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DANS CE NUMÉRO Page 2/édito Art et politique: pour un nouveau récit émancipateur Alain Hayot Pages 3-4/focus Pas d’intermittence de la lutte Claude Michel, Angeline Barth Mathieu Grégoire, Samuel Churin Pages 5-9/panoramique Roland Gori: la religion du marché, une nouvelle forme d’hégémonie culturelle? Françoise Vergès: revoir la cartographie de la République Page 10/zoom Décoloniser les arts liberté de création pour les artistes minorés Leïla Cukierman Pages 11-12/en coulisses Bras dessus bras dessous Eros et Thanatos s’en vont à Nuit debout Sonia Masson Parti communiste français collectif national Culture http://culture.pcf.fr JUIN 2016 LE POLITIQUE n’est-ce pas l’autre nom de LA CULTURE

La fabrique du possible juin 2016

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DANS CE NUMÉRO

Page 2/éditoArt et politique: pour un nouveau récit émancipateurAlain Hayot

Pages 3-4/focusPas d’intermittence de la lutteClaude Michel, Angeline BarthMathieu Grégoire, Samuel Churin

Pages 5-9/panoramiqueRoland Gori: la religion dumarché, une nouvelle formed’hégémonie culturelle?Françoise Vergès: revoir lacartographie de la République

Page 10/zoomDécoloniser les artsliberté de création pour les artistes minorésLeïla Cukierman

Pages 11-12/en coulissesBras dessus bras dessousEros et Thanatos s’en vont à Nuit deboutSonia Masson

Parti communiste françaiscollectif national

Culturehttp://culture.pcf.fr

JUIN 2016

LE POLITIQUE n’est-ce pas l’autre nom de

LA CULTURE

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ÉDITO

N ous sommes entrés dans une crise profonde desrapports entre l’art et la politique. Parce que nous

traversons un moment terrible, «ce clair-obscur d’oùsurgissent les monstres » dont parle Gramsci, il nousfaut de toute urgence penser à nouveaux frais les liensentre une politique discréditée et une culture livréeaux marchands du temple. Marie-José Mondzain nousrappelle que lorsque la culture est attaquée il n’y aplus de vie politique et ceux qui soumettent la politiqueaux impératifs d’une gestion libérale ou pire encore àune régression populiste, s’attaquent en priorité à laculture. Politique et culture sont soumises conjointe-ment à ce que Pasolini décrit à l’aide de la métaphorede la disparition des lucioles. Quelque chose qui n’était pas prévisible a bouleversénos valeurs, notre imaginaire, nos langages et noscomportements. Une forme de totalitarisme globalisé,financier, productiviste et consumériste est en passed’imposer son hégémonie culturelle. Des œuvres, deslangages, des artistes, deslieux disparaissent. La techno-cratisation de la culture va depair avec la rationalisation et lastandardisation de la produc-tion industrielle de l’art qui pro-lifèrent sur les ruines de lapolitique et de la démocratie.Politique et culture sont con -jointement colonisées par lareligion du marché qui trans-forme l’humain et la nature enproduits abstraits, normés,quantifiés et valorisables.Roland Gori nous rappelle quel’art et la politique sont indisso-ciables et qu’il ne saurait yavoir d’émancipation politiquesans émancipation culturelle etinversement. Or la crise poli-tique actuelle est à la fois unecrise de la démocratie et unecrise de la culture qui fabriquel’aliénation des classes popu-laires et leur servitude volon-taire ; c’est ce qui explique les difficultés que la gauchealternative rencontre pour transformer la colère so-ciale en force matérielle transformatrice.Pour analyser les formes symboliques et culturellesde l’aliénation actuelle, pour s’affranchir de ses va-leurs dominantes et les combattre, pour reconstruireune hégémonie culturelle émancipatrice, il faut oserl’art et la culture. Il faut croire au pouvoir de l’imagi-naire et de la parole pour inventer aujourd’hui lesmots, les symboles et les idées d’une alternative auxeaux glacées du calcul égoïste comme aux eauxglauques de la haine et de la barbarie.

C’est à une perte du sens de l’humanité que noussommes confrontés et c’est à cette perte de sens quela politique comme la culture doivent s’attaquer. Il fautpour cela s’atteler à l’intelligence du monde commenous y incite Alain Badiou; faire surgir le partage dusensible auquel nous invite Jacques Rancière; déco-loniser notre pensée et notre imaginaire, processusauxquels Aimé Césaire et Frantz Fanon se sont livréset dont nous n’avons pas su entendre l’urgence.« La culture n’est pas le musée où l’on accroche desœuvres d’art aux cimaises de la société de la mar-chandise et du spectacle » dit Roland Gori ; il poursuiten montrant que « la culture est ce qui relie les hu-mains entre eux par leurs œuvres, leurs productions,leur manière de sentir, d’éprouver, de dire et defaire ».C’est en effet du pouvoir des mots qui font, commel’écrit joliment Aragon, «  l’amour avec le monde »,c’est du pouvoir des symboles et des idées que nait

l’engagement politique et sacapacité à écrire un nouveaurécit émancipateur, libérateurdes chaî nes auxquelles le sys-tème domi nant nous aliène.Pour inventer ce nouveau récitosons un nouveau rapportentre l’art, la culture et la poli-tique. Agissons pour redonnerun souffle libérateur aux ar-tistes et à la création artistique;pour refonder une démocratieculturelle partout et avec tous,dans l’école, la cité et l’espacedu travail ; pour inventer cettemondialité culturelle, dont rê-vent Édouard Glissant et Pa-trick Chamoiseau, pour nousaffranchir du poids obsédant etrépétitif des violences identi-taires qui secouent un vieuxmonde qui n’en finit pas demourir tandis que le nouveautarde à naître.Tous ceux qui sont debout le

jour comme la nuit ont les mêmes rêves de liberté,d’égalité, de fraternité. Travaillons ensemble pour lesatteindre. Nous sommes des millions à ne plus vou-loir, avec Mahmoud Darwich d’« une politique dénuéede culture et d’imaginaire, condamnée à l’ordre duconjoncturel ». Nous sommes des millions à vouloirvivre le temps du commun, ce monde de demain quiaura pour seule ambition l’avenir solidaire de l’huma-nité et de la planète. Soyons tous convaincus avec Höl-derlin que «  là où croît le péril croît aussi ce quisauve ». Alain Hayot

délégué national du PCF à la Culture

la FABRIQUE du POSSIBLE

POUR UN NOUVEAU RÉCIT ÉMANCIPATEURA

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Angeline Barthsecrétaire générale adjointe de la CGT/Spectacle18 mai 2016Pourquoi avez-vous signé l’accord du 28 avril ?

