82
LA FOUDRE ET LE CANCER

LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

  • Upload
    others

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

Page 2: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

À mes I 95 camarades de la promotion « Victoire» tombés pour la France depuis 1 945.

À mes petits-enfants pour qu'ils ne connaissent

ni la « Foudre» ni le « Cancer ».

Page 3: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

1

AVANT-PROPOS ....................................................................................................................................................................... 1 PREMIÈRE PARTIE.................................................................................................................................................................. 3

LES PERILS................................................................................................................................................................3 « LA FOUDRE ROUGE» OU LA MENACE NUCLÉAIRE ET SPATIALE......................................................................... 4 «LA MOISSON ROUGE» OU LA MENACE D'UNE INVASION ÉCLAIR........................................................................ 11 «L'ORCHESTRE ROUGE» OU LA GUERRE SOUTERRAINE........................................................................................ 18 «TRANSISTORS ET KALASCHNIKOVS» OU LA GUERRE RÉVOLUTIONNAIRE ....................................................... 23 «CANCER» ET «INCAPACITANTS» OU LA GUERRE PSYCHOLOGIQUE .................................................................. 26

DEUXIÈME PARTIE ............................................................................................................................................................... 30 LES SEPT PILIERS DE LA DEFENSE..........................................................................................................................30

« INFORMER SUR LA DÉFENSE»................................................................................................................................... 31 «COGITER» SUR LA DÉFENSE....................................................................................................................................... 35 « RESTER EN GARDE» .................................................................................................................................................... 47 PROTÉGER NOTRE «VENTRE MOU»......................................................................................................................... 54 «SOIGNER LE CANCER» ................................................................................................................................................. 61 «CONTRE-ATTAQUER POUR GAGNER»....................................................................................................................... 66 «REFAIRE NOS FORCES MORALES»............................................................................................................................. 70

CONCLUSION .......................................................................................................................................................................... 74 POSTFACE.............................................................................................................................................................................. 77

LA FOUDRE ET LE CANCER 2006 .......................................................................................................................77

Page 4: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

1

AVANT-PROPOS «Tes affaires de guerre, de bombe atomique et de Défense, ça ne m'intéresse pas et je ne vois pas

en quoi ça pourrait me concerner ... » Ainsi parlait, il y a peu de temps, Marie-Anne, l'une de mes filleules. Marie-Anne a vingt ans. Elle

est charmante. Elle fait des études supérieures et elle est bien de son temps. Je veux dire qu'en ce qui concerne notre sécurité, elle vit comme une somnambule qui aurait les yeux ouverts sur le monde mais qui ne verrait pas les périls qui la menacent ou plutôt qui ne voudrait pas les voir, comme une autruche qui se cache la tête dans le sable ...

De plus, Alain, son fiancé, allait partir au service militaire. Marie-Anne, se sentant personnellement visée par ce «mauvais coup », n'était pas à prendre avec des pincettes. En face d'elle, il ne me restait plus qu'à «m'écraser» ...

Cependant, je ne me suis pas «écrasé ». J'ai même expliqué pourquoi Alain s'en allait. En m'écoutant, la somnambule s'est, peu à peu, réveillée. Elle a fini par s'intéresser à ces problèmes de guerre et de paix qui dominent notre époque, comme toutes les époques d'ailleurs, depuis qu'il y a des hommes sur la terre.

Dès qu'elle a compris qu'il s'agissait de son avenir, de leur avenir à tous les deux et celui de leurs enfants, un déclic a joué en elle et elle a passionnément cherché à comprendre.

Il reste malheureusement, en France et en Occident, bien des gens qui réagissent comme Marie-Anne «première manière ». C'est en pensant à eux, et surtout à elles (car certaines femmes me semblent encore moins averties de ces choses que les hommes), que j'ai pris ma plume.

J'entends joindre ma voix à celles qui - peu nombreuses, à la vérité - se sont déjà fait entendre, sur des registres différents, pour essayer de réveiller les somnambules, tant qu'il en est encore temps.

Quant à la forme, j'ai choisi le ton familier d'un dialogue avec la jeune Marie-Anne. Ce faisant, soucieux de simplifier et de vulgariser des problèmes très complexes, j'ai sans doute couru par endroits le risque de caricaturer.

Pour ce qui est du fond, j'ai voulu mettre l'accent sur les aspects humains de la Défense, que j'ai examinée surtout sous un angle psychopolitique, en portant une attention spéciale aux forces morales.

Ce n'est donc pas ici que l'on trouvera l'expression polémique de l'ancien responsable militaire que je suis et qui a cru devoir démissionner en 1983 parce qu'il n’était pas d'accord avec les limitations (budgétaires et d'effectifs) et la réorganisation imposées à son armée.

Mon témoignage est formulé avec l'expérience de quarante années de service, de travail et de réflexion au sein de milieux militaires variés, aussi bien français qu·étrangers.

Il a bénéficié aussi des nombreux contacts pris ces temps derniers, à l'occasion d'une cinquantaine de conférences qui m'ont permis de «prendre le pouls» de beaucoup de nos compatriotes en matière de sécu-rité, de mesurer leurs interrogations et leurs craintes.

Malgré leurs imperfections face à l'immensité du sujet, je verse ces pages au dossier de la réflexion française de Défense. Cette réflexion, je ne cache pas que, jusqu'à un très récent passé, je la trouvais pauvre, focalisée qu'elle était sur le dogme sacro-saint de la dissuasion nucléaire.

Je regrette, quant à moi, que cette conception, hélas bien passive, de notre sécurité ait longtemps été considérée comme une panacée à laquelle certains croyaient qu’il était nécessaire et suffisant de consacrer l'essentiel de nos efforts techniques et financiers.

En réalité, sous la menace permanente de l'Atome, la surprise stratégique me semble pouvoir être un jour réalisée contre nous, en Europe, par une invasion éclair aéromécanisée exploitant les effets d'une longue et minutieuse préparation psychologique qui a déjà commencé et qui vise à nous affaiblir, à nous paralyser et à nous diviser.

Au pire, combinée avec une vaste offensive révolutionnaire menée contre nos forces vives outre-mer et dans l'Hexagone, la préparation psychologique pourrait même suffire à nous mettre à genoux ...

Page 5: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

2

En effet, le caractère quasi suicidaire de l'Atome et révolution technologique en cours rendant son emploi de plus en plus improbable, il en résulte des possibilités militaires accrues pour les forces conventionnelles et de guérilla et pour des moyens de guerre psychologique aussi redoutables que l'intimidation, la propagande et la désinformation, s'appuyant sur l'agitation sociale et le terrorisme.

Les armes «psy» adverses trouvent chez nous un terrain d'autant plus favorables que nous sommes en pleine crise de civilisation. Epuisées par deux guerres, mal remises de la décolonisation, victimes de leur prospérité économique qui leur a même fait oublier pourquoi l'on vit, nos vieilles démocraties occidentales sont très vulnérables face à un adversaire à l'idéologie conquérante, qui dispose d'une gamme étendue de moyens d'agression et qui sait jouer de leur complémentarité.

Dans ce contexte, parmi les maux qui nous guettent figurent la «Foudre» et le «Cancer », je veux dire la Foudre atomique et le Cancer moral. Or, s'agissant de notre sécurité et prétendant sauvegarder nos intérêts vitaux, il me semble que nous avons, jusqu'ici, pensé davantage à dissuader la Foudre qu'à soigner le Cancer.

Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait d'un seul ordre pour les rendre mortelles. Mais, pour ma part, je crains davantage le Cancer. Ce fléau est dangereux en soi, car il mine nos sociétés qui sont envahies par le doute, la mauvaise conscience, la peur, le recul devant les risques à courir, la confusion des idées et, finalement, le manque de foi en la valeur de nos buts de vie ...

Ce Cancer me paraît aussi augmenter les chances d'une guerre sanglante, car il transforme nos pays riches, faibles et dépeuplés en proies tentantes. En effet, même si nous avons des armes puissantes pour nous défendre, l'adversaire pourrait un jour estimer que nous n'aurons pas le courage de nous en servir, s'il nous voit timides, irrésolus et divisés.

Sans négliger les «parafoudres », il me paraît donc important et urgent de prendre en compte aussi les aspects humains, psychologiques et moraux, voire spirituels de notre Défense. Voilà ce que, en variation sur un thème qui commence à se répandre, je souhaiterais faire comprendre à nos contemporains.

Je ne voudrais pas, pour autant, contribuer à les traumatiser car en cette période de désordre mondial et de crise occidentale, l'essentiel me paraît être de garder ou de retrouver notre sang-froid et notre confiance en nous.

Dans cet esprit, la première partie de cet ouvrage intitulée: «Les périls» - tente de caractériser quel-ques-uns des dangers qui nous menacent. Je les ai artificiellement regroupés en cinq volets qui, en fait, s'interpénètrent et se combinent avec d'autres éléments, guerre diplomatique et économique notamment, que je n'ai pas eu le loisir d'analyser ici.

Quant à la deuxième partie - intitulée: «Les sept piliers de la Défense» -, elle suggère des mesures pour valoriser et compléter les moyens de notre sécurité. Parmi ces mesures, j'insiste sur ce qui concerne le moral et la psychologie, notre réaction pour survivre me semblant plus encore de l'ordre du cœur, de l'esprit et de l'âme que de l'ordre des finances ou de la technologie données généralement comme essentielles.

C'est dans cet esprit que je conclus ces pages sur le thème du courage moral. J.D.

Page 6: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

3

PREMIÈRE PARTIE Les périls 1.La «foudre rouge» ou la menace nucléaire et spatiale 2.La «moisson rouge» ou la menace d'une invasion éclair 3.L'« orchestre rouge» ou la guerre souterraine 4.«Transistors et kalachnikovs» ou la guerre révolutionnaire 5.«Cancer» et «incapacitants» ou la guerre psychologique

Page 7: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

4

« LA FOUDRE ROUGE» OU LA MENACE NUCLÉAIRE ET SPATIALE Marie-Anne - Je n'arrive pas à croire au danger nucléaire. Personne n'osera jamais, en URSS, en Amé-

rique et encore moins en France, lancer le premier des bordées d'armes atomiques pour assassiner des populations sans défense. L'image d'Hiroshima est encore présente dans tous les esprits et je ne crois pas qu'il puisse se trouver quelque part un dirigeant assez fou ou assez sanguinaire pour appuyer sur le bouton ...

Moi - Il se peut que tu aies raison. Mais les conditions techniques d'emploi actuelles de l'arme nucléaire ne sont plus celles de 1945. On sait aujourd'hui tirer plus loin avec une grande précision, donc, le cas échéant, attaquer des objectifs militaires en réduisant au maximum les pertes de la population civile mais en anéantissant d'emblée une grande partie des capacités de riposte de l'adversaire.

Pour te faire comprendre la nouvelle situation, je vais te raconter une histoire de guerre-fiction mais qui ----n'est pas si fictive que cela ... Imagine que tu sois devant ta télé ...

La scène se passe dans le poste de commandement souterrain des forces stratégiques françaises à

Taverny dans les environs de Paris. C'est la nuit de Noël. Il est 23 h 45. Les écrans et les tableaux lumineux rendent compte en permanence

de la situation des forces françaises. Les téléscripteurs déroulent leurs bandes. On vient apporter toutes les dix minutes un télex au général chef de quart... Un général dans «le béton », ce soir-là? Oui, parce qu'une crise internationale est en train de couver ... La situation en Pologne et en Amérique centrale s'est détériorée. Les discussions Est-Ouest sur la limitation des armements et la Guerre des Étoiles viennent d'être brusquement rompues après un éclat soviétique, la radio de Moscou ayant pris un ton très agressif.

Pour «marquer le coup », les Occidentaux ont mis en alerte quelques-unes de leurs unités aériennes et navales et renforcé la permanence dans les postes de commandement: la «gesticulation militaire» classi-que en période de tension ... Cependant, on n'a pas voulu pousser plus loin les préparatifs. D'ailleurs, les stations de sports d'hiver sont archicombles et, dans les restaurants d'Europe, le réveillon bat son plein.

Et pourtant, depuis quelques jours, le bruit circule dans les chancelleries d'un certain remue-ménage au Kremlin: lutte d'influence ou préparatifs mystérieux?

Aux USA, le président est en butte à l'hostilité d'une partie du Congrès qui lui reproche le déficit budgétaire et les dépenses d'armement... Jour après jour, les isolationnistes gagnent du terrain.

Méditant sur la situation internationale, le général français de service au Centre d'Opérations interar-mées se sent parcouru par un sinistre pressentiment: «Qu'est-ce qui se passerait si l'URSS lançait ce soir une attaque nucléaire-surprise sur l'Europe ? .. »

A cet instant précis, les lampes et les écrans s'éteignent à l'intérieur du souterrain et à l'extérieur. Au bout d'une fraction de seconde démarrent les groupes électrogènes de secours de la casemate, mais le reste du pays demeure plongé dans l'obscurité. Dans le souterrain même, certains écrans se rallument, d'autres restent aveugles. Une sonnerie stridente retentit: le détecteur automatique d'explosion nucléaire affiche: « Explosion très puissante à haute altitude au-dessus de l'Europe de l'Ouest. .. » .

Tout le monde réalise instantanément que la troisième guerre mondiale vient de commencer par une attaque par impulsion électromagnétique (lEM) destinée à paralyser tous nos systèmes électriques, informatiques et électroniques.

Certains ensembles de transmissions gouvernementales et militaires ont résisté, ceux qui ont pu être protégés dans la perspective de cette menace ... Mais, pour le reste, c'est une véritable catastrophe: villes plongées dans le noir avec leurs millions d'habitants saisis par la panique, trains stoppés en rase campagne, avions privés d'aides à la navigation, autos arrêtées par milliers sur le bord des routes, ordinateurs, téléphones, télévisions et radios coupés ...

Avant que le chef de quart n'ait eu le temps de faire le bilan de l'attaque, une violente explosion fait trembler la voûte du souterrain. Les lampes s'éteignent à nouveau ... La poussière de gypse remplit les gorges et la peur envahit le cœur de tous ces soldats ...

Mais bien vite, les réflexes jouent, aiguisés par de nombreux exercices de simulation. Nul doute que le PC vienne d'être atteint par un projectile nucléaire qui fait certainement partie d'une salve destinée à neutraliser nos moyens de riposte.

Page 8: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

5

Il est essentiel de faire très vite le bilan des dégâts. Certaines communications, prioritaires sont rétablies, notamment avec l'Elysée. Les bases rendent compte, l'une après l'autre, de leur situation. Elle est partout très critique: l'attaque nucléaire a été favorisée par l'aveuglement préalable par lEM. Les moyens de transmission avec les sous-marins nucléaires en plongée ne fonctionnent plus que de façon imparfaite; les avions de combat ont, pour la plupart, été détruits dans leurs abris. Plusieurs silos du pla-teau d'Albion ont reçu un coup direct, de même que nos ports de guerre, nos terrains d'aviation et nos grosses garnisons.

Une conversation à trois s'instaure à la télévision entre le Chef de l'État, le chef d'état-major des Armées et le général chef de quart à Taverny. Les militaires apprennent qu'un télex soviétique vient de tomber sur le «récepteur rouge» de l'Elysée :

«Devant les menaces émanant des pays de l'OTAN et qui engagent sa sécurité, l'URSS a décidé de mettre hors d'état de nuire toutes les installations militaires majeures d'Europe qui visaient directement son territoire, notamment tous les moyens nucléaires, stratégiques et tactiques.

Des ordres avaient été donnés pour que cette frappe d'ensemble, très puissante, ne vise que des objectifs militaires. Ces objectifs viennent d'être neutralisés.

Il va sans dire qu'à la moindre velléité de menace sur les villes soviétiques avec des armes nucléaires qui auraient échappé à la destruction, les villes européennes seraient pulvérisées.

Si les nations occidentales sont décidées à se montrer enfin raisonnables, l'URSS est prête à engager des négociations. »

Un autre télex émane, lui, des USA: «Toutes les forces armées US sont en alerte maximum - stop - une cellule de crise est réunie pour

étudier la réponse appropriée à un ultimatum Soviétique reçu il y a quelques instants - stop - la teneur de ce message figure ci-après: «Tous vecteurs soviétiques et nombreuses armes secrètes sont pointés sur cités américaines pour le cas où Washington réagirait à punition légitime infligée aux pays européens de l'OTAN. La vie de deux cents millions d'Américains est en jeu. Ceci est un avertissement solennel. »

Le télex ajoute: « Usareur »(1) rend compte que les pertes américaines sur les bases d'Europe sont très importantes, avions et euromissiles notamment, et interdisent une riposte nucléaire limitée à partir du Vieux Monde.»

«Mon Dieu, dit le chef d'état-major des Armées françaises, voilà les Américains devant le dilemme de la guerre totale ou de la perte de prestige. Nous ne pouvons pas attendre leur décision, ni céder au chantage. Il nous faut réagir par nous-mêmes, d'autant plus que nous sommes coupés des autres capitales d'Europe. Je propose de déclencher une contre frappe avec tout ce qui nous reste ...

- D'accord, acquiesce le Président. La France doit s'engager à fond. J'appuie sur le bouton ... » Les ordres de tir sont immédiatement diffusés grâce aux systèmes de transmissions «durcis »,

ultrarapides et inviolables. A l'Élysée et au Poste de Commandement, on commence à compter les minutes en tendant le dos, quand tombe à son tour un message de la préfecture de police de Paris:

«L'électricité est revenue dans certains quartiers de la capitale. Les premiers secteurs éclairés ont été ceux de la place du Colonel Fabien et d'Ivry, où l'on note une grande animation. L'électricité a été égale-ment rétablie à Orly et à Roissy, où l'on observe aussi une étrange activité: des groupes d'hommes en civil, encadrés et obéissant à un mystérieux mot d'ordre, dégagent les pistes et les parkings. Dans la ville de Paris et en banlieue, on note de nombreux attroupements au sein desquels figurent visiblement des agitateurs étrangers. »

A ce moment, le chef de l'État reçoit un coup de téléphone de l'ambassadeur d'URSS, qui lui dit en substance: «J'ai une communication à vous faire de la part de mon gouvernement. Je vous demande de me recevoir le plus rapidement possible. A propos, je vous annonce la destruction en vol de plusieurs de vos missiles nucléaires et de vos avions. Sachez que les capacités soviétiques de défense antimissiles et contre avions sont considérables. A bientôt, Monsieur le Président ... »

Au même instant, on apporte au président un message émanant de la place du Colonel Fabien. Ce message lui annonce que, compte tenu de la gravité de la situation, le parti communiste français est prêt à faire partie d'un gouvernement d'Union nationale.

Il est maintenant trois heures du matin ... Des avions géants à étoile rouge atterrissent déjà à Orly et

Page 9: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

6

Roissy et des blindés légers en débarquent, aussitôt rejoints par des guides en civil... Moi - Alors, Marie-Anne, que penses-tu de mon film? Marie-Anne - Bravo pour tes talents de scénariste, mais je suis abasourdie en imaginant que les choses

pourraient peut-être se passer un jour comme ça ... J'ai tellement de questions à te poser que je ne sais même pas par quoi commencer. Ah oui, cet lEM

qui a créé le suspense initial, c'est du bidon ou quoi? Moi - Ce n'est pas du tout du bidon. II suffit d'ouvrir par exemple Science et Vie de mai 1983 pour y

découvrir, sous le titre «Un petit détail oublié », que notre civilisation, si dépendante de l'électronique, est devenue de ce fait très vulnérable. Une bombe H, de bonne puissance, dit en gros cet article, éclatant au-dessus de l'Atlantique, à 500 km des côtes françaises et à 100 km d'altitude ... et ce serait un spectacle de désolation ... Sans même que nous puissions affirmer que nous avons été agressés puisque ni notre ciel ni notre sol n'auraient été violés ...

Si on ajoute que tous nos systèmes militaires sont tributaires de l'électronique, depuis les fusées nucléaires jusqu'aux missiles anti-avions, sans parler des moyens de communication, tu imagines le danger. II est d'ailleurs bien connu, sinon entièrement maîtrisé. Il s'agit, en effet, pour «durcir» nos armes et nos liaisons, soit de les entourer d'une ceinture protectrice du genre «cage de Faraday», soit de les rendre elles-mêmes moins sensibles au «flash radio » (2)

On y travaille et on obtient de bons résultats, notamment au niveau des installations qui intéressent la force de frappe, mais le danger subsiste, et sous son aspect stratégique et, j'allais dire surtout, sous son aspect psychologique parce que chacun de nous dépend de l'électricité pour sa vie quotidienne. Voilà ...

Marie-Anne - Je dois avouer que j'ignorais jusqu'à l'existence de ce danger-là. En revanche, j'ai lu des articles sur le danger nucléaire et j'ai l'impression que tu l'as minimisé avec ta bombe qui éclate sur Taverny sans faire, apparemment, de mal à Paris et notamment à l'Elysée.

Moi - Je n'ai rien minimisé. Il existe aujourd'hui plusieurs types de missiles nucléaires. Les uns, les plus anciens, ont une très grande portée mais sont relativement imprécis, d'où la nécessité de leur donner une grande puissance et de leur réserver des objectifs étendus comme les grandes villes. C'est pourquoi on les considère comme des armes stratégiques «anti-cités », parce qu'ils concourent à dissuader une attaque adverse en faisant peser une grave menace sur la population. Les missiles de notre force de frappe française ont une portée plus réduite mais sont également des armes anti-cités.

C'est d'ailleurs cette conception de la dissuasion qui est contestée d'un point de vue moral par certaines Eglises. Les évêques français ont, à mon avis, remis les choses au point dans leur texte «Gagner la paix », un document que tu dois connaître.

Cela dit, il existe aussi des armes plus récentes, moins puissantes mais plus précises et qui peuvent, dit-on à propos des SS 20, toucher une cible à 30 m près à 5 000 km de distance. Elles peuvent donc attaquer des objectifs plus petits comme une base aérienne ou un poste de commandement. Adaptées, de ce fait, à l'attaque des moyens militaires, on les appelle «armes anti-forces ».

Les Soviétiques ont déployé plusieurs centaines de ces armes-là, les fameux SS 20, de l'autre côté du Rideau de Fer. Elles comportent chacune trois têtes nucléaires. Ils ont donc là la possibilité d'anéantir en une seule bordée toutes nos installations militaires majeures et celles de nos alliés.

C'est cette possibilité que j'ai voulu évoquer pour toi. Marie-Anne - Armes anti-cités ... Armes antiforces ... Quelle accumulation d'horreurs!... Mais

qu'appelle-t-on euromissiles? Moi - Ce sont des armes nucléaires anti-forces américaines, missiles de croisière (capables de voler au

ras du sol ou de la mer sans être détectés) et engins balistiques Pershing. On les a déployés récemment en Europe pour contrer la menace des SS 20 soviétiques en étant capables d'attaquer des objectifs militaires à l'ouest de l'URSS ou dans les pays satellites.

Politiquement parlant, le Kremlin a très mal pris leur installation qui le prive d'un avantage militaire et psychologique certain. Il a mobilisé contre eux le ban et l'arrière-ban de ses alliés, les pacifistes occidentaux.

Je saisis cette occasion pour te montrer combien, dans la stratégie globale soviétique, les éléments matériels, par exemple la puissance du feu, sont inséparables des facteurs psychologiques et idéologiques,

Page 10: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

7

l'arsenal militaire étant, par sa seule présence, un moyen d'intimider et d'« amollir» l'adversaire ... As-tu d'autres questions? Marie-Anne - Oui, des quantités. Pour rester dans le domaine technique, pourquoi l'ambassadeur

soviétique évoque-t-il la destruction de nos missiles et de nos avions… ?

Moi - C'est que je voulais attirer ton attention sur les capacités de la défense anti-missiles et, plus géné-

ralement, sur les perspectives nouvelles qu'ouvre ce qu'on appelle abusivement «la guerre des étoiles ». Le 10 juin 1984, à titre d'essai, l'armée américaine a réussi à abattre en plein vol, au milieu du Pacifique, un de ses missiles intercontinentaux tiré de Californie. Et, encore plus fort, le 21 juin 1985, un faisceau laser américain a illuminé la navette spatiale Discovery. C'est la preuve que la défense anti-missiles commence à devenir une réalité.

En ce qui concerne l'autre camp, on sait que, depuis des années, Moscou est entouré d'un «rideau de protection» constitué par une centaine de missiles anti-missiles. On sait aussi que l'URSS fait effectuer des recherches sur les armes à laser et à faisceaux de particules. On appelle ces armes-là «à énergie dirigée ». Elles pourraient peut-être devenir bientôt opérationnelles.

A cet égard, le 23 mars 1983, M. Reagan, a pris la grande décision de lancer son pays dans ce qu'il appelle une Initiative de Défense Stratégique (IDS), en lui consacrant un paquet de dollars impressionnant.

Il semble en effet considérer qu'il serait dangereux de laisser l'URSS prendre trop d'avance dans le domaine spatial et il envisage de faire protéger les USA par des barrières anti-missiles échelonnées dans l'espace.

Marie-Anne - En quoi cela nous intéresse-t-il ? Moi - Pour nous qui avons fondé notre dissuasion sur la menace d'armes anti-cités, il est très important

de savoir si cette menace-là sera encore crédible à l'heure où «la guerre des étoiles» deviendra une réalité. Mais, de cette guerre-là, nous reparlerons plus tard ...

Marie-Anne - Pour rester sur le plan technique, à quoi faisais-tu allusion avec ces «armes secrètes» dont, selon toi, l'URSS menacerait l'Amérique?

Moi - Je ne suis pas dans la confidence des gens du Kremlin ... Et Dieu sait s'ils entourent d'un épais secret toutes leurs recherches et toutes leurs réalisations. C'est d'ailleurs ce qui rend très difficiles les négociations avec les Soviétiques sur la limitation des armements : ils pratiquent admirablement la dissimulation, le camouflage et la feinte. De surcroît, leurs installations sensibles sont situées au fin fond de la Sibérie ...

Marie-Anne - Quelle différence avec nos démocraties qui publient leur budget militaire dans le Journal officiel et où la moindre innovation fait l'objet d'un reportage! Les Soviétiques ont des leçons à nous don-ner en matière de protection du secret...

Moi - Cela étant, tu as suivi l'émission TV de Montand, « La guerre en face », tu as lu la presse et vu des schémas d'armes à laser, utilisables au sol pour défendre des installations sensibles ou bien portées par des satellites afin de surveiller l'espace et tirer sur «ce qui apparaît à l'horizon ». Tout cela est, je le répète, désormais du domaine du possible.

Pour rester dans l'espace, je pense aussi à ces «tueurs de satellites », qui joueraient demain un rôle essentiel. Nos renseignements sont dorénavant obtenus surtout grâce aux photos prises par satellites. Nos relais de transmission sont désormais «juchés dans l'espace ». Nos instruments de navigation aérienne et maritime utilisent le repérage et la liaison par satellite ... Il en résulte qu'en cas de guerre, on n'hésiterait sans doute pas, dans chacun des deux camps, à aller détruire les satellites adverses ...

Je pense aussi à la «bombe orbitale », une arme imparable, dit-on, et, comme telle, théoriquement interdite ... Il s'agit d'un «spoutnik» porteur d'une bombe nucléaire qui tournerait en permanence au-des-sus de nos têtes et qu'on ferait plonger sur tel ou tel objectif, le moment venu ...

L'imagination des hommes étant sans limites quand il s'agit de tuer ou de nuire, j'imagine aussi que les domaines de la bactériologie et de la climatologie font, entre autres, l'objet de prospections militaires. Pour la chimie, c'est chose faite depuis longtemps avec les gaz asphyxiants.

Pour moi, j'en arrive à la conclusion que l'arme nucléaire, qui a contribué à préserver pendant quarante

Page 11: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

8

ans une certaine paix ne pourra bientôt plus être considérée comme la panacée en matière de défense ... Nous devons déjà penser à l'arme du XXIe siècle si nous ne voulons pas que nos successeurs soient accu-sés d'être en retard d'une guerre. Mais arrêtons-nous là; nous y reviendrons plus tard, et changeons de sujet.

Marie-Anne - Tu décrivais tout à l'heure les paras soviétiques atterrissant à Roissy comme chez eux. N'est-ce pas un peu «pousser» ?

Moi - Non, pas dans les conditions envisagées. Les Soviétiques accordent, depuis cinquante ans, beau-coup d'importance aux troupes aéroportées. Ils ont aujourd'hui de 7 à 9 Divisions Para (DAP), selon les estimations, avec de très gros avions pour aérotransporter le matériel. A la différence de notre excellente Division Parachutiste française qui est très légère, ces DAP sont en effet équipées de petits véhicules blindés susceptibles de transporter au sol, à l'abri des balles, un tiers de l'effectif des paras, si bien qu'une DAP soviétique à terre a de grandes possibilités offensives. Dans le cas limite que j'ai envisagé, les défenses antiaériennes occidentales étaient supposées neutralisées par l'lEM et le bombardement des SS 20, les Rouges n'auraient donc pas de difficultés pour intervenir, surtout s'ils ont des alliés dans la place.

Marie-Anne - A ce propos, quels sont ces «comités d'accueil» en civil auxquels tu fais allusion? Moi - Il pourrait s'agir soit de «Spetnaz », c'est-à-dire de commandos soviétiques spécialisés, infiltrés

chez nous avant la crise, parachutés ou débarqués par sous-marins, soit de Français ou d'immigrés favorables à l'Union Soviétique. Je ne veux pas faire d'anti-communisme primaire. J'entends le PCF affirmer qu'il veut atteindre ses objectifs par des moyens démocratiques, et je sais bien que la plus grande partie des électeurs communistes de notre pays sont de bons Français. Cela dit, comment ne pas se poser des questions quant à l'attitude du PCF ou de la CGT en cas de conflit avec l'URSS, surtout quand on connaît l'aptitude des partis communistes à exploiter politiquement les crises qu'ils ont d'ailleurs contribué à créer? Si j'ai évoqué l'offre de participation (hypothétique) du PCF à un gouvernement d'Union nationale mis sur pied en pleine crise, c'est pour te rappeler le «coup de Prague» qui a mis la Tchécoslovaquie de 1948 dans le camp soviétique. Une situation insurrectionnelle interne -exploitée de l'extérieur représente, à mon avis, un problème fondamental et méconnu concernant notre défense ...

De toute façon, la guerre de demain sera d'abord psychopolitique. Marie-Anne - Je suis bien d'accord mais, à propos de cette «situation de crise )), penses-tu que les

Soviétiques pourraient avoir un jour l'idée de tirer les premiers leurs armes nucléaires, avec tous les risques que cela comporte? Tu as également supposé que les Américains nous «laisseraient pratiquement tomber ».

N'est-ce pas un peu insultant à leur égard, et contraire à leurs déclarations?

Moi - Très bonnes questions. Au pluriel, car il y en a deux. Je m'explique d'abord sur ce que j'ai voulu évoquer comme le «cas de conscience» des Américains. Je crois que ce cas de conscience est une réalité, car nos alliés d'outre-Atlantique sont en fait écartelés, d'une part, entre leur solidarité - deux fois scellée dans le sang avec l'Europe libre - ce qui faisait dire il y a déjà vingt ans au président des USA: « Ich bin ein Berliner » ..., d'autre part, leur crainte de voir, pour la première fois de son histoire, le continent nord-américain menacé par des destructions massives.

Cette menace est matérialisée à la fois par de gros avions capables de lancer -de loin des missiles air-sol nucléaires, par ces gigantesques fusées intercontinentales dont nous avons déjà parlé (il y a 1 300 missiles de ce genre, croit-on) et par ces 90 sous-marins nucléaires lance-missiles soviétiques qui peuvent s'approcher des côtes américaines à l'ouest comme à l'est, si bien que c'est tout le territoire des USA qui est en danger. A noter que les missiles modernes sont munis de têtes multiples pour rendre leur interception plus difficile et multiplier les chances de coup au but. .. On dit que c'est ainsi un total de 10000 têtes nucléaires stratégiques qui menacent les USA. Il y a de quoi faire réfléchir leur Président avant qu'il prenne la décision de rentrer ou non dans la guerre ... C'est ce que j'ai voulu te montrer; ce qui ne préjuge pas de l'éventuelle décision finale ... D'ailleurs, pour moi qui suis responsable d'un comité de l'association France Etats-Unis, le sort des USA est lié à celui de l'Europe (et réciproquement) et je souhaite que la Libre Amérique affiche bien haut sa volonté de se défendre, et de nous défendre, par tous les moyens.

A cet égard, des déclarations d'hommes politiques connus d'outre-Atlantique en faveur du «No first

Page 12: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

9

use» (sur le thème: «Non, messieurs les Soviétiques, nous ne tirerons jamais les premiers, nous le promet-tons») sont inspirées par un pacifisme utopique et me paraissent antidissuasives au possible ...

Marie-Anne - J'ai bien compris le dilemme des USA mais je reviens à ma question: «Pourquoi les Soviétiques auraient-ils intérêt à tirer leurs SS 20 sur l'Europe alors qu'ils s'exposeraient à une terrible riposte américaine sur leur territoire?»

Moi - C'est en effet la question fondamentale. Je répondrai en deux temps et avec beaucoup de pru-dence.

D'abord, d'une manière générale, pourquoi les Soviétiques pourraient-ils avoir intérêt à déclencher une guerre?

On peut craindre deux éventualités: la première, c'est que, partant d'une estimation qu'ils jugeraient favorable du rapport des forces militaires et politiques à un instant précis, ils fassent le pari de réussir à donner le coup de grâce au «capitalisme moribond », tout en mettant la main sur des richesses matérielles considérables, et à galvaniser les peuples soumis à leur loi, par un combat mené en commun. La deuxième, plus probable, c'est celle d'une crise interne du bloc soviétique qui condamne ses dirigeants à une fuite en avant.

Marie-Anne - Ça, c'est une formulation d'Occidental; le Soviétique dirait: «à rompre l'encerclement agressif des pays de l'OTAN et préserver l'acquis du Socialisme ... ».

Moi - D'accord. On peut ajouter que, plus leur image se dégrade vis-à-vis de l'opinion mondiale -et je crois que c'est le cas depuis quelques années-, plus leur société se bloque, et plus le danger de guerre aug-mente ... C'est pourquoi on peut craindre que les Soviétiques -malgré leur désir de gagner la guerre sans la faire - ne soient un jour acculés à une attaque désespérée.

Marie-Anne - Partant de ces bases, on peut se demander pourquoi ils tireraient les premiers leurs SS 20, et uniquement sur l'Europe.

Moi - La réponse me paraît évidente. Parce que leur potentiel d'armes du genre SS 20 semble pouvoir leur permettre de détruire simultanément une grande partie des moyens majeurs de l'Alliance, et qu'ils peuvent faire un double pari:

Que les USA ne réagiront pas, peu soucieux qu'ils sont de déclencher l'apocalypse sur leur propre sol, et ensuite que nos propres moyens nucléaires de riposte, très malmenés par leur première frappe, ne leur infligeront que des dommages limités.

Marie-Anne - J'admets qu'une attaque surprise pourrait détruire nos bases, voire certains de nos silos d'Albion. Il nous reste encore les sous-marins, quasi invulnérables et prêts à réagir sans délais ...

Moi - C'est une certitude à nuancer. Les sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE) sont rela-tivement à l'abri sous l'eau mais les systèmes de transmissions qui leur donnent l'ordre de tir peuvent représenter un facteur de relative vulnérabilité (3)

Marie-Anne - J'entends dire que, même s'il ne nous restait que deux ou trois SNLE capables de réagir, ils pourraient sans doute causer des dommages terribles aux villes d'URSS; de quoi dissuader toute attaque ...

Moi - C'est notre vision à nous du problème mais, plus le temps passe, plus je me demande si nous ne prenons pas un peu nos désirs pour des réalités.

D'abord, les Soviétiques peuvent essayer de mettre préventivement à l'abri une partie de leurs popula-tions, en envoyant, mine de rien, «les gosses aux sports d'hiver ». Je ne sais pas si les satellites US peu-vent enregistrer de pareils indices. Quelques minutes avant la frappe, ils peuvent aussi déclencher un «exercice d'alerte », qui expédie le reste de la population dans les abris ou dans le métro (lequel est aménagé à cette fin).

Ensuite, leurs défenses anti-missiles existent d'ores et déjà, autorisées par le traité sur les ABM (4). Elles seraient sans doute saturées par une frappe atomique de plusieurs centaines de projectiles à la fois (sans compter les «leurres », fausses ogives destinées à dérouter la détection). Ces défenses pourraient être, en revanche, plus efficaces contre une salve limitée, du type de celle que je viens d'évoquer pour toi.

Enfin et surtout, il me semble qu'on ne peut pas préjuger des réactions des dirigeants d'un pays rude où l'existence humaine paraît malheureusement «bon marché », si on se réfère aux exemples historiques. On peut même imaginer que, s'ils jugent suffisantes leurs chances de succès ou s'ils y sont contraints pour se maintenir au pouvoir, les maîtres du Kremlin acceptent de risquer la vie de beaucoup de leurs concitoyens

Page 13: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

10

pour conquérir l'Europe, portant, du même coup, un rude coup aux USA. Mais, à mes yeux, cette hypothèse est improbable, compte tenu des risques énormes qu'elle comporte

en matière d'escalade nucléaire ... Si, par malheur, on devait en arriver un jour à la guerre, je parierais plus volontiers pour une opération éclair aéromécanisée. Je t'expliquerai cela une autre fois.

1. Usareur: Commandant américain en Europe. 2. Autre nom de l'lEM, dénommé en américain EMP (electromagnetic pulse). 3. Vulnérabilité diminuée, il est vrai, si l'on parvient à doubler les moyens de commandements

terrestres par des relais radio placés dans des avions en vol. Encore faudrait-il que ces avions aient décollé avant la crise ...

4. ABM: Anti Balistic Missiles = Missiles anti-missiles.

Page 14: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

11

«LA MOISSON ROUGE» OU LA MENACE D'UNE INVASION ÉCLAIR Marie-Anne - Tu parlais, l'autre jour, de la possibilité, pour les Soviétiques, de déclencher contre

l'Europe une guerre éclair conventionnelle. J'avoue que cela me semble difficilement réalisable, compte tenu de ce que je sais sur l'importance des moyens militaires occidentaux et du «parapluie américain ». Comment vois-tu cela possible?

Moi - «Le parapluie américain », je t'en ai déjà montré les limites, du fait de la contre-menace nucléaire qui pèse sur les cités des USA. Je n'y reviens pas. Pour t'expliquer un schéma possible de guerre conventionnelle, je vais encore «te faire mon cinéma ». Assieds-toi par la pensée devant l'écran.

