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1 La grande famille 28 août 1971 Pierre Simard Ste-Anne-des-Lacs Mars 2012

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La grande famille

28 août 1971

Pierre Simard

Ste-Anne-des-Lacs Mars 2012

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Je m’annonce peu après la proclamation de la fin de la deuxième guerre mondiale. Suis-je un

enfant de la joie? Je suis plutôt la suite logique d’une grande famille québécoise, le quinzième

de dix-neuf enfants. Cela se fête : mon père reçoit cinq cents dollars du diocèse et ma mère

pose avec son trophée dans le journal. Ma mère avoue volontiers qu’elle est dans sa plus

grande forme physique quand elle est enceinte. Mon père, homme vaillant à l’ouvrage, n’a

pas peur de manquer de travail pour subvenir aux besoins matériels de sa famille. Il ne se

prive jamais de dire tout haut le nombre d’enfants qu’il a procréés. Avec un tel couple, pas

étonnant de réaliser cette performance!

Ma première enfance se passe à Montréal, dans le quartier de Longue-Pointe, là où les deux

tours du tunnel Louis-Hippolyte-Lafontaine remplaceront les deux clochers de l’église St-

François-d’Assise. Avec l’aide de mes frères aînés, mon père bâtit notre maison au bout de la

rue Caty, tout près du fleuve St-Laurent. De plus, la famille fait l’acquisition d’un camp sur

l’île Desrochers, au beau milieu du grand fleuve. Mes sœurs et frères plus âgés en profitent

plus que moi. Étant très jeune, l’immensité du fleuve et de ses vagues toujours présentes ne

m’attirent guère. Les quelques allers-retours que j'anticipe toujours avec crainte étouffent les

plaisirs que je pourrais y vivre. Je partage la chambre de mon enfance avec quatre de mes

frères. Deux lits à deux étages et un lit simple nous suffisent : on n’y fait que dormir. La

grande table de cuisine sert de pupitre commun pour les devoirs.

Mes grandes sœurs aident ma mère pour la popote et, comme elle, mangent en deuxième

tablée. Les repas préparés à la maison garantissent à toute la famille suffisamment de nourri-

ture. Parce qu'il occupe un poste important à la grande Commission des Écoles Catholiques

de Montréal, mon père est souvent invité à des excursions gratuites de chasse ou de pêche.

Les pots de vin sont déjà choses courantes. Quand il revient d'une partie de chasse, une

corvée nous attend, nous les garçons : enlever les plumes à tous ces canards ou à toutes ces

oies blanches. C’est là notre seule contribution dans la préparation des repas. Au retour de ses

voyages de pêche, la senteur du poisson envahit la maison. Dans une grande famille, on ne

prend pas le temps de faire rôtir le poisson, on le fait bouillir. Le mets ainsi préparé, non

seulement je trouve que ça ne sent pas bon mais aussi que ça ne goûte rien!

À cette époque, l’éducation est assumée par les communautés religieuses. Mon père a la

responsabilité de l’entretien de leurs écoles. En retour de ses bons services, il se fait offrir les

vêtements perdus par les pensionnaires. Parfois, quand il revient du travail, il vide les sacs sur

le plancher et nous devons trouver les chaussures ou les vêtements qui nous conviennent le

mieux. Je me prête volontiers à l’exercice sinon je devrai me contenter du linge devenu trop

petit pour mon frère aîné. C'est comme du neuf : je suis le premier de la famille à porter le

fruit de ma trouvaille. Ainsi, nous laissons les organismes d'entraide, comme Les Disciples

d’Emmaüs et la St-Vincent-de-Paul, aux autres familles.

Dans une grande famille, la discipline va de soi. Je ne vois jamais mon père lever la main sur

un de nous. Son regard autoritaire suffit à étouffer dans l’œuf toute tentative de désobéis-

sance. En son absence, ma mère exerce un contrôle suffisant. Son amour transcendant nous

rend facilement coopératifs. L'autorité parentale est appuyée par la religion omniprésente. La

radiodiffusion du Chapelet en famille avec le Cardinal Léger nous rappelle quotidiennement

cet état de faits. Agenouillés dans la grande cuisine, nous nous joignons aux fidèles de la

cathédrale Marie-Reine-des-Cœurs. Le dernier « Ainsi-soit-il » sert de signal pour le coucher.

Les cinq plus jeunes garçons de cette belle famille québécoise catholique deviennent cinq

servants de messe fiables. Également, ils distribuent à chacune des portes des paroissiens

encore endormis le Semainier paroissial, à tous les samedis que le Bon Dieu amène.

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Rarement dérangés par les automobilistes, nous profitons du bout de la rue Caty pour y jouer.

Les frères plus vieux sont soit au collège, soit à l’armée, soit sur le marché du travail. L'aîné

se marie avant que la cadette de la famille ne vienne au monde. Mais, il me reste encore

suffisamment de compagnons de jeu. Tous les moments où je ne suis pas à l’école se passent

dans cette rue, hiver comme été. Les jeux du drapeau et de hockey-bottine s’y déroulent. Seul

le court temps du repas nous arrête. Avant que la Canadian Gypsum ne s’y installe, un grand

champ attenant à la maison nous attire parfois. Nous préférons la rue asphaltée entretenue par

les camions de la ville.

