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Robert Fisk
La grande guerre pour la civilisation
L’Occident à la conquête du Moyen-Orient
(1979-2005)
Traduit de l’anglais par Laurent Bury, Martin Mackinson,
Laure Manceau, Marc Saint-Upéry, et Alain Spiess
En librairie le 6 octobre 2005
La Découverte
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Prologue
Pendant mon enfance, chaque année, mon père m’emmenait visiter les champs de
bataille de la Première Guerre mondiale, ce conflit qui, d’après H. G. Wells, était cen-
sé « en finir avec toutes les guerres ». Tous les étés, nous prenions place à bord de no-
tre Austin Mayflower et parcourions les routes pleines de nids-de-poule de la Somme,
d’Ypres et de Verdun. À l’âge de quatorze ans, j’étais capable de réciter par cœur les
noms de toutes les offensives : Bapaume, la colline 60, Haut Bois, Passchendaele…
J’avais visité tous les cimetières, arpenté toutes les tranchées à moitié recouvertes de
végétation et manipulé les casques rouillés des soldats britanniques et les mortiers cor-
rodés de l’artillerie allemande dans des musées poussiéreux. Mon père était lui-même
un fantassin de la Grande Guerre, il avait combattu dans les tranchées de France à
cause d’un coup de feu tiré dans une ville dont il n’avait jamais entendu parler, Saraje-
vo. Quand il est mort, en 1992, à l’âge de quatre-vingt treize ans, j’ai hérité de ses mé-
dailles. L’une d’entre elles représente une victoire ailée au revers de laquelle sont ins-
crits les mots suivants : « La Grande Guerre pour la Civilisation ».
Au grand dam de mon père et face à la résignation stoïque de ma mère, j’ai passé
une bonne partie de ma vie à couvrir des conflits armés qui prétendaient eux aussi être
des guerres « pour la civilisation ». En Afghanistan, j’ai vu les Russes combattre, au
nom de leur « devoir internationaliste », le « terrorisme international » ; leurs adversai-
res afghans, bien entendu, se battaient de leur côté au nom d’Allah contre « l’agresseur
communiste ». J’ai écrit depuis les lignes de front où les troupes iraniennes menaient
ce qu’ils appelaient alors une « guerre imposée » contre Saddam Hussein. J’ai vu les
Israéliens envahir deux fois le Liban et réoccuper la Cisjordanie palestinienne sous
prétexter d’y « éliminer le terrorisme ». J’étais présent quand les militaires algériens
sont partis en guerre contre les islamistes pour les mêmes raisons apparentes, torturant
et exécutant leurs prisonniers avec autant d’enthousiasme que leurs adversaires. Plus
tard, en 1990, Saddam a envahi le Koweït et les Américains ont envoyé leurs troupes
dans la région du Golfe pour libérer l’émirat et imposer un « Nouvel ordre mondial ».
En reportage dans le désert, chaque fois que j’inscrivais cette expression dans mon
2
carnet de notes, je la faisais suivre d’un point d’interrogation. En Bosnie, j’ai vu les
Serbes guerroyer au nom de ce qu’ils appelaient la « civilisation serbe », tandis que
leurs adversaires musulmans se battaient et mouraient pour une utopie multiculturelle
vacillante et pour simplement sauver leur vie.
Au sommet d’une montagne afghane, j’ai conversé avec Oussama ben Laden dans
sa tente alors qu’il proférait ses premières menaces directes contre les États-Unis. Il
restait silencieux pendant que je griffonnais ses propos dans mon carnet à la lumière
d’une lampe à pétrole. Il y était question de « Dieu » et du « Mal ». Le 11 septembre
2001, j’étais au-dessus de l’Atlantique dans un avion qui fit demi-tour au large de
l’Irlande suite à l’attentat du World Trade Center ; moins de trois mois plus tard,
j’étais en Afghanistan, aux côtés des Taliban en fuite sur une route à l’ouest de Kanda-
har, pendant que l’Amérique bombardait les ruines d’un pays déjà dévasté par la
guerre. Très exactement un an plus tard, j’assistais à l’Assemblée générale des Nations
unies quand George Bush y prononça son discours sur « Dieu », le « Mal » et les ar-
mes de destruction massive, préparant ainsi l’invasion de l’Irak. Les premiers missiles
annonciateurs de cette invasion ont volé au-dessus de ma tête à Bagdad. C’est ainsi
que la désastreuse « guerre contre le terrorisme » du président Bush reçut par anticipa-
tion sa sanction morale.
Les conséquences physiques directes de ces conflits resteront imprimées dans ma
mémoire jusqu’à mon dernier souffle. Je n’ai pas besoin de fouiller dans la montagne
de carnets de notes que j’ai accumulés pour me souvenir de ce convoi militaire iranien
de retour du front, avec ses soldats gazés par Saddam qui crachaient leurs glaires san-
glantes dans des serviettes tout en lisant le Coran. Pas besoin de retrouver mes coupu-
res de presse pour évoquer l’image de ce père irakien qui, après un bombardement
américain en 2003, tendait vers moi ce qui ressemblait à une miche de pain à moitié
écrasée et qui était en fait le cadavre broyé d’un nouveau-né. Et cette fosse commune à
la périphérie de Nassiriyah, où je suis tombé sur les restes d’une jambe humaine à la-
quelle était greffée un tube de métal, avec un disque artificiel encore attaché à un moi-
gnon d’os ; les sbires de Saddam avaient kidnappé leur victime directement dans
l’hôpital où il se faisait installer une prothèse de la hanche pour aller l’exécuter dans
désert.
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Ces souvenirs ne me provoquent pas de cauchemars, mais ils sont là. La tête arra-
chée du corps d’un réfugié albanais du Kosovo après un raid aérien américain, quatre
ans auparavant. Elle se dressait ornée d’une barbe dans un champ verdoyant, comme si
un bourreau médiéval venait tout juste de la trancher. Le cadavre monstrueusement
enflé d’un paysan kosovar assassiné par les Serbes et nous contemplant du fond de sa
tombe ouverte par les soldats de l’ONU, avec sa ceinture qui comprimait horriblement
un estomac ayant atteint deux fois la taille de celui d’un homme normal. Le corps
noirci de ce soldat irakien à Fao, pendant la guerre Iran-Irak, recroquevillé comme un
enfant dans sa casemate, un anneau d’or au majeur de sa main gauche, étincelant de
soleil et d’amour pour une femme qui ne savait pas encore qu’elle était veuve. Civils
ou militaires, ils sont tombés par dizaines de milliers parce que leur mort avait été pro-
grammée, parce qu’une machine de guerre harnachée de justifications éthiques avait
été mise en branle pour que nous puissions parler d’« environnements multi-cibles »,
de « dommages collatéraux » et autres rationalisations infantiles du meurtre organisé et
disserter sur les défilés victorieux, la destruction des statues de dictateurs et
l’importance de la paix.
Car telle est la rhétorique qui plaît aux États. Ils veulent nous faire voir la guerre
comme une tragédie en blanc et noir : le bien contre le mal, « eux » contre « nous », la
victoire contre la défaite. Mais la guerre n’est pas essentiellement une question de vic-
toire ou de défaite ; la guerre, c’est avant tout mourir et infliger la mort. C’est l’échec
absolu de l’esprit humain. Je connais un rédacteur en chef qui en a assez de
m’entendre répéter ce truisme, mais combien de rédacteurs en chef ont une expérience
directe de la guerre ?
Ce qui est drôle, c’est que c’est un film qui a déterminé ma vocation de journaliste.
J’avais douze ans quand j’ai vu Foreign Correspondant1, d’Alfred Hitchcock, un film
en noir et blanc de 1940, débordante de patriotisme et d’humour noir dans laquelle
l’acteur Joel McCrea incarne le reporter américain John Jones – rebaptisé Huntley Ha-
verstock par son rédac’ chef new-yorkais –, envoyé spécial en Europe à la veille de la
guerre. Le héros est témoin de divers assassinats, pourchasse des espions nazis aux
1 [NdT] : en français, Correspondant 17.
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Pays-Bas et démasque le principal agent de Berlin à Londres ; son avion est abattu par
un cuirassé de poche allemand, mais il échappe à la mort et ses reportages font le tour
du monde. Il en profite aussi pour conquérir la plus belle femme du film, ce qui appa-
raissait comme un des principaux bonus d’une profession aussi excitante. Le film
s’achève à Londres, au milieu d’un raid aérien, tandis qu’un présentateur britannique
s’époumone sur les ondes, introduisant Haverstock sur un fond de hurlement de sirè-
nes : « Notre invité de ce soir est un de ces soldats de la presse, un des combattants de
cette petite armée d’historiens qui écrivent l’histoire à l’ombre des canons… »
Le sort en était jeté. Affalé devant la cheminée, tandis que ma mère me suppliait de
boire mon chocolat et d’aller me coucher, je dévorais tous les jours le quotidien
conservateur lu par mon père, le Daily Telegraph, de la première à la dernière page,
sans rater un seul reportage de l’étranger. À l’école, tous les après-midi, j’étudiais le
Times. Je lus l’intégralité du discours de Khrouchtchev dénonçant les crimes de Sta-
line. Je gagnai le prix Current Affairs de l’école et rien ni personne n’auraient pu me
détourner de devenir un grand reporter. Le jour où mon père me suggéra de faire des
études de droit ou de médecine, je quittai la pièce indigné. Lorsqu’il demanda à un ami
de la famille comment il voyait mon avenir professionnel, ce dernier me proposa
d’imaginer la salle d’un tribunal : qu’est-ce qui me plairait le plus, être à la place de
l’avocat ou sur le banc de la presse ? Sur le banc de la presse, répondis-je, et l’ami an-
nonça à mon père : « Robert sera journaliste ». Je ferais donc moi aussi partie de
l’armée des « soldats de la presse ».
J’ai commencé par travailler au Newcastle Evening Chronicle, puis au Sunday Ex-
press, où je pourchassais les ecclésiastiques ayant fui leur paroisse aux bras de starlet-
tes. Au bout de trois, ans, je suppliai le Times de m’embaucher. Ils m’envoyèrent en
Irlande du Nord pour y couvrir le conflit pervers légué par le colonialisme britannique.
Cinq ans plus tard, je gagnai mes galons de soldat du journalisme : j’étais nommé cor-
respondant à l’étranger. C’était en avril 1976, j’étais en vacances sur la plage de Porto
Covo, au Portugal, où j’avais été envoyé pour couvrir les suites de la Révolution des
œillets. Depuis le sommet de la falaise, la postière du village me cria qu’une lettre
m’attendait. Elle était de la main du responsable de la section étranger du Times, Louis
Heren. « J’ai de bonnes nouvelles pour toi, écrivait-il. Paul Martin souhaite quitter son
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poste de correspondant au Moyen-Orient. Sa femme en a plus que marre, et je la com-
prends. Je lui propose le poste de numéro deux à Paris, j’offre Lisbonne à Richard
Wigg, et à toi le Moyen-Orient. Fais-moi savoir si ça t’intéresse… Ça serait une op-
portunité formidable pour toi, de bons sujets de reportage, plein de voyages et beau-
coup de soleil… » Dans le film de Hitchcock, le patron de Haverstock le convoque
dans son bureau avant de l’envoyer sur le front européen et lui demande : « Ça vous
plairait de couvrir les événements les plus importants de la planète ? » La lettre de He-
ren était moins emphatique, mais sa signification était la même.
J’avais vingt-neuf ans et on m’offrait le Moyen-Orient. Comment s’était senti le roi
Fayçal quand on lui avait « offert » l’Irak, ou son frère Abdallah quand Winston Chur-
chill lui avait « offert » la Transjordanie ? Louis Heren avait lui-même quelque chose
d’un peu churchillien. Il était têtu, éloquent, il aimait le bon vin et avait lui aussi été
correspondant au Moyen-Orient. De « bons » sujets de reportage, oui, j’allais en voir,
mais des sujets souvent terrifiants ; des voyages, j’en connaîtrais à n’en plus en finir ;
quant au soleil, sa cruelle présence serait une épée suspendue sur ma tête. Et puis les
journalistes n’ont pas les protections – ni les prétentions à la perfection – dont dispo-
sent les rois. Mais j’allais enfin faire partie de « cette petite armée d’historiens qui
écrivent l’histoire à l’ombre des canons ». Que d’innocence, que de naïveté de ma part.
Mais l’innocence, quand on sait la préserver, est la garantie de l’intégrité d’un journa-
liste. Et il faut se battre pour y croire.
Contrairement à mon père, je suis parti pour le front comme témoin, pas comme
combattant. Un témoin de plus en plus révolté, certes, mais au moins n’étais-je pas un
de ces guerriers furibonds, aveuglés par la passion, parfois même déments. Je vouais
un culte aux journalistes qui avaient couvert la Seconde Guerre mondiale et l’immédiat
après-guerre : Howard K. Smith, qui avait fui l’Allemagne nazie à bord du dernier
train en partance de Berlin avant la déclaration de guerre aux États-Unis en 1941 ; Ja-
mes Cameron, dont la couverture des essais nucléaires de Bikini en 1946 est peut-être
le reportage le plus littéraire et philosophique jamais publié par un organe de presse.