Parce qu’il est bon et bien reçu dans la profession. Ilrevient aux 507 heures sur 12 mois, tant pour les ar-tistes que pour les techniciens ; la prise en chargedes heures d’enseignement donné est étendue (de 55à 70 heures) et son champ quelque peu élargi. Par

ailleurs la philosophie de l’accord est différente decelle du précédent : il ne prétend pas économiser desmillions, mais il s’agit d’un bon compromis tenantréellement compte de nos spécificités.

Nous sommes donc plutôt contents de cet accord,d’abord parce qu’il nous a permis de franchir un pre-mier cap, celui de la « branche ». Ensuite c’était trèsimportant pour la CGT de signer un tel texte, mêmedans le contexte inacceptable imposé par le MEDEF,et de parvenir à une vraie réflexion de fond sur l’ave-nir de nos métiers.

Notons toutefois que l’UNEDIC, par la voix de sondirec teur, n’a pas joué le jeu (chiffres bricolés pourdémontrer que l’accord va coûter très cher, expertsnommés très tard, et de surcroît malveillants, impu-tant notamment aux nouvelles propositions des « effets de comportement » fantaisistes des ayant-droit…).

La FESAC voulait et a obtenu la signature de la CGTet de la CFDT. À l’heure de la loi travail et du MEDEFtout puissant, il est symboliquement très importantde démontrer qu’on peut gagner. Pour autant, il fautcontinuer à se battre. Car tant que l’accord interpro-fessionnel n’est pas signé, intégrant notre accord avecles employeurs du secteur, rien n’est acquis, contrai-rement à ce que dit la ministre de la culture.

Le MEDEF fait planer diverses menaces sur la conven-tion UNEDIC, qui risquent d’en rendre la signature im-possible au 30 juin. Dans ce cas le ministère est prêtà proroger, ce qui est de règle dans ce genre de si-tuation. Mais pour combien de temps ? Et que devientl’accord spectacle dans ce cas ? Est-ce que la pro-rogation se fait sur la base du statu quo ante ? Dansce cas que se passe-t-il si le MEDEF méprise l’accorddu 28 avril ? Seule une amplification de la mobilisa-tion nous permettra de gagner.

33la FABRIQUE du POSSIBLE

Après de longues semaines de mobilisation et denégociation dans le champ du spectacle vivant, ducinéma et de l’audiovisuel (le « champ profession-nel »), un accord est signé le 28 avril par toutesles organisations syndicales représentatives dessalariés et la Fédération des employeurs du Spec-tacle, de l’Audiovisuel et du Cinéma (FESAC) surl’assurance chômage des salariés intermittents(annexes 8 et 10). Les organisations siégeant ausein de l’UNEDIC (le « champ interprofessionnel »)se sont réunies le 28 mai : le MEDEF et la CFDT entête tentent de « torpiller » l’accord du 28 avril. Lechemin vers une réforme juste et durable de l’as-surance chômage des salariés intermittents restedonc semé d’embûches : dogmatisme maintenu d’unpatronat qui cherche à maximiser les « écono-mies », risque d’une caisse autonome et rupture de

la solidarité interprofessionnelle au cas où l’étatse mêle de financer les annexes 8 et 10. Le MEDEFpourra-t-il ignorer l’accord du 28 avril et se fairele chantre d’un nouveau déni de démocratie commeil s’en est fait le champion ces dernières années ?Ou devra-t-il tenir compte du rapport de forces etde la position du comité d’experts qui a chiffré l’ac-cord ?

On le voit, seule une mobilisation soutenue et am-plifiée est de nature à peser pour que les principesdémocratiques et un progrès des droits sociauxl’emportent. Alors que nous fêtons les 70 ans de lacréation de la Sécurité sociale, il est grand tempsde changer de politique et d’aller vers une sécuritésociale professionnelle.

Claude Michelmembre du collectif Culture du PCF

pas d’intermittence de la lutteFOCUS

Les interviews qui suivent ont été réalisées courant mai donc avant le round de négociations au sein de l’UNEDIC des mois de mai et juin 2016.

44 la FABRIQUE du POSSIBLE

FOCUS PAS D’INTERMITTENCE DE LA LUTTE

Mathieu Grégoiresociologue - 24 mai 2016Que pensez-vous du risque d’aboutir à la création d’une caisseautonome  ? Qu’en est-il du « fonds de professionnalisa-tion » ?

D’abord une remarque préliminaire : si je suis relativemententhousiaste sur la qualité de ce qui a été obtenu, je suisun peu inquiet que cela soit une victoire des seuls inter-mittents. D’autant que le risque de « caisse autonome »n’est pas entièrement écarté à terme.

On sait que le régime UNEDIC est un régime unique pourtous les salariés, et ne comporte aucune caisse « spéci-fique ». Mais depuis 2002, sous la pression du MEDEF etde la CFDT, on fait « comme si » les intermittents duspectacle et leurs annexes fonctionnaient avec une caisseautonome  : par exemple, ce qui n’est jamais le cas pourd’autres annexes spécifiques, on parle de « déficit » desannexes 8 et 10, ce qui n’a strictement aucun sens dans lecadre de la solidarité interprofessionnelle. Cette idéefausse a tendance subrepticement à devenir « vraie »… Onassiste ainsi à une déperdition de la solidarité de l’ensem-ble des salariés au profit d’une logique « professionnelle», en isolant le secteur. Cela a commencé quand les pou-voirs publics ont incité les employeurs à se fédérer, pourles « responsabiliser ». C’est ainsi qu’est née la FESAC (enavril 1998). Et dès 2002 on assiste à une augmentationspécifique des cotisations des entreprises du spectacle.

