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LA GAZETTE D E S J O C K E Y S C A M O U F L É S « La Gazette des Jockeys Camouflés » est un tabloïd mensuel de littérature installé dans les marges de la collection « Les Jockeys Camouflés » publié par Bãzãr Édition. Parce que la poésie est inadmissible, le poème y tiendra une grande part avec des traductions inédites de poètes étrangers et des interventions d’auteurs contemporains. N U M É R O 1 0 - O C T O B R E 2 0 1 3 LA GAZETTE DES JOCKEYS CAMOUFLÉS EST ÉDITÉE PAR BÃZÃR ÉDITION - RÉDACTION : LILIANE GIRAUDON ET THOMAS DOUSTALY - CONCEPTION GRAPHIQUE : MARC-ANTOINE SERRA - TÉLÉCHARGEZ LA GAZETTE DES JOCKEYS CAMOUFLÉS SUR BAZAREDITION.COM ETEL ADNAN CÉCILE MAINARDI JOSEPH JULIEN GUGLIELMI SYLVAIN COURTOUX

LA GAZETTE DES JOCKEYS CAMOUFLÉS - N°10

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« La Gazette des Jockeys Camouflés » est un tabloïd mensuel de littérature installé dans les marges de la collection « Les Jockeys Camouflés » publié par Bãzãr édition. Parce que la poésie est inadmissible, le poème y tiendra une grande part avec des traductions inédites de poètes étrangers et des interventions d’auteurs contemporains.

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LA GAZETTED E S J O C K E Y S C A M O U F L É S

« La Gazette des Jockeys Camouflés » est un tabloïd mensuel de littérature installé dans les marges de la collection « Les Jockeys Camouflés » publié par Bãzãr Édition.

Parce que la poésie est inadmissible, le poème y tiendra une grande part avec des traductions inédites de poètes étrangers et des interventions d’auteurs contemporains.

N U M É R O 1 0 - O C T O B R E 2 0 1 3

LA GAZETTE DES JOCKEYS CAMOUFLÉS EST ÉDITÉE PAR BÃZÃR ÉDITION - RÉDACTION : LILIANE GIRAUDON ET THOMAS DOUSTALY - CONCEPTION GRAPHIQUE : MARC-ANTOINE SERRA - TÉLÉCHARGEZ LA GAZETTE DES JOCKEYS CAMOUFLÉS SUR BAZAREDITION.COM

ETEL ADNAN

CÉCILE MAINARDI

JOSEPH JULIEN GUGLIELMI

SYLVAIN COURTOUX

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B Ã Z Ã Re d i t i o n

collect ion “les Jockeys camouflés”

NÉcessaire et urgeNt est un manuel de questions (524) à poser aux fantômes, ceux des corps disparus. il aborde sous une forme quasi vocale le problème de la mémoire et de « la douleur au membre fantôme ».Pourquoi sont-ils restés sur place ?Pourquoi ne sont-ils pas partis ?Parce que c’était leur terre natale ?Qu’ils étaient nés dans ce pays ?Qu’ils voulaient s’y faire enterrer ?Qu’ils n’avaient nulle part où aller ?

La coNditioN des soies paru en 1982 aux Éditions de Minuit, enfin réédité, est un livre radicalement transgenre (récit et poésie et théâtre) ainsi que transformiste (y circulent personnages tout à la fois homme et femme, mort et vivant, jeune et vieux)… superbement scandaleux, ce livre renvoie à la splendeur des aurores boréales comme à la passion érotique des étoffes de clérambault…

un cahier de photographies d’arno gisinger articule ces deux textes non pas sous forme illustrative mais dans une fonction méditative d’arrêt sur image.

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images ARNO GISINGER Nécessaire et urgent suivi de La Condition des soies

ISBN : 978-2-9539327-2-0

20 euros

C O L L E C T I O N « L E S J O C K E Y S C A M O U F L É S »

W W W . B A Z A R E D I T I O N . C O M

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B Ã Z Ã Re d i t i o n

CATWALK

JE AN-JACQUES

V ITONL A R O C H E G A U S S E N

COLLECT ION « LES JOCKEyS CAmOUfLéS »

Catwalk est un faux roman-photo.légendes et personnages y circulent selon le principe

de l’errance. Seule la nuit, unité de temps, de lieu et d’espace est véritable.

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JEAN-JACQUES VITON +

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C O L L E C T I O N « L E S J O C K E Y S C A M O U F L É S »

JEAN-JACQUES VITON images LA ROCHEGAUSSEN

Catwalk

ISBN : 978-2-9539327-5-1

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W W W . B A Z A R E D I T I O N . C O M

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L A G A Z E T T E D E S J O C K E Y S C A M O U F L É S

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ETEL ADNANEtel Adnan (1925) poète américano-libanaise (née à Beyrouth) écrit en français, en anglais et en arabe. Poète, journaliste, essayiste et peintre, elle a enseigné la philosophie en Californie. Pendant la guerre civile du Liban, elle écrit Sitt Marie Rose, qui la fera connaître. Ses publications récentes disent la frontière, l’identité, le voyage, l’aliénation. Son recueil Là-bas, traduit de l’anglais par Fran-çoise Valéry et Marie Borel, vient de paraître aux éditions de l’Attente.

