La Forêt des Passion de Anne Vallaeys

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Anne Vallaeys retrace l'histoire littéraire et artistique de la forêt de Fontainebleau.

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"Ce n'est pas seulement une fort que ie voudrais voir, c'est Fontainebleau... Un endroit unique, vivant, personnalit qui ne se retrouve nul autre endroit du monde, faite de l'ge de ses rues, de leur ouverfure sur la fort, des traits des collines, de la figure de la plaine, cette chose unique qu'est un lieu, individualit symbolise par son nom qui n'est en effet allclln alltre : Fontainebleall, nom doux et dor comme Llne grappe de raisin souleve. Ce lietr auquel je pense tant, que je dsire tant voir, existe... , Marcel Pnousr, Jean Santeuil. "L'arbre pollsse lentement. petits-enfants. "

Il donnera de I'ombre mesVirgile,Georgiques.

Au commencement, la silhouette altire d'un homme d'ge dans la clan d'un aprs-midi de juin. Il va, cheveux blancs en bataille, dans la lande jaunie, non loin de la route nationale 6, invisible. On entend les voitures qui dfilent en trombe, mais la distance adoucit leur miaulement continu. La voix est alerte, chantourne la manire parigote des personnages de Francis Carco : "Fut un temps o le bletr perruquier t^it la rgle, pas de controverses son usage. Aujourd'hui, il est obsolte. On le dit trop fonc dans le mouchetage des sous-bois, alors j'achte du bleu pervenche. Les temps changent...' Dans une fine caissette de bois blanc en quilibre entre taille et avant-bras comme on porte un fagot, un veffe confirure rempli de peinture bleue I'huile. Celle du supermarch, .gn" laque dont on peint les ports". Un autre flacon, maffon, 'poLrr souligner les balises sur les rochers. D'un seul trait, elles se dtachent mieux,. Un pinceau dans une fiole de white-spirit, cofiIlne une paille dans un soda : .Numro 6! Impratif." Paul Vayssires file vers le rideau d'arbres l-bas, lgrement vot, gracile dans la parka vert olive qui flotte autour de lui. Il longe une range de hauts ffits dans les

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ces triomphalement cle retour:l la maison. La gloire cle M. Paul. Les ombres noires de deux corbeaux claquent clans un envol et glissent snr le vert ple cles chnaies. Le sentier serpente en cent cltours, se replie, pouse les pentes, dvale une comble, s'enfonce clans les fougres, puis il remonte et contourne, on ne sait trop pollrquoi, le tronc verrnoulu cl'un htre vieux colrrme I'antique. Quelques frnes clans les fentes cles rocs de grs, une poigne cle pins rabougris la manire japonaise se haussent sur les mousses qui nappent les amoncellements grisouilles. .Auparavant, je taillais les buissons sur les cts clu sentier, maintenant je les laisse... a ernbte les VTT. Ce n'est pas plus rnal de maintenir les chernins troits..., Quand mon guide clcouvrit-il Fontainebleau ? Il ne s'en sotrvient plus, il se rappelle seulernent qu'il tait venu l pour le seul plaisir de cheminer au hasarcl, sans autre but. "La fe d'ici a je ne sais combien cle visages", notait Michelet au clclin de sa vie, propos cle .cette contre trange, sornbre, fantastique et strile. Ce lieu est fort et bien des gens y sont rests pris et englus. Ils sont venus pour un mois et sont rests jusqu' la mort r,. La fort a pris M. Paul, elle l'a garcl au-cledans d'elle. .Il n'y a rien dcouvrir, reconnatre, sinon cles petits riens qui ne font plaisir qu' vous., La fort lui est ncessaire,

Vayssires trace ses propres signes. Un doigt cle peinture

bleue, cle-ci, de-l. "Il faut refaire les balises tous les cinq ans. Celle-ci, sur ce rocher, elle est parfaite, n'est-ce pas... Gure plus longue que I'inclex. Je I'ai un peu carnoufle pour qu'elle ne gche pas le regard. Autrefois, nous autres baliseurs utilisions un pochoir de tle, on I'appelait le cochonnet, pour que les marques aient toutes la mme courbe, mais depuis tout ce temps pass, je n'en ai plus besoin. Je l'ai dans la tte ce trac, je pourrais peindre sans dborder, paupires baisses. Les balises doivent tre la bonne place, bonne hauteuq quand le promeneur sent natre en lui I'angoisse de se perdre. Mais point trop n'en faut. Le sentier se mrite, se laisse deviner. Vous voyez? On ne peLlt pas s'garer. Du bon travail. La difficult, c'est que le baliseur doit penser aussi au promeneur qui marche I'inverse, dans I'autre sens. C'est tout un art. " Il se penche : .Tiens, de la bourdaine... Chez un antiquaire, j'ai trouv un livret, Sois soldat Du temps or les fantassins apprenaient plus facilement I'art de la gllerre que les tables de multiplication et les quations. L'auteur, un officier du gnie, expliquait corment fabriquer de la poudre fusil avec la plante mlange d'un peu de soufre. Mais la bourdaine, c'est bon pour la constipation aussi.,

comme on respire. Chaque jour, clonc, il retrouve sa place, s'invite dans cette palette de sensations et d'vnements infimes, s'enivre de parfums sllrs, cle la putrfaction des feuilles la vespre, des teintes mauves d'un tapis de bruyre, ou encore du choc maniaque d'un picvert martelant l'corce d'un tronc mal en point, Puis Pault. jr.tt.r Uicltelet, Ittttpcltrction l'insecte, 1857.

Le dcor change. Un ocan de bruyre

lche

cl'normes mgalithes coiffs de mousse. Au-dessus d'eux,

des pins, hauts, tout en bas, leurs racines tortueuses sont lustres, comme vernies. Elles s'tirent, se haussent en arceaLlx, affranchies de la terre. La cime des arbres est rassemble en jaillissement de parasols. Le rire s'ernpare de

vous au jeu des incessants dtours du sentier, les espoirs cl'orientation sont vains. Il ne reste que la confiance en

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mon balisellr et les traces, imprvisibles divagations de peinture bleue. C'est l'ge de laretraite, dans les annes soixante-dix, que M. Paul, dessinateur industriel, rejoignit les Amis de la fort, la doyenne des associations de Fontainebleau. Elle ftrt cre en 1,907 sur I'initiative des artistes peintres Charles Moreau-Vauthier et Charnay, quasi aveugle. Dans le pays, on dit que le premier avait une ide par jour, il cra un muse forestier dans une salle de la mairie deMarlotte. M. Paul, donc, voulait consacrer un peu de son temps la fort, il dcida alors de devenir compagnon baliseur. .Nous n'tions que deux l'poque. Un certain M. Langlois, un gars formidable, et moi-mme, tel que vous me voyez. Ensemble, nolls avons dgag chaque fontaine de la fort. J'ai vu Langlois en slip, avec de I'eau au-dessus des genoux, oll pataugeant dans la source du TouringCltrb, sentiet no 2, I'adret de la gare de Fontainebleau. Mais ce pauvre Langlois est mort... D'autres retraits sont venus. M. Lecomte s'occupe des sentiers L et 2 : ils sont tout proches de sa maison, et comme il ne veut pas prendre son auto pour aller en fort, c'est patant poLlr Iui. Moi, je fais duo avec le Dr Delign, de Bois-le-Roi. Nous formons une bonne quipe, un attelage, si I'on peut dire. Lui prpare le terrain, nettoie les rochers la brosse de fe lague les branches, coupe les ronces qui gnent la surface des balises, moi je barbouille.'