Trente ans plus tard, j'y retourne. Une grande nostalgie m’envahit alors : le merveilleux parc

d’amusement a complètement disparu. Le camion qui déneigeait la rue pour notre plus grand

plaisir a dû céder sa place à une machine de démolition. En un tour de main, elle a rasé toutes

les maisons qui en avaient fait une rue si importante pour moi. Le progrès a détruit le monde

de mon enfance. Le port de la ville de Montréal s’est agrandi pour permettre à plus de

bateaux de livrer les nouvelles marchandises de consommation et de surconsommation, hélas!

Je ne peux m’empêcher de verser quelques larmes qui iront se perdre dans le grand fleuve.

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Avant que ce désastre n’arrive, mon père a la brillante idée de déménager sa famille à la

campagne, lui qui n’avait jamais été cultivateur. Malgré l'inconvénient de s’éloigner de son

lieu de travail, c'est un coup de génie : la grande famille se suffirait à elle-même. De plus,

plusieurs enfants sont rendus à des âges où il vaut mieux être loin de toutes les perversités de

la grande ville. Pour nous, une grande aventure s’annonce : nous n'avons jamais vu un cheval

de notre vie et de grands espaces nous invitent les bras ouverts. La grande famille garantit à

tous la sécurité et la crainte de l’isolement n’existe pas : le clan est déjà établi.

Nous sommes sept membres de la famille dans la même classe étant donné que les sept

années du Primaire sont regroupées dans l’école du rang Pérou. Par surcroît, pendant un mois

et demi, ma grande sœur vient y jouer le rôle de suppléante. La famille s’impose rapidement :

nous sommes presque tous premiers de classe. L’école de la ville nous avait avantagés : les

travaux des champs ne nous avaient jamais fait manquer des jours d'école.

J'ai sept ans. De me retrouver face à face avec les animaux de la ferme et de participer à la

culture de ses grands champs m'impressionnent énormément, moi le petit gars de la ville. Les

habitants, comme on les appelle, pourraient se moquer. Heureusement, mon père a prévu le

coup et mise sur la compétence de l’oncle Gérard et de son grand fils, Ti-Noir, pour nous

initier à l'élevage et à l'agriculture. Peu à peu, nous apprivoisons la vie de la ferme de sorte

que nous faisons boucherie, conserves, etc. Plutôt que d’acheter du tout fait, nous apprenons à

tout faire. L’école de la vie complète notre formation. Encore plus important, nous mangeons

de la bonne viande, du vrai beurre, des légumes et des fruits frais.

Comme à la ville, les filles effectuent les travaux ménagers et la maison reflète toujours une

propreté impeccable. Quelques-unes préféreraient travailler dans les champs mais les us et

coutumes de la famille et de l'époque ne sont jamais remis en question. Les garçons ont

maintenant des corvées à effectuer avant de penser à s’amuser : le train matinal, le nettoyage

de l’écurie et de la porcherie. Ils s'occupent également de l’entretien des grands espaces

cultivés, remplacé en hiver par le déneigement du long chemin qui conduit à la maison et aux

bâtiments. Enfin, ils doivent remplir de bois de chauffage le dessous de la grande galerie

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vitrée. Ce bois arrive de Montréal, à la suite de la démolition d’anciennes écoles. On doit

d’abord le trier, puis procéder à l’extraction des vieux clous pour éviter les blessures. Il reste

à le scier de façon à ce que les poêles à bois puissent s’en nourrir facilement. Il est bien cordé

et mis à l'abri : la famille sera au chaud, tout l'hiver.

Heureusement, à l’achat de la ferme, s’était ajoutée l’acquisition de quelques machines

aratoires et d’un tracteur pour exploiter ces vingt arpents de terre. La tâche paraît ainsi moins

effroyable. Malgré cela, les travaux de la ferme ne m’attirent pas. Je suis bien prêt à faire ma

part mais pas plus : je supporte très mal la chaleur du soleil. Je préfère les travaux scolaires.

Une fois les tâches manuelles effectuées, nous pouvons penser à jouer. Alors, notre

imagination nous fait inventer toutes sortes de jeux, à partir des éléments naturels mis à notre

disposition.

En printemps, nous passons la journée à creuser des rigoles pour faire serpenter l’eau

généreuse là où nous le voulons. Nos bottes d’eau nous promènent d’un ruisseau à l’autre et

nos petits bateaux de fortune vont au gré des courants inventés.

En été, un grand espace non cultivé nous sert de terrain de balle. Les joueurs ne manquent

pas. L'amour de ce jeu et toutes les heures de pratique préparent la célèbre équipe de balle-

molle, Les Frères Simard, équipe formée de dix frères de la même famille. Un autre espace

plus petit mais plus plat devient un terrain de tennis sur terre battue. Nous confectionnons nos

raquettes de tennis à partir de morceaux de bois usagés. La corde à lieuse trace les limites du

terrain. Ce sont les mêmes conditions pour tous : que le meilleur gagne!

En automne, les tas de feuilles remplacent la trampoline trop coûteuse et nous encouragent à

des sauts périlleux nécessaires à l’expérimentation de nos limites physiques. La prudence

nous guide puisque rares sont les blessures.