Dans les circonstances que connaît la région, correspondant au Moyen-Orient est
une profession un peu indécente. S’ils décidaient d’abandonner le champ de bataille,
les soldats sur lesquels j’écrivais risquaient la mort pour désertion, ou au moins la cour
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martiale. Les civils au milieu desquels je vivais et travaillais étaient obligés de rester
sur place en cas de bombardement, leurs familles pouvaient être décimées par
l’artillerie et les raids aériens. Citoyens de pays parias, aucune ambassade ne leur déli-
vrerait de visa salvateur. Mais moi, si je souhaitais jeter l’éponge, si j’en avais assez de
contempler toutes ces horreurs, je pouvais toujours faire mes valises et rentrer chez
moi en classe affaires, un verre de champagne à la main – en supposant que je n’ai pas
été tué auparavant, comme c’est arrivé à un trop grand nombre de mes confrères. C’est
pour ça que je ne supporte pas les bavardages psychologiques complaisants sur le
« traumatisme » des correspondants de guerre. Certains prétendent que seule une « thé-
rapie » adéquate peut nous aider, nous autres, scribes grassement payés, à « surmon-
ter » ces horreurs. Mais on n’a prévu aucune thérapie pour les masses de misérables
victimes des gaz irakiens, des missiles iraniens, de la cruauté des milices serbes, de la
brutale invasion israélienne du Liban en 1982, du massacre informatisé déchaîné par
l’Amérique contre l’Irak en 2003.
Je n’aime pas la formule « correspondant de guerre ». C’est l’histoire, pas le journa-
lisme, qui a condamné le Moyen-Orient à la guerre. « Correspondant de guerre », ça
sent un peu trop le romantisme frelaté ; ça fait un peu trop penser à ces journalistes de
l’époque victorienne qui suivaient les batailles depuis le haut d’une colline en compa-
gnie de ces dames, à distance de la souffrance, jetant de temps en temps un coup d’œil
sur les salves lointaines des canons. Mais la guerre, paradoxalement, est aussi une ex-
périence unique, extraordinaire, pour un journaliste. Elle lui permet de s’offrir des sen-
sations fortes par procuration, sans que ça lui coûte rien. Si vous avez vu le film, pour-
quoi ne pas vous offrir l’expérience réelle ? Je crains que certains de mes confrères
n’aient trouvé la mort de cette façon, en confondant la ligne de front avec Hollywood,
en croyant que les héros ne meurent jamais, que seuls les autres sont vulnérables aux
balles, qu’ils finiront tous comme Humphrey Haverstock, avec un reportage à la une et
une belle fille dans les bras. Mais les balles tuent vraiment. En une seule année, en
Bosnie, trente de mes confrères sont morts. Un petit Verdun guette tous les journalistes
innocents.
Quand j’ai formé le projet d’écrire ce livre, je le concevais comme une chronique
journalistique du Moyen-Orient à travers près de trois décennies. C’est la définition de
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mon livre précédent, Pity the Nation, un compte-rendu à la première personne de la
guerre civile libanaise et de deux invasions israéliennes2. Mais, au fur et à mesure que
j’explorais les étagères d’archives de ma bibliothèque, plus de 350 000 documents,
carnets et autres papiers, tantôt rédigés à la main en direct du champ de bataille, tantôt
tapés sur du papier télégramme par des opérateurs arabes fatigués, tantôt martelés sur
les télex cliquetants que nous utilisions avant l’invention d’Internet, je me suis rendu
compte que mon ouvrage serait plus que la simple chronologie d’un témoin visuel.
Mon père, ce vieux soldat de 1918, a lu mon témoignage sur la guerre du Liban,
mais il ne pourra pas lire le présent livre. Pourtant, il avait l’habitude de se référer sys-
tématiquement au passé pour comprendre le présent. Si seulement le monde n’était pas
entré en guerre en 1914 ; si seulement nous n’avions pas été aussi égoïstes au moment
de conclure la paix. C’est nous, les vainqueurs, qui avons promis à la fois
l’indépendance aux Arabes et un foyer national aux Juifs en Palestine. Les promesses
sont censées être tenues. Elles ont été trahies – les Juifs étaient naturellement convain-
cus que la Palestine tout entière leur était destinée – et ce sont des millions d’Arabes et
de Juifs du Moyen-Orient qui en payent aujourd’hui les conséquences.
Au Moyen-Orient, on a parfois l’impression que les événements historiques n’ont
pas de limite définie, pas de frontière, qu’il n’existe pas de moment conclusif où nous
puissions dire : « Stop, ça suffit, on tourne la page. » Je crois que je comprends cette
espèce de distorsion temporelle. Mon père est né au XIXe siècle. Je suis né dans la pre-
mière moitié du XXe siècle. Me voilà, en 1980, contemplant l’armée soviétique en train
d’envahir l’Afghanistan, en 1982, tapi derrière la ligne de front iranienne, face aux
légions de Saddam, en 2003, observant les premiers soldats de la troisième division
d’infanterie américaine qui traversent le grand pont sur le Tigre. Et pourtant, la Ba-
taille de la Somme a eu lieu à peine trente ans avant que je voie le jour. Bill Fisk était
dans les tranchées de France seulement vingt-huit ans avant ma naissance. Et je suis né
à six ans de la Bataille d’Angleterre, un an après le suicide d’Hitler. J’ai vu passer au-
2 Pity the Nation : Lebanon at War, Oxford University Press, 2001. La nouvelle édition américaine est intitulée Pity the Nation : The Abduction of Lebanon, Nation Books, New York, 2002. Les lecteurs intéressés par la guerre civile libanaise, les invasions israéliennes de 1978 et 1982, le massacre de Qana et autres tragédies liées à ce conflit peuvent consulter ce livre Nation. Je n’ai pas essayé de retracer l’histoire du Liban dans le présent ouvrage.
8
dessus de ma tête les avions britanniques qui rentraient de la Guerre de Corée, et je me
souviens de ma mère me disant en 1956 que j’avais de la chance d’être trop jeune pour
répondre à l’appel, sans quoi on m’aurait envoyé me battre sur le canal de Suez.
Si je ressens toutes ces choses de façon aussi personnelle, c’est parce que j’ai été
témoin d’événements que je ne peux aujourd’hui définir que comme l’expression de
l’arrogance du pouvoir. Les Iraniens avaient l’habitude de définir les États-Unis
comme le « centre de l’arrogance mondiale », ce qui me faisait rire à l’époque, mais je
commence à comprendre ce qu’ils voulaient dire par là. En 1918, au lendemain de la
victoire des Alliés, à la fin de la guerre de mon père, les vainqueurs se sont partagé les
territoires de leur anciens ennemis. En l’espace d’à peine dix-sept mois, ils ont tracé
les frontières de l’Irlande du Nord, de la Yougoslavie et d’une bonne partie du Moyen-
Orient. J’ai passé toute ma carrière - de Belfast à Sarajevo, de Beyrouth à Bagdad – à
contempler les incendies dont étaient victimes les peuples prisonniers de ces frontières.
Si l’Amérique a envahi l’Irak, ce n’est pas à cause des mythiques « armes de destruc-
tion massive » de Saddam Hussein, depuis longtemps détruites, mais pour refaire la
carte du Moyen-Orient, tout comme l’avait fait la génération de mon père plus de qua-
tre-vingts ans auparavant. En plein milieu de la guerre de Bill Fisk, et en partie grâce à
elle, eut lieu le premier génocide du siècle, le massacre d’un million et demi
d’Arméniens – anticipant le suivant, l’extermination des Juifs d’Europe.
Mon livre est aussi un livre sur la torture et les exécutions. Peut-être notre travail de
journalistes permet-il de temps à autre que s’ouvre la porte d’une cellule. Peut-être,
grâce à lui, un condamné à mort échappera-t-il parfois à la potence. Mais, plus le
temps passe, et plus grossit l’avalanche de lettres de lecteurs – adressées à l’auteur de
ces lignes ou à la rédaction de The Independent – qui, de plus en plus conscients et de
plus en plus désespérés, nous supplient de leur faire savoir comment ils peuvent faire
entendre leur voix alors que les gouvernements démocratiques censés les représenter
semblent avoir démissionné. Comment éviter qu’un monde aussi cruel n’empoisonne
l’existence de leurs enfants ? « Comment puis-je les aider ? », me demandait une bri-
tannique résidant en Allemagne après que The Independent eut publié un long article
de ma plume sur le viol des femmes musulmanes de Gacko en Bosnie. Deux ans après
9
les événements, ces femmes n’avaient encore reçu aucune assistance médicale interna-
tionale, aucune aide psychologique, aucun geste de compassion.
En fin de compte, je suppose que nous, les journalistes, nous essayons d’être les
premiers témoins impartiaux de l’histoire. S’il est une raison qui justifie notre exis-
tence, c’est au moins notre capacité de rendre compte des événements au moment où
ils ont lieu, de telle sorte que personne ne puisse dire : « Nous ne savions pas, per-
sonne ne nous a rien dit. » Il y a deux ans, j’en discutais avec Amira Hass, la brillante
journaliste israélienne dont les reportages sur les Territoires occupés dans Ha’aretz
dépassent tout ce qui a été écrit par des reporters non israéliens. Notre vocation est de
rédiger les premières pages de l’histoire, lui expliquai-je. Elle m’interrompit : « Non,
Robert, tu trompes. Notre rôle est de contrôler les centres de pouvoir. » Et, dans le
fond, je crois que c’est là la meilleure définition du journalisme que je connaisse ; dé-
fier l’autorité, toutes les autorités, surtout quand les gouvernements et les politiciens
nous entraînent dans la guerre, quand ils ont décidé de tuer et de laisser mourir.
Mais sommes-nous à la hauteur de cette tâche ? Le présent ouvrage ne répond pas à
cette question. Ma vie de journaliste a été une grande aventure. Elle continue de l’être.
Mais, en relisant ces pages après de longs mois d’écriture, je me rends compte qu’elles
sont remplies de récits de douleur, d’injustice et d’horreur. Elles nous parlent des fils
qui doivent payer pour les péchés commis par leurs pères. Elles nous parlent aussi de
génocide. J’ai toujours soutenu, sans doute sans espoir d’être entendu, qu’un journa-
liste devait constamment avoir sur lui un livre d’histoire. En 1992, j’étais à Sarajevo,
et un jour, alors que les obus serbes sifflaient au-dessus de ma tête, j’ai foulé le même
pavé d’où Gavrilo Princip a tiré le coup de feu fatal qui a envoyé mon père dans les
tranchées de la Première Guerre mondiale. Et, bien sûr, on continuait à tirer à Saraje-
vo, en 1992, l’année de la mort de mon père. Comme si l’histoire n’était qu’une gigan-
tesque chambre d’écho. Voici par conséquent l’histoire de sa génération. Et de la
mienne.
Beyrouth, juin 2005.
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1
« Un de nos frères a fait un rêve… »
« Ils combinent un amour fou pour leur pays avec une indiffé-rence non moins folle pour la vie, la leur aussi bien que celle d’autrui. Ils sont rusés, sans scrupules, inspirés. »
Stephen Fisher dans Correspondant 17, d’Alfred Hitchcock (1940).
Je savais que ça ressemblerait à ça. Le 19 mars 1997, devant l’hôtel Spinghar de Ja-
lalabad, avec ses pelouses impeccables et ses parterres de roses, un Afghan armé d’une
Kalachnikov m’invita à sortir de la ville en automobile. Cet après-midi là, la route de
Kaboul n’était plus vraiment une route, mais un amas de rochers et de crevasses lon-
geant les eaux tumultueuses d’un grand fleuve et surplombée par une vaste chaîne de
montagnes. L’Afghan me souriait de temps à autre, mais restait silencieux. Je savais
quel message ce sourire était censé me transmettre : fais-moi confiance. Mais je
n’avais pas confiance. À son sourire, je répondis par un rictus faussement amical. Tant
que je ne pourrais pas contempler un visage familier – celui d’un Arabe plutôt que
d’un Afghan –, je continuerais à scruter la route, attentif à l’apparition d’un piège,
d’un barrage, d’un homme armé surgi sans raison apparente. Même de l’intérieur de la
voiture, j’entendais le fracas de la rivière entre les défilés et contre les amas de rochers
gris, éclaboussant les parois du précipice. Monsieur « Fais-Moi Confiance » slalomait
prudemment entre les blocs de pierre et j’admirais la façon dont son pied nu manoeu-
vrait la pédale d’embrayage, comme s’il s’agissait de convaincre en douceur un cheval
d’escalader un rocher.
