La Farce Du Cuvier

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LA FARCE DU CUVIERSCENE IJaquinot.Jaquinot. ( mi-voix). Le grand diable ma bien men quand je me suis mis en mariage! Ce nest que tempte et orage. On na que souci et que peine. Toujours ma femme se dmne comme un sauteur, et puis sa mre enchrit toujours sur la chose. Je nai pas de repos, pas de bonheur, pas de cesse. Je suis battu et tortur avec de gros cailloux sur ma cervelle. Lune crie, lautre grogne, lune maudit, lautre tempte. Que ce soit jour ouvrable ou jour de fte, je nai point dautre passe-temps. Je suis au rang des mcontents. Car de rien je ne fais mon profit. Mais par le sang que Dieu ma fait, je serai le matre chez moi, si je my mets!SCENE IIJaquinot, sa femme, sa belle-mre.La femme. Ah! oui vraiment, que de plaintes! Taisez-vous, vous agirez sagement!La mre. Quy a-t-il?La femme. Quoi? et que sais-je? Il y a toujours rparer. Il ne pense pas ce quil faut faire la maison.La mre. Oui, vraiment, il ny a pas discuter ni ergoter; par Notre-Dame, il faut obir sa femme, ainsi que doit faire un bon mari, mme si elle vous bat quelques fois quand vous faites des btises.Jaquinot. Hein! Quoi quil en soit, je ne souffrirai pas cela de ma vie.La mre. Non? Pourquoi? Par sainte Marie, pensez-vous, si elle vous chtie et vous corrige en temps et en lieu, que ce soit par mchancet? Non, par Dieu, cest seulement une preuve quelle vous aime.Jaquinot. Cest bien dit, ma mre Jaquette, mais ce nest rien dire propos que de faire ainsi tant de longs discours! Que voulez-vous dire? Voil qui demande une explication.La mre. Jentends bien, mais je propose que ce nest rien du premier an. Comprenez-vous, mon ami Jean?Jaquinot. Jean! Vertu Saint Pol, quest-ce dire? Vous maccoutrez bien en seigneur, dtre si vite devenu Jean. Jai nom Jaquinot, cest mon vrai nom, lignorez-vous?La mre. Non, mon ami, non. Mais vous tes un Jean mari.Jaquinot. Par bieu, jen suis bien plus assomm!La mre. Certes, Jaquinot, mon ami, vous tes un homme rendu meilleur.Jaquinot. Rendu meilleur! Vertu Saint Georges! Jaimerais mieux quon me coupt la gorge. Rendu meilleur! Benote Dame!La femme. Il faut faire au gr de sa femme, cest cela, si on vous le commande.Jaquinot. Ah! Saint Jean, elle me commande vraiment trop daffaires!La mre. Pour que vous vous souveniez mieux du fait, il faut que vous fassiez un rlet et que vous mettiez sur un feuillet tout ce quelle vous ordonnera.Jaquinot. Qu cela ne tienne, je men vais commencer crire.La femme. Eh bien! crivez de faon quon puisse vous lire. Marquez que vous mobirez et que vous ne dsobirez jamais faire ma volont.Jaquinot. Le corps bieu! Je nen ferai rien: je ne marquerai que des choses raisonnables.La femme. Eh bien! Mettez l, sans plus de discussion, pour viter de me fatiguer, quil faudra que vous vous leviez toujours le premier pour faire la besogne.Jaquinot. Par Notre-Dame de Boulogne, je moppose cet article. Me lever le premier! pour quelle raison?La femme. Pour chauffer ma chemise au feu.Jaquinot. Me dites-vous que cest la mode?La femme. Cest la mode, et aussi la faon. Il faut que vous appreniez la leon.La mre. crivez!La femme. Marquez, Jaquinot!Jaquinot. Jen suis encore au premier mot. Vous me pressez tellement que cest merveille.La mre. La nuit, si lenfant se rveille, comme il fait trs souvent, il faudra que vous preniez le soin de vous lever pour le bercer, le promener, le porter, lapprter, travers la chambre, mme si cest minuit.Jaquinot. Avec tout cela, il ny a apparence que je puisse prendre au lit du plaisir.La femme. crivez!Jaquinot. Par ma conscience, mon rlet tout rempli jusqu la marge! Mais que voulez-vous que jcrive?La femme. Marquez, ou vous serez frott!Jaquinot. Ce sera pour lautre ct.La mre. Ensuite, Jaquinot, il vous faut ptrir et faire cuire le pain, faire la lessiveLa femme. Passer la farine par le bluteau, laver le linge et le dcrasser grande eauLa mre. Aller, venir, trotter, courir, se donner de la peine comme LuciferLa femme. Faire le pain, chauffer le fourLa mre. Mener la mouture au moulin.La femme. Faire le lit, de trs bonne heure le matin, sous peine dtre bien battuLa mre. Et puis mettre le pot au feu et tenir la cuisine propre.Jaquinot. Sil faut que je mette tout cela, il faudra le dire mot aprs mot.La mre. Eh bien! crivez donc, Jaquinot: Ptrir le