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Douleurs Évaluation - Diagnostic - Traitement (2008) 9, 161—163 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com BD ET DOULEUR La douleur dessinée par Lorenzo Mattotti : une vision d’exception. Propos recueillis par P. Sichère Pain drawn by Lorenzo Mattotti: A vision of exception. Comments reported by P. Sichère Patrick Sichère 1 Hôpital Delafontaine, 2, rue Pierre-Delafontaine, 93200 Saint-Denis, France Disponible sur Internet le 1 mai 2008 Patrick Sichère : comment la fréquentation de la faculté d’architecture de Venise vous a-t-elle conduit à la bande dessinée ? Lorenzo Mattotti : d’abord l’envie de faire de la bande dessi- née est bien antérieure, elle est en moi depuis toujours. Mais c’était la seule faculté à accepter un étudiant ayant obtenu un bac scientifique ! Et elle m’a beaucoup appris. Les profes- seurs étaient magnifiques ! Grâce à eux, j’ai appris l’idée de l’espace, comment affronter un sujet, organiser une image, travailler la perspective. Ils m’ont ouvert l’esprit. PS : le neuvième art vous a-t-il aussi facilement accueilli ? LM : dans les années 1970, il y avait une grande folie créa- trice avec des graphismes multiples et deux sortes de BD, la classique et l’underground. Mon style était donc à part et j’ai mis six ans de labeurs et travaux multiples avant de me faire enfin publié. Puis des rencontres avec des auteurs de BD et avec des éditeurs m’ont permis de me lancer dans la bande dessinée. PS : votre travail est actuellement de notoriété interna- tionale en raison notamment de votre talent de coloriste. Comment travaillez-vous la couleur ? LM : au début je racontais des histoires courtes et les planches étaient donc toujours dessinées à l’encre de chine. Adresse e-mail : [email protected]. 1 Membre du collège national des médecins de la douleur. La couleur était à cette époque réservée aux grands de la BD. Je n’ai donc commencé à colorier qu’au début des années 1980. À partir de cette période, le dessin au crayon de couleur est devenu ma technique fétiche. En témoigne notamment la parution de Signor Spartaco paru en France en 1982. Mais j’aimais cette technique depuis mon enfance. PS : puis vous avez ajouté le pastel. LM : le pastel est plus facile. Il permet d’ajouter de la lumière à la transparence. Mon premier ouvrage mêlant aux crayons de couleur le pastel s’intitule Feux [1]. Il est paru chez Albin Michel en 1986. Depuis, je travaille à la fois avec le pastel et le crayon de couleur. Je peins aussi mes toiles avec de l’acrylique. Mais actuellement, je travaille surtout le noir et blanc sur de grands panneaux qui repré- sentent des sortes d’arbres et de sous-bois liés par des jeux de lumière. C’est le résultat de mon imagination alliée à un voyage récent en Patagonie. PS : quand on énumère vos parutions, on remarque que vous travaillez soit à partir de vos propres histoires, soit avec des scénaristes. Qu’est-ce qui préside à votre choix ? LM : Kramsky est mon plus fidèle scénariste. C’est un ami depuis toujours. Nous nous connaissons si bien que selon mes idées, mes dessins préparatoires, il crée une histoire. Puis, je prépare le découpage, la mise en scène. Je rythme la narration. Je cherche toujours et avant tout à inventer une atmosphère. Finalement, l’histoire n’est qu’un prétexte pour toucher les émotions, les sentiments. Si le récit de Caboto proposé par Zentner est le fruit d’une commande, là 1624-5687/$ — see front matter doi:10.1016/j.douler.2008.02.011

La douleur dessinee par Lorenzo Mattotti : une vision d'exception

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Douleurs Évaluation - Diagnostic - Traitement (2008) 9, 161—163

Disponib le en l igne sur www.sc iencedi rec t .com

BD ET DOULEUR

La douleur dessinée par Lorenzo Mattotti : une visiond’exception. Propos recueillis par P. Sichère

Pain drawn by Lorenzo Mattotti: A vision of exception. Comments reported byP. Sichère

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Hôpital Delafontaine, 2, ru

Disponible sur Internet le 1

Patrick Sichère : comment la fréquentation de la facultéd’architecture de Venise vous a-t-elle conduit à la bandedessinée ?

