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E. Vanderlinden La foi de Virgile In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé : Lettres d'humanité, n°23, décembre 1964. pp. 448-458. Citer ce document / Cite this document : Vanderlinden E. La foi de Virgile. In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé : Lettres d'humanité, n°23, décembre 1964. pp. 448-458. doi : 10.3406/bude.1964.4219 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bude_1247-6862_1964_num_23_4_4219

La foi de Virgile - WordPress.com · pp. xvn-xx). L'embarras n'est pas moins grand chez les autres commentateurs ; Bailey, Religion in Virgil (Oxford 1935), pp. 302 sq., P. Ôtis,

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E. Vanderlinden

La foi de VirgileIn: Bulletin de l'Association Guillaume Budé : Lettres d'humanité, n°23, décembre 1964. pp. 448-458.

Citer ce document / Cite this document :

Vanderlinden E. La foi de Virgile. In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé : Lettres d'humanité, n°23, décembre 1964. pp.448-458.

doi : 10.3406/bude.1964.4219

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bude_1247-6862_1964_num_23_4_4219

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La foi de Virgile

Quand ils abordent le problème des positions philosophiques et religieuses de Virgile, les commentateurs les plus autorisés ne cachent pas leur malaise : passe qu'il échappe à toute classification précise, s'il ne semblait admettre à plaisir les contradictions : épicurien ici, et avec une sorte d'ostentation ou peut-être de bravade, il s'inspire ailleurs du stoïcisme, quand il ne platonise pas. L'hypothèse commode d'une évolution de la pensée de Virgile en ce domaine est infirmée par l'imbrication de toutes ces affirmations à travers toute l'œuvre. On se résigne généralement à admettre que Virgile tolère ces disparates, peut-être parce qu'il ne leur attribuait guère d'importance x.

On attribuerait facilement pareil désintéressement philosophique à un Horace ou un Ovide, puisque le premier ne fait pas mystère d'un éclectisme assez inconsistant 2 et que le deuxième ne voit sans doute, dans les questions de ce genre, qu'un piment de ,plus à son ragoût. Des tempéraments primaires 3 n'engagent pas leur être profond dans des affirmations de ce genre. Mais un sentimental tendre, comme Virgile 4, peut-il se permettre de semblables pirouettes ?

Les faits sont là pourtant : il emprunte à Épicure et à Lucrèce, sans doute sous l'influence de son maître Siron 5 un idéal de vie 6,

1. C'est en somme l'opinion de Norden (Das VI Buch-der Aeneis...). C'est aussi celle de Bellessort (Virgile, Enéide, éd. des Universités de France, 1925, pp. xvn-xx). L'embarras n'est pas moins grand chez les autres commentateurs ; Bailey, Religion in Virgil (Oxford 1935), pp. 302 sq., P. Ôtis, Three Problems of the Eneid, Transactions and Proceedings of the American Philologicaï Association, XC, 1959, pp. 165-179) montrent aussi les contradictions qui se révèlent à l'analyse entre les diverses conceptions de Virgile. Il en va de même de Boyancé, Sur le discours d'Anchise, Hommages à G, Dumézil, coll. Latomus, XLV, i960, pp. 61-76) et des auteurs signalés plus loin.

2. Épîtrel,!, 11-25. 3. Horace est un amorphe selon la classification Le Senne-Heyrrians, c'est-à-

dire un non-actif, non-émotif, primaire, tandis qu'Ovide est un nerveux, émotif, non-actif, primaire. Ce sont les caractères les moins faits pour un engagement, et les traits complémentaires (largeur du champ de conscience, en particulier) renforcent cette tendance. Voir cependant Carcopino, l'exil d'Ovide, Poète pythagoricien, in Rencontres de l'Histoire et de la Littérature romaines, Paris 1963, PP- 59-17°.

4. On admettra que Virgile est un émotif, peu actif et très secondaire. Il a du sentimental, que ces traits définissent la. suite dans les idées, la méfiance de soi, la fidélité en amitié, le goût du mystère.

5. Catàlepton, V. Sur l'épicurisme de Virgile, voir Boyancé, Virgile et l'épi- curisme, Bulletin de la Franco-Ancienne, 1958 ; Alfonsi, L'epicurismo nella storia spirituale de Virgilio, Epicurea in honorem Hectoris Bignone, Genova, Instituto de Philologia Classica, 1959. ■

6. Géorgiques, II, 458-502.

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LA FOI DE VIRGILE 449

le mépris des rites et des superstitions 1, la description de l'amour et de ses ravages a, la liste des craintes vaines 3, la distinction entre rêves vrais et faux 4.... Mais son Jupiter est tout pareil au Zeus des stoïciens et c'est au Portique que nous renvoient les notions de fatum "8, de raisons séminales 6, la primauté du vouloir 7, voire les conceptions politiques 8.

