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La Figure de la femme dans la poésie de Léopold Sédar Senghor Author(s): Fernando Lambert Source: Nouvelles Études Francophones, Vol. 22, No. 1 (Printemps 2007), pp. 75-85 Published by: University of Nebraska Press Stable URL: http://www.jstor.org/stable/25702021 . Accessed: 14/06/2014 11:01 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . University of Nebraska Press is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Nouvelles Études Francophones. http://www.jstor.org This content downloaded from 194.29.185.230 on Sat, 14 Jun 2014 11:01:43 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

La Figure de la femme dans la poésie de Léopold Sédar Senghor

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La Figure de la femme dans la poésie de Léopold Sédar SenghorAuthor(s): Fernando LambertSource: Nouvelles Études Francophones, Vol. 22, No. 1 (Printemps 2007), pp. 75-85Published by: University of Nebraska PressStable URL: http://www.jstor.org/stable/25702021 .

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Nouvelles Etudes Francophones, Vol. 22, No. 1, Printemps 2007

La Figure de la femme dans la

poesie de Leopold Sedar Senghor Fernando Lambert

LA

POESIE A ACCOMPAGNE SENGHOR DEPUIS SES ANNEES D ETUDES EN

France, au tout debut des annees 1930, jusqu'a la fin de sa vie, CEuvre

poetique etant de 1990. Le poete senegalais s'est revele, des ses premiers poemes, sensible a la poesie de tous les horizons: poesie francaise avec Paul

Claudel, Charles Peguy, Saint-John Perse, mais aussi poesie de la Negro Renaissance avec Langston Hugues et les autres ecrivains noirs americains.

Senghor etait enthousiaste aussi de la fierte negre nourrie dans les memes annees 1930 par les grands artistes noirs americains qui attiraient au Bal

Negre de la rue Blomet le Tout-Paris blanc: Lewis Armstrong, Sydney Bechet, Duke Ellington, etc. II etait conscient et convaincu egalement de

l'obligation d'affirmer sa Negritude avec ses deux alter ego, le martiniquais Aime Cesaire et le guyanais Leon Gontran Damas.

De nombreuses figures sont presentes dans Funivers poetique de Sen

ghor. Certaines sont reliees a Fhistoire africaine, d'autres a Fart et a la culture ou encore aux souvenirs personnels du poete. Il en est une, fort

importante et qui englobe tous ces domaines en une synthese remarquable, c'est la figure de la femme. On peut dire sans hesiter que Senghor organise sa poesie autour des diverses relations qu'il a entretenues avec la femme et selon la vision poetique qu'il a developpee, tout au long de son experience personnelle. L'ensemble de ses recueils permet de retracer les differentes

figures qu'il reconnait a la femme, pour en venir aux deux figures profondes qui sous-tendent son univers poetique: l'Afrique est femme et la Poesie est femme.

Les multiples figures senghoriennes de la femme Soulignons tout d'abord que la femme est presente des les poemes de

jeunesse que Senghor a rassembles dans Poemes perdus, textes que le poete a dit, a quelques reprises, avoir jetes parce que trop proches des sources

europeennes de sa formation et qui reapparaissent tout a coup dans CEuvre

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poetique en 1990 (335-53).1 Dans ces premiers poemes, les relations du jeune poete avec les femmes qu'il croise sont avant tout conventionnelles: "A la

negresse blonde" (336), "A une Antillaise" (338), "Beaute peule" (348), "To a Dark Girl" (348). Les vers sont courts, incisifs. Le poete senegalais n'a pas encore trouve sa voix, ni la forme poetique qui lui convienne. Cependant apparait deja un trait tres senghorien: l'Antillaise a des allures de princesse et elle renvoie le poete a son Afrique: "[...] la fierte triomphante des vieux Guelwars" (338), ces nobles mandingues qui ont conquis la region et qui, se

melangeant aux autochtones, ont compose le peuple serere.

Dans Funivers poetique de Senghor, la figure de la femme genere une

chaine d'associations proprement senghorienne: Femme - Mere - Amante -

Epouse - Princesse - Reine.

