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LA DPENDANCE S IL NE DOIT EN RESTER QUUNE... page 6 DOSSIER Magazine dessein philosophique N1 Mai 2005 NANCY, VU PAR STENDHAL. Dans Lucien Leuwen (1834). page 19 ... Mais aussi : ACTUALITS et manifestations sur la FacultØ de Lettres et Sciences Humaines, RUBRIQUES littØraire, musicale, expression libre... RUBRIQUE LITTRAIRE David Arlandis

La Flèche du Parthe (I)

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Numéro 1 : la dépendance

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Page 1: La Flèche du Parthe (I)

LA DÉPENDANCES� IL NE DOIT EN

RESTER QU�UNE...

page 6

DOSSIER

Magazine à dessein philosophique N°1 Mai 2005

NANCY, VU PAR STENDHAL.Dans Lucien Leuwen (1834).

page 19

... Mais aussi :ACTUALITÉS et manifestations sur la Faculté de Lettres et Sciences Humaines,RUBRIQUES littéraire, musicale, expression libre...

RUBRIQUE LITTÉRAIRE

David

Arlandis

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Édité par L�Association Rayon PhiloUniversité de Nancy 223, bvd Albert 1er54015 Nancy CEDEX.

RédactionDIRECTEUR DE LA PUBLICATION : Mathieu ChauffrayRÉDACTEURS :

Alexandre KleinMarion RenauldVincent PalarusAntoine AlajouanineHélène TarantolaJuliette GrangeAurélien Guérard

Floriane BruyantCONCEPTION GRAPHIQUE ET RÉALISATION :

Raphaël MarcheILLUSTRATIONS :

David ArlandisIMPRESSION :

MGEL (Mutuelle Générale des Étudiants de l'Est)

44, cours Léopold54000 Nancy.

ÉDITO

De toutes les questions posées concernant notre journal, la plus fréquen-te fut sûrement : « La Flèche du quoi ? ». Du Parthe. Explication : lesParthes, peuple scythe iranisé de l�Antiquité, avaient constitué un puissantroyaume que les Romains ne purent jamais conquérir. Dans les batailles, lescavaliers parthes faisaient mine de s�enfuir et décochaient une flèche par-des-sus leur épaule : technique imparable pour venir à bout du poursuivant. Denos jours, la flèche est remplacée par le trait d�humour ou la phrase inatten-due, mais le principe reste le même : défendre encore l�argument, poursuivrele débat après la victoire factice de l�assaillant.

Comme les Parthes, notre désir était de constituer un petit royaume d�i-dées dans lequel le débat et la discussion seraient préservés par le décochagesystématique des opinions contraires et complémentaires.

Dans le numéro 0, nous évoquions (non exhaustivement) la question desprisons, nous nous attaquons à présent à celui de la dépendance. Au fur et àmesure de nos investigations, nous avons évidemment réalisé l�ampleur de latâche mais, refusant de baisser les bras, nous avons décidé de nous en tenir ànotre thème : nous attendons vos courriers pour compléter les zones d�ombreet les oublis de la rédaction.

Un journal dépend de ses lecteurs, mais, bien au-delà, la vie des idées qu�ilpropose dépend de leur diffusion et de la force des arguments qu�on leur oppo-se : criblez donc notre boîte de flèches tantôt aimables, tantôt acerbes, afin deprolonger la passionnante délibération que nous avons tenté, à notre échelle,de perpétuer.

Mathieu Chauffray.

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La Flèche Du Parthe N

°1 Mai 2005

LE DOSSIER : LA DÉPENDANCE

4 COURRIER DES LECTEURS

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17 ACTUALITÉS

19 RUBRIQUE LITTÉRAIRE

22 RUBRIQUE MUSICALE

23 RUBRIQUE LIBRE

SOMMAIRE

6 L�addiction : s�il ne doit en rester qu�une... par Platz

8 � Autrui, pièce maîtresse de mon univers � par Hélène Tarantola

10 Lettre aux indépendants. Le monde leur sera toujours refusé. par marion

12 Thomas de Quincey. Dandy opiomane. par Mathieu Chauffray

14 Les Paradis artificiels, lieu d'une dépendance infernale ? par Floriane Bruyant

15 CUTTING. La scarification. par Aurélien Guérard

16 7H13. Tribulations mélancoliques. par Mathieu Chauffray

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COURRIER DES LECTEURS

�ai lu avec attention ettrès grand intérêtvotre fort intéressantnuméro consacré à la

prison. Pourtant, il mesemble qu�il y manque unpoint de réflexion fonda-mental, posé par le débutde la privatisation du sys-tème carcéral en France.

En effet, dans la nais-sance d�une « économie pri-vée » du monde carcéralnous assistons au glisse-ment d�un concept de « per-sonne détenue », vers unconcept de « matière pre-mière nécessaire au dévelop-pement d�une économie demarché ».

Implicitement, nousnous retrouvons dans lamême situation que faceaux Indiens d�Amériqueslors de « la controverse deValladolid » � si nousacceptons que les « détenus »,malgré leur « faute » soientencore membres de notresociété, si nous leur recon-naissons le droit d�êtree n c o r e m e m b r e s d e s« nôtres » bien qu�ayantf r a n c h i t c e r t a i n e s d e s« limites » que notresociété s�est fixée commerègles de fonctionnementnous aurons un certaintype de traitement et d�ac-compagnement à leurégard.

Si, comme nous sem-blons y tendre, nous lesconsidérons comme du

fait de leur « faute »ayant perdu le statut de« nôtres », alors nouspourrons glisser sans soucivers une gestion privative,les transformer en « unematière première » que nouséchangerons, transfére-rons, au gré de nos besoins.

Nous sommes déjà dansles prémices du deuxièmechoix. Nous le verrons sedévelopper dans les annéesà venir. En avouons nousconscience ? Tout commeavons nous conscience de ceque ceci implique comme« mutation de notre société »,et de ses rapports à sesmembres ?

Déjà, le système carcé-ral ne recrute plus de tra-vailleurs sociaux formésdans les structures clas-siques du travail social. Il agénéré ses propres forma-tion en interne, et la termi-nologie même de tra-vailleur social disparaîtpour céder la place à celle «d�agent d�insertion et de pro-bation ».

Il semble important queles hauts murs d�enceintedes prisons ne nous don-nent pas l�argument aisépour ne pas savoir ce quis�y passe, d�autant quenous sommes tous concer-nés, nous sommes touspotentiellement « coupa-bles ».

M.Manoha

J

Chère lectrice assidue et attentive,

Nous souhaitons dans un premier temps vous remercier pour votre courrier sympathique et juste. L�ensemble des remarquesque vous y formulez nous ont paru tant justifiées que pertinentes, ce qui nous a décidé à les publier. Il est vrai que l�approchesocio-économique de la prison que vous abordez, et dont vous tirez habilement des conséquences qui méritent attention, n�a pasfait l�objet d�une réelle étude dans notre précédent numéro, mais nous ne prétendions en rien à l�exhaustivité. Cependant, il noussemble que les questions sur la considération des détenus par rapport aux membres non-enfermés de la société ont néanmoinsété approchées ou au moins esquissées dans des articles comme celui sur le « G.I.P » ou encore la « carte postale de zonpri ».En d�autres termes, votre courrier, et c�est là son intérêt, ouvre et perpétue le débat en abordant ces questions majeures d�un pointde vue nouveau. Nous vous remercions encore une fois pour l�intérêt que vous avez porté à notre journal naissant et nous som-mes heureux que notre travail ait trouvé un écho et qu�il ait pu solliciter de telles réactions à la fois spontanées et réfléchies.Encore une fois merci.

A.K

Réactions à proposdu précédent numéro...

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RÉPONSE :

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ivre et rien d'autre... Sans doute le pire des maux del'emprisonnement outre l'isolement, et surtout pourles lourdes peines, réside-t-il dans l'impossibilité de se

projeter dans un avenir autre que celui d'un quotidien lanci-nant et répétitif que rien ne vient jamais troubler. Être face àsoi et face à cette continuelle répétition des mêmes trajets, desmêmes horaires, des mêmes rencontres. Les pesants couloirsaux murs tristes, les portes toujours fermées, les jeux des clefsdans les serrures sonnent comme autant de rajouts à l'indicibled'un avenir incertain et trouble. Pourtant, dans ce monde sanslendemain nouveau, quand le rêve ou l'espoir d'une libérationsont repoussés vers l'infini par la prononciation d'un jugementcertains osent encore croire et bâtir des utopies qui sauvent. Lapreuve en est, de ces deux détenus qui ont convolé il y a peuen justes noces dans un petit établissement pénitentiaire duSud de la France. Une histoire anonyme, une rencontre éton-nante. Chacun des deux vit dans son quartier d'attribution : luidans celui des hommes, elle dans celui des femmes. Entre lesdeux quelques mètres de couloir, quelques grilles, quelquesportes ; assez pourtant pour que le monde de l'Autre n'existepas. Un seul espace est commun : l'infirmerie. C'est là qu'unjour deux regards se sont croisés, là qu'il y a quelques deuxlongues années une histoire s'est tissée dans la mémoire d'unnuméro d'écrou. L'histoire est née d'une première lettre ame-

née par le courrier interne, suivie d'une réponse qui en a appe-lée d'autres,puis d'autres puis d'autres. Comment faire naîtrele rêve fou de concrétiser cette relation d'écriture par un maria-ge ? Comment trouver l'énergie et la foi suffisantes pour abat-tre des montagnes d'impossibles et obtenir enfin l'autorisationde passer devant un officier d'état civil ? À quoi s'attacher pourengager sa vie à la vie de quelqu'un que l'on a rencontré pourla première fois une semaine avant ses noces ? Comment per-durer quand on sait que ce mariage ne sera jamais consomméavant une libération hypothétique à 10 ans si les remises depeine jouent ? Comment construire lorsque les seules rencont-res seront les vingt minutes hebdomadaires du parloir de cou-ple ? Comment croire que l'on viendra a bout des transfertsintempestifs et des autres aléas d'une vie de détenu ? Pourtantdans leur anonymat, ils ont défié un système, ils ont portés etfait aboutir une "jurisprudence" relationnelle ; et puis bien audelà d'un simple "pied de nez" à l'institution pénitentiaire ilsont osé croire en "vivre malgré tout". Je ne pouvais laisser pas-ser l'opportunité de leur rendre hommage pour ce qu'ils m'ontoffert à moi qui ait eu la chance de les côtoyer dans cettedémarche. Ils me troublent, me touchent et me rassurent surl'importance de l'entêtement à vivre et je les en remercie.

HERA

Une jolie histoire de prison

V

Lecteurs, cette rubrique est la vôtre.Vous pouvez nous y faire part de vos commentaires, vos idées, vos réactions.Adressez vos lettres au Courrier des lecteurs, La Flèche du Parthe - RayonPhilo, Université Nancy 2, 23 boulevard Albert 1er, 54015 NANCY CEDEX,

ou par courriel à [email protected]

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l est une opinion trop vulgairequi n�entend la notion d�addictionque dans son acception la pluspéjorative qui dénonce les méfaitsréels de dépendances extrêmescomme à l�héroïne ou à la nourritu-re, alors qu�un sens moins restrictifdu terme nous révèle un visageautrement plus réjouissant pourl�addiction : celui de l�humanité.Être addict signifierait alors plusêtre humain qu�être malade par ladépendance. On nous objecterapeut-être qu�il n�y a rien deréjouissant à se considérer dépen-dant d�une condition humaine donton connaît certes quelques grandsexploits historiques, mais aussinombres d�erreurs tragiques et aut-res caprices dévastateurs. Or, ceque l�on peut trouver de réconfor-tant dans cette forme d�addictionne réside pas dans l�objet-même dela dépendance, cette humanitésource de vertus comme de vices,mais bien plutôt dans la compré-hension raisonnée du lien qui rap-proche le sujet à l �objet de ladépendance, et surtout l�ouverturephilosophique qu�elle offre pour lacompréhension des autres formesque revêt l�addiction.

LA SURVIE ET L�ADDICTIONFONDAMENTALE

Mais pourquoi envisager lesentiment d�humanité comme sour-ce d�addiction fondamentale, s�ilne doit en rester qu�une ?L�expérience de pensée de Tournierque reprend Hélène développe l�i-dée d�une dépendance à autrui,mais ce premier déséquilibre quenous révèle la survie de Robinsonen espace dépeuplé n�est-i l paségalement révélateur d�une projec-tion extérieure de l�humanité pro-fonde de l�aventurier, à travers sestentatives de réinvestissement del�île au moyen d�éléments caracté-ristiques de sa société ? Ne peut-on pas voir ici une tentativedésespérée du naufragé à vouloirréhumaniser son nouvel environ-nement à partir de données socia-les qu�il a incorporées avant, entant qu�homme civilisé ? On peut yvoir autrement une manifestation

très singulière de l �animal poli-tique d�Aristote, qui n�est plus rienhors de sa cité, et se battrait alorsavec toute l � imagination deRobinson pour retrouver unehumanité indissociable de la civili-sation. « C�est indéniablement parautrui que je me sens exister »conclut Hélène et « JE suis les liensque je tisse avec les autres » confir-me Albert Jacquard.

On peut également revenir àcette forme fondamentale de l�ad-diction à l �humanité en envisa-geant son contraire : le refoule-ment catégorique de cette addic-tion constitutive de l�être humain.Car si l �on renie en bloc cettedépendance à l�altérité extérieure,on est bien loin d�assister à unesuppression totale et libératrice del�addiction, mais bien plutôt undéplacement inévitable du phéno-mène de dépendance, cette fois-ci

envers soi-même, comme l�annoncela Lettre aux indépendants demarion. En effet , l � indépendanttrop extrême, dans sa vaine quêted�une autonomie absolue et quidoit disqualif ier les besoinshumains que sont l �échange ouencore les sentiments essentiels, nepourra jamais « accéder » aumonde. C�est alors le déni aveuglé-ment mené contre sa propre condi-tion d�être humain, donc aussicontre ce qui constitue l�humanitéde l�autre. « Respecte-toi pour pou-voir respecter l�autre » dit le prover-be. Il faut donc accepter les règlesde jeu propres à cet « échiquier » siparticulier qu�est l �existencehumaine, c�est à dire l�expériencecommunautaire répétée, à la foiscondition et terme de l�humanitéhumainement menée. Mais l�effron-té indépendant, sans reconnaîtrecette nécessité naturelle de céder

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« Je crois que mes personnages ont toujours besoin d� aimer »Enki Bilal.

