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La fiction de l'Occident : Thomas Mann, Franz Kafka

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Page 1: La fiction de l'Occident : Thomas Mann, Franz Kafka
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La fiction de l 'Occident :

Thomas Mann,

Franz Kafka, Albert C o h e n

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Collection

LITTÉRATURE EUROPÉENNE

dirigée par

Jacques Le Rider, Alain Morvan,

Didier Souiller et Wladimir Troubetzkoy

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P H I L I P P E Z A R D

La fiction de l'Occident :

Thomas Mann, Franz Kafka, Albert Cohen

Presses Universitaires de France

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Abréviations utilisées :

DI Le Disparu. CH Le Château.

MM La Montagne magique. Sol. Solal.

Mang. Mangeclous. BS Belle du Seigneur. Val. Les Valeureux.

Pour La Montagne magique, Le Disparu et Le Château, le premier numéro de page renvoie à la traduction française, le second à l'édition allemande de référence (v. bibliographie). Sauf exception, nous n'indiquons dans les notes de bas de page que le titre et la page des ouvrages cités : pour les références complètes (éditeur, année...), nous renvoyons le lecteur à la bibliographie en fin de volume.

ISBN 2 13 049743 8

Dépôt légal — 1 édition : 1999, janvier

© Presses Universitaires de France, 1999 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

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A la mémoire de ma mère, Rachel Zard (1927-1996)

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Introduction

« L'un d'eux irait chercher pour tous le repas à l'hôtel tout proche dont on voyait briller l'enseigne lumineuse au bord de la route : "Hôtel Occidental". »

Franz Kafka.

« L e u r nos ta lg ie est u n m a l des lo in ta ins , vise des lo in ta ins , elle a

p o u r o b j e t des lo in ta ins d ' u n e clarté t o u j o u r s p lus g r a n d e , j a m a i s p lus

accessible. E t il y aura i t là su je t de s ' é t o n n e r , p u i s q u e ce s o n t des h o m -

m e s d ' O c c i d e n t , c ' e s t - à - d i r e des h o m m e s d o n t le r e g a r d se p o r t e vers

le c o u c h a n t , c o m m e si se t e n a i e n t là les p o r t e s d e la l u m i è r e e t n o n la

nu i t . Son t - i l s t a n t épris d e c lar té p a r c e qu ' i l s p e n s e n t avec r i g u e u r o u

s i m p l e m e n t p a r c e qu ' i l s o n t p e u r dans l ' o b s c u r i t é ? O n laissera la q u e s -

t i o n indéc i se . O n sait s e u l e m e n t qu ' i l s é l i sen t t o u j o u r s d o m i c i l e au

m o i n s d e n s e de la f o r ê t o u b i e n d é b o i s e n t ce l l e - c i p o u r se m é n a g e r u n

pa rc accue i l l an t à la l u m i è r e ; ca r b i e n qu ' i l s a i m e n t la f r a î c h e u r d u

fou r r é , ils d i sen t p o u r t a n t qu ' i l s d o i v e n t p r é s e r v e r leurs enfan t s de ce t t e

i n q u i é t a n t e obscu r i t é . »

A m o u r de la l u m i è r e o u p e u r diffuse de ses t é n è b r e s i n t é r i e u r e s ,

t e n t a t i o n d u r e t o u r o u appe l des lo in ta ins , espr i t d ' a v e n t u r e o u

v o l o n t é d ' éd i f i e r u n m o n d e h a b i t a b l e : la crise d e la c o n s c i e n c e , tel le

q u ' e l l e s ' e x p r i m e dans le « s o m n a m b u l i s m e » e u r o p é e n s e l o n H e r -

m a n n B r o c h , rés ide d ' a b o r d dans u n e sér ie d ' a sp i r a t i ons c o n t r a d i c t o i -

res q u i s e m b l e n t se cristall iser dans u n m y t h e f o n d a t e u r — ce lu i d u

« soleil c o u c h a n t », d e l 'Occident. Le t ravai l q u i sui t se v e u t u n e c o n -

t r i b u t i o n à l ' é t u d e d e ce m y t h e , à t ravers les œ u v r e s r o m a n e s q u e s d e

1. Hermann Broch, Les Somnambules (Die Schlafwandler, 1928-1931), trad. de l'allemand par Pierre Flachat et Albert Kohn, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1990, p. 333-334.

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Thomas Mann (La Montagne magique), de Franz Kafka (Le Disparu, Le Château) et d'Albert Cohen (Solal, Mangeclous, Les Valeureux, Belle du Seigneur).

Étudier les représentations de l'Occident, c'est se situer au croise- ment d'une interrogation sur la culture et de l'exploration d'un archétype. La première voie nous conduit nécessairement à rencon- trer la question de l'Europe. Se définir comme Européen ou comme Occidental, c'est souvent affirmer de deux façons différentes son appartenance à une même culture. Dès le Moyen Age, Europe et Occident désignaient l'un et l'autre la chrétienté, comme ils suffiront à caractériser, plus tard, la civilisation issue des Lumières. De Hegel à Max Weber, toute pensée de l'Europe comme continent de la raison politique est ipso facto pensée de l'Occident. Les deux termes ont en commun de désigner tout à la fois un territoire géographique et un espace culturel, dont l'articulation reste à penser. Faut-il définir l'Europe avant tout par ses valeurs culturelles ou convient-il de lui donner préalablement sa consistance géographique ? Voudrait-on la définir comme un territoire qu'on se heurterait bientôt à de réelles difficul- tés, puisque l'Europe n'est pas un continent à part entière. Les ins- criptions fléchées qui, au kilomètre 1777 du Transsibérien, sur la ligne de l'Oural, indiquent péremptoirement l'Asie à l'est et l'Europe à l'ouest n'y feront rien, puisque cette Europe de l'Atlantique à l'Oural ne pourra jamais être que la borne arbitraire d'une ambition culturelle, qui tantôt se situe en deçà, tantôt au-delà de la géographie. Penser l'Europe, c'est d'abord se résoudre à l'idée que « l'espace européen, à la différence de l'Amérique ou de l'Afrique, n'a pas de frontières naturelles. Sauf à l'ouest, où elles ne sont d'ailleurs pas per- çues comme telles »

Europe et Occident semblent se rejoindre tout particulièrement dans cette indétermination sémantique autant que géographique. Mais s'il est délicat de tracer les frontières de l'Europe, combien davantage celles de l' « Occident » !

Sitôt qu'on s'avise de placer l'occidentalité au centre de son interro- gation, les délimitations semblent perdre toute pertinence. L'Occi- dent apparaît tantôt en excès, tantôt en défaut par rapport à l'Europe.

1. Rémi Brague, Europe, la voie romaine, p. 8.

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En excès, parce qu'il existe un Occident non européen : l'Amérique. En défaut, parce que l'Europe est elle-même partagée entre son Est et son Ouest. La difficulté qu'il y avait à délimiter l'Europe tenait à un problème d'extension : discerner où s'arrête l'Europe, jusqu'où s'étend son influence culturelle. Pour l'Occident, s'ajoute cependant une difficulté de compréhension. Au flou relatif des frontières euro- péennes répond la mobilité essentielle des frontières de l'Occident. A des titres divers, l'Allemagne, l'Autriche (Österreich), la Russie, se sen- tent prises en tenaille entre leur « Occident » et leur « Orient ». Pour un Européen de l'Ouest, il n'est pas absolument sûr que la Russie soit européenne mais il est certain que le Russe n'est pas Occidental — même s'il est parfois tenté de s'inspirer des modèles de l'Occident. Pour un Asiatique, le Russe est indubitablement à l'ouest, quand bien même il ne serait pas nécessairement un Européen. La question euro- péenne touche à un problème de territoire et d'identité ; la question occidentale, sitôt qu'on la dégage de ses limitations conventionnelles, dépend de la situation de l'observateur et de l'orientation de son regard.

La complexité de la notion d'Occident tient donc à sa double nature. Entendu comme synonyme de la « civilisation occidentale », l'Occident recouvre toutes les acceptions culturelles, politiques, philo- sophiques de l'idée européenne. Les territoires concernés sont les mêmes, à ceci près que l'Amérique vient ajouter à l'Europe occiden- tale un Occident non strictement européen, qui peut être (et a été) interprété comme une simple annexe, un appendice ou une « projec- tion » (Valéry) de la civilisation européenne. Ce sens, souvent de portée militante ou polémique, continue d'être très vivant, notam- ment dans le débat politique.

