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La Franc-maçonnerie (Que Sais-je. 2013) a. Bauer, R. Dachez

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franc maçonnerie

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  • QUE SAIS-JE

    La franc - maonnerie

    ROGER DACHEZ

    Prsident de lInstitut maonnique de France

    ALAIN BAUER

    Franc-maon

  • Les auteurs remercient Catherine Durig-Dachez pour sa relecture attentive et critique du manuscrit de cet ouvrage.

    ISBN : 978-2-13-059496-3 ISSN 0768-0066

    Dpt lgal 1re dition : 2013, juin Presses Universitaires de France, 2013

    6, avenue Reille, 75014 Paris

    Les ouvrages ci-dessous ont t publis aux Presses Universitaires de France dans la srie propose par

    Alain Bauer

    Alain Bauer, Roger Dachez, Les 100 mots de la franc-maonnerie, n 3799.

    Les rites maonniques anglo-saxons, n 3607. Alain Bauer, Grard Meyer, Le Rite franais, n 3918. Alain Bauer, Pierre Mollier, Le Grand Orient de France, n 3607. Roger Dachez, Histoire de la franc-maonnerie franaise,

    N 3668. Les rites maonniques gyptiens, no 3931. Roger Dachez, Jean-Marc Ptillot, Le Rite cossais Rectif, n

    3885. Marie-France Picart, La Grande Loge Fminine de France,

    n 3819. Andre Prat, Lordre maonnique, le droit humain, no 3673. Yves-Max Viton, Le Rite cossais Ancien et Accept, no 3916.

  • INTRODUCTION

    Marronnier rgulier des hebdomadaires autant que sujet controvers pour les historiens, la franc-maonnerie, surtout dans un pays comme la France o elle a connu depuis le dbut du XVIIIesicle un fabuleux destin, cultive tous les paradoxes. Ce nest dailleurs pas le moindre de ses attraits mais cest aussi, pour quiconque prtend ltudier, une source inpuisable de difficults et de piges.

    Le premier de ces paradoxes est que, le plus souvent, les francs-maons ne se reconnaissent gure dans les portraits simplement moqueurs ou rsolument hostiles que leurs observateurs ou leurs ennemis se plaisent tracer deux, mais nen sont pas moins passionns par tout ce qui fait parler deux. Institution publique, profondment mle lhistoire intellectuelle, politique, sociale et religieuse de lEurope depuis plus de trois sicles, la franc-maonnerie

  • revendique en effet de porter en elle une vrit subtile dont le sens, par sa nature mme, ne se laisse pas saisir dans ce quelle donne voir au monde profane. Ambivalence classique, au demeurant, propre tout groupe qui revendique le secret comme constitutif de son identit interne mais ne peut cependant ignorer limage que son statut social lui renvoie parfois pour le meilleur et souvent pour le pire. Observons ici que le travail de lhistorien ou du sociologue qui se penche sur le fait maonnique nen est gure facilit: doit-il ignorer le primat revendiqu de cette identit profonde qui chappe peu prs srement un regard port de lextrieur, et donc se borner une approche purement phnomnologique dune ralit bien plus complexe, ou doit-il, pour surmonter ce dilemme, recourir lethnologie participative? En dautres termes ne peut-on parler avec pertinence de la franc-maonnerie que si lon est franc-maon mais, dans ce cas, ne risque-t-on pas de nen parler quavec complaisance et sans esprit critique? De fait, une bonne partie de la littrature publie sur cette question au cours des dcennies rcentes a oscill en permanence entre ces deux cueils.

  • Le second paradoxe mais sans doute pas le moindre concerne le mot franc-maonnerie, terme dont le sens ne fait pas consensus parmi les francs-maons eux-mmes. Les alas de lhistoire et les innombrables possibilits de limagination humaine ont trac pour les francs-maons des chemins varis, dans le temps comme dans lespace. Ainsi, dun point de vue diachronique, la franc-maonnerie a connu plusieurs vies, assum plusieurs identits, revtu plusieurs masques; sur un plan synchronique, elle juxtapose et fait interagir et parfois sopposer vivement des visions si contrastes que lon serait presque tent de mettre un s franc-maonnerie pour serrer au plus prs une ralit difficilement saisissable. De la franc-maonnerie fantasme du temps des cathdrales mais a-t-elle jamais exist sous la forme quon lui suppose? celle du petit pre Combes, lance dans une lutte sans merci contre le clerg catholique et pour ltablissement de la rpublique, en passant par le cnacle des proches de Newton dans lAngleterre de la fin du XVIIesicle, compos de francs-maons tout la fois proccups dalchimie, dhistoire biblique et de rationalit scientifique, en noubliant pas les salons parisiens du Sicle

  • des lumires o des philosophes en loges refaisaient le monde, voil dj plusieurs univers qui sont loin dtre entirement conciliables. De surcrot, sur lchiquier gopolitique de la franc-maonnerie contemporaine, que de distance apparente entre la franc-maonnerie britannique, lment incontournable de lestablishment traditionnel, trs lie laristocratie et lglise dAngleterre, propageant dans ses rituels les principes sacrs de la moralit, et une franc-maonnerie franaise, dont limage nous est familire depuis la fin du XIXesicle, surtout soucieuse dengagement socital, longtemps trs proche des cercles du pouvoir o elle sest parfois enlise, et toujours gardienne sourcilleuse de la lacit de ltat et de la libert absolue de conscience.

    Entre une franc-maonnerie saisie comme essentiellement initiatique et celle que lon dit politique par nature pour reprendre les formules de dignitaires maonniques franais , entre ceux qui veulent simplement y recevoir la Lumire et ceux qui prtendent sen servir pour changer la socit, quel est le terme moyen? Quels fondamentaux les relient les uns aux

  • autres? En quoi rside leur commune appartenance, affirme dans les deux cas, la franc-maonnerie? O se situe la distance critique qui les ferait sen sparer?

    Cest ces questions et quelques autres que cet ouvrage entend fournir des lments de rponse sans a priori. Ce texte est le fruit des rflexions croises de deux spectateurs engags, familiers du monde maonnique et curieux de son histoire, mais peu dsireux dimposer leur vision propre et constatant de lun lautre, en ce domaine, des diffrences notoires mais amicalement assumes.

    En proposant un regard duel, la fois empathique et distanci, sur une institution mconnue, nous avons surtout souhait prodiguer au lecteur un guide de voyage dans un monde parfois droutant, et lui procurer les moyens de forger sa conviction en toute srnit.

    Ajoutons encore que ce Que sais-je?, succdant celui du mme titre crit par Paul Naudon, et dont la premire dition remonte 1963, sen distingue considrablement. Non seulement parce que la perspective danalyse du

  • fait maonnique et les grilles de lecture de lhistoire que nous avons adoptes sont trs diffrentes, mais aussi et surtout parce que depuis 2003 plusieurs titres consacrs divers aspects de la franc-maonnerie ont t publis dans la mme collection. Nous y renvoyons videmment pour dvelopper plus en dtail les diffrents sujets (histoire, rites, obdiences) que traitent ces ouvrages auxquels le prsent volume pourra dsormais servir dintroduction gnrale.

  • PREMIRE PARTIE

    Chapitre I

    Sources lgendaires et mythiques

    Monde peupl de lgendes et de rituels, la franc-maonnerie, depuis quelle a tent de discerner ses propres origines ds le XVIIIe sicle , a souvent confondu ses mythes avec son histoire. La manire dont on retrace encore parfois sa gense, notamment en France, se ressent beaucoup de cette confusion et de lamateurisme, touchant mais aussi dvastateur, qui a longtemps domin lhistoriographie maonnique.

    Pourtant, le rcit de ces origines mythiques est utile et instructif : en se tendant elle-mme un miroir pour se dcouvrir, la pense maonnique y a projet des images diverses dans

  • lesquelles, selon les lieux et les poques, il lui a plu de se reconnatre. Si lcole authentique de lhistoire maonnique, tablie en Angleterre la fin du xixe sicleet relaye en France bien plus tard, a fait justice de ces pieuses lgendes, celles-ci nous apprennent cependant beaucoup de choses sur linconscient collectif de la franc-maonnerie et nous permettent de prciser le sens et la place de certains des thmes qui peuplent ses rituels et ses grades.

    I. Le mythe opratif 1. Les chantiers des cathdrales. -

    Lhypothse la plus simple et la plus naturelle do son succs persistant est que si les francs-maons modernes ne manient plus que symboliquement les outils des btisseurs (maillet, ciseau, compas, querre, niveau et fil plomb), ils les ont bien hrits, ainsi que les symboles qui les accompagnent (pierre brute, pierre cubique, planche tracer), des vrais maons, ou maons opratifs, qui vivaient sur les chantiers du Moyen ge. Une longue et riche tradition historiographique a, du reste,

  • document cette thse de faon impressionnante.

    On dispose dassez nombreuses archives qui, ds le XIIe et le XIIIe sicle, attestent la prsence sur les grands chantiers mdivaux de loges et de francs-maons , aussi bien en France quen Angleterre. La similitude de lenvironnement matriel et des dnominations employes impose presque lide dune continuit, et plus prcisment dune continuit double.

    Dans un premier sens, les francs-maons modernes driveraient des anciens francs-maons en raison du fait que, vers le xve sicle pour des motifs essentiellement conomiques, puis surtout au xvie avec la Rforme, lge dor de ces grandes constructions, souvent ecclsiastiques, parvint son terme. Les chantiers devenus plus rares, les loges de maons opratifs auraient elles-mmes subi le contrecoup de cette crise du btiment , do lide, pour survivre, den appeler la vieille mthode du patronage. En admettant titre honorifique un notable, noble ou bon bourgeois, comme membre de la loge et en lui dcouvrant les mystres quon y conservait, sous rserve dun don gnreux la caisse dassistance

  • mutuelle principal objet de la loge comme de toutes les confrries en gnral cette poque , les francs-maons auraient tent de sauver les traditions quils avaient consignes, depuis au moins le xive sicle, dans des rcits partiellement lgendaires appels les Old Charges (les Anciens Devoirs ). Cet usage semble bien implant en cosse, en tout cas au XVIIe sicle, o un certain nombre de notabilits locales furent reues, diverses poques, en qualit de gentlemen masons, gentilshommes maons . Au fil du temps, la dcadence du mtier se poursuivant, le nombre des nouveaux venus, des non-opratifs , se serait accru en raison inverse de celui des opratifs eux-mmes : au terme de quelques dcennies, les loges seraient devenues exclusivement composes de non-opratifs. Ainsi serait ne une maonnerie plus tard dite spculative (speculatio : contemplation), qui nuvrait plus (operator : ouvrier) mais qui rflchissait et mditait, substituant aux cathdrales de pierre des difices intellectuels.

    Mais cette continuit institutionnelle sajoute une autre, plus importante encore. Du fait de la transition graduelle, progressive et

  • insensible, sans rupture ni solution de continuit, les usages rituels et les secrets des btisseurs enseigns dans les loges auraient t entirement prservs et transmis dans leur intgralit aux maons spculatifs. Ainsi, quoique dpourvus de toute qualification professionnelle et ne faisant pas usage de ces secrets sur le terrain, les maons spculatifs auraient bnfici de la tradition oprative dans son entiret.