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aux commandements essentielsque lui dicte sa profonde humani-té, reste en marge de ce jeu de lavie dont les solutions restent infi-nies, et ne voit au contraire que sapropre solution comme valable,soit : ne vivre plus que dans unmonde imaginaire commeRobinson. « Ton reflet chaque secon-de se pose sur les choses, ta seuledépendance, c�est toi-même » . Il resteainsi vain de se dresser orgueilleu-sement contre sa nature propre quifait notre addiction fondamentaleet existentielle, car celle-ci est tel-lement constitutive de l�être qu�elleparaît s�être ici sublimée chez l�in-dépendant, sous une autre formecette fois-ci non plus neutre maisdangereuse : l�addiction à un iso-lement mental désolidarisé des exi-gences réelles de la vie humaine.

Cette addiction comme donnéeconstitutive et omniprésente dugenre humain peut se retrouverpar ailleurs exprimée dans toutel��uvre d�un homme comme cellede Thomas de Quinçey que nousconte Matt. En effet , la vie duDandy opiomane illustre étonne-ment bien la réunion de trois typesd�addiction : aux sentimentshumains, à l�opium et à l�imaginai-re : « À tout moment, il est possiblede déceler dans l��uvre les affres dupoète, les souffrances de l�opiomane,les ambitions du dandy, les craintesdu père de famille, les réflexions duphilosophe, les traits d�esprit del�homme du monde ». Ainsi, que cesoit dans la création par l�imagi-naire et la réflexion, dans la crain-te d�accepter le monde que trahit laconsommation d�opium, ou finale-ment dans la plus naturelle expres-sion de sentiments universels sousle joug de ce que nous appelonsaddiction fondamentale, la vie del�écrivain offre un éventail particu-lièrement fourni des diverses for-mes secondaires et sublimées quepeut prendre le phénomène plusfondamental d�addiction à l�huma-nité.

Il semble donc pour finir, quesi l�addiction dite naturelle et uni-verselle est mal consommée dansl�existence, elle paraît prendre cer-taines formes dérivatives pour per-sister dans ses effets, car si natu-relle elle est, au galop elle revien-dra, et insolvable elle restera�

L�ADDICTION MÈRE ET SESPETITS

On retrouve ce mécanisme detranslation de l�addiction fonda-mentale, qui la fait passer d�unobjet naturel et essentiel à un sub-strat arbitraire et compensatoire,dans la présentation que nous afait Floriane du grand Baudelaire.Ainsi l �addiction dangereuse etdémesurée de l�opiomane est pourle poète, le faitd�un « homme quin�accepte pas lesconditions de la vie »et va les rechercherou les redéfinirail leurs, dans lesParadis artificiels .On retrouve alorsle schéma du déplacement du pro-blème qui ne le résout pas pourautant : l�opiomane a manqué decomprendre quelle est la véritableaddiction universelle qui l � im-plique parce que constitutive denotre humanité ; et en la reniantcontre sa nature et ses véritablesaspirations d�être humain, un phé-nomène compensatoire l � invitealors à développer un autre typede dépendance.

L�addiction toute singulière àla scarification que nous dépeintAurélien, s� inscrit dans cettelogique de substitution où certai-nes habitudes humaines essentiel-les sont remplacées par des pra-tiques artificielles : « ce besoin dereproduire de manière incessante etcompulsive l�acte, prend le pas sur lesactivités quotidiennes, enfermantl'individu dans un monde d'entailleset de marques, de souffrance et deplaisir. » Et tout comme le micro-cosme de civilisation reconstituépar Robinson était redéfinitiond'une nouvelle humanité imaginéepour survivre à la solitude, toutcomme la descente aux enfers del'héroïnomane ou l'opiomane étaitredéfinition perdue d'avance desconditions de la vie humaine, lapratique de la scarification est éga-lement une redéfinition du sens dela vie : « on retrouve cette idée dedonner un sens à son existence parl'écriture de son corps » . Mais si lesens originel de la seule addictionqui doit toucher notre existence,addiction au sentiment d'êtrehumain qui permet précisément dedevenir humain, n'a pas été com-pris et cerné dans son authentiquenécessité, alors le sens est cherchéailleurs : dans une fuite toxicoma-ne, maniaco-dépressive ou dans sa

chair.Ce sera finalement le person-

nage de Matt qui pourra le mieuxnous aider à définir cette humanitéintérieure qui asservit le genrehumain dans une addiction exis-tentielle. Car le maniaque précise :« dans l'acte de compter, de vérifier,j'ignore toute pensée. » ... au point

de s 'oublier lui-même en occultantlui aussi son rap-port addictif à l'hu-manité, donc sonêtre équilibré entrel ' intimité domes-tique et la vie socia-le. Mais cet équilib-

re, horizon de plénitude querecherche tout le monde pour sen-tir, se sentir et vivre son humanitédans toute l'intensité réjouissantequ'elle peut nous procurer, n'ad-vient qu'au prix d' 'un bon senslaissé libre juge de la gestion àfaire des données relatives à cettehumanité qui en fin de compte, seressent et se vit autant dans l'exté-riorisation d'états d'âme ou d'ac-tions, que par l'intériorisation dudegré d'humanité que l'on pourradéceler chez l'autre.

Pour conclure, cette formesuprême de l'addiction, qui englo-be les autres, reste insolvable del'existence : que ce soit celle quifait l'équilibre de l'homme aboutiet lucide sur la vie ou celle à labase de la maladie psychologiquequi atteint les dépressifs et lesopiomanes, qu'elle soit dans saforme fondamentale qui englobetoutes les autres ou sous une de sesformes dérivatives secondaires,elle trouvera d'elle-même la forcede s'exprimer dans nos actions etnotre rapport au monde. Alorsamis lecteurs, tout d'abord unscoop : être accro, être humainc'est tout aussi naturel que réjouis-sant (si si!), ensuite un bon conseil :fuyez votre fumoir habituel quelqu'il soit et respirez l'air pur de lavie puisque le choix nous en est àtous permis !

L�expérience commu-

nautaire répétée, à la

fois condition et terme

de l�humanité

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DOSSIER : LA DÉPENDANCE

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ourquoi parler d�autrui quand ils�agirait de parler de la dépendance ?À cela il n�y a qu�une seule réponse :autrui m�est à la fois indispensable, etpar-là même insupportable, car sansautrui, que saurais-je de moi-même ?Que puis-je savoir du monde et demoi-même sans personne pour meconfirmer que cela existe ? Seul, mavie aurait-elle le même sens ? Qu�estautrui pour moi ? Un corps, unregard, une parole ? L�autre, celui queje ne suis pas, celui qui me regarde, etqui, par ce regard, me fait ressentirque je vis�Qui est cet autre que je nesuis pas ? Pourquoi ressentir cettealtérité ? Autrui, l�autre, celui que jene suis pas. Qui est-il ? Que m�est-il ?Que serais-je sans autrui ? Que sau-rais-je sans autrui ? L�unique maîtredu monde ? Mais à quoi bon être seul ?Peut-on faire sa part à la solitude ?

Si pour Lacan c�est en prenantconscience, par son propre regard, deson image reflétée dans un miroir quel�enfant prend conscience de l�altérité,pour Sartre, c�est le regard d�autrui quiest à l�origine même de la constitutionde notre propre corps. Autrement dit,

la conscience de notre propre corps estconstruite sur l�altérité. Dès lors, ilsemble qu�autrui me soit indispensablepour prendre conscience que j�existe...

Qui d�entre nous n�a jamais songéà partir loin, sur une île déserte, loinde tout, loin de tous, loin du regarddes autres, pour ne plus avoir à se jus-tifier, pour ne plus avoir à parler, pourêtre en paix� Le mythe de Robinson,un rêve, un cauchemar ? Reprenant àson compte cette fable du naufragésolitaire, Michel Tournier va expéri-mentalement supprimer autrui àRobinson par un naufrage afin deconstater quelles perturbations celadéclenche dans sa conscience, et cepour chercher à comprendre quel rôlejoue autrui dans notre monde. Aussipeut-on dire que cette île déserte est lelaboratoire de ma relation ordinaire àautrui.

Que pourrait-ildonc se passer lors decette re-naturalisa-tion ? Seul, que meresterait-il de la civili-sation et de la présence des autres ? Sile Robinson de Defoe ne peut se sentirseul dans la solitude, c�est car il aincorporé autrui en soi pour le projeterdans un espace vierge. Autrement dit,pour Defoe, il ne semble pas y avoir derelation à l�altérité car l�autre sembledéjà incorporé en moi. Et ainsi, le soli-taire ne peut éprouver de solitude. Enrevanche, le Robinson de MichelTournier va chercher à reproduire surl�île la civilisation qu�il a incorporéepour lutter contre la désagrégation dela présence d�autrui. C�est ainsi qu�iltiendra un journal qu�il considéreracomme une sorte d�examen intérieurdu « processus de déshumanisation ».Aussi nous dit-il qu�il sait « mainte-nant que chaque homme porte en lui � etcomme au-dessus de lui- un fragile et com-plexe échafaudage d�habitudes, réponses,réflexes, mécanismes, préoccupations,rêves et implications qui s�est formé etcontinue à se transformer par les attouche-ments perpétuels de ses semblables. Privéede sève, cette délicate efflorescence s�étioleet se désagrège. Autrui, pièce maîtressede mon univers� ». Aussi ce journal

constitue-t-il un moyen pour lui derecréer une sorte d�alter ego dans unmonde où il n�y a plus de possibilité derencontre avec autrui.

Parallèlement, sans autrui, soncorps civilisé se détruit, se déconstruit.Dès lors se pose une question : y a t-ilun sens à avoir un corps conditionnépar la présence des autres quand il n�ya pas d�autre ? Puis-je me sentir exis-ter comme corps quand il n�y a person-ne pour me confirmer que ce corpsexiste ? Et sans ce regard, ne puis-jepas faire tout ce que je veux ? Sans unautre pour me rappeler sa présence,est-ce que je ne me sens pas libre defaire tout ce que je veux ? Nous som-mes tous finalement comme Robinson: quand nous sommes seuls, et sûrs dene pas être observés, nous n�avons

plus de règles, nousn�avons plus detenue, nous n�avonsplus conscience denous-même commecorps civilisé. Et nous

osons faire ce que d�ordinaire nous neferions pas si quelqu�un d�autre étaitlà.

C�est en quelque sorte ce quenous suggère Sartre au travers de lahonte et de la mauvaise foi. En effet,pour lui, c�est grâce à autrui que jepeux prendre conscience de moi-même, car le regard d�autrui est un purrenvoi à moi-même, c�est un intermé-diaire qui me renvoie de moi à moi-même : « je viens de faire un geste mal-adroit ou vulgaire : ce geste colle à moi, jene le juge ni ne le blâme, je le vis simple-ment, je le réalise sur le mode du pour-soi.Mais voici tout à coup que je lève la tête :quelqu�un est là et m�a vu. Je réalise tout àcoup toute la vulgarité de mon geste et j�aihonte » (2). Autrui m�apparaît donccomme le « médiateur indispensableentre moi et moi-même » car j�ai hontede moi tel que j�apparais à autrui. Etc�est par l�apparition de ce mêmeautrui que je peux enfin porter unjugement sur moi-même, et sur moi-même comme objet, car c�est commeun objet que j�apparais à autrui. Ainsi,dans la honte, je reconnais que je suis

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« Contre l�illusion d�optique, le mirage, l�hallucination, le rêve éveillé, le fantasme, ledélire, le trouble de l�audition�le rempart le plus sûr, c�est notre frère, notre voisin,

notre ami ou notre ennemi, mais quelqu�un grands dieux, quelqu�un ! »

DOSSIER : LA DÉPENDANCE

C�est grâce à autrui queje peux prendre cons-cience de moi-même

Robinson Crusoe, gravure historique tirée de TheLife and Strange Surprising Adventures of RobinsonCrusoe of York, de Daniel Defoe, Mariner, 1719.

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comme autrui me voit. Autrui me sem-ble donc nécessaire pour me connaître,pour me permettre de me reconnaîtretel que je suis. Ainsi, si je me crois seulet que j�observe quelque chose derrièrele trou d�une serrure, je n�ai pas cons-cience de moi-même et je suis toutabsorbé par le spectacle qui se passederrière cette serrure. Néanmoins, ilsemble que je ne peux véritablementêtre à l�aise, car j�ai à l�esprit que quel-qu�un peut arriver et me surprendre,me figer dans une essence, celle duvoyeur. Si enfin j�arrive à m�abstrairede la présence d�autrui, pour Sartre,ma conscience colle àmes actes, elle estmes actes et je peuxainsi échapper à toutedéfinition provisoirede moi-même. Mais siquelqu�un arrive etme regarde, je prendssoudain consciencede ce que je suis par ce renvoi à autrui.J�ai alors honte de moi et je « reconnaisque je suis bien cet objet qu�autrui regardeet juge. Je ne puis avoir honte que de maliberté en tant qu�elle m�échappe pourdevenir objet donné ». Ainsi pour Sartre,je dépends donc d�autrui en tant quec�est par son regard que je prendsconscience de moi-même. Néanmoins,cet autre que moi-même ne me regardepas comme une personne mais commeun objet, il me fige dans une essenceque je ne contrôle pas, et il suffit qu�ilme regarde pour que je sois ce que jesuis.