En 2014, les « tables de concertation » autour de la loiRebsamen confèrent un pouvoir particulier au secteur pro-fessionnel, sous condition d’un cadrage par l’interprofes-sionnel. Ce qui induit une logique perverse: la « profession» a désormais la capacité de négocier ; on peut donc l’in-viter dans un temps suivant à créer sa « caisse » ; c’esten tout cas la logique subliminale du processus… Ce dangerest accentué par le fait que la CFDT, au nom de l’« excep-tion culturelle » (concept une fois de plus utilisé à contre-sens), demande la participation de l’état et une « exceptionsociale » et financière ; ce qui ferait ainsi diverger les an-nexes du droit commun et de la solidarité interprofession-nelle. Nous restons donc toujours dans la crainte de revoirémerger cette idée de caisse autonome. On aboutit néan-moins à un accord qui débouche sur un vrai progrès social.Mais il semblerait que la CFDT et l’état négocient en sous-main à l’UNEDIC la participation de l’état au surcoût en-gendré.

Enfin, il y a deux dispositifs distincts qu’il ne faut pasconfondre : le Fonds de professionnalisation et de solidarité

des artistes et techniciens du spectacle, abondé par l’état etgéré par Audiens, qui est d’un montant de l’ordre de 15 M€et le Fonds pour l’emploi dans la culture, en principe direc-tement géré par le ministère de la Culture, qui sera del’ordre de 90 M€ en année pleine, destiné à soutenir l’ac-tivité et la création d’emplois, notamment permanentsgrâce à des aides directes et des dispositifs qui allongentla durée moyenne du travail (résorption de la « permit-tence », aide à la création de CDI, etc.)

Enfin n’oublions pas la relance du Comité de suivi, en jan-vier 2014, à l’initiative des organisations professionnelleset de parlementaires dont en particulier Pierre Laurent.Cette réactivation n’est pas pour rien dans le succès desnégociations.

Mathieu Grégoire Les intermittents duspectacle. Enjeux d’unsiècle de luttes (de1919 à nos jours). Ed. La Dispute 2013

Samuel Churinanimateur de la Coordination des intermittentset précaires - 14 mai 2016Quelles sont vos craintes et vos attentes ?

L’accord du 28 avril est globalement bon. Il répond ànos principales propositions chiffrées par les « tablesde concertation » auxquelles participaient pratique-ment toutes les parties prenantes. Seule la fusion desdeux annexes (8 et 10) n’a pas été actée. Sinon, c’esten gros la plate-forme du Comité de suivi, qui a tra-vaillé entre 2003 et 2006, et a repris ses travaux en2014-2015 sous la même configuration.

Si l’on a donc franchi la première étape, celle d’unbon accord professionnel au niveau de la branche, ilreste que la « question d’argent » n’est pas réglée etrisque de réapparaître dans la négociation interpro-fessionnelle. En effet il ne faut pas que le gouverne-ment mette un sou dans l’indemnisation, ce qui seraitun pied dans la porte de la « caisse autonome » quele MEDEF appelle de ses vœux. Or le gouvernementprévoit un versement de 80 M€ annuel jusqu’à la finde la convention, c’est-à-dire pendant deux ans autitre du financement du différé d’indemnisation. Si l’ac-cord devait reprendre cela, ça ne nous irait pas !

D’autre part, on sait que le MEDEF exige 185 M€d’économies. Ce ne sera pas le cas ! L’accord ne ren-trant pas dans cet impératif, le MEDEF se réserve lapossibilité de ne pas signer… Mais ce n’est pas unproblème juridique, mais politique : en effet le gou-vernement a le pouvoir de valider (ou non) l’accordfinal, la convention UNEDIC.

Enfin n’oublions pas que le MEDEF veut toujours lasuppression des annexes, parce que c’est un régimequi peut servir d’exemple pour tous les « intermittentsde l’emploi ». Le dernier gouvernement à avoir un tantsoi peu résisté au MEDEF, c’est celui de Lionel Jospinentre 1997 et 2002. Ensuite tous les gouvernementssuccessifs ont plié devant lui…

Ce système est décidément schizophrène : la figuredu CDI n’a jamais autant attaquée (par la loi El Khomrinotamment) tandis que le MEDEF tente obstinémentde casser le modeste filet de sécurité que représen-tent les annexes 8 et 10. Sa ligne de conduite est eneffet d’effacer toute spécificité liée aux contratscourts. D’où son chantage sur la « sur-cotisation »des intermittents, même si nous à la CIP sommescontre aussi, mais pour des raisons différentes…

En conclusion je pense qu’on ne débloquera rien du-rablement tant que le « dialogue social » ne sera pasréformé. Aujourd’hui il est réduit à un « paritarisme»où le MEDEF a le droit de veto ! Et cela dans un dis-positif où il n’est pas légitime : après tout l’argent dela protection sociale, c’est celui de nos salaires mu-tualisés, c’est le nôtre ! En quoi les patrons, encontradiction flagrante avec le programme du CNR etl’esprit des fondateurs de la Sécurité sociale, de-vraient-ils en avoir la gestion ?

propos recueillis par Jean-Jacques Barey

55la FABRIQUE du POSSIBLE

PANORAMIQUE

Quelle place prend la question du politique, au sensdu rapport à la cité, dans votre travail d’artiste oud’acteur de la vie culturelle, et dans l’inscription dece travail dans l’espace social ici et maintenant? 

C’est justement la dimension artistique, culturelleet artisanale de mes métiers d’universitaire et desoignant, qui se trouve aujourd’hui mise à mal parune standardisation effrénée des protocoles et desrègles de bonnes pratiques. Que ce soit dans le do-maine du soin ou dans celui de la recherche, lesnouvelles formes sociales de l’évaluation sont desdispositifs de servitude volontaire, des rituels nor-matifs et violents de la religion du marché. Com-ment ne pas percevoir dans cette nouvelle formed’hégémonie culturelle qui s’est progressivementimposée depuis trente ans, dans nos métiers, unequestion politique ? Les formes de savoir, les pra-tiques de soin, d’éducation, de recherche, de justice,

d’information, de culture, de travail social (cf. L’Ap-pel des appels) sont inséparables des logiques depouvoir et de domination, inséparables des prati -ques sociales qui fabriquent les humains et une hu-manité.