La figure de la mere La figure de la mere est l'une des premieres figures consistantes de la

femme, sinon la premiere, dans la poesie senghorienne, mises a part les

quelques breves images feminines que Fon trouve dans Poemes perdus, poemes que le poete n'avait pas retenus dans les publications anterieures a

l'edition de 1990. La mere est ainsi presente dans le premier long poeme de

Senghor, "A l'appel de la Race de Saba," poeme en sept sequences et date de

1936, mais publie seulement en 1948, dans Hosties noires, (57-62). Le poete a enfin trouve la voix/voie qui lui convient: le verset senghorien, souple, ample, enveloppant et majestueux. Que cette forme soit inspiree ou non

du verset claudelien, ce que Senghor a nie, importe peu, car le poete s'est

approprie ce verset au long souffle, propice a la naissance de rythmes mul

tiples, et il en a fait son expression privilegiee. La figure de la mere est au centre du poeme "Mere, sois benie!" Chaque

sequence s'ouvre sur cette invocation - benediction de la mere. Par elle, le

poete qui est au loin, en Europe, retrouve son enfance. D'une part le poete evoque le visage protecteur, souriant et plein de douceur de la mere, mais aussi son visage capable de colere devant les escapades et Finsoumission de son fils. D'autre part le poete presente des images de la famille et de

la maison du pere: "Mes freres et mes soeurs serrent contre mon coeur

leur chaleur nombreuse de poussins" (58). Chez les Sereres, aimait a repe ter Senghor, on appartient a la famille de sa mere. C'est done la mere qui assure la continuite de l'heritage culturel. C'est elle qui rattache l'enfant a

un groupe, a une culture. Dans la poesie de Senghor, la mere est done une

figure fondamentale.

Depuis son sejour europeen, le poete prend la mesure de l'eloignement de sa mere et de la difficulte de communiquer avec elle. Par elle, il invoque ses ancetres: "Qu'ils m'accordent, les genies protecteurs, que mon sang ne

1. Toutes les citations dans cet article sont tirees de VCEuvre poetique aux Editions du

Seuil (1990).

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s'affadisse pas comme un assimile comme un civilise" (59). Au milieu des hommes de toutes les couleurs et de toutes les races, il veut surtout etre reconnu par sa mere comme Fenfant qu il etait avant de la quitter et qui a

conserve la fidelite a ses valeurs africaines:

Reconnais ton fils a l'authenticite de son regard, qui est celle de son coeur et de son lignage

Reconnais ses camarades reconnais les combattants, et

salue dans le soir rouge de ta vieillesse L'aube transparente d'un jour nouveau. (61-62)

Revient ainsi a la mere la fonction de reconnaitre la fidelite profonde du

poete a ses racines et a son etre premier, de confirmer son authenticity lui

qui est devenu le lieu de rencontre de plusieurs cultures: l'africaine, la fran

caise, la latine, la grecque, et, a ce titre, il devient le representant de l'Afrique nouvelle.

La figure de la femme Avec le poeme, "A l'appel de la Race de Saba," nous avons pris en compte

la date de l'ecriture du poeme, "Tours, 1936" (62). Si nous considerons plu tot l'ordre des poemes dans les recueils - ce qui exprime un choix signi ficatif du poete

- le premier poeme sur la femme se trouve dans Chants

d'Ombre, "Nuit de Sine" (14). Le Sine est un affluent du fleuve Saloum, en

pays serere. Sine designe egalement la region autour de ce cours d'eau ou les

Mandingues ont etabli un royaume au quatorzieme siecle et dont la capitale a voyage de Mbissel a Dyakhaw. L'autre element du titre est la nuit, moment

privilegie de rencontre entre le monde d'ici-bas et le monde d'au-dela, entre le monde visible et le monde invisible.

Le poeme s'ouvre ainsi: "Femme, pose sur mon front tes mains balsa

miques, tes / mains douces plus que fourrure" (14). Ce "femme" a donne lieu a plusieurs interpretations. Certains y ont vu la trace d'une influence

biblique qui est elle-meme une marque de la tradition hebraique. Or dans la tradition africaine, on recourt aussi au terme generique de femme lorsque Fon veut garder secret le nom intime de la personne. Pour le poete, qui venait de frequenter les cours de Paul Rivet et de Marcel Mauss a l'lnsti tut d'ethnologie de Paris, il parait vraisemblable qu'il s'agisse ici, pour une