painLa femme. Le faire cuireLa mre. Faire la lessiveLa femme. Passer la farine par le bluteau.La mre. LaverLa femme. Et cuireJaquinot. Laver quoi?La mre. Les pots et les plats.Jaquinot. Attendez, nallez pas trop vite (crivant). Les pots, les platsLa femme. Et les assiettes.Jaquinot. Eh! par le sang bieu, moi qui nai pas de mmoire, je ne saurais retenir tout cela.La femme. crivez-le pour vous en souvenir, comprenez-vous? Car je le veux.Jaquinot. Bien laver lesLa femme. Les langes brneux de notre enfant la rivire.Jaquinot. Je renie Dieu! la matire ni les mots ne sont honntes.La femme. crivez-le, allez, sotte bte! avez-vous honte de cela?Jaquinot. Par le corps bieu, je nen ferai rien et vous mentirez, puisque je jure que je ne le ferai pas!La femme. Il faut que je vous fasse injure, je vous battrai plus que pltre.Jaquinot. Hlas! Je ne veux plus discuter l-dessus, je vais lcrire, nen parlez plus.La femme. Il ne reste, pour le surplus, qu mettre le mnage en ordre. Pour le moment prsent, vous allez maider tordre la lessive auprs du cuvier. a y est-il?Jaquinot. a y est, hol!La mre. Et puis faire aussi, la chose par-ci par-l.Jaquinot. Vous en aurez une poigne en quinze jours ou un mois.La femme. Non, mais cinq six fois tous les jours. Cest le minimum daprs moi.Jaquinot. Il nen sera rien, par le sauveur, cinq ou six fois! Vertu Saint Georges! Cinq ou six fois! Ni deux ni trois. Par le corps bieu, il nen sera rien!La femme. Malheur ce vilain! Ce lche paillard nest bon rien.Jaquinot. Corbieu! Je suis bien stupide de me laisser ainsi durement men. Il ny a aujourdhui aucun homme au monde qui puisse ici prendre du repos. Pour quelle raison? Car jour et nuit il faut que je me rappelle ma leon.La mre. Ce sera crit, puisque cela me plat. Dpchez-vous et signez-le.Jaquinot. Le voil sign; tenez, prenez-le! Faites bien attention ne pas le perdre. Duss-je tre pendu, ds cet instant, jai dcid que je ne ferai pas autre chose que ce qui est dans mon rlet.La mre. ( la fille). Gardez-le bien, tel quil est.La femme. ( sa mre). Allez! je vous recommande Dieu.SCENE IIIJaquinot, sa femme faisant la lessive.La femme. Allons vite, tenez l, nom de Dieu et transpirez un peu, pour bien tendre notre lessive. Cest un des points de notre affaire.Jaquinot. Je ne comprends point ce que vous voulez faire. Mais quest-ce quelle mordonne?La femme. Je vais te donner une si grande gifle! Je parle de lever le linge, espce didiot!Jaquinot. Cela nest pas sur mon rlet.La femme. Si, cela y est vraiment!Jaquinot. Non, cela ny est pas!La femme. Cela ny est pas? Cela y est, sil te plat! La voil, tu vas la sentir! (elle lui donne une gifle).Jaquinot. Hol! Hol! Je le veux bien; vous avez raison, vous avez dit vrai. Une autre fois, jy penserai.La femme. Tenez ce bout-l, tirez fort!Jaquinot. Sang bieu, que ce linge est sale! Il sent bien les excrments de laccouchement.La femme. Bien plutt un tron dans votre bouche. Faites comme moi, doucement.Jaquinot. La merde y est, ma parole. Voici un bien misrable mnage!La femme. Je vais tout vous jeter au visage! Ne croyez pas que ce soit une menace en lair.Jaquinot. Vous ne le ferez pas, non, de par le diable!La femme. (lui lanant le linge au visage). Eh bien, sentez, matre sot!Jaquinot. Dame, que le grand diable y ait part! Vous mavez souill mes vtements.La femme. Faut-il chercher tant de prtextes pour se dfiler, quand il faut faire le travail? Retenez donc le linge par votre bout, que la mauvaise rogne puisse vous tenir par le corps! (elle perd pied et tombe dans la cuve). Mon Dieu, souvenez-vous de moi! Ayez piti de ma pauvre me! Aidez-moi sortir dehors! Ce serait une honte de me laisser mourir. Jaquinot, secourez votre femme! Tirez-la hors de ce baquet!Jaquinot. Cela nest pas sur mon rlet.La femme. Le contenu de ce tonneau me presse si fort, jen ai grande dtresse. Mon coeur est en presse. Hlas, pour lamour de Dieu, tez-moi!Jaquinot. (ricanant). Espce de vieille vesse, tu nes quune ivrognesse, retourne ta fesse de lautre ct!La femme. Mon bon mari, sauvez-moi la vie! Je suis dj toute vanouie. Donnez-moi la main un tantinet!Jaquinot. Cela nest pas sur mon rlet, car il descendra en enfer.La femme. Hlas! si lon ne soccupe pas de moi, la mort va venir menlever.Jaquinot. (lisant calmement et voix haute son rlet). Ptrir et faire cuire le pain, passer la