Aujourd’hui les critères d’évaluation relèvent decéré monies d’initiation à une vision néolibérale dumonde et de l’humanité. Ces rituels de la religiondu marché sont dans un rapport distendu avec lesfinalités de nos métiers. La valeur devient le résidud’un ensemble d’opérations quantitatives, procédu-rales et formelles permettant d’assujettir les pro-fessionnels, plus qu’elles ne procèdent d’unevéritable amélioration des services rendus aux ci-toyens. Ces dispositifs de soumission et d’humilia-tion sociales procèdent d’une standardisation d’unmode de pensée qui invite à transformer les actesprofessionnels en spectacles, c’est-à-dire en mar-chandises. De même que la culture se trouve con -fisquée par les industries culturelles, la rechercheet le soin se trouvent calibrés et traversés par unerationalité instrumentale, formelle et utilitariste.L’acte de soin est réduit à la tarification à l’activité,la valeur d’un chercheur, d’un laboratoire ou d’unerecherche ne mesure bien souvent que leur degréd’insertion dans un réseau de domination et de pou-voir.

Sans devoir développer davantage sur un thèmeque j’ai eu largement l’occasion de traiter à plu-sieurs reprises, je souhaite  insister  sur cettedimen sion politique  de nos métiers et de leurtransmission.

L’harmonisation des savoirs et des pratiques, au-jourd’hui, contribue à une hégémonie culturelleanglo-américaine qui nous fait rêver et penser lemonde, et notre humanité, dans cette langue, danscette éthique, et par la politique d’un style anthro-pologique néolibéral. Cette américanisation du stylede vie et du style de pensée s’est globalisé avecla  mondialisation marchande, dont ils sont lesindis pensables corrélats. Le néolibéralisme enfinan ciarisant l’ensemble des activités humaines,culturelles et sociales, a réduit la notion de valeur

Nous avons lancé début mai ce qui s’apparente dans notre esprit à un état des lieux de ce que pensentde la gauche les artistes, intellectuels et l’ensemble des acteurs culturels. De quelle manière intègrent-ils dans leur démarche de création et dans leur travail les dimensions croisés de l’art et de la politique ?

Cet état des lieux a pris la forme de trois questions auxquelles nos interlocuteurs-trices pouvaient répondre comme ils ou elles le désiraient.

Nous inaugurons ici la restitution de cet état des lieux par un grand entretien avec Roland Gori suivi desréponses de Françoise Vergès. Viendront dans les prochains numéros de La Fabrique les points de vues

de Madeleine Abassade, François Chat, Gerty Dambury, Julie Timmerman…

LA RELIGION DU MARCHÉ une nouvelle forme d’hégémonie culturelle?

ENTRETIEN AVEC ROLAND GORIpsychanalyste, initiateur de l’Appel des appels

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PANORAMIQUE

la FABRIQUE du POSSIBLE

aux résidus d’une pensée juridique et d’un calculmarchand. Face aux questions sociales et humainesdu vivre-ensemble, nos démocraties libérales pri-vilégient les solutions formelles, normatives ettechniques. Cette manière de calibrer nos activitésfait passer à la trappe le sens et la valeur véritablede nos actes d’existence. Ce techno-fascisme,comme je l’appelle, soumet et humilie les citoyensfavorisant l’émergence  de néo-fascismes popu-listes, xénophobes ou intégristes. Faute de recon-naître le « besoin de spiritualité » et de sens denotre existence, nous laissons aux théo-fascismesde quoi alimenter leur fond de commerce.

Concernant la dimension politique de mes activités,il va de soi par exemple que les recherches aujour -d’hui se doivent d’être présentées comme desrépon ses à des appels d’offre dans une logique dumarché plus ou moins explicite. Les scienceshumai nes et sociales sont délaissées au profit desformes de savoir et des pratiques utilisables, ren-tables pour le monde industriel et financier. Il y aaujourd’hui véritablement une sélection des disci-plines qui s’opère en faveur des applications indus -trielles et technologiques les plus utilisables et lesplus rentables.

Cette sélection qui va parfois jusqu’à la cen -sure œuvre d’au moins deux façons :

- Ouvertement. C’est le cas lorsque le gouverne-ment japonais invite les présidents d’universitésà fermer les départements de sciences humaineset sociales jugés insuffisamment utiles pourl’économie et l’industrie. Toutes proportions gar-dées, c’est le cas lorsque Daech prend en chargeles établissements universitaires et scolaires des

régions qu’il occupe, l’enseignement y est essen-tiellement religieux, complètement déconnecté dela vie moderne et contemporaine, ce qui n’est passoluble dans leur idéologie.  La musique, lessciences sociales, l'histoire, l'art, le sport, la phi-losophie et la psychologie ne sont plus enseignés.Autre sujet interdit : la théorie de l'évolution deDarwin. Enfin, les images des livres scolaires quiviolent l'interprétation ultra-conservatrice de l'islam (selon Daech) sont déchirées. Et la policereligieuse veille au respect de toutes ces consi -gnes. L'enseignement supérieur est lui aussi dansle viseur des terroristes.

- En prescrivant certaines normes de comporte-ment professionnel, le pouvoir libéral qu’il se réclame du néolibéralisme ou du social-libéra-lisme, procède d’une censure qui ne porte plussur le contenu des savoirs et des pratiques maissur les conditions de leur production. En gros, ils’agit d’imposer une grammaire des discours,paro les, actions et institutions en conformité avecune vision néolibérale du monde.

C’est cette mise sous tutelle technico-financière quiprolétarise matériellement et symboliquement lesprofessionnels et c’est contre elle que l’Appel desappels n’a eu de cesse de s’élever.

Quels sont selon vous les manques, les faillites, lesdéfections du monde politique, singulièrement celuiqui se réclame du communisme et de la gauche danssa diversité, qui a pu vous en éloigner dans votre tra-vail et vos convictions ? 

Je ne saurais bien évidemment faire la liste de tousles manques, faillites et défections du monde poli -tique pour lesquels nous avons une responsabilitécollective. La faible représentation des syndicatsen France est véritablement dramatique, et nousn’avons pas su certainement nous montrer à lahauteur des héritages du passé, en particulier desinventions expérimentées aux siècles précédents.Quels sont les mouvements sociaux qui ont suffi-samment soutenu les initiatives des coopérativeset des associations, fondées sur la solidarité etla fraternité ? Quelques-uns épisodiquement sûre-ment. Mais les avons-nous suffisamment penséescomme des alternatives véritables au capitalismefinancier ?