Les poèmes ici traduits (par Jérémy Victor Robert) sont extraits de In/somnia (The Post-Apollo Press).

La seconde partie de cet ensemble sera publiée dans le prochain numéro de La Gazette des Jockeys Camoufés.

Récemment : Documenta 2013, Chaos contre chaos – vidéoconférence, http://www.eteladnan.com. Le Cycle des tilleuls, Paris mis à nu, MR – Al Manar. Un crime d’honneur, Etel Adan & Hans Ulrich Obrist, Une conversation, Manuella éditions, 2012, http://www.manuella-editions.fr

I

1. Trois. Treilles. En vert/grisbris/plouf. Houe au jardin.Ici rose en/close                                        2. Chaise & radio luisentin/som/nie stupidestupide/ment a/mas risquésDe températures. trafficet saisons en/semble                                        3. ar/ros/eur automatiquesur fleur/de/chou his-toooire de semaines avantun aéroport                                        4. voiture grise. vagues.en relation avec pro-testation. peur. tirs.autant de baisers                                        5. douze (+ un).matin.matière/plutôt/horizontalehaines. Baie impersonnellemobil-mobilisée via l’argent (via). Propositions incurables.

6. Après-midi. un banc. Phone.Collines cherchent compte. Bébé –loutres. sombre soprane. ***solaire stoppée. quand                                                        II

1. Pilules côté lampe. draps.voiture close côté cuisine.Ap/ap/appropriation de.Juste un doigt jus/qu’à novembre.                                        2. marche côté/Pacifique. Réser/voirs d’attente in/ondés de.de pensées. yeux bleus.vus dans. le miroir                                        3. manque d’argent/racine.rhizome au Léthé. Rester là.                                        astres et pièces lumière encommun Violet comm/unChagrin des vitres... latérales.loin. lointain.                                        4. Aborder une seule question.opér/armée rouge/vif pour lacourbe d’un coude. Coupédès lors en silence

III                                        1. Fièèvre. Bain de pieds/bar/chambre. RéBellionde bouteilles. Boîtes pleinesde coquilles prédatrices.ligne                                        2. Tou/jours + néan/moins= mal/gré/tout..thé                                        3. pas d’inquiétude. usureusuelle. reine crache-neigedes portes blindées.                                        4. rêve de formes/sueur.machine argentée pour, pourla perversion. trois                                        5. indice : jouer du luthnoir/ceur re/tirée àl’air. âtre obs/trué.amour parallèle

                       IV

1. spirale de condoléances - auxchardons. wooooooooooosonges obsolètes. échosde capitulation. capital                                        2. verticalité froide. canalde climat rectan-gulaire. gamme d’incertitude*** change/ante                                        3. la double/question cèledes (larmes) armes marchésde néant altéré pourapaiser                                        4. fascination délibérée du solclarté plus claire àl’océan destinée... bottes& boutons                                        5. corps en transit..................... dépressionchez les jonquilles. Cuivreoù et pourquoi                                        6. division sous(marine)= difficile si/lente/mentsi/seule/mentd’anéantir. le tempsse fait dur. manteaudu ciel tordu                                        

7. détourner les actifs du climat.fureur fusiondouble-men/songe.

V

1. position de l’errance. sémi/naires/passés affolent zincet drapeaux

2. odieuses métaphores cimetièresamassent crasse sur 1 esprit libre& partent pour des réservoirs à es/sence

3. Manger ça ? sur la routen°2 carnets de traces +morphine – là-bas/

4. matinées de chaussures muentà vue d’oeil en possibilitésgrossissantes... brrrr

5. miser sur la reliure quand(le verre) traverse desmûres épileptiques.

VI                                        1. Suis les signes. *** falaisesméfiance. considérer l’actualitéd’être en vie.                                        2. Laird étalé se retirepiégé dans un ranch av. vuesur le lac. & réalités hurle/ventau galop craquent pour du pollen                                        3. en transparance . champ/champignons. fusiondes cerveaux mental et physiquebombe H mi-homme mi-avion                                        4. parmi des ciels amis des balle scruelle s par nature. Ohhhh île/lumination.                                        5. troque folie d’un angegrille sourire de l’hiver :billard

VII

1. de/hors … tombeen trombe sur oh oui !blackout fi /nile sommeil langue –ang… ang fourche

INSOMNIA 1/2

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2. sur  vents serréslà las 1, 2,ding-dring stp sos

3. là- bas perte i/ci cielmotet perte.de. cequi fait  /  mal ? . hoooooo

4. quoi ? Satan/sa/ ----- euhho/mo/sap…euh. Brisant/brisebise. ziz zzz O  Khu

5. In-----finie la nuitet siPOUR /QUOI non /pas demal. SOLEIL mort. Là-bas

VIII

1. Hou – ou ouh onVoit… whab… de…glissant –     – glisseenfer      sans issuecette.        heure bêtement

2. in/tense im/pressionqui ? -- quiiiii quand ?comment ? ce/pendant. Quitient ce sit :sittingbull /l’inventaire deces échecs/ ---- têtes/têtepPaArRtTiIeE