part en tout cas, de la figure archetypale, primordiale de la femme que le

poete considere comme un vecteur culturel fondamental de l'Afrique. II

s'agit aussi de la femme dans l'intimite de la demeure. Ce qui est evoque par le poete, dans un premier temps, c'est bien la relation de Fhomme et de la

femme, du mari et de l'epouse, de la compagne necessaire de Fhomme. Puis

rapidement, une transformation s'opere. Les possessifs "mon front" et "tes mains" deviennent "nous" et "notre": "Qu'il nous berce, le silence rythme. / Ecoutons son chant, ecoutons battre notre sang sombre, / ecoutons / Battre le pouls profond de l'Afrique dans la brume des / villages perdus." (14).

Dans ce poeme a la nuit, le poete met en evidence une autre fonction de la femme, en Afrique ou du moins dans son univers poetique: "Femme,

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allume la lampe au beurre clair, que causent autour / les Ancetres comme

les parents, les enfants au lit" (14). La femme tient le role de mediatrice lors de la grande plongee dans le mystere de la nuit qui rend possible la rencon

tre avec les morts, particulierement les Ancetres. La comparaison employee par le poete montre la familiarite qui peut exister avec les etres de 1'au-dela: "comme [causent] les parents, [lorsque] les enfants [sont] au lit." Dans cette intimite entre la femme et Fhomme, surgit une autre image de proximite: le sommeil est un apprentissage de la mort, le sommeil est comme une mort:

Ma tete sur ton sein chaud comme un dang2 au sortir du feu et fumant

Que je respire Fodeur de nos Morts, que je recueille et redise leur voix vivante, que japprenne a

Vivre avant de descendre, au-dela du plongeur, dans les hautes profondeurs du sommeil. (15)

La figure de Pamante La figure de la femme est complexe dans la poesie de Senghor et elle

glisse facilement dun statut a un autre. Son celebre poeme, "Femme noire"

(16) Fillustre bien. Dabord la figure de la mere: "J'ai grandi a ton ombre; la douceur de tes mains bandait / mes yeux"; puis celle de l'amante: "Et voila

qu'au coeur de l'Ete et de Midi, je te decouvre / Terre promise, du haut d'un

haut col calcine / Et ta beaute me foudroie en plein coeur, comme F eclair / d'un aigle" (16). L'enfant a grandi et il aborde l'Ete de Fage qui est le temps des amours. Le poeme, en

images transparentes, traduit cette rencontre

amoureuse du poete et de la femme, rencontre qui est decouverte et union

des corps et des ames, du plaisir des sens et des joies de Fesprit. La force

inspiratrice de la femme fait jaillir chez le poete les images les plus vives:

"Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l'Aimee"; ou encore: "les

perles sont etoiles sur la nuit de ta peau"; et aussi: "les reflets de For rouge sur ta peau qui se moire"; et encore: "s'eclaire mon angoisse aux soleils pro chains de tes yeux" (17).

La figure de l'amante apparait en de nombreux poemes. Le poete, a l'oc

casion, decrit plus qu'il ne suggere lorsqu'il s'agit de rencontres ephemeres: "Ma main reconnut ta main mon genou ton genou, et nous / retrouvames

le rythme premier / Et tu partis" (39). Un recueil entier est consacre a

l'amante, Chants pour Naett (Seghers, 1949), dont les poemes sont repris,

apres quelques retouches, sous le titre Chants pour Signare en premiere

partie au recueil Nocturnes (Seuil, 1961). Le nom de l'amante, Naett, est

remplace par Signare, nom designant les femmes metisses du Senegal qui ont marque Fhistoire de Goree et de Saint-Louis tout particulierement. Le

poete passe d'une femme designee par son nom a un groupe social, elargis sant en quelque sorte son chant a un ensemble de femmes. "Une main de

2. Dang: ce terme designe la poignee de riz chaud ou la boule de riz que Fon fait a la main en mangeant.

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lumiere," ton "sourire" (171), "les baies de tes yeux," "ton visage," "Feclat de ton pagne" (172), autant d'images qui remplissent la memoire et le coeur du

poete, images quil associe au Joal de son enfance et qui peuplent ses nuits d'insomnie en Europe.