farine par le bluteau, laver et cuireLa femme. Le sang mest dj tout tourn, je suis sur le point de mourir.Jaquinot. Baiser, accoler et fourbirLa femme. Songer vite me secourir!Jaquinot. Aller, venir, trotter, courirLa femme. Jamais je ne verrai la fin de ce jour.Jaquinot. Faire le pain, chauffer le fourLa femme. Allons, la main! Je tire ma fin.Jaquinot. Mener la mouture au moulinLa femme. Vous tes pire quun chien btard!Jaquinot. Faire le lit de trs bonne heure le matinLa femme. Hlas! vous avez lair de croire que cest un jeu.Jaquinot. Et puis mettre le pot au feuLa femme. Hlas! O est ma mre Jaquette?Jaquinot. Et tenir la cuisine propreLa femme. Allez me chercher le cur!Jaquinot. Il ny a plus rien sur mon papier. Jai tout lu. Mais je vous assure, sans long dbat, que ce nest point sur mon rlet.La femme. Et pourquoi nest-ce point crit dessus?Jaquinot. Parce que vous ne lavez pas dit. Sauvez-vous comme vous voudrez: ne comptez pas sur moi pour vous tirer de l!La femme. Cherchez donc si vous verrez quelque valet dans la rue.Jaquinot. Cela nest pas sur mon rlet.La femme. Allons! La main, mon doux ami, car je nai pas la force de me soulever.Jaquinot. Oh! Oh! ton grand ennemi plutt! Je voudrais tavoir baise morte.SCENE IVJaquinot, sa femme, sa belle-mre.La mre. (dans la rue). Hol! Ho!Jaquinot. Qui heurte la porte?La mre. Ce sont vos grands amis. Par Dieu je suis arrive en ce lieu pour savoir comment tout se porte.Jaquinot. Trs bien, puisque ma femme est morte. Tout mon souhait sest ralis, jen suis devenu plus riche.La mre. H! est-ce que ma fille est tue?Jaquinot. Elle sest noye dans la lessive.La mre. Hypocrite! Assassin! Quest-ce que tu dis?Jaquinot. Je prie Dieu du paradis et monsieur saint Denis de France que le diable lui casse la panse avant que son me sen soit alle!La mre. Hlas! ma fille est trpasse.Jaquinot. En tordant le linge, elle sest baisse; puis ce quelle avait pris dans sa main sest chapp et elle est tombe l, la renverse.La femme. Mre, je suis morte, voyez, si vous ne secourez pas votre fille.La mre. En ce cas je serai habile. Jaquinot, la main, sil vous plat.Jaquinot. Cela nest pas sur mon rlet.La mre. Vous avez grand tort en effet.La femme. Hlas! Aidez-moi!La mre. Mchant! Infme! La laisserez-vous mourir l?Jaquinot. Ne comptez pas sur moi pour la tirer de l! Je ne veux plus tre son valet.La femme. Aidez-moi!Jaquinot. Ce nest point sur mon rlet. Il est impossible de le trouver.La mre. Diable! Jaquinot, sans plus rver, aide-moi soulever ta femme!Jaquinot. Je nen ferai rien, sur mon me, si auparavant on ne ma pas promis que je serai mis en possession dsormais dtre le matre.La femme. Si vous voulez me tirer dici, je le promets de bon coeur.Jaquinot. Et vous ferez donc?La femme. Tout le mnage, sans jamais rien vous demander, sans vous ordonner quoi que ce soit, si ce nest absolument ncessaire.Jaquinot. Eh bien! Allons! Il faut la soulever. Mais, par tous les saints de la messe, je veux que vous teniez la promesse que vous mavez faite, exactement comme vous lavez dite.La femme. Jamais je ny mettrai de contre-dit, mon ami, je vous le promets.(les acteurs font face aux spectateurs).Jaquinot. Je serai donc dsormais le matre puisque ma femme laccorde.La mre. Sil y a de la discorde dans un mnage, on ne saurait obtenir un rsultat avantageux.Jaquinot. Cest pour cela que je veux assurer quil est honteux pour une femme de faire de son matre un valet, si sot ou si mal appris soit-il.La femme. Aussi ai-je pay fort cher mon erreur, comme on vient de le voir. Mais dsormais je ferai tout le mnage avec diligence et je serai la servante comme il convient en toute justice.Jaquinot. Je serai heureux, si le march tient, car je vivrai ici sans souci.La femme. Je tiendrai ma promesse, soyez sans crainte. Je vous lassure, cest normal: vous serez le matre la maison, tout bien considr maintenant.Jaquinot. Voil la raison pour laquelle je ne serai plus en contradiction avec vous. Car retenez mots couverts que votre indicible folie mavait mis les sens lenvers. Mais les mdisants sont bien attraps de voir que ma femme est revenue la raison, elle qui avait voulu dans sa fantaisie me mettre sous sa sujtion. Adieu, voil qui servira de conclusion!La Farce du cuvier, texte anonyme du XV sicle, traduit par C.-A. Chevallier,dans Thtre comique du Moyen ge, ditions 10-18