a dgoulinait. Dgotant... Mais c'tait voil longtemps... , La fort est comme la proprit de mon guide, son chez lui, un verger qu'il faut lag;uer, entretenir, conserver bien en ordre. Dans les sous-bois, les cureuils sont comme des matous qui se prlassent dans un jardinet de buis, de groseilliers, de rosiers qu'il faut tuteurer pour qu'ils fnrctifient. .En 1990, la fort a souffert d'une grande tempte. Beaucoup d'arbres se sont abattus dans ce coin, dsouchs. Nous avons d scier cent vingt arbres pour dgager le sentier. la main... Mais on s'est bien amuss, |aime mieux vous le dire." Il trisse dans les fougres, et ie cours dans son sillage, traversant la pnombre des grands htres. M. Paul me saisit par le bras: "Regardez: un charme! Le cousin du htre, si I'on peut dire, mais sa feuille est ronde, duvetellse, alors que celle du charme est dentele, toute lisse; vous connaissez le dicton : "Le charme d'Adam est d'tre poil." Voil un tremble... C'est I'une de ses grosses branches que Judas, le tratre, s'est pendu. Sa feuille est d'un bel ovale, ce qui fait que le moindre souffle de vent dclenche une batterie de jazz." M. Paul .maintient" les parcottrs de sa fort en lissant ses pinceaux dans un chiffon de trbenthine, trempant les brins de martre dans un peu de bleu et s'appliquant ravauder les panonceaux dcolors. Il sait distinguer la callune de la bruyre, le chne rouvre de son cousin pdoncul, le chne chevelu de son neveu des marais. Il sait tout des cureuils et des papillons, et il affirme que la fougre-aigle tient son nom de I'image de I'aigle detrx ttes qui apparat dans les veines laiteuses quand on coupe sa tige all couteau franchement, .621t il faut regarcler vite, car le jus se brouille aussitt'. Il adore les adiec-

M. Paul chemine d'un pas sr, l'il sautant d'une balise l'autre. Ici, la paroi d'une masse de grs, l, un tronc. Tonjours hauteur d'homme. Il avance I'instinct. "J'ai connu un baliseur qui peignait des traces larges decinq doigts alltolrr de I'arbre... Et comme par souci d'conomie ce rnalin allongeait la peinture all siccatif,

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tifs. Il parle de la beaut "noble, d'une ftrtaie de chnes, de la teinte .chaude, d'un bouquet de pins parasols, de la grandeur .nergiqllen d'Llne parcelle d'picas et de sapins neufs. Les couleurs sont irnportantes aussi, elles sont plus oll moins .froides,, .mlancoliques,; un feuillage clair tirant sur le jaune voque plus une .ambiance de liesse, que les feuilles "ombrages, des tonsrabattus. La fort de Fontainebleau enveloppe mon baliseur. Elle ne le quitte jamais, quand bien mme il regagne la ville.

Comme ses visites ne suffisaient plus, Paul Vayssires consacre ses heures, au coin de l'tre, dresser l'histoire de la Grande Sylve son ide. Il consulte tour ce qui a t crit son propos, et le Diable sait que ce sujet remplit les bibliothques du pays. Il courr les bouquinisres, marchs ux pllces et archives. M. Paul ddie ses tudes la fort, prenant sa place dans la ribambelle des rimailleurs qui chantrent au fil des sicles les muses dissimules dans I'ombre des arbres. Il sait beaucoup de choses. .Un certain Lallemant s'tait retir prs du chemin de la Cave sous Louis XVI. Sa bonne femme et ses deux garons restrent quelques annes avec lui. Mais le plus grand s'enrla, soldat, le deuxime prit noy dans la Seine. La mre mollrut l'ge de quarante-cinq ans, la douleur avait abrg ses jours. Lallemant s'tait appropri son seul bnfice le peu de terrain qu'il cultivait. Une drle de baraque, un genre de souterrain form par Ltn empilement de rocs, de mousse, de gents et de bnryre en guise de toiture. Il tait bien connu du monarque et des gens de la Cour qui se risquaient dans cette rgion sallvage. force, Lallemant tait devenll une curiosit. On dit que son austrit tait si grande qu'on avait de la peine lui faire accepter un don, car ce puritain congdiait ses

bienfaiteurs. Il dispanrt vers L805, ou 1806. On ne connat mme pas la date..." Le sentier devient raide, nous nous offrons une pause. .Yers 1994, des sansJogis erraient par l. L'Office des forts ne leur disait rien, car ces gens-l ne faisaient pas de mal, ils habitaient l, si on pellt dire. L'un d'eux vivait sous I'abri d'une tente, et chaque matin, $avat de frais, avec son attach-case pour donner le change, il allait en ville. Jamais revu, il a peut-tre trouv rJu boulot..., Nous sommes cerns par des blocs de grs joliment entasss sur Lln linceul de bnryre, les uns inclins de vingt degrs, les autres, l'quilibre instable, menacent. On dirait des fortifications dmanteles. Des bouleaux malingres, tout tordus, et des pins s'accrochent dans les asprits des coules. Les fts muscls, contraints par les rochers, laissent clater des gerbes de branches maigrichonnes toLlt en haut. Arbres mal ns. Leurs racines saillent, cramponnes aux rocailles, en qute de rose. Leurs dessins aux lignes frustes meuvent, leurs cicatrices tmoignent des preuves qu'ils ont subies pour crotre. Arches, arcades, passages et redans, tunnels... Mon ami louvoie dans la rocaille comme un renard dans un champ de luzerne, il se glisse entre les parois, paules fermes. Il rampe presque, hsite, revient sllr ses pas. .Quel nud! Le sentier n'est jamais le mme. Je passais par l avant, c'est ne plus rien comprendre... Ces blocs que vous croiriez invariables bougent, travaillent, et chaque anne je dois remanier, baliser, effacer et tracer d'autres parcours., Est-ce dans ces chaos qu'il lut un jour ces entailles dans le grs : .Ici, j'ai perdu ma virginit'? Ils sont tonnants, les hommes. l'poque o la raison I'emporta sur les anciennes hantises, ils pntrrent dans la fort. Dans cette quitude, loin des cits, ils gravrent dans les troncs