    Cest dans ce cadre que diverses gloses relatives lart du trac , et bien sr au fameux Nombre dOr, dveloppent parfois le thme selon lequel les loges opratives, bien loin de ntre que des lieux de travail manuel, cultivaient des connaissances suprieures relatives aux proportions harmoniques et aux tracs directeurs , donnant larchitecture une sorte daura sotrique et pouvant mme, avec un peu dimagination, se rattacher aux plus anciennes traditions philosophiques comme celles de lcole pythagoricienne par exemple.

    Il reste que, si transition il y eut, elle ne se produisit pas sur le continent o elle nest nulle part atteste. Cest en Grande-Bretagne, et nulle

  • part ailleurs, que la franc-maonnerie spculative vit le jour.

    2. La transition en cosse et en Angleterre. - Cest l, prcisment, que les difficults souleves par la thorie de la transition commencent se manifester.

    En premier lieu parce que, pour que sopre une transition, les loges opratives auraient d encore exister la fin du xve sicle ou dans le cours du xvie sachant que ce nest quau XVIIe que les admissions de gentlemen masons sont connues en cosse. Or, tout montre quen Angleterre, o les premiers francs-maons spculatifs se manifesteront dans le courant du XVIIe sicle, ces loges opratives avaient bel et bien disparu lpoque des Tudors. Quant lcosse, le mtier de maon y avait subi une rorganisation majeure en 1598-1599, sous lgide de William Shaw (1549/1550-1602), Officier de la Couronne et Surveillant gnral des maons, qui avait cr de toutes pices un systme de loges conues non plus comme des confrries itinrantes et plus ou moins

  • temporaires (le temps dun chantier), mais comme des structures prennes et fixes, localises dans un ressort gographique dfini. Cest l, et l seulement, que des admissions de non-opratifs sont clairement documentes. Or, lexamen de ces cas rvle que les gentlemen masons, aprs avoir t reus et avoir pay leur cot, ne revenaient presque plus jamais dans la loge qui les avait honors. Pour transformer des loges opratives en loges spculatives, encore aurait-il fallu prendre part leurs travaux, ce qui ne fut pas le cas du reste, elles ne se runissaient quune ou deux fois par an seulement. On le voit : aussi bien en Angleterre quen cosse, de la thorie classique de la transition, il ne reste presque rien.

    Il faut ensuite sinterroger nouveau sur le sens du mot franc-maon (freemason). Il apparat que ce mot, quelques sicles dcart, a dsign des personnes bien diffrentes. Au Moyen ge, ce sont les maons de franche pierre (freestone masons, par contraction : freemasons), une sorte dlite ouvrire charge douvrager et de sculpter la pierre fine. Mais lorsque les premiers francs-maons spculatifs

  • apparaissent en Angleterre au XVIIe sicle, ce sont des free-masons (ou free and accepted masons), soit littralement des maons libres cest ainsi quon les appellera au dbut de la maonnerie en France. Libres de quoi ? Sans doute du mtier lui-mme, auquel ils navaient en fait jamais appartenu.

    Observons aussi que la transition, quelles quen soient la ralit et les modalits particulires, ne stant effectue quen Grande-Bretagne, le classique rapprochement souvent opr entre la franc-maonnerie et le compagnonnage, parfois invoqu comme une source de la tradition maonnique, est ici sans objet. Le compagnonnage, qui apparat au xve sicle en France et comporte alors des usages dont nous ignorons beaucoup, na jamais pris pied outre-Manche lpoque qui nous intresse et, de plus, on sait aujourdhui que tout ce qui, de nos jours, ressemble chez lui aux usages maonniques rsulte prcisment dun emprunt massif fait la franc-maonnerie et non linverse au cours du xixe sicle.

  • 3. Vers la franc-maonnerie spculative : transition ou emprunt ? - Le constat est assez clair : une thse apparemment simple et unanimement accepte pendant des dcennies sest finalement rvle peu prs intenable. Du modle de la transition, on est ainsi progressivement pass celui de lemprunt pour rendre compte de lmergence de la maonnerie spculative.

    Par emprunt , il faut entendre que la franc-maonnerie spculative, par ttonnements successifs, du fait dinitiatives sans doute non concertes, a t progressivement cre au cours du XVIIe sicle, en Angleterre, par des hommes qui se qualifiaient de free-masons. On ignore dailleurs, pour beaucoup dentre eux, o ils avaient acquis cette qualit, mais le modle cossais nous donne une piste possible : des gentlemen masons, reus une fois dans leur vie au sein dune loge, auraient emport ce dpt pour le transmettre leur tour dans des conditions et pour des raisons qui leur taient propres et sans rapport avec le mtier de maon ce quils pouvaient faire, puisquils taient libres .

  • La situation politique et religieuse de lpoque, bouleverse et parfois sanglante, explique dailleurs la profusion, entre le milieu du XVIe et la fin du XVIIe sicle, de cercles discrets, voire secrets, de tous ordres, en Angleterre. La maonnerie semble avoir trs tt rassembl des personnes que certains intrts intellectuels rapprochaient et qui plaaient au-dessus de tout le souhait de vivre en bonne intelligence avec dautres hommes et dchanger avec eux en dehors des conflits mortels au sens propre de la politique et de la religion. Lusage de signes conventionnels, de symboles, dun langage cod, tait alors frquent. Ceux que fournissaient les anciennes traditions des confrries de maons pouvaient servir un tel dessein. Il faut y ajouter la noblesse de larchitecture et tous les dveloppements philosophiques auxquels elle pouvait aisment conduire, comme lavait dj montr, depuis la Renaissance, une abondante littrature.

    Cest cette premire franc-maonnerie spculative que nous retrouverons Londres, vers 1717. Cest delle quallait provenir toute la franc-maonnerie mondiale.

  • II. Le mythe templier

    1. De la condamnation du Temple au rveil littraire de la chevalerie. - Avec les sources prtendument templires, cest un mythe autonome qui vient se conjoindre lhistoire maonnique. Il faut cependant souligner demble que le rle allgu des Templiers dans la cration de la franc-maonnerie na t voqu quassez tardivement dans son histoire, vers le milieu du XVIIIe sicle en France et pas avant le dbut du sicle suivant en Grande-Bretagne, soit des poques o les structures et les usages de la maonnerie taient fixs depuis dj longtemps. En fait, au-del des fantaisies romanesques qui font les beaux jours de certains auteurs contemporains, le mythe templier sest dabord construit de manire spare pour rpondre divers intrts du public. On peut en rappeler les tapes principales.

    La fortune posthume des Templiers pourtant peu estims quand leur Ordre tait au fate de sa

  • prosprit fut sans doute lie aux conditions iniques de leur condamnation comme la triste rputation de ses principaux auteurs le roi Philippe le Bel et le pape Clment V. La thse de linnocence de lOrdre martyr fut publiquement soutenue ds le xvie sicle chez divers auteurs. Cest la mme poque celle de la Renaissance hermtico-kabbalistique que, sappuyant sur les aveux obtenus de certains Templiers sous la torture, on rpandit lide que lOrdre du Temple avait renferm des connaissances secrtes et dispens des initiations mystrieuses. Vers la fin du XVIIe sicle, dautre part, on vit se manifester un regain dintrt pour lhistoire des ordres chevaleresques et plusieurs ouvrages succs accoutumrent le public aux fastes et aux lgendes des anciens chevaliers. On peut prendre lexemple de la trs fameuse Histoire de la condamnation des Templiers de Pierre Dupuy, publie en 1654 et rdite quatre fois jusquen 1751.

    Au tournant du XVIIIe sicle, alors que la chevalerie dantan on pourrait presque dire la chevalerie oprative ntait plus quun souvenir lointain, lidal chevaleresque, bien

  • loign des austrits de la fin du rgne de Louis XIV comme des folies et des excs de la Rgence, connut une vie nouvelle. Il sagit l dun fait dhistoire sociale : quand la franc-maonnerie spculative organise fait son apparition, au dbut du XVIIIe sicle, la chevalerie est dj un thme la mode.

    2. Imaginaire chevaleresque et maonnerie templire au XVIe sicle. - Si le thme chevaleresque a fini par sintgrer au patrimoine maonnique, partir de la fin des annes 1730, les Templiers en furent dabord absents. Ainsi, dans le fameux Discours de Ramsay (1686-1743), Orateur de la Grande Loge Paris en 1736, texte qui connatra une postrit brillante en France et dans toute lEurope, les fondateurs prsums de la franc-maonnerie, lors des croisades, sont les chevaliers de Saint-Jean de Jrusalem cest--dire les chevaliers de Malte, les adversaires traditionnels des Templiers. Il reste que, dans un milieu maonnique alors fortement marqu par laristocratie, surtout en France et en Allemagne o la maonnerie allait bientt stendre, le rapprochement avec les ordres de chevalerie a rapidement sduit les

  • esprits. On vit bientt, mais dans un second temps, surgir le plus prestigieux dentre eux, celui du Temple, dautant plus appropri une semblable rcupration quil nexistait plus, prcisment, depuis au moins quatre sicles.

    Dans le premier grade maonnique connu thme chevaleresque, le Chevalier dOrient ou de lpe, qui fut entre 1740 et 1750 le grade suprme de la franc-maonnerie, il nest aucunement question de Templiers. On y voit des chevaliers travailler la reconstruction du temple de Jrusalem, en tenant lpe dune main et la truelle de lautre rappel vident dun pisode biblique. En revanche, ds 1750, on connat un grade de Sublime Chevalier lu, anctre du fameux Chevalier Kadosh qui, une dizaine dannes plus tard, se rpandra en France. Dans la mme priode se constituait en Allemagne un systme maonnique dit de la Stricte Observance Templire (SOT) qui devait connatre un succs important pendant une vingtaine dannes. Poussant le mythe templier jusqu son terme, la SOT enseignait que la franc-maonnerie, sous les apparences paisibles dune fraternit de constructeurs, ntait pas autre chose que lOrdre

  • du Temple dissimul aprs sa dissolution, les pauvres chevaliers du Christ ayant trouv refuge parmi les confrries de btisseurs en cosse. La boucle tait boucle et la martingale templire permettait ainsi de se rattacher une histoire plus classique de la franc-maonnerie.

    Or, de mme que toute hypothse de survivance secrte de lOrdre du Temple relve du pur fantasme, les spcialistes de la question sont unanimes sur ce point, toute ide dune origine templire de la franc-maonnerie, ft-elle lointaine et indirecte, est sans aucun fondement. Mais la rmanence de lide templire dans la franc-maonnerie nous renseigne beaucoup sur une mutation significative de la conscience maonnique qui sest opre vers le milieu du XVIIIe sicle : sloignant de plus en plus des rfrences opratives et ouvrires sans doute juges peu valorisantes la confrrie des origines sest dlibrment rapproche du modle rv de lordre militaire et religieux, avec ses hirarchies, ses rgles et son apparat. Si les premiers francs-maons, surtout aristocrates, sy sont trouvs plus laise, leurs successeurs bientt trs majoritaires, notables et bons bourgeois, y ont

  • trouv une sorte de noblesse de substitution qui a souvent flatt leur orgueil, sinon leur vanit.

