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La diagonale du fou

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Centre ville de Lille, avril 98. Rencontre entre un psychiatre et un commissaire. L'un mène l'enquête qui s'enlise et accepte l'invitation de l'autre, qui, par ses innovations scientifiques, va relancer les hostilités dans une direction totalement imprévue : la fameuse diagonale du fou ; ce terme métaphorique d'échecs annonçant la capture par effet de surprise, sauf qu'ici, c'est le fou qui prend la tangente, et là...

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Frédéric Silva

LLAA DIAGONALEDIAGONALE DUDU FOUFOU

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Copyright 2009©Tous droits réservés

Les dragons de Chaghal, est une œuvre protégée par les dispositions du Code de la propriété intellectuelle, notamment sur la propriété littéraire et artistique dont les droits d'auteur, la protection des bases de données, etc. Ces droits protégés sont la propriété exclusive de l’auteur.

L'article L.122-5 du Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Il en va de même des copies ou reproductions d'une base de données électronique. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle non autorisée, par quelque moyen que ce soit, est strictement interdite sous peine de poursuites judiciaires. Ainsi, toute personne qui se constituerait un fichier ou une base de données avec les informations présentes dans ce manuscrit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droits, serait en violation de la présente charte, s'exposerait aux sanctions civiles et pénales prévues aux articles L335-2 et L343-1 du Code de la propriété intellectuelle, à savoir deux ans d'emprisonnement et 150 000€ d'amende.

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LLAA DIAGONALEDIAGONALE DUDU FOUFOU

’ai mis vingt-cinq minutes en voiture pour remonter les quatre cents mètres qui séparent la gare de Flandres, de l’opéra, via la rue Faidherbe. Tout le centre ville est bouché. JPetite parenthèse : je comprends l'ironie du sociologue qui

prétend que pour parcourir une distance telle que Senlis-Paris, il fallait galoper une heure trente à cheval au XVIIIe, mais que de nos jours, fort heureusement, il ne nous faut plus qu’une heure trente en automobile. Vive le progrès !

Remonter le centre-ville de Lille, un soir de manifestation musicale gratuite est déjà une performance digne de bravoure, mais espérer s’y garer relève de l’ineptie : un véritable chemin de croix. Heureusement, j’ai mes entrées près d'un bistrot de la vieille ville ; le patron de la gargote est un cousin et possède une cour privée que j’utilise à volonté. Mon courage à deux mains et quelques pas plus loin, j'arrive devant ce monstre de culture de style néoclassique en cours de travaux pour sa remise en conformité, l’opéra : bâtiment splendide construit au début du XXe et dont la façade n’est pas sans rappeler celle du palais Garnier.

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Plus loin, derrière, par le champ de vision que m’offre cette voie d’accès menant à la Grand-Place, j’aperçois et j’entends la foule effrénée devant cette estrade noire portant l’effigie d’une marque de pastis bien connue. Les grognements, hurlements hystériques, sifflets, quolibets, applaudissements, servent de prélude au fameux concert reggae qui s’annonce sous de beaux auspices ; si j’en crois la douceur du temps. Le son de milliers de sifflets et de hurlements issus de ce conglomérat populaire forme un chœur enrichi dont les vagues spasmodiques déferlent alternativement dans l'air du soir, ricochant çà et là sur les pâtés de maisons alentours comme le fruit d'un écho. Enfin, ce maelström attire d’autres badauds qui viennent s’y agglutiner par curiosité et densifier la foule de plus en plus compacte. J’en déduis que la star, enrubannée de son sempiternel couvre-chef aux couleurs de la Jamaïque, dissimulant ses rastas, va bientôt apparaître pour la plus grande joie de cette génération fleur bleue. Toute cette jeunesse s’enorgueillit dans l’hystérie collective ; son inertie est dopée à grands coups de Jenlain, de Kronenbourg 1664 et de Marie-Jeanne préparée à la hâte à l’ombre des RG.

De là où je me trouve, en revanche, pas de mouvement de foule ; tout juste quelques promeneurs. Je peux donc observer dans le calme, si je puis dire, sans me sentir écrasé. Il est vrai que je ne distingue pas beaucoup la scène, mais ce n’est pas vraiment mon ambition. Je laisse le spectacle aux envieux et détourne mon regard afin d'accomplir mon objectif. J’arrive devant le lieu dit La Cloche : café brasserie, de standing très moyen, malgré tout assez réputé dans la capitale des Flandres, car bien situé. À l’intérieur, bon nombre de tables sont encore vides, mais ne vont pas le rester. Il est encore tôt. Je regarde à travers les baies vitrées, histoire de reconnaître un visage, une forme, de mettre un nom sur quelqu’un. Je sais que l’établissement possède une salle à l’étage, mais de l’endroit où je me trouve, je ne peux rien apercevoir. Tant pis, je me jette à l’eau. J’entre ; le garçon m’interpelle :

- Bonsoir monsieur, c’est pour une personne ? J’ai bien envie de lui répondre à la Bigard, une phrase du style :

« Non mon vieux, nous sommes trente ; les autres sont partis garer le bus », mais je m’abstiens. J’ai du travail.

-Non ! je suis attendu par un collaborateur : monsieur Carpentier. Cela vous dit quelque chose ?