On a montré avec autant de force que Virgile est pythagoricien, par l'analyse de la structure mathématique ou logique des Bucoliques 9 comme des Géorgiques 10 ou de YÉnéide u.

Si l'étiquette à apposer sur sa doctrine est douteuse, tant pis peut-être pour les amateurs de taxinomie philosophique. Au moins pourrait-on demander qu'il soit cohérent avec lui-même. Or, il semble qu'il n'en soit rien, et les contradictions fourmillent : qu'il s'agisse de l'au-delà12, des Portes des songes13, des Mânes d'Anchise 14, l'analyse révèle des conceptions incompatibles. Tu frustra pius, lui dit Horace 15, et nous le voyons se moquer des devins 16, mettre en doute la Providence 17, tout en nous montrant en Jupiter le Pater Omnipotens 18.

1. Heu vatum ignarae mentes ! En., IV, 65. La critique des mythes est aussi fort vive et dans l'esprit d'Épicure : depuis le tantaene animis caelestibus irae (En., I, 1 1) jusqu'à la descriptions ironique des fourberies de Vénus (IV, 90-128).

2. Alfonsi, Délia II alla X ecloga, Aevutn, XXXV, 1961, 193-198 ; Pearson, Virgile's divine Vision, Classical Philology, LVI, 1961, pp. 33-38. Les textes typiques sont ici les Églogues II et X, Géorg. ,111, 209-283, et le livre IV de YÉnéide. Mais on pourrait aussi évoquer la passion de Turnus.

3. Les monstres qu'affrontent Énée, En., VI, 273-294, correspondent exacte- iment aux craintes dont le sage doit se délivrer. Ce sont des figures vaines, que l'on vainc par la science (docta cornes) et l'indifférence.

4. Enéide, VI, 893-898. Cf. Agnes-K. Michels, A. jf. Ph., 65, 1944, pp. 135-148. 5. Sur le stoïcisme de Virgile, voir Edwards, The expression of stoïc ideas

in the Aeneid, Phoenix, XIV, 1961, 151-165 ; Akinpelu, Virgil and Philosophy, Nigeria and the Classics, V, 1961, pp. 42-53. On notera l'équivalence, qui n'est pas toujours soulignée, de fatum et de Aoyoç : ce n'est pas seulement un décret du Destin, mais c'est aussi le plan nécessaire et rationnel du Monde. Par contre les fata ont un sens plus étroit : il s'agit de ce qui doit arriver dans chaque cas particulier.^

6. Enéide, VI, 730 s. 7. En., IV, 395 ; VI, 461-463, 806-807, 95-96, etc. 8. On a signalé souvent les sympathies stoïciennes pour la déification des sou

verains. 9. Maury, Le secret de Virgile et l'architecture des Bucoliques, Lettres d'hu

manité, III, pp. 71-107. 10. Le Grelle, Le premier livre des Géorgiques, poème pythagoricien, Les

études classiques, 1949, 139-205. 11. Duckworth, Mathematical Symetry in the Aeneid, T. A. Ph. A., XCI, i960,

pp. 184-220 ; Sweet, Virgil's Aeneid, a structural approach, Ann Arbor, i960. 12. Voir les auteurs cités à la note 1, spécialement Norden et Otis. 13. En., VI, 893-898 ; cf. Otis, i c. ' 14. Bayet, Les cendres d'Anchise ; dieu, héros ou serpent ? Gedenkschrift,

Rhode (Aparchai), Tûbingen, 1961, pp. 39-56. 15. Ode, I, 24, 16. 16. En., IV, 65. 17. Par exemple, I, 663-664 ; II, 536 ; IV, 378-379. La prière est inutile (En.,

VI, 376). 18. En., II, 689 ; IV, ao6 ; l'adjectif est plus souvent rattaché à Olympus, par ex. :

X, 1 ; XII, 791, ou à Pater (par ex. : X, 100). Lettres d'Humanité 16

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450 LA FOI DE VIRGILE

Trouvera-t-on ailleurs quelque problème du même ordre, dont la solution nous mette sur la voie pour résoudre le nôtre ?