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et les rocs les signes de leur imaginaire, leurs gots, leurs gloires intimes et lellrs dsirs. Sons Louis-Philippe, des soldats martelrent une fameuse collection de gravutres dans le rocher d'Avon. Pour supporter les heures trop longues, tenir l'ennui en lisire. .Il y a des trompettes, des cors de chasse, des lytes et des canons, mais rien de pornographique. Je les ai toutes photographies. Je possde une

srie en diapositives unique d'inscriptions de la fort., Soudain : .Tiens, une nouvelle..., Quelques mots sur la face aplanie d'un quartier de rocher : "Le divin est amour, c'est l'homme qui pense, la haine manque de comprhension.' Mon baliseur est perplexe : ces temps derniers, il trouve trop souvent des rflexions de ce type. Une secte vangliste, millnariste? Qui sait? il se souvient d'une tonnante communaut, prs de Bois-le-Roi, sur le sentier no 'J,2. C'est l, dans une niche de pierre, qu'il dcouvrit la statuette d'une vierge de pltre emberlificote dans huit voiles. Sous sa grille, cerne de signes cabalistiques et de portraits de saints. L'acteur Alain Delon tait du nombre... .Je vois moins de curiosits en fort. C'est dommage.' le voir galoper dans les boulis, croirait-on qlle ce balisetrr, voici quinze ans, eut les jambes brises par la voinrre d'un chauffard? Deux ans alit. Mais, porte du lit, Mme Vayssires avait assig son bless de piles de cartons et de caisses. Sous son autorit elle avait eu pour mission de classer les ouvrages, dessins et clichs photographiques de la chre fort. Une vritable encyclopdie. Si la passion dcoule de la vitalit, elle la stirnule aussi, et comme la vie est la plus forte, le baliseur retrouva I'usage de ses jarnbes. Il repartit alors l'assaut de sa fort, son monde. Pas Lln sentier qu'il n'ait parcourLl, long, reconnll, chaque heure du jour, avec en poche le20

secours d'un carnet o notre homme dessine ses cartes, car lln'a gure confiance dans les relevs de I'Instirut gographique national... Des tracs recouverts de signes, de tous ces dtails infimes oublis des cartographes officiels. L'bauche d'un continent. Chasseur d'ombres, il lui plat de surprendre les mystres de sa fort, la rencontre des oublis qu'il tire du nant. Carrefour de Belle-Croix, un rocher marqu d'une toile bleue. L un duel opposa les princes Soudtzo et

Ghika, fameux reprsentants de la noblesse moldovalaque. Deux coups simultans tirs vingt pas, en 1873. Soudtzo est indemne, alors que son adversaire geint, la colonne vertbrale fracasse par l'claft du cuivre. Transport Melun, I'hpital de France, Ghika meurt dans les bras de ses tmoins le lendemain. Vingt heures d'agonie. Mon baliseur a retrouv sa tombe au cimetire du Me, matrialise par un bloc de rocher choisi I'endroit mme du duel. Touch au flanc droit, I'infortun s'tait appuy contre lui. Ceint d'un bornage de grs solidaris par un chanage de fonte, on a viss une plaque sur le mausole : "Nicolas-Jean Ghika, n Jassy, en Roumanie, le 1/18 dcembre 7849. Mort Fontainebleatr le 28 novembre 7873.,1 ou 18? Incertitude de l'tat civil d'un homme n si loin... Mais quelle importance... Paul reffronte le temps, il voque le bivouac d'une compagnie de francs-tireurs atr lieudit mont Saint-Germain. C'tait en 1870, I'anne ter-

rible. Guerre folle et dsolante. Sedan est laiss

I'ennemi, I'empereur dchu, prisonnier, cent soixante-dix mille hommes pris dans la nasse de Metz et I'ennemi qui assige Paris. En ces temps, la jeune Rpublique pofie encore le shako. Imageries d'pinal. Gambetta organise la rsistance, lve et dirige les armes. [a Rpublique n'est jamais aussi belle que quand le pays est prs de prir!

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Alors, solclats et gurilleros, vtus de bric et de broc, paves de I'ancienne arme rgulire, beaux dtachements de volontaires trangers, s'ernbltsqLlent, abattent et renversent les troncs sur les roLltes, I'attaque des convois ennemis. Les soldats de I'ombre, francs-tirellrs, coLlreurs de fort et hommes libres des maquis se jettent I'assaut.

Le 9 octobre, cent cinquante hommes pied, levs dans les contours de la Nivre, laissent Montargis derrire eux, dpassent Sollppes-sur-Loing, Melun, puis Achres. Quand ils pntrent la fort, ils gagnenr la croix dtr Grand-Veneur par les sentes et organisent leur bivouac au rocher Saint-Germain. C'est une excellente position, aise dfendre, car elle domine I'horizon de la valle de la Solle et les cinq lieues de la piste de Melun occupes par I'ennemi. C'est l, un matin, qu'un billet la belle criture trace la ronde, revtue, pour dire I'urgence, du mot .prss,, parvient M. de Mondsir, officier commandant la deuxime rgion des volontaires nivernais. Le billet vient des lignes ennemies, c'est un officier allemand qui I'a crit... cur par la trahison d'un Franais qui rclame de l'or contre I'aveu de sa tratrise (une embuscade destine faire tomber sa propre compagnie), le Prussien prvient le camp franais en dnonant le mercenaire au nom de I'honneur. Venant de I'ennemi,l'affaire est douteuse. Dissimule+-elle un pige? .Le commandant mena son enqute, et le tratre, confondu, s'effondra, demandant grce. Condamn par un conseil de guerre runi sous les arbres, l'homme, billonn, fut conduit I'une des portes de Fontainebleau. On le ligota un chne, cent cinquante mtres d'un poste ennemi. On lui pingla un carton sur la poitrine : "Fusill comme tratre." Il fut abattu sous les yeux desPrussiens.

L'Histoire pntre la fort, seuls lcs dcors changent. Comme cet homme trange qui tenait buvette la roche aux Cristaux, dans les annes 1960. tln gars trapu, baraqu. .Il dfendait ses clients de s'asscoir plus de trois autoLlr d'une mme table. Pourquoi?Je n'en sais rien. La rumeur le disait membre du Service cl'action civique, le SAC gaulliste. Reste qu'il avait un sacr talcnt pour cuisiner. Chez lui on buvait du cidre frais. On prtend qu'il enfermait des types dans un cachot de rocher, derrire. Mais il ne faut pas en parler, motlls... " I'acul d'une paroi dvore de lichen rose, jaune et orange, le dcor est lav par un ciel inond de bleu. De cet observatoire naturel, une scne de grs nue comme la main, tout, la fort en spectacle. vue perdue. Dans I'horizon pommel, elle moutonne, teinte d'une varit de camai'eux vronse et or. Pas un oiseau, plus de rumeur, pas mme le bnrit du vent qlli pourtant souffle du nord. Il froisse les cimes en chou-fleur, en bas, nos pieds. Paul Vayssires s'assied mme la pierre chaude. Ce piton est son le. Robinson natfrag. Heureux. .C'est beall,, fait-il, simplement.