La scène se passe, cette fois-ci, au ministère de la Défense, à Moscou. Les responsables opérationnels des forces armées soviétiques sont tous là: ce sont des exécutants disciplinés, des hommes jeunes, voire très jeunes pour certains, techniquement compétents, idéologiquement motivés, fiers de ce qu 'ils sont et de leur cause, physiquement entraînés .... Rien à voir avec les glorieux vieillards dorés sur tranches qu 'on sort dans les cérémonies officielles et qui ont pris les décisions de base. Des gens de surcroît qui ne s'embarrassent pas de scrupules moraux ... Le chef de l'état-major général des forces armées prend la parole:

- Camarades, nous sommes réunis en secret pour mettre au point les derniers détails d'une opération planifiée de longue date. Elle abattra définitivement en Europe les revanchards de Bonn et autres valets de l'impérialisme américain. Nous attendions ce moment depuis des années. Le Parti et la Patrie n'ont pas lésiné pour nous accorder les moyens nécessaires. A nous maintenant de savoir les employer pour asseoir pour toujours le camp socialiste dans les limites qui devraient être les siennes en Europe depuis 1917, en attendant de les étendre à tout l'univers.

Cette offensive vise à devancer une agression de l'OTAN dont nous savons qu'elle est imminente. Les données essentielles de cette opération globale, politique, psychologique, idéologique et militaire, ont été fixées par le Politburo: nous n'emploierons pas en premier l'arme nucléaire. Nous avons cinq jours pour réaliser l'essentiel des opérations militaires; la consolidation viendra après et ne nous regarde pas. Nos objectifs géographiques sont Anvers et Rotterdam pour le front Nord, Brest et La Rochelle pour le front Centre. Ces objectifs seront atteints avec nos seuls moyens classiques et doivent priver les Alliés de toute possibilité de riposter avec leurs armes nucléaires.

Les armées des États démocratiques frères seront engagés à H + 5 seulement, quand l'effet de surprise initial aura été obtenu. Cet effet de surprise, c'est la clé de la réussite: il postule un secret absolu, dont vous répondrez chacun sur votre tête. Les trois officiers que vous avez amenés chacun avec vous.•, sont consignés ici, comme vous-mêmes, jusqu’à nouvel ordre. Interdiction de communiquer avec l'extérieur; vos familles seront prévenues par mes soins.

L'effet de surprise sera obtenu par divers moyens. D'abord, il faudra veiller à ce que les préparatifs d'offensive soient masqués par l'activité classique des

manœuvres d'été du Pacte. Cette année, ces manœuvres s'appelleront « Moisson Rouge ». Aucune mobilisation, ni concentration d'aucune sorte à partir d'URSS ne sont à prévoir à l'issue de ces manœuvres.

Seules seront donc engagées, dans l'opération « Moisson Rouge 2 », les trente divisions soviétiques stationnées face à l'Ouest. Elles seront appuyées par toutes nos unités aériennes et navales disponibles et par toutes nos formations aéroportées et héliportées.

Les préparatifs logistiques devront être soigneusement cachés; ce sont eux qui donnent en général l'alerte. Les unités terrestres auront 1 000 km de gazole et leur plein de munitions; cela doit suffire si les autres mesures que je vais évoquer maintenant portent pleinement leur effet.

L'opération sera précédée d'une campagne psychologique intense montée par le KGB et visant à distraire l'Occident: crise du pétrole au Moyen-Orient, recrudescence du terrorisme partout, détournement d'avions en série, marée noire gigantesque sur les côtes françaises et incendies de forêts, le tout accompagné de mouvements sociaux en Occident, lequel Occident sera d'ailleurs en vacances ...

Notre attaque elle-même commencera par une formidable action de neutralisation des moyens de commandement et de renseignement des Occidentaux, de façon à désorganiser leur riposte et à les démoraliser d'emblée. Participeront à cette opération nos unités de guerre électronique, l'aviation, les

Page 15: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

12

unités de missiles sol-sol tirant des charges classiques et les commandos. Alexeï Ivadinovitch, que proposes-tu en ce qui concerne ton domaine? Alexeï - En tant que chef de la guerre électronique, je porterai l'effort maximum sur le brouillage des

réseaux radio et des radars. Les gens de l'OTAN sont très dépendants de leurs transmissions et de leur électronique en général; ils seront perdus si, en pleine crise, j'arrive à les empêcher de communiquer. J'essayerai en outre de leur glisser quelques faux messages, comme les Israéliens ont souvent réussi à en faire passer aux Arabes.

En revanche, dans une telle ambiance de vitesse, je n'aurai pas le temps de repérer les PC adverses par radiogoniométrie. Tant pis. Pour ce qui est des gros radars d'aviation et des émetteurs modernes puissants, ils sont à l'abri du brouillage et il vaut mieux les faire attaquer par l'aviation ou les commandos.

Le chef d'état-major - Boris s'en occupera. Boris Pavlovitch, quel est ton plan d'ensemble pour l'emploi de tes commandos?

Boris - Ce sera le jour de gloire pour mes gars qui s'entraînent depuis des mois à jouer aux «James Bond» dans le vide. Là, ils auront du pain sur la planche: les généraux commandants des grandes unités de l'OTAN à assassiner la nuit même de l'attaque, les entrées de bases et de casernes alliées à embouteiller, les relais hertziens et les oléoducs à faire sauter, et par-dessus tout, les avions à détruire sur les terrains de l'Alliance atlantique, et les rampes nucléaires à plastiquer au nid.

Beaucoup de mes gens sont déjà à l'Ouest et ils connaissent bien leur affaire. Ça marchera, d'autant plus que j'ai réussi à infiltrer, en RFA et en France, des véhicules civils chargés de similifûts de 200 litres qui sont des réservoirs chargés d'un explosif nouveau.

Point capital: J'ai besoin de connaître les zones de tir de notre aviation et de nos missiles pour éviter les méprises. Je demande aussi l'aide de la marine sur les côtes car je ne pourrai satisfaire à tous les besoins en sabotage.

Le chef d'état-major - D'accord. Camarade amiral, qu'est-ce que tu proposes? L'amiral - Je prévois la dépose de commandos marine par sous-marins près des principaux ports alliés

pour faire sauter des navires et des installations à l'heure H ... Je déclencherai ailleurs des tirs de roquettes à partir de sous-marins en surface; cela mettra une belle

pagaille dans les ports de la Manche et de l'Atlantique. En mer du Nord, je monterai des raids de vedettes dans les estuaires pour canonner tout ce qui bouge et tout ce qui flotte.

Tout cela complétera l'action principale menée par nos sous-marins et notre aéronavale contre la navigation alliée, dès l'heure H, ainsi que la conquête des détroits baltes par nos fusiliers marins. En tout cas, je peux garantir que le paysage côtier sera plutôt animé entre Bordeaux et Hambourg ... Voilà.

Le chef d'état-major - Merci. Nous réserverons, ces jours-ci, des séances spéciales de travail à la coopération Air/Terre et aux réactions nucléaires à prévoir si les Alliés contre-attaquent « à l'atome », ce qui me paraît à exclure si nous progressons assez vite. Tout dépendra donc de la vitesse et de la pro-fondeur des percées blindées. Dimitri Sergeïevitch, quel est ton plan à cet égard?

Dimitri (Jeune général commandant du Front Centre, quarante-six ans) - Je voudrais atteindre le Rhin en deux jours. Pour cela, je mettrai le paquet dès le débouché en prenant de gros risques vis-à-vis de l'Atome: un assaut héliporté sur tous les points clés de la frontière et des vagues de chars de 50 engins au kilomètre pour saturer les défenses éventuelles adverses, avec un appui aérien massif. Si ça résiste, je fais écraser les défenseurs par l'artillerie et les «orgues de Staline »(1) et je fais déborder les résistances par en haut, je veux dire par des unités héliportées sur les arrières adverses. Je fais aussi intervenir mes hélicos de combat sur les flancs des unités blindées adverses.

Attaqués de front par les chars et les fusiliers montés sur BRDM (2), écrasés par les obus, menacés sur leurs arrières et leurs flancs, je ne donnerai pas cher des quelques bataillons alliés qui auront réussi à se mettre sur pied dans la pagaille créée par les commandos de Boris. Si ça coince quelque part, je n'hésite pas à tirer mes armes chimiques. Cela gênera un peu mes équipages mais ils sont entraînés aussi pour cette éventualité.

Le chef d'état-major - D'accord sur tout mais je te rappelle que tu n'as pas l'initiative d'emploi des armes chimiques. Tu dois attendre mes ordres pour les utiliser. Pour la percée proprement dite, j'ai besoin d'au moins trois ou quatre colonnes profondément enfoncées dans le territoire allemand, puis franco-belge, de façon à disperser les réactions adverses et à empêcher une riposte atomique éventuelle;

Page 16: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

13

l'imbrication sera d'ailleurs notre meilleure sauvegarde. Dimitri - En effet, si nos unités sont enfoncées en coin dans le territoire allié, jamais les gens de l'Ouest

n'oseront utiliser leurs armes nucléaires. Pour tes percées, j'ai deux idées essentielles. La première, c'est d'utiliser au maximum le réseau d'autoroutes. À propos, il faut que le KGB organise dès à présent à l'Ouest une action psychologique intense sur les dangers des autoroutes en temps de guerre, de façon que je ne les trouve pas encombrées par des milliers de voitures de réfugiés. Je compte aussi sur notre aviation pour canonner tout ce qui roulera devant mes chars de tête ...

Deuxième idée, lâcher mes GMO (3) dès la rupture initiale; alléger au maximum les unités constituées d'un cocktail de chars, de transports de troupes blindés, d'artillerie, de sapeurs et de défense contre avions et les faire accompagner par des hélicoptères chargés de commandos capables de saisir des ponts en avant de nos blindés si l'aviation a repéré quelque chose de suspect.

Le chef d'état major - Et les paras?

Dimitri - Je n'hésiterai pas à te demander de larguer plusieurs divisions aéroportées sur le Rhin dès que la percée sera bien entamée. Avec un appui aérien substantiel, elles seront assez fortes pour empêcher tout franchissement Ouest-Est par l'adversaire français.

Si ça marche bien, je pourrais même me payer le luxe de faire saisir les passages du Rhin par mes propres unités héliportées, gardant nos paras pour le coup de grâce en profondeur, surtout si, par exemple, nous avons à aider la mise en place d'une démocratie populaire à Paris.

Le chef d'état-major - Merci. Au niveau des principes, c'est très clair. Pour conclure, dis-nous ce qui pourrait faire échouer ton plan.

Dimitri - Compte tenu du rapport des forces militaires et psychologiques largement en notre faveur, je pense qu'en dehors d'une réaction nucléaire adverse sur laquelle nous faisons l'impasse, les deux causes d'échec envisageables sont:

1/ La capacité des troupes de l’OTAN de se défendre sur la frontière même, d'où la nécessité d'empêcher leur mise sur pied opérationnelle dans les garnisons et de prendre d'assaut à revers les postes frontières par héliportages.

2/ La capacité des Occidentaux de faire intervenir très rapidement leurs avions et leurs hélicoptères d'une part, les troupes françaises d'autre part, d'où la nécessité de neutraliser d'abord les bases, les radars et systèmes de guidage air des Alliés, ensuite de créer des ennuis aux Français, sur leur territoire et sur le Rhin. Leurs armes nucléaires tactiques seront bien entendu les premiers objectifs à éliminer, puis, en second lieu, leurs avions et hélicoptères sur leurs terrains.

Le chef d'état-major - Ce sont aussi mes conclusions : nous ne réussirons notre mission sans risquer de réaction nucléaire que si nous jouons notre affaire comme un coup de main à effectifs relativement réduits - à l'israélienne - et sans préparatifs logistiques visibles.

A cet égard, je compte demander à l'aviation un effort massif pour ravitailler par air, initialement à partir d'URSS, les troupes engagées au sol, l'Aeroflot étant évidemment dans le coup avec tous ses moyens.

Vous en savez maintenant assez. Vous avez trois jours pour établir vos plans généraux que vous me soumettrez. J'ajoute que la date choisie pour «Moisson Rouge phase 2» est le 15 août, ou du moins la nuit du 14 au 15 ... Le 15 août, c'est la date à laquelle toutes les filles de l'Europe sont au mieux de leur bronzage ... (rires ... ).

Allez, camarades, bon travail. Et rappelez-vous qu'il ne s'agit pour nous pas moins que de donner au socialisme une assise européenne digne de lui. Merci ...

.. . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . .. Moi - Voilà, le film est fini. Qu'en penses-tu? Marie-Anne - Je suis, une fois de plus, abasourdie à la pensée que cela pourrait se passer comme cela.

J'imagine, comme on l'a reproché l'autre jour à Yves Montand dans «La guerre en face », que tu forces la note pour les besoins de ta démonstration.

Moi - J'ai en tout cas essayé de restituer les idées essentielles que l'on prête aux Soviétiques, connaissant leur doctrine et leurs moyens.

Qu'est-ce qui se passerait en réalité? Je n'en sais rien. Tout dépendrait de la capacité des Alliés à identi-

Page 17: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

14

fier des indices d'attaque (les Américains disent être sûrs d'y parvenir mais, en 1973, les Israéliens se sont laissés surprendre sur le canal de Suez, alors que les divisions égyptiennes d'attaque n'étaient qu'à quel-ques dizaines de mètres de leurs avant-postes ... ). La résistance immédiate des unités de l'avant représente pour moi la clé de la défense.

Les troupes américaines et anglaises sont composées de soldats de métier, bien armés et entraînés, mais qui n'ont jamais vu le feu. La Bundeswehr est constituée d'appelés, très bien équipés aussi mais quelque peu sensibles sur le plan psychologique. Les autres Alliés me semblent moins bien équipés et motivés.

Certes, les uns et les autres se battraient sur un terrain qu'ils ont pu reconnaître dans le détail et aména-ger.

La question de leur disponibilité immédiate et de leur déploiement instantané se pose cependant, surtout pendant les fins de semaine, a fortiori un 15 août ... Combien de temps faudrait-il pour mettre les unités sur pied, sous les bombes, malgré des communications perturbées, des incendies sur les parkings et des chefs assassinés? C'est la question.

L'armée soviétique n'a jamais vu le feu non plus, à quelques exceptions près. Un livre récent la présente comme un trompe-l'œil, où les chefs seraient incapables, les soldats ivrognes et le matériel fragile. Je crois que c'est très exagéré. Pour moi, les unités stationnées en RDA, celles-là au moins, sont bien équipées, très disciplinées et motivées, avec des chefs jeunes et pleins d'allant. Le degré de fidélité des troupes satellites sous le feu est plus aléatoire.

Certes, il est difficile d'imaginer que tout soit parfait dans un organisme aussi volumineux et aussi différencié que l'armée soviétique, surtout lancée dans une opération aussi délicate à orchestrer que celle-ci: il y a sûrement des points faibles quelque part, surtout quand on connaît les faillites générales de l'organisation et de l'économie socialistes. Cela dit, il faut savoir qu'en URSS, tout ce qu'il y a de mieux est pour l'armée, hommes et équipements. Je crois donc que les responsables soviétiques pourraient, un jour donné, considérer le rapport des forces en Allemagne comme favorable pour eux, d'où le risque pour nous d'être confrontés à une situation où nous jouerions littéralement «contre la montre », nos alliés de l'Alliance et nous ...

Marie-Anne - Que pourrait faire Alain dans cette galère, au sein de son régiment de chars stationné sur les bords du Rhin, à 200 km du Rideau de Fer?

Moi - Bonne question. En fait, il constitue, avec ses copains des trois divisions blindées des forces françaises d'Allemagne, une réserve d'intervention en deuxième ligne de l'OTAN .. et les deuxièmes lignes, au rugby comme à la guerre, c'est très important.

Les régiments stationnés en Allemagne fédérale sont d'abord là pour matérialiser concrètement, au plan politique, la solidarité de la France avec ses alliés, notamment avec la RFA.

Nos autres troupes, comportant notamment deux divisions d'infanterie (DI) et trois divisions blindées (DB), plus la Force d'Action Rapide, toutes stationnées en métropole, sont également susceptibles de s'engager en Allemagne en cas de crise, sur ordre du gouvernement, avec l'appui des avions de la Force Aérienne Tactique (FATAC).

C'est même pour marquer cette possibilité et pour souligner l'intérêt ressenti par la France pour la défense de la RFA que le commandement de la Première Armée française a été installé sur le Rhin même, à Strasbourg. Cette armée qui regroupe les DB et les DI dont je viens de parler, celles de RFA et de métropole, représente l'essentiel de notre armée de terre en matière de puissance de feu conventionnelle sous blindage.

C'est aussi pour souligner la possibilité de notre engagement au-delà des frontières que notre gouverne-ment vient de créer une Force d'Action Rapide (FAR). Elle comporte cinq divisions de très bonnes troupes. Parmi elles, figure, comme fer de lance, une division à base d'hélicoptères susceptible d'être jetée en avant dès l'alerte. Elle pourrait être renforcée, par voie aérienne, par notre division parachutiste, puis, ultérieurement, par les trois autres divisions «sur roulettes ».

Je saisis cette occasion pour te dire que cette Force d'Action Rapide, composée en majorité de soldats professionnels, constitue en même temps notre réserve mobile d'intervention outre-mer.

Pour revenir à l'Europe, le fait de lancer cette FAR en Allemagne constituerait surtout un geste politique et psychologique. S'il s'agissait d'une action militaire décisive face à une offensive soviétique

Page 18: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

15

massive, nous devrions engager tous nos moyens, c'est-à-dire la Première Armée et la FAR ensemble, appuyées par tous les avions de notre armée de l'air.

Marie-Anne - Il était temps que tu me parles d'aviation. Je note aussi que tu n'as pas beaucoup évoqué le rôle de la marine soviétique.

Moi - Je répare immédiatement cette grave lacune. La puissance navale soviétique est un élément nouveau de l'équilibre des forces dans le monde. La marine rouge y a désormais le deuxième rang en ton-nage et le premier en nombre de bâtiments (1 700 navires de combat). Ses bateaux sont modernes et redoutablement armés. Elle comporte, depuis peu, deux éléments qui lui permettraient, le cas échéant, de porter la guerre au loin: des navires porte-aéronefs et des unités amphibies de fusiliers marins. Cette flotte militaire contrôle et utilise la marine marchande et les flottilles de pêche d'URSS. Toutes les trois sont présentes actuellement sur toutes les mers du monde.

Marie-Anne - Et aussi dessous, j'imagine? Moi - Oui. Comme je te l'ai déjà dit, ses 90 sous-marins nucléaires lanceurs d'engins représentent un

danger redoutable pour l'Amérique et l'Europe. Certains d'entre eux sont de véritables monstres marins très rapides et très sophistiqués. Quant aux 300 sous-marins d'attaque, dont beaucoup sont à propulsion nucléaire, ils sont capables de semer la terreur sur les routes maritimes en coulant nos pétroliers et nos cargos et en minant nos ports. Certes, les flottes alliées sont organisées en priorité pour la chasse aux sous-marins mais la mer est grande et, là comme ailleurs, l'avantage reste à l'offensive.

Marie-Anne - Et pour l'aviation? Moi - Une action militaire au sol n'est plus concevable depuis 1940 que sous un parapluie aérien au

moins local et passager. C'est pourquoi, on peut être préoccupé aussi par le danger qui vient du ciel. Marie-Anne - Le danger qui vient du ciel? Moi - Oui, l'URSS a des quantités d'avions et d'hélicoptères de combat, techniquement très réussis les

uns et les autres. De plus, ses vieux coucous, ses aéronefs déclassés, semblent maintenus en service pour faire nombre et

saturer nos armes antiaériennes. Cette supériorité aérienne en Europe est d'autant plus inquiétante que les défenses sol/air soviétiques sont également formidables et que nos propres avions auraient fort à faire avec les dangereux missiles SAM et avec ces fameux canons automatiques quadruples qui accompagnent les chars et qui ont mis «au tapis» tant d'avions israéliens au début de la guerre du Kippour ...

Cela dit, et pour en revenir à un éventuel engagement de notre part en RFA, moins on est fort et plus on doit concentrer ses moyens et éviter le combat des Curiaces ... Je répète que je ne vois donc une intervention française en Allemagne significative que sous une seule forme: tous nos moyens air et terre réunis et capables de passer instantanément à l'emploi des armes nucléaires tactiques, des ANT.

Marie-Anne - Qu'est-ce que cela, les ANT? Le général Dimitri en parlait tout à l'heure. Moi - En plus des armes nucléaires que j'ai déjà évoquées, armes anti-cités pour menacer les grandes

villes adverses ou anti-forces comme ces SS 20 qui sont capables de pulvériser nos bases à 5000 km de distance, on a inventé des armes plus petites capables d'intervenir à 100 ou 200 km sur le champ de bataille, c'est-à-dire contre les char adverses en mouvement. On les appelait depuis vingt ans «armes nucléaires tactiques» (ANT), mais le vocable «préstratégique» vient d'apparaître en France pour bien montrer qu'il s'agit d'un niveau intermédiaire entre l'engagement éventuel du char d'Alain et la «frappe sur Moscou ».

Marie-Anne - Ces armes existent-elles aussi dans les autres armées? Moi - Oui, les ANT existent, sous forme de bombes ou de missiles, en URSS et aux USA. Chez nous

aussi, où elles sont confiées à certains escadrons de l'armée de l'air et à plusieurs régiments d'artillerie «en kaki» qui mettent en œuvre des missiles Pluton à tête nucléaire.

Marie-Anne - C'est une folie de confier des armes pareilles à des soldats qui ne doivent rêver que de «faire joujou» avec!

Moi - Rassure-toi, toutes dispositions sont prises pour que, comme dans le cas des missiles du plateau d'Albion, des avions et des sous-marins, seul le Chef de l'Etat puisse faire déclencher le tir. L'emploi de ces armes constituerait donc, entre ses mains, un moyen d'avertissement supplémentaire, un degré d'escalade de plus.

Page 19: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

16

Marie-Anne - Et quel degré d'escalade! En fait, il s'agirait de mettre le doigt dans la spirale fatale, celle qui pourrait nous amener à un «Hiroshima mondial ».

Moi - Tu as bien compris le mécanisme de la discussion. On espère que la présence, complémentaire dans notre arsenal, des chars, des hélicos, des ANT et des armes nucléaires stratégiques nous fera apparaître «incomestibles» aux yeux de l'adversaire ...

Marie-Anne - Encore faut-il qu'il nous prenne réellement au sérieux, car la force n'a d'intérêt dissuasif que si l'on donne l'impression de vouloir s'en servir le cas échéant. C'est Mao, je crois, qui parlait de «Tigres de papier ».

Moi - Tu mets le doigt sur l'essentiel. Tout se tient: notre arsenal nucléaire n'est crédible que si nos guerriers du temps de paix sont en permanence prêts à sauter dans leur char ou leur hélico pour réagir à une attaque brusquée adverse, qui nous prendrait par surprise.

Il n'est crédible que si nos soldats ont le courage voulu pour risquer leur peau (même s'ils sont amou-reux, Marie-Anne ... ). Il n'est crédible que si, à Paris et dans les autres grandes villes, les femmes et les fiancées ne se paniquent pas, que si les fauteurs éventuels de désordre, voire de trahison, sont mis hors d'état de nuire ... et que si les installations vitales sont maintenues à l'abri des coups des saboteurs ... Mais l'essentiel me paraît être le moral des soldats et celui des populations, car si ses armées faiblissent et si les arrières flanchent, il faudrait une grande force d'âme au Chef de l'Etat pour «appuyer sur le bouton ».

Marie-Anne - Mais, pour revenir à Alain, à quoi sert-il? Moi - Sur un plan psychopolitique, il contribue - en tant qu'appelé - à incarner littéralement l'Esprit de

Défense en impliquant dans cette défense la population, c'est-à-dire pour commencer ses parents et toi ... Marie-Anne - Ça me fait une belle jambe! Moi - La preuve, c'est que tu n'as commencé à t'occuper de la Défense que quand Alain a reçu sa

feuille de route, j'en suis témoin. Mais je continue ... Je vais peut-être heurter ta sensibilité, mais c'est ainsi. Comme tireur sur un char, il assure le service d'un matériel qui contribue à la dissuasion. Il tient donc sa place dans notre système de défense. En outre, en étant prêt à verser son sang dans son char pour contribuer à arrêter le premier échelon soviétique au-delà du Rhin, il empêche qu'on prenne la menace d'emploi de nos armes nucléaires pour du bluff.

Chacun doit savoir, de part et d'autre du «Rideau de Fer», qu'en lâchant sa Première Armée et sa FAR et que si «ça saigne », la France joue son va-tout; elle ne peut, et très vite, qu'en venir qu'aux extrêmes.

Marie-Anne - C'est cruel, mais je comprends mieux ... Mais pourquoi ne nous a-t-on jamais dit tout cela?

Moi - On ne l'a peut-être pas dit aussi cru mais on l'a dit, me semble-t-il. Ce n'est d'ailleurs pas à l'armée de justifier son existence. Mais, attention. Sur le plan politique, tout le monde, dans notre camp, n'est pas d'accord sur cette façon de voir.

- En Allemagne, certains récusent l'emploi des ANT parce qu'ils savent que nos armes et les armes homologues US, bien plus nombreuses, risqueraient de tomber sur leur territoire.

- En Amérique, on craint que l'emploi des ANT en Europe n'amène vite la riposte stratégique soviétique sur les USA.

Marie-Anne - En somme, on a peur de mourir au Texas parce que le président aura fait tirer des armes nucléaires tactiques devant Hambourg. Ce qui me frappe, c'est que, dans ces affaires, le «psycho» inter-fère en permanence avec la technique.

Moi - C'est vrai. C'est la caractéristique de notre époque. Marie-Anne - Autre chose. Que sont ces armes à neutrons dont j'ai entendu parler? Moi - Ce sont des armes nucléaires tactiques d'un genre spécial. Elles sont dites «à radiation renfor-

cées »(4), c'est-à-dire qu'en explosant, elles donnent moins de chaleur, de lumière et de souffle qu'une arme nucléaire normale. Elles font donc moins de dégâts sur les constructions mais elles crachent davantage de ces radiations mortelles qui passent à travers le blindage des chars. Pour nous, ce serait donc une excellente arme pour combattre les chars du général Dimitri, défilant serrés comme des harengs sur les autoroutes.

Marie-Anne - Est-ce qu'on en a, de ces merveilles-là ? Moi - À ma connaissance, non. Les Soviétiques ont orchestré, il y a dix ans, un tel battage pacifiste

pour contrer ces armes qu'on semble avoir renoncé à en fabriquer en Occident, encore qu'on sache, sans

Page 20: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

17

doute, comment les faire. Marie-Anne - Encore une preuve du mélange du psycho, de la technologie et de la stratégie. Pour moi,

c'est l'idée essentielle que je tire de notre conversation. Moi - Avec l'explication du rôle d'Alain, je pense ... Marie-Anne - Oui, bien sûr. Mais, dis-moi, tu y crois, toi, à cette attaque éclair menée par les chars du

«général Dimitri », les hélicos, les commandos d'assassinat, les armes chimiques et le reste? Moi - J'y crois, en tout cas, plus qu'au bombardement nucléaire «bille en tête ». Je te répète que les

Soviétiques peuvent un jour parier sur notre inaptitude à réagir à temps - et tenter le coup. Il faut donc nous préparer, sur tous les plans, à cette éventualité ... de façon à la rendre moins plausible ... Il ne faut pas non plus trop nous monter la tête et croire qu'une crise internationale précédera obligatoirement l'invasion. Notre adversaire a le culte du secret. Il connaît bien les mœurs politiques feutrées de nos démocraties. Il contrôle son opinion publique. Il peut donc avoir intérêt à nous refaire le coup de surprise de Pearl Harbor.

Cela dit, le risque d'escalade est tel qu'il devrait dissuader Moscou de «jouer avec le feu ». Mais, tu l'as vu, les Soviétiques ont tous les moyens voulus pour lancer l'opération «Moisson Rouge»

«pour de vrai ». C'est sans doute, à leurs yeux, une estimation du risque, du genre coût/efficacité. Marie-Anne - Pour le moment, ils ont bien d'autres fers au feu et j'aimerais bien que tu m'en parles de

ces fers-là ... Moi - D'accord. À un de ces jours. 1.Lance-roquettes multiples. 2.Véhicules blindés amphibies de transports de troupes qui accompagnent les chars.

3.Groupement de Manœuvre Opérationnel, masse blindée destinée, selon la doctrine soviétique, à exploiter en profondeur après percée.

4.Ou à effets collatéraux réduits.

Page 21: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

18

«L'ORCHESTRE ROUGE» OU LA GUERRE SOUTERRAINE Marie-Anne - Vous m'étonnez, vous les experts militaires, avec vos comptes d'apothicaires concernant

le prétendu rapport de forces Est-Ouest. En fait, nous ne devons pas savoir grand-chose sur ce qui se passe à l'Est. Or, n'est-ce pas précisément ce qui est caché qui est inquiétant?

Moi - C'est vrai. Encore que, de nos jours, on puisse savoir beaucoup de choses sur les forces armées grâce aux photos prises par les satellites, de ce que l'on peut photographier au moins ...

Il reste qu'à l'Est, je te l'ai déjà dit, tout est a priori secret, depuis le plan des villes jusqu'au budget militaire. Ce goût du secret, hérité des tsars, a été considérablement développé par les marxistes. Le secret fait maintenant partie du système, au point que les statistiques, même les plus anodines, sont truquées et que la presse ne fait état ni de faits divers, ni des cataclysmes

naturels ... C'est une raison de plus - je te l'ai déjà dit - pour craindre que d'éventuelles mesures de désarmement ne puissent être contrôlées à l'Est, le cas échéant, comme il serait nécessaire de le faire.

En outre, les Soviétiques pratiquent excellemment l'art d'entourer la vérité d'une «fumée» telle que nous surévaluions leurs forces quand cela les arrange et que nous les sous-évaluions dans le cas contraire. C'est ainsi qu'ils dissimulent farouchement tout ce qui touche à leurs recherches de pointe...

Marie-Anne - Et, à plus forte raison, j'imagine, tout ce qui relève des services secrets? Moi - Évidemment, mais plusieurs membres de ces services sont passés à l'Ouest. Ils nous ont révélé

beaucoup de choses sur leur maison, ce qui a permis à des spécialistes, le Britannique Barron par exemple, d'écrire de volumineuses études sur le KGB.

Marie-Anne - Et que faut-il en retenir? Moi - D'abord, que la réalité dépasse de loin la fiction. Je veux dire, tout ce que les romanciers ont pu

imaginer de plus noir. En plus de son formidable potentiel militaire visible, le bloc de l'Est dispose d'un énorme système offensif clandestin, un véritable «Orchestre Rouge» pour rappeler le nom de ce réseau d'espionnage soviétique de 1 944 qui a fait tant de mal à Hitler.

Ce système fonctionne d'ores et déjà sur toute la surface du globe. Il est animé par le GRU, le service de renseignements des forces armées soviétiques, et par le

KGB. Cette formidable quatrième armée de l'URSS comporte 90000 spécialistes ayant rang d'officiers et 500000 autres personnes. En plus de ses tâches de sécurité intérieure, le KG B a une activité clandestine au-delà des frontières d'URSS. Elle occupe actuellement chez nous, Occidentaux, une dizaine de milliers de permanents.

Marie-Anne - Et sait-on ce que font ces 10000 personnes? Moi - Elles mènent contre nous une redoutable bataille. silencieuse qui constitue l'un des volets

majeurs de la stratégie soviétique. Marie-Anne - Est-ce que c'est le KGB qui contrôle et qui anime les partis communistes de ces pays? Moi - Non, ce n'est pas si simple. Tu sais déjà que la stratégie soviétique d'ensemble est définie par le

Comité central du Parti communiste de l'Union Soviétique, représenté notamment par le Politburo. C'est à cet échelon que les responsabilités sont réparties entre les «Partis frères », animés par le Département international du Comité central et des organismes purement soviétiques, comme le KG B. Ce dernier mène, chez nous notamment, cinq types d'action clandestine.

Marie-Anne - Lesquelles? Moi - D'abord, le contre-espionnage et la surveillance des personnels soviétiques qui vivent à l'étran-

ger. Ensuite, l'espionnage sous la quadruple forme de la recherche de renseignements politiques, économiques, militaires et techniques. Le KG B est également responsable des «mesures actives », c'est-à-dire de tout ce qui relève de l'intoxication, de la désinformation et de l'influence, notamment vis-à-vis des médias occidentaux. Enfin, il recrute des agents pour accomplir les différentes missions précédentes. Toutes ces opérations sont relativement décentralisées et confiées à un responsable qui se trouve dans chaque ambassade d'URSS et que l'on appelle le Résident du KGB, indépendant de l'ambassadeur.

Marie-Anne - Et le cinquième type d'action? Moi - Il est au contraire téléguidé directement de Moscou, car il s'agit de domaines très pointus,

comme «l'agitation» (c'est-à-dire l'organisation de mouvements sociaux), la préparation et l'exécution de sabotages et les «affaires mouillées », ce qui signifie, en argot du KGB, l'élimination physique de certains

Page 22: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

19

adversaires. Marie-Anne - C'est à la fois passionnant et effrayant. Que sait-on au juste sur l'espionnage? Moi - L'espionnage est un volet très important de l'activité des services secrets de l'Est. Nous savons

que les trois quarts des effectifs des ambassades et consulats des pays du Pacte de Varsovie sont constitués d'officiers du KGB et du GRU. Il en va de même des agences commerciales ou touristiques soviétiques, des banques et organismes culturels, y compris ceux qui dépendent de l'ONU, comme l'UNESCO et ses filiales.

Tous ces· dangereux personnages bénéficient ainsi d'une «couverture» qui leur assure une certaine honorabilité et, le cas échéant, l'impunité. En fait, ils ne sont chez nous que pour recueillir des renseignements, manipuler des agents ou se livrer à diverses activités clandestines.

Les Soviétiques excellent dans l'art de l'espionnage. Ils ont accompli de véritables exploits dans ce domaine pendant la Deuxième Guerre mondiale, et ils

continuent aujourd'hui d'essayer de gagner, dès le temps de paix, et par tous les moyens, la bataille du renseignement.

Sur le plan militaire, c'est le G RU qui s'occupe de ces affaires, et quand on expulse l'un de ses représentants trop zélé (par exemple, un officier qui est surpris en train de voler une petite pièce d'avion au Salon du Bourget. .. ), il est aussitôt remplacé par quelqu'un qui parle aussi un excellent français et qui a été préparé, de longue date, à exercer son métier chez nous.

Marie-Anne - Ils parlent bien le français? Moi - Oui. La qualité de l'enseignement des langues dans les pays de l'Est est remarquable. Il faut aussi

insister sur le soin apporté à la formation de tous ces spécialistes. On ne s'improvise pas espion, en URSS moins encore qu'ailleurs ...

Marie-Anne - Que fait le Résident du KGB à Paris? Moi - Il coordonne l'action de ses différentes sections et l'activité en France des services secrets des

pays du Pacte de Varsovie. Ces derniers collaborent en effet aux missions d'espionnage, pour répartir les risques et dérouter notre surveillance. Ils sont très actifs et nos liens historiques avec les pays slaves et danubiens facilitent sans doute leur travail.

Marie-Anne - Sur le plan militaire, qu'est-ce qui intéresse particulièrement ces espions? Moi - Ils recherchent tout ce qui concerne nos armées; ils suivent, sans permission, nos exercices et

manœuvres. Ils écoutent nos réseaux de transmission. Ils essaient de se procurer les plans de nos éventuelles opérations et de nos armements.

N'est-il pas frappant de constater combien l'avion supersonique Tupolev ressemble à notre Concorde? Combien le récent missile antichar soviétique imite notre Milan ? ...

Marie-Anne - Et l'espionnage scientifique? Moi - Les Rouges investissent énormément dans ce domaine. Une section spéciale du KGB est respon-

sable de la recherche sur la haute technologie dans chaque pays développé. Il existe même, à cet usage, un questionnaire établi par l'Académie des Sciences de l'URSS. Ces messieurs considèrent, en effet, qu'il est plus rentable de se procurer des plans tout faits ou des échantillons, que de se livrer à des études et à des essais nécessairement longs et coûteux. En volant nos secrets, ils gagnent du temps et de l'argent. Cela leur permet aussi de vérifier leurs propres études, lesquelles sont souvent d'un très bon niveau mais en retard par rapport aux nôtres, sauf dans certains domaines, comme la métallurgie des métaux rares.

Marie-Anne - Qu'est-ce qu'ils recherchent? Moi - Tout, absolument tout. Ils ont une véritable boulimie d'informations techniques, surtout, je te l'ai

dit, dans les secteurs de pointe: informatique (matériel et logiciels ), électronique et astro-aéronautique ... Je dois d'ailleurs dire que, là encore, nous leur facilitons beaucoup la tâche. Les chercheurs et les

industriels occidentaux, lorsqu'il s'agit de la protection du secret technique, se comportent trop souvent comme des enfants. En plus des réalisations achetées officiellement par l'Est pour être copiées, en plus des plans volés ou photocopiés frauduleusement par des agents, beaucoup d'informations classées secrètes sont exportées par inadvertance ou imprudence ...

Marie-Anne - Il est sans doute difficile, dans une grande entreprise, de surveiller toutes les poubelles ... Je ne pensais pas que le renseignement et le secret avaient autant d'importance pour la Défense. Mais

tu as parlé de l'élimination physique de certaines personnes ...

Page 23: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

20

Moi - Cela arrive. Il y a, en Occident et en France même, des personnes qui sont des « menaces vivantes» pour l'URSS et ses alliés, notamment des réfugiés ou des transfuges « qui en savent trop long». Pour abattre ou enlever certains de ces personnages, les services secrets de l'Est se donnent parfois beaucoup de mal, utilisant des équipes spécialisées, des tueurs d'occasion recrutés spécialement dans les milieux de la pègre et du terrorisme.

Leurs moyens - sont aussi redoutables que variés, depuis le pistolet à silencieux, l'explosion d'un colis ou d'une voiture piégés ou «l'accident d'auto », jusqu'à des armes faciles à utiliser dans le métro ou dans la rue, comme la piqûre d'acide cyanhydrique (qui ne laisse aucune trace et dont on confond les' effets avec un banal infarctus). Le «nec plus ultra» des laboratoires du KGB est l'imparable injection de thallium radioactif.

Inutile de dire que, face à de tels dangers, les services occidentaux ont du pain sur la planche, d'autant plus que, de nos jours, la frontière est très floue entre le terrorisme et l'assassinat politique.

Marie-Anne - Je me rappelle qu'une émission de télévision sur ce sujet a fait grand bruit, provoquant les protestations d'un pays de l'Est, pourtant réputé pour sa dureté dans ce domaine

Moi - Et pourtant, l'un de mes amis, officier français en missi9n officielle dans ces régions, a été victime d'un accident d'auto mortel bien étrange ...