La division de la gauche, l’érosion de l’électoratcom muniste et la conversion des gouvernementssocialistes au social-libéralisme, depuis Mitterrandjusqu’à Hollande en passant par Jospin, diminuentla crédibilité d’une alternative aux politiques néo-libérales. Les gouvernements socialistes ont été lesgérants « loyaux » des logiques « austéritaires »,exigées par le capitalisme financier, qui placent lespeuples et les citoyens sous ce que j’appelle une« curatelle technico-financière ». À devoir respec-ter cette « logique » la marge de négociation esttrès faible.

ENTRETIENS

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L’aspiration autogestionnaire a sombré dans l’al-liance libéro-libertaire et le « toyotisme ». Les ré-formes de société (de ses mœurs) sans l’appui desdispositifs d’éducation, d’information et de cultureont contribué à nourrir les réactions conservatrices,à éloigner les couches populaires de la gauche. Demême la fabrique d’une Europe sur une base mo-nétaire tend à renforcer le nationalisme et la xé-nophobie, ces deux mamelles des néo-populismes.Les efforts consentis aux rapprochements desgauches européennes, que l’on voit se développer,me paraît essentiel, et redonne espoir.

Ces éléments que j’expose en vrac traversent depart en part nos métiers et les postures de ceuxqui les exercent conduisant à une apathie politiqueou pire… De même qu’« il n’y a pas d’homme soli-taire », c’est la découverte du XIXe siècle, disaitCamus, il n’y a pas de métier sans le tissu socialet culturel où il s’accomplit.

Si on essaie d’analyser les processus sociaux parlesquels nous en sommes arrivés là, on peut rele-ver, sans prétendre à une quelconque exhaustivité,un certain nombre  de facteurs favorisant cettedégra dation du politique dans les champs profes-sionnels : la mobilisation légitime pour défendrel’emploi et les conditions de travail a fait l’impassesur l’éthique des métiers, sur les conditions sym-boliques des actes que leurs professionnels accom-plissent. Je m’inscris totalement dans le sillon destravaux de Bruno Trentin considérant que l’incapa-cité de la Gauche européenne à proposer une al-ternative crédible à l’ultralibéralisme provient deson oubli des effets opprimants du nouveau pouvoirdiscrétionnaire du management, de la puissance desa technocratie, de la violence des aliénations qu’ilprovoque. C’est-à-dire que sur les lieux de travail,aussi et surtout, il conviendrait de récupérer unedémocratie confisquée par la technocratie.

Les organismes de gauche ont laissé s’installer unemisère symbolique des professionnels presqu’aussidouloureuse que la misère matérielle des travail-leurs, et sans doute tout aussi délabrante. Commele disait hier Jaurès, la démocratie ne saurait s’ar-rêter aux portes des usines, ni aujourd’hui à cellesdes laboratoires, des lycées, des hôpitaux ou dessalles de rédaction. L’hégémonie culturelle du ma-nagement « scientifique » a été rendue possiblepar un mouvement social et une gauche qui ontabandonné les dimensions proprement politiques dutravail en échange d’une «  compensation sala-riale » (Bruno Trentin). Aujourd’hui, avec la globa-lisation et la précarisation des emplois qui risquentde faire de tous les salariés une sorte d’« inter-mittents » du travail, la compensation salarialeelle-même tend à fondre comme neige au soleil.

Peut-être serions-nous moins déçus par la gaucheet le mouvement social s’ils avaient su tirer les le-çons de l’histoire, celles du XIXe comme du XXe siè-

cle ? Il n’y a pas de véritable politique sans mé-moire, quand bien même aujourd’hui les hommespolitiques, comme les partis, souffrent un peud’amnésie et de présentisme… Ce qui montre quegouvernants ou gouvernés, dans la majorité ou dansl’opposition, nous appartenons à la même culture,nous sommes corrompus par les mêmes valeurs,nous en sommes les contemporains. Gramsci disaitque le drame des syndicats était qu’ils partageaientavec le patronat la même vision de l’homme, celled’une force de travail.

C’est cette dimension symbolique, culturelle, doncpolitique, qui a été laissée en friche par les mou-vements sociaux et politiques, et c’est ce qui meparaît constituer le défaut principal aujourd’hui desactions pensées et accomplies aujourd’hui.

Comment imaginez-vous une réinvention et une réac-tivation possible du politique dans votre existence ci-toyenne et professionnelle, et plus généralement dansles pratiques culturelles et les relations entre l’art,la culture et la politique ? 

Je crois que nous manquons cruellement aujour -d’hui d’au moins deux choses pour innover et réin-venter la dimension politique de notre existence.

La première, c’est d’une véritable révolution sym-bolique, au sens de Bourdieu, comparable à uneconversion religieuse, qui nous conduirait à réha-biliter la parole et le récit pour partager notreexpé rience sensible. Du point de vue moral et poli -tique, le néolibéralisme est en faillite, il a échoué– il faut oser l’affirmer – dans sa prétention à fa-briquer une nouvelle humanité sur les ruines des

PANORAMIQUE ENTRETIENS

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PANORAMIQUE ENTRETIENS

idéologies. Comme dans les dessins animés, il con -ti nue à avancer, mais il est déjà dans le vide.

Comme j’ai essayé de le montrer dans mon dernierouvrage, c’est de ce vide là qu’émerge les mouve-ments de masse populistes, nationalistes, racisteset xénophobes. Et ce d’autant plus que la mise enconcurrence de tous par tous, la liquidation del'état-social, qu’on nomme parfois état-providence,ont placé les humains dans ce qu’Hannah Arendtnomme la désolation, l’esseulement. De ce désertnaissent les monstrueux mirages auxquels lesoppri més comme les esseulés se laissent prendreparfois. Alors, si on ne veut pas laisser à la seulereligion le monopole de relier symboliquement leshumains entre eux, il faut créer, par la parole et lerécit, de nouveaux liens symboliques. Il faut renoueravec une culture d’éducation populaire, avec desfraternités et des solidarités à tous les niveaux, quirestituent à chacun une authentique liberté : « Unhomme libre requiert la présence d’autrui » (Han-nah Arendt). Il faut que les théâtres, les œuvres,les arts, les recherches, envahissent les médias,les corrompent… Il faut en finir avec Berlusconi, etses héritiers, et jouir ensemble de nos expériencesde création, de jeu, d’amour. Il nous faut renoueravec le  sacré de l’art et de la culture. Jaurès encore, que Charles Silvestre raconte si bien.