Transcendant ou traversant cette acception strictement « territo- riale », l'idée d'occidentalité définira plutôt un point d'orientation lié à des expériences élémentaires : être occidental, c'est se situer à l'ouest d'un lieu défini ; c'est être plus être plus proche du lieu où se couche le soleil. « Occident » (de occidere : « mourir ») ou Abendland ( « pays du soir » ) : c'est le soleil, c'est-à-dire l'ordre cosmique, qui inspire cette définition universelle de l'Ouest, qui informe une mythologie, parfois une mystique. En ce sens, l'Occident recouvre un « archétype de l'imaginaire », qui ne se confond pas avec une détermination géogra-

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phique : « On est toujours l'Occidental ou l'Oriental de quelqu'un. » L'Amérique, quant à elle, opère la rencontre de l'archétype de l'imaginaire — le mythe de l'Ouest — et le contenu politique — l'esprit européen — dans une combinaison aléatoire.

La complexité, mais aussi l'intérêt, d'une étude de l'Occident tient précisément à cette double détermination, culturelle et mythologique, politique et archétypale. Si la première de ces dimensions le rattache à la problématique de l'Europe, la seconde renvoie à une catégorie uni- verselle de l'expérience du monde. En témoigne un classique de la lit- térature arabe du Moyen Age : le Récit de l'exil occidental, du poète per- san Sohrawardi (1155-1191). Le protagoniste de ce conte ésotérique a quitté sa demeure, « voyageant avec (son) frère Asim, des demeures au-delà du fleuve vers le pays d'Occident » pour échouer « dans la ville dont les habitants sont injustes, je veux dire la ville de Kairouan ». Il se retrouve prisonnier, chargé de chaînes, emprisonné « au fond d'un puits d'une longueur infinie ». Rappelé par son père en Orient, demeure de la lumière, il apprend qu'il doit néanmoins retourner à sa « prison occidentale, car de l'entrave [il] ne s'est pas encore tout à fait dégagé ». Accomplissant les volontés de son père, il retourne à la nuit d'Occident : « Je suis tombé de la cime dans l'abîme, parmi un peuple d'infidèles ; je suis toujours détenu dans les demeures de l'Occident. » La notion d'occidentalité excède ainsi largement les étroites détermi- nations que notre culture européenne tendrait à lui imposer : toutes les cultures ont leur « Occident », le Maghreb (à travers la ville de Kai- rouan) étant, ce que confirme du reste l'étymologie de ce mot, l'Occident du poète persan. Il serait donc pensable de réaliser des recherches sur le mythe de l'Occident envisagé dans sa pureté archéty- pale, qui s'abstiendraient de toute référence à la civilisation euro- péenne.

Ces recherches pourraient trouver dans l'œuvre d'Ernst Bloch de quoi esquisser les éléments d'une géographie imaginaire : Le Principe

1. Marguerite Bonnet, L'Orient dans le surréalisme. Mythe et réel, in Revue de littérature comparée, 1980, p. 412.

2. Sohrawardi, Récit de l'exil occidental, trad. de l'arabe par Abdelwahab Meddeb, in Intersignes, n° 3 : « Parcours d'exil », automne 1991, Paris, p. 6-11 pour les citations suivantes.

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Espérance explore en effet les divers investissements mythologiques dont les quatre points cardinaux ont été l'objet, en s'appuyant sur un corpus largement extra-européen. Le philosophe relève que la « peur inspirée par les régions occidentales » a sa source dans le « très vieil archétype astral » du soleil couchant : « C'est à l'ouest, là où le soleil se couche, qu'habite la mort. C'est là que sont les enfers, le Golgotha païen, c'est là que s'éteint le dieu soleil ; le mythe babylonien définit l'ouest comme "mer nocturne et prison du soleil". Et, comme le pré- tend encore une version syrienne de la légende d'Hercule, celui-ci serait mort exactement à l'endroit où il avait érigé ses deux colonnes. Mais, même lorsque ces mythes furent éteints, leurs contenus survécu- rent. » Pays de la mort et des ténèbres, l'Occident n'en inspire pas moins des représentations contradictoires, des fantasmes ambivalents. La limite inquiétante du monde habité se double chez les Grecs d'une fascination mêlée d'espoir : « Les Grecs situaient presque tous les lieux sans souci de leurs légendes à côté des endroits les plus effrayants » et l'effroi qu'inspire l'océan Atlantique, « mer des ténèbres », n'empêche pas qu'y soit également situé « le jardin des Hespérides ». Longtemps, note Ernst Bloch, cette ambivalence n'a pas été dialectisée. Ainsi, « l'effroyable Occident ne perdait rien de son horreur malgré la pré- sence des paradis terrestres où le bonheur rayonnait [...] C'est donc en vain que le mythe astral du soleil mourant, qui est finalement à l'origine de cette peur panique de l'Ouest, renfermait, en dehors des ténèbres, sa propre lumière hespéridienne : Gilgamesh, Héraclès cou- rent avec le soleil au-delà de son point de chute, pour chercher l'immortalité là où le soleil renaît. Mais c'est seulement dans le monde

chrétien qu'un tel rapport entre la mer de vase et les Hespérides devint fertile ».

Pour Ernst Bloch, il est clair que, si le christianisme n'invente pas un mythe qui le précède de beaucoup, il permet de lui conférer un sens et une portée inédite. L'idée d'un jardin des Hespérides à l'ouest semble d'abord entièrement contredite par le mythe biblique du jar- din d'Éden, situé du côté de l'Orient. La contradiction de ces deux

mythes fut surmontée lorsque fut mise en évidence la rotondité de la Terre : dès lors « l'Ouest traditionnellement choisi, avec la peur dialec-

1. Ernst Bloch, Le Principe Espérance, p. 374-378 pour les citations suivantes.

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tique de l'Atlantique, se mêla à la Jérusalem orientale, surtout après la découverte de la forme sphérique de la Terre, et se plia ainsi à l'utopie de l'Est ». Plus encore, la théologie chrétienne permettra de penser cette ambivalence présente dès l'origine du mythe occidental entre l'angoisse de la mort et le lieu de félicité : la mort et la renais- sance du soleil pourront désormais s'interpréter à la lumière dialec- tique de la Passion et de la Résurrection. La synthèse des utopies de l'Orient et de l'Occident peut ainsi s'accomplir à travers une religion qui, issue des mystères de l'Orient, s'identifiera longtemps à l'idée même de l'Occident.

Ces analyses appellent deux remarques. Le philosophe allemand souligne l'importance décisive qu'a pu constituer, pour la conscience européenne, la découverte de la sphéricité de la Terre. Dès lors, que valent encore les distinctions de l'Orient et de l'Occident ? Force est

pourtant d'observer la permanence d'une disposition d'esprit qui continue d'organiser l'expérience à partir de ces catégories. Bachelard a montré que l'héliocentrisme n'a en rien modifié la perception com- mune, pourtant objectivement illusoire, d'un « coucher » et d'un « lever » du soleil. Il en va de même pour l'Orient et l'Occident : on ne gagne rien à soumettre les ressorts de l'expérience sensible à l'abstraction des sciences exactes. Il continue d'exister pour la pensée et pour l'imaginaire - voire pour la politique - un Est et un Ouest. Il importe donc tout autant d'en saisir la relativité que d'en étudier le fonctionnement rémanent comme catégories de la perception et de l'imaginaire. Là où s'arrête la démonstration du scientifique com- mence le travail d'analyse des mythes. La seconde remarque portera sur le rôle qu'a joué le christianisme, sinon dans la genèse, du moins dans la mutation et la « territorialisation » du mythe de l'Occident. C'est par l'intermédiaire du christianisme médiéval que s'opère la ren- contre entre un archétype de l'imaginaire, une terre - globalement, celle de l'Europe chrétienne -, une vision du politique et une théo- logie du Salut. Les analyses de Bloch permettent donc de penser le passage — via le christianisme — entre les deux sens, archétypal et cultu- rel, de la notion d'Occident.