3. pour/une/fois/ ----- / platitudezoom       sur       non/visiblere/tirée/l’at/traction/del’attraction de la mer et re/naître/… xxxx d’ores et dé/jà /mais ---- pilules –où  – mais où ? ---- ffffff

IX                                        1. jeûne d’absence.air de marimariage. linliteliterie. pluie d’encre                                        2. fleuves (im)mobilessaisissant pré d’attente. cube rouge pénétréavec (par l’) agonie                                        3. desséchée de soifrêve/rie ! accordéeau tunnel de miisère Mino/taure top-secret

à l’heure du loup A/chèvement                                        4. Bête errante/la/nuit.visible.monstre.lande. bande. brande.                                        5. couleur passée. Kouloirspppense ass.à.ça

6. Pâle.très-cher hamletheimat. vent/venteuxveuve/sombre obscu-rité. avalance enmanque-de-rêve. bruit

X                                                                        pour Bob Grenier                                1. Trans.imager.montagnes idem.yeux d’eau clos.                                        2. miroir, en/castrécréation de saclarté. (claire)arr/image.de.beauxcoach/mars avecFaust.                                        3. arbres à fables.jambes offertesdrap. pause.Nébuleux. amour. depensées                                        4. la plus ténue des visionsan –––– géliques. Fièvre.ravin. Ô C.a.l.i.f.o.r.n.i.e. !                Dimensions                                        5. floues. oh non ! pas cachédoux. fou. tendrebiche... fatigueen aval                                        6. nuage percécourbe effervescentecime du tempsqui passe. in(flexible)                                        7. le re/tour/ re/coursdiable habitéun jet derés/s/urgence.é/puisement.                                        

8. son/hibou/surla/crêtehoouuuuuuuuuuh !

XI

1. clarté sans recourssur et pourquoi. marches .des baleines mangent de l’éléphantl’oreille. quand l’eau les larmes.se lient. le milieu dumilieu in/som/nie                                        2. femmes jalouses des mar/ins surplus de distrac-tion. jam/aisteinte. la police est : là.                                        3. en cycle bi (Bye)/cyclette. Auto/nome peur(toits) le ventsa soif de répétition.deux lignes en même temps                                        4. Enterrement/s sur 2 piedsà porter sur sondos. Trans/parencedu seul esprit. Dé-placement – prud/ent –d’.une.phrase.                                        5. Fusion des corps fragilitéet moelle. PlusPlus fanfare. les serviettessont des cartes. nul lait materneltrafic bloquant ce désirsur l’asphalte.

XII                                        1. brume de mer Rouge. Sai/sirMercure, dieu du Tempsvisi/tant cette chambre (?).Voie vers : nulle/partproportions du feu.                                        soleil, lune, librequoi ... dormir ?!ooouu ! boooou ! Toujoursyeux. révulsés.                                        lion. jugement de .l’indis/cernable. Rougede/dans noir/ceur. Ônon/certitude de non/existence. Là/bas.                                        

Briser:là. sous. hors.à travers. sans arrêt.jusqu’à ce que l’aube.entre. Toujours.

XIII                                        1. in /certitude de ranger /noneux les chênes danger/eux.nombre impair ét/rangerdans la fonte du tempsrect/angulaire.                                        2. éclairs de visionmentale ??? métale ???illusion devenue fleuveilluminé                                        3. 4x4 direction as/sistée xxx jusqu’auxcentaures à quatrepattes. au nom de laklarté. distinctions.                                        4. vol demi soleil,apparition. qu’est-ce ? c’estmoite.moi/te. moit/eur deltafish.

XIV                                        1. théologie     de pizzatheos. ouranos. au cadr/an inverse de San Andrea.xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxstr-stratégies d’escrocspour op/tions op/timales                                        2. pomme/arbre/cerise/oucrique klaire cherch/ée/le voyant voit là-bas !arrive astre arriveplane/planètes/dérive                                        3. hou ! hou ! chaud ! chaud !vite.      vitres, ventven/toux/brève vastevoi/le                                        4. chavire    à l’horizonde la chance. au matin.disent-ils. quel salut ?                                        5. découdresa mémoire.

(…)

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Collages

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JOSEPH JULIEN GUGLIELMI

N U M É R O 1 0 - O C T O B R E 2 0 1 3

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Joseph Julien Guglielmi est poète, essayiste, et traducteur de poésie américaine et italienne. Son œuvre écrite est consi-

dérable. Parmi les publications récentes, Au jour le jour, Selected Poems, éd. l’Act Mem et Qu’un bref regard sous le calme des cieux, éd. de l’Attente. Nombreux livres d’artistes (avec Groborne, Deck, Poivret, Arman…). Il vit à Paris, pra-

tique le collage haute définition et la lecture publique.