Qu�est-ce à dire ? C�est indénia-blement par autrui que je me sens exis-ter. En effet, nous avons vu queRobinson ne pouvait avoir consciencede lui-même dans la solitude. Privé decet autre, il ne pouvait même plusavoir conscience de son corps, plusencore, c�est l�espace qui semblait luiéchapper. En effet, comment savoirque le monde existe sans personnepour nous montrer qu�il existe ? Unmonde dans lequel il n�y a que moisemble réduit à ce que j�en vois.Robinson nous dit alors que partout oùil n�est pas actuellement règne une nuitinsondable. En effet, seul, je ne voisque devant moi, et le monde ne s�orga-nise qu�à partir de mon regard.Autrement dit, la continuité du champspatial semble venir de l�entrecroise-ment de nos regards et seul, je ne peuxm�assurer de la continuité de l�espace.Par ailleurs, Roquentin, le personnagede la Nausée de Sartre semble engluédans les choses car dans la solitude, il

ne peut plus distinguer entre lui quipense et les choses qu�il pense. Sansautrui, mon univers ressemble donc àun chaos de sensations.

Que faire alors ? Chercher conti-nuellement la présence d�autrui pourse sentir exister ? Chercher à combattreautrui pour notre propre reconnais-sance ? Si pour être conscient de soi ilfaut être conscient de soi par un autre,il semble que je ne peux être moi-même que quand l�autre me reconnaîtcomme un « moi ». Or il semblequ�autrui me reconnaît d�abord commeune chose vivante avant de me recon-

naître comme un «moi ». Peut-être alorsdevrions-nous nousranger du côté deHegel et considérerque l�autre est d�abordcelui que nous voulonssupprimer. En effet, ily a toujours conflit,

rivalité entre moi et l�autre. Ne som-mes-nous tous pas finalement perpé-tuellement dans une lutte pour lareconnaissance ? Ne voulons-nous pastoujours que les autres nous reconnais-sent comme une personne ? Et « toutce qui vaut pour moi vaut pour autrui.Pendant que je tente de me libérer de l�em-prise d�autrui, autrui tente de se libérer dela mienne, pendant que je cherche à asser-vir autrui, autrui cherche à m�asservir »(l�être et le néant). Car si autrui me faitêtre, par-là même il me possède. Tellesemble donc l�inévitable conclusion :autrui est à la fois celui qui fait qu�il ya un être qui est mon être et il est celuiqui m�a volé mon être.

Pouvons-nous sortir de ce conflitautrement qu�en recherchant la solitu-de ? Même s�il est certain que c�est parsoi-même que nous prenons conscien-ce que nous existons, c�est par la pré-sence d�autrui que nous prenons cons-cience de cette existence. Et si autruim�est nécessaire pour m�aider à savoirqui je suis et ce que je pense, il estindéniable qu�il y a toujours entrenous et l�autre une lutte. Autrui, machute originelle. Et par l�amour, nevoulons-nous pas éprouver encoreplus profondément cette indispensabi-lité ? Ne recherchons-nous pas à sub-juguer l�autre ? À captiver sa cons-cience ? Car pourquoi voudrais-jem�approprier autrui si ce n�était juste-ment en tant qu�autrui me fait être ?Par l�amour, ne recherchons-nous pas ànous emparer de la liberté de l�autre ?Ne voulons-nous pas être « tout aumonde » pour l�être aimé ? Mais cela

ne mène-t-il pas à la souffrance ? Àl�angoisse de n�être plus rien sansautrui ? Proust ne dit-il pas que « detous les modes de production de l�amour,de tous les agents de dissémination du malsacré, il est bien l�un des plus efficaces, cegrand souffle d�agitation qui passe parfoissur nous. Alors l�être avec qui nous nousplaisions à ce moment là, le sort en est jeté,c�est lui que nous aimerons. Il n�est mêmepas besoin qu�il nous plût jusque là oumême autant que d�autres. Ce qu�il fallait,c�est que notre goût pour lui devint exclu-sif. Et cette condition-là est réalisée quand� à ce moment où il nous fait défaut � à larecherche des plaisirs que son agrémentnous donnait, s�est brusquement substituéen nous un besoin anxieux, qui a pourobjet cet être même, un besoin absurde,que les lois de ce monde rendent impossibleà satisfaire et difficile à guérir � le besoininsensé et douloureux de le posséder -. »(Du côté de chez Swann). Et posséderautrui, est-ce réellement ce que nousvoulons ? Ne cherchons-nous pas àposséder la liberté d�autrui en tant queliberté ? Pourquoi avoir besoin de celapour se sentir exister ? Faut-il pours�affirmer envahir l�espace de l�autre ?Au fond, ne sommes nous pas solitudecomme le pensait Rilke ? N�est-ce paspar nous-même que nous pouvonspleinement nous réaliser en tant qu�-hommes et en tant que nous choisis-sons d�être ce que nous voulons être.Certes, si autrui me fait prendre cons-cience que j�existe et que le mondeexiste, n�est-ce pas moi-même quidevrais choisir mon essence ? Devons-nous fuir inévitablement la solitudeparce qu�elle est insupportable ? Seul,n�est-on pas finalement à l�abri de l�em-prise de l�autre et de toute sollicitation ?

Autrui semble donc être le média-teur indispensable entre moi et moi-même. Aussi, pour que je puisse être «moi », il faut qu�il y en ait un autrequi me révèle ce que je suis. Ainsi,autrui m�est donc indispensable, car jene peux rien être sans lui, mais par-làmême il m�est insupportable car dèslors que mon être dépend de lui, il estma chute originelle. Autrui est doncune pièce maîtresse de mon univers entant qu�il m�aide à prendre consciencede moi-même et du monde.Néanmoins, j�ai toujours le choix dedécider qui je suis�

(1) Michel Tournier, Robinson ou les limbes du Pacifique,1969, collection folio, Gallimard, p. 54.(2) Sartre, L�être et le néant, Tel, 1995, (1976).

Que faire alors ?Chercher continuelle-

ment la présenced�autrui pour se sentir

exister ?

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DOSSIER : LA DÉPENDANCE

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s-tu jamais levé les yeux au ciel pour t�étonner de ladouceur laiteuse des nuages ?

À la croisée des chemins, tu n�hésites pas, trouvant en toila direction qui te sied au mieux

Toi le maître de ta vie le sculpteur de tes propres formestout à la fois peintre de ton décor et auteur de ton propre per-sonnage

Tu dis en somme que nous sommes libres de toutecontrainte, libre de cette liberté qui nous donne des ailes, sansattache sans devoir, tu dis en somme que nous avons toujoursle choix quelle que soit la donne le monde s�adaptera à tesdésirs

Rien ne te retient rien ne t�empêche, ni ton passé ni l�alen-tour ni les autres et pas même l�univers qui prendra sur lui afinde se conformer à toi

Toi le crééQue ne vaut le temps qui passe et

la première condition humaine, tu n�asqu�à vouloir pour pouvoir et tes gestesinformant le réel dessinent sur le sol cequ�il convient que tu aies pour tonexistence d�homme intègre

Alors tu vas dans la vie comme l�enfance pleine de capri-ces et ta parole fait écho sur les parois d�abord insensées quit�environnent, comme l�architecte tu bâtis tu élèves à petitscoups de mains l�édifice de tes jours à venir

Toi au centre de tes décisions ton reflet chaque seconde sepose sur les choses ta seule dépendance, c�est toi-même

Et si tu considères malgré tout les autres si tu t�émerveillessi tu ressens si tu agis et si tu prends conscience de certainesréalités c�est en les incarnant dans ta propre personne que tuleur donnes sens, existence

Bienheureux de pouvoir tout maîtriser tu domines etpeut-être ainsi souffres-tu moins des maux qui t�atteignent

Parce que tu te sais seul, impavide devant tout accidentcomme l�esprit du gestionnaire tu tires profit pour toi-même dubalancement des minutes

Être là au bon moment rendre efficaces tes relations tu

avances sur l�échiquier de ta fortune les pions nécessaires à taréussite

Toujours gagnant sans aucune obligation extérieure pour-quoi donc te plierais-tu à ce que tu ne désires pas à ce qui ne teplaît ni t�attire à ce que tu ne considères pas être dans l�ordredes choses pourquoi te soumettrais-tu à ce que tu n�acceptespas

Comme une évidence faire de ta vie une �uvre unique exnihilo sans autre principe que ceux que tu te donnes instantaprès instant parce que tu penses avec certitude que l�hommetoujours conduit son destin selon ses intérêts personnels, ani-mal solitaire dans un relief qu�il se doit d�aménager à sa conve-nance

Puisque « l�homme est la mesure de toute chose »(Protagoras) et qu�il ne faut jamais se satisfaire de ce qu�on a

déjà

C�est ainsi que tu mènes ta vie vacantà tes occupations comme le jardinier sursa pièce de terre quadrillant sa productionet plantant des tuteurs à proximité desvégétaux susceptibles de s�égarer

Comme Dieu lui-même démiurge aux premières heuresdu jour

Au fond c�est toi qui contrains le monde toi qui dominestoi qui fais dépendre toute chose de ta volonté

Mais le monde dans son extension mais le multiple maisl�autre et sa liberté qu�en fais-tu sinon les jeter en pâture à tespropres aversions

Puisque « ma liberté s�arrête là où commence celle desautres »�

À penser que tu es incapable de comprendre ceux qui,tremblants de déplaire, revêtent une carapace de silence etmasque d�invisible

Les discrets les craintifs les sourcils levés comme desaccents graves ceux qui regardent plus de fois qu�il ne fautavant de traverser ceux qui se mangent les lèvres de dire une

A

Lettre aux indépendantsLe monde toujours leur sera refusé

« Description de l�hommeDépendance, désir d�indépendance, besoins. »

Pascal.

par

marion

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pourquoi te soumet-

trais-tu à ce que

tu n�acceptes pas

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phrase à côté la langue tournée et retournée entre leur dentsgrinçantes les timides les sentimentaux les angoissés

Ceux pour qui le monde est un danger permanent unebouche béante prête à les engloutir

Croisant décroisant leurs jambes guettant du coin de l��illes moindres gestes aux environs

Ceux qui perdent leur identité dans le regard-juge de l�au-tre

Ceux qui portent en eux comme un poids étouffant le mal-aise d�une vie qu�ils ne reconnaissent pas

Ceux-là dépendent de tout sauf d�eux-mêmes petitesmarionnettes aux mains des puissants, incapables d�oser, tou-jours à l�écoute, paralysés devant l�intensité agressive dudehors

Parce que « le quelque chose a toujours des défauts, seulle rien est parfait » (Zorn), ils ont une certaine tendance aunihilisme à la négation de toute preuve de leur propre existen-ce

Ils s�oublient ils se blessent ils se noient sans mêmedemander d�aides ils s�imaginent vides ils se voient inutiles sesentent inconsistants ne tirant leur substance que des miettesd�êtres abandonnées ça et là par les autres pressés

Ils vivent par procuration se rassurant dans les rêves ber-cés d�illusions vitales

Et cigarettes après cigarettes ils consument en silence lesrestes de leur propre personnalité

Les soumis s�avilissant eux-mêmes en croyant avec forcen�avoir aucune place ou pensant qu�il vaut mieux la laisser àceux qui ont de quoi la remplir

Amer sentiment de n�être jamais là où il faut et d�ainsi pré-férer s�adapter se faire tout petit plutôt que d�affronter le mondeplutôt que de le défier plutôt que de marcher fiers et insou-ciants vers les possibles infinis

Trop à l�étroit dans leur corps déjà beaucoup trop grand

C�est ainsi qu�ils mènent leur vie indépendamment de leurvolonté c�est ainsi que le monde leur donne forme, eux les inva-lides les infirmes les boiteux toujours en suspens dans l�attentede l�autre

Puisqu�ils ne sont que ce que les autres font d�eux, fanto-ches d�une comédie qui les dépasse, pantins névrosés d�unefarce dont ils ignorent l�issue

L�univers les domine l�univers qu�ils reçoivent dans satotalité vibrante la fatalité trace les lignes de leur partitioncomme une symphonie en autre majeur dans laquelle ils nepourraient être pas plus qu�un simple point s�ajoutant à la cro-che, pas même un soupir pas même une noire, seulement un fildu papier, une rature

Comme « poussière admirant la poussière, et contem-plant obstinément, grain de sable un grain de lumière, en luttedans le firmament » (Hugo), points de suspension

Toi et eux dans le même excès, toi et eux comme les deuxextrémités d�un rapport perverti au monde, le plus et le moins,le trop et le pas assez, la magnanime et le presque rien

Toi et eux au centre d�un déséquilibre, entre action etcontemplation, à chacun son manque et son absolu et si tu niesl�extérieur pour ton for intérieur ils détruisent leur identitépour l�altérité pleine

Et si tu dépends de toi, ils dépendent du resteEt si tu soumets, ils se soumettent Et si tu maîtrises, ils sont alors à ta merci

Mais apprendre à distinguer ce qui dépend de nous et ce

qui n�en dépend pas peut-être rirais-tu de la morale du sagestoïcien, la connais-tu seulement et avec elle atteindre l�attitudeprudente, le juste milieu

Puisque tu as peur de ce mot, rappelant compromis lâche-té absence de résistance mépris pour ceux qui se mettent à l�a-bri de tout souci dans l�équilibre

Pourtant c�est au milieu que peuvent en osmose se réunirle monde les hommes et toi, toute petite particule d�être, toi lechangeant le paradoxe l�écartelé, le balancier de l�horloge

« Car enfin qu�est-ce que l�homme dans la nature ? unnéant à l�égard de l�infini, un tout à l�égard du néant, un milieuentre rien et tout, infiniment éloigné de comprendre les extrê-mes. » (Pascal), et si toi tu es cet homme fasciné par l�infiniepuissance de ta propre raison, eux ils sont ceux qui se laissentsubmerger par l�infini céleste

Nous sommes cet entrelacs d�infinitude nous sommes celac sombre pris entre ses limites physiques et la profondeurimmense de son dedans indéfini

Oui il s�agit de nous affirmer hors de notre dépendance aumonde « levez-vous, camarades, échappez à la tyrannie deschoses » (Malevitch) mais comment, comment passer de l�êtredonné à l�être pur à l�existence en et hors de la contingence

De l�échange ou du simple souci de cohérence entre lededans et le dehors, comme devenir prisme ou matière en cons-tante mutation, comme une mise en relation des différentescadences du sol foulé par nos pas

