fond, l'image dont veut nous pénétrer Schumpeter est celle d'êtres humains grouillants et remuants, se débattant du mieux

3. Voir E. Mansfield, «Long waves and Technological Innovation», American Economie Review, mai 1983, pp. 14-15. La thèse du cycle long a été défendue par Gerhard Mensch, Stalemate in Technology, Cambridge, Ballinger, 1979.

Page 19: La dette, le boom, la crise

qu'ils peuvent au milieu d'une fatalité de miracles cinquantenaires qui seraient leur fait et les dépasseraient cependant. La thèse est séduisante mais sans fondement théorique ni preuve empirique : elle est peu crédible.

Si le spectre du cycle long technologique ne réussit pas à nous donner des frissons, doit-on pour autant rejetter l'idée que la crise actuelle est avant tout industrielle ?

L'idée d'un déclin industriel et notamment d'un déclin industriel de l'Europe ne manque pas de défenseurs. Le raisonnement s'arti- cule grosso modo ainsi : 1. L'industrie joue un rôle spécial dans l'économie et conditionne la

richesse d'un pays. 2. Depuis quinze ans, une mutation technologique se produit: dé-

clin des secteurs traditionnels (sidérurgie, métallurgie, bâtiment), arrivée à maturité de la chimie, développement de l'électronique et des industries agro-alimentaires.

3. L'Europe s'est embourbée dans les problèmes des secteurs en déclin, alors que le Japon et, à un moindre degré, les Etats-Unis, ont pu s'adapter aux technologies nouvelles. Du coup, le centre du monde s'est déplacé vers le Pacifique

4. Pourquoi l'Europe est-elle restée à la traîne ? — parce que son système de valeurs tend à dénigrer l'entreprise

et davantage encore le profit; — parce que les relations entre l'Etat, l'entreprise et les salariés

se sont rigidifiées dans la période de croissance: difficultés d'adaptation des effectifs, indexation des salaires sur les prix, etc. ;

— parce que les entreprises n'ont pas trouvé une épargne suffi- sante pour financer sainement leur croissance ;

— parce que, dans ce contexte, le rythme d'innovation a été plus lent en Europe qu'aux USA et au Japon.

Il y a, bien sûr, plusieurs éléments pertinents dans cette thèse, mais leur portée est limitée. — L'opposition Europe-Etats-Unis qui la sous-tend n'est pas corro-

borée par les faits. La productivité du travail s'est ralentie davan- tage, et depuis plus longtemps, aux Etats-Unis qu'en Europe. Dans ce continent-ci, la vigueur de cette productivité, en dépit du ralentissement de la croissance, est même surprenante. A contrario, l'hebdomadaire américain Business Week n'a-t-il pas

4. Cette vision d'une dérive géographique de l'économie est inspirée des travaux de F. Braudel, Civilisation matérielle, Economie et capitalisme, Armand Colin, 1979, (3 volumes).

Page 20: La dette, le boom, la crise

consacré un numéro entier en 1981 au thème de la «désindus- t r i a l i s a t i o n d e s E t a t s - U n i s »

— Que l'industrie joue, à l'heure actuelle, du fait de sa place dans la production de biens d'équipement et dans les échanges interna- tionaux, un rôle macroéconomique plus important que le tertiaire est sans doute vrai, mais ce n'est ni une fatalité, ni une loi éternelle. Le déclin de l'industrie par rapport aux services ne doit pas plus nous inquiéter que celui de l'agriculture par rapport à l'industrie: notre terre, avec de moins en moins de monde, produit chaque année davantage.

— Paradoxalement, sous des dehors «structurels» cette thèse sem- ble surtout conjoncturelle. Ne confond-elle pas la cause et l'effet? Si les industries japonaise et américaine paraissent plus fortes au- jourd'hui, n'est-ce pas d'abord la conséquence de meilleures performances macroréconomiques? En sens inverse, n'est-il pas normal que, dans une crise économique (prolongée en Europe), les industriels directement affectés par la chute de l'investisse- ment souffrent particulièrement?

