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Albin Michel SŒUR CHÂN KHÔNG Cao Ngoc Phuong LA FORCE DE L’AMOUR Une bouddhiste dans le Viêt-nam en guerre Traduit de l’anglais par Philippe Kerforne et Marianne Coulin

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Albin Michel

SŒUR CHÂN KHÔNGCao Ngoc Phuong

LA FORCE DE L’AMOUR

Une bouddhistedans le Viêt-nam en guerre

Traduit de l’anglaispar Philippe Kerforne et Marianne Coulin

Préface

Mes étudiants sont aussi mes professeurs. J’apprendstant de choses grâce à eux. Sœur Chân Không (VraieVacuité) fait partie de ceux qui m’en apprennent le plus.Permettez-moi de vous raconter une des plus importantesleçons qu’elle m’ait enseignée. Cela se passait en 1966, aumoment où la guerre du Viêt-nam était devenue insup-portableþ; j’étais si occupé à travailler pour faire cesser ceconflit que j’avais à peine le temps de manger. Un jour,alors que Chân Không préparait un panier d’herbes fraî-ches et odorantes destinées à être servies avec des pâtes deriz, elle me demandaþ: «þThây, pourriez-vous me donnerle nom de ces fines herbes1þ?þ» En la regardant étaler cesherbes avec soin et grâce sur un large plateau, je reçus uneillumination. Malgré ce qui se passait au Viêt-nam, elleavait la capacité de rester concentrée sur ces herbes. Je réa-lisai que je devais cesser de me focaliser uniquement sur laguerre pour arriver aussi à m’intéresser à de simples her-bes. Nous passâmes dix bonnes minutes à discuter sur cel-les qui venaient du Sud-Viêt-nam, puis sur celles qui

1. En français dans le texte. (N.d.T.)

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poussaient dans le centre du pays, et cet intermède m’aidaà oublier un instant mon obsession et à retrouver un équi-libre qui me faisait cruellement défaut alors. En 1968,quand je me rendis dans le sud de la France, je m’appli-quai à reconnaître les différentes herbes de Provence avecattention et intérêt.

Des années plus tard, un ami américain me demandaþ:«þThây, pourquoi passez-vous tant de temps à planter deslaituesþ? Ne serait-il pas mieux utilisé à écrire des poèmesþ?Tout le monde est capable de faire pousser de la salade,mais peu de gens peuvent écrire de si beaux poèmes.þ» Jesouris et lui répondisþ: «þMon cher ami, si je ne plantaispas des laitues, je ne serais pas capable de faire de la poé-sie.þ» Je ne lui révélai pas que ma réponse m’avait été ins-pirée par ma rencontre avec Sœur Chân Không, douzeans auparavant. Et en lisant son livre, je continue àapprendre par son intermédiaire. Un enseignant doitêtre, à la fois, un étudiant, et un étudiant doit toujoursêtre, simultanément, un enseignant. Si nous gardonscela à l’esprit, nous pouvons nous apporter beaucoupmutuellement.

Sœur Chân Không a de grandes réserves de joie et debonheur. C’est ce que j’aime le plus chez elle. Sa foi iné-branlable dans le Dharma est renforcée chaque jour parle fait qu’elle récolte les fruits de la transformation et dela guérison issus de la pratique. Sa force, sa gaieté et sonaptitude au bonheur sont de merveilleux réconforts pourbeaucoup d’entre nous au Village des Pruniers et dans lecercle plus large de la Sangha. Le travail social et l’aideaux nécessiteux sont des sources de joie pour elle. L’amouret l’intérêt qui sous-tendent son action sont profonds etsincères. Chân Không est aussi Vrai Amour. Son histoire

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est bien plus que de simples mots. Sa vie entière est unvéritable enseignement du Dharma.

Ce livre est trop court à mon goût et les mots sontimpuissants à transmettre toute la profondeur et la sincé-rité de son cheminement. Sœur Vraie Vacuité aurait puécrire un ouvrage dix fois plus long tant elle a à dire.Mais elle est plus une personne de terrain qu’une femmede plume et, pour l’instant, nous nous contenterons de celivre. Si vous avez l’occasion de la rencontrer, s’il vousplaît, demandez-lui de vous raconter ses expériences. Vousapprendrez beaucoup d’elle. Elle est un véritable bodhi-sattva.