L'archéologie nous fournira le modèle cherché : deux siècles après Virgile, Cornelia Urbanilla se faisait enterrer à Lambiridi (en Algérie actuelle), dans un monument x où se rencontrent pas mal de bizarreries apparentes : la foi en l'épicurisme semble affirmée avec éclat par la formule quasi-canonique: oùx ^fxyjv, syev6[Ji7)v, oux zi\Li, où [zsXst \lqi et la représentation d'un squelette. Un observateur non prévenu verra volontiers Épicure dans le médecin guérisseur représenté au centre de la mosaïque et attribuera à la mode les paons, les génies, les coupes qui en occupent les bords. Le lapicide semble pourtant bien distrait, puisqu'il passe brusquement du féminin au masculin (Kopvvj- Xioc... crcbOsiç.,.) et l'on peut se demander ce que signifient la mention précise de la durée de la vie de la défunte, le caractère hermaphrodite des personnages représentés.... Il fallait la science et la finesse de M. Carcopino pour déchiffrer ce rébus : adepte de l'hermétisme, Cornelia Urbanilla proclame sa certitude que les négations de l'épicurisme sont vraies pour l'humanité moyenne : il n'est ni survie ni Providence pour la majorité des humains, et les croyances populaires ne méritent qu'un mépris condescendant. Mais pour l'initié, qui a reçu le Noûç, il n'en va pas de même : il n'est, lui, le jouet ni des puissances, ni du hasard ; à sa mort, au lieu de se dissiper dans les airs, la partie supérieure de son âme retourne auprès du Père et des Puissances. Libre au visiteur vulgaire de se scandaliser ou de recueillir la leçon qu'il est capable de comprendre, celle d'Épicure.

Seul l'initié devine, derrière des indices qui échappent au profane, la vraie leçon d'espérance et de foi.

Pour les hermétiques, il y ? donc trois niveaux de vérité, ou plutôt de connaissance, hétérogènes : la croyance vulgaire, la raison et la foi. Le premier est tout illusion, au moins au sens où le vulgaire le conçoit ; le deuxième est déjà libération de l'erreur et il atteint toute la vérité accessible à l'intelligence humaine, laissée à ses seules forces ; le troisième, qui atteint la vérité totale, est un don du Père à de rares privilégiés.

Il nous manque certes un texte clair où Virgile nous affirme que telle est sa conception du Monde. Fallait-il s'attendre à ce qu'il nous révèle l'arcane ?

Heureusement, cette même distinction, nous la retrouvons

i . Carcopino, Aspects mystiques de la Rome païenne (Paris, La Renaissance du Livre, 1942) pp. 207-314. Cf. Carcopino, Quelques lignes pro domo, R. E. A., LXV, 1963, pp. 122-126, où le savant auteur défend son interprétation contre une critique récente.

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LA FOI DE VIRGILE * 45 1

dans un texte de Philon d'Alexandrie, trop peu utilisé pour l'exégèse de son auteur d'ailleurs x :.

Certains hommes, par routine plutôt que par raison, vont chercher leurs idées sur l'existence de Dieu chez ceux qui les élèvent, — ils s'imaginent pratiquer une piété véritable, alors qu'ils donnent à cette piété tous les caractères de la superstition. Si certains ont pu, par la science, se représenter l'Auteur et le Maître de l'Univers, ils ont, comme il est dit, avancé en montant... comme par une échelle céleste, devinant à travers ses œuvres, par un raisonnement vraisemblable, le Créateur. Mais si d'aucuns ont pu le saisir directement, sans l'aide d'aucun raisonnement auxiliaire pour le voir, il faut en vérité les compter parmi les saints et vrais serviteurs et amis de Dieu2.

Philon insiste souvent sur l'idée que le premier degré est incapable de distinguer le vrai du faux 3 et qu'il est le lot de la masse 4. A la croyance sans critique il joint d'ailleurs volontiers les subtilités de la sophistique 5, en quoi il rejoint la critique épicurienne 6.

Au deuxième degré, la raison adhère à des vérités qu'elle découvre par ses forces. Au contraire de la défunte de Lambiridi, et, nous le verrons, de Virgile, Philon, s'inspirant manifestement de Platon, monte de la connaissance des êtres sensibles à celle du monde intelligible, et de l'Auteur du Monde 7, qui en est aussi l'âme 8. Mais cette connaissance reste douteuse et ne peut, entre autres, découvrir clairement l'identité de Dieu et de ses manifestations, le Logos9 et les Puissances 10. A ce niveau, la morale qui

1. VandeRLINDEN, Les divers modes de connaissance de Dieu selon Philon d'Alexandrie, Mélanges de science religieuse, Lille, 1947, pp. 285-304.

2. De Praemiis et Poenis, 40-43 : ot Se xai, ëGet |i,SXXov ^ Xoyia^tp xàç 7iepl Ô7ràpÇsa>ç ©eoû xopticravxeç êvvoiaç Tiapà xûv xpeçévxcùV, SSoÇav eûotoxûç eÙCTEJ3eïv, SeicriBai.jj.ovla tyjv eùas6eiav ^apàÇavxeç. El 8é xiveç xal StJ è7ciax^(nr)ç ïcrxU(7aV çavxaaitûQîjvai xèv ttoiyjt^v xal fiysfiéva xoG rcavxéç, xo Xeyofjievov Stj xouxo, xàxcoGev avo TrpoîjXQov. . . , ola Sià xivoç oùpavtou xX£[zaxoç &nb twv gpytov sîxotl Xoyio(X(p OTOxaCTajJtsvot t6v S7)[i.ioupy6v. El Ss tivsç £8uVTQ0v)<jav aûxàv è$ sauTou xaTaXa^siv, sxépt}) jjltjSsvI 5^p7jCTa.[j.EVot Xoyicrji,^ auvepy^ 7tpoç xjjv Géav, èv ôo-iotç xal yvyjCTioiç Gepa7rsuxaTç xat GsoçtXéot, &ç àXvj- Gâiç àvaypaçéaGwoav.