— Enfin, répétons-le, les évolutions structurelles sont normales. Il est clair qu'elles sont entravées et ralenties en Europe, mais ce n'est pas un phénomène nouveau. Pourquoi ce qui a fonctionné hier, tant bien que mal, se dérèglerait-il soudainement aujour- d'hui?

La fin du fordisme Depuis une dizaine d'années, un courant rassemblant des écono-

mistes français, a élaboré une interprétation originale de la crise qui s'apparente à l'analyse marxiste et à celle des «radicaux» américains. C e s t r a v a u x , i n i t i é s à l ' I N S E E e t à l a D i r e c t i o n d e l a P r é v i s i o n o n t

e x e r c é u n e i n f l u e n c e c e r t a i n e s u r l e s P l a n s s u c c e s s i f s e t o n t p r o g r e s s i -

v e m e n t c o n s t i t u é l a b a s e d ' u n d i s c o u r s é c o n o m i q u e s p é c i f i q u e m e n t

f r a n ç a i s .

O n p e u t l a r é s u m e r a i n s i : p e n d a n t v i n g t - c i n q a n s , l ' é c o n o m i e

f r a n ç a i s e a t r a v e r s é u n « â g e d ' o r » q u i c o r r e s p o n d à u n e p h a s e

h i s t o r i q u e s p é c i f i q u e . L a « c r i s e » n ' e s t q u e l a f i n d e c e t â g e d ' o r .

5. Business Week, «The reindustrialization of America», 30 juin 1980. 6. Notamment par la «Fresque Historique du système productif», Les Collectons de

l'INSEE, E27, 1974. Voir aussi: B. Loiseau, J. Mazier, M.B. Winter, «Répartition, Accumula- tion et Rentabilité du capital: un essai de comparaisons internationales », Statistiques et Etudes Financières, Série Orange, n° 25, 1976.

Page 21: La dette, le boom, la crise

L'âge d'or

L'économie est divisée en deux secteurs, l'un produisant des biens de consommation, l'autre des biens d'investissement. L'âge d'or, disons de 1950 à 1974, se caractérise par le développement rapide et régulier de ces deux secteurs, sans qu'à aucun moment l'un d'eux ne reste à la traîne. D'où vient cette croissance harmonieuse? Essentiellement de la conjonction heureuse, historiquement datée, de deux phénomènes : — une forte modernisation des techniques de production, avec une

substitution régulière des machines à l'homme. Cette croissance intensive, avec le développement du travail posté, le recours à une main-d'œuvre immigrée, etc. a permis d'importants gains de productivité (flèche (1)). Mais alors que, dans les phases précé- dentes, ces gains étaient appropriés par les «capitalistes», ils ont été cette fois largement distribués aux salariés (flèche (2)). D'où la seconde caractéristique de la période ;

— la progression continue des salaires réels, l'apparition des « normes de consommation» ont permis la consommation de masse (flèche (3)). Ainsi la demande de biens de consommation a-t-elle été soutenue et, à son tour, a-t-elle permis la production de masse et les économies d'échelle qui y sont associées (flèche (5)).

Cette configuration particulière a été baptisée «fordisme», en hommage à celui qui, le premier, avait compris la nécessité de standardiser la production de masse et de distribuer de hauts salaires permettant à ses ouvriers d'acheter les voitures qu'ils produisaient eux-mêmes (ce qui, au fond, n'est guère différent des recommanda- tions de Keynes).

Page 22: La dette, le boom, la crise

L'originalité de cette interprétation n'est pas théorique (il s'agit d'une variante du modèle de croissance de Kaldor) Elle est dans la conviction, qui transforme le «modèle» en «thèse», que les circons- tances sociales, monétaires et économiques ont permis, pendant un quart de siècle, de soutenir ce régime de croissance de manière cohérente. L'organisation du travail, la fixation des salaires par la négociation collective, le développement des banques, de la mon- naie de papier et de l'économie d'endettement, le soutien de la demande par la puissance publique et la concurrence de plus en plus monopoliste (ou administrée), loin de nuire à la croissance, auraient été les pièces essentielles du miracle des «trente glorieuses ».