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LA PIPE DE LA PATATE

Un jeune quadragénaire, aux cils naturellement recourbés qu’on voit parfois chez certains hommes (étrange constat que de penser qu’il a dû exister de ces hommes à toutes les époques), avait utilement fait avancer mon étude. De tels cils, qu’on ne trouve quasiment jamais à l’état naturel chez les femmes, et dont tant de mascaras cherchent à repro-duire artificiellement la courbure, étaient, dois-je le préci-ser, la conséquence toute bête d’une sur-pilosité. Ils ne pro-duisaient pas sur ces hommes-là l’effet tant recherché par l’industrie cosmétique. Non. Au lieu d’agrandir leurs yeux, d’adoucir leur regard, cette particularité ne les rendait pas plus beaux comme elle l’aurait fait pour une femme. Elle ne les rendait pas plus féminins non plus. Elle accentuait plutôt l’enfance en eux, et rajoutait de l’émerveillement dans leur regard (ces fameuses étoiles qu’une sous-poésie veut qu’elles parsèment les yeux des enfants et ceux des rêveurs en par-ticulier). Quant aux plus volubiles de ces hommes aux cils durablement recourbés, ceux qui aimaient à s’exprimer sur des sujets imprévisibles, aussi imprévisibles que le hasard qui leur avait fait croiser votre chemin et les autorisait mainte-nant à s’entretenir avec vous en regardant par intervalle le ciel, c’est de la candeur qu’elle donnait à leur expression. Du graphiste au plombier, du scientifique au cultivateur, nul ne faisait exception à la règle : quelque chose de pas sérieux, de pas adulte, de pas vraiment homme était comme allumé dans leur regard. Si donc elle ne les féminisait pas, la ten-dance était plutôt quand même à la dé-virilisation. Elle en faisait des sortes d’hommes enfants. Des hommes qui au-raient pu jouer dans des films de Cocteau. Pour peu qu’ils soient un peu grassouillets, comme c’était le cas dans notre affaire, et hop, au bout de cinq minutes, vous leur caressiez la tête et leur auriez bientôt essuyé le nez avec votre mouchoir.

Ce grand bambino donc, qui misait l’essentiel de sa virilité sur son franc-parler, hélas en proportion de sa lourdeur ora-toire (ce qui faisait reconsidérer dans la minute son sex-ap-peal), me faisait remarquer que le concept de baiser de patate n’existait pas pour la gent masculine. C’était là sa thèse, fon-dée sur du vécu, et à cet égard aussi peu contestable que la réalité dans laquelle il avait pris racine. Lui-même n’en avait jamais fait l’expérience, pas plus qu’il n’avait entendu ses col-lègues évoquer la chose, ni encore moins s’en plaindre. Voilà, rajoutait-il, un exemple d’invention typiquement féminine, tout comme finalement le baiser lui-même auquel — sauf sur-interprétation de ma part — il ne devait guère accorder beaucoup plus d’existence. S’il ne formulait pas explicite-ment cette seconde idée, elle était comme sous-entendue dans la première, dont elle découlait tout logiquement. Il n’aurait pas fallu grand-chose pour qu’il mît tout dans le même sac, baisers ratés et baisers tout court, soldât le stock, et jetât comme on dit le bébé avec l’eau du bain, le baiser avec la patate. Il n’était pour s’en convaincre qu’à entendre le ton à la fois cynique et réprobateur qu’il avait pour com-

menter la chose, sa façon de prononcer le mot « baiser » en accentuant sa première consonne occlusive comme si d’elle allait tout rejaillir du dédain qu’il concevait pour la réalité qu’il recoupe, enfin sa façon pas moins désinvolte de redou-bler rythmiquement le t de patate, comme deux croches au milieu de rien. Qu’est-ce donc en effet qu’un baiser ? Un mot inventé par les poètes pour rimer avec pâmer ? Une déliquescence de la pensée romantique relayée sur près d’un demi-siècle par l’industrie hollywoodienne, une sensiblerie du cœur, une affèterie de la gueule, une mignardise du senti-ment, une mièvrerie de la muqueuse ? Une déviation ? Voilà ce qu’on devinait derrière ses paroles. Il avait besoin, quant à lui, de plus de pragmatisme et revendiquait des actions plus franches et des gestes plus tranchés. Et si le baiser restait essentiellement à ses yeux « un truc de bonnes femmes », c’est je suppose parce qu’il pensait que les bonnes femmes y voient un but en soi, quand les bonshommes n’y trouvent qu’un moyen. Une étape du tour de France pour les uns, l’arrivée finale sur les Champs-Elysées pour les autres.

Professeur de tango de son état, il allait courir le guilledoux en Pologne, ayant élu Cracovie comme destination d’un tourisme sexuel tout à lui. Il se targuait sans vergogne d’y démonter les polonaises à la pelle profitant de ce que leurs ivrognes de maris avait déjà roulé au bas du talus pour y cuver sans distinction leurs décilitres de vodka à quelques mètres de la maison. Une forme d’art brut de l’adultère. Ou si vous préférez, une méthode d’enseignement du tango à domicile qui ne mégote pas et qui, consciente et participa-tive, pousse jusqu’à ses extrêmes conséquences pratiques l’es-prit de cette danse. Jamais l’abrazo, cet art de l’étreinte qui est comme l’âme du tango dansé, n’avait trouvé de si fortes implications physiques, jamais l’adhérence à la morphologie de l’autre été poussée si loin, jamais le fonctionnement des énergies dans le corps été si bien senti, jamais surtout, le « renversement » final du corps de la femme répondu à d’aus-si libidinales pulsions. Bref, l’art du renversement et celui de la culbute faits un !