Il est curieux que pareille distinction de trois degrés de vérité se retrouve en plein Transvaal dans la doctrine initiatique des Venda, avec même opposition de l'ouïe (pour les profanes) et de la vue (pour les initiés) : J. Roumezienne-Eberhard, Sociologie de la connaissance et connaissance mythique chez les Bantus, Cahiers internationaux de sociologie, XXXV, 1963, pp. 1 13-126.

3. Par exemple : De/uga, 191. 4. De confusione linguarutn, 72. 5. De congressu eruditionis gratta, 29-30. 6. Voir notre article cité supra, pp. 256-257, n. 9. 7. De opificio Dei, 69-70 ; De praemiis et poenis, 36. 8. Legumall., I, 91. 9. VANDERLINDEN, /. C, p. 294.

10. Ibid., pp. 294-295.

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s'impose est celle de la mesure 1. Sous l'effet de l'illumination, au contraire, Dieu est saisi dans sa transcendance et son unité. Le Sage est l'objet particulier de la Providence 2. Il atteint Ykkol- 0s£a3.

On voit de suite la parenté, mais aussi les divergences entre les conceptions de l'hermétisme et celles de Philon : pour l'un comme pour l'autre, la croyance populaire doit être dépassée, et la raison peut arriver à une vérité partielle au moins, tandis que la pleine possession de la vérité est réservée à une élite bénéficiaire de l'illumination, et celle-ci ne s'obtient qu'après une longue préparation. La principale opposition se trouve au plan de la connaissance rationnelle : pour Philon, celle-ci doit se ranger sous la banière de l'Académie ou plus exactement des néo-académiciens ; tandis que pour l'hermétisme c'est Épicure qui représente la vérité. De plus, entre les divers ordres de connaissance, il n'y a pas pour Philon la même hétérogénéité que pour les autres.

Posons comme hypothèse de travail que Virgile a adopté une doctrine de ce genre.

Éclaircira-t-elle le mystère de sa foi ? Au niveau de la crédulité sans critique se place évidemment la

mythologie et la religion populaire avec ses superstitions : les dieux ici sont considérés comme semblables aux hommes, avec leurs passions et leurs faiblesses 4 ; sensibles aux prières 5, ils interviennent arbitrairement dans les affaires humaines6 et prédisent l'avenir par des oracles divers 7. Il y a là un mélange inextricable de vrai et de faux 8 et la source de bien des malheurs.

C'est à cette conception de la vie qu'appartient Didon. Elle est en fait le jouet de la Fortune 9 et se débat dans le

doute 10. Sa morale, assez noble u, mais basée sur le qu'en dira-t- 1. Vôlker, Vorschritt und Vollendung bei Philon von Alexandria (Texte und

Untersuchungen..., IL, i) Leipzig, 1938, pp. 263 sq. ; cf. Philon, Abr., 257. 2. C'est la thèse d'un opuscule fort malmené par la tradition et les traducteurs,

le De Providentiel, mais la thèse, là, est philosophique (niveau de la « vue »). La connaissance certaine de la Providence est l'apanage du sage (Virt., 215).

3. Vôlker, /. c. Cf. Philon, Legum ail,. III, 132. 4. Ainsi les colères de Junon, les fourberies de Vénus, la cupidité et la sensual

ité d'Éole. 5. En., IV, 206 sq., etc. 6. Tels Neptune arrêtant la tempête au 1. I de l'Enéide, après qu'Éole l'a

déchaînée, les déesses provoquant l'union de Didon et d'Énée, Juturne volant au secours de son frère. Pareillement Junon veut la grandeur de Carthage (1, 17-18).

7. Égl., I, 16-18 ; IX, 14-16 ; Géorg., I, 463-488 ; En., II, 624 sq., etc. 8. Cf. Philon, Defuga Abraham, 192. C'est ainsi que la mort de Laocoon est

une ruse des dieux acharnés contre Troie, et que les prédictions horribles des Harpies se réalisent de manière toute différente du sens normal {En., III, 255-257, et VII, 116).

9. Quem dédit fortuna cursum peregi, dira Didon (En., IV, 653). 10. Au moins au moment de la crise suprême : En., IV, 534-546, tandis qu'au

même moment Ënée est certus eundi (554). 11. Puisqu'elle cultive la fidélité, la justice, le travail.