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- Tout à fait, monsieur. Vous le trouverez à l’étage, en fond de l’arrière salle, près des fenêtres, sous la cloche pendue au plafond. Vous ne pouvez pas vous tromper.

- Ah ! oui, bien sûr. Je vous remercie.- À votre service, bon appétit monsieur. Le serveur se dirige déjà vers d’autres clients. Fichtre, il a fait dans le détail ce Dimitri. S’isoler dans le fin fond

du restaurant et briefer le personnel à propos de notre entrevue ; comme discrétion, j’ai vu mieux. Je gravis les marches à pas feutrés. J’avance telle une vierge effarouchée vers son premier rendez-vous. J’arrive à hauteur de la dite table, sous la cloche, près des fenêtres, dans un coin. Les vitres offrent une large vision sur la place de l’opéra et sur la chambre de commerce avec son splendide beffroi. Au fond de la rue Faidherbe, s’impose la gare Lille Flandres, illuminée. Côté intimité, c’est plutôt gagné : table pour deux, isolée. C’est de loin – à mon sens – la meilleure table de l’enseigne : tout voir sans être vu. Mon hôte, qui doit à ce moment ressentir une présence dorsale, se lève et se retourne vers moi. Je m’attendais à un individu quadragénaire, charismatique, austère, vindicatif, à très forte personnalité. C’est tout le contraire : un jeune homme d’une trentaine d’années, grand, mince, vêtu en sportswear décontracté – moi qui me suis mis en costume –, très souriant, l’air sympathique. Il me tend une main frileuse.

- Je suis ravi de faire enfin votre connaissance Commissaire Pétillon. Je suis celui qui vous a anéanti votre seul jour de congés. Mea-culpa. Moi, bien entendu, c’est Carpentier : Dimitri Carpentier. Vous pouvez m’appeler Dimitri si vous le désirez.

Et voilà comment mettre à l’aise quelqu’un en une fraction de seconde. Dimitri m’a plu tout de suite. Il y a des gens comme ça qui ont ce pouvoir sur les autres. Je m’attendais à un loup ; je rencontre un agneau, presque timide, réservé, bien élevé, élégant.

Le garçon nous présente la carte : il opte pour une bavette à l’échalote et moi pour une carbonnade flamande, le tout arrosé d’une bière ambrée. Il se présente, me parle de la pluie, du beau temps. Je lui précise et détaille à mon tour mon parcours professionnel. Je m’épanche largement ; j’en deviens presque logorrhéique. Pourtant, quelque chose me dit qu’il doit connaître mon dossier sur le bout des doigts. En une fraction de seconde, j’en déduis que cette mise en

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bouche n’est qu’un examen de passage et qu’il est en train de me tester malgré son apparence fragile. Je me rappelle alors Jules : « Il est très fort ». Ces mots résonnent encore dans mon esprit. Je me reprends et deviens plus laconique dans mes réponses, mais je reste néanmoins enjoué et sympathique. Hypocrisie, quand tu nous tiens.

- Mais dites-moi, monsieur Carpentier.- Dimitri, appelez-moi Dimitri.- Dites-moi Dimitri, je n’ai rien contre les échanges de politesse

ou les repas à thème, mais j’ai cru comprendre que vous aviez des révélations importantes à me soumettre.

Fin de l’amusement. Passons aux choses sérieuses, mon gars. Qu’est-ce que tu te proposes de me raconter maintenant ? J’ai une soif de Chaghal. Tu m’as mis l’eau à la bouche, alors à table.

- Oui, vous avez mille fois raison, Commissaire. Je discute, je discute. Je n’ai pas non plus l’ambition, croyez-moi, de me distiller en palabres. Nous ne sommes pas ici pour cela. Alors, voilà...

- Ah ! le coupé-je, levant le doigt, voici votre bavette à l’échalote. Goûtez-moi cette merveille avec une lampée de cette exquise mousse, vous m’en direz des nouvelles. Une coquette mise en bouche.

Le serveur effectue le service. Nos papilles sont en ébullition. J’ai une faim de loup. En revanche, le fait d’avoir interrompu mon partenaire en plein élan l’a complètement décontenancé. Il en a perdu la parole. Il est resté bouche bée pendant une bonne minute.

- Oh ! je vous ai interrompu, excusez-moi, vous disiez ?- Je désirais en fait vous entretenir à propos de L’affaire

Chaghal.- Chaghal ! Chaghal ! répété-je comme un Gavroche effronté.

C’est quoi ? un animal ? un démon ? un nom propre ? - Je ne ferai pas insulte à votre intelligence en vous avisant que

par le biais de la magistrature, le ministère m’a remis une copie du dossier.

