5
LA DOCTRINE DES TROIS SCEAUX. La troisième raison qu’il y a de présenter l’enseignement akbarien en Occident par référence à l’œuvre de René Guénon est que celle-ci est seule à définir les critères d’orthodoxie traditionnelle applicables en l’occurrence. Cette justification peut paraître paradoxale ; alors qu’Ibn Arabî est le gardien et l’interprète par excellence de la Loi muhammadienne, l’œuvre guénonienne ne contient aucune mention spécifique de cette Loi et de ses privilèges puisqu’elle considère constamment les différentes Révélations au point de vue de leur identité ou de leur équivalence principielle, non à celui de leur excellence formelle ou leur compétence juridique. On pourrait donc penser que le danger d’incompréhension ou d’interprétation erronée existe pour les lecteurs de René Guénon plutôt que pour ceux d’Ibn Arabî. Il convient ici encore, pour éviter tout malentendu, de garder à l’esprit la perspective inhérente à la doctrine des « trois Sceaux » dont il nous faut à présent , ainsi que nous l’avions annoncé, préciser les traits essentiels. L’identité de ces Sceaux, qui a donné lieu à bien des confusions et à des controverses, est énoncée de manière fort claire dans ces vers (1) : Je suis le Sceau des Saints, tout comme il est attesté Que le Sceau des Prophètes est Muhammad. Je suis le Sceau particulier, non le Sceau de la Sainteté universelle Car celui-ci est Jésus l’Assisté. Les trois Sceaux mentionnés sont : le « Sceau des Prophètes » ou « de la Prophétie légiférante » qui n’est autre que Muhammad - qu’Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix ! - ; le « Sceau de la Sainteté universelle » qui est « Jésus l’Assisté » ; et enfin, dans une position intermédiaire entre celle des deux premiers, le « Sceau particulier » appelé aussi « Sceau de la Sainteté muhammadienne », c’est-à-dire le Cheikh al-Akbar qui s’exprime dans ces vers à la première personne (2). Le point essentiel de doctrine considérée ici est que ces Sceaux correspondent à trois fonctions uniques qui relèvent directement, non de la forme islamique au sens strict, mais du Centre initiatique suprême. Ils sont indépendants à l’égard de l’Islam dans la mesure où c’est d’eux , précisément que l’Islam dépend au point de vue de sa définition formelle et de ses réadaptations cycliques. Cependant, leurs manifestations successives et les « fermetures » que celles-ci entrainent font que, tout au moins sur le plan

La doctrine des trois sceaux

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Je suis le Sceau des Saints, tout comme il est attestéQue le Sceau des Prophètes est Muhammad.Je suis le Sceau particulier, non le Sceau de la Sainteté universelleCar celui-ci est Jésus l’Assisté.Ibn Arabî - Dîwân al-Akbar.

Citation preview

Page 1: La doctrine des trois sceaux

LA DOCTRINE DES TROIS SCEAUX.

La troisième raison qu’il y a de présenter l’enseignement akbarien en Occident

par référence à l’œuvre de René Guénon est que celle-ci est seule à définir les

critères d’orthodoxie traditionnelle applicables en l’occurrence. Cette

justification peut paraître paradoxale ; alors qu’Ibn Arabî est le gardien et

l’interprète par excellence de la Loi muhammadienne, l’œuvre guénonienne ne

contient aucune mention spécifique de cette Loi et de ses privilèges puisqu’elle

considère constamment les différentes Révélations au point de vue de leur

identité ou de leur équivalence principielle, non à celui de leur excellence

formelle ou leur compétence juridique. On pourrait donc penser que le danger

d’incompréhension ou d’interprétation erronée existe pour les lecteurs de René

Guénon plutôt que pour ceux d’Ibn Arabî. Il convient ici encore, pour éviter tout

malentendu, de garder à l’esprit la perspective inhérente à la doctrine des « trois

Sceaux » dont il nous faut à présent, ainsi que nous l’avions annoncé, préciser

les traits essentiels. L’identité de ces Sceaux, qui a donné lieu à bien des

confusions et à des controverses, est énoncée de manière fort claire dans ces

vers (1) :

Je suis le Sceau des Saints, tout comme il est attesté

Que le Sceau des Prophètes est Muhammad.