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on * la soutient tant que n'éclate pas de crise. Elle réalise une uvre estimable 2 mais qui l'absorbe tout entière, sans lui laisser d'échappée vers le Transcendant. Survienne la passion, et spécialement l'amour, source de maux 3, cet édifice s'écroule et elle reste sans défense contre ses démons intérieurs, contre la crédulité et la superstition 4. De reme respectée et redoutable, elle déchoit au rang d'une loque humaine sans dignité ni énergie. Il ne lui reste qu'à mourir, en se consolant par les éternels hochets que nous agitons tous en ce cas : sentiment d'avoir réalisé une uvre durable 5, d'avoir accompli son devoir 6, de s'être vengé de ses ennemis 7, ou de se venger d'eux par la mort même 8. Elle ne connaît rien au destin 9, est vouée au malheur 10 et son existence se termine par un anéantissement total, seul soulagement de ses maux : son âme, une fois séparée de son corps se disperse dans les airs ll : elle est l'image fidèle du malheur de l'homme moyen.

Cet attachement à la lettre qui tue, Andromaque, pour émouvante qu'elle soit, ne l'a pas dépassé non plus : sa fidélité à un passé mort, à des rites, à de vaines images et à une pieuse nostalgie la fixe à l'échec et à la terre, faute d'avoir compris, comme Énée, qu'il faut savoir sacrifier l'accessoire et les évocations nutiles pour s'attacher à l'essentiel, qui est invisible 12.

Malheureux donc qui ne se libère pas de la superstition, de l'attachement naturel aux illusions 13, et des passions, comme Gallus ou Cor y don 14.

Mais où trouver le bonheur ? Tout d'abord, selon le conseil d'Épicure 15, on peut le chercher à la campagne 16, comme Tityre 17, ou Ménalque 18, comme aussi Évandre 19 ou le vieillard de Ta-

1. Son mobile le plus puissant, c'est la renommée (fama). Son amour-propre lui interdit tout retour en arrière, toute capitulation. Il est à noter que la sympathie comme telle a peu de place dans sa conduite.

2. Elle bâtit une ville, administre, rend justice à ses sujets et se fait respecter. 3. Égl., VIII, 43-5o. 4. En., IV, 478 sq. Pareillement l'amante de Y Égl., VIIII, recourt à la magie. 5. Ib., 653-655. 6. Ib., 653. 7- Ib., 656. 8. Ib., 661-662 ; 383^87. 9. Fati nescia Dido, En., I, 299.

10. Infelix Dido, En., IV, 68. 11. Il faut donc prendre au pied de la lettre le vers En., IV, 705 : in ventos vita

recessit : cf. Corpus Hermeticum, X, 15 : à la mort, le corps retourne à la terre, les sens et les passions retournent à la nature, les diverses parties de l'âme périssable aux sphères célestes. 12. En., III, 295-307. 13. Comme Énée qui veut tirer l'épée contre les fantômes (VI, 290-294). 14. Églogues II et VIII. 15. ©iXayp^CTStv toV aocpév, conseille-t-il (fg. 570). 16. Géorg., II, 458-474. 17. Égl. 1,47 sq. , 18. Au moins le Ménalque de Y Égl. IX. Celui de YÊglogue V est monté bien

plus haut. 19. En., VIII, 108-319.

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rente 1. C'est un idéal que peut comprendre Horace 2 : pas d'ambition, pas d'agitation, pas de craintes, le calme obtenu par la communion avec la nature et avec des gens simples, autant d'éléments de bonheur que refuse la ville. Accepter en même temps les croyances populaires 3, plus pour leur valeur esthétique que pour leur sens profond 4, en fuyant toute mise en question et tout engagement personnel, c'est une première forme de la paix de l'âme.

Mais la raison nous offre une voie plus relevée d'y atteindre : elle est plus haute et plus difficile 5, mais elle nous libère définitivement des craintes chimériques : reconnaissons une fois pour toutes qu'il est révoltant d'imaginer les dieux soumis à des passions indignes, comme la colère 6, le mensonge 7 la rancune 8 ou la luxure 9 : que ces monstres mythologiques, si effrayants, Chimères, Centaures, Scylla et autres, n'ont aucune réalité et qu'on les réduit en les ignorant10, que tout l'au-delà, avec ses châtiments et ses récompenses, n'est qu'un vain songe u. Sachons une fois pour toutes que l'amour, tout comme la passion du pouvoir, sont source d'amertume et de trouble 12.

Tous ces gens ont raison, mille fois raison, de chercher au Petit Jardin un art de supporter la vie. Derrière l'approbation que leur signifie Virgile, ses amis devinent bien qu'il y a un mystère, et ils ne comprennent rien à sa pietas, dont Horace se moque gentiment 13. Ils sont bien excusables, puisqu'ils n'ont pas reçu, eux, le Noiïç, et qu'ils errent dans l'obscurité 14 sans autre issue que l'anéantissement final 15. Nul sans doute ne peut

i. Géorg., IV, 103-148. 2. Avec pourtant cette nuance importante que pour Virgile le sentiment de a

nature est lié à l'amour du travail, tandis qu'Horace n'y voit guère que les charmes et le confort qu'elle apporte à des oisifs.