11
Une drôle de poussière blanche couvrait le pare-brise et, quand les essuie-glaces
nous dégageaient la vue, le paysage désolé, couleur de dune, s’offrait à nous dans toute
son âpre et impitoyable monotonie. L’aspect de la route n’avait guère dû changer de-
puis cent cinquante ans, quand le Major-Général William Elphinstone avait mené les
troupes britanniques au désastre. C’est sur ce tronçon de route que les Afghans avaient
anéanti une des meilleures armées de l’Empire britannique et, au-dessus de moi, je
pouvais apercevoir des villages dont les plus anciens habitants se rappelaient encore
les récits de leurs bisaïeux, qui avaient massacré les Anglais par milliers. Les pierres
de Gandamak, racontaient-ils, avaient été noircies du sang des cadavres britanniques.
L’année 1842 marque une des pires défaites des armes britanniques. Pas étonnant
qu’en Grande-Bretagne, on préfère oublier la Première Guerre d’Afghanistan. Mais les
Afghans, eux, n’oublient pas. « Farangiano », cria le conducteur en montrant du doigt
le fond du précipice avec un large sourire. « Farangiano », « les étrangers », « Angre-
zi », « les Anglais », « Jang », « la guerre ». Pas besoin de me faire un dessin. « Irlan-
da », lui répondis-je en arabe, « ana min Irlanda »., je viens d’Irlande. En supposant
même qu’il m’aie compris, le fait est que je lui mentais. Certes, j’avais été élevé Ir-
lande, mais ce qu’il y avait au fond de ma poche, c’était un petit passeport britannique
de couleur noire dans lequel le Premier Secrétaire de Sa Majesté pour les pays du
Commonwealth et les Affaires étrangères exigeait au nom de ladite Majesté qu’on
m’autorisât à « circuler librement sans le moindre obstacle ni délai » tout au long de
mon dangereux périple. Deux jours auparavant, à l’aéroport de Jalalabad, un jeune Ta-
liban d’à peine quatorze ans avait contemplé mon passeport en le tenant à l’envers,
faisant claquer sa langue et secouant la tête en signe de désapprobation.
La nuit était tombée et nous continuions à grimper la montagne, doublant des ca-
mions et des files de chameaux qui tournaient leur tête vers nos phares depuis
l’obscurité. Au moment de les dépasser, je pouvais voir leur haleine se condenser au-
dessus de la route. Leurs pattes sondaient le terrain caillouteux avec une prudence infi-
nie et, sous la lumière de nos phares, leurs yeux ressemblaient à des yeux de poupées.
Deux heures plus tard, nous fîmes halte au sommet d’une colline rocheuse et, au bout
de quelques minutes, une camionnette dévala en cahotant la pente de schiste de la
montagne.
12
Un Arabe vêtu à l’afghane s’approcha de notre véhicule. Je le reconnus aussitôt. Je
l’avais rencontré une première fois dans un village en ruine. « Je suis désolé,
Mr. Robert, mais je dois vous fouiller », dit-il en explorant l’étui de mon appareil pho-
to et la liasse de journaux que je transportais. Après quoi nous nous engageâmes sur la
piste construite par Ben Laden pendant son jihad contre l’armée soviétique au début
des années 1980. Ce furent deux heures d’odyssée terrifiante, la camionnette patinant
au bord d’horribles précipices sous la pluie mêlée de neige fondue, le pare-brise de
plus en plus couvert de buée au fur et à mesure que nous grimpions la montagne gla-
cée. « Quand vous croyez au jihad, c’est facile à faire », m’expliqua l’homme en
manœuvrant à grand peine le volant tandis que nos roues projetaient des pierres dans le
ravin couvert de nuages. De temps en temps, une lumière lointaine clignotait dans no-
tre direction du fond de l’obscurité : « Nos frères nous font savoir qu’ils nous ont vu ».
Au bout d’une heure, deux Arabes armés – l’un d’entre eux, qui arborait des lunet-
tes et avait le visage couvert par un keffieh, portait à l’épaule droite un lance-roquettes
antichar – surgirent de derrière les rochers en hurlant : « Stop ! Stop ! » Le brusque
coup de frein manqua de peu de me faire traverser le pare-brise. « Désolé, désolé »,
s’écria l’homme aux lunettes en posant son lance-roquettes par terre. Il extirpa un dé-
tecteur de métal de la poche de sa veste de combat et le fit passer sur toute la surface
de mon corps. Le chemin devenait de plus en plus effrayant au fur et à mesure de notre
progression, la jeep dérapait vers les bords du précipice et la lumière de nos phares
dansait au-dessus des abîmes que nous longions de part et d’autre. « Rien de tel qu’une
Toyota pour le jihad », lâcha le conducteur. Je ne pouvais que l’approuver, même si
j’étais convaincu que c’était là une publicité dont la firme japonaise se serait volontiers
passé.
On commença à apercevoir la lueur de la lune. Il y avait des nuages un peu partout,
dans les ravins au-dessous de nous et dans le ciel au-dessus de nos têtes, prenant en
écharpe les cimes des montagnes, tandis que nos phares illuminaient des cascades ge-
lées et des grandes flaques couvertes de glace. Oussama Ben Laden s’y connaissait en
voies de communication militaires : plus d’un véhicule blindé ou d’un camion de mu-
nition s’étaient péniblement frayé un chemin jusqu’ici pendant la lutte titanesque qu’il
avait menée contre l’armée soviétique. Et maintenant, le leader de cette guérilla – le
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premier combattant arabe contre Moscou – était de retour dans les montagnes qu’il
avait jadis arpentées. Nous croisâmes plusieurs nouveaux barrages surveillés par des
Arabes. On nous hurla encore plusieurs fois l’ordre de faire halte. Un homme très
grand, en uniforme de combat et portant des lunettes noires, palpa précautionneuse-
ment mes épaules, mon torse et mes jambes et scruta mon visage. Je le saluai : « Sa-
laam aleikum, la paix soit avec toi ». Je n’avais jamais rencontré un seul Arabe qui ne
répondît à ce salut par le traditionnel « Aleikum salaam ». Mais celui-là ne répondit
pas. Il y avait quelque chose de glacial dans son attitude. Oussama Ben Laden m’avait
invité à venir à sa rencontre en Afghanistan, mais ce guerrier ne faisait même pas
preuve du minimum de courtoisie. Il se comportait comme une machine, et il inspec-
tait une autre machine.
Ça ne s’était pas toujours passé comme ça. En fait, la première fois que j’avais ren-
contré Oussama Ben Laden, tout s’était déroulé avec une incroyable facilité. En dé-
cembre 1993, j’étais en train de couvrir un sommet islamique à Khartoum quand un
ami journaliste saoudien, Jamal Kashoggi, vint à ma rencontre dans le hall de mon hô-
tel. Grand, légèrement corpulent, vêtu d’un dishdash blanc, la longue tunique saou-
dienne, Kashoggi me prit par l’épaule et me conduisit vers la sortie. « Il y a ici quel-
qu’un que tu devrais rencontrer », me dit-il. Kashoggi est un musulman sincère –
malheur à qui se risquerait à interpréter ses lunettes rondes et son sens de l’humour
espiègle comme des signes de tiédeur religieuse –, et je devinai aussitôt à qui il faisait
allusion. Kashoggi avait déjà visité Ben Laden en Afghanistan pendant sa guerre
contre les Soviétiques. « Ça sera la première fois qu’il rencontre un journaliste occi-
dental. Ça risque d’être intéressant. » Pour Kashoggi, c’était une sorte d’exercice de
psychologie appliquée. Il voulait savoir comment Ben Laden réagirait à un infidèle.
Moi aussi.
L’histoire de Ben Laden était tout aussi instructive qu’elle était aventureuse. Quand
l’armée soviétique avait envahi l’Afghanistan en 1979, la famille royale saoudienne –
encouragée par la CIA – avait envisagé d’offrir aux Afghans l’assistance d’une légion
arabe, si possible dirigée par un prince saoudien, qui mènerait une guerre de guérilla
contre les Russes. Non seulement cette initiative permettrait de prouver que, contrai-
rement à une opinion populaire particulièrement bien fondée, les dirigeants saoudiens
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n’étaient pas seulement des aristocrates veules et corrompus, mais elle contribuerait à
restaurer l’honorable tradition du guerrier du Golfe prêt à défier la mort pour défendre
l’oumma, la communauté des croyants. Fidèles à leur réputation, les princes de la mai-
son Saoud déclinèrent tous cette noble mission. Ben Laden, rendu furieux tant par leur
lâcheté que par l’humiliation des musulmans afghans face aux Soviétiques, se chargea
de l’assumer à leur place et, armé des fonds et de l’équipement fournis par son entre-
prise de construction, lança son propre jihad privé.
Et voilà comment ce milliardaire, de nationalité saoudienne mais d’humble origine
yéménite, allait devenir l’idole non seulement de ses compatriotes, mais de millions
d’Arabes, se transformant une légende vivante pour tous les écoliers, du Golfe à la
Méditerranée. Depuis l’époque où les Britanniques avaient fait de Lawrence d’Arabie
un surhomme, aucun aventurier n’avait conquis une image aussi héroïque ni une telle
popularité. Égyptiens, Saoudiens, Yéménites, Koweïtiens, Algériens, Syriens et Pales-
tiniens, des milliers de volontaires se frayèrent un chemin jusqu’à la ville frontalière de
Peshawar, au Pakistan, pour combattre aux côtés de Ben Laden. Mais, une fois que les
moudjahidines afghans et la légion arabe de Ben Laden eurent bouté les Soviétiques
hors d’Afghanistan, chaque faction afghane se retourna contre ses rivales avec une
férocité tribale digne d’une meute de loups. Dégoûté par cette perversion de l’Islam –
ce sont de telles dissensions au sein de l’oumma qui, à l’origine, avaient entraîné le
schisme entre musulmans chiites et sunnites –, Ben Laden rentra en Arabie saoudite.
Mais ce n’était là que le début de son périple d’amertume spirituelle. Quand Sad-
dam Hussein envahit le Koweït en 1990, Ben Laden offrit de nouveau ses services à la
famille royale saoudienne. Il était inutile de faire appel aux États-Unis pour protéger
les principaux lieux saints de l’Islam. Seuls les muslmans avaient le droit de défendre
La Mecque et Médine, les deux villes où le prophète Mahomet avait reçu et retransmis
le message de Dieu. À la tête de ses « Afghans », ses moudjahidines arabes, Ben La-
den mènerait le combat contre les troupes irakiennes sur le sol du Koweït et les chasse-
rait de l’émirat. Mais le roi Fahd préféra s’en remettre aux Américains. C’est ainsi que,
alors que la 82e Division aéroportée débarquait au nord-est du pays, à Dhahran, et se
déployait dans le désert à quelques 600 kilomètres de Médine – la ville où le Prophète
avait trouvé refuge et fondé la première société islamique –, Ben Laden quitta
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l’atmosphère corrompue de la maison Saoud et alla faire don de sa générosité a une
autre « République islamique » : le Soudan.
Au nord de Khartoum, nous nous enfonçâmes dans un paysage désertique de sable
blanc parsemé d’antiques pyramides inexplorées, tombes pharaoniques trapues et plus
petites que celles de Khéops, Khéphren et Mykérinos. Nous étions en plein mois de
décembre, mais un vent brûlant et agressif balayait le désert et, quand Kashoggi, fati-
gué de la climatisation, ouvrit sa fenêtre, le courant d’air fit claquer son keffieh. « Ici,
les gens aiment bien Ben Laden », déclara-t-il sur un ton anodin, comme s’il s’agissait
d’une remarque à propos d’un convive. « Il a investi dans le pays, son entreprise de
construction y travaille et les autorités l’apprécient. Il aide les pauvres. » Il n’y avait
guère là de quoi surprendre. Dans l’Arabie du VIe siècle, Mahomet, qui était devenu
orphelin dès son plus jeune âge, avait été particulièrement préoccupé par le sort des
pauvres, et la générosité envers les plus défavorisés était une des facettes les plus atti-
rantes de l’Islam. En passant du rôle de champion de la guerre sainte à celui de bien-
faiteur de la communauté, Ben Laden ne faisait que marcher sur les traces du Prophète.
Il venait juste de finir de construire une nouvelle route dans le désert entre la route
Khartoum–Port-Soudan et le minuscule village d’Almatig, au nord du pays. Ses bull-
dozers étaient les mêmes qu’il avait utilisés pour construire les pistes empruntées par
la guérilla afghane, et nombre des ouvriers de ses chantiers étaient ses anciens camara-
des de combat de la guerre contre l’Union soviétique. Bien entendu, le Département
d’État américain ne manifestait pas le même enthousiasme à l’égard des activités phi-
lanthropiques de Ben Laden. Il accusait le Soudan de « parrainer le terrorisme interna-
tional » et Ben Laden lui-même de gérer des « camps d’entraînement pour terroristes »
dans le désert soudanais.