Je suis le Sceau particulier, non le Sceau de la Sainteté universelle

Car celui-ci est Jésus l’Assisté.

Les trois Sceaux mentionnés sont : le « Sceau des Prophètes » ou « de la

Prophétie légiférante » qui n’est autre que Muhammad - qu’Allâh répande sur

lui Sa Grâce unitive et Sa Paix ! - ; le « Sceau de la Sainteté universelle » qui est

« Jésus l’Assisté » ; et enfin, dans une position intermédiaire entre celle des

deux premiers, le « Sceau particulier » appelé aussi « Sceau de la Sainteté

muhammadienne », c’est-à-dire le Cheikh al-Akbar qui s’exprime dans ces vers

à la première personne (2). Le point essentiel de doctrine considérée ici est que

ces Sceaux correspondent à trois fonctions uniques qui relèvent directement, non

de la forme islamique au sens strict, mais du Centre initiatique suprême. Ils sont

indépendants à l’égard de l’Islam dans la mesure où c’est d’eux, précisément

que l’Islam dépend au point de vue de sa définition formelle et de ses

réadaptations cycliques. Cependant, leurs manifestations successives et les

« fermetures » que celles-ci entrainent font que, tout au moins sur le plan

Page 2: La doctrine des trois sceaux

extérieur, le second Sceau est hiérarchiquement placé sous la dépendance du

premier et le troisième sous la dépendance des deux précédents.

(1) Dîwân al-Akbar, Bombay, 1900, p.153.

(2) L’auteur du Sceau des Saints envisage uniquement le cycle de la walâya ;

pour lui, les trois Sceaux seraient Ibn Arabî, Jésus et le « Sceau des enfants »

(cf. p.148 et 175-176). Cette identification ne tient pas compte du fait que la

notion de « Sceau des Saints » est comprise et définie, dans le Tasawwuf, par

référence à celle de « Sceau des Prophètes », qui est coranique ; ni de

l’affirmation selon laquelle « Le destin de ce troisième Sceau (le « Sceau des

enfants »), à la toute dernière extrémité de l’histoire, s’inscrit nécessairement

dans la période au cours de laquelle, selon les eschatologies traditionnelles,

Jésus fera régner la paix sur la terre » (ibid., p. 176) de sorte que, en tout état de

cause, il n’y a pas lieu d’envisager, à propos du « Sceau des enfants » ou des

« engendrés », une réadaptation cyclique nouvelle.

Dans cette perspective, les trois Sceaux peuvent être décrits sommairement de la

façon suivante : le Sceau de la prophétie légiférante a pour fonction d’énoncer et

de communiquer la Loi finale et universelle qui ne peut être abrogée par aucune

autre : elle fixe irrévocablement le régime traditionnel de la fin de notre cycle.

Le Sceau de la Sainteté muhammadienne est le dernier être humain qui possède

la totalité des secrets contenus dans cette Loi qui sont aussi ceux de la

manifestation universelle : « Nous t’avons envoyé uniquement comme une

miséricorde pour les mondes » (Cor.21.107). Le Sceau de la Sainteté universelle

est, quant à lui, le dernier à posséder la connaissance directe des secrets

commun à l’Islam et aux autres formes traditionnelles, secrets qui concernent

plus particulièrement le cycle humain. D’une certaine façon, l’ordre des

manifestations apparentes est inverse de celui des réalités principielles :

l’avènement du second Sceau entraîne une certaine divulgation des secrets

inclus dans la Loi énoncée par le premier - sur lui la Grâce et la Paix ! - ;

l’avènement du troisième Sceau entraîne une divulgation analogue des secrets

relatifs à l’Unité transcendante des Lois sacrées données par Dieu à l’homme.

Au point de vue cyclique, l’existenciation du Sceau de la Sainteté

muhammadienne coïncide avec un moment décisif. La tradition islamique

connaît alors des changements profonds qui entrainent la nécessité d’une

réadaptation : c’est le siècle de la disparition du Califat exotérique en tant que

Page 3: La doctrine des trois sceaux

source de pouvoir effectif et de l’institution des grandes confréries initiatiques.