3. Géorg., II, 493-494- 4. Comme Horace, une fois de plus. 5. Géorg., II, 475-485. 6. En., I, 7. 7. Ib., IV, 128. 8. I, 25-28 ; XII, 801-802. 9. I, 71 sq ; Égl. VI, 26.

io. VI, 290. - 11. En faisant sortir Ënée par la Porte d'Ivoire, Virgile signifie que tout cet

épisode n'est qu'un rêve, et un rêve faux (inanis, vanus, selon les termes qui reviennent en leit-motiv). On trouvera dans Otis,' /. c, le relevé des diverses interprétations de cet épisode. A noter que le terme falsa insomnia^est épicurien (A. Michels, A. J. Ph., 65 (1944) 135 sq). 12. Pour l'amour, cf. supra, Passion du pouvoir : Géorg., II, 495-512. On

pourrait analyser du même point de vue le cas de Mézence (VIII, 481 sq). 13. Tu frustra pius..., Horace, Ode I, 24, 11. 14. Que symbolise sans doute l'obscurité qui règne dans la première partie des

Enfers. On peut rapprocher les passages où Philon décrit l'obscurité ('Aj^Xuç) °u sont les philosophes : Abr., 79. Peut-être retrouve-t-on ici la trace d'Antiochus. 15. Cf., supra, p. précédente ; Theiler, Die Vorbereitung des Neuplatonismus,

Berlin, 1930, pp. 36-40.

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LA FOI DE VIRGILE 455

rien pour eux, sinon, leur témoigner une pitié impuissante, détachée, quasi bouddhique 1.

Mais Virgile et le lecteur pour lequel il écrit secrètement échappent à leur destin, ils comptent parmi les élus et vivent dans la lumière 2.

S'ils bénéficient d'un don gratuit du Père, ils n'acquièrent pourtant l'illumination qu'au terme d'une longue préparation, dont Énée, et aussi Ménalque-Mélibée 3, nous présentent les principales étapes :

Au départ, rien n'est demandé qu'un désir de bien faire, désir mal orienté qui s'attache à la lettre et à l'apparence : sauver Troie, c'est sauver ses murs ou mourir avec elle 4 ; c'est sauver son domaine et l'aimer de tout son cur 5. Énée, s'il le pouvait, ne ferait pas autrement qu'Ândromaque 6 et rebâtirait les murs de la Troie visible. Mais la Grâce est là, qui pousse l'Élu l'épée dans les reins, et le détache, malgré lui, des biens matériels 7, des pièges de l'amour 8, de ceux de la gloire littéraire et de la science même 9, pour faire atteindre, par-delà les mots et les images, à la lumière du Père 10. A ce moment, le sage sait qu'il n'appartient plus au monde vulgaire, mais à celui des élus 10. Il a cru longtemps que les dieux étaient des êtres distincts, en lutte entre eux u, puisqu'ils étaient des inventions humaines, produits de la terreur 12. Il sait maintenant que ce ne sont que des formes diverses de la Toute-Puissance du Père, et que, sous des formes hostiles ou bienveillantes, x'est toujours la Providence qui intervient ; si Junon est omnipotens comme Jupiter c'est qu'elle ne se

1. En dehors de Mézence peut-être, Virgile n'a jamais de haine pour ces malheureux, mais plutôt une pitié impuissante qui se traduit par des adjectifs comme infelix.

2. C'est ce que symbolisent sans doute les Champs Ëlysées. 3. C'est Ménalque (et nullement Tityre) qui représente Virgile dans la Pre

mière Églogue. Cf. notre article « La Dépossession de Virgile » à paraître dans Les études classiques. Tityre représente au contraire ce que Virgile n'est pas : cupide et paresseux, routinier, il n'a pas, comme Ménalque, aimé son lopin de terre, s'est contenté de faire un peu d'élevage, au lieu de mettre en valeur par des défrichements, par la plantation de vignes et de poiriers. Et c'est à des gens comme ça que va la faveur d'Octavien t

4. En., II, 336-360 ; 634-654. 5- Égl. I, 47-59 ; 71 ; IX, 17-25. 6. En., IV, 340-344. 7. C'est le sens des Égloguesl et IX, et du livre II del'Énéide. Philon, pareill

ement, nous montre Abraham obligé de quitter son pays (De tnigratione Abraham). 8. Égl. II et VIII. Chez Philon, cet aspect du détachement, sans être inexistant,

est très discrètement suggéré. 9. Égl. III et VII, IV et VI. Peut-être le chant VI de l'Enéide a-t-il en partie ce

sens. Chez Philon, nous retrouvons des diatribes contre l'excès d'attachement à la science (Vanderlinden, /. c, p. 292). 10. En., VI, 637 sq. 11. D'où la mythologie. Chez Philon, avant l'illumination il est impossible de

voir l'identité de Dieu et du Logos ainsi que des Puissances (Vanderlinden, /. c, p 294). 12. En., VI, 273-294.