En hiver, aussi longtemps que la nature le permet, nous profitons d’un bel étang, juste de

l’autre côté du rang. Lors d’un redoux en plein hiver, nous dévions une rigole pour que la

surface glacée s'arrose d'elle-même et s'agrandisse. Le bon voisin sans enfant doit avoir

plaisir à nous voir nous amuser. Deux boules de neige en guise de buts et des bancs de neige

comme bandes en font une belle patinoire. Des joutes de hockey mémorables s’y déroulent.

Les bons vieux patins usagés, reçus eux aussi des pensionnats, ne nous font plus mal aux

pieds, la froidure devant y être pour quelque chose. Nous pouvons aussi profiter d’une

patinoire plus conventionnelle. Pour ce faire, après les corvées obligatoires, nous mettons nos

patins sur l’épaule et marchons cinq kilomètres afin d’avoir accès à la patinoire du village.

Des confrontations improvisées s’y engagent. Cependant, il faut se garder des forces pour

revenir à la maison à la fin de l’après-midi. On ne peut compter sur le camion de notre père

qui, semble-t-il, doit encore se remettre de sa semaine de travail. Ou encore, nous pouvons

passer la journée à creuser des tunnels grâce aux congères de neige formées par les clôtures à

neige longeant la route. On en sort tout mouillé. Jamais on ne prend le temps d’aller changer

de vêtements pour ne pas perdre un instant de ce plaisir enivrant.

En toute saison, grâce au grand nombre de soeurs et de frères, d'autres jeux s'ajoutent...

... On joue à l’école, jeu qui exige plusieurs élèves pour former une classe. Les plus vieux

s'échangent le rôle de l'enseignant. Ils jouent à donner des devoirs à faire et des leçons à

apprendre aux plus jeunes.

… On joue au docteur, jeu qui exige plusieurs patients dans sa salle d'attente. Je ne peux

vous dire ce qui se passe dans le bureau du docteur, étant lié par le secret professionnel.

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Cependant, je peux vous dire que, comme dans le hockey professionnel, on a souvent des

blessures dans le bas du corps.

... On joue à la messe, jeu qui demande plusieurs fidèles. Le comédien-célébrant baragouine

n’importe quoi. On ne comprend pas plus ce qu’il dit que ce que dit le vrai prêtre qui parle le

latin pendant la messe. Étonnant qu'aucun garçon ne devienne prêtre, rêve de tous les parents

de ce temps-là.

À cette époque, la surconsommation n’est pas encore inventée. Il faut un jour spécial pour

recevoir un cadeau, le Jour de l’An. Dans ma famille, le Jour de Noël est considéré comme

une fête exclusivement religieuse. Bonne chose pour le Père Noël qui épargne beaucoup de

cadeaux en ne passant pas chez nous.

Mais avant de fêter le Jour de l'An et de recevoir un cadeau, il faut aller à la messe. Comme

c’est le cas pour chacune des messes dominicales, les enfants s’entassent sur le banc en forme

de U, dans la boîte du camion vert, à l’abri du vent, sous une toile. Un vrai camion de

l’armée. Évidemment, pas de chauffage. Des couvertures vite devenues aussi froides que l’air

de janvier-au-Québec s’efforcent de conserver la chaleur sous cette tente grande ouverte par

l’arrière. Les filles les apprécient sûrement davantage puisque la mode ne leur permet pas de

porter des jeans ou des pantalons. Encore moins pour aller à la messe. Se serrant les fesses et

retenant leur souffle pendant cinq kilomètres, les sœurs et frères se collent les uns aux autres.

Le débarquement de tous les membres de la même famille crée, à chaque fois, la stupéfaction

chez ceux qui en sont témoins. Pour les enfants, il était temps que le Christ vienne les sauver

de l'hypothermie.

Durant l’interminable cérémonie religieuse, je pense à mon cadeau. Depuis quelques années,

je peux espérer recevoir plus qu’un bas de Noël dans lequel se retrouvent habituellement une

pomme, une orange et, peut-être, quelques bonbons. Quelle pièce d’équipement de hockey

aurais-je, cette année? En effet, contrairement à aujourd’hui où les enfants reçoivent tout, tout

d’un coup, il faut attendre d’autres Jours de l’An pour recevoir une autre pièce d’équipement.

L’année dernière, c’était un bâton de hockey. Probablement que mon père avait reçu cinq

bâtons de hockey, un pour chacun des cinq jeunes garçons de la famille, au lieu d’une

bouteille de gros Gin, comme pot de vin. Cette fois-ci, c'est un chandail bleu-blanc-rouge et

les bas du Tricolore. Vu la valeur de ces cadeaux, je conclue que notre mère a puisé dans son

bas de laine pour ajouter des sous à ceux que notre père avait prévus à cette fin. La fête

terminée en même temps que la nuit, les heureux récipiendaires se retrouvent sur leur

patinoire pour y passer toute la journée. Bien sûr, ils font attention pour ne pas briser leur

vieux bâton et pour ne pas trouer leurs nouveaux bas de hockey.