- Un point pour vous. En quoi suis-je sensé m’en émouvoir ?- Vous ne serez pas non plus surpris d’apprendre que je suis

vacataire à la brigade scientifique, depuis peu.- Oui ! cela me fait une belle jambe, cher monsieur.- Je sais aussi que l’enquête n’a pas progressé depuis que vous en

êtes le principal investigateur, tranche-t-il d'un rictus qui en dit long

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sur sa manière incisive de riposter face à mes railleries acerbes.Je passe à la contre-offensive, version flic aigri qui vient de subir

une offense, une humiliation, un recadrage conforme.- Écoutez-moi bien jeune homme. Je vais tenter de conserver ma

bonne humeur et de replacer les choses dans leur contexte, si vous me le permettez. Vous semblez me reprocher ironiquement, par votre propos mouillé d’acide, que ce dossier s’enlise depuis que j’en ai repris les rênes. En vérité, cela fait bien plus longtemps que la justice se perd en conjectures sur cette affaire. Mais vous devez savoir cela tout aussi bien que moi, puisqu'à vous entendre, vous maîtrisez l'évènement. Néanmoins, je vais tâcher de vous en rappeler les faits en vous récitant ma leçon. C'est en 1984, que Jules Corbaloni – à l’époque simple inspecteur de PJ d’Arras – a jeté l’éponge sur L'affaire Chaghal. On a tenté en haut lieu de multiplier les intervenants, de coordonner les actions par divers bureaux. On a voulu morceler les tâches. Le résultat de cette coordination d'incompétents est édifiant : L'affaire Chaghal est tombée dans l’oubli, ou presque ; dans le laxisme policier routinier, ce qui est pire. Mais je reconnais que vous m’avez touché coulé en une seule torpille mon cher.

- À quoi jouez-vous Commissaire ? J’ai la désagréable impression, sensation, d’avoir en face de moi un concurrent qui se fiche de notre entrevue, je me trompe ? Vous n’appréciez pas que l’on catapulte dans vos unités quelqu’un qui...

- Concurrent ? Concurrent, dites-vous ? Vous n’y êtes pas du tout Dimitri. J’essaye de détendre notre atmosphère saturée, c’est tout. Certaines choses me dérangent profondément dans votre démarche. Laissez-moi vous mettre les points sur les i. Primo, vous êtes arrivés dans mon enquête de façon impromptue. Je n’en ai pas été informé de manière officielle. Je n’ai pas l’habitude de travailler comme ça. De mon temps, les choses prenaient une tournure un peu plus magistrale et protocolaire. J’ai accepté cette rencontre uniquement sur insistance personnelle d’un ami. Secundo, vous me donnez rendez-vous dans ce restaurant à la manière de James Bond, comme si je devais m’acclimater à cette situation. À quoi cela ressemble-t-il ? je vous le demande. Si nous devons travailler ensemble, j’aimerais savoir à quel titre. Jusqu’à preuve du contraire, c’est encore moi qui dirige ce lourd et ténébreux dossier et je ne vous

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permets pas de juger de mon professionnalisme non plus. Tertio, vous dites être parachuté du ministère ; je n’ai reçu aucune convention, ni aucun sauf-conduit vous concernant. Vous dites être vacataire à l’INPS ; cela ne veut pas dire que vous deveniez un intéressé principal et un acteur à part entière dans notre enquête ; tout juste un intervenant que l’on consulte, mais rien à voir avec les techniciens de l’identité judiciaire. Personne ne vous a mandaté en tant qu’enquêteur professionnel. Enfin, si vous devez me faire des révélations concernant Chaghal, cette mise en scène était inutile. Je vous rappelle que j’ai une adresse, le commissariat central. Il vous suffit simplement de venir à mon bureau, d’établir une déposition. Votre compagnie ne m’est pas antipathique, mais certaines précisions méritent d’être mises à plat.

- Bon ! le message est, on ne peut plus clair. Je vois que je vous ennuie et vous fait perdre votre temps, Monsieur le Commissaire.

Il se lève et dépose énergiquement sa serviette de table.- Voyez-vous, je ne suis pas un marchand de tapis. J’essaye de

vous apporter mon aide dans ce dossier malmené, car je suis convaincu que ce n’est ni par l’Intelligence Service, ni par votre armada d’enquêteurs que vous coincerez votre Chaghal. Il existe une autre alternative, différente de tout ce que vous avez entrepris jusqu'à présent, car elle y mêle la science. Et je ne suis pas en train de vous parler de police scientifique avec lot d'éprouvettes, dissections, analyses, prélèvements et autres. Mon analyse à moi est du genre : comportementale. C’est ce que je suis venu vous exposer ce soir, mais visiblement, vous n’êtes ni réceptif ni favorable à cette proposition. Quelque chose me dit même que vous n’êtes pas du tout enchanté à ce qu’un intervenant comme moi vienne marcher dans vos plates-bandes. Ce n’est pas une bataille de territoire, Commissaire Pétillon. Vous me prenez pour un rival ; je ne suis que votre allié. Effectivement, je suis vacataire et cela ne me donne pas le droit d’interférer dans votre travail, ni même d’enquêter. Je ne cherche pas le pouvoir. Je suis bien conscient de mon statut ou plutôt de mon absence de statut. Néanmoins, cela me permet de manière un peu plus légale de vous donner mon avis comme le ferait n’importe quel technicien de ce service, sur une situation, sur un fait. Jules Corbaloni a déjà utilisé cette méthodologie pour vous permettre d’être à la tête de cette enquête, si je ne m’abuse. Vous voyez donc

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que je n’invente rien. Je pensais avoir en face de moi une personne intelligente, responsable, avec qui je pourrai travailler, soumettre mes idées. Je me trompais. Ma démarche insistante auprès de vous était sincère. Ce rendez-vous, un soir de fête locale, dans ce lieu convivial, m’avait paru originalement sympathique pour faire connaissance. Je travaille sur Chaghal depuis beaucoup moins longtemps que vous, certes, mais j’ai des arguments psychanalytiques que vous n’avez sûrement pas développés. Pas grave. J’en aviserai qui de droit. Pardon pour le dérangement. Bonsoir Monsieur le Commissaire.