Mais, quand nous arrivâmes à Almatig, Oussama Ben Laden nous attendait dans sa
tunique bordée d’une frange dorée, assis sous le dais d’une tente face à une foule de
villageois admiratifs et protégé par une troupe de ces mêmes moudjahidines arabes qui
avaient combattu à ses côtés en Afghanistan. Barbus, silencieux, sans armes – mais ne
s’éloignant jamais à plus de quelques mètres de l’homme qui les avait recrutés, entraî-
nés et envoyés au front -, ces fidèles compagnons observaient d’un air sombre les vil-
lageois soudanais faisant la queue pour venir remercier l’homme d’affaires saoudien
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qui était sur le point d’achever de relier leur bourg misérable à la capitale, et ce pour la
première fois dans l’histoire.
La première chose qui me frappa chez cet homme en longue tunique brune et aux
pommettes saillantes fut sa timidité. Il détournait les yeux chaque fois que les chefs du
village lui adressaient la parole. Leur gratitude semblait le mettre mal à l’aise, et il es-
quissa à peine un demi-sourire quand des petites filles couvertes d’un tchador mini-
ature exécutèrent une danse en son hommage, ou quand des prêcheurs locaux louèrent
sa sagesse. Un cheikh barbu déclara : « Le Soudan a traversé plusieurs révolutions
sans que jamais on ne nous construise notre route. Nous avons attendu si longtemps
avant de perdre tout espoir, et puis Oussama Ben Laden est apparu ». Je remarquai que
Ben Laden, la tête toujours penchée, scrutait le vieil homme du coin de l’oeil, visible-
ment gêné d’être ainsi confortablement installé face à un ancien malgré le respect qu’il
éprouvait pour son grand âge. Ce qui le mettait encore plus mal à l’aise, c’était
d’apercevoir un Occidental debout à quelques mètres de là et, de temps à autre, il jetait
vers moi un coup d’œil pas vraiment hostile mais franchement soupçonneux.
Kashoggi lui donna l’accolade. Ben Laden l’embrassa sur les deux joues, comme le
font les bons musulmans. Tous deux avaient affronté les mêmes dangers côte-à-côte en
Afghanistan. Ben Laden devait se dire que Jamal Kashoggi avait sans doute une bonne
raison pour avoir amené ici cet étranger. Tout en écoutant son ami, Ben Laden me re-
gardait en effet du coin de l’oeil, hochant la tête à l’occasion. « Robert, je voudrais te
présenter le cheikh Oussama », me lança Kashoggi d’une voix tonitruante pour couvrir
les chants des enfants. Ben Laden était un homme de haute stature, et il se rendait bien
compte que ça le mettait dans une position avantageuse au moment de serrer la main
d’un journaliste anglais. Salaam aleikum. Sa poignée de main était ferme sans être ex-
cessivement énergique. Il avait vraiment l’air d’un montagnard. Son regard vous scru-
tait intensément. Il était svelte, avait de longs doigts minces et un sourire assez indes-
criptible, mais qui n’évoquait rien de spécialement maléfique. Il me proposa de
converser au fond de la tente pour éviter d’être dérangés par les cris des enfants.
Avec le recul, sachant ce que je sais aujourd’hui sur la figure totalement mons-
trueuse que cet homme a fini par incarner dans l’imaginaire collectif de l’humanité, je
me creuse la mémoire pour ressusciter le moindre indice, la moindre preuve, qu’un tel
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personnage pouvait être à l’origine d’une action qui allait changer pour toujours le sort
de la planète. Ou du moins, qui allait permettre à un président américain de convaincre
ses compatriotes que le sort de la planète avait changé pour toujours. Officiellement,
Ben Laden rejetait le « terrorisme ». La presse égyptienne, pour sa part, prétendait
qu’il avait amené avec lui au Soudan des centaines de combattants arabes, tandis que
les cercles diplomatiques occidentaux de Khartoum laissaient entendre que certains
des guerriers « afghans » qui accompagnaient l’entrepreneur saoudien au Soudan s’y
entraînaient activement en vue de futurs jihad en Algérie, en Tunisie et en Égypte. Ben
Laden était au fait de ces spéculations. « Ce sont les ragots habituels propagés par les
médias et les ambassades, expliquait-il. Je suis un ingénieur. Ma spécialité, c’est
l’agriculture et la construction. Si je gérais des camps d’entraînement au Soudan, je
n’aurais pas le temps de m’occuper de mon travail. »
Son « travail » ne manquait pas d’ambition. Il ne s’agissait pas seulement de relier
Almatig à la capitale, mais de construire une toute nouvelle route entre Khartoum et
Port-Soudan. L’ancienne route s’étendait sur 1 200 kilomètres, tandis que la nouvelle
voie de communication rapide projetée par Ben Laden ne ferait plus que 800 kilomè-
tres, une distance qu’il serait désormais possible de parcourir en un seul jour. En raison
de son soutien à Saddam Hussein après l’invasion du Koweït par les troupes irakiennes
en 1990, le Soudan était presque aussi mal vu par l’Arabie saoudite que par les États-
Unis, mais Ben Laden avait décidé de mettre son infrastructure guerrière au service de
la construction d’un État paria. Pourquoi n’avait-il pas mis ses talents au service de la
reconstruction de l’Afghanistan dévasté ? Au début, assis au fond de la tente, se curant
les dents avec une baguette de mishwak, il refusa de me parler du conflit afghan. Mais
il finit par céder. Il avait contribué à la victoire des Afghans, également soutenus
contre les Russes par les Américains, les Saoudiens et les Pakistanais. De cela, il vou-
lait bien parler. Il croyait que j’allais lui poser des questions sur le « terrorisme », mais
quand il se rendit compte que c’était bien l’Afghanistan qui m’intéressait, malgré toute
la réserve et la suspicion que lui inspirait mon statut d’étranger, son désir de raconter
une expérience qui avait complètement transformé sa vie prit le dessus.
« Ce que j’ai vécu là-bas en deux ans, je n’aurais pas pu le vivre en cent ans
d’existence dans un autre pays. Quand l’invasion soviétique a commencé, j’étais tel-
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lement furieux que j’ai aussitôt fait mes bagages. Je suis arrivé en Afghanistan au bout
de quelques jours, vers la fin de l’année 1979, et j’ai continué à m’y rendre régulière-
ment pendant neuf ans. J’étais indigné par l’injustice commise contre le peuple afghan.
Je me suis rendu compte que les gens qui accaparent le pouvoir dans le monde s’en
servent sous diverses étiquettes pour agresser les autres et leur imposer leurs opinions.
Oui, j’ai combattu en Afghanistan, mais mes frères musulmans ont fait beaucoup plus
que moi. Nombre d’entre eux y sont morts et je suis encore vivant. » L’invasion russe
est souvent datée de janvier 1980, mais les premières forces spéciales soviétiques sont
entrées à Kaboul avant Noël 1979, quand les services de Moscou – ou leurs satellites
afghans – ont assassiné le président communiste Hafizullah Amin et l’ont remplacé par
leur marionnette Babrak Karmal. Oussama Ben Laden avait donc réagi au quart de
tour.
Avec son collègue ingénieur irakien Mohamed Saad, aujourd’hui à la tête du chan-
tier de la route de Port-Soudan, Ben Laden avait dynamité les montagnes de Zazai,
dans la province de Pakhtia, pour construire dans de vastes tunnels des hôpitaux de
campagne et des dépôts d’armes destinés à la guérilla. Il avait aussi construit pour les
moudjahidines une piste en terre battue qui traversait tout le pays jusqu’à 25 kilomè-
tres de Kaboul, un véritable chef d’œuvre d’ingénierie que les Soviétiques n’arrivèrent
jamais à détruire. Mais quelle leçon avait-il tiré de la guerre contre les Russes ? Il avait
été blessé cinq fois et cinq cents de ses guerriers arabes étaient tombés au combat – on
peut contempler leurs tombes à Torkham, en Afghanistan, à quelques kilomètres de la
frontière. Et Ben Laden lui-même n’était pas immortel, n’est-ce pas ?
« Je n’ai jamais eu peur de la mort. En tant que musulmans, nous croyons qu’après
notre mort, nous allons au paradis. » Il avait cessé de mastiquer son morceau de mish-
wak et parlait lentement et sans interruption, légèrement penché en avant, ses coudes
reposant sur ses genoux. « Avant la bataille, Dieu nous envoie la seqina – la tranquilli-
té. Un jour, j’étais à seulement trente mètres des Russes et ils essayaient de me captu-
rer. Nous étions bombardés, mais mon cœur était empreint d’une telle paix que je me
suis endormi. L’expérience de la seqina est décrite dans nos plus anciens ouvrages.
J’ai vu un obus de mortier de 120 millimètres tomber devant moi, mais il n’a pas ex-
plosé. Un avion russe a lâché quatre bombes sur notre quartier général, mais elles
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n’ont pas explosé. Nous avons vaincu l’Union soviétique. Les Russes se sont enfuis…
Mon séjour en Afghanistan est l’expérience la plus importante de ma vie. »
Mais qu’en était-il des moudjahidines arabes qu’il avait amenés en Afghanistan –
membres d’une armée de guérilleros encouragés et armés par les États-Unis et oubliés
par leurs mentors à peine la guerre finie ? Ben Laden semblait s’attendre à cette ques-
tion : « Personnellement, ni moi ni mes frères n’avons vu la couleur de l’aide améri-
caine. Quand mes moudjahidines ont gagné la guerre et que les Russes ont été chassés,
des divisions ont commencé se faire jour, alors j’ai repris mon métier de constructeur
de routes à Taef et Abha. J’ai rapatrié l’équipement que j’avais utilisé en Afghanistan
pour construire des tunnels et des routes pour les moudjahidines. Oui, j’ai aidé certains
de mes camarades à venir ici après la guerre. » Combien ? Oussama Ben Laden secoua
la tête. « Je ne peux pas le dire. Mais ils sont ici avec moi maintenant, ils participent à
la construction de la route de Port-Soudan. »
Un mois plus tôt, j’étais en train de couvrir le conflit bosniaque, et j’expliquai à Ben
Laden que les combattants musulmans bosniaques de Travnik m’avaient mentionné
son nom. Ma remarque éveilla son intérêt. Chaque fois que je rencontrai Ben Laden, je
le voyais plus fasciné de savoir ce que les oulémas et les activistes musulmans disaient
de lui que ce que ses ennemis pensaient sur son compte. « Je ressens la même chose au
sujet de la Bosnie que de l’Afghanistan, mais la situation yougoslave n’offre pas les
mêmes opportunités. Un petit nombre de moudjahidines sont partis combattre en Bos-
nie-Herzégovine, mais les Croates ne leur permettent pas de circuler librement à tra-
vers leurs pays, comme le faisaient les Pakistanais. » N’était-il pas un peu décevant,
après avoir combattu pour Dieu et l’Islam en Afghanistan, de finir comme constructeur
de routes au Soudan ? Ben Laden chercha soigneusement ses mots : « Ils aiment ce
travail et moi aussi. C’est un projet formidable que nous accomplissons pour le bien
des gens d’ici, pour aider les musulmans et améliorer leurs conditions de vie. »
C’est à ce moment que je réalisai que d’autres personnes, des Soudanais qui ne fai-
saient visiblement pas partie des anciens camarades de Ben Laden, s’étaient rappro-
chés pour écouter notre conversation. Ben Laden, bien entendu, s’était rendu compte
de leur présence longtemps avant moi. Que pensait-il de la guerre civile en Algérie,
demandai-je ? Mais un homme en costume vert se présentant sous le nom de Moha-
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med Moussa – il prétendait être Nigérian, mais c’était en fait un agent des services de
sécurité soudanais – me donna une petite tape sur le bras : « Vous avez posé beaucoup
de questions, c’est plus que suffisant. ». Une petite photo, alors ? Ben Laden hésita, ce
dont il n’était guère coutumier, et je compris qu’il était en proie à un conflit entre la
prudence et la vanité. Finalement, il prit la pose sur la nouvelle route dans sa tunique à
frange dorée et arbora un timide sourire face à l’objectif. Il me laissa prendre deux
photos, puis fit un geste de la main gauche, tel un président mettant fin à une confé-
rence de presse, et partit inspecter son nouvel ouvrage.
Mais qu’en était-il au juste de cette nouvelle « République islamique » qui monopo-
lisait désormais ses pensées ? Ben Laden avait une maison à Khartoum – il avait
conservé un petit appartement dans son pays, à Jeddah, jusqu’au jour où les Saoudiens
l’avaient déchu de sa nationalité – et vivait au Soudan avec ses quatre épouses, dont
l’une n’était encore qu’une adolescente. Son entreprise de construction – à ne pas
confondre avec la firme bien plus importante dirigée par ses cousins – était payée en
monnaie soudanaise qu’il réinvestissait dans l’achat de sésame, de blé et de graines de
tournesol destinés à l’exportation. Faire du profit ne semblait pas être sa priorité numé-
ro un. Et le Soudan ?