Cela dit, rajoutait-il pour montrer qu’il n’était pas complète-ment crétin, si l’on cherchait à tout prix à trouver un équiva-lent du baiser de la patate chez les hommes, tel qu’il pouvait affecter leur sensibilité érotico-motrice, il avait une petite idée. Et je voyais sa mine s’encanailler et sa rangée de cils onduler de contentement comme les épines d’un oursin à peine sorti de l’eau, à l’idée de me faire partager ses vues sur la question. Ça n’est pas tous les jours qu’il se fendait d’une idée, et celle-là paraissait fort à son goût. Oui, reprenait-il, si quelque chose d’inadéquat, de maladroit, de bassement inapproprié à la situation, d’affreusement désappointant, de grossièrement raté et d’indiciblement décevant (« indicible » au double sens de l’impossibilité de sa traduction par des mots et de l’interdiction de son dire — vous avez lu et par-faitement compris Wittgenstein, « ce dont on ne peut parler, il faut le taire »), oui, si quelque chose en somme qualifiable de « patate » (la patate donc, figure de l’indicible) pouvait être ressenti de manière analogue par un homme dans le domaine charnel, c’était bel et bien de pipe qu’il s’agissait, et partant de « pipe de la patate » qu’il fallait parler.

Ses yeux clignaient, et disparaissaient derrière un masque hilare, tant il riait de sa propre répartie. Pour apporter de l’eau à son moulin, il y allait rigolard d’expressions soit di-sant consacrées que je n’avais encore jamais entendues, et qui tenaient la chose pour acquise et pour largement com-mentée. Le phénomène était donc monnaie courante dans la communauté masculine. Nul doute, pour reprendre ses mots, qu’on avait du « lui rayer le casque » plus d’une fois, et qu’il parlait en connaisseur. La pipe de la patate était née.

La déclaration était massive, l’effet bœuf, la pédagogie superefficace, car de ce moment-là, plusieurs hommes, et non des plus débiles, eurent immédiatement accès à ce qu’on avait pris jusque-là pour une élucubration de ma part. On s’inclinait désormais devant la véracité de mon concept grâce à cette analogie. C’était comme on dit une compa-raison parlante. Mais au fond, que laissait-elle entrevoir de lui, de sa vision réelle des choses ? Avait-il réellement tout compris au baiser de la patate, et déclinait-il sciemment le motif au-dessous de la ceinture ? Ou bluffait-il en faisant le malin : pipe baiser pipe baiser pipe et en extrapolant un concept qui de toute évidence lui aurait toujours échappé. La saillie pouvait plaider en sa faveur autant qu’en sa dé-faveur. Il arrive que la crétinerie paye et qu’elle vous fasse passer pour infiniment plus subtil que vous n’êtes. Elle se retourne alors à l’avantage de celui qui ose parler et dont la parole, tel un filet à papillon immobile, saisit une vérité qui passe et vient s’y loger d’elle-même sans qu’il en soit respon-sable, ni encore moins décideur. A qui le mérite ? D’un côté, sa boutade témoignait d’un sens incontestable de la dérision,

Cécile Mainardi est poète. Après La Blondeur, L’Immaculé conceptuel, Rose Activité mortelle, autant de livres dont l’écriture s’achemine pro-gressivement vers le récit, elle nous livre ici l’extrait d’un travail en cours, Le Baiser de la patate, roman comique entre l’autofiction et l’essai. Une langue sur-écrite au service d’un motif loufoque. Le cha-pitre proposé ici s’intitule « La Pipe de la patate, ou le Baiser de la patate qu’on évite ». D’autres chapitres sont à paraître ici ou là, notamment à l’automne dans ParisLike, revue numérique consa-crée aux nouvelles pratiques intellectuelles et scientifiques (www.parislike.com). Actuellement en résidence au Bal à Paris (www.le-bal.fr), lieu dédié à la la photographie documentaire contemporaine, l’auteur se penche notamment sur la question de la transcription de l’image photographique.

CÉCILE MAINARDI

ou le Baiser de la patate qu’on évite

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mais de l’autre, cette dérision incontinente et généralisée faisait que plus rien n’avait de sens. Elle boycottait d’avance toute pensée. Et c’était comme une série de phrases — une phrase plus une phrase plus une phrase — auxquelles le sens d’ensemble (contextuel, c’est bien ça ?) aurait manqué.