Marie-Anne - Existe-t-il des liens entre le KGB et le terrorisme international? Moi - Les militants révolutionnaires de l'IRA, du FNLC, de l'ET A, les Palestiniens, les Iraniens, les

Kanaks, peut-être, ont appris leur sale métier à Cuba, en Libye ou en Syrie, aux côtés des membres des Brigades rouges ou de la Bande à Baader ..

Cela dit, on ne peut pas imputer aux services de la place Dzerjinsky à Moscou la totalité des meurtres et attentats accomplis en Occident. La politique internationale se mêle parfois au crapuleux et au simple besoin de nuire pour déstabiliser les pays du Monde libre ... Mais les méthodes sont souvent identiques, les armes souvent les mêmes, les hommes fréquemment interchangeables ... Finalement, c'est le bloc de l'Est qui ramasse les dividendes. Mais je t'en parlerai plus à loisir une autre fois.

J'ajoute, cependant, à propos de dividendes, qu'on peut craindre qu'une partie des hold-up qui sont accomplis chez nous ne servent à financer des réseaux terroristes, eux-mêmes commandités à l'Est.

Marie-Anne - Tu as parlé de recrutement d'agents. Comment s'y prennent-ils? Moi - Les Soviétiques sont très actifs pour trouver ce genre d'individus; ils les sélectionnent selon plu-

sieurs critères. Ils recherchent des hommes et des femmes qui soient « achetables » et qui ont de gros besoins d'argent,

ou des sympathisants idéologiques qui seront flattés de travailler pour l'URSS, ou encore des êtres faibles que l'on piège littéralement et qu'on amène, peu à peu, à travailler sous la contrainte, c'est-à-dire à trahir leur pays.

Marie-Anne - Comment cela? Moi - Il y a des scénarios classiques. Celui de la secrétaire qui travaille en Occident, dans un secteur

sensible. Célibataire attardée qui s'ennuie, elle tombe amoureuse d'un beau garçon qu'elle a rencontré fortuitement et qui se révèle être un «officier traitant» du GRU ou du KG B ... Celui du diplomate qui fait «par hasard» la connaissance d'une belle fille et qu'on fait chanter ensuite, avec des photos compromettantes. Il est difficile de se dégager de l'étreinte des services secrets, une fois qu'on a mis le doigt dans l'engrenage.

Marie-Anne - Je comprends. Parle-moi un peu de ceux qu'on appelle les agents d'influence ou les «sous-marins ».

Moi - Aucun rapport. Un agent d'influence est une personnalité occidentale qui dispose d'un prestige suffisant pour agir sur notre opinion publique. Il n'est jamais officiellement communiste mais ses thèses, apparemment objectives, sont articulées de façon à servir les intérêts de l'URSS, dans des domaines tels que le pacifisme et le neutralisme. On les a vus à l'œuvre durant la crise des euromissiles et peut-être agissent-ils aussi, en ce moment même, pour contrer l'actuel infléchissement politique et stratégique de l'Occident, concrétisé par la Guerre des Etoiles.

Marie-Anne - Sont-ils payés par Moscou? Moi - Non. Ce sont souvent des utopistes, écrivains engagés, cinéastes ou hommes de télévision,

Page 24: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

21

artistes, personnalités religieuses. Ils sont malheureusement nombreux dans nos pays où Sartre et Jane Fonda ont fait école. Quand ils s'aperçoivent de leur erreur, tous n'ont pas le courage d'avouer qu'ils se sont trompés et qu'ils nous ont trompés.

Marie-Anne - Et les «sous-marins », alors? Moi - Ce sont, au contraire, des gens recrutés directement par l'URSS ou par les partis communistes

occidentaux pour renseigner sur l'organisme dans lequel ils travaillent à l'Ouest. Ils peuvent occuper des fonctions dans l'administration, l'industrie ou la recherche ... Peut-être y en a-t-il dans la police ou dans l'armée ... voire dans certains cabinets ministériels, comme on l'a vu en RFA. Ils sont souvent marqués politiquement à droite pour dérouter les soupçons.

Ces gens-là représentent, pour l'URSS, un investissement à long terme. Lis le roman Le Montage de l'écrivain russe Volkoff, et tu auras une bonne idée de leur cursus. Ils sont souvent recrutés dès l'université et peuvent être conservés «en sommeil» pendant des années, jusqu'à ce qu'ils occupent des postes importants. On les appelle alors des «taupes ».

Marie-Anne - Et il en existe réellement de ces «taupes» ? Cela paraît incroyable ... Moi - Bien sûr, y compris dans la haute administration. En France, condamné il y a trente ans pour haute trahison au profit de l'URSS, Georges Pâque était

chargé de rédiger un document sur les «Valeurs fondamentales du patriotisme français » ... C'était un comble ....

En Angleterre, Philby et Mac Lean occupaient des postes en vue. En Allemagne fédérale, Guillaume était en service au Cabinet même du chancelier fédéral. Et, tout récemment, on vient de démasquer, à Bonn, plusieurs taupes au sein de l'organisme fédéral de contre-espionnage. Mais des agents de haut niveau comme ceux-là sont très difficiles à identifier et à prendre sur le fait. ..

L'exemple le plus connu est celui de Sorge, diplomate nazi à l'ambassade allemande de Tokyo pendant la dernière guerre et remarquable agent soviétique, camouflé durant de longues années. De nos jours, il existe sans doute des centaines de Sorge, et Barron a écrit l'histoire étonnante de plusieurs d'entre eux.

Marie-Anne - Et que penses-tu de la guerre informatique et du roman Soft War1? Moi - Le scénario comporte une assez grande part de vraisemblance, au moins en ce qui concerne la

vulnérabilité de nos sociétés modernes, due essentiellement à la généralisation de l'informatique. Toute l'activité humaine dépend aujourd'hui des ordinateurs, lesquels sont très souvent interconnectés. Le roman évoque l'éventualité de glisser quelque part une fausse donnée qui empoisonne tout le système. Moi, je pense surtout à la possibilité pour l'adversaire de recueillir clandestinement des informations secrètes qui transitent sur nos réseaux de transmissions de données. II y a là, sans aucun doute, un nouveau champ d'action pour les espions modernes.

Marie-Anne - Les Soviétiques sont heureusement moins redoutables dans le domaine de la guerre économique.

Moi - Détrompe-toi. La preuve est faite que les Soviétiques connaissent et maîtrisent les lois de l'éco-nomie capitaliste. Récemment, ils ont jeté sur le marché boursier de grandes quantités de dollars et d'or pour limiter la hausse du billet vert. Ils savent spéculer quand c'est leur intérêt. Comme ils sont producteurs d'or et de diamants, les seconds dans le monde après l'Afrique du Sud, on peut craindre qu'ils ne cherchent un jour à déstabiliser nos économies en jouant à la bourse ...

Dans un autre domaine, celui de la navigation maritime, ils ont réussi à mettre en difficulté plusieurs compagnies occidentales en «cassant les prix» du marché mondial. Cela laisse mal augurer des perspectives concernant cette forme de «guerre douce » ... Le fait qu'ils aient, d'une certaine façon, barre sur nous en nous achetant du blé ou en nous vendant du gaz, complique encore le rapport de forces ... Mais tout cela nous éloigne de la guerre souterraine menée par le KGB et le GRU.

Marie-Anne - Tu ne m'as pas parlé du matériel qu'utilisent les espions? Moi - Les services secrets soviétiques disposent d'innombrables «joujoux» de précision qu'ils amélio-

rent sans cesse pour déjouer nos contre-mesures. On connaît leurs amplificateurs pour écouter les conversations à distance, y compris à travers une vitre, leurs appareils photos miniatures, leurs machines à coder et décoder les messages, leur attirail de cambrioleurs pour visiter discrètement les bureaux et violer les coffres-forts et, surtout, les micros dont ils font un emploi massif, notamment dans nos ambassades d'au-delà du Rideau de Fer ... On a même retrouvé des postes radios miniaturisés dans les talons de

Page 25: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

22

chaussures de plusieurs diplomates occidentaux qui avaient eu l'imprudence d'utiliser les services d'un cordonnier soviétique.

Marie-Anne - C'est incroyable! Moi - Et pourtant, c'est vrai. Et ce n'est pas tout. Dans leur désir de hâter notre déclin, nos adversaires utilisent tous les moyens de nature à influencer

nos comportements: l'intimidation par les armes d'abord mais aussi des procédés beaucoup plus sournois. Il est impossible, par exemple, de ne pas voir une coïncidence étrange entre le trafic de drogue à l'Ouest et les objectifs stratégiques soviétiques. Certains disques de hard rock et certains vidéoclips ont, de même, été reconnus «piégés », c'est-à-dire porteurs d'un message que seul notre inconscient enregistre. Tout cela pourra!t bien faire partie de l'arsenal de la «guerre souterraine ».

Marie-Anne - Nous ne sommes tout de même pas désarmés devant une telle menace? Moi - Évidemment non, mais le combat est difficile, compte tenu des moyens matériels de plus en plus

sophistiqués et différenciés utilisés par nos adversaires et du nombre de leurs agents. Notre Défense suppose un combat opiniâtre et la mise en œuvre de toutes nos facultés d'imagination,

car nous ne pouvons pas nous permettre d'utiliser les procédés condamnables du KGB. Marie-Anne - En France, qui est-ce qui combat tous ces agents de l'Est? Moi - Ce sont différents services qui n'obéissent pas tous directement au même patron, ce qui pose un

problème de coordination. La Police et la Gendarmerie font le travail de surveillance de base et Dieu sait s'il est utile en un temps où les affaires politiques et de droit commun interfèrent fréquemment. Les Forces armées possèdent leur propre service de sécurité, qui s'occupe également de la protection de l'industrie d'armement. Le contre-espionnage est assuré par la DST (Direction de la Surveillance du Territoire) à l'intérieur des frontières. Enfin, la DGSE (Direction Générale de la Sécurité Extérieure) s'occupe de ce qui se passe à l'étranger, pour ce qui concerne le contre-espionnage et la riposte.

Comprends bien que ces services, qui assurent discrètement leur mission dans des conditions très diffi-ciles, sont des éléments essentiels de notre Défense, aussi importants, dans le contexte de guerre non déclarée où nous vivons, que les sous-marins nucléaires ou les paras.

Marie-Anne - C'est dommage qu'on ne les connaisse pas mieux et qu'on ne puisse pas les faire défiler le 14 Juillet sur les Champs-Élysées.

Moi - Ils le mériteraient sans doute mais c'est ainsi. Ce sont les combattants de la guerre souterraine. Il est exclu qu'on puisse afficher le résultat de leur travail ou même de leurs exploits, sauf quand, de temps en temps, le gouvernement renvoie une fournée de diplomates de l'Est trop entreprenants. Et si l'un d'entre eux tombe au combat, personne ne doit savoir comment il est mort...

De tout cela, j'espère que tu tires les conclusions que la Défense déborde de beaucoup le strict domaine militaire. Tu t'en convaincras encore davantage quand je te parlerai de la guerre révolutionnaire.

1. Jeu de mots: Soft War signifie, en anglais, la guerre douce, alors que Soft Ware, en langage

informatique anglo-saxon, traduit ce qu'on appelle chez nous « logiciel ».

Page 26: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

23

«TRANSISTORS ET KALASCHNIKOVS» OU LA GUERRE RÉVOLUTIONNAIRE Marie-Anne - Vous, les anciens des guerres coloniales, vous me faites l'impression de voir du Rouge

partout... Comme si les cent cinquante conflits qui ont ensanglanté la Terre depuis quarante ans avaient tous été imputables au Kremlin. Comme s'il n'existait pas un peu partout des tensions et des injustices génératrices de guerres. Comme si la situation actuelle de la Nouvelle-Calédonie ressemblait à celle de l'Indochine que vous avez connue. Comme si les «casses» des bijouteries parisiennes étaient tous ordonnés par le KGB.

Moi - Bravo, tu viens de poser l'un des problèmes capitaux de ce temps. On a déjà écrit des volumes là-dessus, et on continue. Je vais essayer de répondre le plus clairement possible, et avec le plus de nuances possible.

Ma conviction est totale: Oui, c'est bien le communisme international qui essaye de tirer partout les marrons du feu, même s'il

n'est pas à la source de tous les conflits. Oui, c'est le même combat qui est livré, aujourd'hui au Nicaragua et à Paris, et hier au Vietnam, avec les mêmes méthodes et les mêmes objectifs, ceux de la guerre révolutionnaire.

Marie-Anne - Tu as décidé de me faire tout un cours de guerre révolutionnaire? Moi - Non, si tu le veux bien, je vais encore t'emmener au cinéma ... . .. . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .., La scène se passe. Cette fois. dans la banlieue de Tripoli. en Libye. ou à la Havane. ou encore en

Syrie. ou en Allemagne de l'Est ... Nous sommes dans un amphi orné de la photo du dictateur local et de quelques fortes sentences tirées

de ses œuvres complètes. Une vingtaine d'hommes, blancs, noirs et métis, et quelques jeunes femmes, tous en treillis, font

connaissance en attendant le début du cours. Ils parlent en français, avec des accents variés: « D'où viens-tu, toi? De Guadeloupe. « Et toi? De Corse. « Et toi? De Nouvelle-Calédonie. « Et toi? De Paris. « Et toi? Du Pays basque ». Le commandant entre, en treillis, casquette à la Fidel Castro, pistolet au côté. Le commandant - Bonjour, camarades. Je suis heureux de vous accueillir pour ce stage de formation à

la guerre révolutionnaire que vous offre mon pays. Vous venez de faire un long et difficile voyage, en changeant plusieurs fois d'avion et de passeport pour déjouer la surveillance de nos ennemis impérialistes. Voilà qui vous donne un avant-goût de la rigueur que l'on attend de vous ici. Vous aurez à travailler dur pour être dignes de votre mission révolutionnaire. Vous n'appartenez pas à la même race, vous arrivez de régions différentes et vous n'avez pas la même culture. Mais vous avez en commun la volonté de renverser chez vous l'ordre capitaliste et colonialiste français et vous êtes prêts à verser votre sang pour cette cause. Vous avez été sélectionnés dans vos cellules de base, à cause de votre foi et de votre dévoue-ment. Je vous félicite.

Nous sommes là pour vous aider, pour vous apprendre les techniques de la guerre révolutionnaire. Ces techniques sont, a priori, applicables partout car les hommes sont partout les mêmes et les représentants de votre gouvernement impérialiste se comportent partout de la même façon. Il vous appartient cependant, chacun rentré chez vous, de porter votre effort sur tel ou tel point en fonction de la situation locale. Maintenant, je vais vous poser quelques questions pour savoir où vous en êtes et ce que vous venez chercher ici.

Le commandant (désignant un homme) - Toi, qu'est-ce que tu as à me dire? L'homme - Je connais bien les explosifs. Je voudrais apprendre le sabotage scientifique de pylônes, de

véhicules, de bâtiments ...

Page 27: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

24

Une femme - Moi, j'ai horreur de la violence. Je viens apprendre à parler aux foules, à rédiger des tracts et des articles.

Un homme - Moi, le sang ne me fait pas peur. Je viens apprendre à organiser des attentats et à éliminer les opposants. Une femme - Moi, je viens découvrir comment une femme peut utiliser ses «armes de femme», pour

rouler l'adversaire, pour recueillir des renseignements et pour assurer les liaisons clandestines. Un homme - Moi, je veux apprendre la guérilla urbaine pour transporter notre combat à Paris même. Un autre - Moi, je suis avocat. Je veux apprendre la technique de l'agit-prop, les méthodes psycho-

logiques de prise en main et de contrôle des foules. Le commandant - Très bien. Je vois que, chacun dans votre genre, vous avez déjà de bonnes notions du

métier. On vous apprendra tout ce que vous venez de m'indiquer ... et beaucoup d'autres choses encore: l'art du déguisement pour échapper aux recherches et aux filatures, l'organisation des caches, des relais, des boîtes aux lettres, des filières, l'approche des objectifs, la façon de résister aux interrogatoires si, par malheur, vous êtes pris ... et même, cher Maître, des astuces de procédure pour embarrasser vos juges, le cas échéant. .. Elles sont fondées sur les failles du droit français.

Camarades, vous faites maintenant partie d'une puissante organisation où l'on met en commun l'imagination et l'expérience de tous pour abattre l'ennemi commun, l'impérialisme capitaliste. Mais je veux insister sur quelque chose d'important qui a l'air de vous avoir échappé.

C'est en tant que futurs chefs révolutionnaires que vous avez été sélectionnés et envoyés ici. On ne va donc pas vous polariser sur telle ou telle activité particulière mais, au contraire, vous appren-

dre les liens entre les différentes tâches révolutionnaires, de façon à ce que vous sachiez aussi bien manier le kalachnikov que le micro, car le haut-parleur et le transistor sont aussi des armes. Il faut, certes, que vous sachiez faire sauter un relais hertzien ou assassiner un notable, mais il est encore plus important que vous sachiez exploiter psychologiquement l'effet de ce sabotage ou de cette exécution. La radio et la télévision capitalistes seront pour vous des caisses de résonance indispensables et il vous faudra agir surtout en fonction de l'effet à obtenir sur l'opinion publique à travers les médias.

Le vice-commandant va maintenant vous donner lecture de votre emploi du temps journalier. Le vice-commandant - Lever 6 heures, petit déjeuner 7 heures, footing et musculation de 7 h 30 à 8 h

30, à 9 heures et jusqu'à midi: cours technique, armement, tir, sabotage, transmissions. A 13 heures, déjeuner. A l4 heures, films d'instruction et discussion dirigée autour d'un cas concret d'agitation ou de propagande. À 17 heures, travaux pratiques sur ces mêmes thèmes jusqu'au dîner.

Le commandant - En somme, le kalachnikov le matin et le haut-parleur l'après-midi. Nous allons maintenant parler un peu des objectifs et des méthodes de notre stratégie révolutionnaire.

Toi, quel est ton but? Un élève - De renverser le pouvoir impérialiste et l’ordre colonial français établi dans mon pays. Le commandant - Très bien. Comment vas-tu faire? L'élève - En mettant au maximum la population dans le coup et en apparaissant nous-mêmes le moins

possible ... Le commandant - Toi, comment réagit la population? Un homme - Elle est composée de «veaux qui ne cherchent qu'à bouffer ». Ce que nous faisons ne

l'intéresse pas. Le commandant - Toi, comment amener cette population à réagir? Une femme qui lève la main - Ça, on me l'a déjà appris dans ma cellule de base. D'abord, on cherche à

trouver et à dénoncer une situation réelle d'injustice, puis on la monte en épingle par la propagande clandestine, par des tracts et des inscriptions ...

Le commandant - C'est bien. Et après? La femme - Un soir, on fait un «grand boum» pour nous faire connaître et expliquer notre cause ... et

puis, c'est parti ... Le commandant - Oui, c'est parti mais il faut entretenir le feu. Comment fait-on? Toi ... Un homme - On sabote des installations voyantes, on tue quelques notables liés au pouvoir en place et

on organise des attentats contre les autorités et les forces de l'ordre. Un autre - Oui, mais tout cela, c'est de la violence ... Or, tu viens de nous dire que la violence ne sert à

Page 28: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

25

rien si elle n'est pas exploitée par la propagande. Il faut expliquer ce qu'on fait et pourquoi on le fait. Pour cela, les journalistes métropolitains sont nos meilleurs alliés.

Le commandant - Très bien. Mais la population ... Une femme - Elle continue à s'en foutre ... ou bien elle a peur des gendarmes. Il faut lui faire encore

plus peur pour la faire bouger ... L'incendie au marché ou la bombe au cinéma, il n'y a rien de tel pour créer la panique collective ... Et, pour ce qui est de la peur individuelle, la lettre anonyme ou le coup de téléphone, puis la visite à domicile ...

Le commandant - Et l'argent? On n'en a pas parlé ... Toi... Une femme - L'argent, c'est le nerf de la révolution. Il en faut beaucoup pour acheter du matériel, du

papier, des armes et des complicités. Deux méthodes pour en trouver: les hold-up et le racket individuel. Le commandant - Et comment recruterez-vous? Un homme - C'est facile. D'une part, on réussit toujours à attirer quelques excités qui ont envie de faire

du bruit ou de «casser la baraque » ... D'autre part, le chantage reste le meilleur moyen connu. On commence par menacer: «Tu payes ou ton magasin brûlera », puis on continue en disant: «Tu vas coller des affiches, sinon on te casse la gueule ». Enfin, on emploie les grands moyens: «Tu vas plastiquer la gendarmerie, sans ça on te fait la peau ... », et pendant qu'on y est, on fait quelques exemples.

Le commandant - Bon. Je vois que vous connaissez déjà l'essentiel de nos méthodes mais personne n'a parlé d'organisation.

Une femme - C'est pourtant l'élément clé de la guerre révolutionnaire ... À partir du moment où une

partie au moins de la population commence à basculer par peur ou par persuasion, il faut l'organiser et l'encadrer de façon à la contrôler et à la faire agir en fonction de nos objectifs ...

Un homme - Par exemple? La femme - Eh bien, c'est très simple ... Dans un groupe d'immeubles, tu désignes un responsable par

bâtiment ou par étage. Tu désignes une responsable des jeunes filles, un garçon responsable des jeunes gens. De même, à l'échelon des rues, des quartiers, des écoles, des métiers, des associations sportives. Et c'est ainsi que tu arrives à toucher chaque homme et chaque femme par plusieurs canaux à la fois. C'est par l'intermédiaire de ces canaux-là que l'on fait d'abord passer les slogans et les mots d'ordre élé-mentaires du genre: «grève générale demain », en attendant de pouvoir passer à une forme plus élaborée d'agitation, celle de la formation politique.

Le commandant- Tout a fait d'accord. Je vois que vous commencez à entrevoir les objectifs du stage. Je vous laisse maintenant entre vous. Vous allez vous instruire mutuellement en échangeant vos expériences. Vous avez compris en tout cas que ce séjour n'est pas un stage de guérilla, comme certains le croyaient peut-être, mais une véritable école de guerre révolutionnaire, une guerre dont la population est à la fois le moyen et l'enjeu.

Vous êtes là pour apprendre à retourner la population, à la fois par la peur et par la propagande, et à utiliser cette population pour casser l'ordre colonialiste établi en ridiculisant les autorités et en rendant inopérante l'action des forces de l'ordre.

Le vice-commandant /'interrompant - Encore que quelques bonnes bavures policières, quelques cadavres dans la foule, ça ne fasse pas de mal, au contraire, car nous avons besoin de martyrs ...

Le commandant - D'accord, camarade, c'était important à ajouter. Quelqu'un a-t-il encore une question à poser?

Une femme - On n'a pas parlé du tout d'idéologie. Le commandant - Non, c'est vrai... Nous sommes ici des techniciens de la guerre révolutionnaire et

l'idéologie ne nous intéresse pas en tant que telle. Vous verrez que nos méthodes sont applicables sur des fonds idéologiquement très différents, à condition, je le répète, qu'il y ait au départ une situation réelle d'injustice ou de contradiction à exploiter.

Mais, dites-moi: dans quel pays au monde n'y a-t-il pas une telle situation à exploiter? Et, si elle n'existe pas, il suffit de la susciter ...

Au revoir. Je vous verrai à l'œuvre. Et, surtout, n'oubliez pas: le kalachnikov ne sert à rien sans le haut-parleur et le transistor ...

Bon courage à tous.

Page 29: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

26

«CANCER» ET «INCAPACITANTS» OU LA GUERRE PSYCHOLOGIQUE Moi - Alors, que penses-tu de mon film? Marie-Anne - J'ai bien entrevu les mécanismes de la guerre révolutionnaire, mais il te reste à

m'expliquer comment les guerres locales et le terrorisme européen s'intègrent dans la stratégie globale de l'URSS.

Moi - Bien. Commençons par le commencement. En plus de l'apparition de la bombe atomique, deux données me paraissent dominer l'après-guerre,

dans le domaine qui nous intéresse: premièrement, la «longue marche» victorieuse de Mao Tsé-Toung qui a consacré l'efficacité de la guerre révolutionnaire; deuxièmement, le processus mondial de décolonisation qui a été exploité par quelques leaders inspirés des pays «non alignés» comme Nehru, Tito et Nasser.

Parmi ces gurus, Fidel Castro a très vite compris le parti que l'on pouvait tirer de la conjonction de ces deux facteurs pour exporter la forme de lutte qui lui avait permis de remporter, chez lui, la victoire.

Aussi, dès 1966, réunissait-il à La Havane la «Conférence tri continentale ». Après plusieurs congrès des «non-alignés », comme la conférence de Bandoeng où le tiers monde a pris conscience de lui-même, la «Tricontinentale» a représenté le coup d'envoi de la révolution mondiale.

Elle prévoyait d'utiliser la décolonisation comme thème majeur, la guerre révolutionnaire comme stratégie de base avec, comme objectif, l'élimination de l'influence occidentale dans le monde. L'Occident était présenté à cette occasion comme impérialiste mais, curieusement, cette épithète n'était pas attribuée à l'URSS, ce qui suffit déjà à classer le «non-alignement» en question ...

Marie-Anne - Et quel est le rôle de l'URSS là-dedans? Moi - Les dirigeants soviétiques ont vite compris qu'ils pourraient tirer un parti avantageux de cette

situation. Elle leur permettrait de continuer à viser les objectifs qui étaient auparavant ceux du Kominterm organisme international de propagande soviétique, assez impopulaire car trop voyant et dissous comme tel en 1943 - et ce sans que l'Union Soviétique ait besoin d'apparaître au grand jour. Moyennant quoi, elle a accordé d'emblée à la cause de la révolution mondiale un appui moral total et un important soutien matériel.

Tout le monde sait que la majorité des armes qui sont employées par les guérilleros, du Cambodge au Salvador, en passant par le Moyen-Orient et l'Afrique orientale et australe, sont d'origine soviétique, au point que le kalachnikov, le fusil d'assaut du Pacte de Varsovie, est devenu le symbole du soutien soviétique à la révolution mondiale

Mais l'URSS exporte bien d'autres armes, des chars, des Migs et des lance-fusées multiples, et certains pays comme la Libye sont devenus de véritables arsenaux soviétiques outre-mer. À tout cela s'ajoute un soutien inconditionnel en matière de propagande et de diplomatie, surtout dans les instances internationales comme l'ONU, une aide considérable sur le plan de la formation des cadres et de la diffusion des méthodes et des contributions financières importantes. Voilà un certain nombre de domaines où la collusion de l'URSS et des mouvements révolutionnaires est largement démontrée.

On sait également qu'il existe, aujourd'hui encore, un centre de coordination des opérations du KGB en dehors de l'URSS, à Vienne précisément, et qu'un centre de coordination du terrorisme international se trouve non loin de là, à Karlovy-Vary en Tchécoslovaquie.

Marie-Anne - Quel a été le résultat de la stratégie mise au point par la «Tricontinentale» dont tu me parlais tout à l'heure?

Moi - On a d'abord vu la révolution s'étendre en Amérique du Sud et du Centre, avec des fortunes diverses, il est vrai. Che Guevara a été tué en 1967 et Régis Debray capturé, ce qui semblait démontrer l'échec initial de· la révolution castriste. Mais aujourd'hui, c'est malheureusement un régime favorable à Moscou et à Cuba qui est au pouvoir au Nicaragua, à la porte des USA, et les guérilleros à étoile rouge sont nombreux de la frontière du Mexique au détroit de Magellan.

Marie-Anne - On retrouve sans doute de ces soldats de la révolution marxiste un peu partout dans le monde?

Moi - Oui. La deuxième guerre du Vietnam a focalisé contre les USA la haine de tous les révolution-naires, lesquels ont triomphé en 1975 quand les Nord-vietnamiens sont entrés à Saïgon et les Khmers rouges à Phnom Penh.

Page 30: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

27

Simultanément se poursuivait l'investissement progressif de l'Afrique par Cuba et Libye interposés: Ethiopie, Angola, Mozambique, Polisario, Tchad, etc. Autant de théâtres de sanglantes guerres

révolutionnaires, sans compter, dans d'autres pays, des guerres civiles et des coups d'Etat, où l'influence soviéto-Libyenne est probable comme ces temps derniers à Khartoum et Ouagadougou ...

Finalement, l'extension continue de la «tache rouge» sur l'atlas mondial représente, depuis trente ans, l'équivalent, en nombre d'habitants, d'une Suisse par an ou d'une France tous les dix ans ...

Marie-Anne - Tu ne forces pas un peu la note ... En Afrique notamment, rien ne semble joué, même pour les Soviétiques. Et nous ayons assisté à bien

des renversements de tendance, en Egypte par exemple, en Guinée et au Mali, sans parler de la rupture entre Moscou et Pékin.

Moi - C'est vrai. Mais tout se passe comme si les nouveaux régimes en place, issus de la guerre révolu-tionnaire, utilisaient, sinon toujours l'idéologie marxiste-léniniste orthodoxe, du moins les méthodes de gouvernement du camp socialiste. La plupart des hommes au pouvoir ont de surcroît l'aval du Kremlin et se montrent plus soucieux de ménager Moscou que le camp occidental, réputé néo-colonialiste.

Dans beaucoup des pays dont je t'ai parlé, l'URSS bénéficie donc de bases révolutionnaires susceptibles d'aider à l'investissement idéologique et militaire des pays voisins. De plus, à l'époque où les amiraux soviétiques disposent des moyens d'une stratégie navale dynamique, il est important pour eux que des rades superbes comme Diégo Suarez, Cam Ranh ou Mers el-Kébir soient aux mains de régimes dits progressistes. Il en va de même pour les pistes nécessaires à l'atterrissage des avions géants à l'Etoile rouge.

Marie-Anne - J'admets tes arguments, encore qu'on remarque, dans bien des pays, un rejet de l'influence soviétique depuis que l'image de l'URSS a été ternie par l'invasion de l'Afghanistan.

Je crois par ailleurs que les vieilles rivalités nationales continuent à susciter beaucoup de conflits d'aujourd'hui, par exemple entre l'Irak et l'Iran, entre la Chine et le Vietnam, entre l'Inde et le Pakistan ...

Mais tu ne m'as rien dit encore du terrorisme européen ... Moi - Selon moi, c'est le deuxième volet d'une même réalité révolutionnaire. Pour les observateurs

avertis, c'est le développement de la situation au Moyen-Orient avec les guerres israélo-arabes et la crise du Liban, qui a offert aux chefs de la révolution mondiale le prétexte en or pour, à travers le soutien à la cause palestinienne, s'attaquer à ce qu'ils appellent la collusion entre le Sionisme et l'Impérialisme.

Formés, comme je te l'ai expliqué, à Cuba, en Libye, au Yémen ou ailleurs, les terroristes européens utilisent tous le même genre d'armes et d'explosifs, suivent les mêmes filières, bénéficient des mêmes complicités, ont les mêmes sources de financement et se replient, leurs mauvais coups faits, dans les mêmes repaires.

Brigadistes, Fraction Armée Rouge, Action Directe et autres ont des liens avec l'ET A et l'I RA. Ils ont, ensemble, déclaré une guerre à outrance aux sociétés démocratiques occidentales.

Marie-Anne - Quelles preuves a-t-on de cette collusion entre le terrorisme international et l'URSS? Moi - Aucune au sens juridique du terme, mais de fortes présomptions. Un indice de taille est l'aveu

officiel récent de l'entente des réseaux terroristes européens et le fait qu'ils ont décidé de prendre l'OTAN comme cible préférentielle. Elle représente précisément la bête noire de l'URSS parce qu'il constitue le lien principal entre les USA et l'Europe, ainsi qu'entre les pays européens eux-mêmes, lien que l'Union Soviétique veut à tout prix casser.

Cette offensive terroriste anti-OTAN survient d'ailleurs à point nommé pour relayer l'offensive pacifiste qui n'a pas réussi à empêcher le déploiement des euromissiles.

Souffler à la fois le froid et le chaud, faire donner simultanément les pacifistes et les terroristes ... C'est une manière d'agir typique des communistes.

Il va sans dire que cette collusion plus que probable est démentie avec indignation par les Soviétiques mais cela fait aussi partie de leur répertoire.

Marie-Anne - Mais je ne vois toujours pas comment quelques bombes et quelques assassinats - si horribles soient-ils - pourraient mettre en péril les démocraties occidentales.

. Moi - Tu étais bien jeune en 68 et tu as oublié la chanson des émeutiers: « Ce n'est qu'un début, conti-nuons le combat...» Ce terrorisme-là pourrait n'être que la première phase d'une action appelée à se déve-lopper, notamment dans les parties de notre pays particulièrement vulnérables. La Corse, la Guadeloupe,

Page 31: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

28

le Pays basque, la Nouvelle-Calédonie pourraient être, par exemple, les prochains théâtres d'une flambée révolutionnaire. Une combinaison, en métropole même, d'une certaine agitation sociale et du terrorisme n'est, de même, pas du tout impossible. Il me semble que ce sont des situations à prévoir, si nous voulons éviter d'être pris de court comme en Algérie à la Toussaint 1954.

Marie-Anne - Nous n'en sommes pas là et je maintiens que l'explosion de bombes et l'assassinat de diplomates ou de généraux ne peuvent menacer gravement notre sécurité.

Moi - Espérons-le. Chaque fait isolé ne menace pas directement nos intérêts vitaux. Mais leur accumu-lation peut, à la longue, avoir des conséquences sérieuses, voire dramatiques.

Marie-Anne - Je voudrais bien que tu m'expliques pourquoi et comment. Moi - Parce que ces actes terroristes créent d'abord, et c'est justement leur but, une psychose dans la

population. Or, la peur est à la base de ce qu'on appelait autrefois la guerre des nerfs. Cet état d'esprit serait dangereux s'il sévissait dans un contexte général de tension alors que le sang-froid, le calme et la résolution du pays seraient nécessaires aux responsables pour faire face à la crise.

Cette psychose pourrait s'aggraver encore si les moyens utilisés par les terroristes changeaient de nature, en passant par exemple du - pistolet et de la bombe artisanale aux véhicules piégés pleins d'explosifs modernes voire au camion-citerne rempli de gaz asphyxiants ou à la valise de bacilles meurtriers.

Marie-Anne - Le roman Le Cinquième Cavalier fait même état d'une bombe atomique artisanale introduite clandestinement dans le port de New York.

Moi - Cette psychose, redoutable en soi, a en outre l'inconvénient d'aboutir à discréditer les autorités et la police aux yeux des citoyens qui considèrent volontiers que leur sécurité est un dû. Or, cette coupure entre les autorités et la population, c'est justement l'un des principes édictés par Sun Tsu pour vaincre sans combat, ce qui me paraît le but majeur poursuivi par l'URSS.

Marie-Anne - Le terrorisme assure-t-il à nos adversaires d'autres avantages plus directs? Moi - Bien sûr. En nous obligeant à multiplier les précautions et les mesures de sécurité, il nous amène

à disperser nos forces et à gaspiller notre argent. Pense à tous ces gendarmes et policiers qui montent la garde devant des points sensibles pour dissuader d'éventuels agresseurs de passer à l'action. Pense à ces gardes du corps qui accompagnent aujourd'hui tous les hommes publics. Ces effectifs-là seraient plus utiles pour traquer les malfaiteurs. Pense aux frais énormes occasionnés par ce déploiement de forces, par le remboursement des dégâts, par les soins aux blessés, par l'indemnisation des victimes ... Mais cela n'est rien à côté de l'impact psychologique des attentats, lequel représente l'une des formes les plus redoutables du Cancer actuel.

Marie-Anne - Comment peut-on se protéger, chez nous et ailleurs, contre la guerre révolutionnaire? Moi - La réponse à une pareille question relève de ces groupes de travail gouvernementaux qui

doivent, en ce moment même, se pencher sur ces problèmes qui sont de véritables casse-tête. En comparaison, la défense contre les missiles semble se résumer à un problème technique plutôt simple ... Si on laisse de côté l'aspect militaire des choses, la guerre révolutionnaire repose sur une situation réelle d'injustice dont on s'efforce d'intensifier et d'exploiter la perception à des fins de propagande idéologique.

Marie-Anne - Pour éliminer ou diminuer les causes de guerre, il faudrait donc, au Sahel par exemple, lutter contre la misère et contre l'exploitation d'une race par une autre.

Moi - Parfaitement. Et en Europe, il faudrait éliminer le chômage des jeunes et la marginalisation de certains groupes humains dont on sait qu'ils fournissent des recrues au terrorisme. Il faut aussi démasquer dans l'opinion le mythe révolutionnaire.

Marie-Anne - C'est vrai que le mot «révolutionnaire» apparaît sympathique en soi à beaucoup de mes camarades.

Paradoxalement, ce sont ceux-là ou leurs frères qui sont tentés aussi par le pacifisme. Moi - Il faut donc leur montrer que la violence génère inévitablement la violence. Marie-Anne - Alors, que faire pour éviter de se laisser entraîner dans cet engrenage? Moi - Sur le plan opérationnel, que ce soit outremer ou dans l'Hexagone, il faut pouvoir intervenir très

tôt et très vite: un extincteur tout de suite évite de déplacer une caserne de pompiers deux heures plus tard.

Marie-Anne - Qu'est-ce que tu veux dire avec ton histoire d'extincteur?

Page 32: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

29

Moi - L'extincteur, c'est le régiment para que l'on fait sauter à Kolwezi... ou le groupe de gendarmes spécialisés qui attaque une cellule terroriste avant qu'elle n'ait pu faire son mauvais coup ... Cela suppose des unités spécialement entraînées à ce type d'intervention et des moyens de transport ultrarapides, avions et hélicoptères ...

Marie-Anne - Intervenir, soit... Mais il faut encore savoir contre qui? Moi - C'est tout le problème de la bataille du renseignement en guerre révolutionnaire. Notre généra-

tion l'a découvert sur le tas dans les deltas d'Indochine et dans la kasbah d'Alger. Aujourd'hui, on constate à nouveau que la quête des indices domine la lutte contre-révolutionnaire, que ce soit au Tchad ou rue des Rosiers ...

Marie-Anne - À ce propos, j'ai entendu parler d'un grand succès de la police ouest-allemande ... Moi - Oui, elle a persuadé la population, grâce à la télévision, de dire d'urgence tout ce qu'elle remar-

quait de suspect. Les Allemands, disciplinés comme on les connaît, ont joué le jeu à fond et, remontant le puzzle pièce par pièce, la police fédérale a réussi à démanteler la Bande à Baader ...