Pénétrer le réel, l�incarner, le remplir de ta singularité etrespirer l�universel

Saluer le soleil et secroire nuage, en priseavec les vents de la fortu-ne

Ce je-ne-sais-quoiqui n�en finit pas de nousétonner, l�impensable, l�indicible, l�imprévu, les mains dans laterre et les pensées flottantes au-dessus du chaos

AinsiAinsi trois figures sont assises sur le rebord du monde

trois paires d�yeux qui se dévisagent, trois statues un peu figéesTu es l�une d�entre elles, celle qui n�a que fort peu d�o-

reilles, toutes petites, masquées par une chevelure d�un rougeétincelant, une bouche entrouverte toujours même lorsqu�ellese tait, ses yeux sont au-dedans d�elle-même, à l�écoute des bat-tements de son c�ur, elle est assise presque allongée prenantbien plus d�un siège

Une autre statue les représente, ceux-là si semblablementdifférents de toi, elle se situe dans un coin de la pièce, immobi-le, recroquevillée, ses cheveux sont lisses et courts qui mettenten valeur ses oreilles, peu de lèvres et des rides tumultueusessur son front si marqué, elle observe, lève les sourcils, épie lesplus infimes signes alentour

La dernière, l�étrangère, celle qui s�installe dans le milieude la balance, se ballade en va-et-vient incessant entre les deuxautres, tantôt son regard les croise, tantôt la tête baissée, elle estlà dans la tension de l�instant, attentive et absente dans le mêmetemps

Et si le monde donnait corps à la magie, l�une serait peut-être loup, l�autre mouton et la dernière berger, ou peut-être éga-lement les uns les autres tout à fait autres choses

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nous sommes

cet entrelacs

d�infinitude

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u'on ne se figure pas ce titrecomme le sursaut d'une morale puri-taine mais plutôt comme l'expressionde la fascination. Fascination, certes,devant le génie littéraire d'un person-nage atypique, mais attendrissementégalement, au regard « d'un des caractè-res les plus affables,� les plus charitablesqui aient honoré l'histoire des lettres ».Baudelaire, dans une note des Paradisartificiels crie son désespoir aristocrate,donc pudique, lorsqu'il apprend lamort du « Mangeur d'opium anglais »,Thomas de Quincey. Ce dernier venaitde s'éteindre à Edimbourg, à l'âge de75 ans (nous sommes alors en 1859).

Curieux article que celui qui,voulant raconter un homme, débutepar la mort de celui-ci. Thomas deQuincey s'est pourtant toujours nourride cette mélancolie chère aux poètes etaux philosophes, celle qui se plaît àregarder en face les décrépitudes et l'a-néantissement des esprits et des corps.Cette décrépitude, physique d'abord,qui mieux que lui peut la décrire D'uneenfance criblée par les deuils succes-sifs, le futur auteur n'est capable quede tirer une sève tragique. Bercé parles Ballades lyriques de Wordsworth etColeridge, le jeune Thomas quitte laGrammar School de Manchester etrompt tout contact avec sa famille àl'âge de 17 ans. Il se met à errer auPays de Galles, puis se rend à Londresoù il est ruiné par des usuriers en les-quels il place toute sa confiance. Safaillite le réduit à la famine mais il estsauvé par une apparition quasi-divine,prenant l'apparence d'une jeuneenfant, Ann, qu'il perd, à son plusgrand désespoir (elle reviendra le han-ter dans des visions de plus en pluseffrayantes). Depuis quelques tempspourtant, De Quincey semble se déta-cher de toutes les misères, portant unregard lointain sur les choses, unregard presque amusé. Lorsqu'il étaitencore étudiant, il prenait, pour cal-mer des douleurs à l'estomac un cal-mant à base d'opium, le laudanum «Cette affection devait son origine auxextrémités de la faim que j'avais connueaux jours de ma première jeunesse. »(Confessions d'un mangeur d'opiumanglais, Confessions préliminaires). Aces douleurs, sourdes mais aisémentcorruptibles, vient ensuite s'ajouter laterrible névralgie faciale, torture s'il en

est, source d'affliction autant que deterreur dans l'esprit de l'auteur. Il estarrivé à Thomas de Quincey deconsommer de l'opium par purerecherche de plaisir, mais sa dépen-dance ne lui vient pas de cet usage�ludique�. Son assujettissement à ladrogue opiacée prend sa source dansun mal, physique, lancinant, une souf-france qui ne lui laisse de répit quedans les rêveries laiteuses suivant laprise de drogue. « L'opium ! redoutableagent d'inimaginables joies comme d'ini-maginables peines ! ». En effet, dans lemême temps que l'opium le soulage, ill'écrase sous l'implacable poing del'envie, de l'aboulie, des angoisses. DeQuincey semble en vouloir à celui quilui en a fourni le premier : « Le pharma-cien -inconscient ministre de plaisirsdivins », certes, mais également pour-voyeur d'une morne maladie, conte-nue dans de la teinture aux aspects onne peut plus ordinaires.

L'auteur des Confessions a doncvécu l'opium comme quelque chosed'imposé, voire de providentiel : lepharmacien évoqué plus haut est un «pharmacien immortel envoyé ici-bas avecune mission particulière à [son] adresse. »Même si l'auteur décrit les délires de ladrogue avec une élégance et une dis-tinction qui lui sont propres, il estassez clair qu'il lui renie toute autrepropriété positive que celle de calmerla douleur. L'opium ne fait qu'aug-menter, chez le gentleman anglais, lesqualités qu'il possède : ce narcotiquepermet « le sain rétablissement de cet étatque l'esprit recouvrerait de lui-même à ladisparition de toute profonde irritationdouloureuse venue troubler et contrecarrerles impulsions d'un coeur originellementjuste et bon. » Dans les Confessions, onconstate d'ailleurs que la place consa-crée aux Plaisirs de l'opium est moindreque celle octroyée aux Souffrances del'opium.

Frustré, fortement agacé, tant parsa propre dépendance que par les dis-cours ennuyeux qui ont lieu dans lesfumeries d'opium, devenues de vérita-

bles salons cossus, Thomas de Quinceyse réfugie dans la région des Lacs, surles traces de Wordsworth. Il devientd'ailleurs l'ami du poète auteur duPrélude et du Recluse.

À cette époque, il épouse `saMargaret', second ange salvateur aprèsla fugace Ann. On constate que ce sonttoujours des femmes qui viennent, enson existence, non pas l'extraire de lasouffrance, mais l'y accompagner enlui donnant la force de persévérer mal-gré le calvaire incessant. « Oui, bienaimée Margaret, chère compagne de cesdernières années, tu fus mon Electre ! Etni en noblesse d'esprit, ni en affection lon-guement éprouvée, tu n'as permis qu'unesoeur grecque l'emportât sur une épouseanglaise. Car tu. faisais peu de cas de t'hu-milier dans les humbles offices de la bontéet dans les tâches serviles de la plus tend-re affection. » Secourable dans les crisesdures et violentes de « la prostrationdevant la noire idole », elle lui donnasix enfants. Malgré son accoutumance,l'auteur ne cesse de produire, dans lespériodes plus calmes, des oeuvresd'une qualité indéniable, et toujoursteintées d'un humour anglais tout àfait irrésistible. On retiendra surtout lesardonique traité De l'Assassinat consi-déré comme un des Beaux Arts, et l'iro-nique quoique tendre Derniers joursd'Emmanuel Kant, témoignages de lamélancolie poétique dont nous avonsfait l'axe principal de notre propos.

Le premier ouvrage s'applique àsaisir le meurtre, « non pas par son ansenormale » mais d'un point de vue extra-sensible, intellectuel et esthétique. Cesarcastique traité prend l'assassinat

par

Mathieu

Chauffray

QThomas de Quincey. Dandy Opiomane.

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Thomas de Quincey s�esttoujours nourri de cette

mélancolie chère auxpoètes et aux philosophes

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d'un point de vue qualitatif, à la façondont on examinerait une oeuvre plas-tique ou un cas médical. Ce roman noirpar excellence, amélioré si l'on peutdire par un ton sardonique, prend sesracines dans les tressaillements duromantisme comme dans les vestigesgothiques du XVIIème siècle(Baudelaire, lorsqu'il évoque Thomasde Quincey, fait référence au Melmothdu Révérend Maturin). On y parle,sous la forme d'uneconférence, des cri-mes les plus réussis,que cela soit selon lecritère de la discré-tion, de l'esthétiqueou de toute autrequalité appréciable,et ce, d'un point devue entièrementamoral. De Quinceys'étend en particulier sur le cas dumachiavélique Williams, meurtrier dela Ratcliff Highway, ayant à son actifplusieurs homicides réussis, donc plu-sieurs victimes savamment éliminées.Le traducteur de l'oeuvre, PierreLeyris, dépeint d'ailleurs cette fascina-tion de l'auteur pour la menace assassi-ne comme métaphysique : « L'assassinat,qui offre l'image de la culpabilité pure etparadoxalement, sous les traits de la victime,celle aussi de l'inéluctable châtiment, étaitpour De Quincey, l'image même de notredestin. » Menace de la fortune, inélucta-bilité de la mort, puissance du châti-ment, autant de thèmes qui préoccu-pent l'auteur, imprégné de ce plaisir desouffrir à la vue de l'inconstance et dela volatilité de l'existence humaine.

On est stupéfait de trouver, dansle traité de l'assassinat, une anecdotedont le principal protagoniste n'estautre que Descartes. Alors qu'il prendune barque pour traverser l'Elbe, lephilosophe se fait agresser par desbateliers -détrousseurs qui décident dele tuer après l'avoir dépouillé.Seulement, et comme le rapporteBaillet, « il tira l'épée d'une fierté impré-vue, leur parla en leur langue d'un ton quiles saisit, et les menaça de les percer surl'heure s'ils osoient luy faire insulte. »(Vie de M. Des Cartes, t.I). Parler de l'in-térêt de De Quincey pour la philoso-phie et les philosophes est primordialpour comprendre le personnage. Il aécrit, en effet, en plus de ses multiplesarticles, essais, romans, des traités d'é-conomie et de philosophie. Le lecteurnous excusera de ne point trouver icile détail de ces activités. Cela paraît

intéressant, mais pas tant que peut l'ê-tre, dans le souci de suivre notre thé-matique, l'examen du déclin spirituelet physique d'Emmanuel Kant.

Les Derniers Jours d'EmmanuelKant, biographie de la chute, descrip-tion de la détérioration, est égalementle regard fervent d'un philosophe surun autre, tout empreint de l'humilitépropre aux grands esprits. Selon DeQuincey, « il n y a point d'écrivain philo-

sophique, si l'on excepteAristote, Descartes etLocke, qui puisse prétend-re approcher de Kant parl'étendue et la hauteurd'influence qu'il a exercéesur les esprits des hom-mes. » Tirant son récitdes mémoires deWasianski, Borowski etJachmann, De Quincey

trace un portrait aussi émouvant quecaustique qui nous fait entrer, au final,dans l'intimité d'un Kant aussi fidèle àses habitudes qu'on l'imagine, maiségalement amical, jovial, rêveur par-fois, contre toute attente. Qu'on ne s'i-magine pas De Quincey en chantre del'iconoclastie, mais bien au contraireen humble et sensible auteur qui nousintroduirait dans le quotidien d'unphilosophe aux allures de froid intel-lectuel solitaire et incapable d'émo-tion, et ce, afin de nous faire changerd'avis à son sujet. L'humour dont nousparlons depuis le commencement denotre exposé trouve là toute latitudedans les descriptions des situations(Kant s'endormant le soir sur ses lectu-res et mettant à plusieurs reprises lefeu à son bonnet de nuit au contact deschandelles), des habitudes (Kant a unemanière tout à fait particulière et répé-titive de s'enrouler dans ses couvertu-res) ou des `inégalités d'âme' dues àdes futilités extrêmement drôles (Kantne peut prolonger sa réflexion car latour de Loebenicht, qu'il observe tou-jours depuis son étude, lui est cachéepar deux peupliers qui ont trop poussé: on rase les arbres, le philosophe peutalors poursuivre « ses calmes médita-tions crépusculaires »). Le lecteur atteintpar moments l'hilarité, car il n'est riende moins délectable que se repaître desmanies des grands hommes (cela, sansdoute, les rend moins impressionnantsà nos yeux) ; mais la gaieté fait soudainplace à la pit ié : le philosophe est« réduit », il devient « obscur », il lui estde plus en plus difficile d'exposer sesthèses, qui d'ailleurs sont entachéesd'erreurs d'inattention : l'esprit dévie

le premier. Dans la maisonnée, c'est lastupéfaction, on se demande commentgérer cet étiolement des facultés. Onengage du personnel supplémentaire :il faut aider un vieillard de plus enplus dépendant, délirant parfois, etcomme la décadence psychique n'estque le signe avant-coureur de l'abatte-ment du corps, Kant tombe malade.Malade, lui qui possédait une santé defer, fondée sur l'alimentation saine etle constant évitement de tout excès,malade et faible, le robuste habitant deKoenigsberg, qui ne reconnaît plus nises serviteurs ni ses amis. Au termed'une agonie longuement décrite parDe Quincey, Kant finit par s'éteindre,« se dissoudre », dernière ponctualité duphilosophe : il meurt « et exactement àce moment la pendule sonna onze heures. »

La dissolution, l'inexorable passa-ge du temps, la menace latente bienqu'imminente d'une mort qui se jouedes hommes dans un badinage inten-tionnel (si bien qu'on peut étudier lesartisans du trépas comme on étudieraitdes peintres ou des architectes), tousces thèmes abordés par Thomas deQuincey sont autant de moteurs à sonoeuvre, torturée, mais pourtant tou-jours détachée comme se le doit del'exposer un gentilhomme anglais,avec humour et grâce. A tout moment,il est possible de déceler dans l'oeuvreles affres du poète, les souffrances del'opiomane, les ambitions du dandy,les craintes du père de famille, lesréflexions du philosophe, les traitsd'esprit de l'homme du monde : songénie possède des facettes quasimentantagonistes qui se renvoient toujoursune image négative les unes aux aut-res. Cette personnalité tourmentéeainsi que les inquiets regards que jettesans cesse l'auteur vers l'au-delà, nel'ont pas empêché de travailler gaillar-dement à l'édification d'un patrimoinelittéraire dont on ne peut qu'admirer lebancal équilibre, bancal car inachevé,rendu inachevable par l'office final : «Mais la Mort, que nous ne consultons passur nos projets et à qui nous ne pouvonspas demander son acquiescement, la Mort,qui nous laisse rêver de bonheur et derenommée et qui ne dit ni oui ni non, sortbrusquement de son embuscade, et balayed'un coup d'aile nos plans, nos rêves et lesarchitectures idéales où nous abritons enpensée la gloire de nos derniers jours ! »(Baudelaire, Les Paradis Artificiels.)