THICH NHAT HANH

Village des Pruniers, Duras, France

Mon adolescence au pays du Têt

1938-1961

CHAPITREÞ1

Quand l’herbe reverdit

Legs de mérites aux descendants

Je suis née en 1938, l’année du Tigre. J’étais la hui-tième d’une famille de neuf enfants. Les ancêtres demon père étaient fermiers à An Dinh, un village situédans le delta du Mékong, réputé pour ses immenses etfertiles rizières ainsi que pour ses superbes bananeraieset cocoteraies. Traditionnellement au Viêt-nam, unvillage est dirigé par un conseil de douze anciens, etmon grand-père paternel était le trésorier du conseild’An Dinh. Mes grands-parents paternels étaient trèsrespectés dans leur communauté en raison de leur inté-grité, de leur générosité et de leurs actions en faveurdes pauvres. Au Viêt-nam, on dit que si vous exploitezles gens, vos enfants auront à payer vos dettes à lasociété, mais si vous œuvrez avec bienveillance, vosenfants en percevront les bénéfices. Je me rappelle quemon grand-père nous disaitþ: «þNous n’avons pasd’argent à vous laisser mais nous vous léguons les méri-tes que nous avons récoltés en aidant les personnesdans le besoin.þ» La famille de ma mère possédait un

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grand magasin dans la ville de Ben Tre et prodiguaitaussi beaucoup d’attention et de soins aux nécessiteux.Mon grand-père maternel distribuait des couverturesaux sans-abri et le frère de ma mère apportait de lanourriture aux prisonniers, deux fois par an.

Plus tard, quand mon père put s’acheter une exploi-tation agricole près des terres de son père, il la loua àplusieurs personnes pour la cultiver. En cas de séche-resse ou d’inondation, il permettait aux cultivateurs delui verser seulement ce qu’ils pouvaient ou annulait lacollecte du fermage. Parfois, il leur donnait même del’argent pour nourrir leurs enfants. Cette attitude étaitexceptionnelle pendant la colonisation française. Àcette époque, quand les fermiers ne pouvaient paspayer un propriétaire, ils devaient lui envoyer un deleurs enfants pour lui servir de domestique. Mon pèreincitait toujours les paysans à mettre de l’argent decôté et leur servait en quelque sorte de banquier.Quand l’un d’entre eux avait suffisamment économisépour acheter son propre lopin, mon père l’aidait àremplir les papiers nécessaires et le lui vendait à un prixraisonnable. Grâce à celui-ci, une douzaine d’entre euxpurent ainsi acquérir leur terre. Quand le gouverne-ment révolutionnaire dirigé par Hô Chi Minh prit lepouvoir en aoûtþ1945, de nombreux propriétaires ter-riens furent tuésþ; mon père, lui, fut protégé par ses fer-miers qui l’aimaient beaucoup.

Mon père étudia la peinture et les arts décoratifs àl’Institut professionnel des beaux-arts de Gia Dinh àSaigon et puis s’installa dans la ville de Ben Tre, oùil rencontra ma mère. Ben Tre est la capitale de laprovince de Ben Tre, au milieu du delta du Mékong.

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Mon père nous apprit à ne jamais exploiter un pauvrefermier quand nous allions faire nos courses au mar-ché en plein air. «þSi vous pouvez lui acheter ses pro-duits, faites-le, mais si vous n’en avez pas les moyens,laissez-les. Ne marchandez jamais avec lui, car si,pour vous, quelques dôngs ne sont pas grand-chose,pour lui, ils lui permettent de nourrir sa famille.þ» Mamère prêtait de l’argent à de misérables vendeurs desrues pour qu’ils puissent monter leur propre affaire.Elle leur demandait de la rembourser uniquements’ils réussissaient.

Mes parents étaient semblables à un solide chênequi abriterait une couvée de vingt-deux «þoiseauxþ» –leurs neuf enfants, douze neveux et nièces qui vivaientchez nous car ils allaient à l’école à Ben Tre, et une fillepauvre, originaire de Hué. Nos parents s’occupaient denous tous, sans faire de distinction. Pendant les repas,aucun de nous ne se serait permis de direþ: «þJe suisvotre enfant, j’ai droit à plus de nourriture que mescousins.þ» Nourrir vingt-deux petites bouches était unetâche difficile mais on nous avait appris à nous satis-faire de peu et à partager ce que nous possédions. Parexemple lorsqu’il y avait du poisson ou du porc pourle repas, notre sœur aînée, Suong, coupait ceux-ci envingt-deux parts égales et disposait chacune d’entreelles dans un cercle sur un plateau rond. Puis ellerecouvrait les portions d’un grand couvercle et plaçaitun grain de riz sur le couvercle devant chaque morceaude poisson ou de porc. Chaque enfant devait ensuitechoisir un grain de riz et accepter sans se plaindre lapart qu’il avait ainsi choisie.