Lorenzo Mattotti : d’abord l’envie de faire de la bande dessi-née est bien antérieure, elle est en moi depuis toujours. Maisc’était la seule faculté à accepter un étudiant ayant obtenuun bac scientifique ! Et elle m’a beaucoup appris. Les profes-seurs étaient magnifiques ! Grâce à eux, j’ai appris l’idée del’espace, comment affronter un sujet, organiser une image,travailler la perspective. Ils m’ont ouvert l’esprit.

PS : le neuvième art vous a-t-il aussi facilement accueilli ?

LM : dans les années 1970, il y avait une grande folie créa-trice avec des graphismes multiples et deux sortes de BD,la classique et l’underground. Mon style était donc à part etj’ai mis six ans de labeurs et travaux multiples avant de mefaire enfin publié. Puis des rencontres avec des auteurs deBD et avec des éditeurs m’ont permis de me lancer dans labande dessinée.

PS : votre travail est actuellement de notoriété interna-tionale en raison notamment de votre talent de coloriste.

Comment travaillez-vous la couleur ?

LM : au début je racontais des histoires courtes et lesplanches étaient donc toujours dessinées à l’encre de chine.

Adresse e-mail : [email protected] Membre du collège national des médecins de la douleur.

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1624-5687/$ — see front matterdoi:10.1016/j.douler.2008.02.011

rre-Delafontaine, 93200 Saint-Denis, France

2008

a couleur était à cette époque réservée aux grands dea BD. Je n’ai donc commencé à colorier qu’au début desnnées 1980. À partir de cette période, le dessin au crayone couleur est devenu ma technique fétiche. En témoigneotamment la parution de Signor Spartaco paru en Francen 1982. Mais j’aimais cette technique depuis mon enfance.S : puis vous avez ajouté le pastel.

M : le pastel est plus facile. Il permet d’ajouter de laumière à la transparence. Mon premier ouvrage mêlant auxrayons de couleur le pastel s’intitule Feux [1]. Il est paruhez Albin Michel en 1986. Depuis, je travaille à la foisvec le pastel et le crayon de couleur. Je peins aussi mesoiles avec de l’acrylique. Mais actuellement, je travailleurtout le noir et blanc sur de grands panneaux qui repré-entent des sortes d’arbres et de sous-bois liés par des jeuxe lumière. C’est le résultat de mon imagination alliée à unoyage récent en Patagonie.

S : quand on énumère vos parutions, on remarque queous travaillez soit à partir de vos propres histoires, soitvec des scénaristes. Qu’est-ce qui préside à votre choix ?

M : Kramsky est mon plus fidèle scénariste. C’est un amiepuis toujours. Nous nous connaissons si bien que selones idées, mes dessins préparatoires, il crée une histoire.

uis, je prépare le découpage, la mise en scène. Je rythmea narration. Je cherche toujours et avant tout à inventerne atmosphère. Finalement, l’histoire n’est qu’un prétexteour toucher les émotions, les sentiments. Si le récit deaboto proposé par Zentner est le fruit d’une commande, là

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ussi je suis quand même intervenu pour reprendre l’histoirefin qu’elle s’harmonise avec mon dessin.

S : cette atmosphère que vous illustrez de facon si carac-éristique est souvent empreinte de poésie, mais aussi de

ragédie.

M : au début de ma carrière, j’ai illustré la comédie. Jeopiais Astérix, je cherchais l’ironie. Mais ma nature a prise dessus, car je suis mélancolique, plutôt tragique. Feux est

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igure 1. Planche extraite de Mattotti L. « Lettres d’un temps éloigné

P. Sichère

ne œuvre dramatique, par exemple. J’aime pouvoir illus-rer le drame, mais aussi le silence qui l’entoure.