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À tout moment, il estpossible de déceler dans

l��uvre les affres dupoète, les souffrances de

l�opiomane, les ambitionsdu dandy

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ombre d'art istes et écri -vains au XIXème siècle (Latouche,Musset , Alphonse Karr, Balzac,Dumas, Gautier, Nerval, Mérimée...) se sont intéressés de très prèsaux drogues, parfois prescrites pardes médecins pour leurs vertusantalgiques comme le haschisch etl 'opium. Mais c 'est souvent parcuriosité , par envie de savoirqu'ils cèdent à la tenta-tion.

Au delà de la dépen-dance et des ravagesstrictement physiques,Baudelaire nous fait partde la dimension immoraleque l 'usage de droguestraduit. Il ne fait pas icil 'apologie des substanceshallucinatoires. Il étudieen profondeur le sujet ,sans rompre radicalementavec l ' image du poètemaudit, incompris par lasociété et se réfugiantdans les plaisirs interdits,« scandaleux ». Ayantaussi le don de faire fleu-rir la beauté du mal danssa prose poétique,Baudelaire a pu donnerl'impression de louer leseffets de ces substancesartif iciel les , mais c 'estbien d'une morale dont ils'agit (au chapitre IV desParadis artificiels en parti-culier) d'une moralemême chrétienne : « jeveux faire un livre nonpas de pure physiologie,mais surtout de morale. Je veuxprouver que les chercheurs deparadis font leur enfer, le prépa-rent, le creusent avec un succèsdont la prévision les épouvante-rait peut-être » .

La consommation de droguesselon Baudelaire est le fait del'homme qui veut dépasser la fini-tude de son être, la faiblesse de sessensations, de son imagination,qui veut se faire « homme-Dieu » ;or « tout homme qui n'accepte pasles conditions de la vie vend sonâme » à l'instar d'un Faust. L' idéemême d'accéder si facilement aux

paradis artificiels va à l 'encontrede la morale chrétienne qui n'offrele salut qu'aux âmes vertueuses etméritantes : « Nous appelonsescroc le joueur qui a trouvé lemoyen de jouer à coup sûr ; com-ment nommerons-nous l 'hommequi veut acheter, avec un peu demonnaie, le bonheur et le génie ? »

L'interdit religieux transgres-

sé, s'ensuit alors une damnationlogique et fatale qui s'attaque à «la plus précieuse des facultés » : lavolonté. Dilemme insoluble durecours à l 'artifice : à vouloir aug-menter son imagination, son génie,on asservit sa volonté, on brise l 'é-quilibre fragile de nos facultés.Ainsi , après l 'abus d'alcool ,Baudelaire rapporte : « à peinedebout, qu'un vieux reste d'ivressevous suit et vous retarde, commele boulet de votre récente servitude» . Cette métaphore de l'enchaîne-ment est reprise à plusieursendroits afin de montrer les consé-quences tragiques de tels « paradis

» qui conduisent inéluctablement àune dépendance aliénante, aux «chaînes auprès desquelles, toutesles autres chaînes du devoir, chaî-nes de l'amour illégitime, ne sontque des trames de gaze et des tis-sus d'araignée ! »

Ceux qui en ressortent indem-nes, font l 'objet d'admiration pour

Baudelaire : « ceux quireviennent du combat (.. .)m'apparaissent comme desOrphées vainqueurs del'Enfer ». Il ne faut doncpas se f ier au t i tre, lesparadis gagnés artificielle-ment nous conduisentdroit aux enfers.

La véritable voie quidonne accès aux régionscélestes est à chercher endehors de ces substancesaliénantes, et si « le has-chisch ne révèle à l'indivi-du rien que l ' individu,pour ainsi dire cubé etpoussé à l'extrême » alorspourquoi ne parviendrait-on pas à force de travail etd'effort à la beauté rêvée,au monde enchanté, àl ' inspiration féconde ?Malgré tout, seuls les poè-tes et les philosophes ontdroit à ce privilège pourBaudelaire « nous, poèteset philosophes, nous avonsrégénéré notre âme par letravail successif et lacontemplation, par l'exer-cice assidu de la volonté et

la noblesse permanente de l'inten-tion, nous avons créé à notre usageun jardin de vraie beauté. »

Cet article concerne principa-lement la première partie desParadis artificiels , « Le poème duhaschisch ». Mais le reste de l'oeu-vre intitulé « Un mangeur d'opium» ne mérite pas moins notre atten-tion, il s'agit en effet de l'oeuvrede Quincey (désormais bien connucf. art icle de M. Chauffray) àlaquelle Baudelaire joint ses prop-res réflexions.

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par

Floriane

Bruyant

Les Paradis artificiels, lieu d'une dépendance infernale ?

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a scarification, pratique consis-tant à s�entailler superficiellement lapeau, est une conduite de plus en plusrencontrée chez les adolescents, en parti-culier chez les filles.Certaines études estiment que 0,5 % desadolescentes de 13 à 19 ans la pratiquentrégulièrement, ce qui représente environ2 millions de personnes aux Etats-Unis.

Ce comportement s�observe pluslargement chez les jeunes filles, puisqu�ila été démontré que celles-ci employaient,dans les atteintes d�elles-mêmes, desmoyens moins extrêmes que les garçons.

Or, il s�avère que la scarificationinclut ces adolescentes dans une spirale

de répétition qui les contraint à s�en-tailler « encore et encore » le corps.

En ce sens, il semble que la scarifi-cation peut être assimilée à un comporte-ment de dépendance, une certaine formed�addiction (1).

En effet, la scarification répondrapidement, mais pour un court laps detemps, à l�évacuation d�une souffrancequi est vécue comme insoutenable. Lesoulagement momentané, provoqué parla coupure et associé au caractère insou-tenable d�une souffrance qui est profon-dément ancrée dans l�existence, conduitces jeunes filles à reproduire encore etencore cet acte afin de retrouver cettesensation d�apaisement.

Cherchant à en finir définitive-ment avec cette souffrance, elles multi-plient les tentatives éphémères et fuga-ces de soulagement sans pourtant y par-venir.

Cette douleur qui les libèremomentanément du poids d�une souf-

france existentiellement insupportableconstitue le point d�articulation de la pra-tique de scarification à une certaineforme de dépendance.

En effet, la douleur ressentie pro-duit une décharge de dopamine (sub-stance du plaisir) dans le cerveau quiprocure une sensation de bien-être chezcelui qui se scarifie ; c�est cette sensationde plaisir qui pousse à la répétition.

Ce besoin de reproduire de manièreincessante et compulsive l�acte prend lepas sur les activités quotidiennes, enfer-mant l�individu dans un monde d�en-tailles et de marques, de souffrance et de

plaisir. Rapidement la sca-rification en tant qu�elle estune recherche de plaisirs�instaure comme unenécessité. Dès lors, lecaractère répétitif et néces-saire de cette pratiqueconstitue le cadre d�unealiénation propre à la sca-rification. L�individu estalors obnubilé par sa pra-tique au détriment detoute vie sociale, se renfer-mant sur lui-même, sasouffrance, sur son proprecorps.

Cette aliénation rendl�individu esclave de sa

souffrance, dépendant de son corps.Cette relation d�aliénation peut être, enaccord avec l�étymologie du terme, défi-nie comme une addiction. En effet, l�ad-diction a pour origine le terme latinaddictus signifiant « esclave pour dette ».L�individu acquiert le statut d�un esclaveayant contracté une dette (2) envers,d�une certaine façon, lui-même. De cettedette découle une souffrance à laquellel�individu est enchaîné ; chaque incisionde la peau étant dès lors une tentativevaine de rompre ces chaînes.

Le caractère infructueux de cettepratique développe le cercle vicieuxqu�est l�addiction.

Mais au-delà de cette caractérisa-tion négative de l�aspect addictif de lascarification, il est possible de mettre enlumière une approche différente de cephénomène. Il s�agit pour cela de rappro-cher étymologiquement les termes d�ad-diction et de scarification selon un nou-veau point de vue : celui de l�écriture de

soi. La définition du terme de scari-

fication renvoie in fine à celle duverbe écrire : il a pour origine le termelatin scribere apparenté au grec skariphao-mai « faire une égratignure » et skariphos« style », reflétant tous deux l�activitématérielle de grattage d�une surface quereprésentait à l�origine l�écriture. La sca-rification entretient donc un rapport inti-me à l�écriture de soi, de son corps, surson corps, à l�inscription sur soi et en soide son identité propre.

En outre, le terme latin ad-dicere,dont dérive le français addiction, signifie« dire à », au sens de donner à, d�attri-buer à. On retrouve donc cette idée dedonner un sens à son existence par l�écri-ture de son corps.

La pratique addictive de la scarifi-cation est une tentative de se dire soi-même, une écriture toujours inachevéede son identité sur et dans son proprecorps. C�est une manière singulière dedonner un sens à la souffrance endurée,ressentie, vécue, afin de signifier sonpropre mode d� « être-au-monde ».

La scarification représente doncune forme d�addiction de plus enplus largement répandue. Cette nou-velle pratique répond à un nouveaubesoin de limite auquel le corps sem-ble répondre. En quoi et pourquoi lecorps en vient à cristalliser toutenotre attention et toutes nos pra-tiques, c�est à cette vaste questionque nous sommes finalementconfrontés.

(1) Dans cet article, l�addiction sera entendue comme uneforme de dépendance afin de ne pas entrer dans desdétails, ici certainement superflus.(2) À entendre dans un sens métaphorique, sans connota-tion psychologique forte.

Lpar

Aurélien

Guérard

CUTTING. La scarification.

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h13. 7 et 1 qui font 8 et 3, ça fait 11. 11 ? Excellent pour unnombre, 11. Ce sont deux chiffres semblables, et 1, c�est l�unité: je sens que je peux me lever en toute confiance, le décomptelaisse présager d�un jour fortuné.

Je pose les pieds sur la moquette immaculée : il faudra quandmême que je la vérifie, ce soir, en rentrant : toujours vérifierles choses trois fois, pour être sûr. La porte, le loquet, les chaus-sures dans le placard : je regarde toujours trois fois. Un, deux,trois, cette gymnastique me calme, m�apaise, je m�y abandon-ne.

Devant la porte de l�armoire ouverte, je cherche la tasse bleue.Malheur, elle n�y est pas� il ne reste que l�horrible jaune qui aune fissure sur le côté : je ne peux pas boire mon café là-dedans ! Le jaune c�est une couleur neutre, qui ne signifie rienque le médiocre, le néant du milieu ! Mais le bleu� positive-ment bleu, gentiment bleu, posément bleu. Si encore il y avaitle bol vert, je ne dis pas, mais la tasse jaune fendue �

Toujours deux biscuits, pas plus. Ne pas faire de miette. Nesurtout pas faire de miette. Il y a trois semaines, j�ai fait desmiettes� maintenant je prends mon petit déjeuner au-dessusde l�évier de la cuisine, on ne sait jamais. Alors les morceaux debiscuit peuvent bien tomber et maculerl�inox, cela ne me fait rien, je rince, jemange, je rince encore.

Avant d�entrer dans la douche, il faut lanettoyer. Le produit dans la boîte bleue,bien sûr, et l�éponge verte. Frotter fran-chement, s�assurer que tout cela resplen-disse. Après la douche, il faut la nettoyer.Je me suis levé assez tôt, ce matin, j�ai letemps. D�ailleurs, je me couche de plus en plus tôt pour avoirle temps de tout faire le matin, avant de partir : passer un coupde chiffon sur les livres, les compter, regarder encore dans leplacard si les chaussures sont rangées et cirées, faire six pasentre la chambre et le salon, six entre le salon et la salle debains. Et là : un cheveu dans le lavabo. Tout recommencer, jevais être en retard finalement, mais je ne puis m�en empê-cher� qu�on se figure que ce cheveu est peut être tombé de matête avant que je ne me lave.

Dans l�acte de compter, de vérifier, j�ignore toute pensée. Je melaisse simplement aller au divin plaisir de n�agir que par méca-nisme. Comme une pendule, un métronome, j�oscille dans l�in-consciente habitude de mon existence, entre douleur et agré-ment. Agrément seulement, jamais satisfaction, car qui se satis-ferait d�un jour haché par la vérification et d�une nuit brouilléepar la prière et la peur ?

Il faut que je parte. Le bus 77 est à vingt cinq minutes, mais celavaut mieux que de prendre le 15� Je marche la tête baissée etcompte les plaques d�égout : elles s�appellent N12987 ouB90877 selon la rue et l�emplacement. Il est important de lesrecenser, qui sait ce qui arriverait dans un monde où ledécompte n�aurait pas lieu ? Je m�imagine en tout cas que lechaos enivrerait l�homme jusqu�à le rendre dément.

Je viens de me rendre compte que j�avais oublié d�user ducoton tige. Miséricorde ! Tout le monde va croire que je suisnégligé. Il faut que je m�arrête dans une pharmacie : ils n�ontpas de coton tige blancs, que des rouges et des jaunes ! Plusjamais je ne me lèverai à 7h13.

Le bus est parti maintenant, il faut que j�attende le suivant.C�est un grand moment dans ma journée : le tableau dans l�a-bri bus est rempli de numéros, je peux les additionner à maguise, les soustraire dans l�ordre qui m�agrée, les multiplier,jouer avec eux jusqu�à ce qu�apparaisse quelque chiffre quim�apaise. Alors que le bus 77 approche, je n�ai pas encore trou-vé ce fameux chiffre. Tant pis, je reste, le suivant sera là dansdix minutes à peine. Cela vaut le coup. Il est 9h 20, et voilàdeux heures que je souffre.