    Pourtant, si la chevalerie maonnique, templire ou non, a connu un destin brillant et un succs durable, elle nen a pas moins suscit, tout au long de son histoire, de cruels sarcasmes. Rappelons ici les propos sans complaisance de Joseph de Maistre (1753-1821), lui-mme franc-maon et membre avant la Rvolution dun systme maonnique dinspiration templire : Quest-ce quun chevalier, cr aux bougies dans le fond dun appartement, et dont la dignit svapore ds quon ouvre la porte ?

    III. Le mythe alchimiste et rosicrucien

    1. Rose-Croix et Illuminati : de la lgende lhistoire. La lgende templire comporte des fables complmentaires ou des alternatives. Les alchimistes et les Rose-Croix ont ainsi t souvent cits comme les fondateurs cachs de la franc-maonnerie. On en voudrait pour preuve lexistence de symboles manifestement alchimiques dans le dcor maonnique, comme le sel et le mercure dans le cabinet de rflexion o

  • lon fait attendre le candidat avant son initiation, ou encore la pratique, au cours de cette crmonie elle-mme, des preuves de lair, de leau ou du feu. Quant au grade de Chevalier Rose-Croix, clbre en France depuis le dbut des annes 1760, il semble lui-mme, par son simple nom, dispenser de toute discussion et de tout commentaire. Sur ces rapprochements pourtant hasardeux, on a tt fait de construire un nouveau roman. L encore, limplication prsume de ces acteurs obscurs de lhistoire na t pourtant voque quassez tard dans le cours du XVIIIe sicle, il ne sagit donc en rien dun pilier dorigine dans la franc-maonnerie.

    Il en va de mme des Illuminati, remis au got du jour, en tout cas rvls au grand public par le succs mondial de Da Vinci Code. Si chacun peut apprcier limagination dbride du romancier populaire, lhistorien ne peut, quant lui, que regretter les confusions quengendre une prsentation quivoque des faits, laissant croire que seraient rapportes des vrits oublies de lhistoire. Or, entre les hommes qui, lore de la Renaissance, comme Galile ou Copernic, ont tent de secouer le joug intellectuel de prs de

  • vingt sicles daristotlisme sclros pour aller la dcouverte des lois de la nature, bravant loccasion les foudres de lglise toute-puissante, et les agitateurs politiques qui, la fin du XVIIIe sicle, en Allemagne, sous le nom dIlluminati et la forme dune socit secrte qui ne fit pas long feu, ont rv de renverser un peu partout en Europe le trne et lautel , il nexiste aucun lien de filiation, mme simplement revendiqu. Les rassembler tous sous une mme appellation et en faire une fraternit ayant continuellement exist du xvie sicle nos jours relve de la pure fantaisie. En faire les prcurseurs de la franc-maonnerie na donc proprement aucun sens.

    Ni les Rose-Croix les vrais, que nous voquerons dans un instant ni les Illuminati dont quelques-uns furent galement maons, en effet et moins encore Lonard de Vinci ou lun quelconque de ses contemporains, nont jamais jou le moindre rle dans la gense de la franc-maonnerie qui, dans un cas (celui des Rose-Croix), na pris corps quun sicle plus tard, et dans lautre (celui des Illuminati) existait bien avant eux, les a violemment rejets et a continu

  • prosprer quand eux-mmes disparaissaient corps et biens.

    Mais, comme beaucoup de lgendes, ces rcits chevels empruntent, en les dtournant, des lments rels de lhistoire.

    2. Les sources intellectuelles de la franc-maonnerie spculative. - La franc-maonnerie spculative na pas exclusivement emprunt son dcor, ses symboles et ses principes au vieux mtier des maons. Elle sest nourrie dun contexte intellectuel et culturel bien particulier : celui de lAngleterre du XVIIe sicle qui, avec un petit sicle de retard sur la France, venait de recevoir et commenait intgrer la pense de la Renaissance.

    Parmi les sources qui ont marqu la franc-maonnerie, et auxquelles cette dernire puisera par emprunt, une fois encore, il faut mentionner le courant hermtico-kabbalistique si profondment tudi depuis une quarantaine dannes par Frances Yates du Warburg Institute

  • en Grande-Bretagne, puis en France par Franois Secret, Antoine Faivreou Jean-Pierre Brach , au sein de lcole pratique des hautes tudes Paris. partir de la redcouverte du Corpus hermeticum, traduit en 1463 par Marsile Ficin (1433-1499) Florence, aprs les travaux fondateurs de Pic de la Mirandole (1463-1494) (Conclusions philosophiques, cabalistiques, thologiques, 1486) ou de Johannes Reuchlin (1455-1522) (De verbo mirifico, 1494 ; De arte cabalistica, 1517), et les fulgurances qui lui furent fatales de Giordano Bruno , lEurope sest passionne pendant au moins deux sicles pour la prisca theologia, la philosophia perennis, cette sagesse considre comme venue du fond des ges, prparant le christianisme, lannonant mme du moins le pensait-on et lintgrant dans une sorte de rvlation universelle. La Kabbale, emprunte aux Juifs et devenue Kabbale chrtienne , montrait aussi comment, par le jeu des chiffres et des lettres , les textes sacrs pouvaient fournir des fruits nouveaux ceux qui les dcryptaient. Toute la littrature alchimique qui prolifre la mme poque se nourrit de ce climat deffervescence intellectuelle et relie lantique art du feu, chimrique quant

  • son objet matriel, la lumire de ces savoirs nouveaux et pourtant si anciens, pour en faire une voie spirituelle exprime allgoriquement par le travail du laboratoire une alchimie spculative , en quelque sorte.

    De ces spculations, prcisment, allait aussi jaillir tout un monde dimages, de figures, de symboles nigmatiques, allusifs, peine expliqus. Il va notamment se dployer avec luxuriance dans une littrature extrmement rpandue et trs prise depuis la fin du XVe jusqu la fin du XVIIe sicle au moins : celle des Emblemata, ces ouvrages remplis de vignettes qui sornaient chacune dun dessin associ une devise, un mot, un court commentaire plus ou moins obscur, laissant au lecteur le soin den trouver le sens cach et de faire vagabonder son imagination cratrice. Dans ces innombrables et curieux livres, ds le xvie sicle, en dehors de tout contexte maonnique, cela va sans dire, on trouve de frquentes reprsentations de lquerre, du compas, de la pierre cubique, associes diverses vertus : lemblmatique maonnique a donc exist bien avant la franc-maonnerie organise.

  • Les Rose-Croix, au dbut du XVIIe sicle, entre 1614 et 1616, publient anonymement trois manifestes : la Fama fraternitatis, la Confessio fraternitatis, puis le plus trange et le plus fascinant, les Noces chymiques de Christian Rosenkreuz. Dans le premier, on rapporte la lgende du pre fondateur, C.R.C. , ayant appris au cours de ses voyages toute la sagesse de lOrient puis ayant t secrtement enterr par ses disciples, aprs son retour et sa mort suppose en Europe, en 1484. Son corps intact est miraculeusement redcouvert par leurs successeurs, cent vingt ans plus tard, dans une crypte peuple de symboles. De l serait ne une fraternit secrte parcourant toute lEurope pour prparer lavnement dune nouvelle Rpublique chrtienne . Dans les Noces chymiques, Rosenkreuz fait un voyage initiatique dans un fabuleux palais o saccomplit, sous la forme dune sorte de drame sacr, le processus alchimique. On sait aujourdhui quil ny eut jamais dOrdre de la Rose-Croix ni au xve, ni au XVIe, ni mme au XVIIe sicle quand parurent les manifestes. Ludibrium, cest--dire plaisanterie, canular , dira lun des protagonistes de cette aventure, Johan Valentin Andreae (1586-1654),

  • membre dun groupe dtudiants luthriens en thologie (le cercle de Tbingen ) runis au dbut des annes 1600. Ces jeunes idalistes rvaient dun monde plus tolrant, plus pacifique, conciliant la foi et la science naissante, et avaient exprim cet espoir sous la forme dun conte allgorique. Un jeu, en quelque sorte, mais un jeu srieux . Nombre desprits distingus, un peu partout en Europe, sy laisseront prendre et, ne pouvant joindre les inaccessibles Rose-Croix et pour cause ! , broderont leur tour sur ce thme.

    On retrouve dans leurs crits les doctrines kabbalistiques, les emblmes moraux, les symboles alchimiques : le langage de tout un milieu et de toute une poque. La jeune franc-maonnerie y puisera plus tard sans compter.

    Pourtant, pas de complot des sages , pas de plan secret dont serait ne la franc-maonnerie. Si quelques-uns des premiers francs-maons connus en Angleterre, comme Elias Ashmole ou Robert Moray, sont parfois qualifis de Rose-Croix , cest par abus ou par confusion. Ils sintressaient ce courant hermtico-kabbalistique dont on peroit des chos dans les manifestes Rose-Croix, mais ntaient aucunement rattachs une

  • mystrieuse fraternit portant ce nom, puisquelle nexistait pas en tant que telle, et ntaient porteurs daucune mission accomplir. Ils furent reus dans la franc-maonnerie mais ne lont pas cre. Ce qui ne veut pas dire quen retour ils ne lont pas influence mais cest l un tout autre sujet.

    Cest en fin de compte dans la situation politique, religieuse et intellectuelle de la Grande-Bretagne la fin du XVIIe sicle, au moment de ce que lhistorien de la pense Paul Hazard a si justement appel la crise de la conscience europenne , quil faut trouver les cls qui permettent de rendre compte de lmergence de la franc-maonnerie.

  • Chapitre II

    I. La fondation de juin 1717

    Lorsque, le 24 juin 1717, quatre loges et quelques Frres anciens se runirent au premier tage dune petite taverne du quartier Saint-Paul, Londres, lenseigne LOie et le Gril , pour fonder la premire Grande Loge, la franc-maonnerie spculative avait dj quelques dcennies dhistoire derrire elle. Dans la seconde moiti du XVIIe sicle, en Angleterre et en cosse, des maons libres avaient parfois tenu des loges , assembles peu nombreuses et gnralement sans lendemain, pour se livrer des travaux dont la nature mme nous chappe. La fondation de lt 1717 Londres neut en elle-mme gure de retentissement, et la seule

  • dcision prise fut de se retrouver un an plus tard

    cette poque, la franc-maonnerie londonienne, essentiellement compose de petits artisans, de boutiquiers, de modestes bourgeois et de quelques militaires, a surtout un but dassistance mutuelle et dentraide. Mais cette cration ne se situait pas dans nimporte quel contexte. Aprs lavnement des Hanovre en 1714, avec le roi George Ier, un ultime sursaut des partisans des Stuarts la dynastie chasse du trne stait produit et avait conduit la rbellion de 1715. Vaincus, les jacobites (en 1688, le roi Jacques II ayant t dtrn par la Glorieuse Rvolution, les royalistes qui lui taient rests fidles furent dnomms jacobites ) durent admettre que la partie tait sans doute dfinitivement perdue. Ds 1716, la paix civile revint : on pouvait tabler sur lavenir si lon rconciliait le peuple anglais avec lui-mme sous lgide du nouveau roi. La franc-maonnerie, peut-tre son insu, fut lune des pices de cette stratgie.