Le pays pouvait se flatter d’accueillir un autre monstre islamique potentiel aux yeux
de l’Occident. Hassan Abdullah Tourabi, l’adversaire de la « tyrannie » occidentale,
un personnage présenté comme « diabolique » par la presse égyptienne, était censé être
le grand ayatollah de Khartoum, mentor intellectuel du Front national islamique et
cerveau de la dictature militaire du Général Omar Bashir. C’est dans un escalier du
palais de Bashir que le général Charles Gordon avait été taillé en pièces, en 1885, par
les partisans de Mohamed Ahmed ibn Abdullah, le Mahdi, un homme qui, tout
comme, Ben Laden, prônait lui aussi le retour à la « pureté » islamique. Mais, quand je
fis la rencontre de Tourabi dans son vieux bureau de style britannique, il était perché
comme un oiseau sur sa chaise, la jambe gauche repliée sous lui, vêtu d’une tunique
blanche agrémentée d’une écharpe, ses mains s’agitant au devant d’une barbe poivre et
sel. C’était lui qui avait organisé la « Conférence populaire arabo-islamique » que
j’étais censé venir couvrir. Dans le vaste centre de conférence Khartoum, j’avais ren-
contré toutes les variétés d’islamistes, de chrétiens, de nationalistes et d’intégristes,
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tous ennemis mais unis par la seule exigence de modération formulée par Tourabi :
chiites, sunnites, Arabes, non Arabes, le Fatah de Yasser Arafat côtoyant tous ses en-
nemis arabes – Hamas, le Hezbollah, le Front démocratique de libération de la pales-
tine, le Front islamique du salut algérien –, bref, la totale, et avec eux des représentants
du Parti du peuple pakistanais, des islamistes tunisiens de Ennahda, des Afghans de
toutes les tendances et un délégué du somalien Mohamed Aïdid, lui-même « trop oc-
cupé pour pouvoir se déplacer », selon l’euphémisme des organisateurs de la confé-
rence, vu qu’il était pourchassé par l’armée américaine dans les rues de Mogadiscio.
Toutes les contradictions du monde arabe étaient représentées dans une ville où
l’architecture coloniale datant de l’époque britannique – villas basses au milieu des
bougainvillées, bâtiments administratifs fatigués étouffant sous la chaleur et postes de
police à moitié en ruines – côtoyait des slogans révolutionnaires non moins surannés.
C’était en cet antique carrefour entre le monde arabe et l’Afrique tropicale que les
eaux du Nil bleu et du Nil blanc confluaient. Treize ans de pouvoir nationaliste – la
mahdiya –, soixante ans de domination coloniale britannique exercée depuis le Caire et
près de quarante d’une indépendance ravagée par les dissensions avaient laissé le Sou-
dan hériter d’une identité chancelante, anémique, incertaine. Était-il vraiment « isla-
mique » – au lendemain de l’indépendance, le parti de l’oumma était dirigé par le fils
et les petits-fils du Mahdi –, ou bien les régimes militaires qui s’étaient succédé depuis
1969 garantissaient-ils son caractère « socialiste » ?
Tourabi essayait de jouer un rôle d’intermédiaire entre Arafat, qui venait de signer
les accords d’Oslo avec Israël, et ses adversaires au sein du monde arabe, à savoir pra-
tiquement tout le monde. On peut supposer qu’il se livrait à une tentative pas très sub-
tile de faire retirer le Soudan de la liste des « États terroristes » dénoncés par Washing-
ton en essayant de convaincre le Hamas et le Jihad islamique de soutenir Arafat. « Per-
sonnellement, je connais très bien Arafat, souligna Tourabi. C’est un ami proche. Il a
jadis été islamiste, vous savez, et puis il a peu à peu glissé vers le camp du nationa-
lisme arabe… Il m’a consulté avant de signer [l’accord avec Israël]. Il est venu au
Soudan, et j’essaie de défendre sa position auprès des autres. C’est une solution dictée
non pas par la justice, mais par la nécessité. Qu’est-ce qu’il pouvait faire d’autre ? Il
n’avait plus d’argent, son armée était impuissante, il y avait les réfugiés, les 10 000
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prisonniers des geôles israéliennes. Même gouverner une municipalité vaut mieux que
rien. »
Mais si la Palestine libre se réduisait à une municipalité, qu’est-ce que cela signifiait
pour les Arabes ? Ils restaient en quête d’un leader qui ne parle pas le langage de la
reddition, d’un chef de guerre, d’un homme capable de prouver qu’il pouvait vaincre
une superpuissance. Le Mahdi ne croyait-il pas lui-même être un homme de cette
trempe ? N’avait-il pas exigé de ses guerriers, à la veille de leur marche sur Khartoum,
qu’ils affrontent les troupes du général Gordon même au prix de la vie des deux tiers
de leurs compagnons ? Mais, comme presque tous les États arabes, le Soudan s’était
refait une identité conforme aux fantaisies de ses dirigeants. Khartoum était la « capi-
tale des vertus », c’est du moins ce que d’immenses banderoles proclamaient dans les
rues en ce mois de décembre.
Mais, au Soudan, il faut toujours se méfier des apparences. Dans la chaleur acca-
blante de midi, le terminal ferroviaire de Khartoum n’évoquait nullement une Républi-
que islamique en formation, pas plus que les petits groupes de soldats en uniforme vert
jungle somnolant à l’ombre d’un bâtiment de gare en ruine tandis que deux grosses
pièces d’artillerie attendaient sur une plate-forme d’être chargées sur un train miteux à
destination de la guerre civile qui faisait rage dans le sud du pays. La Grande-Bretagne
avait longtemps encouragé le développement séparé du sud chrétien, largement étran-
ger à la langue arabe et à l’Islam, et ce jusqu’à la veille de l’indépendance, où Londres
avait tout d’un coup décidé que l’intégrité territoriale du Soudan était plus importante
que l’autonomie favorisée jusqu’alors. La minorité sudiste se rebella, et cette insurrec-
tion dominait depuis la vie du pays.
Un jour, les autorités de Khartoum devront donner des explications sur la liste dé-
taillée des atrocités commises pendant la guerre civile soudanaise qui a été remise aux
Nations Unies en 1993, faisant l’objet d’un rapport officiel dès l’année suivante. Les
témoins visuels parlent de viols, de pillages et de massacres dans la province méridio-
nale de Bahr al-Gazal, ainsi que de la pratique constante du kidnapping d’enfants su-
distes dans les rues de la capitale. D’après les documents transmis à l’ONU, les atroci-
tés les plus récentes avaient eu lieu au mois de juillet précédent, quand l’armée souda-
naise avait envoyé un train plein de mercenaires recrutés localement à travers le terri-
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toire contrôlé par les rebelles de l’Armée de libération du peuple soudanais. Sous les
ordres d’un officier mentionné comme le capitaine Ginat – commandant de la garnison
de la Force de défense du peuple dans la ville de Muglad, dans le sud du Kordofan, et
membre du conseil de gouvernement de la ville méridionale de Wo –, ces miliciens
avaient attaqué les tribus Dinka installées le long de la voie ferrée, rasant tous leurs
villages sur une distance de quinze kilomètres de chaque côté de la voie, massacrant
les hommes, violant les femmes et s’emparant de milliers de têtes de bétail. Les témoi-
gnages des autochtones qui s’étaient enfuis en abandonnant leurs familles mentionnent
entre autres le massacre des trois cents hôtes d’un mariage chrétien près de la rivière
Lol. Toujours d’après les mêmes documents, au mois de février précédent, les troupes
gouvernementales et les milices tribales loyalistes avaient massacré un grand nombre
de Dinka du sud dans un camp de réfugiés de Meiran.
Le Soudan n’était donc pas spécialement réputé pour son respect des droits de
l’homme et des libertés civiques. Pour autant, les délégués à la conférence islamique
étaient encouragés à s’exprimer librement. Mustafa Ceric, l’Imam bosniaque dont les
coreligionnaires étaient victimes du génocide perpétré par leurs voisins serbes,
condamna avec éloquence l’action de la Force de paix onusienne dans son pays. Je
l’avais rencontré un an auparavant à Sarajevo, alors qu’il accusait l’Occident
d’imposer aux troupes bosniaques un embargo sur les armes « au seul motif que nous
sommes Musulmans », et ses propos à Khartoum étaient marqués par la même amer-
tume. « Vous nous avez envoyé des troupes anglaises, et nous vous en remercions, me
dit-il. Mais vous ne voulez pas nous donner des armes pour nous défendre contre les
tchetniks [miliciens serbes] sous prétexte que cela ferait s’étendre le conflit et mettrait
en danger les soldats que vous avez envoyés pour nous aider. » Face à Ceric, on était
souvent forcé de ressentir une certaine humilité.
La conférence de Khartoum était donc devenue le symbole de l’humiliation des mu-
sulmans, des Arabes et de tous les islamistes, nationalistes et officiers révolutionnaires
qui dominaient le Moyen-Orient « moderne ». Un soir, les délégués libanais du Hez-
bollah me prirent à part pour me confier leur perception de la fragilité du régime :
« Nous étions invité à dîner avec Tourabi sur un bateau sur le Nil, m’expliqua l’un
d’entre eux. Au bout de plusieurs allers-retours sur une portion du fleuve, j’ai remar-
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qué qu’il y avait des gardes gouvernementaux qui nous surveillaient depuis chaque
rive. Et puis, tout d’un coup, il y a eu une série de coups de feu en provenance d’un
cortège de noces. On entendait fort bien la musique du mariage, mais Tourabi a eu si
peur qu’il s’est jeté à terre et est resté plaqué sur le sol pendant plusieurs minutes. Le
pays n’est visiblement pas complètement sous contrôle. » Et la façade de libre expres-
sion de la conférence ne ferait rien pour briser l’isolement que les États-Unis et leurs
alliés avaient décidé de faire subir au Soudan, ni pour protéger ses hôtes les plus illus-
tres.
Deux mois après ma visite à Ben Laden, un groupe d’hommes armés fit irruption à
son domicile de Khartoum et tenta de l’assassiner. D’après le gouvernement souda-
nais, les tueurs étaient probablement à la solde de la CIA. Manifestement, le Soudan
n’était pas un lieu sûr pour un nouveau Mahdi. C’est cette même année que l’Arabie
Saoudite déchut Ben Laden de sa nationalité. Les Saoudiens, puis les Américains, de-
mandèrent son extradition. Les autorités soudanaises consentirent à remettre aux mains
des Français un autre fugitif illustre, Ilich Ramirez Sanchez, dit Carlos le Chacal,
l’homme qui avait pris en otage onze ministres du pétrole lors d’une conférence de
l’OPEC à Vienne en 1975 et organisé un attentat contre l’ambassade de France à La
Haye. Mais Carlos était un révolutionnaire en déshérence, un alcoolique ventripotent
et suffisamment avili pour pouvoir être trahi sans trop de remords. Ben Laden apparte-
nait à une tout autre catégorie. Ses partisans étaient accusés d’être responsables des
attentats à la bombe de Riyad en novembre 1995 et de l’attaque contre les baraque-
ments militaires de al-Khobar, l’année suivante, qui avait fait vingt-quatre victimes
américaines et deux indiennes. Début 1996, on l’autorisa à quitter le Soudan à destina-
tion du pays de son choix. Il choisit de se réfugier sur la même terre où il avait jadis
radicalement approfondi sa foi en Dieu.
C’est ainsi que, par une chaude après-midi de juin 1996, le téléphone de mon bu-
reau Beyrouth me transmit l’un des messages les plus extraordinaires de ma carrière de
correspondant à l’étranger. « Mr. Robert, un ami que vous avez connu au Soudan sou-
haiterait vous rencontrer », me dit en anglais une voix marquée par son accent arabe.
Au départ, je crus qu’il s’agissait de Jamal Kashoggi, bien que j’eusse fait sa connais-
sance en 1990, longtemps avant d’aller à Khartoum. « Non, non, Mr. Robert, je parle
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de l’homme que vous avez interviewé. Vous comprenez ? » Oui, j’avais compris. Et
où donc pouvais-je le rencontrer ? « Là où il se trouve actuellement », me répondit
l’homme. La rumeur disait que Ben Laden était retourné en Afghanistan, mais elle
n’était pas confirmée. Je lui demandai comment faire pour l’y rejoindre. « Allez à Jala-
labad, on vous contactera. » Je notai le numéro de téléphone de mon interlocuteur.
L’appel venait de Londres.