Rares sont encore cependant les contributions à l'étude de cette articulation du mythique et du culturel, de l'archétype astral et du théologico-politique. Le bref mais percutant article de Gérard

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Mairet reste une entreprise isolée. L'auteur commence par affirmer la primauté du mythe sur la territorialité : « Occident désigne un point de l'horizon où le soleil se couche. C'est-à-dire qu'il se dérobe au regard au moment même où il semblait possible de l'atteindre. Il se déplace au fur et à mesure qu'on l'approche. Par conséquent, l'Occident n'est pas un lieu géographique. [...] Il est d'abord un lieu mythique - la demeure nocturne du soleil. [...] Le mot n'exprime alors que la seule croyance au coucher du soleil, c'est-à-dire, en fait, l'assurance que demain recommencera, que demain le soleil se lèvera pour nourrir les travaux et les jours. » L'interprétation souligne ainsi deux constituants fondamentaux du mythe : l'idée que l'Occident est un horizon plutôt qu'un lieu - hypothèse dont on pourra mesurer bientôt la fécondité heuristique ; l'idée, ensuite, que l'archétype astral est fondateur d'un rapport à l'Histoire, fondé sur une foi dans la perpétuation et le deve- nir du monde. Ce point de l'horizon où le soleil se couche se veut aussi facteur de discernement intellectuel, « terre de clarté, de diffé- rence, d'analyse », délimitant l'ombre et la lumière, ennemi de la confusion — d'où la vocation de l'Occident à « éclairer » le reste du monde.

Ces représentations ne sont pas pour Gérard Mairet une interpréta- tion parmi d'autres des résonances et des suggestions de l'archétype occidental : elles forment littéralement la substance du mythe, à l'origine d'élaborations idéologiques qui, par-delà leurs divergences, voire leur antagonisme, se rapportent toutes, en dernière instance, à l'archétype du soleil couchant. Le mythe est premier, l'idéologie est seconde : « Si donc l'Occident est un mythe, un mythe organique fon- dateur, c'est parce que, sans lui, l'Ouest ne serait que lui-même : un espace géographique. Or précisément, l'Occident [...] qui marque symboliquement la séparation horizontale de deux ordres du monde, s'est affirmé à travers les idéologies de l'appartenance à l'Ouest [...] Dans la vie mondaine des hommes, le mythe a donné lieu à des idéo- logies, ensembles homogènes de significations, dont le lien commun est le mythe de l'Occident. Les idéologies sont l'instrument du

1. Gérard Mairet, L'idéologie de l'Occident : signification d'un mythe orga- nique, in François Châtelet, Gérard Mairet (éd.), Les idéologies (1978), t. II, p. 19-32 pour les citations suivantes.

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mythe [...]. C'est le mythe qui structure les représentations, qui donne consistance aux doctrines. »

C'est au Moyen Age que le mythe rencontre l'Histoire et se trans- forme pour la première fois en un énoncé idéologique : le tournant réside précisément pour Gérard Mairet dans l'appropriation par l'Église du mythe occidental, qui donne à celui-ci son armature doc- trinale et à celle-là son assise et sa justification temporelles : « L'Europe (chrétienne) est le mythe devenu territoire. Le mot Occident était bien connu de l'Antiquité, qui fait d'un simple mot un nom. » Quelles sont les conséquences de cet acte de naissance de l'Occident ? L'une d'entre elles est le rapport ambivalent, sur lequel nous reviendrons, que l'Occident moderne, qui se veut héritier des Lumières, entretient avec sa propre histoire, enracinée dans un Moyen Age le plus souvent répu- dié par les époques ultérieures. Corollairement, l'identification médié- vale de l'Occident à la chrétienté pose à l'Occident moderne la ques- tion de la continuité ou de la discontinuité d'une idéologie « occidentale » : « Le problème qui se pose est celui de savoir comment la détermination historique — sacrée — a pu donner lieu à une autre his- toire — profane — caractérisée comme histoire moderne. »

Les sources chrétiennes du mythe occidental permettent à tout le moins, selon Gérard Mairet, d'en saisir deux aspects décisifs. Elles expliquent la permanence, dans la civilisation occidentale, de la « vocation d'universalité », issue de la catholicité de l'Église. Elles rendent surtout intelligible l'importance cruciale qu'a pu prendre en Europe occidentale la question de la puissance ; là réside selon Gérard Mairet l'essence politique du mythe occidental : « Si l'Occident est un mythe, c'est un mythe de puissance : les idéologies qui s'y alimentent sont en effet celles du pouvoir, et même de la valorisation du pouvoir. L'apport du christianisme, ou plus précisément peut-être, la signification de l'idée de chrétienté est, de ce point de vue, d'avoir rapporté, contre son inspiration première, tous les aspects de la vie humaine à l'autorité. [...] Quand l'idée d'Occident resurgit avec la notion d'Empire chrétien d'Occident, il n'est pas superflu d'observer que c'est pour devenir une catégorie politique : l'Occident est une catégorie de la puissance. » L'Occident n'a certes pas inventé le pouvoir, mais une manière d'exercer l'autorité et de la justifier ; si l'Église a laissé en Occident une marque politique durable, c'est bien à travers l'idée de « la puissance et

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de son universalité », justifiée non pour elle-même mais en vertu d'un principe supérieur et transcendant : « Le pouvoir est sacré non par lui- même, mais parce qu'il est au service de Dieu. [...] Si la notion d'idéologie, ici, a un sens, ce ne peut être que celui-ci : former le cadre d'un pouvoir universel compris comme justification d'un Dieu unique et vrai. » Les différentes étapes de la modernité occidentale ne seront en ce sens que le relais et la sécularisation progressive de cette vocation originelle.

L'argumentaire serré de Gérard Mairet a donc le mérite de tenter de penser conjointement le mythe fondateur et les idéologies qui s'y rattachent, fussent-elles en apparence aussi différentes que celles de l'Eglise médiévale et de l'Europe des Lumières. Le mythe du soleil couchant, envisagé comme principe terminal de clarification, horizon du monde, figure de l'Histoire, serait ainsi la matrice, via sa réinterpré- tration médiévale et son identification à l'Europe chrétienne, de toutes les idéologies se réclamant de la supériorité intellectuelle et politique du modèle occidental, et de sa prétention à l'universel. Bien que le propos de Gérard Mairet ressortisse à la philosophie politique, il ouvre la voie, par son attention au support sensible du mythe, à une hermé- neutique où la parole littéraire a toute sa place, quitte, pour celle-ci, à en infléchir partiellement les analyses. Pour établir ce lien entre l'archétype du soleil couchant et l'idéologie de puissance, l'auteur a peut-être fait bon marché de l'ambivalence du motif, sous-estimé la part de l'ombre qui, comme le suggérait le passage introductif d'Hermann Broch, ne cesse de hanter les « hommes d'Occident » épris de clarté. Une étude du mythe occidental dans la création romanesque devra probablement compter avec cette équivocité du « soleil cou- chant » et des images de déclin qu'il véhicule. Reste cette orientation d'étude dont toute investigation du mythe occidental doit désormais tenir compte : l'Occident se situe à la jonction d'un mythe fondateur et d'une idéologie politique ; il engage tout à la fois un rapport dialectique à l'espace, une vision de l'Histoire et une interprétation de la puissance.

On n'entrera pas ici dans les querelles terminologiques autour de la notion de mythe. L'Occident est au centre d'un faisceau de représen- tations, d' « idées-images » dont on peut postuler la relative cohé-

1. B. Baczko, Lumières de l'utopie, p. 30.

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r e n c e , e t d o n t o n a m o n t r é p a r ai l leurs qu 'e l l es i n f o r m a i e n t pa r t i e l l e -

m e n t n o t r e e x p é r i e n c e d u m o n d e e t n o t r e p e r c e p t i o n des cu l tures . Le

« m y t h e f o n d a t e u r » q u e déc r iva i t G é r a r d M a i r e t d u p o i n t d e v u e des

r e p r é s e n t a t i o n s co l lec t ives n ' e s t pas s e u l e m e n t u n e abs t r ac t i on mais

c o n s t i t u e u n e m a t r i c e de réci ts e t d 'h i s to i res , i m p l i q u e o u susci te des

s c h è m e s narrat i fs q u i n e se c o n f o n d e n t pas avec les va leurs abstraites de

l ' E u r o p e : le c h e m i n vers l ' oues t , le soleil c o u c h a n t ( l u i - m ê m e p o r t e u r

d e v i r tua l i tés na r ra t ives diverses) son t a u t a n t d ' é l é m e n t s d ' u n e « c o n f i -

g u r a t i o n s y m b o l i q u e »

C ' e s t ce t t e c o n f i g u r a t i o n q u e la p r é s e n t e é t u d e se p r o p o s e d o n c

d ' e x p l o r e r . C e c h o i x n o u s a c o n d u i t à p r i v i l ég i e r la littérature et à

e x c l u r e de n o t r e i n v e s t i g a t i o n les d ivers essais su r la q u e s t i o n e u r o -

p é e n n e o u o c c i d e n t a l e — c e u x - c i n ' i n t e r v i e n d r o n t q u ' a u t i t re d ' ou t i l s

d ' é l u c i d a t i o n des f ic t ions r o m a n e s q u e s . D e m ê m e , si l ' i d é o l o g i e in s -

cr i te dans les œ u v r e s d o i t ê t re i m p é r a t i v e m e n t pr ise e n c o m p t e , la

« mi se e n d i scours » d e l ' O c c i d e n t d e v r a t o u j o u r s ê t re r ep lacée dans

s o n c o n t e x t e narrat i f , e x a m i n é e à la l u m i è r e d ' u n e « mi se e n i n t r i g u e »

q u i p e u t v e n i r la c o n f i r m e r o u l ' i nva l ide r . L ' i d é o l o g i e de l ' O c c i d e n t

dev ra , à ses r i sques e t péri ls , a f f r o n t e r la fable de l 'Occident.