La fin de l 'âge d 'or

La crise est, dans cette thèse, le signe d'un «épuisement» des facteurs qui avaient permis le maintien d'une croissance forte. Les chocs pétroliers ne sont donc qu'un épiphénomène, un réactif qui a précipité les difficultés plus qu'il ne les a suscitées: c'est donc une série de causes structurelles qui seraient à l'origine de la stagflation. Les analyses diffèrent cependant quant à leur nature. — Le ralentissement de la productivité pour une raison mal expli-

citée, les gains de productivité se sont réduits. Mais, de par leur mode de fixation, les salaires continuent de croître sur le trend antérieur. D'où une modification du partage social en faveur des salariés et une tentative de rattrapage des hausses salariales par des hausses des prix. Une spirale inflationniste s'enclenche, en même temps que, par suite du déclin du taux de profit, le rythme de croissance s'infléchit.

— La norme de consommation ne progresse p l u s Avec l'améliora- tion du niveau de vie, la consommation atteint un palier: on n'achète une automobile que pour remplacer l'ancienne, les équipements électroménagers ne trouvent plus de nouveaux débouchés. Du coup, les quantités vendues cessant d'augmen- ter, les gains de productivité dus aux économies d'échelle s'ame- nuisent. En même temps, la consommation se déplace vers les services et les loisirs, où les effets de la mécanisation et la produc- tion de masse sont plus difficiles à obtenir. Cet argument renvoie à celui, plus général, relatif à la tertiarisation de l'économie.

7. Kaldor, Essays on Economic Stability and Growth, Duckwort, Londres, 1960. 8. L'argument est chez Lorenzi-Pastré-Tolédano, La crise du XXe siècle, Economica, 1980. 9. Lorenzi-Pastré-Tolédano, opus cité.

Page 23: La dette, le boom, la crise

— Le développement de l'économie ter t ia i re est souvent invoqué comme un élément de déséquilibre tant en France qu'aux Etats- Unis. Dans cette accusation, plusieurs idées se mêlent: étant plus gourmande en main-d'œuvre, l'activité de service voit son prix augmenter plus vite que celle de l'industrie. D'où une cause d'inflation (argument totalement erronné: ce n'est pas une varia- tion de prix relatif qui crée l'inflation, c'est l'absence de baisse dans l'industrie). L'autre idée est empruntée à Marx: les services sont improductifs », c'est-à-dire improductifs de plus-value, et tendent à réduire le taux de profit, donc, en fin de compte, à peser sur la croissance. Enfin, troisième idée répandue (et tout aussi fausse que les précédentes) : les gains de productivité sont par nature faibles dans les services. D'où une entrave à la substi- tution du capital au travail et le blocage d'une des conditions déterminantes du «fordisme».

— L'extension du rôle de l'Etat finit par limiter les possibilités de croissance harmonieuse. Paradoxalement la critique «de gauche» rejoint celle des «libéraux»: trop d'Etat nuirait. Cette thèse, surtout développée en Grande-Bretagne est reprise par certains auteurs de l'école du fordisme à partir de deux argu- ments: l'activité de l'Etat renforce la tertiarisation de l'économie, avec ses écueils supposés; en même temps l'Etat qui, dans un premier temps, permet aux entreprises de maintenir leur taux de profit en prenant en charge certaines fonctions (santé, éducation, aide sociale, etc.), finit par les asphyxier: le développement des transferts se fait au détriment des aides à l'industrie et de l'inves- tissement. En détournant une partie de plus en plus importante du «surplus» de l'accumulation, les béquilles du capital se trans- forment en boulets.