De toute evidence, la femme, l'amante rattache le poete a son enfance et done a l'Afrique. En fond de scene, on per^oit le mouvement engendre par la memoire qui avive les sentiments eprouves par le poete dans ses rencontres avec lamante, visiblement africaine - Naett ou encore la figure de la Signare -, mouvement qui est un retournement vers FAfrique depuis l'Europe ou se trouve le poete. L'ecriture poetique permet de rendre presents ces moments vibrants et charges d'amour: "On entendait fremir la terre sous les pieds vainqueurs des athletes / La voix de l'Amante chanter la splendeur tene breuse de l'Amant" (187). La femme, sous la figure de "Sope," la bien-aimee, demeure le refuge privilegie oil le poete retrouve son "sang noir" (188), sa

verite profonde. Une figure privilegiee de Lamante est celle de Nolive, la fiancee de Chaka,

l'empereur des Zulu. Dans le magnifique poeme dramatique, "Chaka," le

poete recourt, entre autres images, a des epithetes homeriques pour decrire sa bien-aimee: "Nolive aux bras de boas, aux levres de serpent-minute" (121). La femme est belle, mais pour Chaka, elle est aussi une offrande qu'il a du sacrifier pour "l'amour de [s]on peuple" (122). Sur le point d'etre libere

par la mort, au moment de plonger dans la Nuit, Chaka peut chanter sa fiancee: "Que de cette nuit blonde - 6 ma Nuit 6 ma Noire ma Nolive - /

Que du tam-tam surgisse le soleil du monde nouveau" (132). La femme est ici associee a la Nuit dont la charge semantique est tres grande chez Senghor et chez les Africains.

La figure de Fepouse La figure de la femme connait une evolution constante dans la poesie de

Senghor. De la premiere apparition, avec le generique "Femme" (14), en pas sant par la mere, Famante, la figure debouche sur la "bien-aimee," Fepouse. La poesie devient alors plus vibrante, plus sensible. La musicalite elle-meme est faite de sonorit.es plus douces, moins eclatantes, plus discretes. L'amour du poete est visiblement plus calme, plus interieur. On en trouve Frus tration la plus eclairante dans Lettres cVhivernage (Seuil, 1972). C'est ici l'absence ou Feloignement de Fepouse bien aimee qui suscite lexpression de l'amour du poete. Le recueil porte en liminaire: "a Colette, ma jemme qui ma inspire ces poemes' (227). L'image centrale du recueil, c'est la lettre de Fepouse qui retablit la communication et permet a nouveau Fechange amoureux: "Ta lettre de pain tendre, douce comme le beurre, sage comme le sel [...] Ta lettre telle une aile, claire parmi les mouettes voiliers" (230).

Les poemes - lettres que le poete ecrit a Fetre cher - sont autant de

reponses aux questions coutumieres entre personnes qui s'aiment: "Que fais-tu? A quoi penses-tu? A qui?" (230). Ils traduisent done le quotidien du poete, seul dans son palais desert, en cette saison des pluies, pendant

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Fhivernage. II faut rappeler que Senghor est President en exercice lorsqu'il ecrit ces poemes et publie ce recueil, et de plus, sa femme a coutume de se rendre en Normandie pendant que la saison des pluies se deroule au

Senegal. Ces poemes nous plongent au plus intime du poete et dessinent le

voyage interieur que ce dernier accomplit dans la solitude, dans le silence, a

la recherche de la femme aimee quil retrouve finalement en lui-meme, dans son amour: "Et tu es mon double Sope, le double de mon double" (235).

Nous sommes admis apartager les sentiments quil eprouve toujours pour sa femme a "Fautomne de la vie," "a Foctobre de Tage" (326), dont Fhiver

nage est ici la metaphore.

L'epouse comme Famante est la grande source d'inspiration du poete. Elle nourrit Famour qui jaillit en mots et en images et qui fait naitre le

poeme. L'absente est presence au coeur du poete. Tous les lieux quelle a

habit.es (le palais, la maison rouge de Goree, etc.), les magnifiques paysages

quelle a contemples depuis le palais (les jardins, File de Goree, le port), tout rappelle, aux yeux et au coeur du poete, sa presence-absence. C est

par Fintermediaire de tous les signes semes autour de lui et qui evoquent et raniment la presence de son epouse que le poete poursuit sa "quete" de Fetre aime, grace a la poesie qui redonne vie aux choses et au poete: "Ta lettre sur le drap, sous la lampe odorante / Bleue comme la chemise neuve

que lisse le jeune homme / En chantonnant, comme le ciel et la mer et mon reve / Ta lettre" (241). Labsence se revele lourde et la renaissance sannonce avec la fin de Fhivernage: "Au bout de Fepreuve et de la saison, au fond du

gouffre / Dieu! que je te retrouve, retrouve ta voix, ta fragrance de lumiere vibrante" (238).