De manière semblable, la manifestation du troisième Sceau est annoncée par les

bouleversements actuels qui sont sans précédent ; tout d’abord, l’apparition du

monde moderne, c’est-à-dire d’une « civilisation » radicalement profane qui

prétend se fonder sur le rejet de tout principe traditionnel ; ensuite, par voie de

conséquence, la coexistence simultanée, dans la conscience contemporaine, de

l’ensemble des Révélations et des religions qui subsistent encore. Enfin,

l’abolition du Califat qui prive aujourd’hui l’Islam de toute représentation

extérieure et du symbole de son unité ; cet évènement est également très

significatif mais son importance est néanmoins plus secondaire au point de vue

envisagé ici ; si l’œuvre de René Guénon possède une qualification unique et

privilégiée pour la présentation en Occident des écrits du « plus grand des

Maîtres », c’est parce qu’elle est seule à avoir pour fonction propre d’énoncer de

manière précise et nette les critères traditionnels applicables à la situation

complètement anormale du monde contemporain. L’œuvre d’Ibn Arabî contient,

de toute évidence, des critères analogues mais ceux-ci sont définis pour un

monde demeuré, somme toute, fidèle à sa tradition et par une humanité protégée

par son appartenance au Dâr al-Islâm, c’est-à-dire la terre où la Loi islamique

était encore vivifiée et appliquée. Dès lors, présenter son enseignement en

Occident tout en négligeant le recours providentiel constitué par l’œuvre de

René Guénon, c’est prendre le risque de susciter des incompréhensions et des

malentendus pouvant conduire à des déviations caractérisées ; c’est, dans les cas

les moins défavorables, se borner à étudier des aspects fragmentaires qui,

séparés de la doctrine akbarienne envisagée dans son ensemble, peuvent en

fausser la signification et la portée réelles. Cette situation est comparable, mais

en sens inverse, à celle qui a été décrite par Michel Vâlsan à propos d’ « une

présentation éventuelle de l’œuvre de René Guénon dans un milieu traditionnel

islamique » qui, elle aussi, ne peut être envisagée sans précaution : selon notre

regretté Maître, une telle présentation « devrait se faire avec une référence

compétente aux doctrines ésotériques et métaphysiques de l’Islam, tout en tenant

compte de ce qu’il y a d’inévitablement délicat pour une exposition des

doctrines ésotériques de l’Islam même devant un public qui ne saurait être

considéré dans son ensemble capable de comprendre les choses de cet ordre. »

(3) La comparaison établie ainsi est loin d’être fortuite car les deux œuvres ont

entre elles des affinités très profondes. Chacune est souveraine dans la sphère

d’influence traditionnelle à laquelle elle est spécialement destinée du fait qu’elle

détient, sur le plan doctrinal, l’autorité initiatique suprême dont la présence rend

Page 4: La doctrine des trois sceaux

impossible, tout au moins pour ceux qui possèdent le minimum de discernement

et de bonne foi sans lesquels le domaine ésotérique proprement dit demeure

irrémédiablement fermé, toute forme de compromission ou d’accommodement.

Les manifestations directes de cette souveraineté, indépendante de tout pouvoir

temporel, et même de toute autorité traditionnelle extérieure quelle qu’elle soit,

entrainent le plus souvent, de nos jours, la suspicion et la haine. La vigilance de

ceux qui la représentent, seule à même de maintenir intacte la présence de la

Bénédiction divine sans laquelle il n’y a pas de réalisation métaphysique

possible, est mal supportée par ceux qui en méconnaissent la raison d’être

profonde. Ceci explique un curieux phénomène qui illustre parfaitement

l’affinité des deux œuvres : alors qu’en terre d’Islam l’enseignement d’Ibn Arabî

continue de susciter des polémiques et des oppositions souvent violentes,

l’œuvre de René Guénon est habituellement mieux accueillie. En effet, elle est

perçue, d’une certaine façon, comme « étrangère » de sorte que son autorité peut

être plus aisément circonscrite que celle d’Ibn Arabî dont la vérité s’impose aux

musulmans par la référence constante faite au contenu de la révélation

muhammadienne ; c’est pourquoi l’œuvre akbarienne, quand elle n’est pas

totalement acceptée, est le plus souvent rejetée, décriée et calomniée. De

manière analogue, la force, la cohérence, l’intelligibilité sans faille des écrits de