Mes plus beaux moments de la campagne se vivent dans la grande galerie vitrée. Chaque

printemps la rend accessible et accueillante. L’air nouveau l’envahit par ses trois murs non

isolés. C’est comme un chalet d’été. La maison s’agrandit et s’illumine. Le soleil réchauffe la

grande pièce dès que le jour lui en donne la possibilité. S’il devient trop gourmand,

l'ouverture d'une ou deux fenêtres avec moustiquaire vient aussitôt rafraîchir l'endroit. La

famille y vit jusqu’à la tombée de la nuit pour en profiter au maximum. Parfois, en ce lieu

champêtre, ma mère dévoile religieusement la baratte à beurre. Elle y verse de la crème sortie

du séparateur qui trône dans le coin. Miracle! la crème se change en beurre. Bien sûr, elle a

pris soin de mettre de côté de la belle crème épaisse pour ses enfants qui assistent à la

cérémonie. Elle les entend saliver. L’artisane étend somptueusement la crème sur une tranche

de pain croûté et la garnit de cassonade. Délice édénique !

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Mes études primaires sont terminées et, pour des études supérieures, je dois quitter ma belle

campagne. Je l'aurai fréquentée pendant cinq ans. Premier de classe et attiré par le sacerdoce,

je deviens un bon prospect pour les études classiques et la vie de collège. Ma grande famille

ressemblait à un pensionnat. J'ai toujours mangé à une grande tablée, la même chose que les

autres. Je n'ai jamais eu une chambre à moi seul. Avoir constamment un peu plus de gens

autour de moi ne m’effraie pas. Au contraire, ça me fera plus de compagnons de jeu!

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Une belle grande famille

Dix-neuf enfants, une seule maison,

Dix gars, neuf filles s'y berceront :

Des pleurs, des rires et des chansons.

Les gens nous disent que nous formons

Une grande famille, une belle famille!

À Montréal, nous sommes tous nés :

Plusieurs matelas à partager

Et quelques lits superposés.

Sur la Caty, avons joué,

Les jours d’hiver, les jours d’été.

À Boucherville, ils ont pensé

La grande famille déménager.

Toutes ces mains pour travailler :

Semer, sarcler et récolter,

Les bêtes soigner et bien manger.

L’un après l’autre, on s’est marié,

La grande famille s'est propagée :

Une descendance en bonne santé.

Tous ces enfants ont hérité

D'une belle famille, d'une grande famille!

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Une deuxième vie

Bateau réalisé par mon père, à partir de matériaux usagés.

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On dit du bois...

... qu'il doit respirer pour mieux sécher;

... qu'il chante dans l'âtre;

... qu'il travaille dans une charpente;

... qu'il vieillit avec le temps;

...

Moi, je dis que ce noble matériau a droit à une deuxième vie.

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Au milieu du vingtième siècle, le majestueux fleuve St-Laurent renfermait, pour certains des

débris, pour d'autres des trésors. Habitant à Longue-Pointe, mon père et mes frères aînés le

soulageaient de quelques épaves de bois jetés par les entreprises et les riverains. Les bateaux

accostant au port de Montréal et les trains de marchandises alimentaient également la rive.

On récupérait rarement du bois au large. Mon père avait l’œil pour reconnaître toute pièce de

bois qui flottait sur le fleuve. Dès qu'il en apercevait une, il ordonnait à mes grands frères

d'aller le ramasser. Mais, c'est près de la rive que la pêche était la meilleure.

Mon père sollicitait parfois la participation des plus jeunes pour la cueillette des morceaux de

bois qui restaient coincés entre le quai et les transatlantiques amarrés. Il fallait donc s'appro-

cher du gros navire, tout près de l'énorme hélice au repos. La hauteur du navire impression-

nait mon jeune frère. Mon père lui disait de ne pas lever la tête pour ne pas être effrayé, un

peu comme on dit à quelqu'un qui a peur des hauteurs de ne pas regarder en bas s'il veut

éviter le vertige. Le bois était soit mis dans la chaloupe, soit tiré sur le côté ou derrière

l'embarcation, toujours mue par des rames.

Alors qu'il était âgé seulement de douze ans, un autre de mes frères partait seul pour avoir

plus de place dans sa chaloupe pour le bois. Parfois, il ramait jusqu'à huit kilomètres,

remplissait son embarcation et revenait, aidé par le courant. Les conditions météorologiques

pouvaient rendre les manoeuvres ardues, voire dangereuses. Un vent violent ou un épais

brouillard s'imposaient souvent sur un aussi grand fleuve. Il est surprenant qu'aucune noyade

ne soit survenue lors de ces aventures marines qui frôlaient l'imprudence. S'ajoutait à cela le

fait que plusieurs personnes pratiquaient la cueillette de ce bois flottant : les plus belles pièces

échouaient dans la chaloupe du premier arrivé.

Le voyage terminé, il fallait transporter la marchandise jusqu'à la maison avec la brouette. Le

bois imbibé d'eau représentait un lourd fardeau pour les jeunes bras déjà épuisés par les

nombreux coups de rames. Une fois rendues à bon port, les pièces de bois étaient exposées au

soleil. Dès qu'elles semblaient suffisamment séchées, on les coupait avec une sciotte, aidé

d'un chevalet. Il ne restait qu'à corder le bois sous la galerie ou dans la cave. À la fin de

l'automne, la chaloupe était placée à l'envers et devenait un abri supplémentaire pour le bois.