L'epouse est celle qui donne sens a tout ce qui constitue la vie du poete

president. Elle est plus quune simple compagne. Elle est vie: "Ta lettre sans

quoi la vie ne serait pas vie / Tes levres mon sel mon soleil, mon air frais et ma neige" (241).

La figure de la Princesse Dans le message que le poete senegalais adressait a son frere martini

quais, Aime Cesaire, dans "Lettre a un poete," il est dit: "Aurais-tu oublie ta noblesse, qui est de chanter / Les Ancetres les Princes et les Dieux, qui ne

sont fleurs ni gouttes de rosee?" (12). L'histoire orale du peuple serere atteste

1 existence, des le quatorzieme siecle, de royaumes, de rois done et de nobles

mandingues, les Guelwars. En consequence, il nest pas etonnant de trou

ver, dans Funivers poetique senghorien, la figure de la Princesse, une figure en hauteur, presente des le premier recueil, Chants d'Ombre. Chez Senghor, par ailleurs, la noblesse est tout aussi bien noblesse de sang que noblesse de

1 esprit. Le poete possede cette noblesse: "Vous savez que jai lie amitie avec

les princes proscrits de 1 esprit, avec les princes de la forme" (50).

Dans un premier temps, la Princesse se confond avec la figure de la Reine. Cette Princesse possede un nom dans Fhistoire serere. II sagit de Sira Badral que Fon dit etre la soeur de Maisa Wali Dione, le fondateur du

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royaume de Sine. Elle-meme aurait fonde un royaume dans le Saloum. Dans

le grand poeme "Que m'accompagnent koras et balafongelle est ainsi pre sentee: "Princesse, pour toi ce chant dor, [...] Princesse de quatre coudees! au visage dbmbre autour de ta bouche de lumiere [...] Tu es ton peuple" (33-34). La Princesse est la mere nourriciere de son peuple et sa protectrice. Et comme il arrive souvent chez Senghor, la figure glisse, dans le temps et

dans Fhistoire, de la figure des origines, de la fondatrice de royaume, la Princesse mandingue, a la figure qui represente la rencontre des peuples, la metisse: "Tu es son epouse, tu as re^u le sang serere et le tribut de sang peul" (34). La Princesse est egalement Fepouse de son peuple dont elle partage le

sang. La mere du poete, et par consequent son fils, sont en quelque sorte de cette noble lignee, etant tous les deux dbrigine mixte, de "sang mele" (34) serere et peul.

A la Princesse africaine correspond la Princesse du Nord, la Princesse

de Belborg a qui le poete adresse ses Epitres a la Princesse. Cet ensemble de

poemes-lettres est dedie a la Marquise Josephine Daniel de Betteville, la tante maternelle de la femme normande de Senghor, Colette. Cette figure s'inscrit dans la continuite de la vision senghorienne, en hauteur et en

noblesse. Mais cette fois-ci, c'est la figure de Famie profondement aimee

plus que de l'amante: "Car ta seule rivale, la passion de mon peuple / Je dis mon honneur" (140). Les echanges entre le poete et la Princesse constituent un chant de la beaute, un partage de la culture et de l'histoire, une decou verte mutuelle, une rencontre des esprits. Cependant, cette Princesse du Nord est elle aussi inspiratrice du poete, de sorte qu'il est davantage ques tion dans ces poemes-lettres, du poete et de l'Afrique que de sa confidente.

A la fin du recueil, la mort de la Princesse cree un vide qui est profonde ment ressenti, mais apres un moment d'egarement

ou tout semble perdre son sens, le poete veut etre a la hauteur du message re^u de celle-ci: "Non non! Repose ma Belborg en ta robe paisible, au village bleu de tes morts mes

morts" (146). Cette femme europeenne de haut rang permet au poete de reveler son Afrique, sa culture, son histoire a l'Europe.