René Guénon suscitent en Occident des irritations et des rejets ; en revanche,

ceux d’Ibn Arabî peuvent donner lieu à des présentations tendancieuses et

unilatérales d’autant plus aisément que rares sont les Occidentaux qui disposent

de moyens nécessaires pour vérifier par eux-mêmes, dans les écrits du « plus

grand des Maîtres », ce qu’est son enseignement véritable.

Le recours à René Guénon oblige à maintenir l’exposé des doctrines akbariennes

dans une orientation strictement « traditionnelle ». La notion de « tradition » est

ici essentielle : d’une part, elle rappelle le caractère supra-individuel de

l’enseignement doctrinal et, souligne par là-même l’illégitimité de toute

profanation rationaliste ou philosophique ; d’autre part, elle évoque la nécessité,

à tous niveaux, d’une transmission régulière de cet enseignement qui ne peut

être séparé, ni du support providentiel des Révélations inspirées par Dieu à Ses

Prophètes, ni du « cadre » protecteur et préservateur formé par les rites et les

institutions sacrées ; enfin, elle souligne la prépondérance de Message inspiré

sur le messager, affirmée d’une façon similaire par les représentants du

Tasawwuf : Ibn Arabî lui-même justifie sa fonction par l’ordre que le Très-Haut

lui donne : « Conseille Mes serviteurs ! ». De toute évidence, le « conseil » est

Page 5: La doctrine des trois sceaux

considéré comme plus important que celui qui le donne, si éminent que soient le

degré et la qualification de ce dernier. Par conséquent, l’intérêt légitime que l’on

porte au cas et au statut traditionnels d’Ibn Arabî ne doit pas entrainer une

confusion et faire oublier l’essentiel qui est son enseignement doctrinal (4). Pour

ce qui concerne les deux premiers aspects, le critère d’orthodoxie qui

correspond, dans l’œuvre d’Ibn Arabî, à celui de tradition n’est autre que le

respect scrupuleux de la Loi sacrée de l’Islam entendue au sens total défini par

Michel Vâlsan, c’est-à-dire en tant qu’elle « inclut tous les domaines et tous les

degrés de la vie spirituelle et temporelle, y compris les principes et les méthodes

de la connaissance métaphysique. » Cette notion de « Loi sacré » est

habituellement mal comprise par les Occidentaux, qui, influencés par certaines

particularités du Christianisme (5), ont tendance à la confondre avec celle

d’ « exotérisme », d’où le risque de graves malentendus que seul le recours à

l’idée traditionnelle, telle qu’elle a été définie et exposée par René Guénon,

permet d’éviter (6).

(3) L'Islam et la fonction de René Guénon, p. 17.

(4) Il est significatif qu’une confusion similaire ait été entretenue dans le cas de

René Guénon dans le but de contourner et d’occulter son enseignement ; cf.

Introduction à l’enseignement et au mystère de René Guénon, p.7.

(5) Ibid., p. 88-89.

(6) Le danger principal est aujourd’hui que des aspects essentiels d’Ibn Arabî

soient coupés de leurs racines islamiques et utilisés à des fins antitraditionnelles.

Nous avons eu l’occasion déjà (cf. Marie en Islam, p. 73) de dénoncer l’action

de la Ibn Arabî Society dont le siège est à Oxford. Cette société est une simple

annexe de la Beshara, organisation pseudo-traditionnelle capable de servir de

support à des influences plus suspectes. Cf., par exemple, The Basis of Universal

Religion, article paru dans le n°1 de la revue Beshara sous la signature de M.

Stephan Hirtenstein qui est, par ailleurs, le responsable du Journal of the

Muhyiddin Ibn Arabi Society.

(Charles-André Gilis, René Guénon et l’avènement du troisième Sceau, chap.V :

La doctrine des trois sceaux, p. 41-48).