Peut-être faudra-t-il alors, non pas faire descendrel’éducation des partis vers le peuple, mais faire despartis les incubateurs de ces révolutions symbo-liques à partir de ce qui existe déjà dans ce quisubsiste de la culture des peuples ? Les partis, lessyndicats, les associations, pourraient se doter decette fonction de passeurs de ces micro-révolutionsqui tendent partout dans le monde à émerger. Peut-être faudra-t-il considérer que défendre les expé-riences novatrices, comme les écoles Freinet ouSummerhill en leur temps, ou les coopératives etinnovations sociales aujourd’hui, pourrait, pourl’ave nir, s’avérer aussi important, sinon plus, quele choix d’un candidat à la présidentielle ?

Remettre l’humain au cœur de la société, commel’a proposé dès 2008  l’Appel des appels, c’estaccep ter de renouer avec un humanisme trop long-temps méprisé par la gauche. Je crois qu’il fautprendre très au sérieux ce récent slogan des jeu -nes, face à la loi El Khomri : « Nous vous empê-cherons de dormir tant que vous nous empêcherezde rêver ». Dans cette perspective, la culture estune priorité, tout comme le soin, l’éducation et lajustice. Il ne suffit pas de le dire, il faut le montrer,exiger des élus qu’ils l’actent, faute de quoi ils per-draient notre soutien. Il faut contribuer à une véri-table instruction civique qui passerait aussi parl’art, l’histoire, l’archéologie, la philosophie, l’éco-nomie, etc. Seule manière, peut-être d’empêcher larégression du politique vers des mouvements san-glants, sectaires et racistes, qui fondaient ou fon-dent l’appartenance sur la pureté, hier sur le sang,aujourd’hui sur le doctrinal « religieux ».

La deuxième chose, qui conditionne la réalisationde la première, c’est le temps. Marx a montré com-ment la vitesse est pour le temps, ce que l’impé-rialisme est pour l’espace : une extension infiniedes territoires mentaux et sociaux. Aujourd’hui oùl’on administre les hommes et les marchandises entemps réel, nous nous trouvons devant un mouve-ment d’aliénation infini qui nécessite une régulationpar le politique. Pour pouvoir parler, échanger etdécider, il nous faut du temps et de l’espace, touteschoses qui aujourd’hui se trouvent confisquées parles machines, matérielles, numériques et procédu-rales. Seule une réhabilitation du politique à tousles niveaux pourrait nous permettre de reprendrela main.

Et le politique, n’est-ce pas l’autre nom de la cul-ture, l’ensemble des paroles et des actions qui fontnaître et cultivent l’humanité dans l’homme ?

Roland Gori dernier ouvrage paru : L’Individu ingouvernable. éditions Les Liens qui libèrent, 352 pages.

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PANORAMIQUE ENTRETIENS

Quelle place prend la question du politique, au sens du rap-port à la cité, dans votre travail d’artiste ou d’acteur de lavie culturelle, et dans l’inscription de ce travail dans l’espacesocial ici et maintenant ?

La question du politique occupe une place centraledans mon travail car je suis très attentive aux rap-ports de force et de pouvoir, aux inégalités, aux asy-métries. Il n’y pas d’égalité des récits, des mémoires,des représentations dans la société française (et dansle monde). Les phrases de Césaire dans Cahier d’unretour au pays natal, « ceux qui n'ont inventé ni la poudre ni la boussole,ceux qui n'ont jamais su dompter la vapeur ni l'élec-tricité,ceux qui n'ont exploré ni les mers ni le ciel,mais ceux sans qui la terre ne serait pas la terre » me rappellent toujours l’importance des « anony mes»,des vies qui « ne comptent pas », effacées, mépriséeset la nécessité de laisser place à leurs expressions.En même temps, je crois à la force de l’imagination,à la force du rêve, au pouvoir de l’artiste de nous extraire de nous-mêmes, de ce qui peut paraî tre cen-tral et essentiel comme le politique.

Quels sont selon vous les manques, les faillites, les défec-tions du monde politique, singulièrement celui qui se réclamedu communisme et de la gauche dans sa diversité, qui a puvous en éloigner dans votre travail et vos convictions ?

Pour moi, qui vient du « Sud », d’un « outre-mer »,terme réducteur et colonial, le manque vient de l’indif -férence à la question raciale et coloniale comme élé-ments structurants de la construction de l’Europe, de

son identité et de sa culture, à la manière dont le ca-pitalisme est racial.

La race – comme le genre – configure les rapports depouvoir de multiples façons. Il faut comprendre commentle capital extrait des profits « non par “abstraction” dutravail mais en […] créant, préservant, et reproduisantle caractère particulièrement racialisé et genré de laforce de travail » (Lisa Lowe). La matrice de classifi-cation sociale qu’ont constituée esclavage, colonialismeet impérialisme est un phénomène à étudier sur lalongue durée, une accumulation d’images, de représen-tations, de pratiques qui construisent une mémoire surle temps long. Pour autant, le capitalisme racial n’estpas à confondre avec la suprématie blan che.

Il faudrait revoir la cartographie de la République,l’étendre au-delà de l’Hexagone sans simplement pro-céder à l’opération « intégration des outre-mer » maisen voyant comment ils contestent la situation post-coloniale. Les inégalités dans ces territoires sont àmet tre en regard des inégalités dont sont victimes leshabitants des quartiers populaires ou les groupes per-çus comme n’appartenant pas à la société du « XXIe

siècle ». La gauche communiste doit être à même d’en -treprendre une politique décoloniale qui passe par ladécolonisation de la République, de la société française,sans laquelle aucune justice sociale ne sera possible.

Comment imaginez-vous une réinvention et une réactivationpossible du politique dans votre existence citoyenne et pro-fessionnelle, et plus généralement dans les pratiques cultu-relles et les relations entre l’art, la culture et la politique ?

Pour aborder les imaginaires singuliers et les hybri-dations et les faire vivre face aux replis, idéologiesobscurantistes, nationalistes, xénophobes, il faut ana-lyser comment se fabrique le consentement à cesidéologies, ne pas les considérer comme de puresaliénations mais comprendre quels sont les bénéfices,les dividendes offerts qu’elles offrent afin de les dé-construire.