C o m m e n t c e p e n d a n t dé f in i r u n e œ u v r e o ù soi t e n j e u u n e fable d e

l ' O c c i d e n t ? E n d ' a u t r e s t e r m e s : t o u t e f i c t i on o c c i d e n t a l e , t ous les

réc i ts qu i , à des t i t res divers , p o r t e n t l ' e m p r e i n t e de la « crise de

l ' e sp r i t » e u r o p é e n (Musi l , B r o c h , G i d e , J o y c e . . . ), n e p e u v e n t - i l s ê t re

c o n s i d é r é s c o m m e a u t a n t d e f igura t ions d e la c o n d i t i o n de l ' h o m m e

o c c i d e n t a l ? A ce p r i x p o u r t a n t , la q u e s t i o n spéc i f ique d e la f i g u r a t i o n

n a r r a t i v e de l ' O c c i d e n t r i sque ra i t fo r t d e se d i s soud re dans u n e p r o b l é -

m a t i q u e p lus g é n é r a l e q u i n ' a q u ' a c c e s s o i r e m e n t affaire au m y t h e . La

p l u p a r t des « r o m a n s d e la c o n s c i e n c e m a l h e u r e u s e » c o n s t i t u e n t cer tes

des t a b l e a u x d e la crise des va leurs e u r o p é e n n e s , sans m e t t r e e n j e u

en tant que telle la q u e s t i o n de l ' i d e n t i t é e t de la te r r i tor ia l i té d e l ' O c c i d e n t .

Auss i s ' ag i t - i l p o u r n o u s de c h o i s i r des œ u v r e s q u i s o i e n t n o n

s e u l e m e n t des réci ts de l ' O c c i d e n t , mais e n c o r e des réci ts sur l ' O c c i -

1. Yves Chevre l , La littérature comparée, PUF, 1989, p. 61. 2. « Mise en intr igue » est la t r aduc t ion p roposée du muthos aristotélicien par Paul

R i c œ u r , in Temps et récit (1983), Le Seuil, coll. « Points ». 3. Phi l ippe Chard in , Les romans de la conscience malheureuse, Droz , 1982.

Page 22: La fiction de l'Occident : Thomas Mann, Franz Kafka

d e n t : o ù l ' O c c i d e n t p u i s s e ê t r e t e n u n o n s e u l e m e n t p o u r l e c a d r e d e

l a f i c t i o n , m a i s p o u r u n o b j e t à p a r t e n t i è r e d u q u e s t i o n n e m e n t t h é m a -

t i q u e e t d e l a f i g u r a t i o n n a r r a t i v e . C e t t e e x i g e n c e i m p l i q u e e n o u t r e

q u e l ' O c c i d e n t , t h è m e d u r é c i t , p u i s s e ê t r e c i r c o n s c r i t c o m m e u n

e s p a c e i d e n t i f i a b l e , l o c a l i s a b l e ( f û t - c e d e f a ç o n é q u i v o q u e o u i n d é c i s e ) ,

d i s t i n c t d ' u n a i l l eurs q u i p o u r r a c e r t e s ê t r e l ' O r i e n t o u l a R u s s i e m a i s

a u s s i , à l ' o c c a s i o n , l ' E u r o p e . . . si l ' O c c i d e n t e s t a m é r i c a i n . O n s a i s i r a

m i e u x s a n s d o u t e l e s c r i t è r e s q u i o n t p r é s i d é a u c h o i x d e s r o m a n s d e

T h o m a s M a n n , d e F r a n z K a f k a e t d ' A l b e r t C o h e n .

L e c r i t è r e n ' e s t p a s s t r i c t e m e n t h i s t o r i q u e : l a r é d a c t i o n d u D i s p a r u

s ' é t e n d d e l ' a u t o m n e 1 9 1 2 à o c t o b r e 1 9 1 4 , t a n d i s q u e Be l l e d u S e i g n e u r

e t L e s V a l e u r e u x n e s e r o n t p u b l i é s q u ' e n 1 9 6 8 e t 1 9 6 9 . E n t r e c e s d e u x

e x t r ê m e s s e s i t u e n t L e C h â t e a u ( r é d i g é a u c o u r s d e l ' a n n é e 1 9 2 2 ) , L a

M o n t a g n e m a g i q u e ( p u b l i é e e n 1 9 2 4 ) , S o l a l ( 1 9 3 0 ) e t M a n g e c l o u s ( 1 9 3 8 ) .

L a s p é c i f i c i t é d e n o t r e s u j e t n o u s a p l u t ô t c o n d u i t à u n e s o l u t i o n i n t e r -

m é d i a i r e e n t r e u n é c a r t e x c e s s i f e t u n e c o n t e m p o r a n é i t é a b s o l u e . P u i s -

q u ' i l s ' a g i t d e l ' é t u d e d ' u n e c o n f i g u r a t i o n n a r r a t i v e , l a s t r i c t e c o ï n c i -

d e n c e c h r o n o l o g i q u e n e s ' i m p o s a i t p a s . S i m y t h e il y a, c e l u i - c i

c o m p o r t e n é c e s s a i r e m e n t d e s c o n s t a n t e s s t r u c t u r e l l e s q u i é c h a p p e n t a u

m o i n s p a r t i e l l e m e n t a u x c o n t r a i n t e s d e l e u r i n s c r i p t i o n h i s t o r i q u e .

I n v e r s e m e n t , n o u s n ' a v o n s p a s v o u l u c é d e r à l ' i l l u s i o n d e l ' i n t e m p o -

r a l i t é . L e s t r o i s r o m a n c i e r s c h o i s i s s o n t d e s q u a s i - c o n t e m p o r a i n s

— v i n g t a n s s e u l e m e n t s é p a r e n t T h o m a s M a n n , d ' A l b e r t C o h e n , K a f k a

é t a n t d e h u i t a n s l e c a d e t d u p r e m i e r —, o n t p a r t a g é d e s e x p é r i e n c e s ,

s i n o n t o u j o u r s c o m m u n e s , d u m o i n s s o u v e n t v o i s i n e s : l a g u e r r e , l e s

r é v o l u t i o n s , la c r i s e d e l ' h u m a n i s m e t r a d i t i o n n e l , l e d é c l i n d u r e l i -

g i e u x , l a m o n t é e e n p u i s s a n c e d e l ' u n i v e r s a d m i n i s t r a t i f . . . L e s p o l é m i -

q u e s f o n t r a g e s u r l ' i d e n t i t é e t l e d e s t i n e u r o p é e n s : S p e n g l e r f a i t

p a r a î t r e e n 1 9 1 8 s o n D é c l i n de l ' O c c i d e n t (der U n t e r g a n g des A b e n d l a n d e s ) ,

K e y s e r l i n g p u b l i e e n 1 9 1 9 s o n J o u r n a l de v o y a g e d ' u n p h i l o s o p h e (das R e i -

se tagebuch e ines P h i l o s o p h e n ) , M a s s i s p u b l i e e n 1 9 2 7 sa D é f e n s e de

l ' O c c i d e n t - r é p o n s e à l ' e n g o u e m e n t s a n s l i m i t e s d e b i e n d e s é c r i v a i n s

e u r o p é e n s p o u r « l ' a p p e l d e l ' O r i e n t ». Q u a n t à Be l l e d u S e i g n e u r , sa

p u b l i c a t i o n t a r d i v e n e d o i t p a s f a i r e o u b l i e r q u e , si l e c o n f l i t m o n d i a l a

1. V. Pascal Dethurens, Écriture et culture. Écrivains et philosophes face à l'Europe (1918-1950), Champion, 1997.

Page 23: La fiction de l'Occident : Thomas Mann, Franz Kafka

sensiblement infléchi le projet initial, une première version de l'œuvre était conçue dès les années trente. Ce choix d'un écart limité entre les inscriptions historiques des œuvres pourrait sembler un compromis discutable ; il est dicté à notre sens par la volonté d'échapper tout à la fois à l'esclavage de la chronologie et à la dissolution totale de l'historicité du mythe occidental.