    Si le premier Grand Matre, Antony Sayer, nest quun trs modeste libraire, son successeur,

  • en 1718, George Payne, est un agent du Trsor. Mais en 1719, cest la surprise : le nouveau Grand Matre est Jean-Thophile Dsaguliers (1683-1744), ministre de lglise dAngleterre, Curateur aux expriences de la Royal Society et proche collaborateur de Newton, le savant le plus respect en Europe. Lhomme, dorigine franaise, issu dune famille de huguenots contraints lexil par la rvocation de ldit de Nantes en 1685, tait devenu un confrencier scientifique de renom et il sera chapelain du prince de Galles. Ctait surtout un proche du nouveau pouvoir et, en 1721, il fit lire comme Grand Matre le duc de Montagu, lui-mme trs reprsentatif de laristocratie hanovrienne et lhomme le plus riche dAngleterre. Il inaugurera son mandat en faisant un large don la caisse commune de la Grande Loge. Le message politique tait sans ambigut.

    Le destin de la franc-maonnerie anglaise en fut chang. Elle attira bientt toute laristocratie intellectuelle et nobiliaire qui en prit le contrle, cra des dignits maonniques nouvelles et jusque-l inconnues, organisa le travail des loges pour lui confrer davantage de solennit, toffa

  • les rituels. Peu peu, les effectifs saccrurent dans des proportions inattendues : environ cinquante loges en 1723, prs de trois fois plus une dizaine dannes plus tard, rpandues dans tout le pays. Une vraie mutation sociale et intellectuelle stait produite : la franc-maonnerie allait devenir une institution significative de lestablishment britannique.

    En 1723, avec laide dun pasteur cossais, James Anderson (1679-1739), qui en profita pour abondamment puiser dans les archives de la loge paternelle dAberdeen, la Grande Loge compile tous les Anciens Devoirs pour en tirer les Constitutions, ouvrage fondamental qui, de nos jours encore, est presque unanimement considr comme la charte fondatrice de la franc-maonnerie sur toute la plante.

    Il ne lui restait plus, prcisment, qu conqurir le monde : cela commenait de lautre ct du British Channel.

  • II. Larrive en France Les auberges furent pendant longtemps les lieux

    habituels de runion des loges. Cest dans lune delles, lenseigne Au Louis dargent, rue des Boucheries, dans le quartier Saint-Germain Paris, que fut cre la premire loge en France, au cours de lanne 1725. Il y avait donc des francs-maons en France, mais ce ntaient pas des Franais : seulement des Britanniques exils.

    Ds la Glorieuse Rvolution, en 1688, un immense exode jacobite stait produit vers la France, rassemblant plusieurs milliers de personnes (40 000 selon certaines sources), notamment dans la rgion de Saint-Germain-en-Laye, un lieu de rsidence royale. La tradition maonnique affirme que ds cette poque, deux loges auraient fonctionn en marge de deux rgiments : lun cossais, celui de Dillon ; lautre irlandais, la Walsh Infanterie. La prsence, cette date, de francs-maons dans les rangs des militaires, si elle nest en rien dmontre, nest pas absolument impossible eu gard ce que sera, plus tard, limportance de la maonnerie rgimentaire. Il reste que ces deux loges hypothtiques nont laiss aucune trace

  • documentaire. On peut dans ces circonstances affirmer que la loge de Paris fut la premire loge officielle.

    Son chef tait alors lun des meneurs du parti jacobite, Charles Radcliffe (n en 1693), comte de Derwentwater. Il mourra dailleurs sur lchafaud Londres, en 1746, martyr de la cause stuartiste. Il runit autour de lui, au milieu des annes 1720, des maons venus dcosse et dIrlande. Ils travaillent dabord discrtement dans la capitale et Derwentwater, certain quune fois la victoire acquise ils rentreront en Angleterre, ne leur donne quun conseil : Nadmettez pas les Franais . Il ne sera pas suivi. En 1737, Paris compte dj une demi-douzaine de loges peuples de sujets du roi de France. En 1744, elles sont plus de vingt, et au moins autant dans le reste du pays. On narrtera plus la progression qui se poursuivra tout au long du sicle.

    Ds 1728, le duc de Wharton (1698-1731), un aristocrate fantasque et dbauch qui avait t Grand Matre Londres en 1722, tant pass du ct des Stuarts, est contraint fuir lAngleterre pour la France. Comme en atteste un document de

  • 1735 sign dHector Mac Leane, lun des premiers compagnons de combat de Derwentwater, il y sera reconnu par les francs-maons comme leur premier Grand Matre. Il ny avait pas donc encore de Grande Loge en France et il ny en aura, proprement parler, que trs tardivement , mais il existait au moins une maonnerie qui considrait pour des raisons, l encore, plus politiques que proprement maonniques avoir coup tout lien de dpendance avec Londres.

    Il faudra attendre 1738 pour que paraisse le premier Grand Matre franais. Sans surprise, cest un aristocrate de haut rang : Louis-Antoine de Pardaillan de Gondrin (1665-1736), duc dAntin, ancien camarade de jeu de Louis XV. Libr de ses racines anglaises, lOrdre maonnique en France merge sous dheureux auspices ; nous y reviendrons.

    III. Les premires querelles maonniques En Angleterre mme, aprs 1740 environ, la franc-maonnerie tourna le dos aux aspirations intellectuelles quavaient peut-tre affiches les

  • compagnons de route de Desaguliers. Stabilise autour de la classe moyenne la gentry se rservant les hautes dignits de la Grande Loge, et bientt la famille royale pour la fonction de Grand Matre elle a fix jusqu nos jours un modle maonnique fait dune sociabilit fraternelle et dun intrt marqu pour les uvres de bienfaisance, le tout sur fond de conformisme social et religieux, toute discussion politique tant bannie (mais la tonalit reste trs conservatrice). Do limportance primordiale et qui ne sest jamais dmentie accorde par les francs-maons anglais aux crmonies et aux rituels de la loge. Ds 1725, lIrlande, puis lcosse en 1736, embotrent le pas lAngleterre et crrent leurs propres Grandes Loges tout en revendiquant, pour des raisons de fiert nationale, des traits originaux qui, pour tre bien rels, ne remettaient cependant pas en cause lorientation gnrale du modle anglais.

    Cest donc sur les rites maonniques quclatrent les premires querelles entre francs-maons : il devait y en avoir beaucoup dautres, sur le continent aussi bien quen Grande-Bretagne. La plus clbre est celle qui vit

  • sopposer pendant environ soixante ans la premire Grande Loge, cre Londres en 1717, nous lavons vu, et une autre, tablie entre 1751 et 1753. Cette dernire, initialement compose dune majorit dIrlandais souvent mpriss des Anglais, dveloppa un systme maonnique qui diffrait sur plusieurs points de celui de la premire Grande Loge : la disposition des Officiers de la loge, le droulement des crmonies, lusage de certains symboles. Par drision, ses membres qualifirent les pratiques de la Grande Loge de 1717 de modernes , lui reprochant davoir dlibrment altr les anciens usages. La nouvelle Grande Loge, par contraste et sans doute par provocation , prit le nom de Grande Loge des Anciens , ce qui, aux yeux de ses fondateurs, lui confrait plus dauthenticit. Aujourdhui, il est difficile de faire la part de la vrit et de la propagande dans toutes ces accusations. En quelques annes, les deux Grandes Loges se firent des emprunts rciproques, des Frres passaient rgulirement de lune lautre, et lon a peine trouver la moindre diffrence dtat desprit entre leurs membres. Lesprit de clocher aidant, la polmique fit pourtant rage entre elles (un brlot,

  • titr Ahiman Rezon en hbreu approximatif une aide un frre rdig par le leader des Anciens, Laurence Dermott, en 1751 et publi en 1756, critiquait vertement les Modernes), jusqu ce que, en 1813, les deux Grands Matres se trouvant tre les deux fils du roi, lunion des deux Grandes Loges ft dcide. Elle se fit, du reste, sans grande difficult. Il en rsulta la Grande Loge Unie dAngleterre, officiellement cre le 27 dcembre 1813 et qui se considre toujours comme la Grande Loge Mre (Mother Grand Lodge) de toutes les Grandes Loges du Monde .

  • Chapitre III

    I. La France, fille ane de la maonnerie Cest donc vers 1725 que fut cre Paris, par

    quelques migrs politiques anglais, cossais et irlandais, stuartistes, la premire loge maonnique du pays. Pendant quelques annes, elle ne fit aucun bruit, et le petit milieu des premiers francs-maons en France ne compta pas initialement de franais en son sein.

    Mais ds 1736, tout change. La franc-maonnerie et les frimassons , comme on les appelle alors, deviennent la mode et suscitent la curiosit du public. Trs tt, les runions discrtes de ces conventicules de sujets britanniques veillent la suspicion de la police. Des perquisitions ont lieu et quelques personnages de

  • second ordre sont dtenus pendant quelques jours. Rien de trs rigoureux, au demeurant. En peu dannes, le mouvement va la fois stendre tout le pays et devenir vraiment franais : une douzaine de loges en 1737, une quarantaine vers 1744, dont plus de vingt Paris. Il y a peut-tre un millier de francs-maons en France cette date ; ils seront environ 50 000 avant la Rvolution. En 1738, on la dit, le premier Grand Matre franais est le duc dAntin ; en 1743 et pour une trentaine dannes ce sera Louis-Antoine de Bourbon-Cond (1709-1771), comte de Clermont, prince de sang : en un temps o la libert de runion nexiste pas encore, les francs-maons sont dsormais labri des avanies graves. Jusqu la fin du xixe sicle, leur statut lgal ne changera plus : ils seront tolrs par le gouvernement .

    Dans latmosphre anglophilique de la Triple Alliance et malgr la reprise des hostilits au moment de la guerre de Sept Ans (1757-1763), la folie des clubs facilite la croissance de la maonnerie. Alors que le jeune Voltaire clbre, dans ses Lettres philosophiques ou Lettres anglaises(1734), les mrites de la

  • socit britannique, la meilleure part de la socit franaise se retrouve dans les loges pour y partager avec les bons bourgeois, dans un cadre rituel la fois dpaysant et solennel, une forme nouvelle de sociabilit sur fond de mystres au demeurant bien modestes et tous gotent, au cours dinterminables agapes lessentiel du travail des loges cette poque ce quils appelleront les charmes de lgalit

    Cest galement en France que les loges dadoption , ouvertes aux femmes, feront leurs apparition.

    Ne en Grande-Bretagne, cest depuis la France que la maonnerie devait conqurir lEurope o nombre de loges se qualifieront, tout au long du XVIIIe sicle, de filles de Clermont .