Parfois, je prends la décision de cesser. Cela m�arrive fréquem-ment à vrai dire. Le regard des autres ou leurs remarques ainsique l�inconfort de ma situation me font prendre conscience del�urgence. Dès lors, je décide d�être comme tout le monde. Jerésiste à l�envie de compter, de vérifier, de nettoyer. Au début,je me sens rasséréné : j�ai maîtrisé ce qui m�empêche. Je regar-de sereinement ma bibliothèque, mon évier, il m�arrive mêmede laisser traîner négligemment ma veste sur mon lit. Un court

instant plus tard, hélas, une furieusetension m�envahit, qu�il faut que jesoulage, un fort sentiment d�inconfort,de honte m�empoigne : il faut que jelutte. Je parviens à combattre l�enviependant quelques minutes, quelquesheures parfois, mais une insidieuse etsournoise petite voix vient me répéterà chaque fois les mêmes mots qui mefont irrémédiablement lâcher prise :

« Tu peux te laisser glisser. Tu n�es pas différent, car tout lemonde a des habitudes. Le conducteur de bus, tu te souviens,il dit toujours : « ça va, la forme, bien ? ». Et ta voisine, qui,à la même heure, ferme ses volets, habillée de la même robe dechambre ? Et ton frère, qui, chaque soir retourne dans lemême bar, à la même table, pour boire la même bière ? Et lesémissions de télévision, les saisons, les tournois sportifs ?Tout cela n�est-il pas recommencement ? Et les recensements,les votes, l�appel dans la classe, le comptage, les statistiques ?Tout cela est-il plus rationnel que ton envie de savoir si tu astoujours 187 livres ? L�irrépressible envie qu�ont les gens detondre leur pelouse, tailler leurs haies, ranger leurs poubelles,trier leurs déchets, manger à heures fixes, faire leur vaisselle,sortir dans les mêmes cinémas, les mêmes théâtres, les mêmesboîtes de nuit ! Le terrible désir humain d�aplanir, agencer,distinguer, sélectionner, ordonner, classer, aménager, installer,disposer, ÉTABLIR ! L�effroyable entreprise humaine dedépistage, bornage, « cartographiage », fléchage !L�inextinguible plaisir de disposer du monde ne te vient-il pasde ce que tu es homme ? »

Alors, je range ma veste un vague sourire aux lèvres etreprends le cours d�une vie bleue : je structure, comme je lepeux, un réel qui m�apeure autant qu�il me fascine.

par

Mathieu

Chauffray

7H13. Tribulations mélancoliques.

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Comme une pendule, un

métronome, j�oscille dans

l�inconsciente habitude

de mon existence, entre

douleur et agrément.

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es 23 et 24 mars der-niers se déroulaitdans l�enceinte de

l�IUFM de Lorraine ainsique dans la salle RaymondRuyer autrement connuecomme l�institut de philo-sophie de l�UniversitéNancy 2, un rendez-vousaudacieux de spécialistes

de tout ordre autour d�un vaste programme : le corps,ses intentions et ses actions.

Organisée par le philosophe Bernard Andrieu, cetterencontre inédite fut l�occasion de débats animés et d�é-changes enrichissants grâce à la programmation diversi-fiée : psychologues, philosophes, sociologues, historienset enseignants originaires de tous horizons (Suisse, Etats-Unis, Brésil, mais également de toute la France).

Une maman qui porte son bébé tout contre elle, deuxpersonnes qui se frôlent et se confondent alors en excu-ses, un travailleur quittant son poste pour une séance demassage offerte par l�entreprise, un joueur de rugby pla-qué au sol� Toutes ces histoires sont des histoires detoucher qui mettent en lumière la diversité des proposrassemblés sous cet étendard.

L�interdit ou la peur de toucher dont témoigne notresociété ne permet pas ou plus de penser adéquatement letoucher, de rendre compte de la façon dont nous tou-chons tant physiquement que symboliquement les autres.Qu�est-ce que finalement toucher l�Autre ? Qu�est-ce quele toucher face au contact, à l�impact, à la relation entreles êtres ? Comment toucher ? Qu�est-ce que nous tou-chons ? Savons-nous toucher ? Toutes ces questions ontconstitué le c�ur de ces journées d�échanges.

À travers le massage, le bain, le rugby, la publicité,la médecine chinoise, la relaxation, le handicap, l�ensei-gnement, la sophrologie, le développement du nouveau-

né, lac o n f i a n c e ,l�intention, letoucher a étéabordé, lorsde ces jour-nées, sousnombres deses formes,afin de cer-ner soninfluence etson impor-tance dans laconstitution de l�identité, dans le rapport entre les gens,entre les corps, ou entre le corps et le monde.

Cette notion commune mais protéiforme, s�avère enfait plus complexe qu�il n�y paraît et méritait donc quedes penseurs et des praticiens de toutes disciplines s�yarrêtent ensemble afin d�en saisir les enjeux et les problè-mes qui sont en fait au c�ur de notre société et de notrevie quotidienne. C�est finalement ce que ces journées ontpermis : toucher du doigt le toucher�

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ACTUALITÉS

Colloque« Savoir toucher :intention etaction corporelles »23 et 24 mars 2005

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Stéphane Héas et Karine Duclos

Ronald Guilloux et Karine Duclos

Roger Pouivet et Philippe Rochat

par Alexandre Klein

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n comédien raté, RomainMachin, tente désespérémentd�interpréter à lui seul le dernier

acte de la tragédie Pyrame et Thisbé. Il estrapidement interrompu dans ses décla-mations par Laurent Machin, unbalayeur foncièrement naïf, voire benêt,et insensible à l�art dramatique, qui necherche qu�à accomplir sa mission denettoyage. Aussi têtus l�un que l�autre,les deux « Machins » vont dès lors sedisputer la scène. Telle est la trame decette pièce loufoque et drôle écrite etconçue par le jeune comédien RomainDieudonné qui l�interprète avec LaurentGix.

« En résumé : des combats achar-nés, des scènes d�amour émouvantes, dela tarte au flan et de la belle musique. Etsi ça se trouve, ça finit bien (ou pas). »

Dans cette pièce dont la principale

ambition est, selon son créateur, « defaire rire », sans se prendre au sérieux, lethéâtre et le rôle de comédien sont plai-samment tournés en dérision. Entre scè-nes d�amour parodiques et combats d�es-crime finement mis en scène, le but estatteint et ce spectacle est un pur momentde détente et de rire qui a ravi des spec-tateurs de tout âge du 28 avril au 1er maiau Théâtre Mon Désert de Nancy.

Il sera de nouveau possible d�allerapplaudir le duo comique des Machinslors d�une représentation gratuite offertedans le cadre du festival de théâtre « LesTréteaux de Nancy » au début du mois dejuin. De plus, des représentations supplé-mentaires vont sans doute être program-mées sur Nancy et dans d�autres villes.Pour tout renseignement, Romain etLaurent Machin sont à votre dispositionau 06-83-55-39-93.

« Les Machins »Une histoire de balai et d�épée... et de tarte au flan.

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es visiteurs de l�institut de philosophie ont pu s�aperce-voir ces derniers jours que la disposition des armoiresavait changé. Plus qu�un déménagement, cette aventure

fut l�occasion d�une petite révolution dont je vais me charger icide vous conter l�histoire.

Tout est parti d�une question technique qui s�est finale-ment avérée être une question de vie ou de mort�.

L�association des étudiants du département de philoso-phie de l�Université, justement nommée « Rayon Philo » fut àl�origine créée dans le but de sauver la bibliothèque de l�institutde philosophie de l�abandon voire de la disparition pure et sim-ple. Des problèmes de sécurité mettaient en effet en péril cettechaleureuse structure : un mur construit là sans réelle concer-tation, il y a déjà plusieurs dizaines d�années, ne permettaitplus de soutenir le poids imposant des armoires pleines de liv-res. Deux solutions se présentaient alors : soit alléger le poidspesant sur ien (par absence de mur de soutien à l�étage du des-sous), soit déplacer entièrement la bibliothèque loin du c�urdu département. C�est évidemment la première qui fut à l�una-nimité adoptée. Et voici comment une bonne dizaine d�étu-diants philosophes volontaires se retrouvèrent un beau vendre-di de printemps à vider et déplacer pas moins de cinq armoiresde 150 kilos chacune (poids à vide� bien sûr).

Ce qui paraissait au début une idée un peu folle s�est fina-lement transformé en une action rondement et joyeusementmenée, solutionnant de façon quasi définitive les problèmesmenaçant ce petit coin de paradis philosophique (bien sûr l�ho-rizon d�un déplacement de cette bibliothèque n�est pas totale-ment anihilé, mais bon�).

En quelques heures, quatre armoires furent déplacées

afin d�offrir, sur le seul mur solide (et libre) de la salle, une peti-te place à une cinquième armoire venant du mur incertain, letout dans une ambiance conviviale et amicale. C�est ainsi qu�u-ne poignée d�étudiants, associée à une pincée de volonté et àquelques coups de mains, a permis de mettre à l�abri de la des-truction une petite bibliothèque de philosophie qui leur tenait àc�ur, et qui peut maintenant espérer devenir le centre névral-gique animé d�un département vivant et motivé�

L�association Rayon Philo remercie l�ensemble des participants de cetteaventure, étudiants, femmes de ménages, ouvriers de maintenance, M.Bouriau le directeur du département de philosophie pour avoir cru en nous,Mme Grange, professeur de philosophie pour sa présence et sa volonté àtoute épreuve, Mme Lefranc du service des bibliothèques pour son soutien, etVincent Palarus, son président ,pour avoir eu cette idée folle.

La bibliothèque de Philo fait peau neuve�

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a ville de Nancy a une existence romanesque. Un desgrands romans du XIXème siècle, Lucien Leuwen (1834) prendpour cadre cette ville. Stendhal, qui écrit De l�amour et inventale terme célèbre de cristallisation pour exprimer la soudaineconstitution cristalline qu�est la "prise" dans l�amour, signe là undes chefs-d'�uvre de la littérature romantique, un roman d'ap-prentissage (le héros a vingt-deux ans) de l'amour et de la viesociale.Nancy aujourd'hui est si loin d'avoir le charme des villes ita-liennes tant prisées par Stendhal. Pour qui arrive sans habitu-des ou relations, c'est une petite bourgeoise, fort aisée, très élé-gante, qui "pense bien", mais que le sens du convenable et lesuperficiel de ses bonnes manières prive peut-être d'énergie.Obstinément française, le métissage social y est absent et aussicette jovialité des villes commerçantes que sont Strasbourg ouMetz. Elle est souvent le dos tourné à Paris, à la Lorraine sidé-rurgique et ouvrière, aux Vosges et à la Moselle rurales. Si elleévite les extrémismes, elle dort un peu et semble s'ennuyer, nos-talgique des grands moments de son passé culturel.

Je voulus en savoir plus. La ville du roman a-t-ellequelque chose à voir avec la Nancy d'aujourd'hui ? Si la capita-le de la Lorraine s'ennuie pensais-je, n'est-ce pas par déficit d'i-maginaire, parce qu'elle manque de la complexité des villesfrontières, de l'ouverture au rêve, ou de la force qu'est la pré-sence de l'océan, de celle qu'apporte la traversée d'un grandfleuve ? Que sa cathédrale est vide et froide, si différente de cesvigies de pierre d'Amiens, Chartres ou Strasbourg. Aucun écri-vain ne nous en dresse un portrait qui vous la rende aimable oumystérieuse.

Effrayée par l'idée d'aborder un "chef d'�uvre" de la litté-rature française de six cents pages, je craignais longtemps d'é-changer l'ennui nancéen contre un ennui plus grand, un rappeldes morceaux choisis du Rouge et le noir étudiés au lycée. Nancydans le roman de Stendhal est sale et boueuse, elle sent le crot-tin de cheval, la cavalerie y étant casernée ; les cafés, cabarets etpensions pour soldats y pullulent. N'est-ce pas très loin de laville contemporaine ? Le cadre d'un roman historique enquelque sorte.

Puis un jour par hasard, je plongeais dans Lucien Leuwen.L'écriture si sèche, si précise, si nerveuse du livre donne l'im-pression d'une neutralité résolue, d'une sensibilité extrême,d'un questionnement constant qui se manifeste en acte et reflè-te le vif désir de décrire très exactement, de saisir d'un trait finet minutieux la complexité des sentiments ou situations.

Très vite, l'intérêt pour le "cadre" du roman disparut, (qu'ilse passe à Nancy n'a que peu d'importance) pour goûter l'ex-pression d'un questionnement sur le monde peut-être plus fortque le questionnement philosophique car plus légèrementexposé. Ceci n'est qu'apparemment paradoxal. Les questionsque le roman amène à poser tombent par surprise dans l'espritdu lecteur qui ne se défend pas, persuadé qu'il est de lire untexte pour son plaisir. Je me souvins alors que Nietzsche célèb-re le nihilisme de Stendhal et dit de lui qu'il a le génie de l'in-terrogation : « un point d'interrogation fait homme ».

Qui suis-je ? Cette question est celle de la jeunesse et cellede ce roman. Lucien, héros anti-héros, semble très bien définiau début du texte : riche, jeune, beau, successfull. Il deviendrapauvre, solitaire, obscur. Mais qu'est-ce qu'une vie réussie ?demande le livre. Qu'est-ce que le bonheur ? Comment s'ac-complir ?

L'identité duhéros, sa possibledescription par lesmots renvoie auquestionnement dulecteur sur sa prop-re identité. Queveut dire riche,pauvre, fort, faible,heureux, malheu-reux ? Dans LucienLeuwen, on voit queles échecs peuventêtre des réussites etles réussites deséchecs. On hésite.Ce roman si long �mais sans lon-gueurs et finalement inachevé ou achevé sur une interrogation� est-il le récit d'une destruction ? D'une construction de soi ?