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Et I'bomme cra la fort

Au >f sicle de notre re, la fort de Fontainebleau faisait corps avec le Gtinais, du vieux mot dsignant ce pays entrecoup de roches et de sable, Gastine. Elle n'tait alors que landes sableuses, ponctlles de rochers noys dans les ocans ras de genvriers et de bnryres. En fait de fort, les futaies primaires de chnes et de htres se dveloppaient seulement dans les parties basses. Au-del des mamelons, les terres maigres s'tageaient, manges de taillis et d'arbres bancroches. Brins, perchis et vieilles corces dans une mle confuse. Ce dsert impraticable, angoissant, entre Beauce et Champagne, formait une charpe grseuse contraignant les gueux filer au plus vite sur quelques pistes. Cette solitude est appele alors fort de Bire, nom qu'elle conservera jusqu' la Ilvolution. La Bire tiendrait son nom de Biera Cote-de-Fer, un chef viking qui avait assig Melun au Itr sicle. Selon I'abb Guilbert, "le mchant homme exera, avec les brigands qui I'escortaient, des cruauts si inoues jusqu'alors (Fle peut-tre la terreur de leurs noms laissa cette contre le nom de ce Bier qui les commandait, ou de bierre, par allusionla grande quantit de morts qui ce

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pays servit cle tombeaur,. Une erutre version se rfre bruera,.rnanire de sablon mort qui ne peut tout au plus produire que des gents et cles bruyres2". Reste que cette tendue inhospitalire n'offrait rien cle propice au sjour et I'activit cles hommes. Les premiers dfrichernents se limitrent aux rives cle Seine et aux berges de la rivire d'Avon. Quelques futaies clans les parties les plus accessibles ftrrent remplaces par les crales, ntais ces glbes ne devaient pas tre bien vastes, eu garcl atrx boulis de terrain ernpchant un beau travail. Aussi, rptrgnant aux glands des chnes, les gens de la rgion devinrent leveurs : les sangliers et porcs clomestiques vaguaient dans la glande et assuraient la subsistance des naturels. Les pasteurs mettaient leurs vaches laitires en pture dans la lande et des troupeaux de moutons sur les flancs des friches sches. Quant au bois, on le coupait selon les besoins. l'ore du xr' sicle, alors que Robert II le Pieux acquiert des terrains de Bire auprs cle divers seigneurs du Gtinais, il ordonne l'dification d'un rendez-vous de chasse dans une clairire, prs d'une source .de la plus belle eau qui ne se voit gure : Fontaine Belle-Eau,, clit la chronique. Mais l encore, I'origine cles mots invents par les hommes reste indcise, rnystrieuse, bien en de de ce que I'on sait grce la science des historiens et des ethnologues. Fontainebleau ? Une autre tradition, rapporte par le prenrier historiographe du lieu, le pre Dan, en 1,642, nous apprend qu'.un de nos roys chassant un jour en cette fort de Bire, il arriva qu'un chien appel Blau, otr1. Abb Gr'till>ert, Descfiptictn ltistctriqtte de Fontainebleau, BM FontainebleatV 1731.cles

Bliau, s'tant gar cle la chasse, colnne on le cherchait parce que c'tait un chien que le roy aimait fort, il fut trouv auprs cl'une fontaine au rnilieu cle cette forest or il se rafrachissait, lass clu travail cle la chasse; et parce que cette fontaine n'tait pas encore connlle, et que ce chien semblait en avoir clonn la cognoissance, elle fut clepuis appele la fontaine cle Blatrr". L'al>l> avoue qu'il n'est pas capable d'assurer la vrit cle I'historiette, ni cle prciser cle quel monarque il tait question, mais tout cle mme il observe que cette anecclote .tait clpeinte fresque sous une petite vote en fonne cle grotte " bien avant le rgne d'Henri IV. C'est avec le rgne cle Louis VII le Jeune que Fontainebleau accde au titre .cle rsiclence royale, et porlr longtemps... Ainsi I'atteste la charte crite cle Fontaine Blaud en 1.137. Ds lors, la fort cle Bire devienclra fort clu Roy. Pas un prince qui n'ait succomb au charme cles vastes espaces. La fort, alors, attire firoins par ses beauts naturelles que par le got que les nobles retirent de la vnerie. Forcer le cerf cor et cri est la passion cles matres, la fort, le thtre des exercices violents, jeux cl'une noblesse en villgiatnre. N'ernpche, Saint-Louis le Neuvime paraphe nombre de ses clpches cle "Mes chers dserts cle Fontainebleau,, quant Franois I"., trois sicles plus tard, il voque ses "cllicieux dserts,... Franois se plut Fontainebleau. Son attachement ces lieux avait voir peut-tre avec la scne cle chasse relate clans un bien trange manuscrit, Commentaires de laguerregalliqtrc: .Le roi suivait le cerf de bien ps et courait bricle avale, quand il rencontra la chaste Diane mon1. Pre Dtrn,

cbteaux, boutg etfitrt

Ie

Trsctr cles

nwueilles

cle

la maisctn tctyale

cle

2 Henri Dalmon, Fctntainebleau, antirprcfcsr"t cle Birc, Srock, 1931.

Fclttctine-

bleau, BM Fontainebleau.

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te sur un cheval libique, moult gracieusement habille, son manteau tait de couleur cleste et sa cotte de toile d'or si haut trousse que par le dessons on pouvait voir sa blanche

et polie grve couverte de cothurne vermeil la manire mosaque. Et les chevreuils dors clarifiaient les ombres de la fort par leur beaut et spciale claritude. Aurore la prcdait et portait le jour pur et net dans un chariot de marguerites et de roses. Le roi ftit pris de plaisir, et aprs avoir oubli sa chasse, il ftit tout bahi que certe vision se disparut, et il demeura tout seul en profondes penses. Finalement affach sa douce rverie, Franois pique des deux, rejoint le cerf et de sa bonne pe le daguet., Toujours est-il que le roi, pris de la Renaissance italienne, fait raser le rendez-vous de chasse en 1,529. Il commande une somptueuse maison dont il fait sa rsidence royale."Fontainebleau, Chasteau sy propre et playsant et sy beau Tant bien assis pour chaque saison Qu'il est du Roy appel la maison. Fontainebleau, vraie demeure de ce prince qui Or qu'il soit n'est ches soy, Dit-il, que l. Il le nornme ches moy2., trange contraste, en vrit, que ce palais italien cern de jarclins aux clessins contraints, ordonns par la capture des eaux dans les bassins de la dernire mode. Charrnilles, avenues, rniracles d'une gomtrie irnpitoyable. En lisire, la grande fort ensauvage, pleine de dserts hos1. Archives clpilltelrent:.lles cle Seine-et-Marne.