Une même dialectique de l'affinité et de l'écart pourrait décrire le rapport littéraire et idéologique que ces trois auteurs entretiennent à l'égard de la question occidentale. Ce n'est en tout cas pas au niveau des relations ou des influences supposées, très limitées, entre les trois auteurs qu'il faut rechercher les axes d'une confrontation féconde, mais dans le sentiment commun d'être et de ne pas être « d'Occident », qui confère à leur discours cette position si singulière d'exterritorialité interne.

On ne s'étendra pas outre mesure sur les racines de cette ambiva- lence. Pour Kafka et Cohen, elle tient naturellement à l'expérience très particulière de leur condition juive en Europe. Marthe Robert a mis en lumière la situation de l'auteur du Château : Juif praguois de langue allemande, trois fois suspect et coupable de n'appartenir pleine- ment à aucune des trois cultures ; comme le chasseur Gracchus de sa nouvelle et plus tard l'arpenteur du roman, l'écrivain est condamné à une errance interminable entre le monde des vivants et celui des morts, dans un no man's land dans lequel Kafka n'hésite pas à recon- naître la condition intenable du Juif d'Occident. Entre Le Disparu et Le Château s'amorce un mouvement de retour vers la culture juive qui, sans abolir la distance entre l'écrivain et ses origines, ne fait que brouil- ler davantage les termes de son appartenance à l'Occident.

A cette figure de la désaffection culturelle chez Kafka répond chez Cohen la position de double appartenance. Cohen revendique pleine- ment — sans ce complexe de culpabilité qui faisait dire à Kafka qu'il n'était que l' « hôte » de la langue allemande — son statut d'écrivain français et européen, sur fond d'une affirmation sans équivoque de son identité juive et orientale. Tandis que, chez Kafka, les questions de l'occidentalité et de la judéité se dérobaient sitôt qu'elles étaient posées — l'un des nœuds de sa problématique romanesque est celui de la déli-

1. Marthe Robert, Seul, comme Franz Kafka.

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mitation -, judaïsme et Occident se présentent dans la conscience de Cohen, au moins dans un premier temps, comme des principes ferme- ment définis et voués à s'affronter : l'une des clés de sa vision du monde est la division, le conflit.

La position de Kafka par rapport à l'Occident naît donc d'une identité indéterminée ; celle de Cohen, d'une identité double ; celle de Thomas Mann tient pour sa part à sa réflexion sur la germanité. Pour l'auteur de La Montagne magique, la vérité allemande réside dans sa situation centrale au sein de l'Europe, à égale distance du monde slave à l'est et de la civilisation latine et occidentale incarnée par la France. La rédaction du roman s'étend de l'avant-guerre à l'après- guerre (de 1913 à 1924) et accompagne un tournant politique majeur : Thomas Mann, identifié durant le conflit mondial au courant le plus intransigeant de l'impérialisme allemand, amorce un rapprochement avec les principes républicains de l'Occident humaniste naguère si décrié et se prononce en octobre 1922 en faveur de la République de Weimar. Dans La Montagne magique, le rapport à l'Allemagne, à la civi- lisation européenne, à l'Orient, est nourri de tensions et de contra- dictions qui réfléchissent la lente et problématique évolution de l'écrivain.

Thomas Mann, Albert Cohen et Franz Kafka ont donc chacun de bonnes raisons pour se sentir à la fois dedans et dehors, à l'extérieur et à l'intérieur d'une sphère occidentale qui les attire autant qu'elle les repousse. Cette position particulière de leur regard sur l'Occident entre sans doute pour beaucoup dans l'acuité avec laquelle se trouvent exposés, au sein de la fiction romanesque, les termes et les enjeux du mythe occidental.

Toute l'œuvre de Cohen est construite autour de la gigantesque antithèse de l'Orient et de l'Occident, conflit de valeurs, de civilisa- tions, de deux rapports au monde que tout semble devoir dresser l'un contre l'autre. L'alternance de la scène narrative entre l'île grecque de Céphalonie, quintessence de la vie orientale, et les grandes capitales de l'Europe permet de découper avec une relative précision la carte géo- graphique et culturelle de l'Occident dans la fiction. La mise en récit du mythe occidental emprunte d'autres voies dans La Montagne magique. La territorialité occidentale ne s'y présente que par défaut, puisque le roman se déroule dans un non-lieu, hors du monde et du

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temps de la plaine européenne. Mais cet arrachement à la temporalité et à l'espace européens permet précisément au jeune héros d'expliciter pour la première fois les fondements de la civilisation dont il est par- tiellement issu. Dans cette absence au monde figurée par l'expérience sanatoriale, les principes occidentaux et orientaux se retrouvent incar- nés par des personnages qui, tour à tour, se disputent l'âme (allemande) de Hans Castorp. Settembrini pour l'essentiel, Peeperkom à un moindre degré incarnent le principe occidental, tandis que Naphta et Clawdia Chauchat figurent diversement les séductions de l'Orient.

L'un des intérêts majeurs des deux romans de Kafka est de poser, plus explicitement que les autres, la question de l'Occident en la dis- tinguant nettement de la question européenne. Ce trait est particuliè- rement net pour le premier roman, à travers le travail sur le mythe américain, c'est-à-dire l'occident de la vieille Europe. Aux jeux de rapports entre l'Ancien et le Nouveau Monde s'ajoute la première tentative de donner au mythe occidental la densité d'une figuration « allégorique » à travers l'Hôtel Occidental. Il faudra attendre Le Châ- teau pour que soit prolongée, sur une plus grande échelle, cette pre- mière tentative : à travers la figure énigmatique du comte Westwest, le dernier roman de Kafka peut être lu, dans son ensemble, comme la mise en intrigue de la condition occidentale.

Pour restreint qu'il puisse paraître, le corpus permettra néanmoins de traverser un éventail assez large de possibilités figuratives. L'hétérogénéité des romans n'est pas ici un handicap, mais une chance, puisqu'elle permet de parcourir les diverses formulations d'une idée, les multiples avatars d'un mythe : controverses idéologiques, satire sociale ou politique, fable théologico-politique, jeux d'espaces et de temps... Ce travail aimerait s'acquitter de deux exigences majeures de la littérature comparée : faire apparaître, sous la diversité des registres, la communauté des problèmes ; faire ressortir, sous l'unité des motifs, la singularité des voix.

Page 26: La fiction de l'Occident : Thomas Mann, Franz Kafka

Arpentage de l'espace occidental

« Épouse et n'épouse pas ta maison ».

René Char

A v a n t d ' ê t r e u n e idée , l ' O c c i d e n t e n g a g e u n c e r t a i n r a p p o r t à

l'espace. Il dé s igne t o u t à fois des c o n t r é e s déf in ies c o m m e o c c i d e n t a l e s

et u n e o r i e n t a t i o n d u regard . Auss i i m p o r t e - t - i l d ' e x a m i n e r c o m m e n t

se cons t ru i t , dans c h a q u e œ u v r e , u n e géographie romanesque d e

l ' O c c i d e n t — à t ravers des j e u x d ' o p p o s i t i o n t o p o g r a p h i q u e , des i n c a r -

na t ions s ingul ières , des p e r s o n n a g e s e m b l é m a t i q u e s , la d é l i m i t a t i o n

plus o u m o i n s claire des f ron t i è r e s e t des seuils e n t r e l ' O c c i d e n t e t ses

ailleurs. La p e r s p e c t i v e t o p o g r a p h i q u e d o i t se c o m p l é t e r d ' u n e analyse

de la dynamique spatiale, c ' e s t - à - d i r e d u r a p p o r t au l ieu , à la te r re , à la

ville q u e suscite o u q u e s u p p o s e l ' e x p é r i e n c e o c c i d e n t a l e . C e l l e - c i ,

enf in , s ' inscr i t e m p i r i q u e m e n t dans des f ron t i è r e s p o l i t i q u e s o ù se

t r o u v e r e l a n c é e la dialectique du national et de l'universel : l ' e x a m e n des

a r c h é t y p e s spa t i aux d e v r a alors c é d e r la p l ace à l ' e x p l o r a t i o n des d é t e r -

m i n a t i o n s g é o p o l i t i q u e s de l ' O c c i d e n t .