Qui joue avec le feu, se brûle. Je perçois déjà en bruit de fond le courroux tumultueux et exalté de Jules qui va me tomber dessus, m’anéantir comme je le mérite : moi, le grand empereur de la police judiciaire, le Commissaire Gadget, le Duc de la stupidité, le Baron des pitres, le Prince de la fadaise, le Roi des cons.

- Un instant monsieur... Carpentier. Attendez ! attendez ! je vous prie. Ne partez pas. Je n’ai pas terminé. Je ne vous savais pas susceptible à ce point. Je ne testais en fait que vos petits nerfs. Je voulais savoir si vous en aviez. Il me semble que c'est de bonne guerre. Je vous devais bien cela après ce splendide dimanche que vous m'avez ruiné, non ? Je voulais simplement savoir à qui j’avais affaire. J’admets volontiers vos arguments. J’apprécie votre aide et je reconnais qu’elle est la bienvenue dans une phase de cette prospection que je qualifierai de... point mort. Vous avez mille fois raison : cette enquête est loin d’être aisée. Si nous tâtonnons, comme vous dites, ce n’est pas par oisiveté ou nonchalance. La recherche de la vérité en matière de tueur en série n’est pas une science exacte, mon ami. Le temps efface les indices, une actualité chasse l’autre, une affaire aussi. La police manque cruellement de moyens d’investigation. La science peut nous apporter son concours, certes. Malheureusement, nous ne sommes pas au cinéma, nous n'avons pas de Profiler. Quant à l’équipe même de recherche, sachez que les rouages administratifs intempestifs et les batailles juridiques ont eu raison de son bien-fondé. Il me faut des partenaires durables dans le temps. Je vous conjure de me pardonner l’offense de cette petite démonstration d’autorité sans équivoque. Je vais, en effet, vous permettre de nous apporter l’aide que vous nous proposez. En revanche, je pense que vous ne m’en avez pas assez dit pour me convaincre. J’aimerais maintenant que vous m’expliquiez en quoi

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consiste votre démarche, votre méthode sur l’analyse comportementale en matière d’investigation criminelle.

Le jeune médecin rassuré, se radoucit. Son visage s’illumine de nouveau. Il me sourit, se rassoit, saisit sa choppe comme pour trinquer.

- Votre plat va refroidir Commissaire, lâche-t-il avec un sourire de vainqueur que je fais fi d’ignorer. Échec et mat mon vieux, il t’a eu. Jules, ne t'a-t-il pas dit qu'il était très fort ?

…Dehors, les applaudissements du public nordiste nous arrivent

dispersés. La reggae party bat son plein. Nous poursuivons notre dîner en franche camaraderie. Je constate que mon hôte est non seulement un garçon très intelligent, mais que cette petite rivalité entre nous ne le laisse pas indifférent ; il s’en délecte à sa manière. Amusement, défi ou perversion ? J’avoue qu’en ce qui me concerne, je m’en récrée aussi. Si Jules pense qu’il est l’homme pouvant faire avancer nos recherches, c’est qu’il a des arguments pour cela. Dimitri est peut-être notre chaînon manquant. Je suis impatient d'entendre son récital.

- Sans rentrer trop dans les termes usuels de la psychanalyse, expliquez-moi en quoi votre méthodologie peut nous apporter une aide substantielle. Car c’est bien de cela dont il s’agit, Dimitri : analyser le comportement d’un schizophrène pour mieux orienter l’enquête, en déduire le lieu où il pourrait frapper de nouveau.

- Non, Commissaire, vous n’y êtes pas du tout.Parfois, il est plus séant de se taire : surtout lorsque l’on ne

maîtrise pas tous les éléments subversifs de l’autre. Je lui laisse donc le soin de m’expliquer les différentes recettes, méthodes employées et exploitées en psychiatrie criminelle.

- Comme je vous l’ai expliqué au début de notre entrevue, j’ai fait mes études en partie en Grande-Bretagne et j’ai suivi le mouvement dit behavioriste. Ce terme vient de l’anglais behavior qui signifie : comportement. On parle ici de comportementalisme. C’est une approche de la psychologie à travers l’étude du comportement observable et du rôle de l’environnement en tant que déterminant de ce comportement. Par la suite, je me suis rapproché d’une autre philosophie, celle de Freud. Pourquoi !

- Oui, pourquoi ?

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- Il s’avère, sourit-il en réplique à ma rhétorique, que les anglo-saxons négligent certaines données dans le behaviorisme. J’explique :

- Oui, euh, bon ! ne soyez pas trop technique Dimitri, j’ai un peu de mal à vous suivre, je ne suis pas... médecin.

- OK ! rétorque-t-il avec une certaine ironie. Je reprends : la théorie behavioriste fait du comportement observable du sujet, l’objet même de la psychologie. L’environnement d’un sujet est à proprement parler l’élément clé de la détermination et de l’explication des conduites humaines. En d’autres termes, les behavioristes ont pour principal intérêt, celui de susciter et de spécifier les conditions et les processus par lesquels l’environnement contrôle le comportement.