    II. Laristocratie des hauts grades

    La dmocratie formelle et lgalit de faade qui formaient la loi des loges, limitation des murs anglaises, ne doivent pas induire en erreur : transplante sur le sol de France, la franc-

  • maonnerie voit ses rgles voluer et nombre de Vnrables, surtout Paris, sont dtenteurs vie de leur charge et non soumis un renouvellement annuel. Les loges de province nimposent le principe gnral de llection quen 1773. Les distinctions sociales ne sont jamais vraiment abolies par le protocole maonnique et lon rapporte dj, lors de laccession du comte de Clermont la tte des loges rgulires du Royaume , quil va en loigner tout ce qui [ntait] pas gentilhomme ou bon bourgeois .

    Cette interfrence des considrations sociales na sans doute pas t trangre la vogue des hauts grades, apparus ds le dbut des annes 1740, lesquels, sils nont pas forcment tous pris naissance en France, y ont incontestablement trouv leur terre dlection. Pendant tout le XVIIIe sicle, les grades bleus, les trois premiers, ont t gnralement confrs en trs peu de temps les deux premiers gnralement dans la mme soire comme une vague propdeutique et une simple entre en matire, mais la carrire maonnique , pour un franc-maon moyen du Sicle des lumires, consistait avant tout rechercher avec passion et recevoir ces grades

  • nouveaux dont la cration ira bon train jusqu la fin des annes 1770. Renouvelant constamment les plaisirs de la maonnerie (sic), ils ont t lobjet de toutes les proccupations maonniques et le centre dintrt principal des francs-maons de cette poque. Ce monde des hauts grades a galement suscit lapparition de nouvelles hirarchies, de nouvelles dignits, qui permettaient une sorte de slection au sein du peuple maon et anoblissait certains Frres issus de la bourgeoisie, qui y trouvaient ainsi une forme de compensation symbolique. Les anglais, plus pragmatiques, les considreront comme des side degrees, les grades d ct , mais pas ncessairement suprieurs aux autres.

    III. La question de lunit maonnique franaise

    Cest aussi cause de ces nouveaux grades que sont venues, trs tt, la plupart des querelles qui ont profondment marqu la vie maonnique franaise au XVIIIe sicle et qui se poursuivront du reste au fil des annes. En un temps o, dans lordre politique, les pouvoirs centraux avaient

  • encore peu de moyens opposer aux fodalits locales, la Grande Loge, dont le nom apparat vers la fin des annes 1730 mais qui neut pas de ralit administrative tangible avant le courant des annes 1750, place sous lautorit nominale mais lointaine du Grand Matre, eut beaucoup de peine sopposer aux structures provinciales autoproclames, comme la Grande Loge des Matres rguliers de Lyon, par exemple, qui entre 1760 et 1766 tiendra la drage haute ce quelle appelait ironiquement la Grande Loge de Paris ditte de France (sic).

    La transformation de la premire Grande Loge en Grande Loge nationale de France, ensuite connue sous le nom de Grand Orient de France, entre 1771 et 1773, ne fit pas lconomie dune scission avec le maintien dune Grande Loge, ou Grand Orient dit de Clermont , qui vcut plus ou moins difficilement jusquen 1799 avant de rejoindre la maison-mre . Pourtant, peine une demi-douzaine dannes plus tard, alors mme que lAngleterre sapprtait rgler dfinitivement la question par la cration de la Grande Loge Unie dAngleterre qui surviendra en 1813, une nouvelle rupture fit rapparatre deux

  • filires institutionnelles au sein du paysage maonnique franais.

    Jusqu nos jours, le problme de lunit maonnique franaise, marqu par une forme de scissiparit compulsive, ne sera jamais rsolu.

    IV. Illuminisme et franc-maonnerie Les nouveaux grades, largement diffuss par

    le succs de la franc-maonnerie travers tout le pays, ont eu une autre consquence sur le monde maonnique. Ils y ont massivement introduit des thmes sotriques peu prs initialement absents des trois premiers grades : alchimie, hermtisme, Kabbale et rfrences la Rose-Croix du xviie sicle. Dun contenu moralisateur et humaniste , la maonnerie est passe insensiblement un registre plus spiritualiste, voire franchement mystique.

    Ce quil est convenu de nommer lilluminisme maonnique en est lillustration la plus caractristique. Plusieurs systmes maonniques lui donnent corps, comme le Rgime cossais Rectifi (RER), cr partir

  • dune base de maonnerie templire en Allemagne, vers la fin des annes 1750. Il se dveloppe en France entre 1768 et 1782, autour de Lyon, grce aux enseignements dun mage aux origines incertaines, Martins de Pasqually (1727[?]-1774), fondateur de lOrdre des Chevaliers Maons lus Cons de lUnivers, aux ambitions dordre thurgique. Au cours des annes 1780, le flamboyant Cagliostro propose aussi, dans la mme veine, une maonnerie dite gyptienne , en fait essentiellement magique. On peut encore citer les Illumins dAvignon qui, la mme poque, sous la conduite de Joseph-Antoine Pernty (auteur en 1758 dun pittoresque Dictionnaire mytho-hermtique), consultent en loge un mystrieux oracle. Joseph de Maistre, qui avait bien connu ces milieux avant la Rvolution, dcrivait ainsi ceux quil appelait, sans distinction ni connotation dfavorable, les Illumins :

    En premier lieu, je ne dis pas que tout illumin soit franc-maon ; je dis seulement que tous ceux que jai connus, en France surtout, ltaient ; leur dogme fondamental est que le christianisme, tel que nous le connaissons aujourdhui, nest quune vritable loge bleue

  • faite pour le vulgaire, mais quil dpend de lhomme de dsir de slever de grade en grade jusquaux connaissances sublimes, telles que les possdaient les premiers chrtiens qui taient de vritables initis. Cest ce que certains Allemands ont appel le christianisme transcendantal. Cette doctrine est un mlange de platonisme, dorignianisme et de philosophie hermtique sur une base chrtienne.

    Les connaissances surnaturelles sont le grand but de leurs travaux et de leurs esprances ; ils ne doutent point quil soit possible lhomme de se mettre en communication avec le monde spirituel, davoir commerce avec les esprits et de dcouvrir ainsi les plus rares mystres.

    Si les destins de la maonnerie franaise, au cours du xixe sicle, lont conduite des engagements beaucoup plus rationalistes et principalement socitaux, ce courant illuministe plus ou moins sous-jacent na pourtant jamais cess dexister en France, pour reprendre vigueur au milieu du xxe sicle et redevenir, parmi dautres, lun des aspects familiers de la vie maonnique du pays.

  • V. Le cosmopolitisme maonnique et le vent dAmrique

    Il faut renoncer tracer un portrait simple de lesprit maonnique en France au Sicle des lumires. Il a intgr, dune part, les bases intellectuelles anciennes de linstitution maonnique, celles quelle avait hrites de la Renaissance, tout comme les spculations issues de sa conversion partielle lilluminisme ; mais, dautre part, lesprit cosmopolite qui jaillit du Discours de Ramsay a trouv un vritable cho dans toutes les loges, et lide selon laquelle ltranger est mon Frre a t une sorte de credo universel de la maonnerie, dans toute lEurope et notamment en France. En proie des mutations culturelles, religieuses, et bientt politiques majeures, le continent sapprtait des rvolutions multiples et les proccupations du peuple des loges ny ont pas t trangres. Curieusement, cest dabord dAmrique quallait souffler le vent de lhistoire. La franc-maonnerie y fut indniablement mle.

    Cest devenu un lieu commun de dire que la Rvolution amricaine, autour de la guerre dIndpendance, fut une rvolution maonnique.

  • Il y a la fois un peu dexcs et quelque vrit dans cette affirmation. Toujours est-il que, depuis les annes 1730, la franc-maonnerie avait connu une grande expansion dans les colonies dAmrique et quelle stait assez profondment enracine dans le tissu social. La Grande Loge des Anciens, dessence plus populaire dans son recrutement, y avait marqu davantage de progrs que celle des Modernes, directement lie au pouvoir londonien. Lacte fondateur de la rvolte, la fameuse Boston Tea Party, fut une initiative concerte autour dune loge de la ville, dans lauberge du Dragon vert o elle se runissait. Parmi les chefs de la Rvolution, on comptait de nombreux maons, au premier rang desquels, videmment, George Washington lui-mme. Les Founding Fathers sont pour lessentiel des Founding Brothers.

    Parmi les jeunes nobles libraux qui, au milieu des annes 1770, senthousiasmrent pour la cause des Insurgents dAmrique, de La Fayette Rochambeau, les francs-maons furent galement nombreux et ils jourent un rle majeur pour convaincre Louis XVI daider les amricains secouer le joug anglais. Son

  • indpendance acquise, lAmrique structura un nouveau monde politique en faisant la franc-maonnerie une place de choix dans son imaginaire social et institutionnel. Il est classique de dire que la ville de Washington en porte la marque, mme si certains rapprochements sont clairement abusifs ou illusoires. Pourtant, la clbre fresque, qui montre Washington posant, en dcors maonniques, la premire pierre du Capitole, entour de tous les Frres de sa loge, aprs une parade imposante dans la ville spectacle impensable en France , nest pas un mythe et constitue un tmoignage toujours loquent de limplication de la maonnerie dans les vnements fondateurs des tats-Unis.

    VI. Les Lumires maonniques et la Rvolution franaise

    Mutatis mutandis, on a pu galement sinterroger sur la responsabilit de la franc-maonnerie dans une autre rvolution, plus emblmatique encore : la Rvolution franaise. Cette question a engendr, ds la fin du XVIIIe sicle, des querelles historiographiques sans fin.

  • On peut aujourdhui proposer un bilan raisonnable. Il est la fois quilibr et contrast.

    On ne peut nier que les ides dgalit, de tolrance, de fraternit universelle, dont les loges avaient fait leur lait pendant plusieurs dcennies, ont pu saccorder avec les courants dopinion qui ont conduit la Rvolution. Il est certain, dautre part, que quelques leaders notoires du mouvement ont t des francs-maons avrs : La Fayette avec, du reste, toutes ses contradictions en est un exemple typique, mais il y en a eu bien dautres. De l conclure que la franc-maonnerie a prpar et mme pilot la Rvolution franaise, il ny a quun pas, htivement franchi par une cole historique trs lie lextrme droite franaise : cest la classique thorie du complot , fonde par labb Barruel la fin du XVIIIe sicle et notamment dfendue par Gustave Bord ou Bernard Fa au xxe sicle. Curieusement, elle a t reprise, la fin du xixe sicle, par des francs-maons progressistes qui taient fiers de revendiquer de tels antcdents. Les faits ne sont cependant pas en faveur dune thse aussi simpliste.

  • Nous savons que lgalitarisme proclam dans les loges ny avait jamais supprim les distinctions sociales : les Frres ont toujours fait la part du jeu et de la ralit. Si beaucoup de francs-maons se sont trouvs aux premiers rangs on nose dire aux premires loges de la Rvolution, cest aussi parce que la premire bnficiaire du mouvement, la bourgeoisie, constituait depuis longtemps la base de recrutement essentielle de la franc-maonnerie : un biais statistique vident, en quelque sorte.