En attendant, sa remarque lui donnait une espèce de com-pétence sexologique totalement imméritée qu’il se faisait un malin plaisir de ne pas démentir. Il passait ainsi pour le grand superviseur de cette discussion, profitant d’un prin-cipe de manipulation élémentaire, dont les circonstances lui offraient l’opportunité : Qui sait le plus, sait le moins. Tu conçois la pipe de la patate = tu as tout compris au baiser qui lui sert de modèle, tout saisi à son label d’origine. Tu déclines le motif sur une palette plus vaste, tu travailles à sa variation, tu œuvres à sa fugue = évidemment que tu maî-trises l’archétype, conceptuellement tu le dépasses ! La carte était évidemment à jouer.

Mais dans le même temps, Lucille, quand même ! Comment ne pas penser que la rustrerie de ses propos, la misogynie beauf qui s’en dégageait, ne trahissaient pas plutôt un état de rusticité, voire de rustauderie sexuelle totale ? Rustrerie de l’esprit pour rusticité du corps. Tout comme dans le fond, la raideur balourde de sa démarche ruinait toute prétention à être passé maître en tango argentin, et rendait ridicules ses auto-proclamations dans ce sens. Les pas de salsa mal-habiles que je lui avais vu esquisser lors d’une soirée privée, qui avaient pris notre danseur au dépourvu, l’avaient poussé dans ses derniers retranchements chorégraphiques, et acculé aux confins de son imposture. Ceux-ci laissaient le verdict sans appel : il ne savait pas danser. Son goût du tango l’avait privé de celui des autres danses. Oui le tango, cette reine des danses, parce qu’elle était à ses yeux bien plus qu’une danse, parce qu’elles les dépassait toutes, que dis-je, parce qu’elle les transcendait toutes ! suspendait tout bonnement la néces-sité de faire deux pas en rythme. Dégagé d’avoir à produire un quelconque mouvement en rapport avec la musique, il pouvait désormais s’adonner à cette chose toute mentale. Une cuisine à l’azote de la danse, une cuisson moléculaire du mouvement.

En guise de démo, car de profanes convives à la curiosité piquée insistaient pour goûter à la grâce de son pas glissé, et des tangueras en herbe comptaient sur lui pour faire un tour de piste, nous n’eûmes pour tout amuse-gueule que le spec-tacle accablant d’un gros dindon à l’arrêt, levant une patte engourdie, pivotant à 180 degrés sur lui-même, et s’en allant cauteleusement (d’autres eussent dit en tortillant du cul) vers la cuisine pour disparaître dans un couloir, soustrait à la vue de tous. Pas vu pas pris.

Entre nous soit dit, une telle rustrerie verbale n’était pas non plus sans plomber le semblant de drague qu’il me faisait depuis plusieurs semaines, et qui se trouvait là relevé d’un piment un peu exagéré à mon goût (trop fort à coup sûr pour le palais d’une femme qui n’est pas encore conquise). Pour le coup, ça n’est pas la gueule qu’il emportait mais l’envie de la plus minime possibilité de contact. S’en rendit-il compte, sut-il qu’il se portait là un préjudice fatal à vos yeux ? Le fit-il exprès, se sachant battu d’avance, pressentant le scénario érotique sans espoir, l’horizon physique bouché entre vous et, se voyant déjà éconduit, pire anticipant le râteau, choisis-sant l’auto-sabordage. Vous ne touchiez là vous-même que le dividende de son dépit.

Et puis surtout, à bien y réfléchir, ses commentaires alertes l’empêchaient-ils d’embrasser lui-même comme la patate ve-lue, oserai-je dire germée, dont ma foi il avait physiquement tout l’air ? N’en étaient-ils pas au contraire le signe avant-coureur, parce qu’en quelque sorte l’aveu détourné, l’indice qui aurait bien pu vous sauver la mise en cas de soudaine dépressurisation dans le boudoir. Ces providentielles paroles vous faisaient peut-être éviter le pire. Jusqu’à quel point en effet, un sentiment de défensive avait placé de tels mots dans sa bouche en guise de conjuration. La volonté d’intimida-tion a des limites, des limites qui recoupent parfois celles de son absolu contraire : le manque d’assurance, ou la volonté de se protéger. Notre matador ne gonflait en effet le tho-rax qu’avec l’air dont il pouvait d’un moment à l’autre se dégonfler, ou dont il s’était vidé deux minutes plus tôt, tel un ballon de baudruche. Principe même de la respiration, me rétorquerez-vous, sauf que là, ça ne passait pas par les bronches, et l’amplitude n’était pas pneumatique, pas plus que le « yoyo » volumétrique : ce mec gonflé qui crispait l’entourage dans un premier temps n’était que le revers de ce qu’on appelle un dégonflé. Lui qui cherchait tant à en impo-ser, trahissait là à tous les coups son principal point faible et laissait entrevoir, tristement béante, sa seule véritable et profonde hantise : celle d’être une patate lui-même.

Bien loin donc de le mettre à l’abri du syndrome de la patate, et en l’occurrence pas de n’importe quelle patate, je dirais plutôt de celles qui se désagrègent à la cuisson (nous revien-drons dans le détail sur ce point), une telle désinvolture ora-toire faisait donc de lui un candidat plus que sérieux au titre figuré de patate. Nous avions même peut-être affaire à un vrai specimen du genre.