Même si elle servait encore, elle considérait cette tâche comme un repos bien mérité. La

majeure partie du bois recueilli avait été ainsi transformé en bois d'allumage pour la fournaise

au charbon. Quelques rares grosses pièces remplaçaient le charbon, combustible qu’il fallait

acheter.

Dans ce temps-là, on ne parlait pas encore de récupération ou de recyclage. Il s'agissait plutôt

d'une habitude que mon père avait développée depuis longtemps. Il nous répétait : « Dès

l'âge de 6 ans, je ramassais des grains pour nos poules dans les wagons du CP qui traînaient

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sur la voie ferrée. ». En ramassant ce bois à la dérive, mes grands frères aidaient à diminuer

les frais de chauffage de la famille. On peut également penser que la Crise économique de

1929 avait laissé des traces.

À ce bois fourni par la générosité du fleuve, s'ajoutait du bois provenant des démolitions

d'écoles. Mon père travaillait pour la Commission des Écoles Catholiques de Montréal

comme responsable de l’entretien et des réparations des écoles. Régulièrement, des camions

versaient leur contenu de bois usagé dans notre cour. À chacun des arrivages, on procédait au

triage : d'un côté, le bois « non serviable » deviendra du bois d'allumage pour la fournaise, de

l'autre, le « bon » bois sera mis à l'abri en vue de la construction de la maison familiale.

Éventuellement, d'autres voyages de camions permettront une réserve de bois suffisante pour

l'édification d'un immeuble de quatre logements. Le contreplaqué n'existant pas, imaginez les

tas de planches qu'il fallait accumuler! Des portes et des fenêtres d'anciennes écoles avaient

été ajoutées dans certains voyages. Mises précieusement de côté, elles seront modifiées par

mon père, habile menuisier. Des collègues de travail et mes frères aînés le seconderont lors

des deux constructions.

À tout ce bois de seconde main, il fallait enlever les clous, les redresser puis les classer selon

leur longueur en vue d'une deuxième vie. En attendant leur extraction, les clous étaient

devenus des menaces constantes pour les petits pieds imprudents qui aimaient se promener

nus.

Quand l'inévitable arrivait, deux remèdes complémentaires s'imposaient. Il fallait d'abord

planter le clou coupable dans un poteau de téléphone. Ce rite, d'après une de mes soeurs,

aurait pris forme dans la tête d'un frère aîné qui avait voulu se moquer d'elles. Puis, on

recouvrait la blessure d'une feuille de plantain. Selon certains, une couenne de lard s'ajoutait

pour « tirer le méchant » de la plaie. Selon d'autres, du beurre et de la cassonade jouaient ce

rôle. Chose certaine, la gangrène n'a jamais fait de dommage dans notre famille. Même une

plante et des aliments avaient eu droit à une deuxième vie.

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À notre arrivée à la campagne, nous avions deux poêles à bois : un dans la maison et un dans

la galerie vitrée. Les bûches de bois provenaient de notre terre dont la moitié était boisée. Un

cousin venait aider mon grand frère à abattre des arbres, à les scier, puis à fendre le bois que

nous cordions, nous les jeunes. Pendant un certain temps, ce combustible gratuit réussissait à

nous tenir au chaud. Une de mes soeurs se levait à cinq heures du matin pour réanimer le feu

du poêle. Quelques années plus tard, le poêle à l'intérieur de la maison fut converti à l'huile.

Celui de la galerie vitrée la réchauffera durant les temps frisquets du printemps et de

l’automne.

Pour partir le feu, il fallait du petit bois sec. L’espace sous la grande galerie vitrée était

complètement occupé par de belles rangées de bois. Des camions de la Commission Scolaire

venaient encore se déverser chez nous. Les opérations de triage, d'extraction de clous, de

sciage et de « cordage » recommençaient après chaque débarquement de bois de démolition.

Ainsi, la réserve de bois était faite pour l’année et les cinq plus jeunes garçons avaient été

bien occupés tout l’été. Cette activité presque quotidienne les avait éloignés de l'oisiveté,

mère de tous les vices.

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Aujourd'hui, lors de nos promenades en forêt, en bordure de rivières, de lacs ou du même

grand fleuve Saint-Laurent, mon frère et moi ramassons des pièces de bois abandonnées par

la nature ou par les humains. Comme l'auraient pensé mon père et mes frères aînés, ce bois

mérite bien meilleur sort. Cette fois-ci, la cueillette ne se fait pas pour des raisons utilitaires

mais pour des raisons ludiques et esthétiques : nous donnons une deuxième vie à un morceau

de bois qui était condamné à la mort. Saint-Exupéry fait même un lien entre les deux

fonctions : « Parce que c'est beau, c'est utile. ».

Maintenant, j’ai une deuxième raison de me promener dans la nature : je suis à l'affût de

pièces à « gosser », comme j’aime le dire. Une pièce attire mon regard. Déjà, elle me présente

des formes prometteuses. Quoi précisément? Je l'ignore mais elle vaut la peine d'être

recueillie. Le plus délicatement possible, je l'apporte à mon atelier. Aussitôt arrivé, je sors

mon canif pour la nettoyer, elle qui avait subi les intempéries et les hivers québécois. Je

constate qu'elle est suffisamment saine pour continuer de croire en ses promesses. Heureux,

je m'amuse à prévoir un résultat. Rien de précis encore mais quelque chose de sûrement

intéressant.