La figure de la Reine II est dans l'univers poetique de Senghor une figure obsessionnelle, la

Reine de Saba, Makeda, qu'il nomme aussi FEthiopienne, l'Ethiopie ayant ete a une certaine periode de l'histoire sous la domination de l'Arabie. Cette

figure est hautement significative pour le poete. La rencontre de cette Reine avec le roi Salomon est choisie par Senghor comme le symbole de la rencon tre de l'Afrique avec un autre peuple, une autre culture, hors du continent

africain, et en fin de compte avec FOrient et l'Occident. Comme le disait le

poete senegalais, c'est le moment de la Negritude-echange, le moment ou

l'Afrique apporte sa contribution au monde.

Le poete a consacre a cette Reine la magnifique "Elegie pour la Reine de

Saba," certainement le plus beau poeme d'amour de toute son oeuvre poe tique. Certains nbnt pas hesite a comparer cette elegie au celebre Cantique

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des Cantiques dont on retrouve quelques images a peine transformees. Le

poete se substitue au roi Salomon, il devient le roi et se prepare a Funion sacree avec la Reine de Saba. Le chant comporte trois temps: la celebration de la beaute de la Reine, Fattente qui avive le desir, puis la rencontre ryth mee par un rituel solennel. Le sommet de la rencontre est constitue par "la danse du Printemps" (329), la danse de Famour qui conduit le poete et la Reine a l'union amoureuse et sacree. Et de Famour jaillit le poeme, comme un "monde nouveau dans la joie pascale" (332). Le rythme de la danse qui traverse Felegie, la force d'evocation des images qui font vivre Famour, la beaute de la noce sacree du poete avec la Reine, font de ce long poeme un sommet de la poesie senghorienne.

Des critiques africains, entre autres, se sont eleves contre Fimage aristo

cratique de FAfrique que presente la poesie senghorienne. Outre les nouvel les donnees que le poete a decouvertes sur Fhistoire de FAfrique a propos de son passe glorieux, ce que Fon a appele FAfrique des empires, outre ce que Fallemand Leo Frobenius a dit des cultures africaines, decouvertes quil a

accueillies bien entendu avec fierte, il faut voir egalement dans ces hautes

figures feminines Famour du poete pour FAfrique, dont il se dit le "dyali" (48), le chantre, le griot, le porte-parole, lambassadeur (52).

L'Afrique est femme La relation du poete avec FAfrique reproduit le modele de la relation

amoureuse. La femme renvoie le poete a FAfrique et FAfrique prend pour lui la figure de la femme. La premiere occurrence de ce phenomene senghorien est la symbolisation de FAfrique par la noire Soukeina et celle de FEurope par la blanche Isabelle (30) quil voit comme: "Les soeurs complementaires: Fune est couleur de flamme et / Fautre, sombre, couleur de bois precieux" (43).Tout au long des recueils, la representation de la femme est faite dune

part, en reference a la culture et a Fhistoire africaines et dautre part, en

recourant a des images de nature: la terre, la flore et la faune de FAfrique. Une illustration eclairante est la caracterisation de la femme dans le

poeme, "Femme noire." Le corps de la femme est associe a la "savane aux

horizons purs" (16). Il est aussi "tamtam sculpte, tamtam tendu qui grondes sous les doigts du vainqueur." Sa beaute est soulignee par F"Huile que ne

ride nul souffle" et par cette image toute de grace: "Gazelle aux attaches

celestes" (17). De meme, la presentation de la Princesse qui est comme "les

greniers qui craquent pour les jours d'epreuve" (34), la Reine devant venir en aide a son peuple en periodes difficiles, et dont il precise que: "La terre

sombre de ta peau est feconde [...]" (34).