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Une fillette rebelle contre les autorités

Quand j’avais trois ans, les adultes de ma familleaimaient impressionner leurs invités en me demandantde «þlireþ» un livre d’enfant. J’ouvrais le livre àn’importe quelle page et je récitais le poème s’y trou-vant de mémoire (aidée en cela par le dessin correspon-dant sur la page en question), car je l’avais, en fait,entendu réciter par mes grandes sœurs quand elles fai-saient leurs devoirsþ! À l’âge de trois ans et demi, jedemandai à mes parentsþ: «þMaintenant que je suisaussi grande que le plumeau et aussi longue que le pluslong des oreillers, est-ce que je peux aller à l’écoleþ?þ» Àcette époque, il n’y avait pas de maternelle pour lestout-petits et les écoles publiques accueillaient lesenfants à partir de six ans. Aussi, quand j’eus quatreans, mes parents m’envoyèrent dans une école privéeélémentaire à un kilomètre de la maison. Un jour,pour ressembler aux autres élèves qui étaient plus âgés,je renversai de l’encre sur mes vêtements tout ensachant que Suong me punirait quand je rentrerais.

La fillette originaire de Hué qui vivait avec nouss’appelait Bê. Sa famille ne pouvait plus l’assumer etmes parents la prirent sous leur protection et la traitè-rent comme leurs propres enfants. Bê recevait des vête-ments neufs au Nouvel An et de l’argent de poche,comme nous tous. Une de ses tâches consistait àm’accompagner à l’école. Elle suivait le même coursque moi. Elle m’était d’une grande aide bien quej’apprenne plus vite qu’elle et, parfois, je l’aidais mêmeà apprendre à lire et à écrire. En fait, aider mes cama-

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rades d’école devint ma spécialité. À l’école élémen-taire, je leur donnais des leçons particulières enmathématiques et en grammaire et, en retour, ils merétribuaient en bonbons que je mangeais durant lesrécréations.

Savourez un «þœuf dur à la Phuongþ»

Tous les matins, chaque enfant de notre famillerecevait un dông pour acheter aux marchands près del’école une patate douce pour le petit déjeuner. Ils ven-daient aussi de délicieuses friandises salées mais nousn’avions jamais assez d’argent pour nous les offrir.Pour le déjeuner, nous avions du riz, de la sauce desoja et un œuf dur. Je réservais le mien pour la pausede l’après-midi, et je le dégustais alors très lentement,le blanc d’abord puis le jaune, en plongeant chaquepetit morceau dans le sel et le poivre. Que c’était bonþ!J’arrivais à faire durer un œuf les dix minutes de larécréation. Quand le jaune apparaissait enfin, tel unlever de soleil, il était encore plus délicieux que leblancþ! Plus tard, quand j’arrivai en Occident et que jevis les gens manger des œufs sans y prêter la moindreattention, j’enseignai à quelques amis cette façon de lesdéguster et ils l’appelèrent «þœufs à la Phuongþ».

Quand Bê eut dix-huit ans, elle tomba amoureused’un jeune voisinþ; mes parents organisèrent sonmariage et lui donnèrent des bijoux comme si elle étaitleur fille. Quand mes sœurs Suong et Yen étaient jeu-nes, leurs petites camarades étaient aussi de pauvres vil-

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lageoises qui retournèrent dans leurs familles à dix-huitans.

En tant qu’avant-dernier enfant, j’avais souventl’impression d’être seule et délaissée. En général, auViêt-nam, l’aîné est respecté, et le benjamin, gâté, maisceux qui se trouvent entre les deux sont négligés. Maplus jeune sœur, Thanh, était très mignonne, et jel’appelais cung, «þpetite chérieþ». Elle était toujours bienhabillée tandis que je portais des pantalons déchirés etroulés plusieurs fois à la taille (je perdais toujours lescordons). Être coquette ou devenir «þune bonne fille defamilleþ» fut toujours le cadet de mes soucis, maisquand on donnait des bonbons à Thanh, j’essayaistoujours d’être gentille pour qu’elle les partageât avecmoi.

Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours luttécontre l’autorité. La culture vietnamienne est trèsempreinte de confucianisme, et les enfants plus jeunessont censés obéir à leurs aînés. Je me rebellais souventcontre mes grandes sœurs. Je me rappelle avoir souventrépété à ma sœur Tamþ: «þJe me fiche de ton âge ou deton autoritéþ! J’ai raisonþ!þ» Tam criait après moi puisfinissait par me battre mais je ne démordais pas de mespositions jusqu’à ce que je fonde en larmes. Pour sur-vivre dans une société qui mettait le droit d’aînesse au-dessus de la vérité, je dus développer une certaineforme de dureté, comme une coquille d’autoprotec-tion. La conséquence fut qu’il m’a toujours été facilede comprendre les personnes qui semblent, à premièrevue, difficilement abordables, voire inamicales. Je saisque c’est leur façon de se protéger qui, à la longue, s’esttransformée en dureté, et la meilleure chose à faire est

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de leur offrir notre amour et de leur ouvrir notre cœurafin de les amener à raconter leur histoire ou leur souf-france. À cause de cette dureté, je regrette d’être, par-fois encore, trop entêtée avec des amis et, parconséquent, de les faire souffrir.

Dans la tradition vietnamienne, les hommesgagnent l’argent de la famille et les femmes s’occupentdes tâches domestiques. Dans notre famille de deuxgarçons et de sept filles, les ressources familiales étantlimitées, seuls les premiers eurent le droit de faire delongues études. À l’école, ma plus grande sœur, Suong,était en tête de sa classe, et, malgré cela, on ne lui per-mit pas de continuer sa scolarité. C’était bien dom-mage. Si on lui avait donné les mêmes chances qu’à ungarçon, elle aurait pu aller très loin.

Le Têt, premier Jour de l’An lunaire au Viêt-nam

Je revois encore, comme si c’était hier, les matinsdes Jours de l’An de mon enfance. J’entends encore lesjoyeuses cloches matinales du temple de mon village, lechant vibrant des coqs et le beuglement traînant desvaches. Notre calendrier lunaire commençait enfévrier, et, tout en respirant l’air froid et agréable de cesmatins de Nouvel An, les vingt-deux enfants, réunis, sebrossaient les dents et se lavaient le visage en plongeantune moitié de noix de coco évidée dans une bassined’eau, juste en face de la maison de notre grand-père.Les odeurs qui montaient de la terre étaient encore for-tes et fraîches, et les arbres mai chatoyaient de leurs

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mille fleurs jaunes éclatantes. Deux semaines avant leTêt, nous aidions grand-mère à enlever les feuilles desarbres mai afin que les branches soient toutes fleuriesle jour du Nouvel An.

Nous, les enfants, nous portions nos habits tradi-tionnels – les filles, de superbes ao dai, les garçons, debelles robes bleues – puis nous nous mettions en lignederrière notre père et notre mère devant l’autel desancêtres. Père commençait la cérémonie en allumantun gros bâton d’encens, mère se tenait à ses côtés tan-dis que nous étions tous fascinés par les flammes desénormes bougies rouges qui se reflétaient dans les brû-loirs à encens en cuivre. Sur l’autel, les photographiesde nos ancêtres nous souriaient à travers les fuméesd’encensþ; elles étaient entourées d’offrandes consti-tuées de grosses pastèques fraîches, ainsi que de petitslosanges de papier rouge où étaient calligraphiés enancien sino-vietnamien les mots «þvertuþ» et «þmériteþ».D’un côté de l’autel, il y avait des branches fleuriesd’arbre mai et, de l’autre, un grand plateau de fruits.Devant, sur une petite table, étaient disposés des ali-ments pour les ancêtres.

Avant le Têt, chaque famille se rendait sur la placedu marché pour faire inscrire par un calligraphe deuxphrases de son choix en caractères anciens, appelés liên,sur deux longues bandes de papier rouge. Celles-ciétaient ensuite accrochées verticalement de chaquecôté de la porte principale de la maison. Un marchépendant le Têt était inconcevable sans ses calligraphespour tracer les caractères liên ou sans ses montagnes depastèques ou de fleurs mai. Même les gens les plus