Réinventer un horizon d’émancipation culturelle ne peutse faire sans tenir compte des croisements entre cequi est appelé « Anthropocène » (je préfère Capitalo-cène), privatisation des terres, multiplication des iné-galités environnementales avec leur impact sur lesplus vulnérables (femmes et racisés). La figure du ré-fugié ne serait-elle pas celle qui aujourd’hui pose desquestions fondamentales à la constitution du commun ?

Construire du commun : penser ensemble les subal-ternités multiples, les histoires de domination et lestraditions de résistance, souvent discordantes, qui co-existent dans un monde néolibéral où le racisme etl’islamophobie intensifient les procédés de constitu-tion hiérarchique des différences et produisent descatégories stigmatisées, enfermées dans une altéritéradicale. Le commun ne se construit pas en ignorantfrictions et antagonismes. Il se constitue entre desgroupes et des personnes qui ne sont pas semblables.

revoir la cartographie de la RépubliqueENTRETIEN AVEC FRANÇOISE VERGÈSchaire Global South au Collège d’études mondiales

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ZOOM

liberté de création pour les artistes minorésDÉCOLONISER LES ARTS

« L’imaginaire, c’est l’intuition de l’ailleurs, de cequi n’est pas moi et qui est différent de moi. Il crée,c’est à dire me propose à moi-même un horizon,me prolonge, me dépasse et m’altère » édouardGlissant.

La violence des conquêtes coloniales fut aussiidéologique. Le principe érigé de sous-humanités(sous-cultures) et d’une humanité occidentalesupé rieure s’est immiscé dans les mentalités. Il ainduit un assujettissement de tous à la penséecolo niale. Cette violence idéologique perdure et lemonde de l’art ne s’en exempte pas.

Quand le peuple de France se compose de 30% depersonnes racisées, qui vivent toujours sous le régime du contrôle au faciès, combien d’entre ellestrouvent leur place dans les institutions cultu-relles ? La discrimination existe dans les métiersde l’art depuis toujours et aucune évolution ne sefait sentir. Le constat est simple : sur les plateaux,dans les expositions, très peu d’artistes, vivant enFrance, porteurs des histoires coloniales. Cette dis-crimination se cumule à la discrimination sexistedénoncée par le collectif H/F.

Face à ce mur d’exclusion, l’association Décoloniserles arts est née en décembre 2015.

Les arts de la scène sont un lieu de la relationd’imaginaires singuliers. L’émotion, le bouleverse-ment de soi-même produisent du questionnementsur son propre devenir et ce, dans ce momentéphémère et imprévisible de la représentation vivante quand elle propose le pas de côté et lemouvement de soi vers l’autre.

Les potentialités transgressives du travail artis-tique suggèrent un potentiel émancipateur pourtoute une société. Du point de vue des dominants,ce processus se révèle un danger si des arts quiinventent de nouveaux imaginaires, hétérogènes, divers, incontrôlables, potentiellement moteurs del’abolition de rapports de domination entrent enconfrontation avec un système exclusif et devien-nent moteur de subversion.

Au cœur même de leur art, ces artistes, majoritai-rement exclus, travaillent les causes et les effetsde la domination persistante. Dès lors, les enjeuxdépassent la dénonciation des uns pour l’obtentionde quelques postes pour d’autres, ceux-là « issusde la diversité ».

Il s’agit de réappropriation, de transformation de lanarration, d’élévation de la conscience de la com-plexité d’une société par le partage des mémoiressensibles et des histoires universelles (la traite négrière, l’esclavage, l’indigénat, les guerres, lesexécutions, les tortures, l’exploitation sans frein dela colonisation).

Pour fabriquer du commun démocratique, l’expres-sion critique des fondements et des contradictionsprofondes est nécessaire. L’institution culturelle vitun paradoxe quand elle se réclame de l’inventionet ignore ce qui se crée « ailleurs » que dans l’en-tre-soi. Elle se préserve dans le cloisonnement etn’entend pas ce qui gronde à sa porte : le peupletel qu’il s’invente en créolisation.

Dès sa création, l’association DLA s’est illustrée parsa présence dans divers colloques professionnels,par l’envoi d’un courrier-questionnaire aux direc-teurs de théâtres, une campagne médiatique dontun blog sur Mediapart, une réunion publique àChaillot le 23 avril dernier, et une manifestation deprotestation muette devant la cérémonie des Moliè -res… D’autres sont à venir.

Pour DLA, il s’agit d’inscrire toutes les singularitésdans les processus de travail propres à l’art, à larecherche, de garantir la liberté de création pourtous les artistes minorés d’un peuple qui s’inventeet d’une mondialité, dans d’autres rapports entreles humains.

Décoloniser les arts s’est créée pour faire prendreconscience à toutes les instances professionnelleset politiques que les artistes racisés ne doiventplus avoir à justifier du caractère universel de leursœuvres, que les moyens de production et de diffu-sion, de formation, d’emplois à des postes de res-ponsabilité doivent s’ouvrir à l’altérité, que doitcesser leur minoration, que c’est la meilleure façonde lutter contre les identitarismes violents.

Leïla Cukiermanancienne directrice du Théâtre Antoine Vitez

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EN COULISSES

BRAS DESSUS BRAS DESSOUSEros et Thanatos s’en vont à Nuit debout

Si un film ne peut pas changer le monde, Merci patron prouve qu’il peut changer notre vision dumonde, et avant tout de nous-même, de notre force,et de notre poésie (la catharsis s’opère avec lesmerveilleux époux Klur face à la vulgarité d’un Ber-nard Arnault digne de l’Actor’s Studio). Il aura misle feu aux poudres de la mobilisation contre la loidite travail, et pour nous réveiller un certain 32mars…

Sous le signe de la convergence des luttes, Nuit De-bout épouse d’emblée la cause des artistes. Lorsd’une sempiternelle négociation de notre régimespé cifique, un cortège d’intermittents rejoint le Théâ -tre de l’Odéon, occupé par la CIP, et des étudiants,pour une AG Debout. Alors qu’en mai 68, Jean-LouisBarrault avait ouvert les portes et veillé nuit et joursur la salle devenue la nouvelle Sorbonne, en 2016,nous sommes accueillis par des sal ves fournies delacrymo (l’occupation de la Ciné mathèque se solderaaussi par l’intervention des CRS).