Comme dans L'Éducation sentimentale le succès social com-pense � compense-t-il ? � la perte (volontaire ou presque)de l'amour, l'amour compense la perte du rôle social et poli-tique.

Il reste que le sérieux de l'amour est étranger à la comédiedes rôles sociaux. Mais n'est-ce pas là une bien naïve et étrangeillusion ? L'amour peut-il être chaste ? Qu'est-ce que le bon-heur ? Voici donc l'intérêt du roman dont l'intrigue et le cadreimporte donc finalement peu.

Stendhal si férocement lucide et tout le contraire d'un naïf,n'est jamais cynique (ce serait répondre aux questions, non lesposer) ni désabusé. Il provoque l'intelligence du lecteur àchaque page. Le style dépourvu de lyrisme ou de lourdeursentimentale semble tracer de la pointe d'une aiguille lescontours d'une énigme très concrète, celle du sens des motset de la réalité qu'ils désignent : nos sentiments.

« Nous mettons un mot où commence notre igno-rance et quand nous ne voyons plus au-delà. Par exemplele mot moi, le mot faire, le mot subir. Ce sont peut-être deslignes d'horizon de notre connaissance, mais non pas desvérités ». (Notes de Ecce homo). Il y a dans Lucien Leuwen lerefus en acte des justifications idéalisantes, des illusions dumoi, de la conscience.

Cette méditation sur le bonheur et sur le Moi et l'énergied'être soi comporte bien d'autres richesses : ah! la descriptiondes magouilles électorales, les portraits charges des responsa-bles politiques, progressistes ou réactionnaires, nancéens ouparisiens !

La littérature est là pour nous rendre amoureux de l'a-mour (Stendhal lui-même développe cette idée). Voici donc unroman stimulant. Elle est là aussi pour procurer une forme debonheur. Le bonheur : "longue habitude de raisonner juste"(Stendhal encore), de se frotter au monde, aux faits, à la réalité.Bonheur par la lucidité à laquelle, paradoxalement, ce roman etla littérature en général participent.

(Lucien Leuwen, en format de poche : GF Flammarion, 2 volumes.)

Lpar

Juliette

Grange

Lucien Leuwen, de Stendhal.

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RUBRIQUE LITTÉRAIRE

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uerrier etpoète, voilà deux ter-mes qui semblentparadoxaux. L�idéequ�un guerrier puis-se être raffiné surp-rend fréquemment,eu égard à l�imageque nous avons duchevalier européendu moyen-âge.Pourtant, bien loind�ici, sur une île quise nomme le Japons�est développé unautre type de guer-rier : le samouraï.

Le samouraï nerepose pas saconduite sur d�u-niques vertus guer-rières, son esprit luiest tout autant

indispensable que son bras. L�esprit qu�il développe se base surles héritages du bouddhisme et du confucianisme. Si celui quiveut devenir samouraï doit étudier le maniement du sabre, del�arc ou encore de l�équitation, il ne néglige pas la calligraphie,l�histoire ou la littérature. La place de la poésie dans l�art japo-nais reste d�ailleurs loin d�être négligeable. La poésie est trèsprisée dans toutes les couches de la société sous des formesplus ou moins simples et précises.

Il s�agit avec ce livre de découvrir des « jiseiku », littérale-ment « quitter-ce-monde-poème », rédigés par des samouraïsqui se savent condamnés à une fin prochaine.

Cet ouvrage est une véritable mine d�or dans laquelle ondécouvre sans cesse de nouveaux mélanges plus harmonieux :la samouraï et la poésie, la poésie et la délivrance, la calligra-phie et la poésie, le livre et le plaisir� La calligraphie illustre lapensée, la lecture du poème communique de forts sentiments.

L�intérêt de ce recueil est d�aborder une fraction de la cul-ture littéraire japonaise sans philtre occidental mais avec unaccès direct à la poésie japonaise.

Magnifiquement illustré par Keiko Yokohama, ce trèsbeau livre aussi menu qu�attirant, contient des textes rassem-blés par Bertrand Petit qui accompagne chaque poème dequelques lignes sur la vie de l�auteur, donnant parfois une autredimension à ce fragment de vie et de pensée qu�il nous aitdonné de lire.

Je me permets de citer deux poèmes, parmi mes favoris,afin de vous attirer vers cette alléchante et stimulante lectureque représente « l�adieu du samouraï » :

Les feuillages et l�herbe qui ont dépérisi seulement le seigneur était encore

en viene renaîtraient-ils pas encore, inchangés ?

SUWA YORISHIGE

Au paradisaussi bien qu�en enfer

la lune d�automne brillant à l�auroreest accrochée à mon c�ur

splendeur d�un rêve à l�âgede quarante-neuf ans

d�une vie belle comme une fleurcomme une coupe de saké.

UESUGI KENSHIN

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par

Vincent

Palarus

L�adieu du samouraï, de Bertrand Petit et Keiko Yokoyama.

RUBRIQUE LITTÉRAIRE

G

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gon Schiele meurt à vingt- huit ansen 1918 de la grippe espagnole, trois joursaprès sa femme, alors enceinte, emportéepar la même maladie : un destin tragiquequi a aussi contribué à faire de ce peintreautrichien un artiste maudit. Il nous restede lui des oeuvres rarement porteusesd�espoir, puissamment expressives bienque souvent énigmatiques.

Comme si l�artiste avait pressentiqu�un temps réduit lui serait imparti, ils�est dépêché de vivre et de peindre. Âgéde seize ans à peine, il entre à l�Académiedes Beaux-Arts de Vienne et impressionnepar la sûreté de ses dessins. Il apprendcertes les techniques conventionnellesmais il se singularise très tôt tout en subis-sant l�influence de Gustave Klimt, de l�artnouveau et de la « Sécession viennoise » qui rompt avec l�aca-démisme et le naturalisme. C�est lors de la 49ème exposition en1918 qu�est révélé au grand jour le génie de Schiele.

Mais les sujets de ses peintures ont suscité des réactionshostiles ; certains ont qualifié ses tableaux de pornogra-phiques, les ont réduits à l��uvre d�un « pervers » ou n�en ontfait qu�une interprétation purement psychanalytique et patho-logique. Quoi qu�il en soit, on reconnaît dans sa peinture unerecherche constante de l�expressivité des corps pris dans despostures inattendues, érotiques et sulfureuses mais jamais flat-teuses. La grande majorité de ses tableaux provoque chez lespectateur un premier mouvement de recul, mais n�est-ce pas lamarque d�une vérité atteinte, vérité qui ne se fait pas ici sansdouleur ? Schiele lui-même, dans une lettre à son oncle du 1er

septembre 1911, écrivait : « J�irai si loin qu�on sera saisi d�effroidevant chacune de mes �uvres d�art « vivant » ». La foiinébranlable que Schiele avait en son génie artistique estimpressionnante. C�est surtout dans sescorrespondances qu�elle se remarque ;jamais il ne doutera de lui ou ne songe-ra à faire autre chose que de la peintu-re, même s�il est réduit à réclamer del�argent à sa mère, une veuve sans gran-des ressources, ou à des connaissances compatissantes afin demanger à sa faim et d �acheter des toiles et des peintures. Ilaura ainsi des rapports assez tendus et parfois durs avec samère, « crois- moi tu es injuste� je veux me réjouir de la vie,c�est pourquoi je puis créer, mais malheur à celui qui m�enempêche. De rien, et personne ne m�a aidé, je ne dois mon exis-tence qu�à moi-même. »

Il n�est guère surprenant que cet artiste qu�on peut quali-fier de narcissique, ait autant privilégié l�autoportrait (environune centaine !). Pourtant bel homme, comme le montre sesphotographies, il se représente souvent de manière hideuse,déshumanisée. On peut ainsi faire un rapprochement entre lesportraits d�Egon Schiele et le Portait de Dorian Gray d�OscarWilde : le héros éponyme, grâce à un pacte, conservera éternel-lement sa beauté et sa jeunesse mais son portrait va vieillir etexprimer la noirceur de son âme au point d�en faire un monst-

re dont la vue lui est insoutenable. À l�éviden-ce, il ne s�agit plus d�une peinture qui reproduitle réel apparent mais d�une peinture qui enextrait la torpeur, la violence sous-jacente.L�artiste semble être celui qui n�a plus le voilede Maya devant les yeux, le voile qui nouscache la nature, telle qu�elle est, dans un mondequi exige d�être conçu de façon utilitaire poursurvivre. Cela, Schiele le revendique à uneépoque où la société de consommation prendson essor : « l�art ne saurait être utilitaire ».

La plupart de ses autoportraits n�ont pasde fond et souvent, le corps nu seul s�exhibedans des attitudes faisant penser à celles d�alié-nés, par la nature exacerbée des expressionscorporelles. Les mains tout particulièrementfrappent dans sa peinture : toujours squelet-

tiques, crispées, les doigts étrangement écartés, aux couleursproches de la décomposition. Les corps sont aussi tachetés,piquetés de rouge comme révélateur d�un état moribond.

Il est intéressant de voir que sur les photographies qui ontété faites de lui, Schiele travaillait de la même façon ses postu-res et expressions, jouait aussi avec ses mains tordues, sesdoigts écartés. S�observant de manière obsédante, de façonmaniaque, il se lança convulsivement dans une quête de l�iden-tité allant parfois jusqu�aux frontières de la schizophrénie (cf. LeProphète 1911, Double autoportrait 1911, Celui qui se voit lui-même1910). Il serait tentant d�identifier Schiele à la définition quedonne Nietzsche de l�artiste moderne, sa « psychologie se rap-proche le plus de l�hystérie » et « il porte également les traits de cettemaladie dans son caractère (�), il n�est plus une personne, tout auplus un rendez-vous de personnes dont chacune jaillira tour à touravec une impudique assurance (�) que les médecins étudient de près,

ébahis par la virtuosité de leurs mimiques,de la transfiguration, de l�intrusion danspresque tout caractère obligé et attendu. »Mais Schiele paraît demeurer lucide etfaire preuve d� un travail conscient etappliqué sur les comportements et

manifestations physiques exagérés. Il a ainsi réalisé des dessinsdans un asile d�aliénés en vue d�une conférence qui devait trai-ter de l�expression pathologique dans le portrait.

Cet article n�a pas le dessein de faire une synthèse exhaus-tive de l��uvre de Schiele, il serait passionnant aussi de voirdans ses tableaux, la place de la mort, son lien avec la vie, avecl�amour. Il ne faudrait pas oublier non plus le contexte de la pre-mière guerre mondiale� Mais ne perdons pas de vue l��uvrepicturale elle-même. C�est d�abord vers elle que doit se porternotre attention, et répondre ainsi au défi lancé par EgonSchiele : « Portez votre regard à l�intérieur de l��uvre, si vous enêtes capable ».

Bibliographie :- Tout l��uvre peint de Schiele, Flammarion - Les classiques de l�art, 1983.- Schiele, R. Steiner, Taschen, 2004.

Epar

Floriane

EGON SCHIELE (1890-1918)Une vie fugitive, une �uvre fulgurante.

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La Flèche Du Parthe N

°1 Mai 2005

RUBRIQUE ARTS

Autoportrait, crayon, 1913,(© National Museum Stockholm.)

« J�irai si loin qu�on sera saisid�effroi devant chacune de mes

�uvres d�art « vivant » »

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RUBRIQUE ARTS

ous sommes les spectateurs d�une intimité, comme sur le toit du monde et munis de jumelles, vils voyeuristes d�unescène qui ne se partage pas

Nous sommes à regarder ce que nous devons vivre, dédoublement de l�être hors de lui-même, à la découverte de sa propregestuelle, complices et juges à la fois, complices du silence et de l�émotion, juges devant la danse des autres, nous sommes éloignésde force de l�acte le plus singulier, soumis à un cadre serré et clos, les barbelés ne semblent pas si improbables

Désagréable sensation de voir ce qui ne nous regarde pas, et pourtantIncapables d�indifférence, le miroir a été posé devant

la délicatesse, quelqu�un nous surprend en plein vol, vol du sensible, tentatives hésitantes à préserver le beau, le possiblementbeau, l�honorable

Dignité de l�homme dans le seul entrelacs sincère du tangible, Musset disait à peu près, la femme est vaniteuse perfide mani-pulatrice sorcière enchanteresse tentatrice fourbe, l�homme est calculateur stratège narcissique sournois malappris distant glacial,mais il est une belle chose au-delà de toute autre, l�union sainte et suprême de ces deux êtres si imparfaits et si affreux

Lumière lueurs luciolesSont-ils amants sont-ils amis l�un et l�autre dans leurs nébuleuses d�attente et de douceur, sont-ils joueurs sont-ils amours

voluptueusesIl l�enlace elle l�écoute elle écoute le chant de la délivrance, corps agonisants renaissent des cendres du désir vécu, le linceul

blanc est devenu berceau, écumes de la résurrection, draps froissés après la tempête fébrileIls ne se regardent pas ils se touchent se sentent se découvrent et se caressent, ils ont déposés leurs angoisses à l�entrée du nid

et plongent plus légers dans les plis charnels de l�existenceÀ peine embrassés comme tremblants encore de la consécration des rêves, l�étreinte est chose bien fragile, entre-deux si fuga-

ce, ne trouve sa force que dans l�instant bientôt noyé, éphémère figé, présence comme le vent dans les feuilles, Presque amour

presque désir et presque joie, précaire vérité du déferlement des harmonies rejouées jusque dans la tombe

Lumière lueurs et cendresLa mort, les corps nés pour se désarticuler, le dehors mutilant le dedans, la figure cruelle d�une humanité pathétique et déri-

soireOn a soulevé le rideau crasseux et troué le réel sans pudeur, désossé, autopsié, dénudé, dissolution de l�arrière-monde, peut-

on croire encore à la pureté de l�unionLes mains portant le sceau de la douleur, le dos crispé tourmenté torturé, les visages se cachent dans le flou des peurs, caden-

ce heurtée, prophétie d�apocalypse, esthétique d�une révolte, la misère a remplacé la foi

On ne sait plus ce qu�il faut voir, les rares instants où tout respire, l�annonciation du chaos, la tendresse offerte et transcen-dante, la décomposition des corps aliénés étouffants, la croyance le possible l�illusion sournoise de l�autre,

Faille faible flottantfamélique foule amorphe foutaise et fantaisies mais surtout failles failles failles

Sommes-nous capables d�étreindre, si engoncés dans nos individualités, sommes-nous capables de nous défaire de nous-mêmes pour l�autre vers lui, désir sensé d�altérité pleine et fulgurante, tant nous sommes tournés sur nos propres vies in indiffé-rents au reste du paysage, condescendants imperméables huileux

Sommes-nous capables d�une telle fusion, inconnus d�une équation insolvable, tellement indivisibles tellement soi hors detoute addition et l�infini s�étendant au-delà de nous demeure infini fuyant à toute tentative d�escalade duale

Cendres incandescentes sur les terres arides du rêve

Lumière, lueurs et cendresSur L�Étreinte, d�Egon Schiele (1917).par

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es Murder Ballads de Nick Cave etde ses « mauvaises graines » se termi-nent sur cette longue et belle complainteoù se rencontrent aussi bien PJ Harvey etThomas Wydler que Kylie Minogue. Lachanson, qui est une reprise de Dylan,donne toute son ampleur à un albumqui, entre tous, révèle le caractère noirmais secrètement teinté d�espoir dugroupe qui l�interprète. Il semble queCave, qui a écrit et composé tous lesmorceaux, ne sache conclure qu�avec lesmots d�un autre ce défilé de chansonsmacabres aux mélodies intenses.