Un autre modele concluant de ce phenomene de caracterisation est ce

que Fon a coutume d'appeler Thymne a la Nuit" et qui termine le tres beau

poeme, "Que m'accompagnent koras et balafong." Le poete fusionne dans 1'unite premiere de sa Negritude, la Nuit, la Terre et la Femme: "Nuit d'Afri

que ma nuit noire, mystique et claire noire et brillante / Tu reposes accordee a la terre, tu es la Terre et les collines harmonieuses" (37). Nuit d'Afrique

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et Terre d'Afrique ne font qu'une et pour decrire le fruit de cette fusion, le

poete ne voit rien de plus pertinent que la femme et son corps, le visage, le

front, les yeux, le menton, les seins: "le front bombe sous la foret de senteurs et les yeux larges obliques jusqua la baie gracieuse du menton et / L'elan

fougueux des collines jumelles! O courbes de douceur visage melodique!" (37). L'Afrique est femme et a cette femme, a la fois mere et amante, le poete chante son amour.

Le meme phenomene de feminisation de l'Afrique est present dans le

superbe poeme "Congo" du recueil Ethiopiques? II s'agit bien du fleuve

majestueux de l'Afrique centrale. Selon un procede cher au poete, le fleuve

Congo, emblematique de l'Afrique, est feminise. II est "reine sur l'Afrique domptee" (101). Par sa parole poetique, le poete le proclame et le fait femme, mere, amante, femme precieuse et belle: "Car tu es femme par ma tete par ma langue, car tu es femme par mon ventre [...] Ma Sao mon amante aux

cuisses furieuses, aux longs bras de nenuphars calmes / Femme precieuse d'ouzougou,4 corps d'huile imputrescible a la peau de nuit diamantine"

(101). La relation du poete avec le fleuve et celle du fleuve avec la nature qui 1'entoure sont fondees sur le modele de la relation amoureuse entre Famant et l'amante. Les monts sont "phallus" (101), qui honorent et disent la gloire de leur reine. La relation du fleuve avec tous les animaux marins, avec la

terre, est celle de la mere nourriciere avec ses enfants. Le corps de la femme -

fleuve s'ouvre en premier lieu a l'union avec "la rame" avec "Fetrave de la

pirogue" (101) qui sont l'annonce de l'union amoureuse avec le poete, le

corps de la femme-fleuve devenant celui de l'amante du poete. Le sommet de la glorification est atteint lorsque la femme-fleuve Congo est reconnue comme "Deesse au sourire etale sur l'elan vertigineux de ton sang" (102).

Le poete est du sang de cette reine, done de FAfrique. Celle-ci le protege, le delivre de "la nuit sans joie" (102). Elle regenere en quelque sorte le poete et le rend a sa verite premiere. La femme, ici l'Afrique, possede sur le poete, comme l'huile sur le corps de l'athlete, le pouvoir de le rendre docile. Et comme il est frequent dans la poesie de Senghor, la rencontre du poete avec la femme-fleuve, avec l'Afrique, se conclut par l'union amoureuse: "Mon amante a mon flanc" (102). Ce poeme, comme beaucoup d'autres, illustre a Fevidence que l'Afrique est au centre du projet poetique de Senghor.

La poesie est femme Dans le poeme, "Je repasse," de Lettres d'hivernage, le poete aftirme: "Car

elle existe, la fille Poesie. Sa quete est ma passion" (235). La poesie est femme et la femme est poesie. Pour Senghor, femme et poesie sont inseparables. II conclut son poeme "Femme noire" par ces magnifiques versets: "Je chante ta beaute qui passe, forme que je fixe dans FEternel / Avant que le destin

jaloux ne te reduise en cendres pour nourrir les racines de la vie" (17). La

3. Voir egalement notre etude sur ce recueil, "Lire..." Ethiopiques de Senghor. 4. Ouzougou: arbre tropical dont le bois est utilise en ebenisterie.

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84 La Figure de la femme dans la poesie de L.S. Senghor

poesie donne a la beaute de la femme le moyen d'echapper au temps et a la mort. Le poeme devient le lieu oil la femme trouve sa part d'eterniti.