Marie-Anne - Voilà qui illustre bien l'importance des médias en guerre révolutionnaire. Moi - Oui, mais, a contrario, la caméra qui s'attarde trop complaisamment, en gros plan, sur du sang ou

des débris d'attentats, fait le jeu des tueurs ... Marie-Anne - Tu ne voudrais tout de même pas que les journalistes gardent le silence sur ces affaires

comme c'est le cas à l'Est. .. Moi - Certes non. Mais je crois que les médias devraient contribuer à donner à la population des

réflexes d'autodéfense au lieu d'un simple sentiment d'horreur et de peur. La déontologie des journalistes aurait besoin d'être mise à jour sur ce sujet ...

Marie-Anne - Et qu'est-ce qu'on peut faire d'autre pour contrer la révolution mondiale? Moi - «Vaste programme », comme aurait dit de Gaulle. En Occident, on semble enfin avoir compris

le danger que représente le terrorisme. «Il devient un problème de Défense », disait il y a quelque temps notre Premier ministre ...

J'espère que cette prise de conscience portera ses fruits mais il y a du pain sur la planche: la législation à adapter, la coopération entre la justice et la police, la gendarmerie et les services secrets à resserrer - y compris à l'échelon de l'Europe et du Monde Libre - les moyens de traitement de l'information à moderniser, la protection des points sensibles et des personnalités à améliorer, et, par-dessus tout, une volonté à mieux afficher au sein de nos démocraties européennes qui sont au premier chef menacées, celle de réagir. Le général de Lattre nous répétait souvent: «NE PAS SUBIR ».

Marie-Anne - Pour être efficace, la lutte anti-terroriste devrait être le fruit d'une véritable coopération internationale ...

Moi - C'est une vue de J'esprit alors qu'on sait que certains pays consacrent justement une grande part de leur énergie et de leurs ressources à soutenir ou promouvoir la révolution mondiale. Commençons donc par réagir ensemble au sein de notre propre camp et de notre propre pays, et les choses iront déjà mIeux.

Quoi qu'il en soit, rappelle-toi que les guerres révolutionnaires sont toutes, de près ou de loin, fomentées, soutenues ou exploitées par l'URSS et ses alliés ... Que le terrorisme européen fait partie de ces guerres-là ... Et qu'il s'agit de l'un des plus graves dangers de notre temps car le terrorisme pourrait dégénérer, même chez nous, en guerre révolutionnaire. Personne n'est à J'abri de ce fléau qui contribue à propager, dans nos pays libres, ce Cancer dont je te parlerai une autre fois ...

1. Encore que beaucoup d'armes américaines récupérées au VietNam par les Rouges soient aujourd'hui

distribuées aux guérilleros pour donner le change ... 2. Respectivement à Madagascar, au Vietnam et en Algérie.

Page 33: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

30

DEUXIÈME PARTIE Les sept piliers de la Défense Pilier 1. «Informer sur la défense» Pilier 2. «Cogiter» la défense Pilier 3. «Rester en garde» Pilier 4. Protéger notre «ventre mou » Pilier 5. «Soigner le cancer» Pilier 6. «Contre-attaquer pour gagner» Pilier 7. «Refaire nos forces morales»

Page 34: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

31

« INFORMER SUR LA DÉFENSE» Rentrée chez elle, Marie-Anne prend mes feuillets, de simples notes manuscrites à travers lesquelles

j'ai tenté de clarifier un peu ma pensée. Elle ouvre le premier dossier. Elle lit : INFORMER SUR LA DÉFENSE: POURQUOI? Parce que les hommes ont besoin de comprendre pour agir et notamment pour s'engager dans des

domaines qui ne leur sont pas familiers. Parce que, si la Défense est théoriquement «l'affaire de tous », le sujet paraît particulièrement

rébarbatif, voire odieux à certains, avec les images atroces qu'évoquent les mots guerre, mort, destruction ... avec les aspects mystérieux de techniques comme celles de l'espace ou de l'énergie nucléaire ... ou de stratégies ésotériques comme la dissuasion anti-cités ou la défense de l'avant...

Pour mesurer ce désintérêt de l'opinion pour les choses de la Défense, il n'est que d'aller à l'Assemblée ou de lire les comptes rendus relatifs aux débats, lors du vote du budget de la Défense ... Il n'y a pas grand monde et, par rapport aux grandes options politiques et stratégiques, les sujets évoqués sont souvent mineurs.

Parce que, s'agissant de choses désagréables, les hommes n'ont pas envie de les entendre. Autrefois, on tuait les porteurs de mauvaises nouvelles. Maintenant, «l'autruche se cache la tête dans le sable ... »

Parce que le peu d'information qui circule, dans le public, concernant la Défense est souvent déformée par la propagande et la désinformation. Les campagnes pacifistes successives déclenchées contre l'armement nucléaire lors des années cinquante (appel de Stockholm), contre la bombe à neutrons lors des années soixante-dix et contre le déploiement des euromissiles lors des années quatre-vingts, en sont un exemple entre cent - au même titre que les actions contre le service militaire.

Il importe donc de rétablir la vérité, en faisant, le plus objectivement possible, le point des menaces et des parades correspondantes ainsi que le bilan des moyens nécessaires: tout cela constitue ce qu'on appelle l'Information de Défense. Celle-ci apparaît comme une nécessité absolue en régime démocratique, lequel est, par définition, plus vulnérable au plan idéologique et psychologique qu'une dictature.

Cette information semble même représenter le fondement de l'Esprit de Défense, c'est-à-dire le pilier numéro 1 de la Défense.

INFORMER QUI? Les hommes politiques ont besoin de données pour légiférer à bon escient. .. La jeune recrue veut

savoir ce qu'elle va faire au service militaire et pourquoi ... Le contribuable entend connaître la destina-tion de son argent. Finalement, tous les citoyens ont, à un titre ou à un autre, besoin de savoir ce qui les menace et ce que l'on fait pour assurer leur sécurité. D'ailleurs, la crainte est souvent fille de l'ignorance ...

INFORMER COMMENT? Selon quels principes? On se trouve malheureusement ici en face de contradictions insurmontables. Nous sommes en démocratie. Il faudrait donc a priori dire la vérité et toute la vérité. Cela dit, sur le plan psychologique, toute vérité n'est pas toujours bonne à dire et il ne faudrait pas

semer le doute ni susciter la panique, sous prétexte d'exalter l'esprit de Défense. De plus, ces affaires sont si complexes (et quelquefois si confidentielles) qu'on ne peut pas maté-

riellement tout dire. D'ailleurs, chacun n'a finalement besoin de savoir qu'une partie de la vérité, en fonction des responsa-

bilités qui sont les siennes. Il faut donc filtrer, voire retenir temporairement certaines informations. Par quels véhicules? Dans les domaines où l'on décide d'informer, les véhicules traditionnels semblent adaptés aussi à

l’information de défense : presse écrite et parlée, livres, brochures, expositions, séminaires, stages... Dans ce cadre général, l'impact de la TV est si important que l'audiovisuel paraît le moyen le mieux

adapté à l'information des masses. QUI DOIT INFORMER?

Page 35: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

32

Compte tenu des aspects contradictoires relevés ci-dessus, il est clair que l'Information de Défense relève d'abord du gouvernement, d'une part, parce qu'il s'agit d'un domaine important et délicat, d'autre part, parce que l'opportunité de dire la vérité à tel ou tel moment constitue un choix politique majeur.

Cela étant, l'opinion publique peut et doit exercer son rôle de critique démocratique et faire pression, le cas échéant, sur les pouvoirs publics pour demander à en savoir plus dans un domaine où le destin de chacun est finalement en cause.

Le lendemain, ayant lu mes papiers, Marie-Anne arrive, l'œil allumé ... Marie-Anne - Sincèrement, je reste sur ma faim en ce qui concerne l'Information de Défense. Tu dis

que c'est une affaire de gouvernement mais puisque nous sommes en démocratie, l'information est couverte par la liberté d'expression. N'importe qui doit pouvoir donner son opinion sur la défense comme sur d'autres sujets.

Moi - C'est bien le cas. Les pacifistes en parlent, les objecteurs de conscience, les communistes ... et

bien d'autres ... Je maintiens cependant que c'est au gouvernement de donner les informations de base, celles qu'il est

seul à détenir, informations qui seront rapportées et commentées ensuite par les médias, chacun à sa manière, comme c'est la règle dans une société pluraliste ...

Marie-Anne - N'y a-t-il pas des limites à cette information? Moi - À mes yeux de militaire, la protection du secret est le critère majeur. Il ne faut pas risquer de

compromettre une opération en cours ou en instance, en alertant l'adversaire, que ce soit dans le domaine militaire ou dans le domaine technique ou diplomatique ...

Au bout d'un certain temps cependant, beaucoup d'informations secrètes deviennent caduques et on peut se permettre de divulguer certaines d'entre elles ...

Mais il existe aussi des critères politiques de rétention de l'information, ne serait-ce que pour éviter des paniques avec les conséquences matérielles correspondantes: ruée sur le sucre et retraits bancaires massifs par exemple, comme on en a connu à certaines périodes récentes ...

Marie-Anne - Donne-moi des exemples de ce qui devrait être dit aujourd'hui. Moi -On a fait de gros efforts depuis dix ans pour démythifier la dissuasion nucléaire: des reportages

TV à bord de sous-marins et au plateau d'Albion ont permis aux Français de comprendre le mécanisme de la force de frappe et sa réalité.

D'autres émissions ont mis en valeur le rôle de l'armée de mer et de l'aviation ou celui de la Force d'Action Rapide. En revanche, je ne trouve pas que le rôle de la Première Armée et de la Force Aérienne Tactique (FAT AC) ait été assez bien évoqué, ni le danger chimique ...

Marie-Anne - Et dans d'autres domaines? Moi - Le citoyen français me paraît manquer d'information sur la Défense Civile. C'est un domaine que

j'évoquerai pour toi plus tard. Plus grave, me semble-t-il, ce même citoyen ne fait pas le lien suffisant entre la menace militaire

soviétique et le terrorisme, le pacifisme et l'espionnage ... Il ne mesure pas l'importance majeure de ce qu'on appelle la stratégie indirecte.

Point particulier auquel j'attache, moi, une importance capitale, l'action psychologique et la guerre « psy» sont tabous chez nous depuis le retour de notre armée d'Algérie, alors que ce sont des réalités quoti-diennes et dangereuses qui mériteraient d'être explicitées.

Le silence sur ces sujets me semble une lacune de notre défense. Au risque de rabâcher, je prétends qu'on accepte de parler de la «Foudre» mais qu'on répugne à évoquer le «Cancer ».

Marie-Anne - La question essentielle me paraît être de savoir comment intéresser davantage les gens aux problèmes de défense, la classe politique d'abord, puis les médias et l'opinion.

Moi - Il y a eu des progrès dans ce sens. Je pense notamment aux efforts faits pour tenter de réconcilier le monde de l'Education et celui de la Défense, encore que ces efforts n'aient pas été assez reconnus et exploités comme tels par la Presse.

Marie-Anne - N'est-ce pas parce que certains syndicats d'enseignants ont tenté de torpiller le protocole Armée-Université dès sa signature ...

Page 36: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

33

Moi - Peut-être. De toute façon, pour faire tomber une méfiance réciproque qui remonte à des

décennies, il faudra des années de travail des deux côtés. Mais, je le répète, je suis optimiste. A mon sens, les choses vont mieux qu'il y a dix ou vingt ans.

Des colloques Armée-Université comme ceux qui sont organisés par le Secrétariat général de la Défense Nationale (SGDN) ont contribué à jeter un pont entre les deux corps, de même que les nombreux Enseignements de Défense qui sont organisés dans beaucoup de Facultés.

Marie-Anne - Tu parles du SGDN. Je viens d'apprendre que cet organisme avait été rattaché au Premier ministre, précisément pour souligner le caractère global d'une défense moderne. Est-ce que ce caractère global te paraît bien perçu dans les administrations civiles concernées?

Moi - Non. En dehors du ministère de l'Intérieur qui - du fait notamment du terrorisme - fait la guerre dès le temps de paix, je n'ai pas constaté que la célèbre Ordonnance de 1959 sur la Défense ait atteint tous ses objectifs. Elle soulignait, comme tu l'as dit, le caractère interministériel d'une Défense moderne glo-bale.

En réalité, en dehors du haut fonctionnaire de Défense mis en place dans chaque ministère civil, bien peu nombreux sont les fonctionnaires qui intègrent la sécurité dans leurs préoccupations; ils ont déjà beaucoup à faire avec le quotidien et n'ont pas le temps de se préoccuper d'une éventuelle crise.

,Marie-Anne - C'est dommage. Les serviteurs de l'Etat devraient donner l'exemple de l'Esprit de Défense. Mais j'y reviens, puisque nous sommes en démocratie et que l'État ne doit pas s'occuper de tout à tous niveaux, comment décentraliser cette Information de Défense?

Moi - L'Institut des Hautes Études de Défense Nationale (IHEDN) a les moyens de jouer un grand rôle dans ce domaine. Outre les stages qui regroupent à Paris, chaque année, des fonctionnaires, des militaires et des personnes privées, il organise en province des stages régionaux qui poursuivent le même but, dans des délais plus courts ...

Tous les stagiaires en question doivent se sentir responsables à leur tour de promouvoir l'Esprit de Défense et de diffuser l'information correspondante dans leur milieu de travail et de vie.

Il en va de même pour deux autres catégories de citoyens particulièrement motivés et compétents, les Cadres de Réserve de nos Armées et les Anciens Combattants. En ce qui me concerne, j'insistais, chaque fois que j'avais un contact officiel avec eux, sur cet aspect clé de leur mission qui fait d'eux un véritable pont entre l'armée et la nation.

Marie-Anne - Je pense, moi, aux enseignants: l'instruction civique et l'étude de l'histoire me semblent représenter les bases essentielles d'une telle information et elle devrait porter, selon moi, davantage sur les raisons que nous avons de nous défendre que sur les moyens de cette défense.

Moi - Tout a fait d'accord. Si on arrivait à faire comprendre aux jeunes gens, avant leur départ au régi-ment, le «Pourquoi» de leur service militaire, l'ambiance des casernes en serait améliorée et le rendement de l'instruction en serait accru.

J'ajoute que cette action d'information ne devrait pas être du ressort exclusif des Armées: - d'abord, parce que ce n'est pas aux soldats à justifier leur existence, - et ensuite, parce que la notion de Défense est globale et qu'aux yeux des Français, il ne faut pas conti-

nuer à l'assimiler trop exclusivement à celle des moyens militaires. Marie-Anne - Tu veux donc déposséder le SIRPA (1) de son rôle; j'avais pourtant cru comprendre qu'il

faisait du bon travail... Moi - Il n'est pas question, à mes yeux, de supprimer un organisme qui, en effet, a fait beaucoup pour

changer l'image de marque des Armées et qui reste très utile. Je trouve seulement qu'il manque chez nous un moyen d'information plus global, capable par exemple

de faire prendre conscience à nos concitoyens du caractère politique et psychologique dominant de la menace.

Marie-Anne - Inutile d'inventer encore un organisme officiel; les médias sont précisément faits pour assurer ce genre d'information et ils le font de façon pluraliste comme il sied en Occident ...

Moi - Soit. Mais cela pose alors le problème de l'éthique du journaliste de défense. Suivant son com-mentaire, il peut contribuer à valoriser ou torpiller l'image de tel ou tel aspect de notre sécurité ou simple-ment à endormir le public, comme avant 1939 à propos de la ligne Maginot ou, plus récemment, en

Page 37: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

34

oubliant de montrer certains aspects de la menace ... Marie-Anne - Est-ce que à ton avis, les journalistes et les officiers font bon ménage? Moi - Pas toujours, encore que de grands progrès aient été faits depuis dix ans, et pourtant, ils sont

également utiles et ont finalement besoin des mêmes qualités de base: la compétence certes mais, plus encore, l'esprit critique et le caractère ...

Puissent-ils, les uns et les autres, être largement dotés de ces qualités-là, pour pouvoir «gagner la guerre en temps de paix ».

Marie-Anne - Merci de m'avoir consacré un long moment. Je repars convaincue que c'est bien de cela qu'il s'agit: pour éviter d'avoir à livrer le combat les armes à la main, il faut y préparer les cœurs et les esprits. D'accord donc pour ce qui concerne ton Pilier numéro 1.

1. SIRPA: Service d'Information et de Relations Publiques des Armées.

Page 38: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

35

«COGITER» SUR LA DÉFENSE Marie-Anne lit mes feuillets: « COGITER » SUR LA DÉFENSE: POURQUOI? Parce que l'écriture dit: « Quand un roi veut partir en campagne, il commence par s'asseoir pour savoir

comment, avec 10000 hommes, il pourra affronter l'ennemi qui en a 20000 ... » Parce que, dans l'histoire des hommes, les surprises militaires ont été nombreuses. Pour ne parler que

de nous, Français, nous avons été surpris en 1914 par le viol de la Belgique, en 1940 par l'attaque éclair des Panzer et des Stukas, en Indochine par la guerre révolutionnaire. Comme disait Frédéric le Grand: Il est permis d'être battu, jamais d'être surpris...

Parce que la lutte de l'épée et du bouclier est éternelle. Nous sommes arrivés, en cette fin du XXe siè-cle, à des tournants, dans divers domaines. Il est donc urgent de nous « asseoir» pour méditer sur nos vulnérabilités d'aujourd'hui et sur ce qui pourrait être demain le défaut de notre cuirasse.

La réflexion est donc bien l'un des piliers de la Défense et non des moindres. QUI DOIT «COGITER» SUR LA DÉFENSE? D'abord, ceux dont c'est le métier: militaires, ingénieurs, spécialistes des relations internationales,

analystes politiques et, par-dessus tout, les équipes capables de synthèses. Ensuite, les non-spécialistes car ils présentent l'avantage de poser un regard neuf sur les théories. Ils

peuvent aussi enrichir la réflexion en osant aborder des thèmes que les hommes de métier récusent. COMMENT «COGITER» SUR LA DÉFENSE? Selon quels principes? Rien n'est a priori tabou. Il faut ouvrir les études le plus possible. Cela pose le difficile problème de la

liberté d'expression des hommes de la Défense et, partant, celui du jugement que leurs chefs portent sur eux, l'imagination et l'esprit critique n'étant pas toujours assez appréciés (chez les militaires notam-ment...).

C'est aux responsables politiques et au Haut Commandement d'encourager cette réflexion, grâce notamment à l'IHEDN (1), à la Revue de Défense nationale et à la Fondation pour les Études de Défense. Ce pilotage officiel des études pourrait cependant aboutir à un certain conformisme, voire à une certaine sclérose, si n'étaient commandées aux experts que des recherches visant à justifier la doctrine officielle.

Il faut donc, comme c'est le cas dans les pays anglo-saxons, encourager aussi en France une réflexion indépendante, seule capable d'introduire une certaine concurrence dans les recherches concernant la sécurité.

Selon quelles priorités «cogiter» ? Trois sujets figurent ici à titre indicatif, pour exprimer certaines de mes préoccupations personnelles.

Ce sont: - l'avenir de notre dissuasion nucléaire, compte tenu des perspectives nouvelles de la Guerre de

l'Espace; - la défense de l'Europe: ses aspects politiques et opérationnels; le rôle de l'arme psychologique dans

ce contexte; - Le rapport entre le coût et l'efficacité de la Défense. Conclusion: Doctrine militaire et réflexion de Défense Dans un monde où tout bouge, particulièrement dans le domaine des armements, chacun des adver-

saires potentiels cherchant en permanence à déborder ou à dépasser l'autre, l'immobilisme intellectuel serait coupable.

En revanche, les militaires et les ingénieurs ont besoin d'un minimum de certitudes pour se préparer à utiliser leurs armes et pour concevoir celles-ci: il faut bien stabiliser la doctrine à un instant donné.

Pour lever ce dilemme, il importe de séparer les domaines et de différencier les équipes de travail. Certaines d'entre elles seront chargées d'appliquer des principes nettement définis et, dans ce cadre,

auront à faire preuve d'une grande rigueur et d'une totale discipline intellectuelle. D'autres, réfléchissant à la guerre de demain ou d'après-demain, auront en revanche à se comporter en

Page 39: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

36

non-conformistes. Cela étant, une certaine part d'imagination reste nécessaire aussi pour traiter des problèmes à court

terme, notamment pour tirer le meilleur parti possible des moyens . ……………………………………………… Marie-Anne arrive chez moi, accompagnée d'un inconnu. Marie-Anne - Je te présente Monsieur Martin, professeur de relations internationales et directeur de

mon séminaire sur la Défense. M. Martin - Bonjour, mon général. Je serais heureux de converser avec vous sur les sujets que vous

avez retenus dans votre fiche «Cogiter sur la Défense ». Il me semble que nous avons les mêmes préoccupations.

Je me permettrais de vous demander d'abord pourquoi vous placez la Guerre de l'Espace en tête de vos préoccupations, avant même la Défense de l'Europe?

Moi - Pour trois raisons: - D'abord, parce que, sur un plan général, l'Initiative Stratégique de M. Reagan constitue pour nous,

Européens, un formidable défi technologique dont pourrait bien dépendre notre avenir de pays industrialisés.

- Ensuite, sur le plan militaire, parce qu'il s'agit de savoir si, en cas de mise en service aux USA de cette fameuse « barrière anti-missiles », notre concept de dissuasion conservera sa valeur.

- Enfin, sur le plan psychologique qui m'intéresse spécialement, parce que les réactions divergentes des pays de l'Alliance atlantique devant le projet américain pourraient constituer l'amorce d'une fêlure dans le camp occidental, l'une de ces fêlures que les Soviétiques s'ingénient à créer chaque fois qu'ils peuvent et exploiter toujours.

M. Martin - Je suis d'accord avec vous sur ces bases mais, s'agissant du défi technologique, il me semble que notre gouvernement en ait bien pris conscience puisqu'il vient de lancer le projet Euréka.

Marie-Anne - Euréka? Qu'est-ce que c'est au juste? M. Martin - C'est l'expression politique de la volonté européenne de ne pas rester à la traîne dans le

domaine des technologies de pointe et de coopérer pour aboutir à des résultats scientifiques et techniques. Marie-Anne - Dans quelles directions cette Europe de la technologie veut-elle se lancer? M. Martin - D'après ce que l'on entrevoit aujourd'hui, il s'agirait des cinq domaines spécifiques

suivants: informatique et intelligence artificielle, communications, robotisation de l'industrie, agro-alimentaire et matériaux nouveaux.

Marie-Anne - Mais je ne vois rien là-dedans qui soit directement utilisable dans la Guerre de l'Espace

dont vous parlez! Moi - Je me permettrai de nuancer ton propos: la maîtrise de la haute technologie sera de plus en plus

importante pour nos industries d'armement. Cela dit, tu as mis le doigt sur le vrai problème. Euréka apparaît d'abord comme une réponse civile de l'Europe à une initiative américaine concernant

la stratégie militaire de demain. Comme citoyen français fier de son pays - chaud partisan de l'Europe de surcroît - je ne peux

qu'applaudir à la naissance d'un projet qui représente peut-être l'une des clés de notre avenir. En revanche, en tant qu'ancien militaire, je me demande si cette bonne idée ne masque pas un certain embarras devant un problème nouveau et bien réel qui se pose, lui, sur le plan de la Défense.

Marie-Anne - Quel problème? M. Martin - Celui de l'avenir de notre concept de dissuasion. Il était basé sur la menace d'armes

nucléaires anti-cités portées par ce genre de missiles que l'IDS (Initiative de Défense Stratégique) entend précisément intercepter et détruire en vol.

La position officielle française sur ce sujet me paraît défavorable au principe même de l'IOS. Elle semble s'appuyer d'abord sur une certaine répugnance idéologique à voir l'espace militarisé et la course aux armements relancée. Elle exprime aussi la crainte de voir notre outil militaire majeur rendu obsolète alors que, d'une part, nous en sommes fiers et que, d'autre part, nous considérons que c'est la menace de l'Atome qui, depuis quarante ans, a empêché la guerre.

Page 40: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

37

Moi - Alors que nous ne savons pas où nous mènera, sur les plans politique, et stratégique, ce qu'on appelle (à tort) la Guerre des Etoiles ...

Marie-Anne - Moi, en tout cas, je suis sensible à ces arguments-là, ils me paraissent fondés. Moi - C'est vrai. On peut même ajouter, dans le même sens, que l'objectif général fixé par le président

Reagan, la destruction à 100 % des missiles adverses, semble bien ambitieux car, dans l'histoire des hommes, l'épée a toujours réussi à trouver le défaut des armures.

Cela dit, je vais me permettre de jouer l'avocat du diable et d'avancer quelques contre-arguments qui ne manquent pas non plus de poids, me semble-t-il.

1) La militarisation de l'Espace est d'ores et déjà un fait puisque la majorité des satellites qui tournent autour de la Terre sont susceptibles d'une certaine utilisation militaire, qu'il s'agisse de dispositifs d'obser-vation, de guidage, de transmissions ou de détection. En conséquence; je suis persuadé qu'en cas de conflit, de même qu'on cherchait jusqu'ici à s'assurer la maîtrise du ciel dans toutes les opérations militaires, de même les deux Grands s'efforceraient demain de s'assurer la maîtrise de l'Espace.

2) La course aux armements est également un fait. Il me semble donc qu'on puisse difficilement reprocher aux Américains, désormais dépassés par les Soviétiques sur le plan du nombre des armes, de chercher à prendre l'avantage ailleurs. Or, le domaine de la haute technologie s'offre à eux parce qu'ils ont à la fois de l'argent et de la matière grise et que leur infrastructure scientifique et industrielle est exceptionnellement compétitive.

3) En ce qui nous concerne, notre stratégie repose sur la menace d'armes de destruction massive. Or, il s'avère d'abord que ce concept est récusé par une fraction de la population, minoritaire certes mais qui s'agite beaucoup pour tenter de retourner l'opinion, je le constate en lisant les documents des non-violents.

Dans le même temps, une autre école de pensée s'interroge de plus en plus, semble-t-il, sur la crédibilité de la menace que nous prétendons faire peser sur l'URSS.

M. Martin - J'espère qu'en tenant ces propos, vous ne mettez pas en doute la détermination personnelle

du Chef de l'État et sa capacité de décision en cas de CrIse. Moi - Il n'est pas question de cela. Le Chef de l'Etat, quel qu'il soit, est le mieux placé pour discerner

les intérêts supérieurs du pays et pour les assumer, ce qui susciterait assurément en lui la volonté de «ne pas subir ». Mais, dans certaines circonstances, c'est l'exécution de sa décision qui pourrait être rendue difficile, du fait notamment de l'utilisation par l'adversaire de cette arme psychologique que nous méconnaissons trop. Je me permets de reprendre l'exemple utilisé dans un roman de fiction paru il y a quelques années et qui, selon moi, n'a pas assez retenu l'attention du public. Il s'appelle La 6ème Colonne et il imagine une situation de crise telle que la liberté d'action du Président français soit contrecarrée par une grande offensive pacifiste aggravée par des menées insurrectionnelles, encouragées dans les deux cas par l'adversaire. J'estime que ce scénario n'est pas absurde du tout, surtout quand on connaît l'aptitude des Rouges à combiner l'emploi des armes «psy» et des armes «à tuer ».

M. Martin - J'accepte votre point de vue mais je préférerais qu'au lieu de supputations, nous nous en tenions à des faits vérifiés.

Moi - D'accord, je vais vous fournir trois sortes de faits pour continuer ma démonstration. Premier point: les défenses antimissiles soviétiques existent déjà bel et bien, autour de Moscou notam-

ment. On sait par ailleurs que les études d'autres armes antimissiles, à énergie dirigée celles-là, sont poussées activement en URSS. Si, à terme, toutes ces armes s'avéraient efficaces, ce seraient autant de nos missiles à nous qui se volatiliseraient le jour venu, avant d'avoir pu causer les dégâts recherchés.

Deuxième point: en Union Soviétique la Défense civile est une réalité. De ce fait, les pertes que nous sommes censés causer à la population pourraient n'être que limitées.

Troisième point: les armes anti-forces de nos adversaires, les fameux SS 20 entre autres, ont la précision et la portée suffisantes pour détruire toutes nos armes et les moyens de transmissions correspondants, les sous-marins nucléaires faisant heureusement exception.

Pour ces trois raisons, les Soviétiques pourraient un jour considérer que la menace que nous brandissons contre eux n'est finalement pas supérieure au bénéfice qu'ils pourraient trouver «à mettre l'Europe K.O. ».

Page 41: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

38

Je conclus de tout cela que, même si on ne tenait pas compte des perspectives nouvelles qu'ouvre la Guerre de l'Espace, notre concept aurait besoin d'être révisé. II a d'ailleurs vingt ans. C'est un bel âge ...

M. Martin - Féru de «psy» comme vous l'êtes, vous oubliez de mentionner un élément psychologique déterminant: l'incertitude. L'indépendance de la France vis-à-vis des USA augmente encore cette incer-titude. Les Soviétiques ne peuvent pas savoir si nous réagirons et comment. Ils ignorent aussi, du moins je l'espère, nos possibilités techniques exactes à un instant donné. Ils ne peuvent donc pas prendre de ris-ques.

Moi - Je vous fais remarquer que c'est à votre tour de faire des supputations ... Ce que vous dites a des chances d'être vrai aujourd'hui mais si, demain, la défense antimissiles américaine devient une réalité, bien des choses changeront.

Marie-Anne - Comment? Moi - Parce que les Soviétiques seront obligés de suivre, comme on dit au poker. Si donc ils déploient

au-dessus de leur territoire un bouclier spatial, la capacité dissuasive de notre force de frappe pourrait diminuer dangereusement.

M. Martin - Ce n'est pas pour demain. Les amiraux américains prévoient de garder leurs sous-marins lance-missiles pendant encore une vingtaine d'années.

Moi - Je sais cela, mais je sais aussi qu'il faut du temps pour se préparer à un changement de stratégie d'une grande ampleur. Je pense donc que c'est dès maintenant qu'il faudrait mettre en chantier l'étude des armes post-nucléaires et de leur emploi.

Marie-Anne - Et à quelles armes fais-tu donc allusion? Moi - Je pense d'abord aux armes antimissiles. Je crois que l'Europe devrait prendre sa part du projet

IDS (comme les Américains le lui ont d'ailleurs proposé). Elle pourrait, par exemple, essayer de réaliser des armes basées à terre et capables de protéger des sites comme Albion ou l'île Longue, la base de nos sous-marins nucléaires. De telles études me paraissent susceptibles de s'intégrer dans le projet Euréka tout en lui conférant la « dimension Défense» qui lui manque.

M. Martin - Vous renonceriez donc définitivement au nucléaire militaire? Moi - Non. D'abord, le missile de croisière qui vole au ras du sol me paraît, par construction,

susceptible de garder de l'intérêt encore un certain temps car il est moins facile à détecter que les engins balistiques. Ensuite, je pense à ces armes nucléaires que je persiste à appeler tactiques. Utilisées sur le champ de bataille, elles me paraissent capables demain de continuer à participer à notre sécurité, surtout s'il s'agit d'armes à neutrons. Grâce à elles, la notion de «dissuasion par la défense» pourrait remplacer celle de «dissuasion par la terreur ».

Dans cette optique, je pense aussi aux armes qu'on appelle «intelligentes ». Nous pourrions en parler maintenant à propos de la Défense de l'Europe.

Marie-Anne - Un instant, s'il te plaît. Avant de lâcher ce sujet, je voudrais que tu nous expliques où tu penses trouver l'argent nécessaire pour financer toutes ces études?

Moi - Bonne question. Ces dépenses seraient, selon moi, à financer sur le budget des armes nucléaires stratégiques.

M. Martin - Bigre. Voilà qui est nouveau et qui va beaucoup choquer les inconditionnels de l'Atome. Moi - Tant pis pour eux mais je m'explique: Je crois que nous devons continuer à valoriser qualitative-

ment notre force de frappe de façon qu'elle garde une partie au moins de son pouvoir dissuasif le plus longtemps possible.

En revanche, je ne suis pas d'accord pour la développer quantitativement, et encore moins pour lancer de nouveaux programmes d'armes anti-cités, comme certains le demandent.

L'arme nucléaire stratégique, c'est d'abord une arme politique et ce n'est pas parce que nous aurions deux fois plus de SNLE que nous serions deux fois mieux défendus ... Dans la conjoncture actuelle, celle de la Guerre de l'Espace et du terrorisme, je prétends qu'il serait plus raisonnable d'utiliser les sommes ainsi dégagées pour améliorer nos moyens de «dissuasion par la défense».

Marie-Anne - Cela fait deux fois que tu emploies ces mots. Qu'est-ce que tu veux dire par là? Moi - Je prétends que le fait de préparer une défense solide de l'Europe, avec assez de moyens

Page 42: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

39

conventionnels et avec les armes nouvelles que la science nous offre, constitue en soi une mesure propre à décourager un envahisseur éventuel. C'est donc vers ce but qu'il faut tendre, me semble-t-il, dans l'hypo-thèse de la réalisation des boucliers antimissiles chez les deux Grands.

M. Martin - J'ai maintenant bien compris votre position. Avant que nous quittions ce sujet, je voudrais vous demander ce que vous appeliez tout à l'heure une faille possible dans l'Alliance atlantique, du fait des réactions européennes à l'Initiative de Défense stratégique des USA.

Moi - Je note simplement que les Alliés me semblent quelque peu divisés quant à l'attitude à afficher vis-à-vis du projet de M. Reagan. Certes, je reconnais à nos gouvernements le droit (et même le devoir, le cas échéant) d'avoir, des choses, une appréciation différente de la vision des USA et donc de se désolidariser d'eux s'ils le jugent nécessaire. Cela dit, face à la stratégie globale de l'URSS et au caractère politique et psychologique dominant de cette entreprise, je crois que nous devrions présenter un front uni à l'adversaire, qu'il s'agisse d'ailleurs de l'espace, de la subversion ou de l'économie.

M. Martin - C'est vrai; faute de cette unité, l'URSS ne manquera pas d'exploiter ce qu'elle nomme <des contradictions du capitalisme », ce qui constitue l'une de ses recettes favorites.

Moi - Nous pouvons même nous attendre à voir bientôt défiler nos bons apôtres européens alliés des Rouges conspuant la Guerre de l'Espace comme ils intervenaient, il y a dix ans, pour faire interdire les armes à neutrons et comme ils tentaient de le faire ces années-ci à propos des euromissiles ...

Marie-Anne - Avec cette différence que, cette fois, leur offensive «psy» serait confortée par la position officielle française.

M. Martin - Hum! Hum! Je crois qu'il serait temps de parler de l'Europe. Mon général, comment se pose pour vous la question?

Moi - Le premier principe à examiner me paraît être celui de l'indépendance de la défense. Au siècle de l'Espace, alors que la nécessité d'une solidarité européenne éclate tous les jours et dans tous les domaines, est-il encore possible de concevoir notre sécurité en termes de défense strictement nationale? Par ailleurs, les moyens modernes de cette défense ne dépassent-ils pas les possibilités d'un seul pays?

Corollaire de cette grave question, se pose concrètement celle 1 de la frontière militaire française. Est-elle, en réalité, sur le Rhin ou sur le Rideau de Fer?

Pour moi, la réponse est évidente. Face à des avions ou à des missiles qui n'auraient besoin que de quelques minutes pour traverser l'espace aérien ouest-allemand, notre zone d'intérêt stratégique commence à la frontière orientale de la République Fédérale. Si ce pays était envahi, notre situation deviendrait d'ailleurs très précaire. Et je ne parle pas de la grande communauté d'intérêts politiques et économiques qui nous lie à la RFA et à nos autres voisins.

Si on ajoute qu'une défense moderne, nous venons d'en parler, impliquerait, pour bien faire, la mise en commun de nos ressources, la cause me paraît entendue: il faut aller vers l'Europe de la Défense.

M. Martin - Sur ces bases théoriques, nous sommes, encore une fois, d'accord.

La plupart des hommes politiques français s'expriment d'ailleurs maintenant comme vous venez de le faire. Il reste que, devant le danger, les réactions des différents gouvernements ne seront pas nécessairement les mêmes. Par ailleurs, nous ne semblons pas prêts, ni les uns, ni les autres, à vouloir déléguer à une autorité supranationale les pouvoirs de décider pour nous de la paix ou de la guerre.

Moi - Je partage votre point de vue tout en regrettant cette situation car le temps presse. Puisqu'il est, semble-t-il, encore trop tôt pour parler de Défense de l'Europe, de l'entité Europe, essayons au moins d'aménager nos politiques et nos stratégies respectives, de façon à aboutir à une Défense commune en Europe. Pour cela, ayons, les uns et les autres, des moyens compatibles entre eux et des soldats qui se connaissent.

M. Martin - Comment voyez-vous donc cela? Moi - Je pense d'abord à une politique commune d'armement. En visitant les armées des principaux

pays européens, j'ai déploré de constater que chacun éprouvait le besoin de fabriquer son avion, son char, son fusil. A disperser ainsi nos efforts, nous gaspillons notre temps, notre argent et notre matière grise. Nous compromettons aussi nos possibilités d'aide mutuelle en cas d'opérations.

Marie-Anne - Qu'est-ce que c'est que ça? Moi - Je prends un exemple. A l'intérieur des armées du Pacte de Varsovie, la standardisation est très

Page 43: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

40

poussée. C'est-à-dire qu'un char est-allemand peut tirer des munitions soviétiques ou utiliser des pièces de rechange polonaises. Dans notre camp, au contraire, nos blindés AMX 30, Chieftain, Léopard ou MI, ont tous une anatomie différente. Plus grave encore, un lieutenant français aurait, pour des raisons techniques, beaucoup de mal à recevoir, dans ses écouteurs radio, le message du capitaine allemand ou du sergent américain qui combattraient à côté de lui, même s'il parle leur langue. Cela compliquerait les opérations.

Je crois qu'il faut donc commencer par harmoniser nos équipements et nos procédures. On y travaille au niveau de l'Alliance atlantique depuis trente ans, mais je n'ai pas constaté des progrès significatifs dans ce domaine.

M. Martin - On peut quand même citer des exemples de réussites en matière de coopération industrielle européenne.

Moi - Oui, quelques-uns. Les missiles antichars Milan et Hot ont été adoptés par la France et l'Alle-magne, (et même la Grande-Bretagne). De même pour le missile sol-air Roland. Les Belges ont adopté le système de transmissions français Rita. Plusieurs pays achètent le, char allemand Léopard. Mais c'est finalement peu de chose par rapport à l'arsenal des armées modernes.