Page 27: La fiction de l'Occident : Thomas Mann, Franz Kafka

FRONTIÈRES OCCIDENTALES

« Dans quel village suis-je venu m'éga- rer ? Il y a donc ici un Château ?

— Eh bien, oui, dit le jeune homme lentement, tandis que K. avait droit à des signes de tête désapprobateurs, çà et là dans la salle. Le Château de M. le comte West- west. »

Franz Kafka.

Éléments d'une topographie romanesque

Fils d'Orient et filles d'Europe (Cohen). — Sur les 213 chapitres du cycle romanesque de Cohen, 37 se situent exclusivement à Cépha- lonie, 175 en Europe occidentale (le chapitre restant étant l'épisode palestinien), dont 50 mettent en scène les Valeureux. Si l'espace oriental y est assez facilement défini (Céphalonie, et tout particulière- ment le ghetto), l'espace occidental se scinde quant à lui en une série de sphères à chacune desquelles correspond un ethos particulier. Dans Belle du Seigneur, toute la fiction se déroule entre la villa des Deume, le Palais des Nations et la série des maisons et des hôtels fréquentés par Solal et Ariane. Ces trois sites de l'histoire correspondent aux trois visages de la civilisation occidentale chez Cohen : la possession bourgeoise du monde, la domination politique, l'aventure érotique.

Le tissu des personnages prolonge la partition géographique entre l'Orient et l'Occident. L'Orient grec est un Orient juif ; à de rares exceptions, tous les Juifs sont désignés comme Orientaux, tant par les Européens que par le narrateur évoquant les « fils d'Orient » ou les « péroreurs orientaux » On se souviendra pourtant que la famille des Valeureux, branche cadette des Solal, « après cinq siècles de vagabon- dage en divers lieux de France, était venue, à la fin du XVIII siècle,

1. Ibid., p. 28. 2. Mang., p. 38.

Page 28: La fiction de l'Occident : Thomas Mann, Franz Kafka

s'installer à Céphalonie - précision qui interdit d'emblée de voir dans l'œuvre un lieu d'affrontement entre deux sphères culturelles hétérogènes. L'Orient de Cohen est tout entier pétri de culture, de souvenirs, de références occidentales, tout comme l'Occident, on le verra, est irrigué, à son corps défendant, de sources orientales. Dans chacun de ces cas, le Juif est un médiateur, l'homme des passages. Contre toute propension à l'exotisme, le romancier, en faisant de ses Valeureux de singuliers Français en exil, indique que les termes d' « Orient » et d' « Occident » ne désignent pas des ensembles cultu- rels purs, mais deux combinaisons de valeurs hybrides — bien des effets comiques produits par les Valeureux procèdent de leur acculturation. De même, dans les tribulations de Scipion à Genève, capitale de l'ordre, se fait jour, par-delà l'opposition de l'Orient et de l'Occident, une identité méditerranéenne que ne tempère aucun sens des formes et du bon goût, où se rejoignent provisoirement le truculent Marseil- lais et les volubiles Céphaloniens.

Dans la géographie cohénienne, le personnage de Solal occupe une place à part, figure exemplaire de « conscience déchirée : totalement Juif et totalement occidental » Incarnation plénière de la conscience juive mais poreuse à toutes les séductions de l'Occident, il représente la médiation symbolique par laquelle esprit juif et gentilité européenne nouent leur dialogue, leur contact et leur conflit. Ses deux figures bibliques tutélaires - Joseph et Jésus - se caractérisent essentiellement par leur relation à l'Autre : le premier, par son exil et son rôle politique éminent en Égypte auprès du Pharaon, qui en font le premier grand intercesseur entre le monde juif et l'univers des païens ; le second, comme émissaire de la foi d'Israël parmi les Nations. Le patronage du soleil (la paronymie entre Solal et « Soleil » est souvent exploitée) renvoie quant à lui aussi bien à un système symbolique juif que païen : il est tout à la fois celui de la splendeur et de la vérité divines que l'astre adoré par les idolâtres. La « vie aventureuse » de Solal dans le premier roman « commençait avec le lever du seigneur d'Orient » ; la dérélic-

1. Ibid., p. 37. 2. Denise Goitein-Galpérin, Visage de mon peuple, p. 50. 3. Sol., p. 60.

Page 29: La fiction de l'Occident : Thomas Mann, Franz Kafka

tion des amants à la fin de Belle du Seigneur est proprement occiden- tale : elle a lieu dans l'obscurité du soir.

Dans cette triangulaire entre l'Orient, Solal et l'Occident, la voix de l'Occident passe essentiellement par ces « filles d'Europe » dont Adrienne, Aude et Ariane sont les trois successives illustrations : les structures de l'imaginaire amoureux permettent de conférer à toute relation entre Solal et ses amantes européennes l'enjeu d'une fable cul- turelle et d'un conflit de représentations. Si les romans de Cohen ten- dent, sans jamais s'y résoudre, à l'allégorie, c'est que les personnages se voient — par les caprices du destin ou les détours du désir — lestés d'une somme de déterminations archétypales, précédés d'un héritage qui les voue, parfois contre leur gré, à jouer un rôle d'avance attribué par leur culture ou l'ordre social. De ce point de vue, le statut narratif d'Ariane est particulièrement révélateur.

Si l'on excepte provisoirement la référence à Europe, le person- nage est placé sous le patronage de trois figures mythologiques : Ariane, Diane-Artémis et Vénus-Aphrodite. La sœur de Phèdre cons- titue l'arrière-plan le plus apparent, puisqu'il passe par l'homonymie. Ariane s'inscrit dans la lignée de l'amante malheureuse de Thésée, via l'interprétation racinienne, souvent citée ( « Ariane ma sœur, de quel amour blessée — Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée » ). Mais elle est aussi « l'essence de la femme dionysiaque » élevée par Dionysos au rang de déesse de son empire. L'œuvre de Cohen joue sur ce double registre. Dans son premier rôle, Ariane est la femme élue pour sa beauté dont Solal-Thésée espère l'intervention salvatrice pour conjurer les maléfices du labyrinthe occidental. L'épouse de Dionysos, cependant, n'est jamais loin de l'amante de Thésée. Ce qui, dans la légende d'Ariane, décidait de son apothéose est cela même qui lui confère dans l'univers de Cohen son irréductible ambivalence : le dio-

nysiaque est la quintessence de l'hybris occidentale, et Ariane est d'autant plus suspecte qu'en toute femme, la « madone » le dispute à la « bacchante » Ainsi, Ariane, choisie pour être la « première humaine » n'est plus tant celle qui sauve que celle qui doit être sauvée sous peine

1. W. Otto, Dionysos, le mythe et le culte (1960), p. 190-192 pour les citations suivantes.

2. BS, p. 666.

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d'entraîner Solal à sa perte. Le patronage mythologique est donc parti- culièrement équivoque, puisqu'il renvoie à la fois à un idéal de sagesse et/ou de salut, et à un fantasme orgiaque qui ne peut que participer de la Chute.

Les deux figures de Diane — vierge farouche ou « déesse des forêts », expression principielle du paganisme - et d'Aphrodite - figure de la grâce amoureuse ou incarnation périlleuse de la sphère érotico- sensuelle de l'Occident - se signalent également par leur dualité, sinon leur duplicité : revu et transformé par un imaginaire juif, le panthéon gréco-latin contribue tout ensemble à glorifier la femme aimée - pola- rité apollinienne — et à désigner les abîmes de la tentation — polarité dionysiaque.