Le poete a precise, a plusieurs reprises, sa relation au poeme, en particu lier dans "Chaka," oil il avoue:

Mais je ne suis pas le poeme, mais je ne suis pas le tam-tam

Je ne suis pas le rythme. II me tient immobile, il sculpte tout mon corps comme une statue du Baoule.5

Non je ne suis pas le poeme qui jaillit de la matrice sonore Non je ne fais pas le poeme, je suis celui-qui-accompagne Je ne suis pas la mere, mais le pere qui le tient dans ses bras

et le caresse et tendrement lui parle. (128) On peut se demander: qui est la mere? La reponse ne fait pas de doute: c est la poesie. Le poeme en vient a posseder, en quelque sorte, sa propre autonomic au regard du poete. Pour Senghor, la poesie est avant tout musi

que, tout comme pour Verlaine. C est de la "matrice sonore" que jaillit le

poeme. C est le poids sonore des mots qui lui donne naissance. On assiste a un renversement de situation: ce n est pas le poete qui fait le poeme, c est le

poeme qui travaille le poete et qui "sculpte tout [s]on corps comme une sta tue du Baoule." Le poete, devenant a son tour "etre de beaute," se retrouve

dans la fonction de "celui-qui-accompagne." II est cependant le pere du

poeme. Si la "matrice sonore" donne Fexistence au poeme, la presence du

pere demeure necessaire. Le poete demeure le geniteur et doit tenir son role complet depuis P element declencheur, le germe ou Fetincelle: Fimage, le mot, la vision, jusqu'a l'accueil du poeme qui prend forme, et Fattention afFectueuse dont le poete l'entoure. Entre le poete et le poeme s'etablissent de veritables relations d'amour paternel et filial, sans qu'il soit toujours pos sible d'identifier clairement qui, du poete ou du poeme, transforme Fautre et l'amene a Fexistence.

Le poete, parvenu a Fage des bilans, peut livrer quelques fruits de sa

quete passionnelle de "la fille Poesie." Dans le poeme "Toujours 'Miroirs'" de Lettres d'hivernage, il est dit: "Car des mots inouis j'ai fait germer ainsi

que des cereales nouvelles et des timbres jamais subodores / Une nouvelle maniere de danser les formes, de rythmer les rythmes" (253). N'est-ce pas la un portrait fidele de la poesie? Comme la Princesse et la Reine, la poesie constitue, d'une part, une nouvelle nourriture que le poete offre a son peu

ple: "j'ai fait germer des cereales nouvelles." Ailleurs, dans son "Elegie des

circoncis," il disait deja: "Le chant n'est pas que charme, il nourrit les tetes

laineuses de mon troupeau" (202). Etant devenu "Prince de la forme," le

poete constate, d'autre part, qu'il a invente des "timbres" nouveaux, qu'il a

cree des rythmes nouveaux. Il a su percer, en quelque sorte, les secrets de la

femme-poesie et la rendre feconde.

5. Le Baoule est une region de la Cote d'lvoire reputee, entre autres, pour sa statuaire.

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Nouvelles Etudes Francophones 22.1 85

Figure synthese La figure de la femme dans la poesie de Senghor est done complexe et

multiple. La chaine associative senghorienne, autour de cette figure, peut etre synthetisee ainsi:

Femme - Mere - Amante- Epouse - Princesse - Reine - Nuit -

Negri tude - Afrique

- Poesie

L'importance de cette figure, dans la poesie de Senghor, ne fait aucun doute. Cette figure possede un pouvoir structurant pour Fensemble de son univers

poetique. La femme-poesie se revele pour le poete une initiatrice au sens

fort et sacre du mot. La premiere epreuve est la traversee des mots, la sortie du chaos initial. Des peurs elementaires de la "nuit d'enfance," comme il est dit dans la tres belle "Elegie des circoncis," le poete doit "mourir a la beaute du chant" (201). L'initiation est, en effet, mort et renaissance, et ce sont le

chant, la danse, le rythme du tam-tam qui font entrer l'initie dans une vie nouvelle. La poesie suit le meme parcours.

Ah! mourir a Fenfance, que meure le poeme se desintegre la syntaxe, que s'abiment tous les mots qui ne sont pas essentiels.

Le poids du rythme suffit, pas besoin de mots-ciment pour Batir sur le roc la cite de demain.

Surgisse le Soleil de la mer des tenebres [.] (201)

Le poete se revelant un veritable Orphee, la poesie senghorienne n est autre

que Facte d amour qui recommence la creation du monde. Le poete, une fois initie, devient a son tour initiateur et nous revele FAfrique.

Universite Laval

Ouvrages cites

Senghor, Leopold Sedar. CEuvre poetique. Points. Paris: Le Seuil, 1990.

Lambert, Fernando. "Lire..." Ethiopiques de Senghor. Paris: Presence Afri caine, 1997.

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