Le fait est que, patate ou pas, il me semblait y entendre l’écho — version Houellebecq — d’un vieil adage surréaliste quant à l’asymétrie des hommes et des femmes face au désir et à l’amour. Cette lointaine référence littéraire m’empêchait de me dire que je perdais là complètement mon temps. Il y avait peut-être un fond de vérité éthologique dans sa déclaration. Assez à tous les coups pour sauver cette conversation oiseuse qu’indignée j’étais sur le point de suspendre. N’importe quelle justification aurait d’ailleurs fait l’affaire du moment qu’elle redonnât un peu de tenue à la discussion et conte-nance à notre fanfaron (autant qu’à moi-même qui m’étais une fois de plus fourvoyée dans le choix de mon interlo-cuteur) (surveille tes fréquentations, ma fille, surveille tes fréquentations, ne cessais-je de me sermonner quand j’étais à Nice). Que cet écho existât ou pas, je voulus l’entendre, peut-être au point de l’inventer. En quelques mots, je vous l’expose ci-dessous.

Dans Sens Plastique, Malcom de Chazal synthétisait le rap-port homme/femme par cette saisissante interversion des termes : « Les hommes portent leur cœur dans leur sexe, les femmes portent leur sexe dans leur cœur ». Coeur – sexe – sexe – cœur (plutôt que sexe cœur cœur sexe). Le croisement était de cœur, les termes entièrement masculins, le chiasme éloquent — encore que le second volet de cet aphorisme demeure pour moi relativement obscur et que si j’y pense (leur sexe dans leur cœur…) j’ai du mal à me représenter ce qu’il veut dire exactement. Parle-t-il vraiment de la sexualité des femmes, ou pas plutôt de leur façon d’aimer ? S’il est à prendre avec le même degré de littéralité que le premier, à cet égard assez explicite, dans quelles spéculations alors, contrairement à celui-ci, nous entraîne-t-il ? Que nous laisse-t-il entrevoir surtout de cette « sexuelle » façon d’aimer ?

Qu’est-ce à dire ? La pipe était-elle pour l’homme ce que le baiser était pour la femme, : en même temps que le haut lieu d’exaltation du corps, celui du plus haut risque de caram-bolage ?

Qu’est-ce à croire ? Les femmes auraient-elles la bouche aussi sensible que les hommes ont la bite ? celle-ci procédant du sentiment, celle-là de la seule sexualité ? Organe de l’amour, contre organe du plaisir ?

Pas de bouche dans l’aphorisme cependant. Oui la bouche dans tout ça ? Qui porte quoi à quoi ? Le cœur au sexe ? Le sexe au cœur ? La bouche, organe intermédiaire entre les deux, union de l’âme et du corps, du silence et de la parole, du désir et de l’amour. Merveilleux messager uni-sex entre tout. Oui la bouche passée sous silence, comme ce silence qui lui revient de faire régner quand elle s’affaire aux choses de la volupté. La bouche, organe de l’amour s’il en est, prodigue en paroles insonores, fatales et sans retour, serait ce coeur vide où tout afflue. On ne revient pas plus de l’ouverture de la bouche qui parle que de celle mutique qui baise ou se donne à baiser. Verlaine a peur du baiser comme d’une abeille, écrit-il (« J’ai peur d’un baiser comme d’une abeille, je souffre et je veille, sans me reposer »), de sa piqûre invisible et imprévisible, comme de ses risques de compli-cation. Amante addictive, Louise Labé, en réclame un deu-xième avant même d’avoir goûté au premier, préfère parler à la place (« Baise m’encore, rebaise-moi et baise »), anticipant le manque, fantasmant déjà la prochaine dose, lui substituant une métadone verbale. « I’m not kissing you , I’m just whis-pering in your mouth », écrit D, l’un de nos plus érotiques poète (Je ne t’embrasse pas, simplement je murmure dans ta bouche). Abolition du terme comparé au seul profit du seul terme comparant : j’embrasse, non en fait je n’embrasse pas, je dis une chose et son contraire, je profère tout bas et dans une autre langue : le baiser est une vérité réversible et sans mot, un sérum injecté dans tout le corps, un murmure inaudible, un murmure privé de sens et de son, pas même un bruissement, un infra-murmure, une inphrase (l’envers d’une phrase/une phrase à l’envers est une phrase quand même) et pourtant une syllabaison douce et renversante du désir : vérité, aveu, langage, langue. Le baiser sérum absolu de vérité sans mot.

Ainsi, la crudité de sa déclaration trouvait finalement une sorte de validation auprès de l’histoire littéraire. J’étais sur le point de réviser mon tir, et de réhabiliter l’orateur — repê-chage in extremis en septembre. Est-ce à dire toutefois que

cette intuition sexologique proche de celle de Malcolm de Chazal, faisait de lui un poète et lui léguait sa sensibilité ? Ou qu’à l’inverse, jetant un autre éclairage sur cette maxime, elle ravalait les surréalistes au rang de vieux cochons, oui à de vieux cochons machos ? Difficile à dire. L’équation était équivoque. L’équivalence homme/femme tenait sur un fil. Si cochons il y avait cependant, comment l’équilibre pouvait-il encore tenir ? Ces hommes libidineux, qu’on se le dise, qu’on se le mette dans le crâne, peuvent négliger la suavité d’un baiser et, sachent-ils être de bons amants, court-circuiter le plaisir d’une femme au profit de la satisfaction immédiate et exclusive de leurs pulsions. Leur égotisme sexuel est la première cause de germination de la patate dans le baiser.