M. Martin - On connaît les difficultés de la coopération internationale. Les groupes de pression natio-naux que représentent les industriels font hésiter les gouvernements à s'engager à fond. Qui songerait d'ailleurs à blâmer les fabricants d'essayer de garder pour' eux leur savoir-faire et de conserver leur clientèle nationale? Mais, malgré l'intérêt de cette question,

J’aimerais maintenant que nous puissions évoquer ces problèmes stratégiques qui sont pour moi d'une

grande importance politique. Moi - Tout à fait d'accord, mais ces sujets sont nombreux et posent beaucoup de questions. J'en cite

quelques-uns en vrac: Faut-il organiser en Allemagne fédérale une défense de l'avant ou une défense en profondeur? Que représente le nouveau concept américain de combat classique en Europe? Qu'en pensent les Allemands? Quel rôle la Première Armée et la F.A.R. françaises pourraient-elles jouer dans ce contexte? Comment pourrions-nous être amenés à utiliser nos armes nucléaires tactiques, et en particulier des

armes à neutrons? Ce sont autant de problèmes difficiles qui mériteraient chacun un livre. M. Martin - Dites-nous au moins un mot sur chacun d'eux. Moi - Soit, mais juste un mot. En ce qui concerne la bataille éventuelle en Europe, il me paraît

nécessaire que nous essayions de la gagner le plus en avant possible, sur la frontière même. Sinon, l'OTAN s'exposerait à voir des colonnes blindées soviétiques arriver sur le Rhin et prendre à revers les armées alliées. La défense de l'avant représente d'ailleurs le point de vue qui prévaut généralement au SHAPE, le quartier général des armées alliées. Pour atteindre ce but, les Américains attendent beaucoup des armes «intelligentes ». Ils espèrent même qu'on pourrait, grâce à elles, à la fois bloquer le premier échelon ennemi sur le Rideau de Fer et attaquer en profondeur le deuxième' échelon progressant vers l'ouest à partir d'URSS.

Marie-Anne - Les armes «intelligentes », qu'est-ce que c'est encore que ça? Moi - Ce sont des obus d'artillerie, des bombes d'avion ou des missiles perfectionnés. Une fois qu'on

les a lancées en direction de l'ennemi, elles se débrouillent pour trouver chacune leur cible et pour l'attaquer sous un angle inhabituel. Certaines d'entre elles, par exemple, éjectent en vol de petits projectiles qui percent le toit des chars, lequel est toujours l'endroit le plus mince de la carapace. On sait aussi guider certaines de ces armes par faisceau laser. Un soldat observant une colonne ennemie pourrait ainsi, tout seul, piloter, un par un, vers leur but des engins tirés à sa demande à trente kilomètres de là.

Marie-Anne - Et quel est l'intérêt de ces merveilles? Moi - En 1914/18 ou en 1939/45, on tirait des dizaines d'obus par hectare en comptant sur le hasard

pour tuer un homme ou démolir un véhicule. Demain, avec ces armes nouvelles, on fera mouche à chaque fois, si bien que, malgré leur prix élevé, elles auront un bon rapport coût / efficacité. Le commandant en chef de l'OTAN, le général Rogers, compte beaucoup sur elles pour différer au maximum l'emploi des armes nucléaires tactiques et même pour les rendre inutiles. Tu te rappelles en effet que les Américains

Page 44: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

41

redoutent d'être entraînés malgré eux dans une guerre atomique générale. M. Martin - Et quelle est la position ouest-allemande vis-à-vis de ces armes? Moi - Il est évident que les généraux de la Bundeswehr feront tout pour éviter que le territoire de la

RFA ne soit atomisé. Ils sont donc favorables à ces armes-là et en font eux-mêmes étudier plusieurs types. Marie-Anne - Et toi, qu'est-ce que tu en penses? Moi - J'attends d'abord de voir si ces joujoux tiennent leurs promesses. La guerre sur terre réserve des

surprises aux techniciens. On a vu, au Vietnam, un extraordinaire déploiement de moyens sophistiqués échouer dans leur rôle militaire. Je pense notamment au formidable système de détection US mis en place par air au-dessus de la piste Ho Chi Minh. II n'a pas réussi à arrêter la mise en place du dispositif d'inva-sion du Sud Vietnam et du Cambodge sur les hauts plateaux indochinois. J'ajoute que les armes perfec-tionnées (à tête chercheuse, comme on dit) sont également celles qui sont le plus faciles à leurrer. (C'est pour cela que le canon de char reste le meilleur antichar connu).

Par ailleurs, pour nous Français qui n'avons pas les mêmes raisons que nos alliés de redouter l'emploi des armes nucléaires tactiques, celles-ci conservent un grand intérêt dans l'avenir, même si leurs grandes sœurs, les armes stratégiques, sont condamnées.

M. Martin - Pourquoi donc vous obstinez-vous à nommer ces armes «tactiques» alors que le vocable officiel français est «préstratégiques» ?

Moi - Précisément parce que ce mot «préstratégique» implique, dans la bouche de ses utilisateurs, qu'il ne s'agit que d'armes relativement secondaires qui seraient utilisées surtout pour donner un avertissement à l'adversaire avant le déclenchement du «grand boum» anti-cités.

Pour moi, les armes tactiques, surtout s'il s'agit d'armes à neutrons, ont une grande valeur dissuasive en soi. Elles pourraient renverser brutalement la situation tactique sur le terrain. Pour forcer le passage, l'adversaire serait en effet obligé d'engager ses chars en formation compacte, ce qui représenterait pour nous la meilleure chance de les détruire en «gros », au lieu d'en être réduits à les casser «au détail ».

M. Martin - Mais vous savez bien que les Allemands récuseraient cette façon de faire qui ferait courir des risques à leur population.

Moi - C'est sans doute pour tenir compte de cette répugnance que les responsables français ont prévu une portée accrue pour nos prochains lanceurs Hadès appelés à remplacer les Pluton. Ils pourraient tirer le cas échéant au-delà du Rideau de Fer, donc hors du territoire ouest-allemand.

M. Martin - Si j'ai bien compris votre raisonnement, vous suggérez qu'on bascule, en direction des armes tactiques la priorité actuellement conférée aux armes nucléaires stratégiques.

Moi - Exactement. Il s'agirait ainsi de restaurer la dissuasion, si l'emploi des armes anti-cités devenait impossible.

Marie-Anne - Question naïve: que deviendrait ta solution si les armes antimissiles pouvaient détruire tes armes sur le champ de bataille?

Moi - Cela arrivera sans doute un jour; mais, pour l'instant, la complexité de la détection des missiles implique des installations fixes pour les armes antimissiles.

Mais, il y a un autre mais ... «ma» solution, comme tu dis, exige qu'on sache, avec une relative précision, où tirer nos armes tactiques. Or, autant il est aujourd'hui facile de préparer des tirs sur des grandes villes qui figurent sur toutes les cartes, autant il apparaît malaisé de déterminer la position d'un objectif quand il s'agit d'une colonne en mouvement au loin.

«Ma» solution implique donc que notre armée de terre et notre aviation possèdent les moyens voulus pour découvrir et identifier l'adversaire afin de tirer à bon escient.

Marie-Anne - A bon escient, cela ne veut pas dire, j'espère, que c'est le colonel X ou le général Y qui prendra l'initiative d'ouvrir le feu.

Moi - Je t'ai déjà rassurée sur ce point. La décision d'emploi de toute arme nucléaire est une prérogative

exclusive du Chef de l'État. M. Martin - Vous ne parlez jamais des armes chimiques. Pourquoi? Moi - Parce que, à la différence de l'adversaire, nous n'en avons pas dans notre arsenal. Ce qui est

d'ailleurs une lacune grave. Le danger des gaz asphyxiants me paraît cependant si redoutable que je crois que nous serions conduits à riposter avec nos armes nucléaires tactiques en cas d'attaque chimique

Page 45: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

42

adverse. M. Martin - Pour finir sur l'Europe, parlez-nous un peu du rôle de la Première Armée française et de la

FAR, dans ce contexte d'invasion éventuelle. Moi - J'ai déjà eu l'occasion d'en parler à Marie-Anne. La FAR, surtout dans sa composante héliportée et aéroportée, représente une avant-garde très mobile.

Elle est capable d'être jetée en avant en cas de crise pour afficher notre détermination politique. Mais, par définition, une avant-garde n'a pas la capacité de combat voulue pour durer, face à un adversaire qui «met le paquet ». Or, l'armée soviétique stationnée en Allemagne de l'Est est largement dotée de chars, d'artille-rie, d'avions et d'hélicoptères, sans compter les armes chimiques et nucléaires tactiques. Elle peut donc «mettre le paquet ». Aussi, si notre pays devait jouer son va-tout en Allemagne de l'Ouest, je ne juge militairement possible qu'une intervention, comme on dit, «tous moyens réunis », de la FAR et de la Première Armée appuyées par tous nos avions et hélicoptères, et ceci, dans la perspective de tirer nos armes nucléaires tactiques au moment opportun.

Là-dessus, je m'arrête car je n'ai pas l'intention de continuer à jouer les professeurs à l'École de Guerre. Je préférerais évoquer avec vous le problème de l'arme «psy» et de son interférence avec d'éventuelles

opérations en Europe. M. Martin - L'arme «psy », pour moi, c'est surtout celle qui permet de gagner des batailles en temps de

paix, comme Hitler à Munich, ou encore, couplée au terrorisme, un outil de guerre révolutionnaire. Moi - C'est aussi une arme de champ de bataille. Le maître Sun Tsu écrit à ce sujet: «L'armée victorieuse est celle qui attaque un ennemi préalablement démoralisé et défait» ; ce que le

maréchal soviétique Chapochnikov traduisait par: «L'armée rouge doit savoir mener dans le camp ennemi des préparatifs tels que le résultat soit décidé d'avance ... »

M. Martin - Si c'est vrai, où en est-on dans l'armée française, en matière de guerre psychologique? Moi - A mon avis, il faut repartir à zéro. Mais c'est toute une histoire, un peu d'ailleurs celle de ma

génération. En Indochine, l'armée française a découvert, à ses dépens, la réalité et l'efficacité de la guerre «psy ».

Aussi, engagée en Algérie quelques mois à peine après la fin des combats en Extrême-Orient, elle a tenté d'incorporer les techniques correspondantes dans son arsenal. Je dis « tenté », car, d'une part, une démocratie comme la nôtre est mal préparée, a priori, à l'emploi de tels moyens et que, d'autre part, peu nombreux étaient à l'époque les grands chefs qui croyaient à la dimension «psy» des conflits.

M. Martin - J'imagine qu'ils ne tardèrent pas à changer d'avis en Algérie. Moi - En effet. Des bureaux spécialisés de guerre psychologique furent créés dans les états-majors

pour combiner l'emploi des armes de combat et cette arme vieille comme la guerre elle-même et cependant nouvelle.

M. Martin - A-t-on écrit quelque chose d'officiel à cette époque? Moi - On a publié en 1957 un petit manuel très modeste de guerre psychologique qu'on a baptisé TTA

117. C'était un document de vulgarisation. Il représentait une bonne base de départ pour pousser plus loin les recherches.

En fait, la fin des opérations en Algérie a sonné le glas de la réflexion sur l'emploi de l'arme «psy» dans l'armée française. En 1962, on a dissous les cinquièmes bureaux et mis tout ce qui traite de la guerre psychologique au placard.

M. Martin - C'est sans doute que les mots en « psy» avaient des relents d'Algérie française ... Moi - Cette mise au rancart n'a cependant pas supprimé la réalité redoutable de la guerre

psychologique aujourd'hui. La double menace nucléaire et subversive tend au contraire à lui donner une acuité nouvelle. Je pense donc qu'il est urgent de relancer des études sur ces questions.

M. Martin - Il y a bien des psychologues pour cela dans les armées ... Moi - Oui, mais ils s'occupent surtout de sélection du personnel ou de pédagogie et fort peu d'emploi

opérationnelle de l'arme psychologique. M. Martin - J'imagine qu'il y a cependant, sur ce sujet, une documentation moderne entre les mains des

élèves des écoles. C

Page 46: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

43

Moi - Non, rien. Je le répète, le sujet est tabou. Le (seul manuel existant (celui que j'ai cité) est à l'index. Sur le fond, il reste pourtant d'actualité mais

mériterait d'être mis à la sauce de l'atome et du terrorIsme. M. Martin - Et vous, qu'est-ce que vous préconiseriez ? Moi - Sur le plan général, je voudrais d'abord qu'on fasse mieux comprendre aux responsables civils et

militaires la dimension «psy» de l'offensive soviétique actuelle contre l'Occident. Je souhaiterais qu'on affirme la nécessité consécutive de nous défendre et de riposter sur le même terrain. Cela impliquerait que la réflexion sur ce thème soit encouragée au plus haut niveau. Il faudrait démonter les mécanismes de la guerre «psy» et les enseigner dans les écoles militaires et dans tous les établissements civils qui forment les patrons de demain et d'abord à l'ENA et dans les facultés qui assurent un Enseignement de Défense.

M. Martin - Et en ce qui concerne la sensibilisation de l'opinion? Moi - C'est l'affaire des médias mais les pouvoirs publics pourraient «amorcer la pompe», par exemple

en veillant à ce que la composante psychologique soit bien introduite dans la Défense civile. Marie-Anne - Qu'est-ce que tu veux dire par là? Moi - Aujourd'hui, sous le nom de Protection Civile, on cherche à soustraire les populations aux pertes

et aux souffrances liées aux dangers matériels qui découleraient d'un conflit. Je pense, quant à moi, qu'il devrait s'agir aussi et surtout, de les protéger contre la peur, la panique, les bobards et tout ce qui s'ensuit, exodes, embouteillages, violences, pillages ...

Mais nous pourrons parler plus tard de tout cela. Comme je vous l'ai dit, je pense surtout à l'impact de la psychologie dans les opérations militaires.

Marie-Anne - Quel rapport y a-t-il entre les chinoiseries écrites six siècles avant Jésus-Christ et que tu

citais tout à l'heure et l'armée française aujourd'hui? Moi - Un rapport très étroit, selon moi. Il faudrait que dans le cadre de notre stratégie (c'est-à-dire au

niveau des généraux) et de notre tactique (c'est-à-dire au niveau des capitaines), nous apprenions à mieux nous défendre sur le plan psychologique et à utiliser davantage le facteur «psy» pour attaquer ou contre-attaquer.

M. Martin - Voilà qui est nouveau. Vous m'intéressez. De quoi s'agit-il? Moi - Parlons d'abord de défense. En temps de paix, nos états-majors envisagent toutes les situations

possibles. Ils ajustent en permanence les plans en fonction des moyens disponibles. Ils testent ces plans en effectuant des exercices de façon à les corriger le cas échéant; cela dit, je trouve que le facteur psychologique y est un peu négligé. Il me semble y avoir un décalage entre le rêve des états-majors et la réalité prévisible.

Marie-Anne - A quoi rêvent les états-majors? Moi - Je ne parle que de ce que j'ai vécu. Quand nous imaginions une guerre éventuelle en Europe,

nous pouvions difficilement nous abstraire du souvenir de 1944/45 où les fronts étaient assez continus pour que les liaisons puissent être assurées, où les opérations étaient assez lentes pour qu'on puisse réagir à temps, où nous avions la maîtrise du ciel et un moral de vainqueurs ...

M. Martin - ... et la réalité prévisible? Moi - Les fronts seraient considérables ... les liaisons incertaines ... il y aurait des percées blindées

ennemies sur nos arrières ... des sabotages ... nos défenses seraient écrasées par un feu d'enfer et empoisonnées par les gaz ... nos soldats seraient souvent dispersés en petits groupes isolés autour desquels pourrait rôder la tentation du doute et de la panique ... nos hommes et nos chefs seraient éprouvés physiquement et nerveusement.

Marie-Anne - Mais où veux-tu en venir? Moi - A ceci. Il faut examiner comment préparer les chefs et les soldats, en temps de paix, à réagir

psychologiquement dans ces conditions de crise. M. Martin - Et comment imaginez-vous cette préparation ? Moi - Par des simulations, des études de cas, des jeux de rôles ... Ce serait, certes, un peu artificiel

mais ce serait en tout cas mieux que rien. Nos écoles militaires possèdent d'ailleurs l'équipement audiovisuel et informatique nécessaire.

Marie-Anne - Ne craignez-vous pas, en présentant des perspectives plutôt effrayantes aux futurs

Page 47: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

44

combattants, de les démotiver? M. Martin - Je pense que c'est surtout l'ignorance de l'inconnu qui génère la peur. Mais n'y a t il pas

des activités plus concrètes pour préparer les soldats aux drames de la guerre? Moi - Oui, les séjours outre-mer, les manœuvres, les raids d'endurance, les stages d'entraînement com-

mando, tout cela participe un peu à cette préparation, à condition que ces activités soient menées dans une ambiance d'aventure.

Marie-Anne - Tu veux déguiser tes bidasses en James Bond?

Moi - C'est un peu ça ... M. Martin - Mais votre application opérationnelle de la psychologie ne se limite pas à la défense. Vous

parliez aussi de contre-attaquer. Moi - En effet, les dures conditions de combat que je viens d'esquisser seraient également éprouvantes

pour un adversaire qu'on sait féru de planification rigide, peu enclin à prendre des initiatives et que l'inat-tendu pourrait déconcerter. Au plan tactique, il s'agirait donc d'essayer de tirer un meilleur parti de nos moyens conventionnels relativement faibles, en exploitant mieux les vulnérabilités adverses, en déséquili-brant l'ennemi, en refusant d'accepter le combat là où il est fort, pour aller l'assassiner «lâchement» par-derrière.

M. Martin - Votre concept s'inspire du judo, si je comprends bien. Moi - Exactement, car le judo est une forme de combat où le psycho joue un grand rôle. Je voudrais

d'abord redonner à nos chefs, notamment aux jeunes, une «mentalité de gagneurs », alors qu'on ne leur parle plus jamais que de défensive et de dissuasion.

Marie-Anne - Et à cet égard, j'imagine que le nom de «soldats de la Paix» ne doit pas tellement convenir aux Bérets rouges et aux Képis blancs ...

M. Martin – En soi, l'épithète est noble mais recevoir à ce titre des coups sans jamais réagir, ce doit être éprouvant à la longue. Mais cela nous éloigne de notre psychologie tactique.

Moi - Donc, je répète, donner d'abord à nos gars une mentalité de gagneurs qu'on a oubliée depuis 1945, sauf cas particuliers, mais les Bigeard ne foisonnent pas ... Pour cela, accepter comme un fait acquis le combat en ordre dispersé et l'imbrication des dispositifs amis et ennemis: admettre une sorte de combat naval sur terre. C'est d'ailleurs le seul style qui convienne à nos unités blindées: il faut vouloir en tirer la quintessence en jouant à fond la carte de la surprise via la mobilité.

Marie-Anne - En somme, c'est du Zorro sur chenilles ... Moi (calme) - Disons plutôt que c'est du Leclerc. Je poursuis. Refus du combat frontal sur les axes, mais emploi mobile de nos blindés, embuscades et

attaques à front renversé, raids de destruction sur les PC, les convois, les centres de transmissions, l'artillerie, les terrains d'hélicoptères ...

M. Martin - Mais pendant ce temps-là, les chars de tête rouges seront bientôt à Brest... Moi - Ils n'iront pas loin si leurs camions de ravitaillement sont en feu, si leurs communications sont

perturbées, si leurs véhicules porte-ponts sont arrêtés, si leurs généraux sont tués. M. Martin - Pour mener le type d'opérations que vous envisagez, il faudrait des troupes spécialement

entraînées, équipées et organisées. Moi - Oui, pour l'entraînement. Non, pour l'organisation et l'équipement. A la guerre, comme disait un

grand capitaine, on fait ce qu'on peut avec ce qu'on a. L'état d'esprit des chefs importe plus que tout. Les unités mobiles et relativement protégées constituent l'ossature de nos formations blindées et mécanisées. Il faut que leurs cadres soient instruits à agir isolément à la tête de petits détachements assez discrets pour passer inaperçus et assez puissants pour faire du mal à l'ennemi. Il faut qu'ils comportent des moyens variés, quelques chars, quelques blindés d'infanterie, un peu de génie, une arme anti-hélicoptères ou deux, et les moyens de déclencher et d'ajuster des feux d'artillerie ou d'aviation.

M. Martin - Et quel rapport entre ces petits détachements interarmes, la mentalité de gagneurs et la défense de l'Europe?

Moi - Toutes proportions gardées, nous pourrions utilement méditer l'exemple israélien. Une armée est d'autant plus dissuasive qu'elle est instruite en vue d'attaquer et de vaincre les ennemis à sa mesure. S'il n'est pas question aujourd'hui pour nous d'avoir une doctrine stratégique offensive, et par exemple de libé-

Page 48: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

45

rer la Pologne et la Tchécoslovaquie par les armes, il faut au moins réhabiliter aux petits échelons le mor-dant, l'utilisation maximale de la ruse et de la surprise, bref, ce que j'appellerais l'agressivité tactique. Cette caractéristique militaire essentielle, même en défensive, a été perdue de vue chez nous, me semble-t-il, depuis qu'on considère que l'Atome rend la guerre impossible.

M. Martin - Et le style de nos récentes interventions au Tchad et au Liban n'a sans doute pas arrangé les choses ...

Nous venons d'échanger des idées intéressantes sur les façons de nous défendre de façon agressive, mais je voudrais que nous évoquions maintenant les moyens de passer à la contre-offensive.

Moi - D'une manière générale, contrer l'entreprise globale soviétique relève de la politique car il s'agit de coordonner les moyens militaires, psychologiques, diplomatiques et économiques. Je m'en tiens pour aujourd'hui à l'esquisse d'une réflexion militaire. A cet égard, un plan de défense commune en Europe devrait comporter un volet relatif à la guerre psychologique. Il devrait prévoir tous les moyens possibles, non seulement pour leurrer l'adversaire sur nos intentions, pour l'intoxiquer, pour le démoraliser, l'intimider et exploiter ses faiblesses. J'espère qu'un tel plan existe mais je n'ai pas l'impression que, faute d'une vraie doctrine de guerre psychologique, les militaires français soient suffisamment préparés à sa mise en œuvre.

M. Martin - Nous commençons à comprendre votre point de vue sur les interférences entre la psycho-logie et la stratégie. Tout cela me paraît en effet justifier l'ouverture d'une chaire de guerre « psy» dans nos écoles de guerre. Cela dit, nous pourrions en rester là sur ce point. En revanche, mon général, pouvez-vous nous dire un mot sur l'aspect économique de la défense?

Moi - Compte tenu de l'énormité du sujet, je vais encore me contenter d'exprimer quelques idées géné-rales. Premièrement: « Pas d'argent, pas de Suisses », comme on disait déjà sous l'Ancien Régime. Il est évident qu'il faut consacrer beaucoup d'argent à la défense, compte tenu de la menace mais la question est de savoir comment tirer parti au mieux de l'effort des contribuables.

A cet égard, le prix des armes croissant sans cesse, je pense qu'il faut que nous aboutissions, malgré les difficultés, à une coopération interalliée accrue en matière d'armement. Je pense aussi qu'en France même, on pourrait encourager davantage la concurrence, certaines industries d'armement m'apparaissant en situation de quasi-monopole, les arsenaux d'Etat notamment.

M. Martin - En effet, ces industries-là n'ont pas la réputation de chercher systématiquement à casser leurs prix et j'entends dire que l'État fournisseur n'est pas tendre pour l'Etat client...

Moi - Deuxième idée la notion de rapport coût/efficacité devrait être intégrée plus tôt et plus étroite-

ment à la réflexion de défense. Selon ma propre expérience, le facteur efficacité militaire était autrefois le seul à être pris en

considération quand on définissait les programmes. Marie-Anne - Qu'est-ce que tu veux dire par là ? Moi - On demandait par exemple à un canon de tirer à tant de kilomètres et à un véhicule de rouler à

telle vitesse en tout terrain, sans chercher à savoir ce que coûterait le kilomètre supplémentaire. Quand j'étais commandant ou colonel, il nous était, à mes camarades et à moi-même, interdit de parler argent avec les ingénieurs avec lesquels nous concevions des projets de matériels.

M. Martin - Comment cela? Moi - Nous, officiers, nous étions supposés apporter la vision de l'utilisateur, l'ingénieur apportant celle

du technicien. Moyennant quoi, on faisait les additions à la sortie et quelqu'un se contentait de dire: «ça va coûter tant. .. » Nous en prenions acte sans pouvoir agir sur les prix.

M. Martin - Et pourtant, me semble-t-il, plus les matériels sont chers et moins on peut en acheter. Or, le nombre compte car une armée n'est pas exclusivement faite pour défiler le 14 Juillet.

Moi - C'est vrai. De plus, le coût d'entretien réagit aussi sévèrement sur le budget. Suivant qu'on place par exemple sur un blindé une boîte de vitesses qui tiendra 5 000 km ou 50000 km, il faudra réviser le véhicule dix fois pour une, avec les dépenses correspondantes en heures d'ouvriers et pièces détachées. Voilà quelques notions économiques simples mais dont les états-majors n'ont pris conscience que récem-ment. Cela dit, le virage est bien pris.

Page 49: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

46

M. Martin - Le budget des armées est pourtant très sévèrement contrôlé, semble-t-il. Moi - Oui, mais il l'est surtout au niveau de l'exécution. En ce qui concerne la conception des équipe-

ments, le facteur économique devient si important que les officiers et les ingénieurs devront, de plus en plus, l'intégrer tôt dans leurs études. Je répète que des progrès considérables ont déjà été faits dans cette voie mais on doit encore pouvoir progresser.

Marie-Anne - Plus j'entends parler de défense et plus je mesure combien le psycho et l'économie réagissent en permanence sur la technique et inversement.

Moi - Oui, c'est vrai; c'est pour cela qu'on ne peut remettre en cause plusieurs paramètres à la fois. Cela m'amène à vous exprimer une troisième idée, celle des délais. Il faut dix ans en temps de paix

pour passer du stade du prototype à la mise en service dans les unités d'un char ou d'un aéronef par exemple. S'il s'agissait d'une technique nouvelle, les délais devraient être au minimum doublés. C'est donc bien dès maintenant qu'il faut que nous préparions les équipements de l'an 2000, en faisant les choix difficiles correspondants.

M. Martin - Les choix ... J'imagine qu'on peut même dire les paris ... Moi - En effet. Mais je termine sur une dernière idée, celle de la cohérence des systèmes. Marie-Anne - Qu'est-ce que c'est encore que ça? Moi - Je m'explique. Il n'est pas suffisant d'avoir des chars ou des avions; il faut encore acheter des

camions pour transporter le carburant et des citernes pour le stocker, sans compter les pièces de rechange, les munitions, les dispositifs de sécurité anti-incendie, et ainsi de suite. Or, je vous l'ai déjà dit, la solidité de l'ensemble est celle du maillon le plus faible. On ne peut donc pas faire d'impasse ou, du moins, ce ne serait pas prudent.

M. Martin - Je comprends. Or, c'est certainement une tentation pour le responsable politique de mar-quer ses grands choix, en privilégiant tel secteur caractéristique, par exemple celui des armes atomiques, en ayant tendance à minimiser le reste.

Moi - Oui. La Défense forme un tout et il n'est de sécurité que globale. Si l'Intendance ne suit pas, il n'y a plus de dissuasion

M. Martin - Mon général, merci. Nous n'avons évidemment pu évoquer que quelques sujets mais j'en tirerai parti pour faire comprendre à mes étudiants la complexité de ces affaires et la nécessité pour eux d'y consacrer beaucoup d'attention et de réflexion.

Moi - Une réflexion basée, si vous le permettez, sur une bonne connaissance des dossiers, assaisonnée de beaucoup de réalisme et d'imagination créatrice. Or, croyez-moi, ces conditions ne sont pas toujours remplies. Cogitons donc sur la Défense mais méfions-nous, comme de la peste, des stratégies type «Café du commerce ».

1 IHEDN : Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale.

Page 50: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

47

« RESTER EN GARDE» POURQUOI RESTER EN GARDE? Parce que l'URSS, ayant plusieurs fers au feu, cherche d'abord à remporter la victoire sans combat, en

jouant notamment la carte de la guerre psychologique où ses puissantes forces militaires représentent un formidable potentiel d'intimidation.

C'est donc d'abord pour ne pas être tentés de céder au chantage que, si pacifiques que nous soyons, nous devons nous armer.

Parce que, par ailleurs, la vraie guerre n'est pas exclue, précisément en raison de l'existence de ces forces redoutables. Rester en garde, c'est aussi dissuader l'adversaire de se servir de ses armes.

Parce que, dans le contexte actuel d’une Europe qui se cherche et d'une Amérique qui est tentée par le repli sur soi, il nous faut, en France, matérialiser notre volonté de défense, conforter celle de nos alliés et montrer concrètement notre solidarité avec les USA.

Tout cela implique que nous ayons des forces militaires suffisantes et que nous les gardions en permanence en état de combattre.

COMMENT RESTER EN GARDE? D'abord, en consacrant au budget de la Défense des moyens suffisants. Cette condition nécessaire étant remplie, maintenir à un bon niveau de crédibilité technique nos forces

nucléaires stratégiques, sans les augmenter; développer en revanche les armes nucléaires tactiques (à neutrons notamment), et lancer ou poursuivre les études en coopération avec nos alliés concernant la défense antimissiles et les «armes intelligentes ».

Simultanément, et non accessoirement, garder nos forces conventionnelles au plus haut niveau possible pour pouvoir intervenir en Europe, et, dans notre zone d'intérêt, hors d'Europe. Protéger en même temps notre population civile et nos points sensibles contre un terrorisme qui pourrait dégénérer en guérilla.

Pour réaliser tout cela, et puisque la défense repose d'abord sur les hommes, fournir aux armées des soldats en nombre suffisant et conscients de leurs devoirs vis-à-vis de la communauté. Dans ce but, maintenir et valoriser le service national, en y préparant les jeunes par une éducation morale, civique et physique adaptée.

Par-dessus tout, s'attacher à la formation de cadres d'active et de réserve compétents, disciplinés, ouverts, disponibles et fiers de leur état.

Voilà que mon élève sonne bientôt chez moi.

Marie-Anne - Je n'ai trouvé dans ta fiche que des généralités. C'est pourtant le chapitre le plus important de mon étude. Tu peux t'attendre à ce que je t'en demande davantage.

Moi - C'est volontairement que je m'en suis tenu à ces considérations. Ayant été un grand responsable, je sais bien que ce genre d'idées ne se traduit dans les faits qu'à coups de milliards et, n'ayant plus sous la main les dossiers financiers, je ne veux pas proférer stérilement des « Y'a qu'à» ... « Il faudrait » ...

Marie-Anne - Je vais quand même essayer de te pousser dans tes retranchements. D'abord, qu'est-ce que tu appelles un budget suffisant?

Moi - Depuis bien des années, les gouvernements s'accordent pour admettre que le budget de la Défense devrait, pour bien faire, dépasser les 4% du PIBM (1) ( J'imagine que tu connais ce sigle qui désigne une expression conventionnelle du revenu national).

Marie-Anne - Et ce n'est pas le cas aujourd'hui? Moi - Non, on tourne autour de 3,73 %. Cela fait déjà une somme considérable, environ 150 milliards,

mais, en raison des besoins de forces nucléaires jugés prioritaires, il semble que les forces conventionnelles doivent se serrer la ceinture.

Or, comme tu le sais déjà, la valeur d'un système est celle de son maillon le plus faible. Il faut donc que le maillon en question ne soit pas trop mince.

Marie-Anne - Précisément. Comme nous avons déjà parlé longuement de l'Atome, je voudrais aujourd'hui que tu me renseignes sur les forces classiques. Quoi que tu en dises, elles ne me paraissent pas négligées. J'ai lu dans le périodique Armées d'aujourd'hui que nous avons dans la Marine (outre nos 6 SNLE) 18 sous-marins d'attaque, 3 porte-aéronefs, 5 bâtiments antiaériens, 14 bâtiments anti-sous-marins, 27

Page 51: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

48

bateaux antimines et 17 patrouilleurs, plus 41 bateaux de soutien, sans compter plus de 150 aéronefs dans l'Aéronavale. Ce n'est pas rien.

Moi - Certes, tout cela paraît impressionnant un jour de revue navale. Cela fait beaucoup de tonnage et d'argent mais la mer est grande. Les Soviétiques, eux, ont plus de 300 sous-marins qui menacent les pétroliers et les cargos dont dépend la survie de notre pays et de l'Europe.

Pense aussi à nos intérêts outre-mer. Nous aurions, le cas échéant, des unités terrestres à transporter et à appuyer, comme cela a été le cas au Liban ces années-ci. Toutes ces missions impliqueraient des moyens navals importants. La Marine ne se réduit pas à sa composante « Force Océanique Stratégique » (2)

Marie-Anne - Mais il y a aussi l'aviation. Dans le même journal, j'ai lu que nous avons 180 intercepteurs de défense aérienne et 270 appareils de reconnaissance ou de chasse à la Force aérienne tactique. Ce n'est pas non plus négligeable.

Moi - Certes, non. Mais on estime à 7240 le nombre des avions du Pacte de Varsovie présents en Europe (défense aérienne de Moscou exclue), contre moins de 3000 à l'OTAN. En France, nous alignons actuellement 450 avions de combat pour défendre notre ciel et appuyer les troupes au sol. Cela ne fait finalement pas beaucoup face à l'armada à étoile rouge. Bien des petits pays ont plus d'avions de combat que nous, et on entend parfois parler de réduire encore le nombre des nôtres.

Quant à nos avions de transport, ils sont une soixantaine mais très sollicités quotidiennement par quantité de missions en métropole et outre-mer. Dans ce dernier cas d'ailleurs, ils auraient souvent besoin d'avoir une autonomie supérieure.

Non, crois-moi, notre armée de l'air n'est pas trop riche, pas plus d'ailleurs que l'armée de terre. Marie-Anne - Tu vas fort. J'ai lu qu'elle comportait 1 200 chars, c'est considérable ... Moi - Sache par comparaison que les forces armées des pays du Pacte de Varsovie disposent en Europe

de 42000 chars. Les nôtres représentent à peine l'équivalent de 4 divisions blindées soviétiques. C'est moins que ce que possèdent des petits pays comme la Libye, la Bulgarie ou la Syrie et certains commentateurs envisageraient assez bien de nous réduire aussi sur ce plan-là ...

Marie-Anne - Mais les pays que tu viens de citer n'ont pas d'Atome et puis, dans l'armée de terre à ce que je sache, il n'y a pas que des chars, il y a aussi des hélicoptères, des missiles, des canons, bref de gros bataillons ...

Moi - Je regrette de devoir te faire remarquer que tu dis des bêtises. Notre armée de terre, c'est, à ce jour, 6 divisions blindées et 2 divisions d'infanterie à la Première Armée et 5 divisions à la Force d'Action Rapide, toutes ces unités étant relativement légères en effectifs et surtout en équipement par rapport à leurs homologues alliées et éventuellement adverses.

Il faut prendre conscience de cela et ne pas faire de la désinformation en parlant de nos soi-disant gros bataillons.

Marie-Anne - Pardon de t'avoir vexé mais je n'ai fait que répéter ce que j'ai souvent lu dans la presse. Je voudrais surtout que tu me confirmes à quoi pourrait servir tout cela alors que nous possédons déjà les armes nucléaires, la marine et l'aviation.

Moi - Je croyais te l'avoir déjà fait comprendre. Nos; moyens conventionnels sont d'abord là - et parmi eux nos forces terrestres - pour incarner, au sens

propre, notre volonté de défense. Les milliards du budget et les moyens de «la guerre presse-bouton» ne sont pas suffisants pour

affirmer notre refus de céder au chantage. En cas de menace d'invasion ou de bombardement en Europe, jamais l'adversaire ne croirait que nous sommes prêts à tirer nos Pluton, et encore moins à atomiser Moscou, si nous n'engageons pas d'abord nos soldats au combat pour sceller dans le sang notre détermination.

Marie-Anne - En avant les grands mots ... Moi - Grands mots peut-être, mais stricte réalité. L'engagement de la Première Armée et de la FAR représenterait le premier degré de l'escalade de la

violence, et on ne peut pas faire l'impasse sur ce degré-là quand on a affaire à un adversaire qui chercherait volontiers à nous grignoter morceau par morceau.

Par ailleurs, une surprise, politique, tactique ou technique, est toujours possible, dans l'Hexagone ou

Page 52: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

49

outre-mer - cet outre-mer où se joue peut-être le destin du Monde Libre -. Or, les forces conventionnelles sont les seules aptes à pouvoir être engagées dans différents cas de figure. A condition toutefois de ne pas être réduites à l'état de symbole, faute d'effectifs, d'armement ou d'entraînement.

Marie-Anne - D'effectifs? Mais tu avais l'air, l'autre jour, à propos des armes nucléaire stratégiques, de faire fi du nombre ...

'Moi - Pas en ce qui concerne les troupes classiques. L'efficacité militaire, c'est quelque chose comme le produit du nombre, de l'entraînement, de l'armement et du commandement.

Marie-Anne - ... et du moral, j'imagine. Moi - Et du moral, évidemment, mais aussi du nombre. Je le répète, il faut cesser de considérer nos

forces conventionnelles, terrestres notamment, comme une réserve dans laquelle on peut puiser, croyant pouvoir se payer de la sécurité par des moyens techniques. En agissant ainsi, on n'acquiert qu'une illusion de sécurité.

Marie-Anne - Tu es injuste car l'idée, si j'ai bien compris, c'est de vous donner moins d'hommes mais plus d'armement et d'entraînement.

Moi - Ma génération a connu, depuis 1945, une dizaine de déflations d'effectifs pudiquement baptisées réorganisations. Elle sait bien que l'on n'a finalement, à la suite de ces réorganisations-là, ni les personnels nécessaires, ni les équipements de pointe promis.

Marie-Anne - Tu es bien pessimiste aujourd'hui. Moi - Non. Mais si tu peux avoir quelque influence sur tes camarades, futurs cadres de la Nation, je

voudrais que tu leur fasses comprendre que c'est en litres de sang que nos soldats d'hier ont payé, en campagne, leur sous-effectif et leur sous-équipement. Il ne faut pas que recommence, avec les générations à venir, le scandale de 1940, celui qui a amené la France au bord du gouffre.

Marie-Anne - Ne monte pas sur tes grands chevaux et parle-moi plutôt du service militaire. A propos, mon cousin Stéphane vient de me téléphoner, il te demande de le pistonner pour la coopéra-

tion. Moi - Le traître! Il devait devenir élève officier de réserve (EOR). Dis-lui de venir me voir. Mais il

peut toujours courir pour que je le pistonne. En attendant, sauve-toi car je dois sortir. Nous parlerons du Service national une autre fois ...