— L'économiste marxiste H. B e r t r a n d a soutenu que le dérapage de la croissance harmonieuse provient d'un déséquilibre entre l'évolution des techniques dans les deux secteurs des biens de consommation et d'investissement. Le secteur de la consomma- tion, qui aurait connu dans les années 50 et au début des années 60, une véritable révolution, passant du stade artisanal à celui de

10. Idem, plus A. Cotta, Croissance et inflation en France depuis 1962, PUF. A. Brender, A. Chevallier et J. Pisani-Ferry, « Etats-Unis: Croissance, crise et changement technique dans une économie tertiaire », CEPII, La Documentation Française, 1980.

11. Par R. Bacon et W. Eltis, Britain's Economie Problem : too few producers, Mac Millan, 1976.

12. H. Bertrand, «Une nouvelle approche de la croissance française de l'après-guerre: l'analyse en sections productives », Statistiques et Etudes Financières, n° 35, 1978.

Page 24: La dette, le boom, la crise

l'industrie moderne, se serait par la suite essoufflé, et n'aurait pu soutenir le rythme des progrès de productivité du secteur des biens d'équipement. Certes, l'exportation a tiré la demande, mais pas assez pour que cela suscite de nouveaux bonds de productivité.

— Plus intéressant, nous paraît être l'argument mis en avant par R. Boyer et J. Mist ra l selon lesquels l'internationalisation crois- sante de l'économie serait à l'origine d'une contradiction ma- jeure: d'une part elle apparaît comme une nécessité, les dé- bouchés à l'étranger pouvant seuls rentabiliser le capital et faire jouer pleinement les effets d'échelle. D'autre part, elle introduit la contrainte extérieure et sa logique de folle recherche de compéti- tivité: il faut désormais réduire les salaires réels et stimuler les profits avec les conséquences que l'on devine sur le maintien de la croissance de la consommation de masse.

Critiques

Toutes ces études sont passionnantes. En recherchant dans le fonctionnement même des économies les causes de leurs difficultés, elles se démarquent de la thèse purement technologique du cycle long de Schumpeter en même temps que de l'analyse de la crise en terme de chocs externes et d'aléas inexpliqués. La démarche est donc plutôt courageuse et utile. Ces écrits sont une tentative louable pour dessiner les contours de notre monde en le faisant apparaître comme le point d'aboutissement d'une évolution longue.

Mais une description, même documentée, n'a jamais constitué une théorie. Et c'est là que le bât blesse. La croissance équilibrée est attribuée à une sorte de hasard socio-économique, sans que l'on comprenne ce qui l'a rendue possible et ce qui a permis de la maintenir. Aucune place n'est faite non plus au mécanisme des prix. Or, même si, à court terme, la puissance de ce mécanisme peut être discutée, son rôle est incontestable à plus longue échéance: qu'il s'agisse de l'énergie, du prix des facteurs de production ou des termes de l'échange, les preuves en sont innombrables.

Enfin, bien que la dématérialisation de la monnaie soit souvent invoquée, il n'y a pas de véritable place pour les phénomènes monétaires et financiers dans cette analyse. La monnaie y est non seulement permissive, mais aussi transparente.

13. R. Boyer et J. Mistral, « Internationalisation, technologie, rapport salarial: quelle(s) issue(s)?», CEPREMAP, juin 1982.

Page 25: La dette, le boom, la crise

L e s c h o c s , p é t r o l i e r s o u a u t r e s

L ' h o m m e d e l a r u e n e s ' y t r o m p e p a s . L o r s q u ' o n l ' i n t e r r o g e s u r

les causes de la crise économique, il met en avant la crise énergéti- que (citée en premier par 27% des personnes interrogées) et les désordres monétaires internationaux (16% de réponses dans ce sens). Dans les deux cas, l'année 1973 marque une rupture: guerre du Kippour et quintuplement du prix du pétrole d'une part, flottement généralisé de toutes les grandes monnaies d'autre part.