Trop de choses au bout du compte portaient à croire qu’il était concourable dans la catégorie des tubercules, en d’autres mots qu’il était une pomme de terre potentielle, une patate putative, un candidat possible au titre d’espoir du bai-ser sans espoir, un tenant du titre en puissance de l’impuis-sance labiale, capable, s’il le fallait, de remporter la palme du baiser de la plus farineuse patate. Dans le doute, abstiens-toi, nous dit la sagesse populaire. Je m’abstins donc.

Supplément chantilly :

Je m’abstins aussi (dois-je taire plus longtemps pour quel ultime motif, pour quel détail qui tue, et que sûrement, lec-teurs, vous refuserez de croire ? La seule opération d’écrire me le fait revenir en mémoire, sans quoi — autre forme de déni — je l’aurais moi-même aussi oublié. Non, vous ne le croirez pas, et le mettrez plutôt au compte de la volonté comique de ces pages, oubliant combien la vie est prodigue en ces drôleries naturelles, ironiques pépites qu’il suffit d’ac-cepter de voir pour qu’elles expriment leur saveur, tel ces jus de fruits naturels qu’on trouve prêts à boire au cœur des bambous. Au contact de cet homme, je m’étais surprise plus d’une fois à accuser moi-même des difficultés de prononcia-tion, surtout en début de phrase. Je butais sans raison sur la première syllabe du mot, étant obligée de m’y reprendre à plusieurs reprises pour arriver à sortir un vocable en entier, parfois seulement un son. Ce trouble semblait évolutif, et je le voyais sinon gagner du terrain, à tout le moins se répéter de manière inquiétante. La peur de ne plus trouver le che-min de la première syllabe, celle de perdre « l’instinct de prononciation », de rester verrouillée dans un seul son ou dans un silence, de ne plus être emportée dans le flot tant aimé de l’oral, de ne plus avoir accès aux phrases m’envahit. Quid est ? J’étais en train de contracter insidieusement, par les voies impénétrables de déesse Mimesis, et sans pouvoir le contrôler le moins du monde, les germes de sa pathologie verbale. Ayant essayé de le suivre jusqu’au fond méandrique de sa pensée pour y trouver une perle, je ne remontais hélas au jour que la coquille vide de sa diction défaillante. Car pour couronner le tout, vous l’aurez compris, il bégayait !

Embrasser un bègue. Se laisser embrasser par lui. Courir le risque qu’il se mette à trébucher dans votre bouche, s’y reprenne à plusieurs fois pour vous rouler un patin, pour dérouler la phrase muette et démembrée de son désir, non vous n’y pensez pas. Outre le risque d’attraper sa tare par je ne sais quelle métonymie tactile de la bouche (vas-y com-prendre quelque chose aux allergies buccales : trouverait-il là un remède immédiat à son mal en vous embrassant, c’est vous qui vous retrouveriez plombée), au-delà donc des effets secondaires de contagion, ce serait serait un peu, si vous me permettez ce juste retour métaphorique à l’envoyeur, comme de s’exposer à la fellation d’un partenaire qui serait pris d’un irrépressible hoquet. Vous avez dit : Baiser de la pa’..a.. tat’ !(…)

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SYLVAIN COURTOUXSylvain Courtoux est né en 1976 à Bordeaux, mais ce pourrait

être tout autant à Limoges où il vit depuis une dizaine d’années

avec le RSA (saint RSA), d’une mère secrétaire dans un maga-

sin de vente en gros (décédée en 1987) et d’un père handicapé

(suite à un crash de voitures en 1974), déclassé d’une famille

bourgeoise et militaire, qui fut commercial, comptable, chô-

meur de longue durée, vendeur en extincteurs, chômeur, gérant

d’une entreprise, etc., et qui est maintenant à la retraite (petite

retraite). Il est l’auteur de Nihil, Inc., Clara Elliott — Strangula-tion Blues, Vie et Mort d’un Poète de Merde (+ cd), Still nox,

respectivement 2008, 2010, 2010 et 2011 chez Al Dante. Il est

par ailleurs musicien et a produit, depuis 2012, trois albums de

noise cosmique et de drone post-digital qui ne sont pour l’instant

pas sortis. Et célibataire (pour celles qui seraient intéressées).

Les post-poèmes de Consume Rouge (dont le chap. 28 et

sub. resteront inédits) articulent toutes les notions de sample

(échantillonnage, travail d’échantillonnage) au développement

d’une tentative dispositale (et post-poétique) de « poéticité »

expressionniste (et le travail de/dans cette spécificité paradoxale).

Consume Rouge est un livre à paraître chez Al Dante.

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