Le lendemain, je recevais Stéphane. Moi - Marie-Anne m'a dit ce que tu espérais de moi. Non, non, non, mon cher Stéph, je ne te pistonne-

rai pas pour la coopération, comme tu le voudrais. Je trouve en effet que cette forme de « service» a été, au fil des ans déviée de son objet et qu'elle n'est

pas aussi utile qu'il serait souhaitable, ni pour les pays bénéficiaires, ni pour les intéressés, donc pour toi. Si tu étais un jeune médecin appelé à t'installer en France et que tu partes en brousse, pendant quelques

mois, pour y découvrir le fond de la misère humaine, je ne tiendrais pas le même raisonnement. De même si, ingénieur agronome, tu pouvais aller aider de pauvres paysans à subsister.

Mais je vous entends parler de vos copains qui sont profs de français à Melbourne ou à Mexico ou adjoints à l'attaché culturel au Yémen ou en Malaisie: cette manière-là de « faire son temps» me paraît une regrettable déviation de l'idée de coopération.

Stéphane - Peut-être mais je n'ai pas envie de faire l'expérience de la vie de caserne, de votre discipline

tatillonne, de l'obéissance à des gradés imbéciles, de l'apprentissage de la paresse et de la roublardise, de l'ambiance «bovidés ». Je me passerai très bien de connaître les ampoules aux pieds, le froid, la boue, l'entraînement à des combats désuets avec des armes dépassées, tout cela au siècle de la Guerre des Étoiles.

Moi - Alors, Stéphane, tu me fais ton cinéma? Ce langage n'est pas digne de toi. Tu as beaucoup reçu, des générations précédentes, de la société et de la France. Tu dois, à ton tour, payer l'impôt du temps et du sang si c'était nécessaire.

Stéphane - Et pourquoi donc? Moi - Pourquoi? Pour que les jeunes générations soient libres, comme vous êtes libres, de penser, de

parler, de faire vos études comme vous l'entendez, de choisir votre métier, de vous marier et d'avoir des enfants ...

Page 53: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

50

Stéphane - Il me semble que tout cela est normal... Moi - Justement, non. Toutes ces libertés sont inconnues ou limitées à l'Est. Chez nous, elles doivent

se mériter et se défendre. Stéphane - Il y a la « Bombe» pour cela. Elle nous coûte assez cher. Moi - Non, la «Bombe» n'est pas une panacée. La dissuasion peut être tournée, et sur le plan technique et sur celui de la géographie. La guerre, c'est

d'abord une lutte de volontés. C'est pourquoi il faut des soldats - comme toi - qui, en venant passer quel-que temps sous les drapeaux, incarnent et expriment la volonté de défense du pays.

Stéphane - Soit, mais pourquoi toutes ces inégalités au sein de l'armée? Moi - L'armée d'aujourd'hui n'est plus seulement une masse d'hommes, c'est un système. Or, qui dit

système, dit différenciation et complémentarité des composants. Elle a autant besoin d'équipages de chars, que de chasseurs alpins et d'aviateurs. Il faut, à côté des

combattants, de plus en plus de veilleurs, de jour et de nuit, en bleu ou en kaki, de dépanneurs, de transmetteurs et de servants de machines à laver la vaisselle ...

Tous ces garçons (et quelques filles déjà) assument ensemble la fonction de défense sans qu'on puisse parler de tâches secondaires et de tâches principales. Là où ils sont, ils sont tous indispensables.

Stéphane - Quand même, il y a des «Seigneurs » ... Moi - Ne crois pas cela. Le pilote de Mirage 2000 ne décolle à l'aise que parce qu'il sait qu'il peut

compter sur le pompier en alerte en bout de piste avec son camion plein de mousse sous pression; or, il s'agit là d'un soldat du contingent. De même, le para du Tchad savait qu'il pouvait espérer trois repas par jour grâce à la chaîne des conducteurs, des magasiniers, des secrétaires et télétypistes de l'Intendance.

Quelle que soit l'affectation qu'on te donnera, pense qu'elle est utile et que tu contribueras, avec les autres, à la sécurité du pays.

Stéphane - Même avec du vieux matériel et des manœuvres épisodiques? Moi - Crois bien que les hauts responsables sont hantés par ce genre de difficultés. Cela étant, sache

qu'à tous les échelons et dans tous les métiers, il faut «faire avec ce que l'on a ». D'ailleurs, les Viets et les Israéliens nous ont prouvé que la qualité d'une armée dépendait moins de la sophistication des équipements - encore que ce soit un critère important - que de la motivation des hommes, de l'entretien des matériels, de la cohésion des unités et de leur entraînement à tirer le meilleur parti des armes.

Stéphane - On dit que l'armée est « rétro ». Moi - L'armée a beaucoup changé, crois-moi, même si les calomnies ont la vie dure. Beaucoup a été

fait pour casser les cloisons étanches entre les chefs et les hommes, pour progresser sur la voie de la participation, de l'information interne et de la concertation.

Où que tu sois affecté, tu auras l'occasion de savoir ce qui se passe dans ton unité, de donner ton avis, non seulement sur tes loisirs et ta nourriture, mais aussi sur la mission opérationnelle du corps et la façon de s'y préparer.

Stéphane - Je ne vois pas ce que le Service pourrait apporter à un garçon comme moi... Moi - Tu dois d'abord te mettre dans la tête que c'est à toi d'apporter quelque chose à ton pays, et non

l'inverse. Ensuite, le Service, comme toute la vie, on y trouve ce qu'on y apporte. Avant de t'indigner, décide donc de regarder. Intéresse-toi à la finalité du système. Participe activement à l'instruction. Découvre le matériel technique. Endurcis ton corps d'étudiant qui n'a jamais eu l'occasion d'aller au bout de ses limites physiques.

Stéphane - Et avec les chefs? Moi - Sois curieux, questionne-les sans les braquer. Utilise ton esprit critique avec discernement,

comme l'exigent les nouveaux règlements militaires et les nouveaux procédés pédagogiques. C'est ainsi que tu feras progresser la Défense et que tu forceras tes chefs à se dépasser.

Stéphane - Et les bidasses? On dit qu'ils ne sont, pas capables de parler d'autre chose que la perm et de

la quille ... Moi - Saisis l'occasion de découvrir le monde humain qui t'environne. Mine de rien, fais parler tes

camarades et tes gradés sur leur vie familiale, professionnelle et personnelle. Essaye d'aller avec eux au

Page 54: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

51

bout des problèmes qui les intéressent. Regarde-les agir. Tu feras une étude psychologique passionnante. Par-dessus tout, aime-les. Cherche à dominer ta réserve naturelle pour aller vers les plus faibles, pour apprivoiser les solitaires, pour tempérer les exaltés. Tu feras ainsi œuvre utile.

Stéphane - On dit que l'armée vous dépersonnalise. Moi - Laisse dire. Toi, recherche les responsabilités. Les preneurs d'initiatives sont aussi rares dans

l'armée que dans le civil. Or, ce sont 3 ou 5 % d'hommes qui mènent le monde parce qu'ils ont des idées, de la volonté, du dynamisme, et que l'autorité marche souvent de pair avec ces qualités-là.

Stéphane - Je n'ai pourtant pas du tout envie de fayoter. Moi - Accepte cependant les responsabilités, notamment celles d'officier ou de sous-officier de réserve.

Ce n'est qu'en occupant une telle fonction qu'on peut se rendre compte du fonctionnement de l'Armée, de sa mission et de ses contraintes, et qu'on peut commencer à la juger. Sois donc un chef pour tirer le meilleur parti de cette expérience, pour te donner à fond et pour rendre aux autres un peu de ce que tu as reçu.

Stéphane - Mais les galons représentent surtout des emm ... Moi - Le galon, certes, c'est autre chose qu'une chambre à soi et le droit au mess. C'est une dimension

particulière et plus complète du Service, service du pays et service des autres. Je ne vais pas t'infliger un laïus sur l'autorité mais te dire simplement la formule que j'ai répétée à mes cadres pendant quarante ans, en essayant de la mettre moi-même en pratique: « L'autorité, c'est comme un cheval. Ça repose sur quatre pieds qui s'appellent Compétence, Rigueur, Amour et Exemple. Prenez garde de ne pas boiter d'un pied.» Si tu deviens EOR, ce que je souhaite, rappelle-toi cette formule.

Stéphane - Et si j'estime n'avoir pas ces qualités de leader? Moi - II reste des quantités d'occasions de se rendre utile et de se valoriser. Je pense notamment à ces

nombreuses commissions régimentaires qui visent à abattre les cloisons et à améliorer le service. Sache aussi que les casernes ne manquent pas de moyens. On peut utiliser ses loisirs de façon intelligente, mais peu nombreux sont ceux qui acceptent de transmettre leurs connaissances de maths, de bricolage ou de musique. Si tu ne peux être un chef, sois au moins un animateur.

Stéphane - Ce n'est pas la peine d'aller au Service pour cela, tu sais. Il y a des maisons de jeunes dans toutes les villes.

Moi - Sois d'abord un soldat, car la France et la vieille Europe sont menacées dans leur existence même, en tant qu'espaces de liberté. Accepte donc de prendre place, pour quelques mois, au «créneau ». C'est comme cela que tu garantiras le mieux la paix.

Stéphane - La vie est courte et je trouve dommage de gaspiller un an à jouer au soldat. Moi - C'est un jeu terriblement important et, crois-moi, il peut apporter beaucoup. Je reçois encore -

trente ans après - des lettres de soldats qui ont fait leur service dans mon escadron, quand j'étais un capi-taine pas toujours commode. Eh bien, ces hommes-là me disent qu'ils ont changé et mûri au Service et ils veulent bien ajouter que je leur ai appris des choses importantes et ils m'en remercient. Pour moi, un tel témoignage vaut plus que tous les honneurs. Cela dit, tu en sais maintenant assez, Stéph. Va méditer tout cela et ne te laisse pas influencer par ceux qui critiquent l'armée sans la connaître.

Marie-Anne revient quelques jours après ...

Marie-Anne – Stéph m'a raconté votre conversation. Ce qui le fait rager, c'est qu'il a des copains qui sont réformés. Pourquoi ces inégalités devant le Service militaire?

Moi - L'inégalité est un fait puisque 25 % des garçons (et toutes les filles, sauf quelques volontaires) échappent au Service, soit pour des raisons de santé, soit pour un motif social sérieux. Pour corriger cette inégalité, je ne vois que deux solutions:

- Soit trouver dans un autre domaine (dégrèvement d'impôts par exemple) le moyen de compenser le retard pris ou le manque à gagner subi par les recrues par rapport aux exemptés, dispensés ou réformés. Il n'est pas normal que les citoyens qui ne supportent aucune charge personnelle au titre de la Défense ne soient pas tenus de prendre leur part de l'effort commun (et ce que je dis pour les recrues est encore plus vrai pour les réservistes).

- Soit inventer un Service national véritablement universel, qui réponde, non seulement aux besoins des armées, mais aussi à ceux des hôpitaux, des crèches, des écoles et de l'aide au Tiers Monde et au

Page 55: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

52

Quart Monde. Ce serait difficile à réaliser dans un pays démocratique comme le nôtre, où l'on ne peut pas imposer grand-chose aux citoyens, mais c'est une idée intéressante qui aurait le mérite de fournir la solution au difficile problème de la Défense civile dont je voudrais te parler un jour.

Marie-Anne - Et pourquoi maintenir un service de douze mois? Moi - Tout le monde sait que l'instruction des spécialistes est longue et coûteuse et que l'on doit éviter

de la recommencer trop souvent. Or, chaque soldat d'aujourd'hui est un spécialiste. Ce que l'on sait moins, c'est qu'une armée est composée d'unités qui ont chacune leur fonction, dont les cellules sont elles-mêmes complémentaires et qui ont besoin de cohésion pour être efficaces au moment du combat. Cela suppose que les soldats aient vécu assez longtemps ensemble, avant le jour J, pour que les rapports humains aient pu être établis avant la crise. C'est toute 1a justification de la durée du service.

Marie-Anne - Est-ce qu'on ne pourrait pas envisager un système à la Suisse? Moi - Si l'on trouvait une formule de recrutement régional qui permette de respecter les deux principes

que je viens d'évoquer, on pourrait concevoir, pour certaines unités, un système de recrutement compor-tant une courte période d'instruction initiale et des rappels pendant plusieurs années. Mais c'est une for-mule dont les Suisses eux-mêmes disent qu'elle est finalement très astreignante et dont je ne suis pas sûr qu'elle soit applicable dans un pays comme le nôtre. D'ailleurs, la formule du Service fractionné a été déjà essayée chez nous et l'expérience n'a pas été concluante. Pour qu'elle réussisse, il faudrait faire évoluer profondément les mentalités.

Marie-Anne - Mais, pour l'instant, tu crois vraiment qu'il faille en rester au statu quo? Moi - Je pense que nos armées doivent essayer de combiner les avantages de l'armée de métier et ceux

de la conscription, en ayant des soldats des deux types. La conscription a la vertu d'impliquer la population dans sa propre défense. Elle est d'ailleurs complétée dans cette optique par la mobilisation des réserves. De plus, l'entretien des recrues coûte moins cher que celui des soldats professionnels. Mais ces derniers sont indispensables dans les postes à haute technicité ou dans les unités d'intervention qu'on doit pouvoir envoyer n'importe où sans préavis.

La complexité du commandement aujourd'hui implique par ailleurs que la majorité des fonctions d'encadrement soient confiées à des militaires de carrière.

Marie-Anne - Parle-moi un peu de ceux-là. J'ai un beau-frère qui est officier de légion mais je le connais finalement très peu. Avec leur folklore, leur vie de nomades et leurs cheveux ras, lui et ses copains me font l'effet de descendre d'une autre planète. A propos, qu'est-ce que cette publicité dans les journaux pour les carrières d'officier?

Moi -' C'est tout simplement qu'on s'est aperçu qu'un certain nombre de jeunes gens découvraient trop tard qu'ils avaient la possibilité, le goût et les qualités voulues pour entrer dans l'armée. On veut maintenant alerter à temps ces candidats potentiels. Autrefois, ce n'était pas nécessaire. Les militaires sortaient dans la rue en uniforme. Il y avait un régiment dans chaque petite ville. L'armée faisait partie du paysage.

Aujourd'hui au contraire, à la suite d'une mesure néfaste prise à la hâte, il y a dix ans, les soldats sont en civil. Les garnisons ont été réduites en nombre et sont souvent implantées loin des agglomérations. On ne parle plus souvent de l'armée, ni à l'école, ni dans les familles, ni dans les médias. On a donc été conduit à lancer la campagne d'information dont tu parles, qui prolonge l'effort d'explication de la Défense faite à la TV.

Marie-Anne - Mais, dis-moi, qu'est-ce qui peut bien attirer des candidats pour un pareil métier? On y est mal payé et par conséquent, on n'y est pas considéré. On déménage tous les deux ans. Dans l'inter-valle, on est toujours absent de chez soi. Surtout on attend, quelquefois pendant toute une existence, une guerre qui ne vient jamais ... et heureusement! Il faut être maso pour se lancer dans cette voie.

Moi - Non, il ne faut pas être maso. Il faut se sentir appelé au commandement des hommes, même et surtout dans des circonstances de crise. Il faut être désintéressé. Il faut avoir un certain goût du risque et du changement. Il faut aimer à la fois l'ordre, la technique, l'engagement physique et la vie en communauté, simple et rude. Par-dessus tout, il faut croire en la Patrie et être persuadé que sa sécurité et son service méritent qu'on y consacre sa vie. On constate heureusement que beaucoup de garçons (et quelques jeunes filles) sont finalement sensibles à ces valeurs-là et envisagent avec joie d'endosser l'uniforme. En ce qui me concerne en tout cas, je suis heureux d'avoir choisi cette voie-là. J'ai eu une vie

Page 56: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

53

passionnante. Marie-Anne - Soit. Il faut de tout pour faire un monde. Mais comment se fait-il qu'on ne rencontre pas

dans les facultés de vos futurs héros? Ils font bande à part? Moi - Tu te trompes. On recrute aujourd'hui certains officiers à partir des diplômés de l'université mais

la majorité d'entre eux, c'est vrai, est formée dans les écoles militaires. Pourquoi? C'est que leur éducation est spécifique et qu'elle prend tout l'homme; je veux dire que nos cadres doivent être à la fois sportifs et résistants, cultivés et ouverts sur le monde pour pouvoir s'adapter en permanence.

Marie-Anne - La tête et les jambes, en somme ... Moi - Oui, avec le cœur et le caractère en plus. Or, sans vouloir médire des facultés, j'ai l'impression

que l'on ne s'y intéresse pas beaucoup aux jambes, au cœur et au caractère. Marie-Anne - Est-ce que ton admiration pour ton ancien corps ne t'égare pas? Les hommes de caractère

ne doivent pas y être plus nombreux qu'ailleurs. Moi - En tout cas, c'est de tels hommes qu'on a besoin car, le soldat, c'est celui qu'on vient chercher

quand tout va mal. Mais je m'aperçois que nous parlons exclusivement des officiers alors que nos armées ne tiennent que par leur encadrement en sous-officiers. Ils sont à la fois le ciment et la cheville ouvrière des unités. Ce sont des gens compétents, sûrs, dévoués et modestes.

Marie-Anne - Avec du ventre et peu d'idées générales, disent mes copains. Moi - Voilà le type de calomnies qu'il faudrait tuer. Certes, Courteline a raillé l'adjudant Flick mais,

moi, j'ai connu des centaines d'adjudants qui étaient à la fois des athlètes, des professionnels de haut niveau et des hommes de grande valeur. Les sous-officiers sont l'objet d'une sélection sévère et leur niveau général ne cesse de s'améliorer. Ils n'ont rien de commun avec ces brutes que dépeint une certaine littérature.

Marie-Anne - Je ne voulais pas t'offenser.

Moi - Ta réaction est malheureusement celle de beaucoup de personnes qui parlent sans savoir. À mon avis, les Français méconnaissent trop les cadres militaires.

Marie-Anne - On pourrait sans doute en dire autant des mineurs, des postiers, des agents de l'EDF et de tous les corps de l' Etat...

Moi - Avec cette différence cependant que les cadres et les soldats de métier sont prêts à tout moment à risquer leur peau. Par ailleurs, le sort du pays peut dépendre d'eux, ce qui mériterait peut-être un brin d'attention supplémentaire. Mais, finalement, pour moi qui ai passé ma vie au milieu d'eux et qui en suis fier, les soldats ne cherchent ni la reconnaissance ni la considération. Ils remplissent leur rôle parce qu'ils y croient. Le message que je te demande de transmettre à tes camarades, c'est qu'un pays a l'armée qu'il mérite. Or, l'armée, c'est d'abord les cadres. Le seul vœu que j'émette à leur sujet, c'est qu'on continue à bien les recruter et surtout qu'on ne privilégie pas trop, parmi eux, les «grosses têtes ».

Comme disait de Gaulle, la vertu des temps difficiles, c'est le caractère. Or, souviens-t'en, les soldats sont les hommes des temps difficiles.

1. PIBM: Produit Intérieur Brut Marchand. 2. La FOST (en abrégé) désigne l'ensemble de nos sous-marins nucléaires lanceurs d'engin (SNLE)

et le Commandement correspondant

Page 57: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

54

PILIER 4 PROTÉGER NOTRE «VENTRE MOU» POURQUOI? Parce que les moyens de guerre moderne, des missiles nucléaires à la guérilla, menacent autant, parfois

davantage, les arrières que les premières lignes. Parce que, par définition, les arrières sont dégarnis de troupes alors qu'ils comportent de nombreux

objectifs intéressants pour l'adversaire et faciles à repérer dès le temps de paix. À cet égard, ils repré-sentent vraiment notre «ventre mou ».

Parce qu'on sait que l'URSS entraîne de nombreux combattants d'élite à intervenir sur nos arrières. Ils sont susceptibles d'être parachutés, infiltrés discrètement ou débarqués par sous-marins: de plus, ils pourraient disposer de complicités sur le sol national.

Parce que notre population elle-même pourrait subir des pertes du fait des opérations militaires. De plus, urbanisée et très dépendante des médias, elle serait d'autant plus vulnérable aux agressions psy-chologiques susceptibles de provoquer paniques et désordres en série.

Parce qu'en cas de tension grave, le chef de l'État et les autorités auraient besoin, pour tenir la barre, de toute leur liberté d'action, ce qui suppose le maintien de l'ordre et du calme.

COMMENT PROTÉGER NOTRE « VENTRE MOU » La tâche est a priori difficile à concevoir tant les objectifs à défendre sont nombreux et vulnérables - la

montée du terrorisme le met chaque jour en évidence - et tant sont multiples les périls. Elle serait encore plus difficile à exécuter en cas de crise, car elle impliquerait une parfaite coopération entre civils et militaires. En effet, la sécurité des arrières coïncide, en temps de paix, avec la sécurité publique, du seul ressort du ministre de l'Intérieur qui dispose à cette fin de la police et de la gendarmerie.

En temps normal, l'autorité militaire n'est responsable que de la sécurité de ses propres installations, tout en se préparant à mettre en œuvre, en l'air, la Défense aérienne et, au sol, la Défense opérationnelle du territoire (DOT).

Cela dit, la nature de la menace est telle, qu'en cas de tension grave, on risque d'avoir affaire à la fois à toute une série d'événements divers, réagissant les uns sur les autres et intéressant, les uns, l'autorité civile, les autres, la gendarmerie ou l'autorité militaire. Il faudrait donc les traiter ensemble, dans un contexte où la législation du temps de guerre ne serait pas encore applicable alors que les procédures du temps de paix seraient dépassées.

Des situations de ce genre ne pourraient être réglées qu'au coup par coup, par des équipes d'hommes habitués à travailler ensemble: fonctionnaires civils, gendarmes, militaires.

C'est la raison pour laquelle des exercices sont organisés périodiquement dans chaque province pour rassembler et entraîner ces équipes. Il reste que ces simulations ont inévitablement un certain caractère artificiel. Il est, par exemple, difficile d'imaginer la répercussion des opérations de guerre psychologique sur les troupes et la population.

Cela étant, deux constats s'imposent, sur le plan de la doctrine et au niveau des moyens: - La Défense civile est encore embryonnaire. Pour être efficace, elle devrait englober à la fois la protection physique des populations et leur défense

psychologique, au même titre que le maintien de l'ordre et du moral. - Quant à la Défense militaire des arrières, elle pourrait poser un problème juridique aux exécutants:

celui de mener des opérations sur le sol national avant même la proclamation de l'état de guerre. Mais la principale difficulté à prévoir serait l'adaptation de moyens relativement réduits à une menace

tous azimuts, l'essentiel de ces moyens n'étant d'ailleurs disponibles qu'après la mobilisation des unités de réserve.

Marie-Anne me téléphone. Marie-Anne - Est-ce que je peux venir te parler de la protection du « ventre mou» ? Moi - Non. Je pourrais sans doute te répondre mais je préférerais te laisser interviewer deux camarades

à moi qui ont beaucoup travaillé ces sujets. La semaine suivante ...

Page 58: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

55

Moi - Marie-Anne, je te présente Monsieur Thierry, ancien sous-préfet, secrétaire général de la zone de Défense de Bordeaux et Monsieur Victor, colonel de réserve, commandant le régiment interarmes d'intervention de Dijon.

Marie-Anne - Bonjour, messieurs. Vous êtes vraiment aimables de vous êtes dérangés pour moi. M. Thierry, je commence par vous. Qu'est-ce au juste qu'une zone de Défense?

M. Thierry - C'est à la fois un morceau du territoire métropolitain (il y en a six en France, à Paris, Lille, Rennes, Bordeaux, Lyon et Metz) et un échelon de coopération civilo-militaire pour la préparation aux situations de crise et, notamment, à la mise en œuvre de la défense du territoire, Défense civile et Défense opérationnelle.

Marie-Anne - Quel était votre rôle? M. Thierry - Je conseillais le préfet de zone en matière de défense et je coordonnais les travaux et les

préparatifs effectués dans la quinzaine de départements du Sud-Ouest placés, dans ce domaine, sous son autorité.

Marie-Anne - Des civils qui s'occupent de la défense! J'avoue que je ne comprends pas très bien. M. Thierry - Si vous permettez, nous allons raisonner sur un cas concret imaginaire. Ce sera plus facile

pour vous de comprendre les problèmes qui se posent. Je commence: « Une vive tension est née entre l'Est et l'Ouest. L'Occident a pris des mesures militaires qui ont été dénoncées par Moscou. La bataille des ondes se

déchaîne, ce qui crée un certain énervement et des mouvements d'opinion dans la population. Dans le Sud-Ouest de la France, où la division para a d'ailleurs quitté ses garnisons, on note déjà

l'arrivée de familles venant (par précaution? ) occuper leurs résidences secondaires. C'est le moment choisi par des bandes de malfaiteurs pour multiplier les vols et agressions diverses et des pyromanes pour allumer des incendies. Pompiers et policiers sont donc déjà sur les dents. Des attentats ont lieu un peu partout, notamment au Pays basque. Dans la banlieue de Bordeaux, des groupes de HLM ont subi des coupures de courant entraînant un début de panique dans la population. A la suite de faux bruits lancés par une radio locale, les ménagères se précipitent dans les rayons d'alimentation des supermarchés et les automobilistes assiègent les pompes à essence.

Des débuts de pillages ont lieu en plusieurs endroits, entraînant l'intervention des forces de l'ordre. Les entrées de certains bâtiments militaires sont investies par des manifestants pacifistes, notamment à la base aérienne de Bordeaux, à la poudrerie de Saint-Médard et au centre d'essais des Landes.

À la préfecture de zone, où l'état-major de crise a déjà fort à faire, le préfet commissaire de la Républi-que reçoit coup sur coup trois télex:

« Le premier lui demande d'envisager l'hébergement de 10000 enfants appartenant à des colonies de vacances de RFA.

- Le second lui enjoint de prévoir l'ouverture de deux hôpitaux annexes pour faire face à l'arrivée éventuelle de blessés.

- Le troisième concerne la mise sur pied d'une colonne de secours susceptible d'intervenir en Aquitaine et dans les régions limitrophes, en cas de besoin. Elle devrait comprendre des moyens de transport, des ambulances, une antenne chirurgicale, des engins de déblaiement et de lutte contre l'incendie et des équipes de mesure de la radioactivité. »

Voilà le décor de mon travail planté ... Marie-Anne - J'étais à cent lieues d'imaginer qu'on puisse seulement envisager une situation comme

celle-là. M. Victor - Et encore, il vous a fait grâce du sabotage d'oléoducs ou de lignes à haute tension. Il n'a

pas parlé non plus d'opérations de guérilla et encore moins de bombardements. M. Thierry - Ni de l'afflux de réfugiés ni d'attaque nucléaire. Même en s'en tenant à ce scénario

fictif et relativement simple, vous voyez bien qu'il s'agit là de problèmes bien réels qui relèvent de l'autorité civile, en temps de paix comme en temps de guerre. Par ailleurs, vous imaginez qu'il serait impossible de réagir efficacement et sereinement dans les cas de ce genre, si des plans n'étaient pas élaborés à l'avance, si les procédures et les répertoires n'étaient pas à jour et, surtout, si les respon-sables à tous les niveaux n'étaient pas préparés matériellement et psychologiquement à leur mission de crise. Voilà la tâche à laquelle j'ai consacré dix ans de ma vie.

Page 59: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

56

Marie-Anne - Après tant d'années passées dans cette spécialité, avez-vous des motifs de satisfaction?

M. Thierry - Oui. Je considère que le problème de la Défense civile commence enfin, après des années de silence gêné ou délibéré, à être perçu par les autorités et par l'opinion. C'est une prise de conscience tardive mais bénéfique. Il reste cependant beaucoup à faire, notamment au niveau des responsabilités et des moyens. On a fait le bilan des principaux problèmes. Il reste maintenant à décider qui va faire quoi et avec quoi

Marie-Anne - Et quels sont vos sujets de préoccupations? M. Thierry - Je déplore l'absence d'une doctrine d'ensemble concernant la Défense civile et notamment

le fait que ce soient surtout les aspects matériels de la crise qui fassent l'objet de préparatifs: nourriture, santé, hébergement, transports ...

A mes yeux, le côté moral et psychologique du problème, la protection des cœurs et des esprits, est encore plus important. Quand on se rappelle, comme moi, l'exode de 1940, on ne peut pas ne pas se demander comment réagiraient des gens surpris, énervés, apeurés, peut-être privés du nécessaire et, en même temps, victimes de faux bruits, d'incitations à la fuite, au pillage et à la violence, le tout sur un fond d'explosions et d'incendies ...

Moi - La première chose à faire serait donc de maintenir l'ordre, la confiance et le calme. C'est bien la responsabilité des autorités civiles.

M. Thierry - Encore faut-il qu'elles aient la possibilité d'agir efficacement. Pour moi, deux catégories de moyens seraient indispensables en pareil cas.

D'abord, des personnels pour encadrer la population, ne serait-ce qu'un responsable d'immeuble dans les grands ensembles, disposant de quelques adjoints capables d'inciter les habitants à garder leur sang-froid et de rétablir l'ordre en étant capables de mettre un malfaiteur ou un provocateur hors d'état de nuire.

Marie-Anne - Qui, selon vous, pourrait jouer ce rôle? M. Thierry - Je ne vois que des volontaires formés spécialement pour cette tâche: cadres de réserve

dégagés des obligations militaires ou anciens gendarmes ou policiers. Mais il faut penser aussi au rôle des médias en temps de crise, notamment à celui de la radio, peut-être

plus souple d'emploi que la télévision. Comment imaginer en effet que des stations puissent être autorisées à émettre librement en cas de

drame national, alors que les ondes seraient sans doute le seul véhicule possible pour faire passer des consignes urgentes et vitales?

Moi - Sur le fond, je suis bien d'accord avec vous, mais vos deux idées d'encadrement de la population et de contrôle des radios vont soulever des tollés.

M. Thierry - Il faut pourtant que les démocraties acceptent de faire quelques sacrifices (je ce genre pour surmonter une situation de crise.

Marie-Anne - En tout cas, j'entrevois maintenant le problème de la Défense civile. Merci, monsieur. Et vous, colonel Victor, quelle serait votre responsabilité en temps de conflit?

Colonel Victor - Je suis un civil qui devient, en cas de guerre, le chef d'un régiment interarmes de division militaire.

Dès le temps de paix, je suis responsable de la mise sur pied de mon régiment. Je dois dire que ce travail me prend plusieurs heures par semaine.

Marie-Anne - Je n'imaginais pas que le rôle d'officier de réserve impliquait une double vie comme la vôtre. Mais, dites-moi, qu'est-ce qu'une Division militaire?

Colonel Victor - C'est le nom «guerrier» de la Région économique. Elle correspond en gros à la pro-vince d'autrefois. Il y en a un peu plus de vingt dans l'Hexagone, soit trois ou quatre par zone de défense. Elles couvrent chacune quatre ou cinq départements; dans chacun d'eux, le général est représenté par un colonel délégué militaire.

Marie-Anne - Et qu'est-ce que vous auriez à faire en temps de guerre? Colonel Victor - Je vais aussi vous expliquer cela à partir d'un cas concret imaginaire. Reprenons

la situation envisagée par Thierry et transposons-la dans l'Est, autour de Dijon. La crise a évolué. La FAR a été envoyée en Allemagne et les unités de la Première Armée sont

Page 60: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

57

déployées à cheval sur le Rhin, prêtes à toute éventualité. La sécurité du pays repose désormais sur la gendarmerie et sur ce qu'on appelle les Forces du territoire dont la majorité n'est mise sur pied qu'après mobilisation. Mon régiment en fait partie.

Mon 27e R.I., en temps normal, c'est mille civils, cadres et soldats de réserve qui vaquent à leurs occupations dans un certain rayon autour de Dijon. C'est aussi un petit groupe de militaires d'active et d'employés civils qui entretiennent le matériel et mettent les fichiers à jour, enregistrant par exemple que le soldat Durand a dépassé l'âge d'être mobilisé et est remplacé par le soldat Dupont qui sort du service militaire.

Mais j'insiste, pour mettre mon régiment sur pied, il faut mobiliser, c'est-à-dire rappeler les réservistes.

Marie-Anne - Ah oui. J'ai vu ça à la télé: les affiches blanches, les cloches qui sonnent, les femmes qui pleurent, les gars qu'on va conduire à la gare avec leur musette ...

Colonel Victor - Attention. La mobilisation générale que vous venez d'évoquer, c'est une décision politique grave parce qu'elle arrête une partie de la vie du pays et qu'elle a un impact psychologique et politique certain, à l'intérieur des frontières et au-delà.

Aujourd'hui, le gouvernement pourrait préférer effectuer légalement une mobilisation partielle, sélective, discrète et rapide.

Pour en revenir à notre cas de figure bourguignon, la préfecture de Dijon est gardée par la police. La base aérienne est protégée par les commandos de l'air. Le dépôt de munitions de Gray dispose de ses effectifs normaux. Le dépôt d'hydrocarbures de Dôle et d'autres points sensibles sont confiés à la gendarmerie.

Avec quelques hommes seulement par brigade, dans chaque canton, plus quelques pelotons d'intervention mis sur pied depuis la crise dans les agglomérations, la gendarmerie «blanche» déploie une intense activité de patrouille et de surveillance car, dans cette situation, on peut tout craindre.

Marie-Anne - «Blanche»? Il y a donc une gendarmerie noire? Colonel Victor - Non, je parlais de la gendarmerie dite départementale qui a des galons blancs. On

la distingue ainsi de la « Mobile» qui a des galons jaunes et dont les escadrons constituent, avec les CRS, la réserve nationale de maintien de l'ordre.

Mais je reviens à mon scénario. Un soir, à dix-huit heures, je travaille dans mon entreprise quand un coup de fil me convoque au

PC de la division. J'arrive à l'état-major. On me dit que les gendarmes viennent de repérer dans la campagne

quelques emplacements de parachutages et des traces suspectes et on me demande d'alerter mes cadres en vue d'une mise sur pied éventuelle de mon régiment.

Je fais le nécessaire et je rentre chez moi. Au milieu de la nuit, je suis réveillé par une série d'explosions. Je bondis à la fenêtre; je discerne des lueurs d'incendies en direction de l'aérodrome et, beaucoup plus loin, du côté de Dôle. Je pars à la division.

Le général me reçoit aussitôt. «Cela va mal, me dit-il. Les commandos ennemis ont attaqué l'entrée de la base avec un camion bourré

d'explosifs pendant qu'un groupe atterrissait à bord de plusieurs ULM (1) près des hangars et faisait sauter plusieurs avions. D'autres appareils ont été pris à partie avec des missiles légers tirant de l'extérieur de l'enceinte militaire.

À Dôle, le dépôt brûle aussi mais je n'ai pas de détails. Je sais seulement que la gendarmerie a engagé tous ses moyens pour traquer l'ennemi dont une partie s'est repliée, croit-on, à bord de véhicules civils.

En ce qui vous concerne, j'ai reçu de Paris le feu vert pour mobiliser votre régiment; les ordres d'appel le concernant sont déjà partis. Vous allez lancer votre mise sur pied et vous reviendrez me voir quand vous serez prêt à recevoir votre mission.

A priori, il s'agira d'aller renforcer, avec la première compagnie disponible, le dépôt de munitions dont la sécurité m'inquiète. Avec le reste de vos moyens, vous irez ensuite boucler la zone de repli des assaillants; vous les rechercherez et vous les anéantirez.

J'attends par ailleurs la décision officielle de mise en œuvre de la DOT sur le territoire de ma division.

Page 61: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

58

Dès que cette mesure me sera notifiée, vous aurez les mains libres pour commencer votre opération. Maintenant, allez prendre votre commandement et inutile de vous demander de faire vite ... »

Voilà, en gros, comment les choses pourraient se passer pour moi et à quel genre de situation je dois me préparer en temps de paix. Tout le problème est de savoir en combien de temps je serais prêt dans une telle ambiance et quelle serait l'efficacité de mes unités, au combat, face aux commandos adverses.

Marie-Anne - Dites-moi, colonel, un régiment comme le vôtre, c'est merveilleux. C'est le système suisse ou israélien en plein Hexagone!

Colonel Victor - Pas tout à fait, malheureusement. Les Suisses sont convoqués trois semaines tous les ans pour des manœuvres. Les nôtres sont appelés

moins souvent. Du coup, la cohésion des unités s'en ressent et ce ne serait qu'après quelques jours de campagne que les cadres et les hommes se connaîtraient et que les unités seraient rodées. Et puis, notre équipement est plutôt ancien.

M. Thierry - Mais on ne vous demanderait que des missions simples qui n'exigeraient pas un armement sophistiqué.

Colonel Victor - C'est à voir. Nos adversaires seraient des durs; il faudrait que nous soyons capables de les affronter de jour et de nuit, et sans complexes. Nous devrions donc avoir la mobilité suffisante pour aller rapidement là où on nous appellera et un minimum de protection par blindage pour échapper aux embuscades. Il faudrait enfin que nous ayons des postes radio du dernier modèle. Je souhaiterais, aussi qu'on fasse un effort pour nous moderniser. A titre d'exemple, mes réservistes qui viennent de faire connaissance avec le FAMAS (le nouveau fusil d'assaut français), pendant leur service, comprendraient mal qu'on ne leur remette qu'un vieux fusille jour où ils doivent recevoir leur baptême du feu.

Marie-Anne - J'espère qu'on pourra vous donner satisfaction, d'autant plus que l'équipement de votre régiment ne doit pas valoir bien cher par rapport à un sous-marin nucléaire et que vos soldats ne coûtent rien en temps de paix.

Moi - Il faut cependant admettre qu'on ne peut faire un effort partout. Dans tous les pays, les forces d'active sont prioritaires et, quand leur équipement est déclassé, il passe aux forces du territoire. Je ne vois pas le moyen de faire autrement.

Marie-Anne - Quand même, on devrait au moins encourager ces réservistes en faisant un geste pour eux. Mais, colonel, dans une situation comme celle que vous évoquiez je n'ai pas compris quelles seraient les responsabilités respectives de la gendarmerie et de l'armée.

Colonel Victor - La gendarmerie quadrille le territoire dès le temps de paix, à raison d'un détachement par canton. Elle connaît bien le pays et représente, en dehors des villes, une force très efficace de renseignement, de police générale et de dissuasion.

Pour cette raison, on veut maintenant lui confier aussi la protection des points sensibles civils, qu'elle assurerait avec des réservistes mobilisés en son sein.

M. Thierry - Ce qui, entre nous, alourdira considérablement son service, même en temps de paix, alors qu'elle a déjà fort à faire avec la recherche de malfaiteurs, la circulation automobile et le terrorisme.

Colonel Victor - Et ce qui pourrait aussi avoir tendance à démobiliser, au plan moral, une partie des cadres de réserve de l'armée de terre.