Le signifiant même d' « Ariane » fait l'objet de modulations imagi- naires lourdes de sens. Tandis que le chapitre 38 de Mangeclous relate la consternante équipée des Valeureux sur le mont Salève, le chapitre suivant s'ouvre sur une apparition singulière : Ariane, seule dans sa chambre, se rêve en alpiniste de l'Himalaya ( « l'Himalaya, c'est ma patrie » ). Mangeclous avait hâte de rejoindre les hommes dans la ville, Ariane rêve d'une « nuit sans humains » ; les Valeureux exprimaient leur perplexité devant « ces Gentils qui payent pour venir voir [des p i e r r e s ] e t c r e v e r d e f r o i d »2, q u a n d A r i a n e i m a g i n e à p l a i s i r « d e s c i m e s

e n t o u r é e s d e v e n t s e f f r o y a b l e s ». L e s p r e m i e r s é t a b l i s s a i e n t l ' i n c o m p a -

t i b i l i t é o n t o l o g i q u e e n t r e l a c o n d i t i o n h u m a i n e e t l a v i e e n a l t i t u d e

— « S u i s - j e u n c h a m o i s o u u n h o m m e ? » , d e m a n d a i t M a n g e c l o u s —, a u

l i e u q u e l a s e c o n d e f a i t d e l ' H i m a l a y a l a m a t r i c e o r i g i n e l l e . O r , l a

s c è n e « h i m a l a y e n n e », à l a q u e l l e S o l a l f e r a d e m u l t i p l e s a l l u s i o n s , n e

t r o u v e s a p l e i n e e x p l i c a t i o n q u e r a p p o r t é e à l a p a r o n y m i e e n t r e A r i a n e

e t « a r y e n n e ». L ' i d é e q u e l e s c i m e s d e l ' H i m a l a y a a i e n t p u c o n s t i t u e r

l e b e r c e a u d e l a c i v i l i s a t i o n e s t a l o r s u n e h y p o t h è s e h i s t o r i q u e , p o s t u -

l a n t q u ' u n e r a c e b l a n c h e s e r a i t p a r t i e d e s h a u t s p l a t e a u x d ' A s i e p o u r

c o n q u é r i r l ' O c c i d e n t : h y p o t h è s e i n d o - e u r o p é e n n e q u i , d a n s l e s

a n n é e s t r e n t e , e n t r e t i e n t l e s t h è s e s r a c i a l e s à l a b a s e d u « m y t h e a r y e n »

( l e m o t l u i - m ê m e a p a r f o i s é t é é c r i t e t p r o n o n c é « a r i a n » ) . O r , o n n e

1. Mang., p. 338. 2. Ibid., p. 335. 3. V. Léon Poliakov, Le mythe aryen, Calmann-Lévy, 1987.

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peut qu'être frappé par la récurrence phonétique du groupe « arien » chez trois des principaux personnages de Cohen : Adrienne dans Solal, Adrien et, bien sûr, Ariane dans les romans suivants sont autant de rap- pels sonores d'une Histoire qui met aux prises deux conceptions de l'homme et de la civilisation.

Le non-dit se découvre d'ailleurs au fil du texte. Le signifiant « Ariane » est en effet soumis à une double opération, qui en épuise les suggestions. Ainsi, dans Les Valeureux, Saltiel écrit à son neveu en exil que « l'arianisme a du bon » L'hérésie d'Arius, qui dédiviniserait Jésus pour mieux le rattacher aux figures prophétiques d'Israël, serait alors l'esquisse d'une synthèse judéo-chrétienne. L' « arianisme », mis en pratique à sa façon par Solal, serait à lire à travers l'espoir eschato- logique d'une fraternisation de l'Église et de la Synagogue. A la fin de Belle du Seigneur, en revanche, au moment où se conjuguent la déchéance des amants, la révélation d'une ancienne liaison d'Ariane avec un chef d'orchestre allemand et la montée du nazisme, c'est le spectre du racisme européen qui vient hanter Solal. Après avoir été giflé par Ariane, Solal « sourit, croisa les bras, étrangement serein. Tout redevenait normal. — Une aryenne, bien sûr, murmura-t-il, satisfait » Le soulagement soudain du héros naît d'une coïncidence apparente entre l' « agression » d'Ariane et son identité européenne ; l'amante de Solal semble enfin tenir les promesses de son prénom, se conformer à son supposé archétype. Dans la conscience blessée de Solal, la réduction du conflit amoureux au modèle de la persécution du Juif par les Aryens permet d'établir un principe limpide d'intelli- gibilité du monde.

La scène peut apparaître comme une propédeutique à la lecture de Cohen. Elle montre d'abord que le texte invite constamment à lire un tissu d'analogies entre l'individuel et le collectif, l'histoire d'un couple et une symbolique universelle. La fiction se déroule au moment où le thème aryen est devenu un enjeu de civilisation ; l'Europe, à la croisée des chemins, doit choisir entre la mythologie aryenne et la fidélité à l'héritage judéo-chrétien. Que ce soit ce moment crucial de l'histoire européenne que le Juif Solal ait choisi pour conquérir, à sa singulière

1. Val., p. 85. 2. BS, p. 827.

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façon, l'aryenne Ariane, donne à son entreprise la valeur, au moins métaphorique, d'une chance ultime de Rédemption proposée à un Occident sur le point de sombrer dans les cérémonies païennes du III Reich. Du coup, le ridicule des Valeureux sur le mont Salève et les enfantillages d'une jeune femme devant sa psyché (c'est-à-dire devant son âme) se chargent d'une résonance singulièrement grave. Mais la complexité psychologique de l'œuvre encourage simultanément une lecture critique des représentations symboliques. La mauvaise foi de Solal dans la scène mentionnée le montre : si le jeu des connotations, qui fait tendre chaque personnage vers un horizon allégorique, ne fait aucun doute, jamais dans le récit la singularité d'un visage ne se dissout entièrement dans la généralité d'un type. Si Solal peut à bien des égards incarner le destin du Juif en Occident et Ariane la figure de l'Aryenne occidentale, une telle interprétation ne s'appuie que sur des tendances générales, toujours révisées par la singularité irréductible des personnages romanesques.

Géographie des valeurs (Mann). — La fiction de Thomas Mann ne passe pas, quant à elle, par une définition a priori de l'espace occidental. La fable repose sur les rapports entre le « monde d'en bas » (la plaine allemande que Hans Castorp a quittée) et le « monde d'en haut » (le sanatorium Berghof International, située dans les hauteurs de Davos). Cette opposition structurelle se monnaie en une série d'antithèses qui donnent au texte l'essentiel de ses motifs — santé/maladie, travail/oisi- veté, valeurs bourgeoises traditionnelles / dissolution des valeurs... —, l'antithèse cardinale étant, selon les perspectives critiques, celle de l'amour de la vie (Lebensfreundlichkeit) et de la sympathie pour la mort (Sympathie mit dem Tode) ou celle de la forme et de l' « informe » (Unform) Dans ce contexte, l'affrontement entre le principe occiden- tal et le principe oriental n'est que l'un des multiples sous-ensembles axiologiques qui informent la fiction. Il apparaît comme une grille de lecture parmi d'autres, en partie instruite par la logique du récit, en partie véhiculée par le personnage de Settembrini qui propose à plu- sieurs reprises une lecture en ce sens de l'aventure de Hans Castorp.

1. C'est entre autres la thèse de Borge Kristiansen, Thomas Manns Zauberberg und Schopenhauers Metaphysik, Bonn, 1985.

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Il s'agira donc de mettre à l'épreuve la validité de cette territoriali- sation de l'antagonisme en termes d'antinomie entre principes occi- dental et oriental. D'une part, parce que l'Allemagne que quitte Hans Castorp n'illustre pas sans équivoque le principe occidental ; d'autre part, parce que le Berghof, loin de se réduire à sa composante orien- tale, reproduit en son sein le microcosme eurasiatique de l'avant- guerre, par la cohabitation de populations originaires de l'Ouest comme de l'Est. Dans cette mesure, la première description du sanato- rium international Berghof qui « semblait de loin troué et poreux comme une éponge » (wie ein Schwamm) définit ce qui sera peut-être la fonction première de l'établissement dans la suite du roman : sa per- méabilité à toutes les influences. Il est la scène où se déploient, à tra- vers le système des personnages et des nationalités, les tensions qui agi- tent la civilisation à la veille de la première guerre mondiale.