La seule ambassade afghane qui pouvait m’accorder un visa se trouvait aussi à
Londres. Je n’étais pas pressé. J’estimais que si les Ben Laden de la planète manifes-
taient leur désir d’être interviewé, l’Independent n’était pas censé se précipiter au pre-
mier appel. Certes, il y avait un risque. Des milliers de journalistes mouraient d’envie
d’interviewer Oussama Ben Laden. Mais je supposais qu’il éprouverait plus de respect
pour un reporter qui ne courrait pas servilement à sa rencontre à peine quelques heures
après avoir été sollicité. J’avais aussi une autre préoccupation. Bien que les divers ser-
vices secrets du Moyen-Orient et du Pakistan aient jadis travaillé pour la CIA afin
d’aider les moudjahidines afghans contre les Russes, nombre d’entre eux étaient dé-
sormais en guerre avec l’organisation de Ben Laden, qu’ils accusaient de soutenir les
rébellions islamistes dans leurs propres pays. L’Égypte, l’Algérie, la Tunisie et
l’Arabie Saoudite soupçonnaient Ben Laden d’intervenir activement en faveur des in-
surgés locaux. Et si cette invitation était un piège, un leurre qui permettrait à la police
égyptien police ou aux très corrompus services pakistanais, l’ISI (Interservices Intelli-
gence Organisation) de suivre mes traces sur la piste de Ben Laden ? Pire encore, s’il
s’agissait d’une tentative d’attirer un journaliste connaissant Ben Laden dans un tra-
quenard mortel et de mettre sa disparition au compte des islamistes ? La presse inter-
nationale se risquerait-elle encore à vouloir interviewer Ben Laden après un coup pa-
reil ? Je rappelai donc l’homme de Londres. Serait-il disposé à me rendre visite à mon
hôtel ?
Le réceptionniste du Sheraton Belgravia appela ma chambre au début de l’après-
midi : « Il y a un monsieur qui vous attend dans le hall ». Le Belgravia est le plus petit
Sheraton du monde, même si ses tarifs ne sont pas aussi modestes. Ce jour-là, comme
à l’accoutumée, son hall au sol de marbre et aux murs ornés de boiseries accueillait des
petits groupes de vieilles dames prenant le thé, des hommes d’affaires en costume trois
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pièces et à la chevelure argentée dépassant un peu du col et des jeunes femmes élégan-
tes en bas noirs. Au moment d’y pénétrer, je remarquai près de la porte un homme qui,
malgré ses efforts pour passer inaperçu, arborait ostensiblement une grande barbe, une
longue tunique arabe de couleur blanche et des sandales en plastique. L’homme de
Ben Laden, présumai-je.
Khaled Fawaz dirigeait la section londonienne du Comité pour le Conseil et la Ré-
forme, un groupe d’opposition saoudien inspiré par Ben Laden et qui publiait réguliè-
rement de longs et fastidieux pamphlets contre la corruption de la famille royale saou-
dienne. Il s’assit d’un air scrupuleux dans le hall du Belgravia – au grand étonnement
des vieilles dames – et entreprit de m’expliquer le comportement inique de la maison
Saoud et la parfaite honorabilité de Oussama Ben Laden. À mon avis, Fawaz n’était
pas un adepte de la violence. De fait, deux ans plus tard, il devait m’exprimer person-
nellement son désarroi à propos de Ben Laden – un désarroi qui devait l’amener à la
rupture – quand ce dernier déclara la guerre « aux Américains, aux Croisés et aux
Juifs ». Mais, en 1996, le héros saoudien de la guerre afghane était encore irréprocha-
ble. « C’est un homme sincère, Mr. Robert. Il veut vous parler. Il n’y a rien à crain-
dre. » C’était ce que je souhaitais entendre ; quant à savoir si je le croyais, c’est une
autre histoire. J’annonçai à Fawaz que j’allais réserver une chambre à l’hôtel Spinghar
de Jalalabad.
C’est de l’Inde que décolle le vol le plus pratique pour l’est de l’Afghanistan, mais
le vol FG 315 d’Afghan Ariana Airlines de New Delhi à Jalalabad n’était pas du genre
à fournir aux passagers des magazines en papier glacé. Les passagères étaient entière-
ment masquées par leur burqa, la plupart des membres de l’équipage arboraient une
barbe et les cartons de jus de lychee portaient des traces de boue. Le chef steward se
dirigea vers mon siège et se pencha vers moi en me soufflant à l’oreille – comme s’il
était en train de me révéler un secret militaire de la plus haute importance – que « nous
allons voler à plus de 10 000 mètres d’altitude ». Si seulement ça avait pu être vrai.
Aux abords du vieil aérodrome militaire soviétique de Jalalabad, le pilote effectua un
virage de presque 180 degrés qui provoqua un coup de sang étourdissant chez ses pas-
sagers et entra en contact avec les premiers centimètres de l’étroit ruban de goudron,
conservant juste assez de puissance de freinage pour stopper l’appareil à quelques cen-
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timètres de l’extrémité du tarmac. Au vu des radars soviétiques mangés par la rouille
et de l’Antonov en ruine abandonné sens dessus dessous au bord de l’aire de station-
nement, je pouvais comprendre pourquoi le terminal de Jalalabad semblait passable-
ment moins luxueux que Heathrow ou JFK.
Alors que j’avançais péniblement en traînant mes bagages dans la chaleur, je cons-
tatai que le bâtiment zébré d’impacts de balles était quasiment vide. Pas de poste de
contrôle, pas de douanes, pas un seul bureaucrate armé d’un tampon, juste six jeunes
Afghans barbus, dont quatre armés de fusils, qui me scrutaient avec un mélange de
lassitude et de suspicion. Mes Salaam aleikums enjoués ne suscitèrent de leur part
qu’un grommellement en pasthoun. Que pouvait bien faire en Afghanistan cet étrange
énergumène dépourvu de couvre-chef avec son étui d’appareil photo flambant neuf et
son sac de toile plein de chemises et de coupures de presse ? « Taxi ? » En guise de
réponse, ils détournèrent les yeux vers le gros avion blanc et bleu qui avait si périlleu-
sement atterri dans leur ville, comme s’il détenait le secret de ma présence.
Je m’embarquai dans le véhicule d’un coopérant français. Apparemment, la ville en
était pleine. Jalalabad était une agglomération poussiéreuse où dominaient l’ocre et le
brun des maisons de bois et de torchis et des rues en terre battues et où régnait une
odeur caractéristique de charbon de bois et de crottin de cheval. La ville regorgeait
d’ânes, d’étalons, de cyclopousses de style indien, de bicyclettes datant de l’époque
victorienne et d’échoppes en bois, avec un petit air de Far-West transplanté dans le
sous-continent. Le mois précédent, deux des chefs locaux de la guérilla de l’ingénieur
Gulbuddin Hekmatyar s’étaient présentés au même moment dans un salon de coiffure
et avaient liquidé le coiffeur et deux autres clients suite à une querelle de préséance.
Un tiers des enfants hospitalisés à Jalalabad sont victimes de balles perdues tirées par
salves dans les mariages. La ville était mûre pour un peu de discipline islamique.
Ça ne faisait pas fuir les ONG et les organismes internationaux pour autant. Étaient
présents SAVE, le Programme alimentaire mondial, le PNUD, Médecins Sans Frontiè-
res, Madera, le Comité international de la Croix rouge, l’Emergency Field Unit, la cli-
nique pour orphelins Sandy Gall, le Comité suédois d’aide aux Afghans, le Haut
Commissariat aux Réfugiés de l’ONU et une organisation d’agronomes allemands ; et
je ne cite que les sigles affichés à la devanture des premiers bureaux en vue sur la
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route de Kaboul. Sept ans après le départ des dernières troupes soviétiques, quatre ans
après la chute du gouvernement communiste du président Mohamed Najibullah, les
moudjahidines victorieux se massacraient entre eux dans Kaboul. Alors à quoi bon ?
Toutes ces organisations n’étaient-elles là que pour apaiser notre culpabilité d’avoir
abandonné les Afghans à leur sort une fois remplie leur mission de chasser les Russes
du pays ? L’ONU avait laissé sur place une force de deux soldats chargés d’observer le
chaos régnant en Afghanistan – un Suédois et un Irlandais, tous deux logés à l’hôtel
Spinghar.
Bâti dans les années 1950, le Spinghar était une relique de la grande époque des
hippies en route vers l’Orient, avec ses hauts plafonds, ses jardins de roses et ses
grands palmiers qui, même en hiver, profitent de la tiédeur des vents qui remontent de
la vallée de l’Indus. Mais, dans la chaleur implacable de l’été 1996 – on était à la mi-
juillet –, un climatiseur jouait avec mes nerfs. J’étais obligé de l’allumer pour rafraî-
chir ma chambre double à l’étage, mais la vibration rugissante de son moteur était tel-
lement infernale qu’il m’était impossible de dormir. Alors je l’éteignais. Mais, quand
je reprenais la lecture de mon unique livre de voyage – Plain Tales from the Raj –, je
dégoulinais tellement de sueur que mes doigts restaient collés aux pages.
C’est alors qu’un bizarre bruissement, une espèce de raclement étouffé, se fit enten-
dre en provenance de l’appareil muet. Je me levai et, à un mètre cinquante de mon vi-
sage, j’aperçus la tête de dragon d’un lézard géant m’observant de derrière la grille du
climatiseur. Je levai la main, la tête disparut un instant. Et puis le voilà de nouveau,
une gueule de brontosaure miniature en armure suivie d’un long torse caoutchouteux
aux reflets gris-vert dans la lumière déclinante de l’après-midi et de grosses pattes en
ventouse agrippées aux orifices de plastique de l’appareil. L’animal se déplaçait en
tressautant comme dans un vieux film muet. Tantôt je voyais sa tête, tantôt, en un clin
d’œil, la moitié de son corps élastique à la respiration convulsive, et, quelques instants
plus tard, c’était la créature tout entière qui pendait du rideau au-dessus de mon lit,
ondulant sur le tissu, étrange et un peu inquiétante, me regardant du coin de l’œil par
dessus son épaule cuirassée. Qu’est-ce qu’il faisait dans ma chambre ? Mystère. Et
puis le voilà qui disparaissait dans les plis de la tenture.
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Comme il se doit, j’allumai alors le climatiseur et la chambre fut envahie par une
vague d’air glacial. Je me blottis sur le deuxième lit et je contemplai le haut du rideau,
attentif au moindre mouvement. J’avais peur de cette chose et elle avait peur de moi.
Et ce n’est qu’au bout d’une demi-heure que je me rendis compte que les deux petites
vis brillantes sur la tringle à rideau n’étaient autres que ses yeux en forme de perles.
Tous deux captivés, nous nous observions mutuellement. Qui d’autre, encore, pouvait
bien m’observer ? Le lendemain matin, je me réveillai épuisé et couvert de sueur.
D’après le jeune garçon de la réception, vêtu d’une longue chemise et coiffé du tradi-
tionnel pakul, il n’y avait pas de message pour moi. Ben Laden a des amis à Jalalabad,
les chefs de tribu le connaissent et le protègent, et même Khaled Fawaz m’avait averti
que je devais faire savoir à l’« ingénieur Mahmoud » que j’étais arrivé en Afghanistan
pour rencontrer le « cheikh Oussama ».
Il se trouve que l’ingénieur Mahmoud travaillait pour le Département de lutte contre
la drogue et pour le développement de la ville, installé dans une petite rue de Jalala-
bad. Je n’étais pas trop surpris d’apprendre qu’un puritain comme Ben Laden soit lié à
un programme d’éradication de la drogue. En 1996, l’Afghanistan était le premier
fournisseur mondial d’opium cultivé illégalement et produisait environ 2 200 tonnes
de pâte d’opium soit 80 % de l’héroïne consommée en Europe occidentale. Ce qui ne
veut pas dire que les Afghans n’en consomment pas. On peut croiser dans le bazar de
Jalalabad des jeunes gens aux yeux morts et aux bras flétris par l’usage de la seringue.
Ce sont des toxicomanes de retour des camps de réfugiés du Pakistan, témoins agoni-
sants du fléau de l’héroïne. « C’est un spectacle tout à fait instructif pour les Afghans,
m’expliqua froidement un coopérant occidental. Comme ça, ils peuvent constater quels
sont les effets des champs de pavots qu’ils cultivent – et s’ils sont aussi bons musul-
mans qu’ils le prétendent, peut-être arrêteront-ils un jour de produire de l’opium. » Et
d’ajouter avec un sourire sarcastique : « Ou peut-être pas. »
Probablement pas. L’est de la province de Nangarhar accueillait alors 80 % de la
production de pavot du pays – ce qui correspond à 64 % de l’héroïne ouest-
européenne – et les laboratoires avaient migré du Pakistan à la zone frontalière de
l’Afghanistan. C’était de véritables forteresses équipées d’armes anti-aériennes et de
véhicules blindés qui produisaient des centaines de kilos d’héroïne par jour et pou-
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vaient résister à une offensive militaire. Les autorités locales de Jalalabad prétendaient
avoir éradiqué 30 000 hectares de champs de pavot et de chanvre indien au cours des
deux années précédentes, mais leurs efforts – dont on peut saluer le courage, vu la
puissance de feu des producteurs de drogue – semblaient tout aussi vains que les tenta-
tives du reste du monde pour en finir avec la toxicomanie.