Cette première étape terminée, je la laisse sur ma table pour pouvoir la regarder d'un peu plus

loin jusqu'à ce qu'une forme plus précise se laisse deviner et m'invite à oser. À oser modifier

ce que la nature avait produit depuis si longtemps. Je veux poursuivre son œuvre en y

ajoutant ma touche personnelle. Conscient que je ne suis pas un sculpteur, que je n'ai pas ce

talent de la création totale, je fais confiance en ce que la nature avait déjà fait. Je ne souhaite

qu'à la mettre en valeur.

Sans prétention, j'ajoute des formes qui s'y prêtent, qui donnent une nouvelle signification à

cette pièce. Bien sûr, j'invente un peu, me laissant aller à la fantaisie, comme la nature l'avait

probablement fait elle aussi. Je la regarde encore pendant quelques jours pour voir comment

je pourrais raffiner ma contribution. De temps en temps, je la retouche jusqu'à ce que je ne

trouve plus de plaisir à aller plus loin. Je la sable pour lui ajouter une agréable sensation

tactile et la revêt d'un produit-protecteur, à l'abri du temps.

C'est ainsi que prend fin une autre belle aventure de création grâce à ce noble matériau qu’est

le bois. Des pièces seront installées dans les jardins de fleurs, surprenant le regard du

promeneur. D'autres deviendront des objets décoratifs dans la maison, pouvant être déplacés

selon les humeurs des propriétaires. Incapable de me départir d'une pièce, il m'arrivera d'en

« prêter indéfiniment » à des membres de la famille ou à des amis précieux qui étaient

tombés en amour avec une de mes pièces. De cette façon, je n’en serai jamais séparé.

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Le gène berceur

Sur la Caty : Émile, Vianney, Laurette, Pierre et Jean-Guy.

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Au début du siècle dernier, un petit village, nommé Petite-Rivière-St-François, s'étirait sur le

bord du grand fleuve St-Laurent. La marée haute ne laissait d'espace qu'à une rangée de

petites maisons bâties au pied d'une montagne qui les protégeait du vent du Nord. Cependant,

privées d'ensoleillement dès le début de l'après-midi, les maisons restaient frileuses. Pepère et

Memère, mes grands-parents, habitaient ce hameau continuellement menacé par les glisse-

ments de terrain et l'érosion fluviale.

À la naissance de leur fils, Pepère s’empressa de construire une chaise berçante. Pour un

bâtisseur de goélettes, il était facile de donner une courbure à des berces. Memère passait de

longues heures à assouvir le gène berceur de son Bebé.

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Pepère, également marin entre Baie-St-Paul et Montréal, savait qu'en déménageant dans la

grande ville, il pourrait y exercer son métier de menuisier. Dès l'âge de quatorze ans, son fils

travailla dans la démolition, avant de le rejoindre à la Commission des Écoles Catholiques de

Montréal, comme serrurier, puis comme menuisier. Dans ses temps libres, Bebé jouait à la

balle avec les frères de la future mère de ses enfants. Au début de chaque partie, une fois son

bras réchauffé, il confiait son gilet de lanceur à sa spectatrice préférée. Un tel bouquet de

fleurs remis publiquement pendant deux ans ressemblait de plus en plus à l'annonce officielle

d'un mariage. À la suite d'une séance de « berçage », qui, encore plus qu'une nuit, porte

conseil, Bebé invita sa fiancée à s'occuper de tout son linge, pas seulement de son gilet de

lanceur. La plupart de leurs dix-neuf enfants naquirent à Longue-Pointe, quartier montréalais

longeant le même Grand-fleuve que celui de ses ancêtres.

J'avais quatre ans lorsque mes grands-parents vinrent habiter un des logements de l’immeuble

voisin que mon père avait bâti, avec l'aide de ses garçons. Je ne me souviens pas avoir vu

Memère. Elle n'était pas sorteuse, se contentant de se bercer et de fumer sa pipe. Un jour, un

corbillard vint la chercher, laissant derrière elle sa pipe refroidie et sa chaise berçante sans

âme.

Dans notre maison, il y a toujours eu au moins deux chaises berçantes, une pour mon père et

une pour ma mère. La chaise maternelle était une immense berceuse. Même si le donateur

avait bien précisé qu'elle lui était destinée à elle et à elle seule, cette chaise était bien plus

souvent occupée par les plus vieux de la famille. Deux d'entre eux étaient devenus comme

des membres supplémentaires de ma mère, berçant les plus jeunes pour les calmer ou pour les

endormir. C’est probablement là qu'ils ont développé leur belle voix pour le chant. Ils

pouvaient en bercer six à la fois. Un panneau de la grande table à manger était placé sur les

deux travers du bas de la grosse berçante : deux enfants assis de chaque côté et deux autres

assis sur le berceur. Même la nuit, ils pouvaient être appelés à bercer un enfant malade. Le

gène berceur se reposait très rarement.