- Ouch ! ma tête, Doc : je vous ai dit que c’est difficile pour moi.- Bon, eh bien les béhavioristes ne s’occupent pas de l’individu,

mais de son environnement qui, lui, va influer sur son comportement, vous me suivez ?

- Application directe envers Chaghal ?- Attendez, ne brûlez pas les étapes, cela va devenir de plus en

plus intéressant pour vous, faites-moi confiance. Je reprends : quand je disais que nos amis américains négligeaient certains faits, c’est qu’ils ne développent, à mon sens et selon Freud, qu’une partie visible d’un iceberg. Les critiques de cette théorie ont d’ailleurs employé cette métaphore de l’iceberg concernant le Behaviorisme. En effet, ceux-ci ne s’intéressent qu’à la partie émergée, le comportement observable, le symptôme. Ils délaissent alors la partie immergée, le psychisme : l’ensemble des caractères relatifs à la pensée humaine.

- Oui, j’ai bien compris.- Freud, du moins sa théorie, repose sur le fait que ce symptôme

n’est que l’expression de la partie inconsciente de la vie mentale. Ici, des conflits internes au sujet. Il s’agira donc d’analyser en perspective le symptôme sans se préoccuper de sa signification. Notre analyse, elle, visera l’étude de la modification du processus psychique s’exprimant dans la symptomatologie inconsciente du comportement.

- Amen ! Non, sans rire Dimitri, j’ai essayé de vous suivre, mais vous parlez une autre langue. Vous ne vous adaptez pas du tout au personnage. Soyez pragmatique. Je m’en trouve de ce fait

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désappointé. Comprenez-moi. Je viens de vivre une vraie torture mentale. Ce n’est pas une explication, mais un cours magistral pour étudiants en troisième année de psycho. Ce que je veux savoir, c’est que : analyse comportementale ou pas, qu’est-ce que cela nous apporte au final ?

- Chaghal sur un joli plateau.- Chaghal ! Sur un plateau ! Comment ? Vous ne pouvez

pratiquer sur lui une analyse. Et pour cause : ce n’est pas un dingo enfermé en asile. Non ! il est là, quelque part, dehors. Depuis presque trente ans, il assassine impunément et continue de le faire, encore et encore.

Notre voisinage n'est pas resté indifférent à la conversation. Je radoucis ma voix. J'ai dû hausser le timbre sans m'en rendre compte. Dimitri mime le geste à la parole d'une main ferme qui invite à ce que... je la mette en veilleuse.

- Si vous m’interrompez tout le temps Commissaire, je ne pourrai pas vous aider, ajoute-t-il quelques décibels plus bas en se rapprochant de moi comme pour nous protéger des oreilles indiscrètes.

- Continuez, rétorqué-je sur le même ton, me rasseyant au fond du siège et saisissant ma bière à pleine main.

- Parfait ! Bon, j’avoue ne pas avoir été explicite sur ce coup-là, mais mon élan m’emporte, excusez-moi. Avouez tout de même que vous êtes susceptible parfois, explosif et impulsif même. Maintenant ouvrez grandes vos oreilles et répondez à mes questions : Chaghal est un tueur en série ; il a déjà tué trois fois si je ne m’abuse ; un homme et deux femmes. C’est exact ?

- Exact !- La scène criminelle est à chaque fois rigoureusement

identique : trou dans le crâne qui a vraisemblablement causé une mort violente, découpe du corps, disparition des membres, essaimage des différentes parties dans des poubelles, exact ?

- Toujours exact !- Les deux premières victimes étaient un homme et une femme

jamais identifiés, exact ?- Oui. À l’époque, l’actualité dans le Nord, surtout dans cette

région, est venue se superposer, se substituer à ces affaires criminelles, qui, je vous le rappelle n’ont pas été définies initialement

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comme des meurtres en série, mais plutôt caractérisées comme : un crime crapuleux pour l’homme et un accident de la circulation pour la femme.

- Bien ! l’époque des crimes est située dans les années soixante-dix, soixante-quinze environ ?

- Oui !- La troisième victime, elle, est mise à jour en quatre-vingt-

deux : une femme.- Poursuivez.- Une jeune femme.- Oui. Là aussi, le substitut de l’époque n’a pas cru bon

d’assigner cette affaire comme résultant d’un meurtrier en série, mais comme un règlement de compte entre un proxénète et sa protégée.

- Les deux premières victimes étaient âgées d’une quarantaine d’années pour la femme et d’une cinquantaine pour l’homme, exact ?

- Oui. Mais où voulez-vous donc en venir ? - Attendez : la dernière, une jeune femme d’environ vingt ans ?- Oui, une prostituée de la communauté ROM. Bon, mais ça nous

mène où, cette lecture à voix haute de tous les rapports de police ?- Tout simplement à vous résumer et à situer la partie visible de

notre iceberg. Écoutez plutôt et déduisez de vous-même : quarante ans, cinquante ans et vingt ans. À quoi cela vous fait-il penser ?