Mais revenons à la République. Dès le début, lespôles vitaux structurels s’organisent  : les AG, lacantine, l’infirmerie, le campement, et la biblio-thèque. Soit la démocratie, l’alimentation, la santé,le logement, et la culture.

Depuis, sans préférence programmatique, de Brechtà Godard, de Chico Buarque à Franz Fanon, en pas-sant par Marianne Oswald, et Dugudus, on aura vu :Auteurs Debout, Artistes Debout (et leur plan d’ur-

gence, pour un statut donnant au peintre toute li-berté de créer, produire, montrer et vivre de sontravail), Poésie Debout, Architecte Debout (et l’élé-gante structure qui abrite tantôt Radio Debout, tan-tôt Enfant Debout), Spectateurs Debout (commentconcilier flexibilité du temps de travail et réserva-tion de places de théâtre ?) etc.

J’ai choisi de parler de trois commissions aux-quelles j’ai pu participer.

ORCHESTRE DEBOUT

Alors que la mairie avait offert aux parisiens, unan après Charlie, un concert de Johnny Hallyday, àla République, ce même peuple célèbre ses retrou-vailles avec lui-même et sa joie de penser et d’in-venter ensemble avec un concert Dvorák, joué par300 musiciens pour 3000 spectateurs, dont une ma-jorité de non initiés, juchés sur les kiosques, toutouïe, fiers et enthousiastes. (Si ce public tarde àremplir la Philharmonie, la raison doit bien en êtrecherchée du côté des institutions.)

Depuis, l’Orchestre et le Chœur Debout, avec Verdi,Beethoven, Ravel… sont inscrits au cœur de chaquemoment symbolique de Nuit Debout : jouer du violoncontre le TAFTA, voilà qui n’est pas banal, surtoutquand on sait la faible politisation des musiciens.Mais justement ici l’orchestre est formé de ci-toyens, nuance !

MUSEE DEBOUT

Parti du constat que l’art et le patrimoine sont de-puis des décennies les grands absents des pro-grammes politiques, Musée Debout propose deréaffirmer la place du musée comme lieu de fa-brique du citoyen.

Les origines du concept même de musée desBeaux-Arts remontent à la Révolution française :fournir aux artistes de grands modèles à imiter,instruire les visiteurs et permettre au peuple d’ac-céder à des œuvres qui n’étaient que le privilègede quelques-uns. Dès lors l’art n’est plus l’apanageexclusif d’une élite, mais le bien de tous, et leconservateur doit autant veiller à protéger maté-riellement les œuvres dont il a la charge, qu’à ga-rantir l’égal accès aux collections.

La commission propose donc l’enseignement del’histoire de l’Art à l’école, la gratuité d’accès auxmusées, le renouvellement de la médiation, la for-mation artistique des personnels de surveillance(de pair avec la revalorisation salariale de leur em-ploi), et plus globalement la sortie d’une logiquede rentabilité… Le musée comme lieu de délectationest le luxe d’un esprit qui s’émancipe de son savoir,pas d’un esprit qui s’en dispense. L’histoire de l’art

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EN COULISSESdonne des armes pour s’approprier son environne-ment, et ne pas s’y sentir étranger. Enfin, elle ap-prend à repérer et à aimer le beau, et s’inscrit dansun processus de retour du sens et de ré-enchante-ment du monde.

RADIO DEBOUT

Conçue comme l’oreille de la place, c’est une radioà ciel ouvert, capable de capter des trajectoires,d’accueillir tous les possibles même les plus in-congrus. Pour Garance, riveraine (dans la vie as-sistante de réalisation) il était important de tendrele micro à toute parole, même celle avec laquelleon n’est pas d’accord, car elle met en dissonanceet permet de faire évoluer notre propre façon depenser, à la fois radiophonique et politique. Consi-dérée dans sa mission de service public, Radio De-bout réunit sous une même bâche animateurs,techniciens, invités, intervenants spontanés et au-diteurs, dans une prise de risque et une liberté dontRadio France est incapable (on en oublierait lestravaux exorbitants autant que calamiteux de laMaison ronde et les soucis de moquette de sonPDG)

Cette place, c’est le lieu d’Eros et Thanatos. Elleest chargée, il y résonne encore les coups de feu,les cris, la peine. Et on sent comme les gens ontbesoin de communion, de fraternité. Ils sont ravis,au sens du ravissement, devant le spectacle de leurintelligence collective et du surgissement du Beau.

Et voilà contre toute attente que la question duBeau traverse Nuit Debout. Comme ces bancs à rou-lettes fabriqués à base de palettes, bigarrés, avecinscrit au pochoir : emmène-moi/ramène-moi. Pra-tique, attentionné, et beau! Ce Banc Debout dyna-mite le très design et fascisant banc assis-deboutdu métro.

À la question récurrente Nuit Debout, et après ? lessociologues de Reporterre répondent : il est éton-nant que, pour être jugée utile, l’ouverture d’espa -ces de débats citoyens sur les affaires communesdoive promettre de déboucher sur autre chosequ’elle-même, sans se douter qu’ils proposent làune définition possible de l’Art. À Nuit Debout, lapolitique serait-elle en train de se réinventer entant que principe artistique ?

Je vous laisse y rêver en terminant sur cet extraitde 1000 jours en mars, atelier d’écriture proposépar Zanzibar, un collectif d’auteurs de science-fic-tion :

#268 mars

Une musique résonne en France. Une musique doucequi redonne espoir aux insoumis. Crois-tu qu´onpourra changer les choses ? me demande Charlène.Si l´on garde une cohésion tout est possible, luidis-je.

Et les élites des médias dénigrent encore le mou-vement. Les journalistes à la solde du pouvoir pa-niquent de voir leur petit monde vaciller

Une musique résonne en France.

Si l´on écoute attentivement, c´est la musique dela Liberté.

Sonia Massonmetteur en scène

EROS ET THANATOS S’EN VONT À NUIT DEBOUT

Ont contribué à ce numéro : Jean-Jacques Barey, Angeline Barth, Samuel Churin, Leila Cukierman,Roland Gori, Mathieu Grégoire, Alain Hayot, Sonia Masson, ClaudeMichel, Marc Moreigne, Françoise Vergès. Maquette Suzy Lornac.Merci à Sébastien Marchal pour ses images.

contact : Marc Moreigne – [email protected] : Marc Moreigne – [email protected]