A partir de ces deux événements, on peut développer une théorie conjoncturelle d'inspiration keynésienne de la crise des dix dernières a n n é e s

Premier temps: hausse des prix du pétrole, rapidement répercutée dans les prix industriels et, de là, dans les prix de détail, puis dans les salaires. A travers la boucle «prix-salaires», une hausse de prix se transforme en un changement de palier d'inflation. Deuxième temps: le «transfert pétrolier» est une ponction sur les revenus des pays industrialisés, en faveur des pays de l'OPEP. Lesquels sont caractérisés par une propension à épargner beaucoup plus forte que la nôtre. A l'échelle mondiale, il y a donc contraction de la demande et, de là, récession keynésienne classique. Troisième temps: dans un contexte de forte poussée inflationniste, les pays répugnent à suivre une politique contracyclique : accomoda- tion monétaire et relance budgétaire. Et cela d'autant plus que le nouveau système de change impose désormais une discipline du «chacun pour soi ». Il ne faut en aucun cas se montrer plus laxiste que ses voisins.

Ainsi se trouvent réunies les principales données de la conjoncture économique de la deuxième moitié des années 70: inflation, chô- mage et impuissance de la politique économique.

Il y a bien sûr des variantes de cette thèse, mais elles ne modifient guère le fond. En fait, la quasi-totalité des modèles économétriques utilisés pour la prévision et l'analyse de la conjoncture épousent ce schéma. C'est dire qu'elle rend compte honorablement de la réalité observée. C'est une analyse de ce type qui a inspiré un rapport de l'OCDE qui a fait grand bruit, par son titre optimiste. «Pour le plein emploi et la stabilité des prix», et dont les auteurs écrivaient:

14. Voir l'enquête de l'Expansion, dans son numéro spécial consacré aux Sept Crises (1973-1983), octobre 1983, n° 223.

15. Cette thèse se trouve exposée complètement dans le rapport «Mac Cracken», juin 1977, Collection de l'OCDE.

Page 26: La dette, le boom, la crise

« Selon no t r e ana lyse , l ' évolu t ion r é c e n t e s ' exp l ique p o u r l 'essentiel p a r la con jonc t ion excep t ionne l l e d a n s le t e m p s d ' u n e série d ' é v é n e -

m e n t s m a l h e u r e u x , qui n e se r é p é t e r a s ans d o u t e p a s à la m ê m e échel le e t d o n t l 'effet s ' e s t t r o u v é amplifié p a r cer ta ines e r reu r s d e

pol i t ique é c o n o m i q u e qui a u r a i e n t p u ê t re évi tées .» (p. 17)

Ains i , s e l o n c e t t e t h è s e , p o u r r a i t - o n d r e s s e r u n e l iste d e s « é v é n e -

m e n t s m a l h e u r e u x » o u d e s « e r r e u r s d e p o l i t i q u e é c o n o m i q u e » d e s

v i n g t d e r n i è r e s a n n é e s :

Evénements malheureux Erreurs de politique économique

Guerre du Vietnam : d'où déficits Financement monétaire des déficits (1965- budgétaires, programmes sociaux, et 1968). surchauffe de la demande. Explosions salariales de la fin des années 60: d'où inflation par les coûts. Echéances électorales de 72 : d'où, par Politique monétaire insuffisamment crainte de conflits sociaux, laxisme restrictive (1971-73). monétaire. Dislocation monétaire: d'où la disparition des régulations du système de changes fixes. Crise pétrolière, d'où récession et accentuation des dilemmes de politique économique. Série de mauvaises récoltes (1971-73).

Cette analyse est caractéristique de l'époque où elle a été écrite: 1977. La dépression profonde de 1975 était passée, et le retour vers une situation plus normale ne paraissait pas hors d'atteinte. Toute la période des années 70 va d'ailleurs être caractérisée par un appro- fondissement des théories keynésiennes dans trois directions: meil- leurs fondements microéconomiques de l'analyse, prise en compte plus soignée des mécanismes d'offre globale et des coûts, enfin extension de l'analyse au contexte international nouveau (flottement des monnaies, vagues d'anticipations, e t c . )

Avec ces outils plus élaborés, deux tendances se sont dessinées: — les pessimistes, tout en partageant l'analyse conjoncturelle précé-

dente, étaient en outre sensibles aux mises en garde du Club de

16. Sur le premier aspect, on peut se reporter à E. Malinvaud, Réexamen de la théorie du chômage, Calmann Levy, 1980. Les autres aspects sont présentés dans V. Lévy-Garboua et B. Weymuller, Macroéconomie contemporaine, Economica, 1980 (2e éd.: 1981).