Moi - Cessons de polémiquer, s'il vous plaît - seul compte l'intérêt supérieur du pays - et revenons au sujet.

Colonel Victor - Je continue. Responsable du quadrillage général du territoire et de la protection des points sensibles civils, la gendarmerie serait aussi chargée de l'intervention immédiate. On considère en effet qu'elle a l'habitude de ce genre d'actions, menées d'urgence avec quelques hommes.

M. Thierry - Certes, elle est coutumière de l'intervention contre les bagarreurs des bals du samedi soir mais pas de la bataille à livrer à des Spetnaz retranchés dans une maison ou dans une usine.

Colonel Victor - Cette bataille-là nécessiterait l'appui de blindés et d'armes lourdes et mon régiment est précisément là pour les fournir, à condition toutefois qu'il ne s'agisse pas d'aller contre-attaquer toute une DAP soviétique ...

M. Thierry - N'oublions pas que les réserves d'intervention comportent encore une brigade interarmes

Page 62: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

59

par zone de défense. Colonel Victor - Oui, mais du même type que mon régiment, c'est-à-dire constituée aussi de

réservistes disposant d'un matériel relativement ancien. Moi - La Force d'Action Rapide, qui comporte de nombreux soldats de métier équipés de matériels

modernes, est également prévue pour intervenir, le cas échéant, en DOT. Il est certain cependant qu'en début de conflit, elle risque d'être jetée en avant pour la bataille de

l'Europe, nous l'avons vu tout à l'heure. Marie-Anne - Je crois que j'en sais maintenant assez. Merci.

M. Thierry - Vous retiendrez d'une part le décalage entre l'importance de la mission de protection du « ventre mou» et la modicité relative des moyens qui lui sont affectés. J'insiste d'autre part sur la nécessaire coordination entre la DOT et la Défense civile. Dans des circonstances de crise, l'unité de commandement civilo-militaire serait essentielle.

Marie-Anne - Qu'est-ce que vous voulez dire? M. Thierry - Qu'il y a en fait trois autorités concernées par cette défense des arrières: l'autorité

civile, la gendarmerie et le commandement militaire. En temps de crise, il faudrait bien vite en arriver au commandement unique, l'expérience d'Algérie nous le confirme.

Marie-Anne - J'ai encore une question. On m'a parlé de « dissuasion populaire» en la comparant à la « dissuasion nucléaire ». La DOT, est-ce une force de dissuasion populaire?

Moi - L'idée de dissuasion populaire, c'est celle de la levée en masse d'un peuple qui veut se défendre et qui décide de s'opposer par les armes à l'envahisseur. C'est sur ces bases qu'a été constituée, par exemple, l'armée yougoslave d'aujourd'hui, très marquée par l'expérience des maquis de 1941/45.

Cette formule a des adeptes chez nous et un général du cadre de réserve vient de lui consacrer un long développement dans un livre récent et plusieurs articles.

Il propose de fonder la dissuasion sur la préparation, dans tout le pays, d'équipes antichars constituées de réservistes entraînés à la guérilla. Ils seraient prêts à défendre chacun un morceau de leur ville ou de leur village. Des hélicoptères armés et même des armes à neutrons compléteraient cependant le dispositif.

Colonel Victor - En ce qui me concerne, moi qui ai à la fois l'expérience du combat d'infanterie et celui du commandement des réservistes, je ne crois pas qu'une telle solution soit réaliste.

La France n'est pas la Yougoslavie, ni même la Suisse. S'agissant du terrain, il est plus facile de blo-quer une colonne de chars dans un défilé de montagne que dans la plaine de Champagne. Je pense aussi à la mentalité de nos citoyens. Il y a, chez eux, quantité d'hommes et de femmes prêts à faire leur devoir s'ils sont bien encadrés et bien motivés. On trouverait même, j'en suis sûr, quelques héros parmi eux. Cela dit, je ne crois pas qu'il soit sage de fonder une doctrine de défense sur la levée en masse de « Kamika-zes»,(2) appelés chacun à combattre presque isolés et arrachés, la veille, à leur guichet ou à leur établi.

M. Thierry - Pour moi, un ancien de la Résistance, le combat de guérilla est le plus difficile qui soit. Je considère même qu'il faut le réserver aux unités d'élite. A défaut, on s'exposerait à ces hécatombes que nous avons, hélas, connues dans les maquis de 1943/44.

Colonel Victor - Par ailleurs, je crois que les adeptes de la «technoguérilla », comme on dit, ont tendance à imaginer les chars modernes comme des animaux d'abattoir. En fait, ils sont maintenant protégés contre les armes antichars légères; ils mitraillent a priori toutes les zones suspectes et leur artillerie d'appui est prête en permanence à arroser d'obus toutes les positions de missiles éventuels. Dieu sait aussi qu'un fantassin pris sous le feu perd une partie de ses réflexes.

Moi - J'ajoute que cette conception du «maillage» a priori de notre territoire dans sa profondeur présuppose que nous acceptions que l'envahisseur traverse, sans que la France se sente concernée, l'espace compris entre le Rideau de Fer et le Rhin. C'est là au contraire, selon moi, qu'il faut que nous réagissions, côte à côte avec nos alliés et le plus en avant possible.

Cela dit, il y a quelque chose d'intéressant dans cette thèse, c'est la volonté d'intéresser davantage tous les citoyens à leur défense. À mes yeux, le renforcement de notre défense militaire des arrières

Page 63: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

60

constituerait déjà avec la défense civile, un premier pas dans cette direction. Marie-Anne - Il me revient une phrase que tu m'as dite un jour: «Un pourcentage minime du budget

affecté à la défense des arrières (fût-ce par prélèvement sur la part de l'armement nucléaire) valoriserait la dissuasion.» C'est l'idée essentielle que je vais défendre dans mon séminaire.

Moi - Défends aussi, s'il te plaît, cet atout important que représente l'emploi des réservistes dans la défense et insiste particulièrement sur le rôle et les mérites des cadres de réserve.

Au risque de faire rougir notre ami, tu constates son patriotisme, son dévouement et sa compétence. Tu as vu qu'on lui confierait, en cas de conflit, une mission majeure. Or, ils sont des milliers comme lui. Tu sais en outre que, dès le temps de paix, ces hommes-là représentent un véritable pont entre l'armée et la population. Il faut qu'on leur rende justice et qu'on fasse tout pour leur faciliter la tâche.

M. Thierry - Marie-Anne, n'oubliez pas non plus la Défense civile, son aspect psychologique notamment. Rappelez à vos camarades le slogan des poilus pendant la guerre de 1914/18: «Pourvu que les arrières tiennent... »

_______________ ____________________________ 1. ULM: Ultra Léger Motorisé. Petit aéronef dérivé de l'aile volante (deltaplane) et susceptible, à mes yeux, d'une

utilisation militaire dans un contexte de guérilla. 2. Kamikazes: volontaires de la mort japonais de la Deuxième Guerre mondiale.

Page 64: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

61

PILIER 5 «SOIGNER LE CANCER» Sur ce thème, j'ai remis à Marie-Anne quelques lignes qui m 'ont paru, à la relecture, bien banales. POURQUOI « SOIGNER LE CANCER»? Parce qu'il serait vain de continuer à dépenser de l'énergie et de l'argent pour notre sécurité, si nous

ne développions pas d'abord l'Esprit de Défense. Parce que cet esprit est, lui-même, menacé par ce «Cancer» qui ronge nos cerveaux et nos cœurs et

dont les manifestations s'appellent, entre autres, la Peur, la Mauvaise Conscience, la Démoralisation, le Pacifisme et la Confusion mentale.

Soigner ces «métastases du Cancer », c'est donc travailler, au premier chef, pour la sécurité de notre pays, de l'Europe et de l'Occident.

QUI DOIT« SOIGNER LE CANCER»? Tous les citoyens et d'abord ceux qui, à un titre ou un autre, ont charge d'âmes: parents,

éducateurs, cadres de la nation, journalistes et écrivains ... COMMENT «SOIGNER»? Il ne peut être question que d'employer des méthodes démocratiques et libérales. C'est finale ment

une affaire d'information et d'éducation, basées sur la proclamation opiniâtre de la Vérité en pariant sur ce postulat: «Parler vrai rapporte gros. »

Marie-Anne me téléphone. Marie-Anne - Est-ce que tu peux nous consacrer une heure ou deux? Notre séminaire de Défense

marche bien, mais nous séchons sur l'esprit de Défense. Et comme ton papier ne nous apporte pas grand-chose, nous voudrions bien en discuter avec toi.

Moi - D'accord. J'assisterai à l'une de vos prochaines réunions. Le jour dit, je prends place dans la salle où siègent déjà une douzaine de jeunes gens. Moi - Bonjour. Le sujet que vous abordez là est très difficile. Aussi, plutôt que de définir

théoriquement ce qu'est l'esprit de Défense, je vous propose d'examiner a contrario les maux qui le rongent et d'essayer de déterminer comment les soigner.

Un garçon - D'accord. Je commence. Vous semblez vouloir réduire cette «bataille pour l'Esprit de Défense» à une simple information respectant les règles démocratiques et récusant les méthodes de l'adversaire. Je crains que, dans ces conditions, il ne nous faille dix ans pour changer la mentalité des FrançaIs.

Une fille - Nous avons assez souffert du terrorisme intellectuel pour ne pas y succomber à notre tour: il ne peut être question, pour notre génération, d'utiliser la manière forte pour tenter de persuader nos concitoyens. Je crois d'ailleurs que les Français sont rebelles à toute forme d'endoctrinement.

Une autre fille - Parmi les manifestations de ce «cancer» qui nous ronge, que faut-il soigner en premier?

Marie-Anne - La peur me paraît un phénomène collectif des plus inquiétants. Je propose qu'on amorce la discussion par là.

(Se tournant vers moi :) Qu'est-ce que tu proposes pour vaincre cette peur? Moi - Informer, encore et toujours informer. Car la crainte est fille de l'ignorance, je te l'ai déjà dit. Un garçon - Informer sur quoi? Moi - Informer sur les périls de ce temps et d'abord démythifier le danger nucléaire puisque c'est

son évocation qui sert de support à l'intimidation et à la propagande. Le garçon - Oui, mais si vous faites un cours de défense nucléaire à la Télé, vous allez affoler les

populations. Et, d'ailleurs, la plupart des gens préféreront regarder « Dallas» ou un match de foot. Moi - Il n'est pas question de concurrencer les grandes émissions de détente (car la détente fait partie

de la lutte contre la peur). Je commencerais modestement, en tenant le langage suivant:

Page 65: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

62

«On se réfère souvent à Hiroshima 1945 pour montrer l'énormité du danger nucléaire. Ce faisant, on oublie que les Japonais ont été complètement surpris, le 6 août 1945, et qu'ils n'avaient pu prendre aucune précaution.

Aujourd'hui, nous savons que, moyennant un certain nombre de mesures simples (que nous, Français, avons pu vérifier à Reggane et à Mururoa), on peut espérer limiter beaucoup nos pertes.»

Cela dit, je passerais en revue ces précautions élémentaires de protection individuelle, de mise à l'abri, de stockage, de soins aux blessés et irradiés, etc.

Un garçon - Moi, je sors du Service militaire, et je peux dire que ces mesures sont enseignées à toutes les recrues. Elles n'ont aucun caractère confidentiel. D'ailleurs, le service suisse de protection civile les a regroupées dans un manuel qui est distribué à tous les citoyens helvétiques.

Un autre garçon - On m'a dit qu'un semblable manuel existait chez nous et qu'il était très bien fait. Pourquoi n'est-il pas mis en circulation?

Marie-Anne - ... Le syndrome de l'autruche, sans doute! Mais croyez-vous qu'on pourrait enseigner cela aux enfants des écoles?

Moi - Pourquoi pas! Cela pourrait rentrer dans un cours élémentaire de survie, incluant des notions de secourisme et de réaction instantanée devant les accidents et les cataclysmes. Apprenons à nos concitoyens, sans les traumatiser, à survivre en cas de péril naturel ou artificiel. Nous aurons déjà largement contribué à diminuer notre vulnérabilité, donc à crédibiliser notre dissuasion.

Marie-Anne - Je ne suis pas entièrement d'accord. Même si les gens savent se protéger contre un projectile, même s'ils cessent d'attribuer à l'Atome un

pouvoir démesuré, ils continueront à être effrayés parce qu'ils savent très bien qu'il existe un nombre énorme d'armes nucléaires dans les deux camps.

Moi - Qu'en pense le groupe? Une fille - Nous pourrions expliquer qu'un missile n'est finalement qu'un assemblage parfaitement

inerte tant qu'il n'a pas été animé par la volonté du responsable politique. Marie-Anne - Ce n'est pas cela qui rassurera les Français car ils savent que nous avons, en face de

nous, des chefs qui pourraient un jour - habitués qu'ils sont à gouverner sans contrôle - être acculés à une décision suicidaire, par peur de voir leur Empire leur craquer dans les mains.

Un garçon - Nous pourrions surtout dire qu'accepter de rester sous cette épée de Damoclès, c'est le prix que nous devons payer pour maintenir la paix et vivre libres.

Moi - Nous venons de dire des choses importantes, sans prétendre épuiser le sujet. J'ajouterai simplement que la peur est le lot de l'homme depuis qu'il est sur terre. Il faut expliquer à nos concitoyens que la « sécu » ne peut pas les garantir contre tout. Il faut leur réapprendre à vivre dangereusement et à dominer leur peur.

Une fille - Il me semble que c'est Soljenitsyne qui a fustigé sévèrement notre Occident «riche, puissant et sans courage » ... Il a raison. Dissuader l'adversaire de nous attaquer, ce devrait être d'abord lui montrer que l'on n'a pas peur de lui et que l'on ne cédera pas au chantage.

Un garçon - Certes, mais j'ai l'impression qu'on fait tout pour nous donner mauvaise conscience. Moi - Oui, et c'est curieux. Ma génération constate que tout se passe, depuis quarante ans, comme

si on cherchait à nous culpabiliser, à nous faire douter de la justice de notre cause et des procédés que nous employons pour nous défendre. Réfléchissez un instant et essayez de me donner des exemples de ce que j'avance.

Une fille - J'ai entendu des émissions récentes à la télévision sur «l'affreuse guerre d'Algérie», la «sale» guerre du Vietnam et la «débâcle» de 1940. Depuis que je suis en âge de comprendre, on nous tient partout et toujours le même langage ... celui du «sens de l'histoire ».

Un garçon - Dans le même ordre d'idées, ces émissions sur la faim dans le monde tendent à nous faire croire que c'est de notre faute si les Éthiopiens sont dans la misère.

Un autre - Tu exagères! On ne nous dit quand même pas que nous sommes responsables de la sécheresse au Sahel.

Le premier garçon - Non, mais c'est tout juste. Un certain tiers-mondisme abusif confine, me semble-t-il, à la propagation de la mauvaise conscience en Occident.

Page 66: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

63

Une fille - Les livres scolaires me semblent également orientés et souvent dans un sens antioccidental et antifrançais. Ma sœur utilise un manuel d'économie dont quelques pages présentent en bandes dessinées la Marine nationale en action. Le dessin fait soigneusement ressortir qu'un bâtiment de combat coûte le prix d'un hôpital, que chaque avion vaut le prix d'une école et que chaque obus représente le salaire mensuel d'un instituteur. Pour faire bonne mesure, on a mis sous la casquette de l'amiral une trogne de tortionnaire abruti. ..

Un garçon - Si ce n'est pas là vouloir donner mauvaise conscience aux élèves, je veux bien être pendu ...

Un autre garçon - Nous avons tous eu entre les mains des livres de géographie vantant les mérites de la planification soviétique ou des manuels d'histoire racontant de façon partiale la colonisation française et la décolonisation.

Marie-Anne - Il est certain que l'on est loin de l'adage britannique: « Right or Wrong, my Country» (1). Il ne faut pas le pousser jusqu'à l'absurde, puisque nous sommes très attachés aux principes démocratiques et à la reconnaissance de nos erreurs (et de nos crimes, le cas échéant). Il faudrait bien cependant traduire ce proverbe-là en français et le mettre dans la tête de ceux de nos intellectuels qui, sous couleur de vertu et de modernité, sont souvent des saboteurs de l'Esprit de Défense.

Une fille - Chrétienne convaincue, je suis triste de voir que des journalistes et écrivains, qui partagent ma foi, contribuent à répandre chez nous le poison de la mauvaise conscience, alors que ce genre de sentiment sert de tremplin aux pacifistes et autres non-violents.

Moi - Attention à ne pas mélanger les genres. Les pacifistes sont les chevaux de Troie de l'URSS en Occident. Les non-violents sont des gens a priori courageux, puisqu'ils envisagent froidement de prendre, désarmés, des risques énormes. Cela dit, à force de daltonisme, il leur arrive de dire des bêtises.

Marie-Anne - Comme à nous tous, civils et anciens militaires. Moi - D'accord. J'ai cependant entendu dans une pieuse réunion un écrivain, connu par ses prises de

position sur la «Bombe », terminer sa conférence par l'incantation suivante: « Entre Hiroshima et Bethléem, il faut choisir. »

Un garçon - C'est un peu sommaire, comme conclusion. Marie-Anne - Et alors, comment as-tu réagi? Moi - J'ai demandé la parole pour rétablir ce que je pensais être la véritable situation de nos

responsables face à un adversaire qui ne connaît que la force et qui viole délibérément les accords. Nos gouvernants sont conduits, à leur corps défendant, à utiliser la terreur nucléaire pour nous éviter l'esclavage, un mal qui serait pire que la destruction atomique.

Une fille - Ce mal-là, nos bons apôtres le négligent trop souvent. A propos de Bethléem, ils oublient le massacre des Innocents par Hérode, de même qu'ils oublient les persécutions religieuses pratiquées à \' Est.

Moi - Dans ce domaine, chacun est théoriquement libre de, choisir individuellement le martyre mais un Chef d'Etat, chargé de la sécurité de ses concitoyens, ne peut pas prendre une responsabilité de cet ordre vis-à-vis du pays dont il a la charge.

Une autre fille - Face à un adversaire qui ne respecte aucun code moral, c'est faire son jeu que de pré-tendre remplacer les armes par la non-violence.

Marie-Anne - Finalement, face «aux diffuseurs de mauvaise conscience », quelle attitude conseilles-tu Moi - Réagir! Parler, écrire, téléphoner, se mobiliser. Ne pas laisser le monopole de l'utilisation des

médias aux professionnels de la culpabilisation, aux gens qui sèment le doute et qui génèrent - consciem-ment ou non - l'esprit de Munich.

Une fille - Je ne comprends pas. Moi - C'est pourtant simple. Comme l'a dit l'une d'entre vous tout à l'heure, à force de ne parler aux

jeunes que de la torture en Algérie, on leur laisse ignorer ou calomnier globalement l'œuvre colonisatrice de la France. Dans le même ordre d'idées, à force de dénoncer l'horreur intrinsèque d'une explosion atomique, on tend à faire oublier contre qui et pourquoi il nous faut nous défendre. Dans cette affaire, il faut que nous menions nos interlocuteurs à l'essentiel, en leur rappelant d'abord l'enjeu de notre défense, en leur montrant que la menace d'une action guerrière est un mal moindre que le goulag.

Une fille - On pourrait ajouter que notre faiblesse devant les envahisseurs de l'Afghanistan et les bour-

Page 67: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

64

reaux de la Pologne reviendrait à les encourager à nous refaire le coup de Prague et de Kaboul. Marie-Anne - Parlons un peu du pacifisme. Moi - Ne sous-estimons pas le danger du Mouvement de la Paix, même chez nous où l'on dit qu'il est

moins fort qu'ailleurs. J'ai souvent rencontré ses partisans comme contradicteurs lors de mes conférences sur la Défense. Ce mouvement est bien organisé et dispose de moyens importants, d'argent notamment dont on imagine la provenance. Par ailleurs, il bénéficie de l'appui de plusieurs organisations, théoriquement bien intentionnées car d'inspiration chrétienne mais qui contribuent en fait à brouiller les cartes, en lâchant leurs colombes et en brandissant des banderoles plutôt sympathiques.

Une fille - Que dire à tous ces gens-là? Moi - Je leur dirais deux choses: Vous nous trompez en cachant que «vous roulez en fait pour

Moscou ». Vous vous trompez en affectant de croire qu'un désarmement unilatéral, qu'une neutralisation de l"Europe ou qu'un gel nucléaire pourraient améliorer notre sécurité. Nous sommes - et vous le savez bien - engagés, selon les déclarations officielles des maîtres du Kremlin, dans une lutte idéologique sans merci engagée depuis 1917. Vue de Moscou, cette lutte ne peut se terminer que par la victoire du camp «socialiste ».

Marie-Anne - Pour moi, c'est cette victoire-là qu'il faut empêcher et on ne le dit pas assez. Il commence à se faire tard mais je voudrais qu'on prenne quand même le temps d'évoquer cette

confusion des esprits qui te paraît, si j'ai bien compris, la pire manifestation du «Cancer ». Moi - Oui. Cette confusion est essentiellement sécrétée par le mensonge, ce mensonge étant utilisé

quotidiennement par nos adversaires de l'intérieur et de l'extérieur. Un garçon - Et qui sont les adversaires de l'intérieur? Les communistes? Moi - En effet, ceux-là d'abord. Rappelons-nous que Lénine, leur maître à penser, dit: « ... Les

communistes doivent être prêts à employer au besoin toutes sortes de ruses, de stratagèmes illégaux, à nier et à dissimuler la vérité. La politique communiste consiste concrètement à dresser un ennemi contre un autre. Mes paroles sont choisies pour provoquer la haine et le mépris, non pour convaincre l'adversaire mais pour disloquer ses rangs et pour balayer ses structures de la surface de la terre ... »

Une fille - ... et Soljenitsyne, qui sait de quoi il parle, ajoute: «Quiconque proclame la violence comme méthode est amené à choisir le mensonge comme principe » ...

Moi - Cela dit, une certaine intelligentsia progressiste est plus malfaisante encore. Rappelons-nous que Sartre avait découvert, depuis longtemps, l'imposture marxiste-léniniste mais qu'il se refusait, selon son propre aveu, à la dénoncer «pour ne pas désespérer Billancourt». Il a contribué, avec d'autres, à déboussoler des générations.

Une fille - Mais comment lutter contre le mensonge, alors qu'il est déjà si difficile à détecter, au milieu du fatras d'informations qui nous assaillent?

Marie-Anne - En admettant qu'on le détecte, il aura déjà fait du mal. Comment faire la guerre au men-songe?

Moi - Attention encore une fois à ne pas tomber dans les excès de l'adversaire et à utiliser son vocabu-laire.

Mais que pense le groupe de ce difficile problème? Une fille - Le baba me semble être de suggérer aux gens de différencier leurs sources d'informations,

de façon à pouvoir les recouper les unes et les autres; les corrections et les nuances nécessaires apparaîtront d'elles-mêmes.

Marie-Anne - C'est vrai, il faudrait réveiller l'esprit critique de nos contemporains. Ils ont pris l'habitude de se planter devant leur petit écran et de gober tout ce qu'on leur présente

Moi - Attention Les lecteurs d'un seul journal ou les auditeurs d'une seule station de radio sont tout aussi imprudents ou coupables que les téléspectateurs focalisés sur «leur lucarne » ...

Un garçon - En ce qui me concerne, j'ai la chance de pouvoir chaque jour écouter les radios anglaise et allemande et je constate que les mêmes faits sont souvent rapportés sous un angle très différent de chez nous.

Une fille - Nous sommes d'accord: diversifier ses sources d'information, c'est l'essentiel. Mais cela réclame du temps pour lire et écouter et de l'argent pour acheter plusieurs journaux par jour.

Page 68: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

65

Marie-Anne - Cela suppose surtout de la puissance de travail et de la culture pour trier et assimiler tout ce qu'on reçoit... Cela n'est donc pas donné à tout le monde: bien des gens devront continuer à se limiter à leur quotidien et à leur chaîne de télévision.

Moi - Cela étant, j'ai expliqué à Marie-Anne le principe de la désinformation par occultation. Il y a des nouvelles qui ne concerneront qu'un entrefilet ou qui passeront aux oubliettes alors qu'elles auraient mérité la « une ». Que faire, selon vous, pour pallier ce genre d'obscurcissement de la vérité?

Un garçon - Je rêve de créer une agence d'information totalement indépendante, qui oserait dire ce que les autres agences ne disent pas et qui s'en ferait même une spécialité.

Un autre garçon - ... mais les agences reçoivent tout, vingt-quatre heures par jour. Les téléscripteurs débitent quotidiennement des mètres de messages. Ce sont les journalistes qui piochent là-dedans, qui choisissent et qui publient en commentant.

Notre affaire de lutte contre le mensonge pose en fait le problème de l'éthique du journaliste. Moi - Nous commençons à sortir du sujet et je ne veux pas m'aventurer sur un terrain brûlant. La

meilleure façon de lutter contre le mensonge, les hommes étant ce qu'ils sont, c'est de garantir la liberté de l'information, laquelle permet seule de diversifier l'écoute ou la lecture.

Un garçon - Je vous trouve bien libéral pour un général. Pour moi, il y a des gens qui contribuent à fausser l'opinion. Ces gens-là, il faudrait les démasquer, les faire passer devant une juridiction professionnelle et les interdire d'antenne ou de salle de rédaction.

Une fille - Pourquoi pas les envoyer en Sibérie? Moi, je récuse aussi bien le terrorisme intellectuel que le contre-terrorisme. Un garçon - On vérifie bien la qualité des produits de consommation et on est, je crois, très sévère

pour la publicité. Je ne vois pas pourquoi, dans notre Occident, dernier rempart de la démocratie, il n'existerait pas un «bureau Veritas» pour la Vérité.

Le garçon - Tu as raison. Même si, faute de moyens, un tel organisme devait se contenter de démentir après coup, je crois qu'il serait vite redouté des journalistes «raconteurs de coups».

Moi - Il ne s'agirait pas tant de prouver que untel raconte des coups - c'est rare dans le métier - que de montrer qu'il déforme la vérité par le ton de son commentaire ou le contexte de sa présentation. Cela reviendrait à «faire la chasse aux sorcières de la presse». Ce n'est pas pensable.

Marie-Anne - De cet échange, je tire au moins la conclusion que, dans le conflit majeur de notre temps, la lutte idéologique, les journalistes ont plus d'importance que les généraux car ils sont au combat tous les jours.

Moi - Ils ont, en tout cas, des responsabilités considérables en temps de paix, car leurs armes sont bien plus redoutables que cette ferraille, inerte jusqu'à l'éventuelle heure H, qui repose dans les puits de nos sous-marins.

A cet égard, je ne suis pas sûr que la classe politique et l'opinion estiment à sa juste valeur le rôle des médias en matière de défense.

Marie-Anne - Je relève même une sorte de contradiction entre le fait qu'on dépense chaque année quelque 150 milliards pour notre sécurité, alors que l'on consacre finalement bien peu d'argent pour promouvoir l'Esprit de Défense à travers les médias. Il me semble qu'il y a là quelque chose à revoir.

Moi - On aura donc, ce soir, évoqué de grandes idées, à la frontière de la philosophie et de la science politique et tu conclus en parlant argent, à bon escient d'ailleurs.

Je crois que cette séance, qui m'a beaucoup intéressé, pourrait se caricaturer en trois phases qui résument partiellement les questions de Défense:

- «Ne pas avoir peur, y compris et surtout de l'Atome. » - «Ne pas subir, y compris et surtout le terrorisme intellectuel. » - «Avoir de l'argent et le dépenser à bon escient, y compris pour promouvoir l'esprit de Défense.» Merci à tous et tâchez de faire passer le message. _______________ 1. « Qu'il ait tort ou qu'il ait raison, c'est mon pays.»

Page 69: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

66

PILIER 6 «CONTRE-ATTAQUER POUR GAGNER» CONTRE-ATTAQUER: POURQUOI? Parce que, aux yeux des soldats, la défensive est une attitude passive qui laisse l'initiative à l'adver-

saire, qui est moralement éprouvante et qui, au cours des âges, a rarement amené la victoire. C'est pourquoi, dans les règlements militaires de tous les pays (ceux de l'URSS notamment), la défensive est décrite comme une phase opérationnelle provisoire visant à attendre économiquement la possibilité de passer à l'offensive. Même menée dans ces conditions, la défensive incorpore nécessairement des contre-attaques pour briser l'élan de l'ennemi et affaiblir son moral.

Parce que, transposées dans le domaine psychologique, ces données éclairent singulièrement les qua-rante dernières années. Elles ont vu la confrontation Est-Ouest menée par les Occidentaux de façon exclusivement défensive alors qu'il s'agit en fait d'un duel à mort, selon les déclarations des Soviétiques eux-mêmes. Pour survivre en tant que Monde libre, il nous faut donc vaincre sur le plan idéologique, c'est-à-dire nécessairement passer à la contre-offensive ou, à tout le moins, lancer des contre-attaques.

CONTRE-AITAQUER: COMMENT? À l'ère de l'Atome et compte tenu de nos principes moraux, il n'est pas question pour nous de trouver la

solution dans le domaine militaire. C'est sur un autre terrain qu'il faut la rechercher mais de préférence dans les secteurs où l'adversaire est vulnérable. A première vue, c'est le cas de l'économie, de l'information, des droits de l'homme et des rapports entre l'URSS et ses satellites.

Il y a là de nombreuses failles à exploiter sous réserve d'en avoir la volonté, de définir un plan d'action et de mettre au point, entre alliés occidentaux, les tactiques correspondant aux plus grandes chances de succès et aux moindres risques pour la paix. Ce sont d'ailleurs les Soviétiques eux-mêmes qui déclarent que la coexistence pacifique ne saurait interrompre la compétition idéologique.

QUI DOIT CONTRE-AITAQUER? De même qu'un blocus économique n'est efficace, en tant qu'arme politique, que s'il est étanche, un tel

retournement de notre volonté politique supposera, de la part de tous les pays du Monde libre, une communauté de volontés, des initiatives coordonnées, un soutien mutuel et une complémentarité des actions.

C'est le prix à payer pour gagner, c'est-à-dire d'abord pour survivre. Marie-Anne arrive chez moi rayonnante au bras d'Alain. Moi - Bonjour, les amoureux! Alain, tu as une mine superbe! Alain - C'est l'air du Jura souabe. J'arrive du camp de Munsingen. Moi - Qu'est-ce que tu faisais là-bas? Alain - Mon régiment vient d'y passer trois semaines à l'entraînement. Moi - Et quel a été le clou de la manœuvre? Alain - Une contre-attaque de tout le régiment dans le flanc d'une division «adverse ». Marie-Anne - Une contre-attaque à l'heure où nous vivons! Cela me fait penser à la vieille gravure, La

Charge de Reichshoffen, qui était accrochée dans le bureau de mon grand-père. Moi - Aucun rapport. Imagine-toi cinquante chars cachés dans les bois hors de la vue de l'ennemi et

qui en sortent brusquement pour canonner tous ensemble les colonnes adverses, puis qui s'esquivent pour recommencer ailleurs.

Marie-Anne - Vous êtes drôles, vous les militaires, vous jouez à la petite guerre avec vos chars alors que vous n'osez pas utiliser les armes atomiques, les plus radicales, et que vous avez raté, depuis quarante ans, des quantités d'occasions de contre-attaquer dans d'autres domaines.

Moi - Tu es injuste. D'abord, tu sais bien que ce genre de décision ne dépend pas des militaires mais des gouvernements. Par ailleurs, que je sache, la puissante Amérique a les mêmes scrupules que nous .

Marie-Anne - Ce n'est certes pas ce qu'elle fait de mIeux. Alain (se tournant vers moi:) - Depuis que vous l'avez affranchie sur les problèmes de Défense, je ne la

reconnais plus. On dirait qu'elle a mangé du lion et elle se prend pour un stratège ... (Se tournant vers Marie-Anne:) Qu'est-ce que tu entends avec tes occasions manquées de contre-attaquer alors que nous sommes en

Page 70: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

67

temps de paix? Marie-Anne - Pauvre demeuré! Nous ne sommes pas en temps de paix. Nous sommes en pleine guerre

idéologique et psychologique et là, comme au catch, tous les coups sont permis. Moi - À propos de coups, Marie-Anne a raison. Il est vrai que ce sont toujours les Occidentaux qui les

encaissent sans réagir. Depuis Yalta jusqu'aux récentes «élections libres» du Nicaragua, en passant par la conquête de l'Asie du Sud-Est et d'un bon morceau de l'Afrique, nous nous sommes ridiculisés cent fois. Y compris, comble de l'imposture, à cette récente célébration de l'anniversaire des Accords d'Helsinki cent fois bafoués par Moscou en ce qui concerne les Droits de l'Homme. Nous protestons souvent mais nous n'avons jamais osé contre-attaquer réellement.

Marie-Anne - C'est pour cela que nos anciens partisans hésitent maintenant à nous rester fidèles. C'est pour cela aussi que nous ne regagnons pas le terrain perdu, malgré les maladresses des Soviétiques et la baisse générale de leur prestige dans le monde.

Alain - Les paras anglais qui manœuvraient avec nous la semaine dernière avaient sur leur insigne une inscription qui m'a fait réfléchir: «Who dares wins » ... «Qui ose gagne » ...

Moi - Belle devise qu'on devrait faire méditer, non seulement aux soldats, mais aussi aux futurs énarques et à tous les jeunes (et moins jeunes) d'Occident car, dans nos pays, le courage moral est moins répandu que l'argent et la culture.

Marie-Anne - Concrètement, comment contre-attaquer sans provoquer une réaction violente de «l'Ours soviétique» ?

Moi - Il y aurait déjà un grand pas de fait si, dans les relations internationales, nous cessions de considérer l'Union Soviétique comme un pays comme les autres, si nous évitions de la ménager abusivement et, pour tout dire, si nous évitions de lui montrer que nous avons peur d'elle.

Alain - Il faudrait aussi essayer de coordonner nos réactions politiques envers le bloc de l'Est. Marie-Anne - Je me permets de répéter ma question. Comment contre-attaquer, comme tu dis, sans

déclencher la guerre? Moi - Cela mériterait d'être étudié ailleurs que sur un coin de table, en connaissant toutes les données

du problème et j'espère que des spécialistes s'y emploient, des deux côtés de l'Atlantique. Alain - À propos de spécialistes, nos diplomates occidentaux me font parfois l'effet d'être trop «BC-

BG» par rapport à leurs redoutables interlocuteurs de l'Est, blanchis sous le harnois de la dialectique marxiste-léniniste.

Moi - Oui, ce sont en fait de véritables militants de la Révolution socialiste mondiale. Pour en revenir à ma contre-attaque, je vois trois domaines possibles: le domaine économique, celui de l’information, notamment en ce qui concerne les Droits de l'Homme, et celui du soutien aux résistants d'URSS et des autres pays sous la botte soviétique.

Alain - Dans le domaine économique, vous envisagez quoi? De couper le gazoduc sibérien? Moi - Je voudrais d'abord faire admettre en Occident cette évidence que nous fournissons aux Soviéti-

ques une grande partie de ce qui leur est nécessaire pour subsister et pour améliorer encore leur formida-ble machine de guerre. (Nous leur vendons du blé. Nous leur procurons des dollars en échange de leur gaz. Par-dessus tout, nous leur fournissons de la technologie, soit qu'ils nous rachètent officiellement, soit qu'ils nous la «piratent» par toutes sortes de moyens.

Contre-attaquer sur le plan économique, ce serait sinon fermer tous les robinets, du moins mieux les contrôler et exiger des contreparties, dans le domaine des libertés par exemple.

Marie-Anne - Limiter les échanges Est-Ouest, cela me semble irréaliste quand on connaît nos difficultés pour trouver des marchés industriels et pour écouler nos surplus agricoles.

Alain - Et pourtant, il ne manque pas dans le monde d'hommes affamés ... Marie-Anne - Mais ceux-là n'ont pas de dollars pour nous payer ... Moi - Je ne prétends pas détenir la solution d'un problème qui ne réclame rien moins qu'un nouvel

ordre mondial. Je veux simplement vous montrer le paradoxe actuel qui illustre bien la phrase attribuée à Lénine: «Vous verrez que les capitalistes sont si rapaces qu'ils en arriveront à nous, vendre la corde pour les pendre » ...

Il n'est pas possible de continuer à nous laisser exploiter à ce point.

Page 71: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

68

Marie-Anne - Et à propos de l'information, qu'est-ce que tu envisages? Moi - Le régime soviétique ne se maintient qu'en contrôlant étroitement et qu'en «aménageant» l'infor-

mation sous toutes ses formes. Je vois donc pour nous deux possibilités de contre-attaque: - d'abord, dire la vérité aux Soviétiques et aux citoyens des pays satellites sur ce qui se passe réelle-

ment en Occident et que l'on déforme dans la presse de l'Est; - ensuite, leur dire ce qui se passe chez eux et ce qu'on leur cache. Alain - J'entrevois même une troisième forme d'action: dire la vérité à l'Ouest sur ce qui se passe à

l'Est. .. Marie-Anne - De cela, nous avons déjà longuement parlé; nous avons même défini l'information sur la

menace comme le premier pilier de la Défense. Mais, selon toi, comment dire la vérité dans des pays où règne la terreur policière au point que l'on

emprisonne un simple distributeur de tracts? Moi - Il faudrait, d'une part, exiger des autorités soviétiques l'application des Accords d'Helsinki

concernant la libre circulation des hommes et des idées et faire, de ce point, la clé de voûte des conversations Est-Ouest. D'autre part, sans attendre une réponse hypothétique, nous pourrions utiliser largement nos radios en direction de l'Est (et nos télévisions quand nous aurons les relais adaptés grâce aux satellites).

Marie-Anne - Mais est-ce que tout cela n'existe pas déjà ? Moi - Il y a certes les émissions de Radio Free Europe, de la BBC et de Radio France Internationale.

Mais il me semble qu'elles ne sont pas toutes conçues, loin de là, comme des instruments de contre-attaque idéologique.

Marie-Anne - Attention où nous mettons les pieds. Tu dis souvent de prendre garde à ne pas employer les mêmes méthodes que l'adversaire et que seule la

vérité paye. Moi - Je n'ai pas changé d'avis mais il y a sans doute plusieurs façons de bâtir des programmes et ceux-

ci devraient être préparés par des gens qui connaissent bien la mentalité soviétique actuelle, qui choisissent les thèmes adaptés et qui soient, de surcroît, convaincus de l'importance de la bataille à livrer. Quant aux émissions, il faudrait qu'elles soient crédibles, donc nuancées, tout en exprimant fortement la vérité. Je souhaiterais qu'elles mettent en cause le système soviétique sans offenser le peuple russe et les autres peuples de l'Est.