- J’avoue rester perplexe quant à votre question, je...- Je pose ma question différemment. Quel est l’âge de Chaghal ?- Je n’en sais fichtre rien ! Personne ne le sait. On pourrait le

situer entre cinquante et soixante ans.- Qu'est-ce qui vous fait dire cela ?- S'il avait vingt ans en 1970, il en aurait presque cinquante

aujourd'hui.- Pourquoi vingt ans en 1970 ?- J'imagine mal qu'il fût plus jeune. Pour tuer et découper un

corps, l'âge adulte me semble plus indiqué.- Première erreur Commissaire, vous êtes tous tombés dedans.- Pardon ?- Je vous expliquerai après ; vous comprendrez. En revanche,

après vingt-huit années d’histoires criminelles, je pense que l’on peut déduire mathématiquement que Chaghal soit aujourd’hui adulte.

- Cela me paraît objectif, en effet. Mais, vous voulez dire que...

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- Nous sommes aujourd’hui mercredi 22 avril 1998. Les deux premiers cadavres remontent à l’époque des années 1970. Le secteur géographique d’investigation dans lequel on retrouve leurs restes est relativement étroit : quelques communes groupées autour d'une petite ville, Bruay-en-Artois. Un district tout au plus. La troisième victime provient, semble t’il, d’un secteur plus éloigné : Lille. Nous sommes toujours dans la région Nord ; ce qui signifie que notre criminel évolue dans une zone correspondant à ses racines. Il y est attaché.

- Perspicace Dimitri, Jacques II de Chabannes dit Jacques de La Palice, peut se rhabiller.

- S’il vous plait Commissaire...- OK, ce n’est pas drôle, poursuivez ! Et appelez moi Jean-

Baptiste : dans ce type d’endroit, c’est plus décent ; ça fait moins flic.- D’accord, Jean-Baptiste. Bon ! reprenons : nous pouvons donc

penser qu’il s’est fait une vie ici, dans le secteur, y exerce une activité professionnelle.

- Purement subjectif Dimitri ; ça n’engage que vous.- Certes. Il est adulte. Imaginons à présent l’époque où il fut,

comme tout un chacun, un enfant.- Et ?- Supposons que cette époque soit justement celle des années

soixante-dix.- Les années des premiers crimes ? Vous voulez dire que...- Échafaudons simplement, si vous me le permettez, l’hypothèse

qu’il fut un enfant dans ces années troublées.- Enfin Dimitri : vous réfléchissez à ce que vous dites là ? Jamais

il n’aurait eu la puissance, la maturité pour tuer ni même pour découper un corps. Vous avouerez que c’est assez insensé.

- Pas tant que cela Jean-Baptiste, pas tant que cela. Poursuivons la théorie. S’il s’est fait assister d’un tiers pour accomplir sa besogne, ou plutôt si le tiers l’a u-ti-li-sé, enrôlé, lui, comme assistant. Supposons que ce soit ce tiers qui ait commis l’irréparable, justement sous les yeux de notre jeune premier. Pure hypothèse. Je vous l’accorde, mais n’omettons pas cette piste.

- Si, si, si, avec des si, je peux en inventer, moi aussi, des histoires à dormir debout.

- Je sais, c’est indescriptible. Croyez-moi, je n'ai pas bâti cette spéculation de mon propre chef, mais en recoupant une foule

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d'indices et de rapports. Je poursuis. Analysons ce qui se passe dans la tête de cet enfant.

- À condition que la théorie se tienne, mais c’est si...- Qu’est-ce qui peut, à votre avis, pousser un individu

quelconque à passer à l'acte de tuerie barbare ? - Je ne sais : un coup de folie, une pulsion. C’est vous l'expert.- Lorsqu’un individu passe à l’acte irréversible : soit dans la

tuerie barbare, soit dans la torture sadique, il le fait toujours à partir d’un environnement qui l’a touché dans ses affects et a perturbé le cycle de que j’appellerai l’innocence, mais que d’autres appellent traumatisme d’immaturité. Vous me suivez ?

- Jusque là, OK. Continuez !- La répartie qui va s’installer et s’insinuer dans son

comportement va être influencée justement en fonction de ses cognitions, de ses affects, de l’éducation qu’il aura reçue, de son histoire, de sa famille, bref, de tout son environnement. La loi du Behaviorisme, rappelez-vous. Ce dernier constituera le berceau de sa névrose. Au départ, il y aura des répercussions sur ses émotions qui vont se traduire par des cauchemars, des peurs diurnes, des pipis au lit, une hyperactivité ou en revanche et c’est pire, un isolement, une anorexie, un autisme. Les symptômes, souvenez-vous.

- Quel rapport avec votre théorie fumeuse ?- Un exemple concret pour le cartésien que vous êtes : les

cauchemars. Ils sont souvent subliminaux. En fait, ils ne sont que le miroir d’une situation sensorielle non exorcisée. Lorsqu’il a subi un traumatisme affectif, l’individu va : soit tout faire pour l’oublier, soit l’inverse. S’il en parle, il devient logorrhéique. C’est une façon de se débarrasser de ses démons à voix haute sans que la personne en face de lui ne comprenne quel est son désarroi, car il ne l’exprime pas en ses propres termes, mais de façon détournée. C’est le comportement observable en Behaviorisme. Conséquence d’une réponse aux stimuli extérieurs ou intérieurs sur l’organisme. En revanche : le sujet qui n’exprime pas son mal être, va l’intérioriser sous diverses formes. Il peut effacer sa mémoire de ces faits et perdre ainsi toutes traces de ses malheurs. Mieux encore, il ne gardera que les bons souvenirs et s’inventera le reste à la manière d’un mythomane. Parfois, les sujets, les déboires, les traumatismes de controverses seront si intenables que toute ou partie de la mémoire sera effacée ; un peu comme un