Page 27: La dette, le boom, la crise

Rome. La rareté des matières premières menaçait notre crois- s a n c e Celle de l'énergie devait durablement peser comme un couvercle sur les économies occidentales. Ainsi, dans l'attente des effets d'une politique structurelle d'indépendance énergéti- que, fallait-il se résigner à adapter son rythme de croissance à la contrainte de l'extérieur, qui n'était rien d'autre qu'une contrainte pétrolière.

— Les optimistes ont cherché une issue à cette impasse. Pour un pays, le salut vient toujours de l'extérieur: face à la récession interne, il faut accroître les exportations. Mais les exportations des uns sont les importations des autres; la délivrance des uns aggrave la récession des autres. On tourne en rond. Une forte demande étrangère est nécessaire pour soutenir l'activité interne. Mais une forte activité interne est la condition préalable à une forte demande étrangère. Face à une telle situation, qui consacre l'échec des politiques keynésiennes confinées à l'échelle natio- nale, les optimistes préconisaient une fuite en avant par l'instau- ration d'un keynésianisme mondial: il faut une relance concertée à l'échelle des pays développés, voire de la planète. Cette thèse a pris les formes les plus imagées: l'OCDE a successivement en- couragé le lancement d'une «locomotive» de la croissance, char- gée d'entraîner le train des pays développés derrière elle. Puis l'Organisation s'est repliée sur l'idée d'un «convoi» de pays marchant au même rythme. Certains experts ont été jusqu'à préconiser un nouveau Plan Marshall incluant les pays du Tiers Monde18.

Que penser de cette analyse ? Dans sa version mondialiste, elle paraît utopique, d'une efficacité

non démontrée, et parfois à contre-courant de l'histoire: • utopique parce que sa réalisation suppose un consensus entre les

nations et une solidarité qui ne semblent pas près d'exister, • inefficace parce que, dans le régime de change actuel, rien ne

prouve qu'on puisse faire beaucoup mieux par la concertation qu'en agissant s e u l ,

• à contre-courant parce que le problème des pays «en crise» c'est qu'ils sont déjà sur-endettés. Baser une relance sur un endette- ment supplémentaire semble pure folie: à vouloir combattre le mal par le mal, on risque de tuer le malade.

17. Voir le rapport Meadows, Les limites de la croissance, Fayard, 1972, et aussi Th. de Montbrial, Energie: le compte à rebours, J.C. Lattes, éd. 1978.

18. M. Lauré, Reconquérir l'espoir, Julliard, 1982. 19. Sur ce point, voir G. Oudiz et J. Sachs, « Macroeconomic Policy Coordination among

the industrial countries», Brookings Papers on Economic Activity, 1984, pp. 1-75.

Page 28: La dette, le boom, la crise

d'une entreprise peut être vue comme un mécanisme régulateur, celle d'un Etat est toujours une impasse qui ne peut que conduire à un désordre politique et à une crise financière. La politique du FMI, qui allie le rééchelonnement des dettes et la rigueur interne pour assurer le redressement, est alors la seule possible.

Les conclusions obtenues sur les effets des politiques économi- ques à l'échelle nationale se transposent assez directement au plan mondial. Les mêmes contradictions entre les mécanismes de court terme et ceux de longue période se retrouvent. La même «ortho- doxie» en découle.

Le rôle exceptionnel joué par le dollar dans cette présentation du monde donne aux Etats-Unis une responsabilité considérable dans la détermination de l'inflation mondiale. Pour la croissance, en re- vanche, la responsabilité est plus partagée.