    Cest aussi parce que le roi, lors de la convocation des tats gnraux (dont lobjectif est daugmenter les impts), a doubl la reprsentation du Tiers tat (a priori sans risques puisquon vote par ordre et non par tte). Nombreux sont les Frres qui voyagent longtemps et font tape chez dautres Frres, parfois nobles, avec lesquels ils peuvent dialoguer. Or, dans une socit alors encore structure en castes assez tanches, moins que la force du nombre, cest la libert de parole qui a peut-tre chang le cours de lHistoire.

    Mais il est impossible dignorer que certains des chefs de la raction, puis de la Contre-

  • Rvolution, furent aussi francs-maons. On peut citer lexemple, presque trop beau, du duc de Montmorency-Luxembourg, administrateur gnral du Grand Orient et vritable chef de la maonnerie avant la Rvolution, en lieu et place du duc de Chartres, puis dOrlans son Grand Matre constamment absent et plus tard rengat. Prsident de la noblesse aux tats gnraux, Montmorency-Luxembourg fut aussi le premier migr de France, quil quitta ds le 15 juillet 1789 et o il refusa obstinment de retourner.

    Enfin, on trouva des francs-maons aussi bien parmi les guillotineurs que parmi les guillotins de la Terreur. Du reste, les loges cessrent presque totalement leur activit au tournant de 1793 pour ne reprendre leurs travaux quaprs le 9 thermidor : elles taient alors peu prs exsangues. On aurait pu faire mieux pour des meneurs du mouvement !

    Souple et adaptable, favorable la paix civile et la prosprit du commerce, comme toute la bourgeoisie dsormais aux affaires, la franc-maonnerie retrouva ses esprits et ses pratiques sous le Directoire et donna rapidement des gages de loyalisme : sa doctrine constante sera de se

  • plier aux exigences du gouvernement, quel quil soit. Cest du reste ce que lui recommandaient, ds 1723, les Constitutions dAnderson.

    Le xixe sicle allait cependant mettre rude preuve cette fidlit aux pouvoirs en place. [1] Alliance signe La Haye le 4 janvier 1717, conclue entre les tats gnraux des Provinces-Unies, George Ier roi de Grande-Bretagne, et le rgent Philippe dOrlans, linitiative du cardinal Dubois, principal ministre en France.

  • Chapitre IV

    I. Bilan dun centenaire

    lore du xixe sicle, la situation de la franc-maonnerie, des deux cts de la Manche, tait assez dissemblable. En termes deffectifs, elle prosprait en Angleterre avec deux Grandes Loges qui allaient bientt nen former quune seule. Dfinitivement fige dans son esprit comme dans ses usages, jouissant dun immense prestige social, elle allait pendant plus dun sicle accompagner le dveloppement de lEmpire britannique et former, avec lglise dAngleterre et la monarchie, dont elle partageait les honneurs et les fastes, lun des trois piliers de la socit anglaise.

    En France, en revanche, au sortir dune crise sans prcdent, les loges se cherchaient un destin. Un homme va lincarner temporairement : Louis Alexandre Roettiers de Montaleau (1748-1808).

  • Cest ce financier issu de lAncien Rgime, pragmatique et bon ngociateur, quon doit le rassemblement des loges sous la bannire dun Grand Orient encore chtif. dfaut dtre Grand Matre Philippe-galit, aprs avoir reni la franc-maonnerie, avait pri sous le rasoir national et nul ne lavait remplac il assuma le titre plus modeste de Grand Vnrable . Peu peu, les travaux reprirent. Au cours des annes 1780, le Grand Orient avait effectu un long travail de fixation du rituel de ses grades bleus et de ses hauts grades, pour former ce que lon appellerait dsormais le Rite Franais. Interrompu par la Rvolution, le mouvement duniformisation des pratiques reprit partir de 1795 et, bien que dans des conditions irrgulires, ces rituels furent imprims en 1801 : le Rgulateur du maon (grades bleus) et le Rgulateur des Chevaliers Maons ( hauts grades) simposrent comme des rfrences.

    En 1804, aprs lintermde du Consulat, Bonaparte accda la tte de lEmpire. Dans ce rgime, autoritaire par nature, quel serait le devenir de la franc-maonnerie ? Aprs avoir song la supprimer tout simplement, Napolon,

  • quil ait t ou non initi, ce qui na jamais t dmontr, lecteur assidu de la presse anglaise, songea quon pourrait faire de la maonnerie en France ce que lon en avait fait outre-Manche : une colonne vertbrale de lEmpire, galement conue pour honorer et rcompenser les lites, les couvrant de dcorations pour mieux sassurer de leur docilit. De ce calcul devait provenir la fabuleuse ascension de la maonnerie franaise sous le Premier Empire : au fate de sa puissance, vers 1810, elle dpassait mille loges, dans une grande partie de lEurope, comptait dans ses rangs toutes les notabilits de lEmpire, stait vu accorder pour Grand Matre un des frres de lEmpereur et pour dirigeant effectif limpeccable Cambacrs (1753-1824), archichancelier de lEmpire.

    Sous de pareils auspices, la maonnerie se soumit rapidement. Les nombreux rapports prfectoraux tablis en 1811 insistent sur la tranquillit des loges, peuples de fonctionnaires publics, de citoyens paisibles et amis de lordre selon le prfet de la Gironde, tandis que son collgue du Tarn y voit surtout des propritaires connus, paisibles, incapables de

  • rien faire ni conseiller de contraire lordre tabli . Toutefois, la ranon de cette prosprit matrielle fut la strilisation intellectuelle peu prs complte de lOrdre.

    Sous la houlette de Cambacrs, le Grand Orient seffora de simposer comme le centre unique de lactivit maonnique en France, tous grades confondus. Ayant intgr la Grande Loge de Clermont en 1799, il rassembla, annexa au besoin, tous les systmes de hauts grades qui pouvaient exister et qui devaient simplement, pour subsister, reconnatre lautorit du Grand Orient. Cette politique fut plutt une russite : en effet, toutes les loges pratiquant le Rite Franais, le Rgime Rectifi et le Rite cossais philosophique, certes trs marginaux, vinrent se placer sous ses ailes.

    laube de lEmpire, le Grand Orient de France, appuy par le pouvoir, hritier institutionnel, sinon moral, de toutes les expriences maonniques franaises du XVIIIe sicle, semblait avoir ralis lhgmonie parmi les enfants dHiram.

  • Mais un nouveau retour dAmrique, en 1804 prcisment, apporta cette fois une turbulence dans le monde maonnique franais.

    II. Les deux familles maonniques franaises au xixe sicle

    partir de 1761, un maon franais trs actif, tienne Morin (1717-1771), nanti dune patente dlivre par la premire Grande Loge en France, avait rpandu aux Antilles franaises une srie de 25 grades formant lOrdre du Royal Secret ou Rite de perfection . Regroupant les grades les plus typiques et les plus communs de la pratique maonnique de lpoque, ce systme avait prospr aprs Morin et stait mme enrichi de huit grades supplmentaires, culminant dsormais avec celui de Souverain Grand Inspecteur Gnral. En 1802, un Suprme Conseil du 33e degr du Rite Ancien et Accept (REAA) fut tabli Charleston, premier organisme dirigeant dun Rite de hauts grades qui allait connatre un destin mondial. Deux ans plus tard, un officier franais qui avait quitt la France en 1789, Auguste de Grasse-Tilly, fils dun amiral de clbre mmoire, revenait Paris alors que lEmpire avait t proclam, porteur lui aussi

  • dune patente lautorisant crer un Suprme Conseil sur le territoire franais.

    Face au Grand Orient, puissance alors unique des loges des trois premiers grades, le Suprme Conseil sadjoint dabord le concours dune Grande Loge Gnrale cossaise, cre pour la circonstance et issue de la mme loge qui avait, vingt ans plus tt, initi Grasse-Tilly. Le Rite cossais philosophique que pratiquait cette loge stait du reste alli, depuis cette poque, au Grand Orient qui lui concdait une forme dautonomie partielle. Toujours est-il que, sous la houlette de lincontournable Cambacrs, le jeune Suprme Conseil fut instamment pri de faire son tour lunion avec le Grand Orient. Un Concordat , sign en dcembre 1804, donnait ce dernier lexercice des 18 premiers grades du REAA, les autres tant laisss au Suprme Conseil. Ds 1805, pourtant, cette alliance fut rompue lorsque le Grand Orient considra quil tait de son droit de confrer sa guise le 33e et dernier degr du Rite. De nombreuses pripties sensuivirent mais, aprs la confusion qui accompagna la chute de lEmpire, en 1815, le Suprme Conseil issu de Grasse-Tilly ayant

  • thoriquement repris son indpendance, il ne put rellement lexercer, notamment du fait dun schisme interne, qu partir de 1821.

    Ds lors, le paysage maonnique, pratiquement jusqu la fin du xixe sicle, fut partag entre deux courants en rivalit presque permanente : le Grand Orient, numriquement majoritaire, pratiquant le Rite Franais dans ses loges bleues et possdant la mainmise sur plusieurs systmes de hauts grades mais, vers le milieu du sicle, pratiquant presque exclusivement ceux du REAA lui-mme il se considrait le lgitime hritier du premier Suprme Conseil de France en vertu du Concordat de 1804 ; face lui, le Suprme Conseil de France, exclusivement ddi au REAA, ayant structur ds 1821 une Grande Loge de Commanderie devenue ensuite Grande Loge centrale, pour grer ses loges bleues des trois premiers grades ce devait lanctre immdiat de lactuelle Grande Loge de France.

    Cette dualit ou, pour mieux dire, cette rivalit fraternelle entre le Rite Franais et le Rite cossais , sans recouvrir lorigine les mmes diffrences philosophiques que celles qui

  • peuvent exister de nos jours, a depuis cette poque domin la vie maonnique franaise.

    III. Le tournant de 1848 La Rvolution de 1830 navait pas vraiment

    propuls la franc-maonnerie franaise dans laction politique. Certes, La Fayette, relanc pour la circonstance aprs un long silence sous lEmpire, clbr par toutes les loges comme le Hros des deux Mondes , vritable icne maonnique en son temps, avait couronn la Rpublique en faisant roi le duc dOrlans sur un balcon de lHtel de Ville de Paris. Sans doute, dj quelques annes plus tt, des groupes activistes et rpublicains plus ou moins clandestins, comme ceux de la Charbonnerie, dorigine italienne, distincts de la franc-maonnerie mais en loccurrence lis elle par des bi-appartenances, avaient contribu lagitation sociale, mais rien ntait all bien loin, et cette orientation demeurait parfaitement marginale dans une maonnerie avant tout bourgeoise et toujours conformiste comme depuis ses origines. La rvolution de 1848 va

  • publiquement rvler limplication politique dune partie significative de la franc-maonnerie.