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distingue pas de lui 1. C'est l'Esprit (Nouç) 2 apparenté au feu3 qui pénètre la matière, et dont une semence, une parcelle, forme l'être humain. Au contact de ce principe divin avec la matière, naissent les passions 4. Le merveilleux désormais reprend un sens : messages de défunts 5, oracles et présages 6, apparitions divines 7 sont en soi illusoires, mais à travers ces illusions et par elles se manifeste toujours la Providence du Père envers l'Elu.

Celui-ci a vaincu la mort : Daphnis a laissé à la terre son corps matériel, et aux astres son âme périssable 8 mais son esprit a dépassé les Astres et atteint le Ciel de la Paix 9. Il est devenu Dieu 10 ; il connaît désormais toute chose, loue le Père et s'attache à lui dans la joie u.

A la morale du plaisir raisonnable succède la morale du devoir : comme le stoïcien, Énée se raidit contre les épreuves12, ne balance pas à faire son devoir 13, n'admet ni demi- mesure ni compromission 14. Mais il ne se refuse pas, comme le pharisien raide que caricature le Pro Murena 16, toute concession au sentiment - a-t-on assez daubé sur les larmes du pieux Énée ! la sympathie, la pitié, l'amitié sont revalorisées, et les animaux, eux-mêmes, ont part à ces sentiments 16.

La première des vertus, ce n'est ni la prudence, ni la justice, mais la piété. Celle-ci n'est pas avant tout une stricte observation des rites, mais une orientation de l'âme, un élan vers le divin et la volonté de faire passer, avant tout, l'Unique Nécessaire17: elle implique les sept qualités énumérées par le Corpus Herme-

1. En., IV, 693, le Pater omnipotens (X, 100, etc.), évoque le LTaTyjp tcov ôXtôv de Philon.

2. Mens : En., VI, 727. 3. Ib., 730. 4. 731-733. 5. Par exemple Hector (En., II, 268-297), Anchise (IV, 251-253). 6. Dont sont remplis les livres II et III de l'Enéide. Cf. Géogiques, I, 464-498 ;

Égl.1, 117; IX, 14-16. 7. Par exemple Vénus, I, 314 ; II, 589 sq ; VIII, 609 sq, ou Hermès, IV, 219, 556. 8. Égl. V, 21-22. 9. Ib., 56-57.

10. Ib., 64. 11. Poimandrès, 22 ; cf. Lewy, Sobria Ebrietas, Giessen, 1929, pp. 35 sq. 12. D'où la sorte d'insensibilité d'Énée devant les larmes de Didon, une fois le

devoir connu (IV, 331-361, 393-396). 13. D'où le symbole de l'amarre coupée, IV, 579-580. 14. Pro Murena, 61-62. 15. Voir note 13. 16. Égl.I, I2sqetc... 17. Nous n'avons pu consulter Loenens, Eusebeia en de Cardinale Deugden,

(Nederlandse Akademie van de Wetenschappen, Afdeling Letterkunde, XXIII, 4), i960 ; selon Bailey, l. c, p. 314, la pietas consiste en l'acceptation de la mission d'homme du Destin. Pour Behrman, Mensch und Welt in der Dichtung Virgils, Orbis Antiquus, 1 (2e éd., i960, p. 270), la notion implique à la fois le sens du devoir et son acceptation du fond du cur en même temps que la disposition à se livrer tout entier à la volonté divine.

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ticum : connaissance de Dieu, joie, maîtrise de soi, endurance, patience, générosité, sincérité 1.

Si la passion amoureuse est source de maux, le sage, cependant, ne renonce pas au mariage, nécessaire à la propagation de l'espèce humaine 2. Il ne renonce pas à l'action mais n'y perd pas le contrôle de soi et ne s'y attache pas pour elle-même. Dans le souverain, il voit un reflet du Père : c'est un Dieu actif et présent 3. Mais surtout, au monde hostile et angoissant dominé par l'agression, ou déshumanisé par la réduction épicurienne, se substitue un monde bienveillant dominé par la sympathie et l'amour du Père 4.

L'image de Virgile que nous propose notre hypothèse de travail est-elle satisfaisante ? Il y a toujours quelque difficulté à faire admettre des constructions de ce genre, que de bons esprits jugent volontiers arbitraires 5. Mais avons-nous le choix ? Ou bien, Virgile se contredit à plaisir et nous avons vu les difficultés psychologiques que soulève cette hypothèse -ou bien, ces contradictions apparentes se résolvent dans une unité supérieure. Or, nous trouvons deux modèles qui nous suggèrent le mode de cette unification : Philon distingue explicitement les degrés de connaissance que nous découvrons chez Virgile et on a souvent marqué les rapprochements à faire entre les deux auteurs, presque contemporains mais il adopte une position bien différente sur le contenu de la connaissance purement rationnelle. Le tombeau de Lambiridi, lui, correctement interprété, rencontre Virgile dans la place faite à l'épicurisme.