A long terme, le régime de change importe peu.

La lecture de l 'histoire

L'histoire économique des pays occidentaux qui découle de cette interprétation est maintenant claire :

Les années 60 ont bénéficié de la conjonction bienfaisante d'un taux de profit élevé et de taux d'intérêt modérés. Les premiers étaient le résultat d'un équilibre politique retrouvé (détente Est- Ouest; naissance de l'Europe; achèvement de la phase de recons- truction d'après-guerre et d'une situation économique favorable, libéralisation des échanges, progression du niveau de vie, etc.). La politique keynésienne appliquée presque dans tous les grands pays pour stimuler la croissance passait par des taux d'intérêt faibles. D'où un formidable effet de levier. Mais aussi une dérive monétaire particulièrement significative aux Etats-Unis qui, non soumis à la même contrainte monétaire que les autres pays, ont hardiment suivi la politique du «benign neglect» justement attaquée par J. Rueff et R. Triffin ;

Vers la fin des années 60, plusieurs signes de dégradation appa- raissent. La poussée des coûts ne rencontre pas de frein monétaire et son impact sur le taux de profit est masqué par la poussée inflation- niste et les gains de productivité. Mais le système monétaire interna- tional commence à craquer, la défiance vis-à-vis du dollar apparaît. L'endettement qui avait jusqu'ici un effet légèrement euphorisant se transforme en une drogue. Cette tendance est encouragée pour le maintien des politiques keynésiennes et l'essor de l'économie d'en- dettement. Cette phase débouche sur une croissance spéculative dans le début des années 70. La poussée des prix qui en découle

Page 29: La dette, le boom, la crise

modifie rapidement les anticipations. L'or est abandonné à l'état de «vieille relique»;

Les crises pétrolières résultent de cette anticipation et d'une conjoncture politico-économique particulière. Elles entraînent une chute du taux de profit et le revers de la médaille de l'effet de levier apparaît. La confiance est ébranlée, le poids de la dette commence à peser et l'investissement est stoppé. L'économie-monde commence à vivre la crise et à chercher à s'y adapter. En même temps, tout le système financier, libéré de l'or, recycle les pétro- dollars et finance les PVD. Le climat inflationniste subsiste, alimenté par une croissance monétaire soutenue et les tentatives, un peu partout, de relances keynésiennes: l'ajustement en est retardé d'au- tant;

Le deuxième choc pétrolier marque le signal de la prise de conscience; des américains pour leur consommation d'énergie et des économies domestiques pour le caractère précaire de leur situation. L'économie-monde vit la phase d'assainissement: désendettement, effort pour augmenter les profits, etc. Mais l'inflation est encore alimentée par la spirale prix-salaires.

A partir de 1981, commence la déflation: les taux d'intérêt réels remontent, obligeant les entreprises à désinvestir et se désendetter pour survivre. La contrainte de solvabilité joue pleinement. Pour l'économie-monde, c'est la vague de restructurations et d'ajuste- ments des effectifs aux nouvelles données. Pour les PVD, c'est le début des moratoires.

Et maintenant? Rien ne permet d'annoncer que «la crise est finie», tant les problèmes sont innombrables: assainissement des pays en- dettés et réechelonnement des dettes, redressement des pays et des grandes entreprises, etc. Mais elle conduit à une vision raisonnable- ment optimiste. La crise traversée n'est pas la Grande Crise du XXe Siècle annonciatrice du Grand Soir et ne le sera pas tant qu'une catastrophe financière sera évitée. Mais l'ajustement risque d'être long et inégal.

L a F r a n c e d a n s le v a s t e m o n d e

Les graphiques ci-dessous, mieux qu'un long discours montrent que le cas français, qui a servi de référence dans le corps de l'ou- vrage, est représentatif des évolutions enregistrées dans les autres grands pays industrialisés.

On a calculé quelques indicateurs macro-économiques significatifs pour l'ensemble des dix principaux partenaires commerciaux de la France en affectant à chacun un poids égal à sa part dans le