Le sanatorium n'est pas pour autant un pur réceptacle : il est égale- ment un agent transformateur, une sorte d'opérateur chimique qui permet d'observer l'interaction des milieux et des cultures. Il convien- dra de statuer sur la signification de ce lieu au sein de la culture occi- dentale : le sanatorium est-il un non-lieu hors du temps et de l'espace, un lieu asiatique — comme le laisse entendre Settembrini — ou la face cachée de la culture européenne ?

C'est d'abord à travers le jeu des personnages qu'une territorialisa- tion métaphorique de l'Europe déchirée entre son Orient et son Occi- dent se laisse déchiffrer dans La Montagne magique. Émanation indécise de l'Allemagne traditionnelle (incarnée par le grand-père Hans-Lorenz Castorp) et de l'Europe moderne (illustrée par le tableau du port indis- triel de Hambourg), Hans Castorp voit graviter autour de lui des per- sonnages dont chacun désigne une possibilité humaine en même temps qu'une orientation dans une géographie des valeurs.

Le premier couple à se disputer l'âme du héros est, dans la pre- mière moitié du roman, le tandem constitué par l'Occidental Settem- brini et l'Orientale Clawdia Chauchat. Settembrini est d'emblée figé dans son rôle de chantre de l'Occident. Rationaliste (jusqu'au positi- visme), humaniste, franc-maçon, voltairien, internationaliste : toutes les composantes du « littérateur de progrès », du « rhéteur de civilisa-

1. MM, p. 16/12.

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t i o n » — le Zivilisationsliterat v i o l e m m e n t satirisé dans les Considérations

d ' u n apolitique - s o n t c o n v o q u é e s p o u r c o n s t i t u e r ce t idéa l t y p e d e

l ' O c c i d e n t a l . Le cas de C l a w d i a C h a u c h a t n ' e s t g u è r e p lus difficile à

t r a n c h e r , dès lors q u e « l ' é t r a n g è r e a u x y e u x b r idés » est i n v a r i a b l e m e n t

a c c o m p a g n é e de ses d é t e r m i n a t i o n s as ia t iques ( S e t t e m b r i n i i n v o q u e

avec effroi s o n i d e n t i t é t a r ta re o u k i rgh ize ) . La j e u n e f e m m e r e p r é -

s en te u n u n i v e r s d e va leurs d i a m é t r a l e m e n t o p p o s é à ce lu i d e

l ' h u m a n i s m e : r e j e t des l i m i t a t i o n s i m p o s é e s p a r la r a i s o n au p r o f i t

d ' u n e c o n c e p t i o n o r g i a q u e et r é s o l u m e n t an t i soc ia le d e la l ibe r t é ,

dé f ense e t i l lus t ra t ion d u p r i n c i p e de d é s o r d r e e t de d é p e n s e a u - d e l à

d u b i e n e t d u mal , r é p u d i a t i o n des f o r m e s de la civi l i té b o u r g e o i s e , a c c o i n t a n c e avec l ' u n i v e r s de la m a l a d i e e t de la m o r t . S e t t e m b r i n i e t

C l a w d i a C h a u c h a t s o n t d o n c l ' u n e t l ' a u t r e assignés à u n e s p h è r e c u l -

tu re l le et g é o g r a p h i q u e q u i les e x p r i m e t o u t ent iers , l ' O c c i d e n t é d u c a -

t e u r de l ' u n n e p o u v a n t q u ' e n t r e r e n r ival i té avec l ' O r i e n t s é d u c t e u r

de l ' au t r e : « Ici, il y avai t u n p é d a g o g u e , et là t o u t p rès il y avai t u n e

f e m m e a u x y e u x br idés . » D è s le d é b u t d u r o m a n , l ' â m e d e H a n s C a s -

t o r p se t r o u v e . d i s p u t é e p a r ces d e u x f igures a n t i t h é t i q u e s de l 'Es t e t de

l ' O u e s t , de l ' h u m a n i s t e f r a n c - m a ç o n e t de la f e m m e as ia t ique .

L ' e m p a n est à ce m o m e n t à la fois très large e t p a r f a i t e m e n t c i r consc r i t .

L ' i n t r o d u c t i o n de N a p h t a v i e n t t o u t e f o i s p e r t u r b e r la t r o p facile

s y m é t r i e : le j é s u i t e a n n o n c e p a r sa p r é s e n c e q u e le p ô l e o r i e n t a l n ' e s t

n u l l e m e n t h o m o g è n e . L ' i d e n t i t é h y b r i d e d e N a p h t a t i e n t dans la

c o n j o n c t i o n de t ro is fac teurs très é t r anger s à c e u x q u i déf in i ssa ien t

l ' o r i en ta l i t é d e C l a w d i a C h a u c h a t . S o n i d e n t i t é de J u i f de l 'Es t (o r ig i -

na i r e de Galicie) e n fait a s s u r é m e n t u n O r i e n t a l p o u r S e t t e m b r i n i

c o m m e p o u r l ' a u t e u r — l ' i d e n t i f i c a t i o n d u J u i f à l ' O r i e n t é t a n t à p a r t i r

de ce t t e é p o q u e u n e c o n s t a n t e dans la p e n s é e e t l ' œ u v r e d e T h o m a s

M a n n A ce t t e i d e n t i t é j u d é o - o r i e n t a l e s ' a j ou t e celle d u c a t h o l i c i s m e

e spagno l ( N a p h t a est u n J u i f c o n v e r t i , affilié à l ' o r d r e des Jésui tes) - ce

q u i c o n t r i b u e à p e r t u r b e r , dans u n p r e m i e r t e m p s , la g é o g r a p h i e spi r i -

tue l le à laque l le se r a t t a c h e N a p h t a , t o u t e n a c c u s a n t s o n hos t i l i t é à

l ' O c c i d e n t ra t iona l i s te d u f r a n c - m a ç o n S e t t e m b r i n i . E n f i n , p a r

l ' a f f i rma t ion p r o v o c a n t e de ses s y m p a t h i e s r é v o l u t i o n n a i r e s e t s o n a p o -

1. MM, p. 370/263. 2. V. Jacques Darmaun, Thomas Mann et les Juifs, Peter Lang, 1996, p. 163.

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logie de la terreur, il devient l'incarnation des forces politiques venues de l'Est qui font peser sur l'ordre politique occidental une menace d'anéantissement. La slavité lascive de l'Orientale Clawdia Chauchat

n'a donc a priori que très peu en commun avec le pôle de radicalité spi- rituelle et politique représenté par le Juif, jésuite et révolutionnaire Naphta. Si l'antagonisme entre Settembrini et la jeune femme se joue sur le plan d'une concurrence affective, c'est essentiellement sur le ter- rain des idées que s'opère l'affrontement entre les deux littérateurs, balisé par une série de cinq grandes disputations.

Enfin, l'arrivée de Peeperkorn apporte le trouble au sein même du pôle occidental. Le riche Hollandais de Java, figure du capitalisme colonial, est indubitablement un Européen, mais se démarque avec force de l'idéal type settembrinien. Tandis que l'humaniste italien ten- dait à identifier l'Occident au règne sans partage de la raison et de la civilisation, Peeperkorn se distingue par l'exaltation sans limite du principe vital et une éthique de la jouissance. Pour la première fois, avec le couple de Peeperkorn et de Clawdia Chauchat, un axe oriental-occidental remet en cause la symétrie trop parfaite du début de récit, révélant des lignes de tension non seulement entre les pôles oriental et occidental, mais encore au sein de chacun d'entre eux, sur la base de critères nouveaux. L'antagonisme culturel est traversé par des oppositions conceptuelles familières à la pensée allemande : celles de l'esprit et de la nature (Goethe), de l'esprit et de la vie (Nietzsche), de la représentation et de la volonté (Schopenhauer), qui suscitent des complicités et des rivalités par-delà les frontières de l'Est et de l'Ouest.

Ainsi, chacun des pôles semble lui-même pouvoir se diviser en fonction de ces deux principes : Peeperkorn incarne la dimension vita- liste de l'Occident, Settembrini sa part rationnelle ; de même, Naphta illustre la force spirituelle de l'Orient quand Clawdia Chauchat s'inscrit dans une logique du corps. La féminité de Clawdia introduit en outre un élément qui perturbe encore les antinomies culturelles : l'élément sexuel scelle une union de circonstance entre Naphta et Settembrini, les deux littérateurs, sur la double base de leur identité masculine et de leur vocation intellectuelle ( « leur discorde était neutralisée par leurs sentiments communs de pédagogues » ). Le second membre du

1. MM, p. 834/614.