S : dans votre œuvre, justement, il y a des thèmes récur-ents comme celui de la mort, de la maladie, de la douleur.

M : ces thèmes qui peuvent tourner à l’obsession. Ils cor-espondent à des recherches personnelles, sentimentales,ar exemple dans Nell’Acqua [2] paru chez Casterman,hristian Desbois en 2005. Mon dessin se situe alors entre

». Casterman, 2005.

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La douleur dessinée par Lorenzo Mattotti : une vision d’exce

abstraction et figuratif. Le style, le langage se mélangentcomme se mêle mon côté « contemplatif » à mon versant« mouvement ». Et c’est le dessin qui parle pour moi. C’estle contraire d’une certaine tendance actuelle en bande des-sinée où seul le bavardage compte. Ce que j’appelle lelogocentrique.

PS : vous nous avez proposé pour illustrer la douleur uneplanche extraite de Lettres d’un temps éloigné [3] paruaux éditions Casterman en 2005 (Fig. 1). Pouvez-vousnous commenter cette planche ?

LM : j’ai un rapport particulier avec la douleur depuis monenfance. Chaque année, je souffrais de crise d’otite etchaque année je devais affronter ce truc abstrait qui merentrait dans le cerveau, qui me transpercait comme uneaiguille très fine. Puis, j’ai appris à contrôler ma douleur. Unlien s’est créé. Et le dessin m’a donné le moyen de regarderla douleur en face. Il lui a donné un visage et, de ce fait,elle est devenue plus facile à reconnaître, à maîtriser. Maisla douleur est aussi pour moi la perte d’un être cher. J’aiillustré cela dans L’homme à la fenêtre [4] paru chez AlbinMichel, travail effectué à l’encre de chine. Mais il y a aussiune face obscure chez la douleur, qui peut nous conduire àla folie. Donc dessiner la douleur permet de la rencontrer,de l’accepter et de se sauver.

PS : pouvez-vous nous donner d’autres exemples de cette

influence dans votre œuvre ?

LM : prenez Stigmates, paru aux éditions du Seuil. Cetouvrage montre que douleur, perte et peur appartiennentau même monde. Ici, il s’agit d’un roman graphique très

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n 163

ort, ce que j’appelle du spirituel laïc. Toujours chez leême éditeur est paru Bruit de givre. La narration y

st encore plus complexe. Elle exprime la douleur de seoir soi-même tel que l’on est. Une scène importante seéroule dans un hôpital où se retrouve un fils et son pèrealade et comment le fils devient père grâce à cette

encontre.

S : retrouve-t-on ces thèmes dans vos travaux récents ?

M : la peur est le thème principal d’un court métrage,ntitulé « La peur noire » auquel j’ai collaboré pour le fes-ival d’Angoulême et sorti depuis sur grand écran. Plusudique est l’ouvrage intitulé Carnaval [5] paru chez Cas-erman. Il s’agit de l’illustration de la Grande Parade lorsu Carnaval de Rio. Le défi repose sur comment rendre,ar la couleur et le mouvement du dessin, la musique véri-ablement hypnotique, l’intense concentration d’énergieositive qui jaillit de ce carnaval. Sans oublier la parutionécente aux éditions Panama d’un travail issu de ma colla-oration avec mon ami Kramsky : Le mystère des anciennesréatures.

éférences

1] Mattotti L. Feux. Paris: Éditions du Seuil; 1997.2] Mattotti L. Nell’Acqua. Paris: Caterman, Christian Desbois;

2005.3] Mattotti L. Lettres d’un temps éloigné. Casterman; 2005.4] Mattotti L, Ambrosi L. L’homme à la fenêtre. Paris: Albin Michel;

1992.5] Mattotti L, Kramsky J. Carnaval. Paris: Casterman; 2007.