Nick Cave maîtrise l�expression dela noirceur, il laisse l'espérance positiveau maître Dylan ; plutôt qu�une incapa-cité, cela révèle une réelle et sincèrepudeur.

L�auteur est non seulement cettecontradiction ambulante du punk rebellequi croit en Dieu (de nombreuses réfé-rences bibliques traversent ses textes,témoins de son intérêt pour la religionanglicane et de ses préoccupations spiri-tuelles) mais aussi un personnage que laculture et l�intelligence semblent porter àl�interrogation. En l�occurrence, c�estdans de profonds sentiments que pren-nent source l�inspiration du compositeurmais aussi la pulsion de meurtre de sespersonnages : de cette adéquation sontnées les Murder Ballads.

Ainsi, l�amour, la jalousie, la ten-dresse, la haine, la douceur se succèdentsans se contredire dans le souci de rend-re esthétique un événement aussi hideuxque banal : la destruction d�un êtrehumain par un autre. Les protagonistescriminels (inventés ou choisis dans le «bestiaire » des tueurs célèbres) sont tou-jours interprétés par Nick Cave ; il s�yidentifie dans le désir de disposer d�unpoint de vue « savant » et éclairé : «voilà ce qu�il se passe dans ma tête detueur, voilà ce qui me pousse, l�irrépres-sible envie, la douloureuse nécessité, lepenchant coupable. » Toute proportiongardée, les Murder Ballads participent dumême élan que les Fleurs du Mal : prou-ver que le beau peut émerger de l�im-monde ou du mauvais. Dans son célèbreThe Wild Rose, Cave termine sur « Allbeauty must die », phrase ô combiensignificative.

Cave reprend la même thématiqueque Baudelaire : ce ne sont que soleilsrouges, corbeaux, nuits froides et lin-ceuls� Comme le poète français désireen finir avec Celle qui est trop gaie, le chan-teur australien cherche à punir sa LovelyCreature. Et le Vin des Assassins ! Encoreune fois Cave reprend l�idée baudelai-rienne (inconsciemment ou non) et, parmiracle ou pratique personnelle, changele vin en whiskey ! Nous voilà dansO�Malley Bar, fumant et buvant avec lestueurs « ô bouteille profonde, les baumespénétrants de ta panse féconde ! » (Le vindu solitaire).

Nick Cave est donc un véritableartiste moderne, non pas contemporain.Sa recherche est ancrée dans le souci et laquestion du beau (tant musical que litté-raire car il est l�auteur de plusieursromans, pièces de théâtre et essais dontun commentaire de l�Évangile de StMarc), il n�est pas limité au refus nihilis-te ou à la prose surréaliste stérile. Cave,c�est encore l�auteur un peu alcoolique etauréolé de fumée de cigarette, un peuviolent, voyageur, sans concession et

cynique avec tout ce que cela supposede réelle investigation au niveau musicalsur ce qui est à représenter ou non dansson art. Les affirmations quant à cesinterrogations esthétiques ne sont paspure spéculation, car, avant de se lancerdans la musique avec ses nombreuxgroupes (des Boys Next Door de 1978 auxBirthday Party qui mettent le feu à lascène punk londonienne pour arriveraux Bad Seeds qui possèdent des ramifi-cations étendues dans la scène rock indé-pendante), Cave a étudié les beaux-arts àla Monash University de Melbourne.

Dans les Murder Ballads, attendez-vous donc à ce que les assassinées por-tent des robes victoriennes somptueuseset à ce que les cris des corbeaux n�irritentplus mais apaisent votre écoute d�unenregistrement plus qu�étrange. Lesroses s�enroulent ici autour des poignetsdes victimes, les morts chantent en dan-sant joyeusement autour des tombeauxbéants et les meurtriers s�en sortent tou-jours� mais peut être pas jusqu�à l�ulti-me issue : « Just remember that Death isnot the end. »

Nick Cave and The Bad Seeds : ballades mortelles. La rime criminelle d�un meurtrier lyrique.

L

par

Mathieu

Chauffray

« When you�re sad and when you�re lonelyAnd you haven�t got a friend

Just remember that Death is not the end »

Nick Cave maîtrise l�expression de la noirceur, il laissel'espérance positive au maître Dylan

RUBRIQUE MUSICALE

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La Flèche Du Parthe N

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RUBRIQUE LIBRE

insi vous croyez toujours que l �homme estun pantin, petite marionnette de chair dont les f i lsinvis ib les s �entre lacent autour des ar t i cu la t ionsmusclées de votre Dieu ?

- Un pantin dites-vous ? Une simple marionnette dechair ? Colossale erreur simplif icatrice� car, enfin, i l mesemble que, en tant que créature, i l est en notrenature même de posséder le l ibre-arbitre.

- Comment se peut-i l qu�un être créé par un autre( je vous le concède, bien plus puissant) soit capablede ne pas dépendre corps etâme de son créateur ?

- La dépendance, en l �occurren-ce, est réel le . Un maître disait: « Nous sommes re l iés àl �Autel par une chaîne souplequi nous re t ient sans nousasservir ». Ici la Main, ic i l �enfant : les f ins sontconnues par Celui qui guide et la l iberté est mainte-nue.

- Vous semblez bien sûr de vous, peut-être aveuglépar toutes ces paroles que vous dicte votre maître.Que vaut la l iberté du valet devant l �exigence d�o-béir aux desseins de son seigneur ? Liberté depique-assiette�

- Nullement aveuglé, mais guidé, je le concède.Encore, i l n�est point de destin en lequel i l faut secro i re i r rémédiablement poussé mais un avenir

pour lequel i l faut agir en un sens certain.

- Vous paraissez gl isser des nuances entre les diffé-rentes formes de dépendance� serait-ce honnêteque d�aff irmer la l iberté d�action de l �homme seule-ment en rapport avec cel le que Dieu est susceptiblede lui concéder ? Car assurément pour vous nousmarchons sur une route, certes sans chaîne mais surle bord de laquelle Dieu a planté ses flèches.

- Libre à vous de faire demi-tour si cela vous amuse !Car chaque autre route, chaque chemin de traverse,chaque sentier de campagne servent un dessein quivous dépasse. Votre l iberté d�action est assez vasteen somme, mais la Main sait l ire dans chaque che-minement l �actualisation de la Volonté.

- Mais je ne veux pas actualiser ainsi la volonté d�unautre !

- Judicieuse remarque ; introduire ici la question dela volonté me paraît approprié. Sachez préalable-ment qu�I l ne lui est pas nécessaire que vous actua-l is iez Ses v�ux. En bref , je dirais qu�i l se trouve quenotre volonté même de ne pas vouloir actualiser lesplans de Dieu est dans Son projet puisque cela neLui est pas nécessaire.

- Seriez-vous en train de faire entrer mon hérésiedans les plans de Dieu ? Je doute qu�i l voie celad�un bon �il� Il est évident que pour Dieu, r ienn�est nécessaire puisque vous le présentez parfait !Mais alors, que dois- je faire ? Que m�est- i l permisde faire si tout est déjà prévu ?

- Ce que vous êtes, ma chère, ne dépend nullementde vous . Aur iez -vous , essencepréa lab le , déc idé de devenirhumaine ? Décision cruelle entretoutes que vous vous infl igeâtes,quand on sait la diff iculté d�êtrehomme ! Mais vous aur iez pudire , sans me contrar ier, quevous devenez quelque peu ce que

vous décidez, mais cela est du domaine de la méta-phore je crois : vous dépendez de ce que vous êtesnaturellement et ne pouvez devenir autre.

- Aucun noyau identitaire ne saurait préexister àmon être, tout de chair et de sélection. Dès lors,comment est- i l possible de dépendre d�une causeinvisible et seulement supposée indémontrable ?

- Tout de chair informée, tout de sélection prééta-blie vouliez-vous dire ! Quant à la cause, ne peut-el le exister sans être visible ? Visibi l i té et démons-tration ne vont pas de pair et je puis démontrer que

« Dialogues inachevés concernant l�incidence de laprovidence divine sur l�arbitraire de l�actualité humaine »par

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Permettez-moi de ne pascroire et d�affirmer ici :je suis seulement ce que

je décide d�être !

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le vent meut le navire sans l �entrevoir� L�invisiblen�est pas le supposé, le démontrable n�est pas forcé-ment palpable.

- Voyons ! À supposer que nous dépendions effecti -vement d�une cause supérieure � qu�el le soit réel leou f ict ive - tout l �art d�être homme serait donc dedérouler les conséquences logiques de cette impli -cation au f i l des âges. L� intention des actions neserait alors qu�i l lusoire, prêtée par Dieu. Pourquoiune tel le ruse de la raison ? N�avons-nous pas ledroit de dévier, de se dérober au cours normal de lafatal i té ?

- Dépendance ontologique ne signif ie pas dépen-dance de l �act ion ou de son intention� Vous avezraison de dire que l �homme désire, refuse, agit ,avance ou recule selon sa volonté ! Vous auriez rai-son même de dire qu�i l a ce défaut ! Mais cela nechange en rien sa nature propre de créature. Ladéviance, le mal, appelons-le comme i l se doit , estbien la preuve de ce que vous avancez : i l ne s � ins-crit pas dans le plan, mais dans la désobéissance auplan.

- I l est trop arrangeant d�estimer que l � injuste vientde ce que l �homme possède un certain l ibre-arbitretandis que l �act ion morale n�est que le développe-ment de l � influence divine sur nous. Je refuse depenser la l iberté humaine comme unique cause del �erreur.

- Et c �est de cette fameuse phrase dont vous parlez :« Dieu est responsable du Mal qui punit et non duMal qui souille » . I l est c lair que nous ne pouvonsattribuer à Dieu le Mal, i l est c lair qu�i l nous a créécependant : où est la faute, a qui est-el le ? Je ne merange pas du coté de l � impossibil i té de l �acte moral ,je refuse de voir en l �homme l �effectivité du Bien.De nous deux, lequel est le plus en paix ?

- Celui qui vit dans l �équil ibre, celui qui sait ce quidépend de lui et ce qui n�en dépend pas, celui quiose contredire le destin et sa destinée, celui , aufond, à qui Dieu n�est pas nécessaire.

- Certes nécessaire, mais pas non comme moyen,plutôt comme cause ! Plutôt comme Père! Plutôtcomme Juge� Croire en Lui c �est déjà ne pas vou-loir Le contredire et savoir pourquoi ! Je ne croispas au destin, mais à la Providence ! Ainsi j �agis , jepalpite, j �avance, mais avec cette force encore enplus que je refuse de me sentir l ié et esclave : maliberté est dans le mieux, effective car éveil lée à saréali té , à sa nature.

- Étrange manière d�être ! Vous refusez ce à quoivous adhérez, vous défendez votre posit ion de créa-ture tout en voulant sauver le poids de vos opi-nions. Mais si votre foi est admirable, el le vousguide avec tant de ferveur qu�el le détruit la possibi-l i té d�une indépendance. Je sais que vous êtes heu-reux, lorsque votre volonté s �accorde avec cel le deDieu, cependant la dignité de l �homme ne réside-t-

el le pas dans sa capacité à s �élever seul , à se réalisersans aide divine, à s �autodéterminer par la seuleforce de ses convictions ?

- C�est de l �apparente contradiction de l �humainmême dont i l est question ! Âme et chair, esprit etcorps, le tout uni , le tout plongé dans un monde oùrègnent l �urgence de l �act ion et l � insatiable luttepour le bonheur terrestre�Ma foi est ma cert i tude, ma l iberté est ma convic-t ion, mes désirs sont mon combat et chacune de mesidées et act ions retentissent étrangement. Je voudrais atteindre le bonheur, mais je le sais s iexigeant qu�i l m�apparaît inaccessible� C�est cettedouleur dont je vous fais fort . N�admirez pas mafoi , mais Celui qui m�en a fait don ; Celui dont j �aiconscience dépendre depuis.

- J �admire pourtant une tel le force de conviction, etje me sens si faible devant tant de magnificence. Jesais que quelque chose nous dépasse, que vousappelez Dieu, que j �entrevois lueur, destin ou sensuniversel . Quelque chose qui nous rend humble etreconnaissant, et qui nous instal le sans cesse dansl �entre-deux : entre l � infini céleste et l � infini moral ,entre misère et grandeur, entre le � je-ne-sais-quoi �et � le presque-rien �. Une seule question demeure :vaut-i l mieux mettre en lumière la dépendance del �homme envers l � insaisissable et qui le déterminepuissamment ou son pouvoir de l ibre-arbitre quil �oblige à se sentir responsable de ses actes et deson existence ? Ce qui est humain en l �homme,n �est -ce pas préc isément cet interval le v ide ennous-même qui appelle à être rempli par nos prop-res mains ?

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