    Ds le 4 mars, le Grand Orient se runit pour clbrer la mmoire des victimes des meutes, et deux jours plus tard une dlgation de frres en dcors maonniques est reue lHtel de Ville de Paris par le gouvernement provisoire. Cest le ministre de la Justice, Adolphe Crmieux (1796-1880), qui leur rpond au nom du gouvernement provisoire lui qui sera plus tard le Grand Commandeur du Suprme Conseil de France : la maonnerie tait dans la rue et au pouvoir. On ne stonnera pas de la teneur de ses propos :

    La franc-maonnerie na pas, il est vrai, pour objet la politique ; mais la haute politique, la politique de lhumanit, a toujours trouv accs au sein des loges maonniques. L, dans tous les temps, dans toutes les circonstances, sous loppression de la pense comme sous la tyrannie du pouvoir, la maonnerie a rpt sans cesse ces mots sublimes : Libert, galit, Fraternit.

    Lhistorien peut fortement douter de cette analyse trs imaginative et en chercherait vainement les preuves dans lhistoriographie

  • maonnique du sicle prcdent, mais elle traduisait un tat desprit nouveau qui impliquait la maonnerie franaise dans son entier, sans oublier la grande ambigut de cette rvolution romantique et presque mystique que fut, beaucoup dgards, celle de 1848. Au passage, les rles se sont parfois jous fronts renverss : alors quune Grande Loge nationale de France, scession du Suprme Conseil, cra en 1851 tant dagitation quau bout dun an elle fut interdite par le prfet de police, le Grand Orient de France, en 1849, introduisit dans sa Constitution lobligation de croire en Dieu et limmortalit de lme.

    Nanmoins, le programme du gouvernement fut trs marqu par les ides progressistes de certains frres, notamment Victor Schlcher (1804-1893) qui obtint labolition de lesclavage. Le coup dtat du 2 dcembre 1851 permit au Grand Orient, perptuellement lgaliste et un peu nostalgique du Premier Empire ( lexception de quelques loges irrdentistes), dlire le prince Murat comme Grand Matre, mais en 1862 cest le marchal Magnan, sabreur du coup dtat, qui lui succda par la volont de lEmpereur : le

  • Suprme Conseil, somm de se soumettre lui, lui rsistera firement. La dualit persistait

    Cest sans doute sous lEmpire autoritaire (1852-1860) que saccomplit la mutation intellectuelle de la franc-maonnerie franaise toutes obdiences confondues et sa transformation politique. Au crpuscule du rgime, le Parti rpublicain, priv dexistence lgale, stait en grande partie identifi lappareil fourni par le rseau des loges maonniques rpandues sur tout le territoire avec, l encore, toutes les contradictions et toute la diversit des couches sociales qui les composaient.

    On voit quel point lvolution de la franc-maonnerie en France fut essentiellement lie son histoire politique et sociale. Rien de tel ne se produisit en Grande-Bretagne par exemple, demeure le centre historique de lOrdre, o linstitution maonnique avait t, depuis au moins le dbut du xixe, compltement intgre aux cadres du pouvoir et identifie la norme sociale.

  • IV. Lglise de la Rpublique Cest aprs le 18 mars 1871 et le

    dclenchement de la Commune de Paris que les maons de la capitale simpliqurent dfinitivement. Parmi les lus rvolutionnaires, on trouvait de nombreux maons comme Jules Valls ou lise Reclus, mais il en fut aussi parmi les partisans de la conciliation avec Versailles, comme Charles Floquet. Ils prirent finalement tous part la grande manifestation du 29 avril, o plusieurs milliers de maons des deux obdiences et des dizaines de bannires dfilrent pendant des heures devant les gardes nationaux.

    Aprs cette rvolution parisienne car les loges de Province demeurrent trs largement conciliatrices , la maonnerie allait, pour longtemps, occuper en France le premier rang du combat rpublicain.

    La proclamation spiritualiste introduite dans la Constitution du Grand Orient, dans lexaltation de 1848, suscita en revanche dans les annes 1860 une opposition croissante de la part de nombreuses loges. Un vu prsent lors des convents de 1875 et 1876, visant supprimer

  • lobligation de croire en Dieu et en limmortalit de lme, vint finalement en discussion en 1877. La dcision simposa sans difficult et le vu fut adopt une large majorit, sur la proposition du prsident de son Conseil de lordre, le pasteur Frdric Desmons. Le Grand Orient achevait une volution amorce au moins cinquante ans plus tt. Faisant dsormais profession dagnosticisme strict, il ne condamnait en principe aucune croyance. La Grande Loge Unie dAngleterre, pour des raisons au moins autant gopolitiques que purement maonniques, en prit cependant argument pour rompre avec le Grand Orient des relations qui, du reste, navaient jamais t formellement tablies. Toutefois, lintrication troite, lpoque, du parti prtre et des ennemis de la Rpublique devenue vidente lors de laffaire Dreyfus devait fatalement conduire la franc-maonnerie tout entire, pour quelques dcennies, un affrontement souvent violent avec le haut clerg catholique.

    En effet, bien que le Grand Orient occupt le devant de la scne depuis 1870, les loges du Suprme Conseil ntaient pourtant pas restes lcart de lvolution gnrale. Si le Convent

  • international du Rite tenu Lausanne en 1875 avait raffirm un principe crateur (parmi des engagements beaucoup plus progressistes mais souvent oublis), en France le Grand Commandeur Crmieux dut pourtant rappeler en 1876 que son Suprme Conseil ne donnait aucune forme au Grand Architecte de lUnivers .

    la mme poque, le pouvoir des hauts grades nen fut pas moins srieusement contest par les loges bleues.

    En 1880, douze loges quittrent le Suprme Conseil pour former la Grande Loge Symbolique cossaise. De fonctionnement rsolument dmocratique et desprit libertaire, hostile envers les hauts grades, attache au fminisme, elle comptait dans ses rangs des maons promis un grand destin, comme Gustave Mesureur (1847-1925), membre minent du parti radical qui devint plus tard Grand Matre de la Grande Loge de France. Sous la pression persistante de ses quelque soixante loges bleues, le Suprme Conseil finit en 1894 par leur accorder lautonomie. Deux ans plus tard, la fusion avec les trente-six loges que comptait alors la Grande Loge Symbolique tait acquise, crant ainsi

  • dfinitivement la Grande Loge de France. En 1893, des membres de la Grande Loge Symbolique cossaise creront aussi le Droit Humain, la premire obdience mixte au monde.

    Pendant au moins trois dcennies, jusqu la loi de sparation de lglise et de ltat dont elle fut lme avec le ministre dmile Combes (1835-1921), maon depuis 1869, la franc-maonnerie apparat et se considre elle-mme avant toute chose comme lun des bastions avancs de la lutte rpublicaine et laque. Ses liens trs forts avec le radicalisme franais font de ce dernier une sorte de vitrine politique de la maonnerie ; environ un tiers des loges adhrrent en tant que telles au congrs fondateur du Parti rpublicain radical en 1901.

  • Chapitre V

    La place fait ici dfaut pour rapporter en dtail une histoire riche et complexe, en un sicle qui na jamais compt autant de francs-maons, dans le monde, en Europe mais surtout en France. On se bornera voquer trois grandes priodes.

    I. Lavant-guerre

    La franc-maonnerie, malgr son rseau europen et ses principes humanitaires, na pas empch la guerre : ni celle de 1870 ni celle de 1914, encore moins celle de 1939. Elle ne put sopposer Hitler ou Mussolini. Elle fut frocement pourchasse dans les pays totalitaires et disparut quasiment dAllemagne, dItalie, dEspagne, du Portugal, des pays occups par

  • lAllemagne. La Russie sovitique ne lui fut pas plus favorable.

    En France, pendant toute la IIIe Rpublique, elle exera un magistre moral contre le parti prtre et les ligues fascistes. Presque compltement identifie toutes obdiences confondues au combat laque, elle en assuma tous les risques : celui de perdre une partie de sa vocation initiale, celui aussi de subir la terrible vengeance de ses ennemis lorsque, grce la dfaite de juin 1940, ils parviennent au pouvoir. Le marchal Ptain fut encore plus oppos la franc-maonnerie quantismite (les lois interdisant les obdiences furent, fait significatif, publies avant mme les textes contre les Juifs). La franc-maonnerie franaise fut donc presque limine : on passa de 35 000 Frres au Grand Orient en 1939 moins de 6 000 en 1945. Les proportions sont identiques pour le paysage maonnique franais, la Grande Loge comme la toute nouvelle Grande Loge Nationale Indpendante et Rgulire (qui deviendra en 1948 la Grande Loge Nationale Franaise), filiale de Londres en France ne en 1913 dune scission de

  • deux loges du Grand Orient de France pratiquant le Rite Rectifi.

    Principalement proccupe par son action extrieure, la maonnerie avait nanmoins russi, aprs le premier conflit mondial, faciliter la cration de la premire Socit des Nations, lors du trait de Versailles de 1919 sur une ide du Frre Lon Bourgeois reprise par le prsident franc-maon amricain Wilson. Grce aux questions ltude des loges , les francs-maons commencrent aussi repenser la socit pas toujours de manire trs pratique, puisque lune des dernires rflexions avant le second conflit mondial visait parvenir au dsarmement, ni trs populaire puisquelle avait aussi, ds les annes 1920, recommand ladoption de limpt sur le revenu, proportionnel et progressif.

    Dans les dcombres de la victoire et de la paix revenue, tout restait reconstruire.

  • II. Limmdiat aprs-guerre Le choc de la perscution subie sous

    lOccupation entrana dans la conscience maonnique franaise un net changement dorientation. Les francs-maons sinterrogrent sur leur enlisement, pendant des dcennies, dans la vie politique et sociale, labandon de leurs rituels, loubli mme de leur tradition. Ils rvrent quelques mois de lunion des deux frres ennemis , le Grand Orient et la Grande Loge mais, ds 1945, ce rve sloigna. Le paysage maonnique franais nen subit pas moins une recomposition la fois progressive et profonde.

    En 1945, les loges dadoption de la Grande Loge de France, qui avaient t recres au dbut du xxe sicle, furent rendues libres , ce qui permit la cration de lUnion Maonnique Fminine de France, devenue en 1959 la Grande Loge Fminine de France, premire et toujours plus importante obdience fminine dans le monde.

    Des scissions se produisirent : en 1958, un dpart de la Grande Loge Nationale Franaise donna naissance la Grande Loge Traditionnelle

  • et Symbolique Opra, tandis quen 1965 une faible minorit de Frres de la Grande Loge de France quittrent cette obdience pour rejoindre la GLNF et que le Suprme Conseil de France, rgissant les hauts grades du REAA, connaissait lui aussi et paralllement, une partition qui demeure aujourdhui. Tous ces conflits, bien que distincts, tournaient autour de sujets assez proches : rgularit et tradition.

    Un besoin de retour lobservance des rituels traditionnels, la concentration sur le travail maonnique, dans sa finalit morale et spirituelle, se fit davantage sentir, un peu partout. Certains jugrent en outre que le retour dans la rgularit internationale tait le meilleur moyen dy parvenir, alors que dautres nen voyaient pas la ncessit. partir des annes 1970, le paysage se complexifia encore avec lapparition de plusieurs autres obdiences, souvent peu nombreuses et qui restrent gnralement modestes ou disparurent en peu dannes. La scissiparit compulsive de la maonnerie franaise continuait dagir de plus belle. Elle a produit le visage que la franc-maonnerie prsente aujourdhui dans notre pays.