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disque dur que l’on formate. Seulement, dans l’inconscience, ces démons ressurgissent sous une forme ou sous une autre, dans les rêves. C'est là, que la théorie de Freud prend toute son importance : le psychisme. La partie non visible de l'iceberg. Le for intérieur. C'est un langage hiéroglyphique hyper sophistiqué qu'il faut décrypter et exorciser du sujet. Freud disait à juste titre que le rêve possède deux jambes : une dans le passé, une dans le présent. Je pratique couramment l’analyse comportementale par hypnose sur mes patients et je peux vous dire que les songes parlent d’eux-mêmes. Ils crachent alors tous leurs feux sur notre quidam. Ces cauchemars hallucinatoires sont appelés plus communément des dragons. Je pense que Chaghal vit avec ses propres dragons. Je pense que Chaghal a vécu un enfer. Je pense que Chaghal a monté sa psychose sur une avalanche d’évènements qui l’ont marqué depuis sa plus tendre enfance et qu’il n’a pas été secouru. Ou plutôt, son environnement l’a aidé à faire de lui ce qu’il est aujourd’hui. Il ne frappe pas par hasard. Ne croyez pas cela. Vous allez d'ailleurs en avoir une preuve irréfutable dans quelques instants ; vous n'en croirez pas vos oreilles. Je vous exploiterai ma théorie là-dessus quand viendra le bon moment. Cette forme de schizophrénie – c’en est une – est la plus dangereuse, car notre sujet est un particulier comme tout un chacun, souvent respectable : un individu banal. C’est un stimulus de son inconscient qui va faire ressurgir ses dragons et le transformer en Mr Hyde. Il n’aura de cesse de les détruire qu’en menant un combat épique contre son mal insurmontable, inacceptable, intolérable, pour redevenir le bon Dr Jeckill, le lendemain. Vous savez Jean-Baptiste, nous sommes tous des névrosés dans notre société. Mais de la névrose à la psychose, il n’y a souvent pas grand-chose. Tout est dans l’environnement : cette soupe d’évènements qui nous a baignés. Analysez les gens que vous croisez, nous-mêmes y compris. Combien en ce bas monde sommes-nous de paranoïaques, mythomanes, maniaques, hystériques, abrutis et autres fêlés du ciboulot ? Combien sommes-nous à avoir été élevés dans l’erreur. Pourtant, nous ne sommes pas tous à enfermer. Toute névrose ne conduit pas nécessairement à une psychose. Il y a des maladies graves qui nécessitent parfois une hospitalisation. Pour les maladies mentales, c’est la même chose.

- D’après vous, Chaghal est un psychotique, un irresponsable à

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l’histoire tourmentée ?- D’après moi, si nous reconstituons le parcours de Chaghal, si

nous recréons sporadiquement son histoire, son itinéraire à partir de nos métadonnées, nous le trouverons avec beaucoup moins de difficultés que tous vos déploiements titanesques en ressources humaines et matérielles. Cela vaut le coup d’essayer Jean-Baptiste.

- Facile à dire Dimitri. Ce n’est pas à partir d’un bureau que l’on commence une enquête, mais sur le terrain.

- Je ne suis pas tout à fait d’accord. Il y a les hommes de terrains : les enquêteurs, les rabatteurs d’indices, les techniciens ; autrement dit, vous et votre travail. Et puis, il y a ceux qui réfléchissent à partir de toutes ces pièces précieuses pour mener une vraie stratégie de bataille à partir – et oui – parfois d’un bureau : mon job.

- Mais toutes les investigations, y compris celles de la police scientifique n’ont rien donné jusqu’à présent.

- Vous êtes vous posés les bonnes questions ?- Comment ça !- Nous y voilà : l’estocade finale.- L’estoc... mais permettez mon cher, je vous trouve un peu

présomptueux, limite puant d'orgueil, c'en est vexant.- OK ! alors, comme je vous l’ai promis tout à l’heure, faisons un

petit come back Jean-Baptiste. Supposons un instant que la découverte des corps des années soixante-dix, ou plutôt ce qu’il en reste, corresponde à la période où Chaghal était enfant. Supposons qu’il ait connu cet homme ainsi que cette femme. Supposons que l’environnement dans lequel évolue notre tueur en série soit truffé de tragédie, d’horreur, d’infamie, de maltraitance au quotidien. Supposons que cet environnement soit son univers, son enfer. Pour qu’il passe à l'acte et commette envers eux l’irréparable ; pour qu'il les supprime à sa manière de son quotidien ; pour qu'il annihile les repères qu'ils représentent pour lui ; pour qu'il anéantisse ses dragons : dites-moi Jean-Baptiste, qui sont-elles, ces personnes pour lui qui n’est qu’un gamin ? Quelle est la réponse, là, à l’instant, sans réfléchir, qui vous vient à l’esprit ?