tiles, est le dcor d'un roi chasseur. Benvenuto Cellini, I'orgueilletrx et munificent sculpteur, donne des chiffres peine croyables : douze mille chevaux harnachs qtrand le roi va coulTe le cerf, dix-huit mille les jours de fte... C'est au xn'sicle qu'est dicte la grande chasse, avec les lois crites et codifies par les grands veneurs. Une nomenclature de stratgies complexes inventes seulement pour djouer les nrses des cerfs, une langue spcialise, incomprhensible au profane. Le grand cerf est I'animal mythe de la fort princire. Les murs du grand gibier seront I'origine de ce qui deviendra plus tard les sciences naturelles. nC'est un plai sir de les voir rre et faire leur muze; parce que, quand ils sentent la nature de la biche, ils lvent Ie nez en l'air, regardant en haut pour remercier nature de leur avoir donn un tel plaisir. Et si c'est un grand cerf, il tournera la tte et regardera s'il y en a point un alltre qui lui vetrille faire ennui. Mais s'il y en a quelqu'ttn aussi grand que lui, ils commencent tor,ls deux rre et gratter les pieds en terre, se choquant l'un contre I'autre de telle sorte que vous ouriez les coups de leurs ttes d'une demi-grande lieue, tant que celui qui demeurera le matre chassera I'autre (la biche regardant ce plaisir sans qu'elle bouge de son lieu). Puis, celui qtti sera clemeur matre comtnencera rre ou crier en se jetant tottt de course contre la biche pour la couvrir... En ce temps qu'ils sont en rut, ils vivent de peu de chose., Voil ce qu'crit Jacques du Fouilloux, gentilhomme poitevin allteur de De la unerie, bible des cyngtes depuis t731t. Le roi entrane les gens de la noblesse ses basques pour une mode de tueries qui se rpand des villgiatures1. Henri Dalnron, Fontainebleau,

2. IIM Fontaineblelu.

I'antique.foftt de Birc, op. cit.

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aux chteaLlx cle plaisance. Mais Fontainebleau, toutproclre cle Paris, est un terrain d'excellence. L'air pur est vant cljz\, les visites du palais, les spectacles offerts par le roi et sa Cour sont nombreux et les oisifs s'aclonnent aux parties cle pche et jeux de chasse. Potes, littrateurs, orfvres et artistes sont attirs Fontainebleatr par le dispensateur cles grces, cles charges et cles gains. blouis par les splendeurs des jarclins, griss par l'clat des plaisirs, les courtisans n'ont d'yeux que pour le palais. Mais voit-on seulement la fort? Elle a si peu pour plaire : "La terre y est si rnaigre que les os - ce sont cles rocs - ltri percent la peau arneLlse, strile, malsaine et malplaisant r,, a dit Rabelais. Des endroits remarquables, on ne cite alors que les carts les moins ensauvags, les mieux peigns, telles les alles ceintures d'arbres taills en ventail qui aboutissent la Table-du-Grand-Matre. On dirait les charmilles qu'un jarclinier soigneux a mission d'entretenir. Carrefour du Beau-Tilleul, I'intendant du chteau royal a fait mettre en terre des pins maritimes aux abords du palais. Les avis des artistes italiens invits du roi I'ont emport et la Cour rve d'une ombreuse rpublique de Florence. Un peu plus tard, c'est la mme passion de la chasse qni amnera Henri IV, le calviniste abjvr, Fontainebleau. On dit que rien ne I'arrtait, pas plus le gel que la pluie, encore bien moins la maladie. Dans les lettres qu'il adresse ses favorites, ses exploits cyngtiques ponctuent chaque ligne : "Mon cher cur, j'ai pris hier deux cerfs et je me porte bien. " .J'ai pris ce jour trois cerfs et je suis fort las; assurez-volls, mon cur, que je vous aime de tout le mien.'"Mon cLlr, je ftrs hier la chasse bien1.

jour je m'en vais courre je serai de bonne heure avec votls'' Au terme le cerf, mais d'une vie fort brve, le bon roi Henri peLlt crire : .Il neige fort, qui me remue des galanteries attx orteils, qui ne m'empcheront pas cle courre un cerf demain'' Comtne Franois I*', le bonhomrte est subitlgtl par cette fort de sortilges... L'historien Mathieu, qui I'on doit la premire chronique du rgne d'Henri le Quatrime, relate l'trange incident survenu sur la route de Moret, au printemps de l'an'I-.599 : .Chassant dans la fort cle Fontainebleau, accompagn de plusieurs seigneurs, Henri IV entendit trn grand bnrit de cors, de veneurs et cle chiens qui semblait tre fort loin, puis tout I'instant, s'approcher tout prs

qtr'il fft

assez mauvais ternps, ce

d'eux. Qtrelques-uns de sa compagnie, s'avanant vingt pas, virent un grand homme noir parmi des halliers qui les effraya tellement qu'ils ne purent dire ce qu'il devint, mais entendirent qu'il leur criait d'une voix rauque et pouvantable : "M'attendez-votts?", otl "M'entendezvous?", oLl "Amendez-votts!" Les bcherons et paysans d'alentour de cette fort disaient que ce n'tait point chose extraordinaire et qu'ils voyaient quelquefois ce grand homme noir, qu'ils nommaient le Grand Veneur, avec Llne meute de chiens, qui chassait beau bmit mais ne faisait mal personner., Est-ce pour cette raison, la chronique le rapporte, qu'on ne lanait jamais un cerf sans que le roi n'tt son chapeau et se signt avant de piquer des deux? Afin de faciliter sa course au gibier, Henri IV installe des relais pour chiens et chevaux aux divers points de la fort. C'est sous son rgne encore qtte I'on dessine les premires pistes de chasse, c'est lui qui tablit le dessin de la route Ronde, cette voie circulaire de vingt-six kilomtres reliantt.Cuiae ae Fontainebleatt nz.ystrieux, Tchou, 1967.

F"rotr

Rabelais, Garganhta,Livre cle Poche.