Dans le bureau de l’ingénieur Mahmoud, le problème était exposé dans toute sa
simplicité par une carte de la province de Nangarhar ; tout au long de la frontière
orientale, une éruption de petits points rouges signalait les champs de pavot et les labo-
ratoires censés être les cibles des commandos armés de Mahmoud. « Nous procédons à
l’éradication des champs de haschich en obligeant les paysans à détruire les cultures de
chanvre sous la menace des armes, m’expliqua-t-il. Pour les champs de pavot, nous
utilisons généralement nos propres bulldozers. Nous travaillons armés, et les paysans
ne peuvent pas nous arrêter. Notre choura [conseil] vient de demander aux oulémas de
consacrer leurs prêches au caractère maléfique de la production de drogue en citant le
Coran à l’appui de leurs dires. Et, pour la première fois, nous avons réussi à détruire
des champs de haschich sans avoir recours à la force. » Le soutien des Nations Unies à
Mahmoud et à son équipe de dix hommes lui paraissait encourageant. Sur le marché de
Jalalabad, les paysans obtenaient à peine 140 dollars pour sept kilos de haschich, et un
peu plus de 250 pour sept kilos d’opium – soit à peu près le même prix que pour des
céréales. L’ONU fournissait des semences de blé aux cultivateurs désireux
d’abandonner la production de drogue en leur expliquant que leurs bénéfices seraient
les mêmes sur les marchés locaux.
Quelques mois auparavant – et on touche ici du doigt la topographie paradoxale des
contacts de Ben Laden –, l’ingénieur Mahmoud avait visité Washington : « Les autori-
tés antidrogue des États-Unis m’ont fait visiter leur nouveau quartier général – un bâ-
timent énorme, vous ne pouvez même pas vous imaginer, grand comme la moitié de
Jalalabad, super luxueux, plein d’ordinateurs. Ils ont plein d’argent, mais il n’y a pas
un sou pour nous, alors que nous essayons de stopper la production de drogue. » Les
collègues de l’ingénieur Mahmoud gagnaient moins de 50 dollars par mois et son pre-
mier adjoint, Shamsul Hag, expliquait que, le mois précédent, leur équipe avait dû
acheter 4 000 kilos de semences de maïs pour les distribuer aux paysans. Mais les res-
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ponsables des ONG occidentales de Jalalabad ne l’entendaient pas de cette oreille.
« Haji Qadir, le gouverneur de Jalalabad, est allé voir le responsable antidrogue de
l’ONU à Islamabad, me raconta l’un d’eux, et lui a dit : “Écoutez, j’ai fait détruire
20 000 hectares de champs de pavot, alors maintenant, vous devez m’aider, parce que
les gens attendent de vous quelque chose en échange.” Sauf que c’est un petit peu plus
compliqué que ça n’en a l’air. Ce qui se passe, c’est que des paysans qui n’ont jamais
cultivé d’opium se mettent à en planter pour obtenir des semences de maïs gratuites en
échange des champs de pavot qu’ils auront détruits à peine plantés. » D’autres coopé-
rants soupçonnaient les paysans d’alterner leurs cultures à chaque saison, passant du
blé au pavot et inversement. La vente d’opium était ainsi de plus en plus rentable et
contribuait au trafic d’armes transportées dans des caisses à travers la gare pakistanaise
de Landi Kotal et convoyées par le train à vapeur de Peshawar jusqu’à la frontière afg-
hane.
La culture du pavot était devenue une véritable agro-industrie et les trafiquants au
service des barons de la drogue afghans disposaient désormais de conseillers techni-
ques qui venaient visiter la province de Nangarhar pour y prodiguer leur expertise
agronomique et chimique. Ils payaient la marchandise d’avance et étaient si préoccu-
pés par la santé de leurs employés qu’ils leur avaient fourni des masques pour travail-
ler dans les ateliers de production d’opium. On racontait même qu’ils leur offraient
une assurance-maladie. Bref, du capitalisme à grande échelle, bien qu’en toute illégali-
té. Quand j’interrogeai un responsable européen de l’ONU pour savoir comment la
communauté internationale pouvait affronter un tel système, il aspira une bouffée d’air
et tonna : « En légalisant la consommation ! Si vous légalisez, ce sera la fin des barons
de la drogue. Ils seront ruinés et se massacreront mutuellement. Mais, bien entendu, le
monde n’acceptera jamais cette solution. Alors nous continuerons à mener une guerre
perdue d’avance. »
Quand je rapportai ces propos à l’ingénieur Mahmoud, il se contenta de hausser les
épaules. Que pouvait-il bien y faire ? Pour la troisième fois, je soulevais le thème du
« cheikh Oussama ». Ce n’était pas moi qui cherchais le cheikh, insistai-je, c’est le
cheikh qui voulait me rencontrer. J’étais venu à Jalalabad à sa demande. Il voulait me
voir. « Alors pourquoi me demandez-vous que je le trouve pour vous ? », m’interrogea
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Mahmoud avec une logique implacable. Ce n’était pas un problème linguistique,
l’ingénieur parlait un excellent anglais. Il m’avait parfaitement compris, mais sa com-
préhension se mêlait à une forte dose de suspicion. Quelqu’un – je ne voulais pas men-
tionner Khaled Fawaz – m’a dit d’entrer en contact avec Mahmoud, expliquai-je. Peut-
être pouvait-il signaler au cheikh que j’étais à l’hôtel Spinghar ? Mahmoud me regarda
avec un air de commisération : « Et qu’est-ce que je peux y faire ? »
J’envoyai un message par l’intermédiaire du casque bleu suédois, qui était aussi
opérateur radio et me mit en liaison avec la seule personne envers laquelle j’éprouvais
une confiance totale. Pas moyen d’établir le contact, expliquai-je. Appeler Khaled Fa-
waz à Londres, SVP. Le lendemain, nous reçûmes un message radio se faisant l’écho
des conseils de Fawaz : « Dites à Robert qu’il fasse bien comprendre qu’il n’est pas là
par sa propre volonté. Il ne fait que répondre à la requête de notre ami. Il doit faire
comprendre à l’ingénieur qu’il n’a fait qu’accepter une invitation. L’ingénieur peut
confirmer ce fait auprès de notre ami… Insistez qu’il a été invité et qu’il n’a pas voya-
gé de sa propre initiative. C’est la voie la plus rapide. Sinon, il devra attendre. » Je re-
tournai voir l’ingénieur Mahmoud. Il était d’excellente humeur. En fait, l’idée que je
mijotais à Jalalabad dans l’attente du cheikh lui paraissait tout à fait hilarante. C’était
tellement extravagant, tellement risible, tellement bizarre. Le thé coulait à flot, et cha-
que fois qu’un visiteur passait le voir – un membre de son équipe, un fonctionnaire
envoyé par le gouverneur, un mendiant dont le fils était en prison pour une affaire de
drogue –, Mahmoud se faisait un plaisir de lui raconter l’histoire de l’Anglais sans
couvre-chef qui croyait avoir été invité à Jalalabad et passait son temps à l’hôtel
Spinghar à attendre, attendre et attendre.
Je rentrai au Spinghar dans la chaleur de midi et m’assis sur la pelouse devant
l’immeuble. Seize ans plus tôt, quand Leonid Brejnev avait envoyé l’armée russe en
Afghanistan, j’étais arrivé clandestinement à Jalalabad, je m’étais caché dans ce même
hôtel et j’avais contemplé les colonnes blindées soviétiques passer devant l’entrée.
J’avais vu les hélicoptères russes chargés de missiles survoler l’immeuble dans un fra-
cas assourdissant, et les fenêtres de l’hôtel avaient tremblé au moment où ils avaient
commencé à pilonner la chaîne de montagne de Tora Bora au nord de la ville. Mais
aujourd’hui, les papillons voletaient autour des parterres de roses et les jardiniers dé-
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posaient leur sarcloir et leur tuyau d’arrosage pour étaler sur l’herbe leur tapis de
prière. C’était presque le paradis. Assis sur la pelouse, je buvais du thé et je contem-
plais la course du soleil qui déclinait derrière les palmiers dans un mouvement de des-
cente si rapide qu’il était perceptible à l’œil nu. Nous étions le 5 juillet, une des jour-
nées les plus chaudes de l’année. Je montai dans ma chambre et m’endormis.
« Clac-clac-clac. » J’avais l’impression qu’on me transperçait le crâne avec un pic
à glace. « Clac-clac-clac-clac-clac. » J’avais horreur de ça, ça me rappelait mon en-
fance au pensionnat : les draps qu’on tire violemment, les coups insistants sur la porte
du dortoir, la voix aiguë du surveillant nous criant de nous réveiller. Mais, cette fois,
c’était différent. « CLAC-CLAC-CLAC-CLAC-CLAC-CLAC-CLAC. » Je me redres-
sai. Quelqu’un faisait tinter un trousseau de clés de voiture contre la fenêtre de ma
chambre. « Monssssieur Robert », chuchota une voix insistante en faisant siffler le s de
« Monsieur ». « Monssssieur Robert ». Oui, oui, je suis là. « Descendez s’il vous plaît,
il y a quelqu’un qui veut vous voir. » Je réalisai un peu à retardement que l’homme
avait dû grimper le vieil escalier extérieur de secours pour atteindre la fenêtre de ma
chambre. Je m’habillai, attrapai un manteau au passage – j’avais l’intuition que nous
risquions de devoir voyager de nuit – et faillis oublier mon vieux Nikon. Je me dirigeai
aussi calmement que possible vers la sortie de l’hôtel et la fournaise du début d’après-
midi.
L’homme portait une tunique afghane d’un gris sale et le bonnet de coton typique
de la région, mais il était arabe et me salua avec cérémonie, serrant ma main droite
entre ses deux mains. Il souriait. Il se présenta : son nom était Mohamed et il venait me
servir de guide. « Pour aller voir le cheikh ? » Il sourit, mais ne répondit pas. J’étais
encore préoccupé par la possibilité d’un piège. Bien entendu, le guide ne pouvait pas
s’appeler autrement que Mohamed. Il me proposerait une petite promenade.
J’imaginais déjà la déposition des témoins. Oui, Monsieur, nous avons vu le journa-
liste anglais. Quelqu’un l’attendait à la sortie de l’hôtel. Il n’y a pas eu de violence. Il
est parti librement, de son plein gré. Il a juste franchi les portes de l’hôtel.
C’est aussi ce que je fis. Je suivis donc Mohamed dans la poussière de l’avenue
principale de Jalalabad et nous finîmes par rejoindre un groupe d’hommes armés assis
dans une camionnette dans les ruines d’une vieille base de l’armée soviétique, au mi-
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lieu des restes de véhicules blindés. Une étoile rouge mangée par la rouille ornait en-
core le portail de l’entrée défoncé. Trois hommes coiffés du pakol traditionnel afghan
étaient installés à l’arrière de la camionnette. L’un d’entre eux avait une Kalachnikov,
un autre arborait un lance-grenades et six roquettes attachées avec du scotch. Le troi-
sième veillait sur une mitrailleuse avec son trépied et sa bande de munitions. « Mr.
Robert, voilà nos gardes du corps », m’expliqua placidement le conducteur, comme
s’il n’y avait rien de plus normal que de sillonner les étendues désertiques de la pro-
vince de Nangarhar sous le soleil incandescent de l’après-midi avec trois guérilleros
barbus. Le compagnon du conducteur transportait à l’épaule un poste émetteur-
récepteur crachouillant et une autre camionnette pleine de guerriers afghans était prête
à nous suivre.
Au moment où nous allions démarrer, Mohamed et le conducteur descendirent de la
camionnette, se dirigèrent vers un pan de pelouse protégé du soleil et commencèrent à
prier. Pendant cinq minutes, les deux hommes restèrent prosternés dans la direction de
la lointaine Gorge de Kaboul et de La Mecque, bien plus lointaine encore. Nous com-
mençâmes par emprunter une route en très mauvais état avant de dévier vers un che-
min de terre qui longeait un canal d’irrigation. On entendait le choc des armes sur le
sol de la camionnette et on distinguait le regard perçant de nos gardiens derrière leurs
foulards à carreaux. Nous avons roulé pendant des heures, traversant un paysage lu-
naire de villages de torchis à moitié démolis et de vallées surplombées par d’immenses
rochers noirs.
De la chaleur grisâtre émergeaient les spectres d’une terrible guerre, ultime exhalai-
son impériale du communisme : casemates de l’armée soviétique à moitié recouvertes
par la végétation, postes d’artillerie, canons de guingois et couverts de poussière, la
carcasse calcinée d’un tank dont l’équipage n’avait pas dû survivre au brasier. Dans la
fournaise de l’après-midi finissante, nous vîmes surgir les ruines d’une antique ville-
forteresse aux murs de terre crénelés et couverts de traces d’impacts d’obus et de bal-
les de mitrailleuses. Des enfants farouches et nus jouaient au milieu de ces vestiges. En
sortant de la ville fantôme, le chauffeur de Mohamed nous fit quitter la piste et com-
mença à conduire sur un terrain abrupt de schiste et de roche dure. Les pierres giclaient
sous nos pneus tandis que nous longions des kilomètres de champs couverts de pous-
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sière jaune. « Encore un cadeau des Russes, m’expliqua Mohamed. Vous savez pour-
quoi plus personne ne travaille ces terres ? Parce que les Russes les ont truffées de mi-
nes. » C’est ainsi que nous traversâmes ces terres mortes.