- Bon Dieu, ses parents ! dis-je, abasourdi et horrifié.Dimitri approuve d’un hochement de tête, satisfait que j’en sois

parvenu à cette déduction. Je place la main devant la bouche comme

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pour dissimuler mon effroi.- Si tel est le cas : après ce drame, il doit sûrement se trouver très

désœuvré. Il doit errer, seul dans son marasme, devient zombie. L’institution reprend inéluctablement ses droits sur ce mineur déshérité. Il est certainement appréhendé et fatalement placé en tutelle quelque part après leur disparition. Alors ?

- Où ? Où est-il placé en tutelle ?- Des parents disparus dans une région sinistrée, mais limitée

géographiquement ; un enfant placé en tutelle : je suppose que cette forme d’investigations ne doit pas être pénible à mener de nos jours avec les moyens modernes dont vous disposez, non ? Bien ! Désirez-vous développer avec moi d’autres questions similaires ? Pouvons-nous travailler ensemble dans la même direction, Commissaire ?

- Ouch ! ma foi, je ne sais que répondre. Oui, bien entendu. Vous êtes déroutant. Qui ne serait pas consterné face à de tels arguments ?

- Qui ne le serait, en effet ? Je précise par ailleurs que tout ceci est le fruit d'une recherche de longue haleine réalisée depuis mon bureau, à partir des données récoltées grâce à votre travail de fourmi.

- Vous gagnez toujours Dimitri ? Je dois avouer que je suis impressionné. Jules avait raison : vous êtes très fort.

- Non, Jean-Baptiste, vous n'imaginez pas à quel point vous m'avez mâché la besogne. Toutes ces informations se trouvent dans les rapports de police, dans ces piles de documents qu’ont emmagasinés Jules Corbaloni et Charlie Flaubert ; il suffit de chercher entre les lignes. Vous avez manqué de chance, tout bonnement. Par ailleurs et à votre décharge, les récents évènements qui ont marqué votre vie personnelle n’ont rien arrangé.

Piqué au vif, je lui décroche une œillade inamicale.- Vous êtes incisif, vous ; presque cynique.- Pardonnez mon indiscrétion. Je n'avais pas l'intention de vous

porter atteinte ; l'épreuve que vous avez traversée a été suffisamment rude. J’y suis passé, je sais de quoi il en retourne. Vous n’avez pas été épaulé pour y faire face psychologiquement. Je peux contribuer à vous apporter une aide, un soutien : édulcorer un peu votre univers. Ce sera avec plaisir, amitié et dévotion sincères.

- Je vous remercie de votre sollicitude Dimitri, mais j’ai sur moi un ami qui me veut du bien, lui dis-je, en lui montrant ma boite de Prozac™, et je ne pense pas faire partie du monde de dingo que vous

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venez de me décrire. - Nous le sommes tous ; à un degré plus ou moins dense, mais

nous le sommes tous. Moi je vous propose le laurier et la rose, Commissaire. Mon sauf-conduit pour aller mieux. Une camisole chimique ne traite que le symptôme, ne l’oubliez pas. Et vous savez ce que j’en pense.

- Des névrosés, oui, je sais...- Ah ! Écoutez ! La voilà ! Il la chante enfin ! s’exclame-t-il,

dressant l’index, parlant du chanteur reggae que nous entendons entonner le refrain qui l’a rendu célèbre.

Dehors, la nuit vient tout juste de tomber, la lune vient de naître. Je regarde mon collaborateur vider sa chopine, les lèvres enjolivées de mousse fine, le sourire innocent, le buste dressé tel Le roi lion, fier de sa démonstration magistrale. Je devine qu’il a fait bonne chair de ce repas. Moi aussi. J’en suis presque ému. Une sacrée soirée. Ce jeune homme qui se délecte de plaisir simple est devenu, le temps d’un repas, un compagnon, un partenaire redoutable qui force le respect et l'admiration. On peut dire qu'il dégage une certaine aura, un certain charisme. Il a réussi son examen de passage.

…Sur la place, là-bas, c’est la fête pour ces milliers de jeunes

insouciants, mais heureux entre eux. Le présentateur remercie déjà ce super public que toute la France nous envie. Il les targue de soutenir bientôt la plus grande des équipes. Demain, toutes ces générations se donneront sûrement la main, ensemble dans un hymne de joie, pour célébrer cette coupe du monde de football 1998. J’espère que la chance sera au rendez-vous cette fois. On prête beaucoup d'espoir sur un certain Zinédine Zidane devenu la coqueluche de tous les français. On apprend aussi qu’un certain Ronaldo sera notre plus sérieux rival.

Je pense à mon petit Simon qui doit dormir paisiblement. Je pense au match à Lens qui sera pour lui une belle surprise que je savoure déjà. Je pense à toi, Claire, mon amour. Je souhaiterais que tu sois parmi nous. I wish you were here. Qu’est-ce que tu me manques ; qu’est-ce que tu nous manques.

Dimitri a raison : il la chante, maintenant. Jolie chanson Claire. Écoute, elle est faite pour nous ou presque. Cette douce complainte accompagne ma pensée pour toi. Savais-tu qu'à travers cette mélodie se cachait l’histoire d’un homme que la destinée n’a pas épargné en

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rebondissements et dont le titre se traduit par : « Tant de rivières à traverser », « Many rivers to cross » ?

(à suivre)

Frédéric Silva

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