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le village de Thomery la Table-du-Roi. chaque caffefour des routes principales sont riges des croix portant le nom des gentilshommes et des veneLlrs. On imagine malla clbrit et la pompe qui entouraient les grands capitaines de chasse, installs au sommet de la haute noblesse. Ainsi Gaspard de SainHrem, "grand louvetier, homme de cur et de vaillance, terreur des lotrps de France,. Le gazetier Loret lui attribue le mrite d'avoir pris une louve avide de chair humaine qui rpandait la temeur sur le fief du Gtinais. Dans les Nouuelles Rimes, qu'il adresse la duchesse de Nemours le 9 octobre'i,635,Ie pote rappofte que I'on mdit Fontainebleau d'"un certain diantre d'animallQui alentour fait bien dt maVCar, pour manger enfant ou femme/Par une gourmandise infme/De telle viande, dit-on,/Il est trangement glouton./On I'appelle la Male Beste/Que I'on craint comme tempeste/Tant il est pre et carnassier/Aucuns disent : "C'est un sorcier" 1., Il fallut d'assez grands moyens et plus d'une semaine SaintHrem pour mettre le monstre hors d'tat de nuire. Loret prtend que la meute cornptait six vingts (cent vingt) chiens fort rsolus. .De la chasse toutes les pompes/L'abri des chiens/Le son des trornpes/Les chos rpondant aux cors/Qui faisaient de charmants accords/Clbrrent cette victoire/Et puis chacun s'en alla boire/Car pour dire la vrit/l l' avait bien mrit 2.' Les appartements du palais abritent alors mille huit cents logements pour cent soixante-dix personnes et mille deux cents dornestiques. La Cour a I'habitude de s'installer l aux beaux jours, mais une grande population de curieux et de nobles, gens cultivs et oisifs, remplissent les htell.Guidecle

leries du lieu et logent chez I'habitant au besoin. Lecomte rapporte .ufl vhissement, ds 1600, de tous les logis, boutiques, choppes, et des trafics sur les logements, les chambres, voire les litsl,. Les locations, qui se prennent I'anne, au mois, la journe mme, sont I'objet de spculations. Tant et si bien que les dplacements et les sjours dr.r roi assurent la richesse de la ville de Fontaineblear.r. Et les annes otr le roi ne s'y rend pas, car il guerroie aux frontires, sont considres comme des catastrophes conomiques. Bientt, les seigneurs font difier de luxueuses rsidences o la vie mondaine dcuple I'agrment. FontainebleaLl vallt bien un voyage, et on s'y presse pour le seul plaisir de s'y complimenter. "Arrire toute mlancolie, crit une Parisienne de 1622, je ne demande qu' rire et passer mon temps, je vais pafiir avec nos voisines pour aller Fontainebleauz.'Mais de cluoi sont faits ces fameux plaisirs de villgiature? La relatinnes prises. Mais allons sur le .sentier bleu"... {luelques promeneurs encore. Continuons en direction de lrr mare aux Sangliers... C'est le vide, plus personne... Chaque semaine, les mmes concentrations humaines sc rassemblent l. Et chacun de ressentir le sentiment

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d'avoir rompu avec la grisaille des banlieues, de ctoyer un ailleurs. C'est la magie de Fontainebleau. La lisire forestire est comparable une passerelle, issue libre entre ville et nature. Des marcheLlrs parcoLlrent les bois toute vitesse, alors que d'autres flnent, s'imprgnent desfragances, des ombres et des silences. Chacun son rythme, car le propre de cet espace demeure dans I'interaction de

Franchard, Apremont, Larchant et des Trois-Pignons, o quinze mille personnes se concentrent certains jours?

la flore et des imaginaires qu'il provoque. Ce dispositif spcialis, souple, al'avantage de pouvoir s'adapter la pression touristique et, si ncessaire, les amnageurs desserrent I'emprise des parcelles' car b frqllentation du massif a tolltes les raisons d'augmenter lors des vingt annes prochaines. Les projections dmontrent que la.sortie en fort, n'est pas prte de dcliner compte tenu des concentrations humaines qui ne cessent de crotre dans un rayon de soixante kilomtres autour du massif de Fontainebleau. Et cela inquite, la fort ne risque-t-elle pas de prir de son succs? Certains dirnanches de mai, elle accueille jusqu' deux cent cinquante mille excursionnistes qui descendent de cinquante mille voitures. Ces milliers de marcheurs, joggellrs, cyclistes, cavaliers et badauds ne perturbent-ils pas l'quilibre de ce rnilieu par l'effet de leurs actions combines? Certes, en semaine les bois sont vides, qttasiment dserts, une poigne d'irrductibles s'y aventurent de novembre mai, mais les dgts de quelques heures de surfrquentation clu dimanche ne se rparent pas si facilement. En fait, disent les forestiers, la fort souffre moins cl'tre intensivement frquente que trop mal frquente... Entendons-nous : l'cosystme digre cette pression humaine ds lors qu'elle se rpartit sur de grandes surfaces, elle est clilue grce aux kilorntres de routes et de sentiers, mais que clire des quelques 'sites ferms' de232

Chaos rocheux et mers de sable sont les principaux attraits de ces lieux, mais ces sites d'intense frquentation, desservis par de vastes parkings de proximit, sont aussi les plus vulnrables, car ils ont pour assises des sols mollvants, pentus. Les effets des pitinements des grimpeurs ct des promeneurs sont visibles : sentiers fouaills par de profondes ravines, bances de dix mtres de large parfois, comme l'amont de la platire d'Apremont. Sur ces lieux, on constate la disparition progressive d'un tapis vgtalconstitu de touffes de bruyres et de fougres, seuls remparts la destructuration des sables qui se dversent, mis nu, vers l'aval en affaissant les sols de plus d'un mtre quelquefois. Les racines de pins et de htres qui maintenaient les surfaces hier se dcouvrent et sont maintenant suspendues dans le vide, formant des marchepieds lustrs par les pas. Jusqu' ce que, privs d'ancrage, les arbres cxsangues s'abattent. Les rochers eux-mmes se dchausscnt... Ce ftrt le cas en 7966, quand la Tranche-de(iruyre, gigantesqlle bloc du massif de la Dame-Jouanne tle Larchant s'croula sur lui-mfire, ensevelissant trois llivouaqueurs qui passaient la nuit au-dessous... Il n'est clonc pas rare que les techniciens de I'ONF basculent prvcntivement ces amas menaants l'aide de treuils autotracts pour leur offrir une assise plus sre. Une autre rnthode consiste jouer de la lance incendie : en accli'rant le processus rosif des bases sableuses, le jet dsr;rrilibre le bloc qui drape de quelques degrs de ^vant se stabiliser plus solidement qu'auparavant. quand les tlynamitages? Que faire? Limiter la frquentation forestire en imposlnt des quotas de visiteurs? Un non-sens. Alors, il faut