La fin de semaine, après cinq jours de travail, mon père, devenu contremaître puis

surintendant, se reposait dans sa chaise berçante. Le samedi après-midi, il y prenait une

bonne sieste. Je me rappelle l'avoir souvent accompagné dans ce moment privilégié, puisque

je profitais alors d'un de ses très rares contacts physiques avec ses enfants. Il ne chantait pas :

c’était la musique du silence. Les autres enfants devenaient muets ou devaient aller parler

dehors.

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Le reste de la fin de semaine, il se berçait en pensant à sa prochaine semaine de travail.

Quand il était fatigué de se bercer, le dimanche après-midi, il envoyait les enfants aux

Vêpres. Pendant qu'il procréait, nous, on priait.

Enfants, nos pieds ne touchaient pas le sol quand on se berçait. On se donnait des élans pour

atteindre notre vitesse de croisière. Après, il fallait tout simplement l'entretenir. En plus

d'avoir hérité du gène berceur, on avait appris à bien se bercer. Normalement, quand les gens

se bercent, la chaise se déplace, se promène. Avec nous aussi, la chaise devait se promener

mais on la replaçait instinctivement, sans que rien n'y paraisse.

On se berçait, soit parce qu’on était heureux et alors, par ses craquements, la chaise chantait

avec nous en imposant son tempo, soit parce qu’on était malheureux et alors, ça y allait par

là : la chaise se défoulait pour nous. Difficile de croire qu'il n'y a jamais eu d'accident. Que

quelques petits incidents quand une berce en cavale écrasait le pied d'une personne

imprudente qui était passée trop près d'un berceur.

Quand la température le permettait, on allait dehors et, au lieu de se bercer, on se balançait.

On avait à notre disposition deux sortes de balançoires. D’une part, des balançoires

suspendues par deux câbles attachés à un morceau de bois fixé aux coins du garage et de la

maison. Et, d’autre part, une balançoire à bascule constituée d'une pièce de bois mise en

équilibre sur un point d'appui et sur laquelle pouvaient se balancer deux personnes placées

chacune à un bout. Pendant qu'une extrémité s'abaissait, l'autre s'élevait. Dans notre cour, il

arrivait plus souvent que quatre enfants l’utilisaient en même temps. Parfois, un cinquième,

debout au centre, accentuait le mouvement en transférant son poids d'une jambe à l'autre. Au

développement du sens de l'équilibre s'ajoutait l'apprentissage de la loi de la pesanteur.

- - - - - - - - - - - - - -

Au moment où nous étions le plus nombreux, mon père décida de déménager à la campagne.

Grâce à l'élevage et à l'agriculture, les deux tablées se suivaient sans jamais manquer de

nourriture.

Pepère suivit sa descendance et occupa une des cinq chambres. Contrairement à Memère, il

aimait la présence des enfants. On allait se confier à lui. Il remplaçait notre père qui,

semblait-il, n'avait pas de temps à nous accorder pour jouer ce rôle. Pepère était bien discret,

restant presque toujours dans sa chambre située au deuxième étage. Il y fumait sa pipe et se

berçait. Les craquements du plancher que produisait chaque aller-retour de sa chaise berçante

nous indiquaient qu'il était toujours en vie.

Comme dans bien d'autres maisons à l'époque, la cuisine et la salle à dîner ne formaient

qu’une seule grande pièce. Toujours, deux chaises berçantes s’y retrouvaient. Ma mère, avec

toute sa trâlée d'enfants, n’avait presque jamais de temps pour se bercer. Elle s'y assoyait lors

de la récitation du Chapelet en famille. À chaque soir, les enfants s’agenouillaient pendant

que les parents restaient assis. « Une famille qui prie est une famille unie. », disait-on.

Effectivement, toute la famille était réunie et répondait à l'unisson à chacun des « Je vous

salue, Marie! ».

Sauf quand il était au travail, la chaise berçante de mon père lui était exclusivement réservée.

C’était comme le trône du roi. À l'école de campagne, nous étions sept de notre famille dans

la même classe. À chaque mois, nous nous retrouvions à la queue leu leu pour montrer notre

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bulletin à notre père. Ses commentaires négatifs devant tous donnaient du prestige à son trône

berçant. L'autorité était bien assise.

Quand la parenté arrivait, il fallait céder notre chaise berçante à la personne porteuse du gène

berceur. Je me souviens d'un Mon Oncle qui venait souvent bercer son cigare. Grand

charmeur, il ne partait pas avant d'avoir réussi à faire rougir mes belles grandes soeurs.

À la campagne, nous avions une vraie balançoire à deux bancs qui se faisaient face. Chacun

des bancs était fixé à une structure suspendue à deux poteaux. Elle était située sous le beau

saule pleureur, gros comme la maison. Le gène berceur y vivait ses plus belles envolées.

Dans cette balançoire, on passait des heures à jouer...

... au taxi. Le chauffeur était debout, activant et entretenant l'oscillation de la balançoire. Les

passagers prenaient place sur un des deux bancs, disaient où ils voulaient aller pour revenir

toujours au même point de départ.

... au jeu de la chanson. Tout en se balancignant, quelqu’un disait un mot et on devait

chanter une partie de chanson dans laquelle se trouvait ce mot. Grâce à la radio, on

connaissait beaucoup de chansons :

- des chansons à répondre;

- à peu près tous les cantiques de Noël;

- des chansons de chanteurs populaires ou de chansonniers du Québec et de la France;

- quelques chansons grivoises qu'on ne pouvait pas chanter en présence de ma mère. Elle

nous avait presque toujours à l'oeil et à l'oreille. C'était une vraie mère, capable de faire

beaucoup de choses en même temps.