Marie-Anne - En somme, tu veux la quadrature du cercle! Moi - La question n'est pas là. Mais quand on pense à la somme d'énergie et d'intelligence déployée

chaque jour en Occident, par les femmes et les hommes des médias ... Quand on pense aux budgets énormes consacrés dans nos pays à la Défense et à l'Information, on ne peut pas croire qu'il soit impossi-ble de gagner la bataille des idées.

Alain - C'est bien la première fois que j'entends envisager la question sous cet angle. Mais, sur un autre plan, comment envisagez-vous le soutien aux résistants antisoviétiques ? Moi - Il s'agit d'un domaine important mais très délicat car toute imprudence de notre part risque de

mettre des hommes en danger de mort. Je pense par ailleurs qu'en la matière, il faut agir mais se garder de rendre public tout ce que l'on fait. Nous venons d'ailleurs dans ce domaine d'essuyer un échec dont nous devons tirer des leçons.

Marie-Anne - De quoi veux-tu parler? De l'affaire Greenpeace? Moi - Oui; à la suite de cette malheureuse opération, nos services secrets viennent d'être l'objet d'une

campagne de publicité calomnieuse qui a finalement fait du mal à notre pays. Et pourtant, les services secrets ont toujours joué dans la Défense un rôle important. Même s'il est méconnu, leur rôle me paraît encore plus utile en cette période de guerre qui n'ose pas dire son nom, où les gouvernements veulent marquer des points et empêcher l'adversaire d'en marquer sans courir le risque de l'Atome. C'est en cela qu'ils sont utiles, les combattants clandestins du temps de paix, et c'est pour cela qu'ils méritent mieux qu'une sèche condamnation. Cela dit, il faut, par-dessus fout, les laisser travailler dans le secret.

Marie-Anne - Mes copains qui convoient des vivres et des médicaments en Pologne n'ont cependant rien de commun avec des «barbouzes ».

Moi - S'il ne s'agit que d'expéditions humanitaires, de simples amateurs peuvent y participer. J'espère

Page 72: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

69

d'ailleurs que cette forme d'aide à l'admirable résistance polonaise continuera. Je te fais cependant remar-quer qu'elle a un certain caractère ambigu car elle laisse croire qu'il existe en Pologne «un certain espace de liberté» (ce qui n'est pas le cas) et elle contribue finalement à économiser les deniers de l'Etat polonais.

Cela étant, c'est une tout autre affaire que de trouver les moyens nécessaires pour aider les dissidents emprisonnés ou empêchés de vivre normalement de l'autre côté du Mur.

Je pense aussi à tous ces hommes qui luttent pour nous sous diverses latitudes. Je dis pour nous, car leur combat est le nôtre. Ils combattent la dictature rouge, qu'il s'agisse des Contras du Guatemala, des Africains antimarxistes, des Cambodgiens acculés à la frontière thaïlandaise ...

Alain - Et des Afghans? Moi - Et des Afghans, en effet. Leur faire passer des armes modernes serait une bonne forme de

contre-attaque, surtout quand on pense aux tonnes d'armement que l'URSS a fournies à nos adversaires depuis quarante ans. Mais franchir une frontière montagneuse avec des cargaisons d'armes, cela ne souffre pas l'improvisation et cela n'a rien à voir avec l'action d'ailleurs très méritoire de tes amis.

Alain - À notre échelon, nous pourrions au moins ramasser de l'argent, soutenir les associations qui existent déjà pour épauler tous ces résistants et surtout, inlassablement, rappeler à nos compatriotes le combat et le martyre de ceux qui ne se résignent pas à mourir.

Marie-Anne - Que conclure de tout cela? Moi - C'est Alain qui a dit l'essentiel: «Qui ose gagne.» Il faut d'abord nous persuader, en Occident,

que l'adversaire veut, sinon notre peau à tous, au moins la mort de nos démocraties libérales. En consé-quence, si nous voulons survivre en tant que pays libres, nous devons gagner la bataille idéologique et, pour cela, oser la livrer. Au temps des deux guerres d'Indochine, nos adversaires nous ont battus en déchaînant contre nous l'opinion publique sur le thème de la libération des peuples. Aujourd'hui, il est clair que les peuples soi-disant libérés sont trop souvent des peuples d'esclaves. Nous pouvons donc, à notre tour, mobiliser les honnêtes gens du monde sur le thème des Droits de l'Homme.

Sans jouer les va-t-en-guerre, il faut que nous osions réagir et contre-attaquer, et d'abord en finir avec cette attitude frileuse et passive que nous avons adoptée depuis 1945.

Marie-Anne - Tu dis que l'adversaire veut la peau de nos démocraties libérales, mais est-ce qu'elles ne marchent pas d'elles-mêmes au suicide, faute de croire en leur propre destin et en leurs propres valeurs?

Moi - C'est vrai. C'est même l'un de ces symptômes du «Cancer» dont je vous ai souvent parlé. Avant de contre-attaquer (ou pendant que nous contre-attaquons), l'essentiel me paraît donc de susciter en Occi-dent une réaction de survie et, pour cela, de refaire d'abord nos forces morales. Le sujet me paraît d'ail-leurs si important que je voudrais contribuer à lancer une campagne nationale (et si possible internationale au sein du Monde libre) sur ce thème-là. Il s'agit d'essayer de retrouver et de promouvoir les Valeurs qui nous font vivre. Je travaille à ce projet depuis quelques mois, avec plusieurs personnes venant d'horizons différents.

Si vous voulez être des nôtres, votre point de vue de jeunes gens nous serait très utile. Marie-Anne - Une campagne internationale sur un thème pareil... Tu me fais penser à Don Quichotte

chargeant les moulins à vent... Alain - Marie-Anne, tu deviens vraiment épouvantable ... (S'adressant à moi) : Vous avez raison de vous lancer dans cette aventure. J'ai l'impression qu'il y a, dans notre génération, une grande attente à satisfaire, un grand vide

idéologique à combler. D'après un récent sondage de la Sofrès sur les aspirations de la jeunesse, la politique n'est plus considérée comme très importante que par 5 % de nos camarades ...

Marie-Anne - ... et la religion par 8 % seulement; en revanche, 72 % ont peur de la guerre ... Alain - Mais, dans le même temps, je le constate tous les jours à la caserne, notre génération soi-disant

contestataire a besoin qu'on lui crie des certitudes, qu'on lui donne des objectifs, qu'on lui propose des engagements, qu'on la pousse à se dévouer plus par amour que par intérêt.

Votre idée de réveiller l'Occident est super. À priori, nous marchons avec vous, car, dans le fond, je suis sûr que Marie-Anne pense comme moi.

Marie-Anne - C'est vrai. Sans rancune, Don Quichotte! Je tâcherai de me faire pardonner mon insolence en venant bientôt réfléchir avec vous sur les Valeurs à réveiller. ___________________________

Page 73: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

70

PILIER 7 «REFAIRE NOS FORCES MORALES» POURQUOI '! Parce que, par nos forces morales, on entendait, dans les anciens écrits militaires, non seulement le

courage et l'esprit de discipline, vertus cardinales des soldats mais, aussi et surtout, la conscience d'avoir une juste cause à défendre et la fierté de cette cause.

Parce que c'est cette conviction-là qui, depuis que le monde est monde, est le meilleur ressort des armées et des peuples.

Parce que refaire nos forces morales est une donnée encore plus importante à l'ère des «stratégies de démoralisation» basées sur la menace de l'Atome, sur le terrorisme révolutionnaire et sur la guerre psy-chologique.

Parce que, de surcroît, face à un adversaire qui cherche à vaincre sans combat, il est primordial de « ne pas subir» et d'opposer une détermination opiniâtre et une mentalité de «gagneurs » à la volonté opposée.

En effet, dans cette impitoyable compétition Est-Ouest, il ne s'agit pas seulement de nous défendre mais de gagner la bataille des idées. Il faut que nous montrions à ces millions d'hommes qui subissent la dictature rouge, qui sont tentés par l'aventure marxiste ou qui sont simplement déboussolés, que, malgré ses imperfections, la démocratie libérale est bien le système politique qui respecte le mieux les Valeurs humaines fondamentales.

Parce que, pour gagner la guerre idéologique, l'Occident doit non seulement faire la preuve qu'il offre le meilleur niveau de vie mais surtout montrer qu'il offre à l'Homme les meilleures chances de bonheur et d'épanouissement.

Cela étant, toutes les conditions de succès ne sont pas réunies, il s'en faut de beaucoup. Soljenitsyne nous dit en substance: A des gens qui, à l'Est, rêvent du Monde libre, vous n'avez fina-

lement qu'une bien pauvre réalité à offrir car, si riches que vous soyez, vous avez oublié l'essentiel, le «pourquoi l'on vit » ...

Il a raison. Depuis des années, nos forces morales ont été affaiblies par la crise de civilisation qui nous mine, aggravée par l'action psychologique adverse.

En fait, face à une menace littéralement globale, notre Défense représente un édifice complexe dont chaque pilier est irremplaçable, mais le pilier le plus important est bien la reconstruction de nos forces morales.

COMMENT? Devant le désordre des idées et des mœurs, il s'agit d'abord de redéfinir ces Valeurs fondamentales qui

font vivre les hommes, de les rassembler, de les réveiller, de les promouvoir et, si nécessaire, de les réinventer.

Il importe aussi de montrer qu'elles sont seules capables de nous rendre heureux, de nous épanouir et de permettre à nos descendants de vivre pleinement l'aventure humaine de l'an 2000. Pour cela, il s'agit, pour nous qui y croyons, de les vivre quotidiennement et de témoigner de ce qu'elles représentent dans nos existences.

QUI? Idéalement, toutes les femmes et tous les hommes qui ont de l'influence, à un titre ou à un autre, dans

nos pays devraient participer à cette redécouverte de nos Valeurs fondamentales, condition première du renouveau de nos forces morales.

Une telle vision peut cependant paraître utopique, car on sait bien que la transformation des mentalités dans nos démocraties sera une œuvre de longue haleine. Il faut du temps pour faire lever la pâte et on a besoin de levain.

À propos de levain, on sait bien que le sort des peuples a toujours dépendu de quelques hommes seulement. C'est pourquoi, au début de cette campagne en faveur des forces morales, il paraît utile de réunir un petit noyau de gens convaincus, déterminés et désintéressés qui s'attachent à promouvoir l'entreprise.

Par leur parole, leurs écrits et leur exemple, ils pourront servir de levain dans la pâte, de catalyseur

Page 74: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

71

dans cette masse qui souffre d'avoir oublié pourquoi l'on vit, et qui aspire à retrouver «des étoiles pour accrocher ses charrues».

Du jour où l'Occident aura retrouvé ses Valeurs et son Ame, la confrontation Est-Ouest sera virtuelle-ment gagnée .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Marie-Anne - Je viens de lire ton texte sur « Refaire nos forces morales». Je suis d'accord avec toi sur

l'essentiel mais je remarque que, ces fameuses Valeurs, tu te gardes bien de les définir. Je reconnais que ce doit être difficile car, sous le mot Valeur, chacun peut mettre un contenu différent. Mais, tout de même, tu ne peux pas en rester là.

Moi - Tu as raison. C'est un concept très subjectif et, dans notre souci de réhabiliter les Valeurs, nous devons non seulement être suffisamment précis pour être crédibles et attractifs mais aussi désireux d'édifier une plate-forme d'idées assez large pour rassembler le plus grand nombre de citoyens possible.

Marie-Anne - Pour toi, quel est donc l'essentiel de cette plate-forme? Moi - En tant qu'homme privé, je suis convaincu que ce sont nos Valeurs judéo-chrétiennes qui incar-

nent le mieux les Valeurs humaines fondamentales. Elles restent le fondement des forces morales de notre Occident.

Certes, des notions comme la Création ou la Vie après la Mort pourront être contestées par certains, mais bien d'autres principes peuvent être acceptés par la majorité des hommes de notre temps. Je pense notamment au Respect de la Vie, à la Dignité éminente de l'Homme considéré comme une Personne, à l'Amour entrevu comme base des rapports humains, à la Famille, cellule sociale de base et lieu principal d'épanouissement des enfants.

Marie-Anne - D'accord là-dessus. À quoi d'autre t'attaches-tu? Moi - En tant qu'ancien militaire, je voudrais aussi contribuer à promouvoir deux autres Valeurs qui

sont en lien direct avec le rôle des armées et qui sont trop méconnues dans le .contexte actuel: la Liberté et la Patrie.

Marie-Anne - La Liberté n'est pas méconnue. Les jeunes ne pensent même qu'à la mettre à toutes les sauces.

Moi - Justement. Vous respirez un tel air de liberté que vous n'imaginez pas qu'un jour, on pourrait vous en priver.

Songe par exemple qu'à l'Est on ne peut pas franchir les frontières ni même se déplacer à l'intérieur des pays sans passeport. Il faut une permission pour changer de résidence, voire de travail. Plus grave encore, on ne peut s'exprimer librement et encore moins s'assembler pour dire ce que l'on pense. Quant à l'exercice et à la transmission de la foi religieuse, ils relèvent de l'héroïsme, mes amis vietnamiens en témoignent.

Marie-Anne - Nous savons tout cela, nous les jeunes. Nous savons aussi qu'en Chine, on ne peut se marier et avoir des enfants comme on veut.

Mais c'est un fait que nous ne faisons pas assez le lien entre la Défense nationale et les Libertés fonda-mentales. Pour nous, la Liberté, cela va de soi. Il faudrait qu'on nous montre mieux comment une défaite militaire ou une poussée du «Cancer moral» pourrait modifier radicalement notre façon de vivre.

Moi - Il n'est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Vous et ceux qui vous ont précédés sur les bancs des Facs, vous n'avez pourtant pas manqué de cas concrets à discuter concernant la confiscation des Libertés dans le monde, depuis le coup de Prague jusqu'à celui de Managua.

Il faut que, qui que nous soyons, nous apprenions enfin à regarder les faits et à juger. Il faudrait aussi que nous, les «fous de la Liberté », nous acceptions, dans les questions de détail,

quelques limites à cette Liberté, si nous voulons en sauvegarder l'essentiel. Marie-Anne - Des limites à la Liberté? Moi - Nous acceptons bien les feux de signalisation en ville pour éviter les embouteillages. Nous mon-

trons nos bagages et nos papiers à la police pour faciliter la lutte contre le terrorisme. Dans le même esprit, il faudrait que nous acceptions de combattre ce libéralisme abusif qui déstabilise notre société. Il porte finalement atteinte à la Liberté car il résulte d'un excès d'individualisme et aboutit au rejet des lois morales considérées comme aliénantes. Si on ne remédie pas à cette situation, la société va devenir anarchique et, par un inévitable retour du pendule, s'ensuivra un grand besoin d'autorité dont nos libertés

Page 75: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

72

fondamentales risquent de faire les frais. Marie-Anne - Quelle est ta solution pour résoudre ce dilemme? Moi - Il faudrait littéralement éduquer les citoyens à la Liberté, leur en montrer les bienfaits et les

charmes (en procédant notamment par comparaison avec ce qui se passe ailleurs), mais aussi leur montrer sa relative fragilité et ses limites, leur expliquer que, comme dit Péguy, « l'excès de liberté mène à la tyrannie ».

On parle beaucoup des Droits de l'Homme et on a raison. Il faudrait aussi oser parler des Devoirs de l'Homme, ceux-ci étant inséparables de ceux-là. A cet égard, je range aussi, parmi les Valeurs fondamentales, le Sens civique et le respect de l'Autorité garante du Bien commun.

Marie-Anne - Malheureusement, ces Valeurs-là ne sont guère en honneur dans notre génération, de même que l'idée de Patrie, qui passe littéralement pour « rétro ».

Moi - C'est regrettable, car au fond, la Patrie représente l'un des aspects de cette idée de Solidarité qui vous est si chère.

D'une façon générale, il me semble que la notion de Famille soit assez bien acceptée, le fait d'être solidaires de gens avec qui nous vivons et avec lesquels nous avons en commun un Patrimoine génétique, culturel et affectif (et quelquefois matériel).

Cette solidarité crée un lien dont, en tant que grand-père et en tant que militant de la cause familiale, je mesure chaque jour davantage l'importance.

Marie-Anne - Comment transposer cette Solidarité-là à un échelon national? Beaucoup d'hommes, toi le premier, rêvent de faire l'Europe et, d'un autre côté, on encourage la décentralisation provinciale. On voit mal l'idée de Patrie s'inscrire dans ce double mouvement.

Moi - Et pourtant, tu as constaté combien les Français qui résident à l'étranger éprouvent de la nostalgie pour leur pays, à tel point qu'ils vivent souvent en colonies avec leurs compatriotes. Ils retrouvent instinctivement le sentiment d'avoir, avec eux, un Patrimoine considérable, historique, culturel, territorial et matérie1.

Ce sentiment-là, il me semble qu'il serait à la fois facile et utile de recommencer à l'inculquer aux enfants, selon une approche positive et surtout sans mauvaise conscience.

On devrait ainsi pouvoir évoquer à la fois une solidarité verticale avec nos ancêtres en amont et nos descendants en aval, et une solidarité horizontale avec tous les Français d'aujourd'hui (cette solidarité qu'on se plaît à invoquer si fort de nos jours dans le cas particulier des immigrés ... ).

Marie-Anne - Et l'Europe là-dedans? Moi - L'idée européenne me paraît recouvrir une dimension supplémentaire de la Solidarité.

Découverte tardivement, après trois guerres, elle n'en est pas moins vitale pour nous et ne saurait éclipser les dimensions familiale, régionale et patriotique de cette même Solidarité verticale et horizontale.

Pour moi, vois-tu, les Valeurs fondamentales constituent un tout qui donne son sens à la vie. Rejeter l'une d'entre elles, c'est faire une brèche dans un système qui doit rester cohérent pour garder sa force.

Marie-Anne - Je ne comprends pas. Donne-moi des exemples. Moi - Des exemples, j'en ai à la pelle. Je vais en choisir quelques-uns dans le domaine moral puisque,

sous prétexte de se débarrasser des tabous, la mode est actuellement de rejeter les Valeurs qui constituaient autrefois l'ossature de la société.

Je cite d'abord l'avortement. C'était autrefois un crime. Aujourd'hui, on le considère en fait comme un moyen contraceptif supplémentaire. Sans parler de l'aspect démographique de cette pratique détestable, le changement de mentalité qu'elle a introduit face à la Valeur que représente le Respect de la Vie est très grave.

Cela nous amène progressivement à admettre l'euthanasie, domaine dans lequel il n'y a pas de limites. Autre signe des temps et autre négation de la «Valeur Famille », le concubinage, hélas encouragé par

la fiscalité, contribue, avec le divorce, à déstabiliser la société qui devient dès lors plus vulnérable aux agressions psychologiques, les enfants n'ayant plus de repères ni de guides.

Autre désordre banalisé parmi la minidélinquance quotidienne, la tricherie scolaire est une déplorable préparation à la vie de citoyen. Il est à craindre que ceux qui utilisent des «anti-sèches» à quinze ans n'auront pas de scrupules plus tard pour trafiquer leur bilan ou leur déclaration de revenus.

Pour rester dans le domaine de l'École, le refus d'introduire des références historiques dans l'éducation

Page 76: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

73

a été, pendant des années, un obstacle à l'initiation des jeunes au civisme et à leur préparation au Service national. Il était temps qu'on amorce, dans ce domaine, une réaction de bon sens.

Il y aurait, dans le même ordre d'idées, des quantités d'autres problèmes à évoquer. C'est tout cela dont, à mon avis, il faudrait faire prendre conscience à nos concitoyens en leur montrant que c'est notre survie qui est en cause. En effet, en refusant ou en dénaturant les vraies Valeurs, nous sabordons le bateau qui nous porte, c'est-à-dire la société et la démocratie.

Marie-Anne - Il faudrait également réapprendre aux gens que, dans cette perspective, c'est leur bonheur individuel qui est en jeu; on ne peut vivre heureux dans la pagaille.

Sur un autre plan, je suis étonnée que tu n'oses pas parler du Travail. On ne peut pas continuer à faire croire aux hommes qu'on peut dominer la terre (au sens biblique du terme) et améliorer son propre sort sans se donner du mal.

Moi - Tu as raison. Je souhaiterais même qu'on retienne l'Entreprise comme lieu d'épanouissement privilégié des Valeurs liées à la personne humaine.

Certains y encouragent la lutte des classes. Moi, je pense qu'entre personnes qui passent ensemble huit heures chaque jour, on pourrait faire découvrir davantage la notion de Solidarité en vue de mieux servir les autres et de créer de la richesse au profit de tous.

Marie-Anne - Si nous prétendons réveiller toutes ces Valeurs, nous avons du pain sur la planche ... Comment imagines-tu qu'on puisse y parvenir?

Moi - Je t'ai déjà dit que cette œuvre immense demandera du temps; la crise est profonde, mais on voit à divers signes que nous avons dépassé le creux de la vague; le Marxisme ne fait plus recette ... 1968 est loin ...

Beaucoup de jeunes sont préoccupés surtout par le sens à donner à leur vie ... Parler religion ne fait plus rire. L'École et l'Université redécouvrent les divers aspects de leur tâche éducative ...

Le moment est donc venu de proposer des réponses simples mais globales et élevées à tous ces hommes qui en ont assez de leur vide spirituel et culturel.

Marie-Anne - En somme, pour lutter contre « le Cancer », tu proposes une IDS à la française, une IDS où le « S » signifierait cette fois-ci « Spirituel ».

Moi - IDE avec « E » comme « Éthique » conviendrait peut-être mieux, encore que ce soient bien les problèmes spirituels qui dominent le monde d'aujourd'hui. Malraux lui-même l'avait pressenti quand il disait: «Le troisième millénaire sera celui de l'Esprit, ou il ne sera pas. »

Mais, sur le fond, tu as raison. Une réponse spirituelle est le seul remède possible au «Cancer» qui nous ronge. Cette réponse devrait faire l'objet d'une réflexion approfondie, dans les Eglises naturellement (peut-être devraient-elles, à cet égard, modifier sinon leur doctrine, du moins leur langage ... ) mais aussi dans les clubs, les mouvements, les associations.

À travers leurs préoccupations spécifiques, tous ces organismes, si importants dans la vie des hommes d'aujourd'hui, devraient rechercher d'abord le Réveil des Valeurs fondamentales.

Cela paraît concerner, au premier chef, tous les mouvements qui s'intéressent, à un titre ou à un autre, aux jeunes. C'est auprès d'eux qu'il faut commencer à faire lever la pâte car c'est de leur avenir qu'il s'agit.

En ce qui me concerne, en tout cas, je suis prêt à consacrer le reste de ma vie à soutenir cette cause-là. Mais si j'ai bien compris, ton séminaire sur la Défense s'achève. Tu devrais prendre l'initiative d'en

lancer un autre, l'an prochain, sur «l'IDS à la française» comme tu dis, car Défense Nationale et Réveil des Valeurs, c'est le même combat.

Marie-Anne - C'est une bonne idée. Je vais en parler à mes camarades. À propos de séminaire sur la Défense, nous te demandons d'assister à notre dernière séance de travail

et de nous dire quelques mots de conclusion. Moi - C'est d'accord. Je ne sais pas encore ce que je vous dirai mais il est peu probable que ce soit sur

le thème de la stratégie ou de la technique. Je crois que j'insisterai davantage sur la nécessité, pour chacun de vous, d'un engagement personnel dans la vie et dans la Cité; c'est ce qui me paraît manquer le plus pour réveiller les Valeurs et l'Esprit de Défense.

Merci, en tout cas, d'associer l'ancien à vos réflexions. Marie-Anne – Nous faisons appel à cette solidarité verticale dont tu parlais tout à l’heure… L'imagination a besoin de l'expérience ...

Page 77: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

74

CONCLUSION Invité à clôturer le séminaire sur la Défense, je tiens aux étudiants le langage suivant: Vous venez de consacrer un peu de votre temps à l'examen des menaces qui pèsent sur nous, de la «

Foudre» au «Cancer ». Vous avez entrevu quelques-unes des solutions qui s'offrent à nous pour survivre matériellement et

pour gagner la bataille idéologique. Vous avez aperçu les « Sept Piliers de la Défense ». Au terme de cette démarche et compte tenu de la complexité du sujet, il serait vain de ma part de tenter

une conclusion en forme de synthèse. Aussi, dans ce Temple du Savoir, vais-je focaliser mon message terminal en évoquant une vertu mal

partagée dans nos pays et qui me paraît pourtant au centre du problème de notre sécurité. Il s'agit du COURAGE. Certes, je pense d'abord au courage «à la guerre» ou «devant la guerre» (la guerre sanglante). Si vous

deveniez un jour Chef d'État, il vous reviendrait d'assumer vos responsabilités dans des conditions que l'on peut imaginer dramatiques. « Le doigt sur le bouton », vous devriez, le cas échéant, avoir le courage de prendre « la» décision, celle qui pourrait déclencher l'Apocalypse ...

Nos soldats ont également besoin de courage mais, si je puis dire, leur courage dans l'action est plutôt moins difficile à manifester que celui de la longue «attente au créneau », au bord de nos modernes «déserts des Tartares »(1)

Quant aux populations civiles, elles passeraient, sans transition, de l'état de spectateurs de la violence par télévision interposée à celui de victimes potentielles, menacées dans leur corps et leur âme ... Quel courage il leur faudrait dans la crise!

Mais aujourd'hui, c'est en temps de paix que la guerre moderne se perd ou se gagne et c'est donc aujourd'hui qu'il faut être courageux.

Courageux au niveau politique le plus élevé pour oser nommer l'adversaire par son nom, pour oser avertir la population des périls qui pèsent sur elle (de tous les périls) et pour oser lui demander les réactions et les sacrifices nécessaires.

Courageux au niveau des maîtres à penser, civils et militaires, pour oser remettre en question leurs certitudes rassurantes et - tout en essayant de dissuader la Foudre - pour oser s'attaquer aussi au Cancer, celui de la guerre révolutionnaire et psychologique, celui surtout d'un «esprit de Munich» tous azimuts. Il pourrait nous amener collectivement à la mort par simple refus de donner la vie, en tant qu'individus, et de vivre, en tant que nation et en tant que démocratie.

Courageux au niveau de «la base» enfin. Dans notre Monde Libre, si vulnérable par ailleurs, le peuple détient un certain contrôle sur les pouvoirs, et notamment sur les médias.

Ce contrôle, il nous appartient, à chacun de nous, de l'exercer pour réveiller l'Esprit de Défense et d'abord, pour montrer notre volonté de vivre et pour exprimer les raisons que nous avons de vivre.

De nos jours, le courage du citoyen, c'est d'avoir des idées et de les faire connaître; c'est de parler de ce qu'il croit et de ce qui le fait vivre, même s'il paraît anticonformiste.

Le plus dangereux des terrorismes, c'est le terrorisme intellectuel. La lâcheté la plus répandue, c'est de ne pas oser se démarquer de ce que disent les gens dans le vent et les sondages.

Être courageux aujourd'hui, c'est oser parler, non seulement de Liberté, d'Egalité et de Fraternité (encore qu'on en parle finalement peu), mais aussi de ces Valeurs à connotation suspecte mais pourtant fondamentales comme la Famille et la Patrie.

A propos des Droits de l'Homme c'est oser évoquer aussi ses Devoirs. A propos de prospective, c'est oser rappeler l'existence d'un Patrimoine historique et culturel à léguer à

nos enfants. A propos de la sécurité pour tous, c'est oser parler aussi des Risques à prendre - et celui d'abord de pro-

créer... A propos d'argent, c'est oser parler aussi de Destinée humaine. A propos de vie, c'est oser parler aussi de la Mort ... et de Dieu ... Être courageux, c'est réagir par écrit devant une émission ou un article qu'on juge malsain ou menson-

Page 78: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

75

ger. Être courageux, c'est surtout témoigner par sa vie, c'est «mettre sa peau au bout de ses idées» ... C'est oser s'engager et militer ... Non, je ne plaide pas pour une philosophie de vie omnibus, obligatoire et coulée dans du béton. Mais,

comme beaucoup d'observateurs, je discerne dans ce pays, et, notamment dans une partie de sa jeunesse, une volonté marquée de redécouvrir les Valeurs fondamentales.

C'est cette tendance-là, qui ne demande qu'à ressurgir, que les citoyens convaincus et décidés peuvent catalyser dans un contexte de sinistrose, d'abandon et de peur, en exprimant eux-mêmes leur foi.

Si certains hommes et certaines femmes manifestent vigoureusement leurs certitudes et leur détermination, ils feront bientôt boule de neige. Les médias joueront leur rôle de caisse de résonance et le discours politique s'en trouvera transformé. Nous n'en serons alors que plus crédibles aux yeux des habitants des pays de l'Est et du Tiers Monde qui, jusqu'ici, jalousaient notre niveau de vie mais dénonçaient notre vide moral et spirituel.

Si nous nous montrons courageux en temps de paix, dans les détails de la vie quotidienne, nous serons moralement armés pour le jour de l'épreuve éventuelle. Bien plus, nous ferons reculer la menace.

Vous qui êtes des nantis de l'intelligence et de la culture, croyez-moi, le meilleur antidote de la Foudre et du Cancer, c'est le COURAGE!

C'est à ce titre que je vous lègue, en toute amitié, mes deux mots d'ordre favoris pour que vous les fas-siez vôtres.

Ces devises, je les tiens de deux grands témoins que je vénère l'un et l'autre, un «Homme en kaki» qui est mort à la tâche, et un «Homme en blanc» qui survit heureusement et qui est, lui aussi, à sa façon, un soldat.

Ces deux maîtres mots sont: N'AYEZ PAS PEUR (Jean-Paul II) NE PAS SUBIR (Maréchal de Lattre) Versailles / Talloires 1985 J.D. _____________________________ _______1. Titre d'un roman et d'un film très évocateurs de la situation des armées modernes,

notamment de la nôtre. Le héros passe des années dans une forteresse perdue, à attendre une éventuelle invasion des Tartares. Un jour, à bout de forces, il est évacué. C'est ce jour-là que les Tartares attaquent...

Si vous êtes d'accord avec les idées exprimées par le général Delaunay, notamment en ce qui concerne

la nécessité de refaire nos forces morales et de réveiller les valeurs fondamentales, écrivez-lui aux Editions Pygmalion : Gérard Watelet 70, avenue de Breteuil 75007 Paris.

Il a besoin de tous les concours pour mener à bien son action.

Page 79: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

76

Page 80: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

77

POSTFACE LA FOUDRE ET LE CANCER 2006

LA FOUDRE ET LE CANCER relu en 2006

UNE PRIORITE : REFAIRE NOS FORCES MORALES

J'ai écrit mon livre en 1985. Les premiers chapitres ont vieilli depuis les bouleversements intervenus à l'Est mais le reste conserve une large part d'actualité. De façon peut-être paradoxale de la part d'un ancien soldat, j'y soutiens en effet que "le CANCER", psychologique, moral et spirituel, qui nous ronge, est finalement plus menaçant pour notre survie que "la FOUDRE", c'est à dire l'aspect militaire du danger. Ma thèse d'il y a 21 ans me semble encore plus crédible aujourd'hui, précisément parce que la dimension "FOUDRE" de la menace a beaucoup évolué. Certes, la présence du formidable arsenal nucléaire mondial demeure préoccupante de par son existence même. Certes, l’URSS a vécu et les pays satellites ont secoué le joug de Moscou. Du coup s’est décomposée cette armada qui a fait trembler l'Europe pendant 45 ans : . Cela dit, ce qui est militairement inquiétant, c'est précisément l'implosion de ce cauchemardesque héritage militaro-atomique légué par l'ex-URSS. La combinaison de rivalités ethniques refoulées pendant longtemps et d'autant plus explosives, sur fond de surarmement mal contrôlé et de possibles révoltes de la faim, tout cela constitue un véritable "cocktail Molotov modifié Poutine". Par ailleurs, on se trouvait hier en présence d'un danger militaire redoutable mais identifié ; un seul homme avait le doigt sur le bouton rouge capable de déclencher "la Foudre" nucléaire. Aujourd'hui, le danger est diffus et la seule certitude est celle de l'existence de redoutables poudrières délocalisées des Balkans à l’Irak / Afghanistan et à l’Afrique, avec une composante atomique au Moyen Orient, dans la péninsule Indienne, en Iran, en Corée du Nord et en Chine. C'est dorénavant dans ce dernier pays que se situe le vrai "péril Rouge", un péril global reposant sur une masse d’un milliard et demi d’habitants, un PNB qui augmente chaque année de 8%, et l’ambition politique et militaire correspondante de ses dirigeants qui

Page 81: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

78

exploitent adroitement, à la manière communiste, les traditions nationales et les qualités de leur race… Par ailleurs, même si on refuse la thèse du choc des civilisations, on mesure, depuis septembre 2001, le danger de la combinaison explosive, le long d'un arc Maroc-Indonésie, de l’Islamisme intégriste et du terrorisme, bénéficiant l’un et l’autre du soutien des pétro dollars. Ce nouveau péril vert se conjugue, dans une certaine mesure, avec la démographie galopante, la pauvreté et l’anarchie, ce "péril Noir" généré par tout le Tiers Monde et comportant, chez nous, un redoutable volet immigration... A vrai dire, ce mélange détonant relève à la fois de ce que j'appelle "la Foudre" (sous l'aspect terrorisme armé faisant appel éventuellement au chantage nucléaire, chimique et biologique...) et de ce que je baptise "Cancer", avec ses éléments idéologiques, psychopolitiques et démographiques... A cet égard, mes chapitres "Kalasnikovs et transistors" et "Cancer et incapacitants" gardent, je crois, l'essentiel de leur intérêt. Il y manque toutefois l'évocation du "péril gris ", c'est à dire le narco-terrorisme maffieux qui sévit de l'Amérique latine à l'Asie centrale. La rémanence de tous ces dangers nous impose donc le devoir: - d'informer nos compatriotes sur la défense, face notamment à de nouvelles menaces. -de "cogiter" sur la défense et de remettre à plat le"dogme" de notre dissuasion qui me parait dépassé. - de rester en garde, malgré la tentation de "recueillir les dividendes de la détente". - de protéger notre "ventre mou". A cet égard, la présence sur notre sol de communautés issues de l’immigration, insatisfaites car mal assimilées et éprouvant un sentiment aigu de frustration, constitue, nous l’avons vérifié en novembre 2005, un terreau favorable à l'éclosion de violences pouvant dégénérer en vraie "guerre révolutionnaire" ... - et surtout, de soigner le Cancer moral et psychologique qui nous ronge, et de contre

attaquer pour gagner, notamment sur le terrain du doute, de la mauvaise conscience et, plus généralement, DES FORCES MORALES car les périls majeurs sont en nous-mêmes.

Les africains disent : « la forêt n'est jamais brûlée que par ses propres arbres ». En résultent notamment: - le "péril bleu", bleu comme le drapeau d'une Europe qui patine, pleine de contradictions et de peurs, et bleu comme les casques de l'ONU, ce "Gulliver empêtré" dans tous les conflits du monde. - et le "péril tricolore", enfin et surtout. Ancien responsable militaire, je sais en effet qu'il ne suffit pas d'entretenir, à grands frais, des forces armées si la population ne fait pas sienne la devise « ne pas subir » (celle du Général de Lattre) et n’exprime pas sa volonté de survivre, ce qui implique qu'elle sache pourquoi elle vit ... Or, c'est ce qui semble manquer aujourd'hui, chez nous, comme dans tout l'Occident. On constate, ces jours-ci, que, sur fond de crise économique entraînant le chômage et l’inquiétude, la politique est dévaluée, les Français ont perdu leurs repères et sont divisés, chacun pensant surtout à soi, la population vieillit. Il en résulte, en vrac: dépressions nerveuses, suicides, avortements, SIDA, drogue, délinquance, marginalisation...

Page 82: LA FOUDRE ET LE CANCER - France-Valeursfrancevaleurs.org/Foudre/FetC.pdf · Certes, il faut conjurer le péril nucléaire, même s'il n'est que virtuel. Les armes existent et il suffirait

LA FOUDRE ET LE CANCER

79

Les observateurs honnêtes vérifient chaque jour que cela est dû à l'éclatement de trop de familles, à la crise de l’autorité et de l'éducation, à l'influence délétère de beaucoup de médias et à la volonté affichée de certains de nos concitoyens de subvertir littéralement les Valeurs qui avaient constitué, pendant des lustres, les "piliers" de nos communautés et celles de l'Etat...

Tout cela résulte, aussi et surtout, du DECALAGE grandissant entre

NOS MOYENS DE VIVRE ET NOS RAISONS DE VIVRE.

C'est pour contribuer à renverser cette situation en aidant à restaurer les forces morales dans notre pays que j’ai créé "FRANCE-VALEURS". Notre combat reste pacifique, apolitique et désintéressé ; nous cherchons même à abattre les cloisons étanches entre ceux qui pensent, en gros, comme nous.

"France-Valeurs" voudrait notamment contribuer à présenter de façon positive ces notions

toutes simples exaltées, par le Christianisme, qui permettent aux hommes et aux sociétés de tenir debout, en donnant un sens à l'existence des hommes : Ie respect de la vie, le sens de la responsabilité corollaire de la liberté, le sens du devoir complémentaire de la légitime quête des droits, le sens de l'honneur, celui du bien commun, le goût de l'effort et celui du risque , le culte du Vrai, du Beau et du Bien, et, par dessus tout, la volonté de respecter, de promouvoir et d'actualiser, sans extrémisme, le patrimoine matériel, culturel et spirituel reçu de nos parents et à léguer à nos enfants ...

Les graves circonstances actuelles sont favorables à ce réveil des Forces morales et à cette

remise des Valeurs Fondamentales sur le devant de la scène. L’échec du marxisme et du totalitarisme, les drames en chaîne du Tiers Monde, la crise

même de nos sociétés justifient en effet une complète "remise à plat" de notre politique comme de notre stratégie.

L'une et l'autre ont besoin d'être éclairées "par le haut." De même, le vide culturel et spirituel actuel, qui rend beaucoup de gens malheureux, incite à un "retour aux Valeurs". Le mouvement d'idées correspondant est d'ailleurs lancé.

Il s'agit donc pour nous d'exploiter cette situation favorable car, à cet égard, les minorités

agissantes ont une responsabilité particulière. Dans cette entreprise, "France-Valeurs" recherche des hommes et des femmes férus de

communication, jeunes notamment, qui puissent nous aider à formuler, dans un langage fort et attractif, tout ce à quoi nous sommes attachés.

Si vous vous retrouvez dans les lignes qui précèdent

REJOIGNEZ "FRANCE-VALEURS" Si vous êtes déjà membre de l'Association, FAITES LA CONNAITRE.

Jean Delaunay ***