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panser les plaies de la fort, imaginer les parades qui freineront un peu les divers processus d'rosion et de min-

ralisation qui la rongent. Des quipements nollveallxapparaissent... Bien sr, ces travaLlx de terrassement destins lattraper les sables artificialisent un petr plus le milieu. Des treillages mtalliques aux mtrages de toiles cle jute appliqus sur les sols, des creusements de fassines aux rnises en dfends, des cheminements de bois I'installation de banquettes de soutnement, les forestiers mettent en ceuvre des moyens que I'on pratique en montagne ou bien sur les ctes dunaires du sud-ouest atlantiqtre. Et du coup, la fort s'ouvre aux interdits... Des panneaux biffs de rouge ont fleuri sur quelques sentiers sablonneux deptris 1993, des pancartes d'interdiction rglementent la cueillette, la pratique de la bicyclene tout telrain et l'quitation. Et ri dit interdits dit aussi sanctions et procs-verballx, ce qui, bien entendu, provoque les ractions indignes des usagers qui comprennent mal que dans un espace .sLlvgor synonyme de libert, il y ait des lois respecter, des actes proscrits. Bien s des panneaux d'information proximit des parkings o I'affluence est la plus vive dcrivent I'impact que I'homme provoque sur le milieu, mais I'ONF ne sait pas la proportion de ceux qui les lisent, et juger l'tat de certains sites, il semble qu'ils soient une minorit... Cependant, des familiers de la fort prennent conscience de leur responsabilit dans la dgtadation des sous-bois. Les grimpeurs .bleausards, seront les premiers s'en proccuper. Remisant leurs rivalits au nom de la sauvegarde des terrains d'aventure, ceux-l se sont regroups en un Comit de dfense des sites et rochers d'escalade, le Cosiroc. Un regroLlpement d'associations aussi diverses que le Club alpin, le Touring-Club, le

Groupe universitaire de montagne et de ski, la Fdration sportive et gymnique du travail s'opre. Tour de force, puisque ces citoyens rputs pour leur individualisme parviennent mettre un terme I'anarchie qui prvalait dans I'invention des circuits jusqu'alors. Les varappeurs n'hsitent plus modifier, voire supprimer les .voies' juges .traumatisantesD pour la nature, mieux : coups de publications dans leurs magazines, ces sportifs valorisent de nouvelles techniques de grimpe, comme celle, trs en vogue, qui consiste parcourir les blocs sans poser pied i\ terre. En 1994,les forestiers de I'ONF, stimuls par ces initiatives, invitent les grimpeurs uvrer de conserve afin d'accrotre les actions de sauvegarde. La commission rosion du massif de Fontainebleau voit le jour, rejointe aussitt par les adhrents de I'association des Amis de la fort ct de la Fdration franaise de randonne pdestre. Quelques mois plus tard, c'est une grande premire : cent vingt bnvoles faonnent les pentes du "95,2" (un circuit cl'escalade ouvert voil trente ans) en rigeant prs de cent soixante ollvrages de bois et de grs destins retenir le sable. Deux zones de trois mille mtres carrs chaclrne sont mises en dfends, afin d'amplifier les processus de revgtalisation. Aujourd'hui, callunes et bnryres reprennent leur emprise, fixant les sols nouveau, o des semis de pins ont germ natluellement. Qui aurait dit alors qu'il viendrait l'ide de quelquestuns de crer un nouveau "sentier bleu' la Denecourt? Voil peu, la fort domaniale de Larchant restait I'un cles grands sites bellifontains ignors des marcheurs. Par la simple raison qu'aucune balise bleue n'avait t peinte par quiconque ici. Bien sr, les grands randonneurs du Glt13 de la Roche-au-Diable au Manoury ont quelque

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ide de ces sombres espaces, mais les varappeurs du Rocher-de-l'lphant, les simples promeneurs du dimanche restent concentrs aux abords de la DameJouanne, un site dangereusement rod. Surnomm "l'Everest de Bleau, en raison de I'importance de ses blocs, la .Dame-Jne , est rpr-rte pour ses parcollrs d'escalade, les plus anciens de la fort puisque dj oncrapahutait l en 1900. Elle est, hlas, dans un tat inquitant de dgradation : dans sa pente naturelle, une ravine large de six mtres, profonde d'un mtre cinquante dvale sur quinze mtres... I'aval, de nombreux blocs, dsquilibrs par les coulures sablonneuses, deviennent dangereux. Et la ravine se creuse inluctablement. Les causes sont aises comprendre : voil plus de vingt ans, un sentier serpentait sur les hauteurs de ce chaos pour faire dcouvrir un point de vue magnifique. Utilise comme une sorte de raccourci sur le versant sud de la DameJouanne, cette piste surfrquente se dsagrgea bientt, emportant la basse strate de vgtation. C'est alors que Cosiroc et ONF s'accordent pour crer un nouveau "bleu, dtournant le prcdent, seul moyen d'pargner cette zone sensible. On dbalise un tronon du GR13, on le dvie I'amont, partir du lieu-dit le Requin, afin de "dlester' la Jouanne de I'agglutination des visiteurs dtt

.l'arrive de la mr-rltitude ignorante'. Les dbats seront vifs, rnais les *pour' I'emporteront. Et c'est Bernard Thret, notre grimpeur, qui sera charg d'.inventer'le sentier du ' fotrr-du-Golfe de l-ar chant. Un nouveau chemin Denecourt allait donc natre. Inaugur en mars 1998, cent vingt-trois ans mois pour mois itprs la disparition du fameux sylvain, il dmontre comment la sauvegarde de la fort peut rassembler des solidarits passionnes pour que I'histoire et la mmoire clr-r massif de Fontainebleau continllent.

dirnanche. Du mme collp, ceuxl dcouvriront Llne rgion qu'ils n'imaginaient gure aLtp ravant. De mauvais coucheurs protesteront : ce nouveau sentier ne ferait qu'amplifier un peu plus I'appel d'aiE il accrtra la frquentation draisonnable de cet endroit de la fort, au risque d'tendre encore le primtre des pitinements rosifs. [,s5 "pour, rtorqurent qu'il s'agissait l d'un repli incivique et sirnpliste, car pour eux, les ncontre, voulaient seulernent prserver ce site inconnu de

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Le ueilleur des bois

.Le fleuve n'est jamais le mme, I'homme non plus, car celui qui se baigne dans le fleuve n'est plus le mme homme., Denis Denizot ne sait plus quel philosophe a fbrmul cette mtaphore, mais quand on lui parle de la fbrt, c'est ainsi qu'il vous rpond. Denizot n'est pas de ces oisifs, familiers des bois profonds que I'on rencontre au dtour d'une sente, flneurs solitaires en connivence avec le dcor, en qute d'motions indfinissables provoques par les rais d'une lumire irrelle. Denis Denizot habite la fort, il est mme vtu des teintes de la pnombre, Llne chemise de drap vert ple sous une veste kaki assorti, velours serrs dans des croquenots aux semelles crneles. Cet homme des bois n'a rien de I'ours mal lch, il porte une quarantaine robuste, cheveux ras, traits avenants et hls. Le spectacle de son edstence, c'est mille hectares de futaies et de taillis cntre la Croix-de-Souvray, la nationale 152 et la rollte de la Haute-Borne. Son royaume... Un jour, il y a huit ans, I'Administration lui a dit : "Voil votre triage. Artangez-vous pour qu'il ne lui advienne rien cle mal, qu'il ne soit rien fait at prjudice de son mainticn." Depuis, ce grand morceau de fort lui colle aux

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basques, non comme un propritaite sllr son domaine, car

plutt nous aLrtres qui en "la fort n'est personne, c'est dpendons, pour peu qu'on puisse appartenir quelque chose ou quelqu'uno... Chaque jour il est avec elle, simplement. De la moindre sente perdue la plus rcente .pe., il peroit les flux intimes des futaies et des taillis. Il surveille ses .anciensu, ses 'modernes", et sait tout des .baliveaux', il connat leur figure pourrait-on dire' Quand votrs lchez, admiratif, 'belle pice!' devant ce bouquet de chnes aux fts bien droits, il se rengorge, satisfait, comme si votts aviez flatt sa progniture' S'il n'a pas t le jardinier attentif de ces arbres-l, il veille sur leur croissance.