- - - - - - - - - - - - - -

Trop d’enfants rendus aux études secondaires posait un problème de transport. Le retour à la

ville s’imposa. Malgré le grand nombre de berceurs, pas de dispute : ma mère, personne juste,

calculait le temps de possession des berçantes. Les changements rapides d'utilisateurs ne

brisaient pas le rythme fulgurant qui, à coup sûr, étourdissait tout visiteur.

Nous les gars, on se berçait ou on jouait. Les filles faisaient tout dans la maison : les repas, le

lavage, le ménage, les lits et même ciraient nos souliers. Quand elles avaient fini d'aider notre

mère, elles pouvaient se bercer ou jouer avec nous.

Un de mes frères était un véritable équilibriste de la chaise berçante. Il s'endormait dans sa

chaise avec son verre de bière à la main. Tout à coup, il se réveillait. Il marmonnait quelques

mots et, après un ou deux coups de berce, retournait dans les bras de Morphée. Sans perdre

une seule goutte de son verre. À chaque fois, il nous impressionnait.

- - - - - - - - - - - - - -

Quinzième porteur du gène berceur et rendu à l'âge de me marier, je m'empressai d'acquérir

une chaise berçante. Plus tard, après l’achat de la maison, une autre chaise berçante s’ajouta

au mobilier dans la chambre du nouveau-né. Les mêmes chaises bercèrent mes deux fils et

mes trois petits-enfants.

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Le soir venu, il n'était pas question, voire impensable, de chanter ma Berceuse sur une chaise

droite. Le mouvement de la chaise faisant objet de métronome assurait un rythme régulier,

apaisant et volontairement endormant.

Refrain: Veille, veille veilleuse,

Veille sur mon ami.

C'est toi la plus chanceuse :

Tu l'as toute la nuit.

1) S'endorment ses jouets, 3) Dans mes bras, bienheureux,

Ses amis, ses châteaux. Il semble s'être endormi.

Invente-lui la paix, Laisse-le moi un peu,

Garde-le bien au chaud. Bientôt te le confie.

2) Illumine ses rêves, 4) Dans son lit, je le glisse,

Évite-lui la peur. Il va se reposer.

La nuit n'est qu'une trêve, Pour qu'il s'épanouisse,

Demain, sonnera l'heure. Tu dois me seconder.

Dans leur enfance, une autre chaise berçante devint la préférée de mes enfants. Il s'agissait

d'une chaise en osier suspendue à une poutre, au centre de la maison. Dehors, un érable

ancestral allongeait le bras pour retenir un câble auquel était accroché un pneu leur servant de

balançoire. Tout près, il y avait une balançoire à deux bancs sous un autre érable majestueux.

Je m'y balance encore avec ma belle solitude depuis l'aller des bernaches vers le Nord jusqu'à

leur retour vers le Sud.

- - - - - - - - - - - - - -

Je m'imagine dans trente ans, rendu aux Îles de la Madeleine. Bizarre, cet endroit contient le

même prénom que ma grand-mère. Je me retrouverai ainsi au beau milieu de l'élargissement

du Grand-fleuve. Un gène marin ferait-il également partie de mon hérédité?

Avec le temps, je serai devenu un berceur tellement habile qu'on dira que le seul battement de

mon coeur fait bouger ma chaise berçante. D'autres diront que je me berce comme je respire.

Un jour, fatigué d'avoir bien vécu, je cesserai de respirer et mon coeur s'arrêtera. La berceuse

s'immobilisera.

Ma compagne de vie depuis soixante-quinze ans sera encore près de moi, sur le balcon, face à

la mer qu'elle a toujours aimée. Pour elle, le mouvement de ma chaise berçante aura remplacé

celui du pendule du temps. Quand la berceuse s'immobilisera, la vie s'arrêtera pour elle aussi.

Nous mourrons contents d'avoir contribué à la poursuite de l'éternité ayant transmis, à notre

tour, le gène berceur.

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P.S. : Dans Le gène berceur, les mots mis en italique se retrouvent dans le Dictionnaire de la

langue québécoise de Léandre Bergeron, Les Éditions Typo, Montréal, 1997, 572 pages.

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Merci...

… à mes grands-parents, Joachim et Madeleine

qui ont donné naissance au gène berceur;

… à mes parents, Joseph-Albert et Jeanne

qui ont transmis le gène berceur;

... à mes soeurs et frères, les plus vieux, Albert, Paul, Marcel, André, Claude,

Jeannine, Louise, Annette, Hélène et Claire

qui m'ont bercé;

… à mes autres soeurs et frères, Jacques, Jean-Guy, Émile, Laurette, Vianney,

Thérèse, Pierrette et Marguerite

avec qui je me suis bercé;

… à ma compagne de vie, Céline

que j'ai bercée de mes amours;

… à mes enfants, Alexandre et Guillaume

que j'ai bercés tendrement;

… à mes petits-enfants, Andréanne, Zachary et Magdaleine

que je peux encore bercer.