Faut- il pour autant compter Virgile parmi les hermétiques ? La chronologie généralement adoptée reporte au 11e siècle les parties les plus anciennes du Corpus, mais sur des indices bien fragiles 6, et Virgile pourrait certainement être un témoin, un peu plus ancien, d'un mouve ment mal connu. Reste que tout l'hermétisme ne se retrouve pas chez lui 7. Le rattacher, d'autre part, au

1. A ces sept vertus s'ajoute la possession du Bien, de la Vie, et de la Lumière, pour former la Décade sacrée.

2. D'où le mariage d'Énée avec Lavinia, bien différent de son aventure avec Didon.

3. Égl. I, 42, et tout le processus de divinisation de César et d'Auguste. 4. On retrouvera ici un écho des conceptions du regretté Pr De Greef sur les

instincts de défense et de sympathie. 5. Il est naturel que les explications plus ou moins transcendantes de Virgile

et d'autres n'aient pas toujours été bien accueillies, à cause de leur caractère en apparence assez gratuit, et d'une logique qui n'est pas toujours la logique de Descartes, mais plutôt celle du rêve. Mais qu'y faire si le poète a son rythme propre ?

6. Kroll, art. Hermès Trismegistos, dans R. E., VIII, 1, 821-822. Festu- gière, La révélation d'Hermès Trismégiste, I (Paris, 1944), Introduction.

7. L'unité de la doctrine hermétique est certes faible. Il est compréhensible que l'on ne trouve pas chez Virgile tous les traits de la doctrine, par exemple, une affirmation claire de l'existence d'une âme distincte du Nouç ; l'astrologie est à peu près absente en dehors du curieux passage, Géorg., I, 24-35 (point sur

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néo-pythagorisme n'apporte guère de précision, ce mouvement étant en somme relativement peu homogène. Philon, lui, évoque assez nettement les milieux néo-académiciens, mais surtout pour les aspects de sa doctrine où il s'éloigne de Virgile : insistance sur le caractère incertain de nos connaissances, adhésion à une morale naturelle basée sur l'équilibre et surtout à la métaphysique de cette école. Encore trouve-t-on chez lui des traces d'influence épicurienne 1.

Le plus vraisemblable est que la Nouvelle Académie, ou un groupe à l'intérieur de celle-ci superposait à une doctrine exotérique, probabiliste, une autre, secrète, dont Philon serait le témoin 2. A leur exemple, sans doute, d'autres penseurs ont pu adopter la même démarche, mais en acceptant l'épicurisme comme doctrine rationnelle, non sans que l'esprit de cette nouvelle synthèse différât grandement de la précédente.

On conçoit en tout cas facilement que, timide, ardent, naturellement porté vers le mystère, mais rejeté loin des croyances de son enfance par la doctrine à la mode dans son milieu et l'enseignement de Siron, Virgile ait accueilli avec enthousiasme cette sagesse qui lui offrait, avec une foi, une compensation à son infériorité sociale et mondaine devant les grands seigneurs et les gens sûrs d'eux qu'il côtoyait. Lui, le timide, l'effacé, le silencieux, détenait le secret et l'espérance que les autres ignoraient ou dont ils se moquaient. Sa piété ne serait pas vaine, il échapperait, lui à la mort, autrement que par l'immortalité littéraire dont se berçait son ami 3.

E. Vanderlinden Université de Bujuiribura (Burundi).

lequel Virgile rejoint Philon). Un autre point, où, au contraire, Virgile s'oppose à Philon et retrouve les auteurs du Corpus Hermeticum, c'est la négation de l'activité humaine dans la recherche de l'Absolu : ni ascèse active, ni prière ne semblent avoir place dans la conception de Virgile, l'homme est purement et simplement passif devant l'appel du Père, tandis que Philon suppose une collaboration entre la Grâce et la Liberté.

1. Cf. notre article cité plus haut, p. 287. 2. M. Boyancé a souligné avec force les rapports de Philon avec Antiochus

d'Ascalon, en réaction contre une mode bien établie de rapporter à Posidonius toute doctrine qui se retrouve chez plusieurs auteurs des environs de l'ère chrétienne. Saint Augustin affirme à plusieurs reprises que la Nouvelle Académie superposait à son enseignement exotérique, probabiliste, un autre, secret, et plus dogmatique (Confessions, V, 19 entre autres.) Cette affirmation donnerait un sens et un relief particulier aux propos selon lesquels Antiochus serait revenu au dogmatisme de l'Ancienne Académie (von Arnim, art. « Antiochos » n° 62, dans la R. E., I, II, 2493-2494).

3. Horace, Ode III, 31.