Comme lui, vingt-quatre chefs de triage s'occupent parcourir les arpents chaque jour, la nuit souvent' Ces ho--", sont matres des vingt-cinq mille hectares de la fort domaniale. Garcles forestiers, disait-on nagure, ils portenr au flanc le blason de I'oNF. Piliers de la fort, ils sont de ceux qui la peroivent le mieux tant ils en sontimprgns.

L'infinie diversit de leurs observations glanes au fil

des saisons sont collectes, dcortiques, tudies, inventories par les clivers chelons cle leur hirarchie, chefs de secteuf, ingnieurs forestiers et pour finir ingnieurs dtt gnie ntral. C'est cle ces donnes rassernbles que dpendrala conception clu plan cl'amnagement, la bible dtt forestier puisqu'elle fixe pour trente ans au moins les objectifs assigns aux quipes. Tottt est analys : rgime cultural, mocle cle traitement, protection phytosanitaire, quilibre optimum cles essences et des classes d'ge' Une fois le plan agr par les instances du ministre de I'Agriculture, les garcles forestiers excutent la gestion de leur triage. Libre ces hommes cle s'organiser comme ils 240

I'c'ntendent pour mener leur mission bien, et qui serait lrssez savant pollr commander Denizot d'aller constater tun glissement de pente aux Grands-Feuillards, d'examiner la croissance d'un grollpe de chnes I'extrmit de sa parcelle? Personne. Il sait seul les mille vnements petits ct grands qui se produisent "chez lui,, il est comparable run capitaine au long collrs, .en tollt la loi matresse nolls cst dicte parla fort;c'est elle la commandante". chaque jour suffit sa peine. Dans les bois, .tout est clj commenc, se poursuit, se dsagrge, pourrit, et rccommence'. Ici, la germination des glands est en cours, il faudra seulement dgager les houppiers de deux grands arbres de manire baigner de lumire et de chaleur les sc'mis fragiles. Ailleurs, des plants vigoureux sont en pleine croissance : il faudra vite radiquer les ronces, les llaLltes herbes qui pourraient les entraver; quant au I'er-rillage trop serr des arbustes, il est nfaste. Ces fourr('s de jeunes chnes, ne mritent-ils pas un.dpressage"? l)enizot liminera donc les brins faibles qui de toLlte faon sont destins dprir. Et ces jeunes bois n'ont-ils pas :rcquis la force suffisante? Certes, mais ils ont grand besoin cle lumire. Il faudra envisager des coupes progressives rlans cette rserve, slectionner les essences qu'il entend conserver soigneusement. De coupe d'amlioration en ('olrpe d'claircie, Denis Denizot avafice au gr des part'clles et iuge de leur volution... Du travail, toujours. Ces t't>ulures sur l'corce sont-elles un symptrne, mais de leau se relve lentement cle son clestin inclustriel. . . C'en est fini cles coupes r l>lanc et I'Office aclmet enfin le "traumatisme visuel', le clsastre cologique qu'elles ont

tibleaveclerletottristiqueetrcratifprioritaireassign avril 1987 la fort cle Fontainebleatt', I'arrt cl'tat clu 6 hectares' Pourtant' ramne la surface cles coupes 4810 volont cle Franois rnalgr cette manifestation cle bonne

Morvan' les rcrimiMinrrancl, ami cles forts gauloises clu l'enrsintnent' nations persistent, vintlentes' Elles critiquent clnoncent la tenl'"opu.. ,.rtreint clvolu aux htres, elles

clancel,unifortnisationinltrctableclelafortauseulbnde toutes fice clu chne et clu pin sylvestre' Alors' coinc la science' En 1989' parts, l'ONn en appee I'arbitrage cle est charg ie nr;ean Dorst clu Musum cl'histoire naturelle qui se penchera sur cle constittter Lln groupe cle rflexion .l'tat,l'aveniretlagestionclttmassifforestierdeFontainele sage en appelle bleau". Dans cles conclusions bnttales' d'un clbat qui l'intelligence cles hommes : 'Il faut soltir est possible si po.rooit s'terniser : notls croyons que cela atttour d'un tous les partenaires veulent bien se rassembler de ce temps' projet cornmun contl la mesure des enjeux exemplaire "t ti.i pourrait etr de faire clu Massif un lieu et de l'accueil cl'harmonisation cles objectifs patrirnoniaux '-p:espace oir les ncessaire et souhaitable clu public; un combins avec le ratifs cl'une gestion patrimoniale soient

gnrs. Les futaies plantes cl'zrrbres iclentiques sont reconsiclres au profit cl'une .futaie jarcline,, mle cl'essences et cle classes cl'ges cliffrentes. L'implantation cles feuillus est rtablie au cltriment cles rsineux, I'abattage cles vieux arltres clcal, et l'on parle mme cle laisser certains "incliviclus, sur piecl jusqu' quatre cents ans, alors que la moyenne cl'ge cl'une coupe est orclinairement cle deux sicles... Mieux, les forestiers s'engagent respecter le maintien cle bouquets cle .vieilles corces, clans chaque parcelle afin cle maintenir la biocliversit clu milieu. Enfin, les employs cle I'ONF se convertissent enpaysagistes... En 7996, une tucle mene conjointernent par I'ONF et la direction rgionale d'le-de-France clonne le la : .Agir sur le paysage en voulant I'arnliorer, c'est avant tollt

I'apprcier, le connatre et le reconnatre cornme une valeur et un patrimoine. Comme la valeur cologique, floristique et fatrnistique, le p^ysage ne doit pas appantre

au forestier collne une contrainte la production du l>ois, mais corme une mission oriente par la multiplication des regards et des pratiques clont la fort est :rujourcl'hui I'objet1., La rvolution cologique est passepar l. Aujourcl'hui, les forestiers bellifontains expliquent qu'il e.st bon de favoriser la prsence de feuillus dans les boisements rsineux afin de "crer un vnement de couleur ct de lumire en opposition avec le ton uniforme etL. DocLlmentation ONF.

maintienclesusagessociaux