  • III. Les enjeux contemporains La maonnerie franaise voit aujourdhui

    affluer vers elle des femmes et des hommes jeunes et engags dans la vie sociale, mais aussi des couches sociales nouvelles, comme celles des gnrations rcentes issues de limmigration, auprs desquelles elle peut jouer un rle prcieux dintgration rpublicaine. Toutes et tous lui apportent les interrogations et les attentes de leur temps : un espoir et une exigence. Un tel foisonnement est, certes, un tmoignage de vigueur, de dynamisme et doriginalit. Cest aussi, trs clairement, un ferment de dsordre et un risque vident de confusion au sein de la maonnerie, de gauchissement de son image et daffaiblissement de son influence.

    Pourtant, sa situation, par rapport au contexte international, nen demeure pas moins forte. son apoge, dans les annes 1950, la maonnerie amricaine atteignait prs de quatre millions de Frres mais gure plus de deux millions au dbut des annes 2000, dont 10 % encore actifs. La maonnerie britannique qui comptait prs dun million de membres est aux environs de 500 000 aujourdhui. En revanche, en France, en

  • Belgique, dans les pays de lEst, on note toujours une forte dynamique : aujourdhui, on compte prs de 150 000 Frres et Surs pour lhexagone et loutre-mer sur un total denviron 3,5 millions de maonnes et maons dans le monde, avec une chute inexorable des bastions traditionnels anglo-saxons.

    Trois sicles aprs, laventure continue

  • DEUXIME PARTIE

    Chapitre VI

    Lun des traits les plus frappants de lunivers maonnique, pour quiconque lapproche en profane , rside dans le nombre et la varit des symboles en deux ou trois dimensions dont est peuple la loge et dont se revtent eux-mmes les francs-maons ils disent quils se dcorent pendant le cours de leurs travaux. Cest la fois ce qui surprend le plus et suscite lintrt, mais engendre aussi la moquerie, ou du moins une relle incomprhension. Entre une mthode inattendue et droutante de transmission dun enseignement, sinon secret du moins

  • nigmatique, et le rsidu surann ou vaguement navrant de coutumes sociales dun autre ge, on ne sait demble comment trancher.

    I. Les sources des symboles maonniques

    1. Le fond symbolique de la culture europenne. - Il convient ici de dissiper une erreur commune : il y aurait des symboles spcifiques, particuliers au monde des loges et produits exclusivement lusage des francs-maons. En ralit, rien nest plus faux. La plupart des symboles dits maonniques sinon presque tous proviennent de sources diverses, souvent fort anciennes dans la culture occidentale, et surtout trangres au monde des guildes ouvrires et des corporations artisanales.

    Ds lors, une question pralable simpose : ne pourrait-on au moins tenter dapercevoir lbauche dun enseignement symbolique dans la tradition mme des constructeurs du Moyen ge ?

  • La difficult est ici la raret des sources. On ne peut que se rfrer, en premire instance, aux Anciens Devoirs, aux Old Charges, ces documents dont les plus anciens remontent, nous lavons vu, au plus tt la fin du xive sicle, qui comportent une histoire lgendaire et fabuleuse du Mtier, mais o il napparat pas le moindre soupon de discours symbolique. On y parle de la Geometry comme sidentifiant la Masonry, on cite Euclide et Pythagore, ce qui semble du reste bien rudit pour une corporation mdivale douvriers.

    Il faut alors recourir dautres sources, fort restreintes, il est vrai. Il en est au moins une qui mrite dtre cite.

    Il sagit de la fameuse querre trouve la fin du xixe sicle Limerick, en Irlande, lors de travaux de reconstruction dun vieux pont qui menaait de seffondrer et dont ldification remontait au dbut du xvie sicle. On dcouvrit dans la pile nord-est de cet ouvrage, noye dans sa masse, une querre mtallique qui portait ces mots : I will strive to live with love and care upon the level, by the square ( Je mefforcerai

  • avec amour et soin de vivre sur le niveau et par lquerre ) et une date : 1507 .

    Cette mention lapidaire, cest le cas de le dire, est videmment remarquable. Cet exemple, certes isol, mais trs fort et mme assez mouvant, dmontre bien que dans lIrlande du xve ou du xvie sicle, des ouvriers avaient dj plac dans certains de leurs outils des significations morales et spirituelles. Il dut y avoir dautres applications de ce symbolisme moral assez simple, mais trs parlant, et pour tout dire assez naturel . On ne peut donc exclure que ds le Moyen ge, des hommes aient pu trouver dans leurs outils des significations caches que leurs formes ou leurs utilisations quotidiennes pouvaient suggrer. Il faut dautant mieux admettre cette source quelle correspond sans conteste la mentalit analogique de cette poque, dont on trouve bien dautres exemples dans bien dautres domaines, commencer par la mdecine ou tout simplement la magie populaire du temps. Quon ait pu en parler sur les chantiers, comme dune sorte de folklore du Mtier est concevable, mais rien, aucun document, ne nous permet daffirmer que de tels rapprochements aient pu constituer un

  • enseignement structur, et moins encore lenseignement majeur dlivr dans le secret des prtendues loges mdivales, parmi dautres secrets merveilleux, comme la Gomtrie ou lArt du trac.

    On doit ainsi suggrer dautres pistes que celle du seul symbolisme naturel du mtier, somme toute assez dcevante.

    Au-del dun prtendu enseignement secret des btisseurs, il faut donc rappeler quil y a eu, tout au long du Moyen ge, une thologie symbolique grave dans la pierre de presque tous les difices religieux, car il existait alors une grille dinterprtation de lcriture sainte : la pense typologique, laquelle ntait, dans son principe, que lapplication du symbolisme lhistoire. Cette pense nous a laisss, comme lont montr depuis longtemps les toujours passionnantes tudes dmile Mle, une vritable Bible de pierre dont les innombrables figures sculptes, en un temps o presque personne ne savait lire, rpondaient des normes prcises laissant peu de place la fantaisie des artistes et reposant sur une analyse la fois pntrante, fidle et didactique de la doctrine chrtienne dont

  • les glises, et plus encore les cathdrales, devaient tre des livres ouverts. Dans ce maquis de symboles, les triangles, par exemple, abondaient pour renvoyer la Trinit, tandis que parmi les attributs traditionnels des saints, permettant de les identifier coup sr, on pouvait notamment reconnatre frquemment lquerre (Jacques le Mineur, Matthieu, Thomas lAptre, Joseph le Charpentier).

    Non seulement cette source est certaine, mais on peut retracer les voies de sa transmission au corpus de la tradition maonnique alors en cours de constitution : rappelons, en effet, que les chantiers taient dirigs par des clercs qui commandaient les travaux et encadraient aussi moralement et spirituellement les ouvriers. Cest dailleurs lun dentre eux quon doit la rdaction du manuscrit Regius, la plus ancienne version connue des Anciens Devoirs, nous lavons vu.

    Mais, si la contribution de la pense religieuse, et de lglise en tant que corps enseignant, a certainement t majeure dans la formation du corpus symbolique et traditionnel de

  • la maonnerie, elle ne peut cependant, son tour, tout expliquer.

    Une autre tape remarquable dans son dveloppement est incontestablement la pense de la Renaissance : cest notre troisime source, dj voque plus haut sur un plan plus gnral. Or, celle-ci a clairement attribu larchitecture une signification nouvelle et contribu faire merger un type intellectuel nouveau, celui de lArchitecte .

    Reprenant la tradition vitruvienne, remontant au ier sicle de notre re, qui avait dj fait de larchitecte un homme au savoir universel et aux talents multiples, les auteurs les plus influents de la Renaissance ont ajout ce portrait idal sa touche finale, tel le clbre architecte franais Philibert de lOrme (1510-1570) que nous reverrons plus loin. Dautres, comme Serlio, apportrent mme des indications plus prcises, en dcrivant dans leurs ouvrages ce que lon doit considrer comme une interprtation symbolique des Ordres de larchitecture.

    La mutation intellectuelle de la Renaissance dans le domaine de larchitecture prsente un

  • intrt qui dpasse singulirement, on le voit, le seul domaine de lhistoire de lart et des techniques. Il est troublant de reprer ainsi les lments dun discours spculatif reposant sur larchitecture, tant la similitude est grande avec ce qui sera plus tard, vers la fin du XVIIe sicle, la mthode symbolique de la franc-maonnerie spculative.

    Ds la fin du xvie sicle, cette conception nouvelle de larchitecture et du rle de larchitecte tait parfaitement connue en Angleterre. Par l mme, certaines ides fort anciennes reprenaient une vigueur nouvelle. Ainsi, lide que Dieu, dans son uvre de la Cration, sapparentait un architecte, ou un gomtre, remontait sans doute Platon lui-mme. Aux origines de la Renaissance, Pic de la Mirandole, la fin du xve sicle, voyait en Dieu le plus habile des artisans . Quant Johann-Valentin Andreae, dans son utopie intitule Christianopolis (1619), il prsentait bien Dieu comme le Suprme Architecte . Une telle image tait donc parfaitement commune cette poque, et lon peut galement trouver en 1630 un crit anglais, d Sir Thomas Browne,

  • mdecin et moraliste chrtien, dans lequel on utilise lexpression le Haut Architecte du Monde (High Architect of the World).

    Lun des inspirateurs de la formule tait peut-tre Calvin lui-mme qui avait crit, presque un sicle plus tt, dans son Commentaire du psaume XIX (1557), que les Cieux avaient t merveilleusement crs par lminent matre artisan [ab opifice praestantissimo] . Nous avons voqu plus haut lexemple frappant de la littrature emblmatique, on pourrait galement y ajouter celui des traits darchitecture qui vont prolifrer dabord en Italie ds le xve sicle, puis en France au xvie : le plus fameux dentre eux, dans notre pays, Les Dix Livres de lArchitecture, de Philibert de lOrme, fut publi en 1567. Or, cest dans lEpistre aux lecteurs que lon trouve, pour la toute premire fois en langue franaise, Dieu dsign sous le vocable de grand & admirable Architecte du monde universel , tandis que le Livre I du mme ouvrage renferme, au milieu de considrations purement techniques, ce que lon peut considrer comme un discours sur le symbolisme de la croix !

  • Philibert de lOrme, franc-maon spculatif, en France, au beau milieu du xvie sicle ? Assurment non, daucune manire, mais on voit bien que sa conception interprtative, tonalit religieuse et spirituelle, des figures de la gomtrie tait dj une composante naturelle de la vision large, universaliste, qui faisait de larchitecte, dans la pense renaissante, plus dun sicle avant les premires manifestations de la maonnerie spculative, le possesseur dune culture aux harmonies multiples.

    Le climat intellectuel de la Renaissance fut donc incontestablement le creuset au sein duquel, en dehors, soulignons-le, de toute connexion directe avec le mtier de maon, slabora une pense fonde sur les correspondances analogiques dans le domaine moral ou spirituel. On ne peut ici que citer nouveau, mais en insistant sur lintrt majeur de cette mention, labondante littrature des emblemata, ces planches nigmatiques, dpourvues de commentaire, qui remplirent de trs nombreux ouvrages tout au long du xvie sicle, et en