Au moment où le soleil blanc commençait à disparaître derrière les montagnes,
nous fîmes un arrêt pour que nos gardes puissent cueillir des pastèques dans un champ.
Une fois remontés à bord, ils découpèrent leur butin en tranches juteuses qui gouttaient
à travers leurs doigts. À la tombée de la nuit, nous atteignîmes une série de hameaux
terreux et exigus. Des vieillards entretenaient des feux de charbon de bois le long de la
piste et on apercevait entre les masures l’ombre des femmes encapuchonnées dans leur
burqa. Des petits groupes de guérilléros, tous barbus, souriaient à Mohamed et au
conducteur. Il faisait déjà noir quand nous fîmes halte dans un verger où avaient été
installés des canapés de bois recouverts de couvertures militaires attachées par des
sangles. Une troupe d’hommes armés de fusils et de mitraillettes surgit de l’obscurité,
tous vêtus et coiffés à l’afghane. C’était les moudjahidines arabes, les fameux « Afg-
hans » dénoncés par les rois et les présidents de la moitié du monde arabe et par les
États-Unis. On ne tarderait pas à les connaître sous leur nouveau nom : al-Qaeda.
Ils venaient d’Égypte, d’Algérie, d’Arabie saoudite, de Jordanie, de Syrie, du Ko-
weït. Deux d’entre eux portaient des lunettes, et l’un d’eux disait être médecin. Quel-
ques-uns accompagnèrent leur salut en arabe d’une poignée de main un peu cérémo-
nieuse. Je savais que ces hommes étaient prêts à donner leur vie pour Ben Laden. Ils se
percevaient comme une poignée d’individus spirituellement purs au milieu d’un
monde corrompu et recevaient leur inspiration de rêves dont ils étaient convaincus
qu’ils émanaient du paradis. Mohamed me fit signe de le suivre, nous longeâmes une
petite rivière et franchîmes un ruisseau. Devant nous, dans l’obscurité peuplée
d’insectes, nous apercevions la lueur vacillante d’une lampe à pétrole aux côtés de la-
quelle était assis un homme barbu de haute taille, vêtu à la saoudienne. Oussama Ben
Laden se leva, accompagné de ses deux fils adolescents, Omar et Saad : « Bienvenue
en Afghanistan », me dit-il.
Il n’avait que quarante ans, mais semblait beaucoup plus vieux que lors de notre
dernière rencontre dans le désert soudanais, fin 1993. Il dépassait d’une tête la plupart
de ses camarades de combat. Déjà mince, il avait maigri, de nouvelles rides s’étaient
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formées autour des fentes étroites de ses yeux et sa barbe, qui était plus longue
qu’auparavant, commençait à grisonner par endroits. Il portait un keffieh à petits car-
reaux rouges et un gilet noir par dessus sa tunique blanche. Il avait l’air fatigué. Quand
il s’enquérit de ma santé, je lui répondis que j’avais fait un long voyage pour venir à sa
rencontre. « Moi aussi », marmonna-t-il. Il émanait aussi de lui une impression de soli-
tude, de détachement, que je n’avais pas remarqué précédemment, comme s’il avait
longtemps médité sur sa colère et exploré la nature de son ressentiment. Quand il sou-
riait, son regard se posait sur son fils de seize ans Omar – lui aussi en keffieh, yeux
ronds et sourcils noirs – avant de scruter l’obscurité tiède où ses hommes patrouillaient
les champs. D’autres s’approchaient pour écouter notre conversation. Nous prîmes
place sur une paillasse tandis qu’on me servait un verre de thé.
Un mois auparavant le 25 juin 1996, un camion piégé avait explosé contre les bara-
quements de l’US Air Force à Dhahran, tuant dix-neuf soldats américains dont le spec-
tre planait encore sur notre conversation. Le Secrétaire d’État Warren Christopher
avait visité les ruines et promis, comme il se doit, que les États-Unis « ne céderaient
pas à la violence » et que les auteurs de l’attentat seraient poursuivis implacablement.
Le roi Fahd d’Arabie, qui avait depuis sombré dans la démence, avait anticipé la pos-
sibilité d’un déchaînement de violence quand les soldats américains avaient débarqué
pour « défendre » son royaume en 1990. C’est précisément pour cette raison que, le 6
août de cette même année, il avait arraché au président George Bush (père) la pro-
messe que la totalité des troupes américaines quitteraient le pays dès que la menace
irakienne aurait été éliminée. Mais les Américains étaient resté sur place sous prétexte
que la survie du régime de Saddam – que Bush lui-même avait choisi de laisser en
place – constituait un danger permanent pour les États du Golfe.
Oussama Ben Laden savait exactement ce qu’il voulait me dire : « Il n’y a pas long-
temps, j’ai conseillé aux Américains de retirer leurs troupes d’Arabie Saoudite. J’ai
aussi un conseil pour les gouvernements de Grande-Bretagne et de France : qu’ils reti-
rent leurs troupes. Les évènements de Riyad et de al-Khobar montrent que les gens qui
ont fait ça ont mûrement réfléchi avant de choisir leurs cibles. Ils ont frappé leur en-
nemi principal, qui sont les Américains. Ils n’ont pas touché à la vie d’ennemis se-
condaires, ni à celle de leurs frères de l’armée ou de la police saoudiennes… Voilà
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mon conseil au gouvernement de la Grande-Bretagne. » Les Américains devaient quit-
ter l’Arabie Saoudite et la région du Golfe. Tous les « maux » du Moyen-Orient dé-
coulaient des tentatives américaines de contrôler la région et du soutien de Washington
à Israël. L’Arabie Saoudite avait été transformée en « colonie américaine ».
Ben Laden s’exprimait lentement et avec précision, et un Égyptien prenait des notes
dans un grand cahier à la lueur de la lampe, comme un scribe du Moyen Age. « Ça ne
veut pas dire que nous déclarons la guerre à l’Occident et à tous les Occidentaux –
mais au gouvernement américain, qui est contre le peuple américain. » Je
l’interrompis : contrairement à ce qui se passe pour les régimes arabes, les citoyens des
États-Unis élisent leur gouvernement ; ils défendraient certainement l’idée que leur
gouvernement les représente. Mon commentaire le laissa indifférent. Ou du moins je
l’espère. Dans les années à venir, en effet, la guerre de Ben Laden allait impliquer la
mort de milliers de civils américains. « L’explosion de al-Khobar n’est pas une réac-
tion directe à l’occupation américaine, expliqua-t-il, mais la conséquence du compor-
tement des Américains contre les musulmans, de leur soutien aux Juifs en Palestine,
des massacres de musulmans en Palestine et au Liban – de Sabra et Chatila et de Qa-
na – et de la conférence de Charm El-Cheikh. »
Ses paroles étaient mûrement réfléchies. L’extermination de près de 1 700 réfugiés
palestiniens par la milice phalangiste libanaise alliée d’Israël en 1982 et le massacre de
106 civils libanais tués par l’artillerie israélienne dans un camp de l’ONU à Qana,
moins de trois mois avant notre rencontre, étaient des preuves flagrantes de la brutalité
israélienne aux yeux de l’opinion occidentale, sans parler de l’opinion arabe. La confé-
rence « anti-terroriste » organisée par le président Clinton dans la ville côtière égyp-
tienne de Charm El-Sheikh était perçue par les Arabes comme une humiliation. Clin-
ton y avait condamné le « terrorisme » de Hamas et du Hezbollah libanais sans un mot
de réprobation contre la tuerie de Qana, qui venait de se produire la semaine précé-
dente. C’était donc au nom des Palestiniens de Sabra et de Chatila, au nom de Qana,
au nom de l’hypocrisie de Clinton, que des bombes vengeresses avaient explosé à al-
Khobar ; tel était le message de Ben Laden. Non seulement les Américains devaient
être chassés du Golfe, mais de grandes injustices historiques attendaient d’être répa-
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rées. Son « conseil » aux Américains était une terrible menace qui allait s’accomplir
dans les années suivantes.
Mais ce dont Ben Laden voulait vraiment parler, c’était de l’Arabie Saoudite. De-
puis notre dernière rencontre au Soudan, m’expliqua-t-il, la situation du royaume avait
empiré. Les oulémas avaient déclaré dans leurs prêches que la présence de troupes
américaines était inacceptable et le gouvernement s’en était pris à ces leaders religieux
« sur le conseil des Américains ». Pour Ben Laden, la trahison du peuple saoudien
avait commencé vingt-quatre ans avant sa naissance, quand Abdul Aziz al-Saoud avait
fondé le royaume en 1932. « Le régime agitait le drapeau de l’application de la loi
islamique, et c’est autour de cette bannière que tous les habitants de l’Arabie saoudite
se sont ralliés pour aider la famille saoudienne à prendre le pouvoir. Mais Abdul Aziz
n’a pas appliqué la loi islamique ; le pays a été taillé à la mesure de la famille royale.
Et puis, après la découverte du pétrole, le régime a trouvé une autre source de soutien
– l’argent qui a permis d’enrichir la population, de lui offrir les services et le mode de
vie auxquels elle aspirait et de la maintenir satisfaite. »
Ben Laden continuait à se curer les dents avec une baguette de mishwak, mais il
fondait la plupart de ses commentaires sur des faits historiques – ou du moins sur sa
version des faits. La famille royale saoudienne avait promis d’instaurer la charia en
même temps qu’elle permettait aux États-Unis « d’occidentaliser l’Arabie Saoudite et
de ponctionner son économie ». Il reprochait au régime d’avoir dépensé 25 milliards
de dollars pour venir en aide à Saddam Hussein pendant la guerre Iran–Irak et 60 mil-
liards pour financer les armées occidentales lors de l’intervention de 1991 contre
l’Irak, « en achetant des équipements militaires dont le pays n’avait pas besoin, en
achetant des avions à crédit », alors même que le chômage et les impôts augmentaient,
et que l’économie était au bord de la faillite. Mais, pour Ben Laden, l’année charnière
était 1990, quand Saddam Hussein avait envahi le Koweït. « Quand les troupes améri-
caines sont entrées en Arabie Saoudite, la terre des deux villes saintes, dans tout le
pays, les oulémas et les étudiants de la charia ont violemment protesté contre cette
interférence. La grave erreur commise par le régime en invitant les troupes américai-
nes a mis à jour sa duplicité. Ils apportaient leur soutien à des pays qui combattent les
musulmans. Ils ont aidé les communistes yéménites contre les musulmans du Yémen
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du Sud, et maintenant ils aident le régime d’Arafat à combattre le Hamas. Depuis qu’il
a insulté et emprisonné les oulémas il y a dix-huit mois, le régime saoudien a perdu
toute légitimité. »
Derrière nous, la brise nocturne soufflait à travers les arbres sombres, faisant ondu-
ler les tuniques des combattants arabes. Ben Laden étendit sa main droite et se servit
de ses doigts pour énumérer les « erreurs » de la monarchie saoudienne. « À la même
époque, le royaume a connu une crise financière et tous ses habitants en ont souffert.
Les contrats passés avec les commerçants saoudiens n’ont pas été respectés. Le gou-
vernement leur doit 340 milliards de riyals, une énorme quantité d’argent qui repré-
sente 30 % du revenu national du royaume. Les prix ne cessent d’augmenter et les
gens payent de plus en plus cher leur électricité, leur eau et leur combustible. Les
paysans saoudiens ne reçoivent plus d’argent depuis 1992 – et ceux qui reçoivent en-
core des subsides publics les obtiennent sous forme de crédits bancaires. Le système
éducatif s’est fortement dégradé et les gens doivent retirer leurs enfants des écoles pu-
bliques et les mettre dans des écoles privées, ce qui leur coûte très cher. »
Ben Laden fit une pause pour voir si j’avais bien assimilé sa leçon d’histoire, fort
consciencieuse mais terriblement unilatérale. « Le peuple saoudien n’a pas oublié ce
que les oulémas lui ont dit et il se rend compte maintenant que l’Amérique est la cause
principale de ses problèmes… Le Saoudien moyen sait que son pays est le plus gros
producteur de pétrole du monde et, en même temps, il constate que les impôts augmen-
tent et que les services se détériorent. Les gens comprennent mieux, maintenant, les
prêches des oulémas qui dénonçaient le fait que notre pays est devenu une colonie
américaine. Ils approuvent toutes les actions visant à chasser les Américains d’Arabie
saoudite. Ce qui est arrivé à Riyad et al-Khobar est l’expression manifeste de
l’immense colère du peuple saoudien contre l’Amérique. Désormais, les Saoudiens
savent que leur véritable ennemi est l’Amérique. » Pas question de mettre en doute le
raisonnement de Ben Laden. Pour lui, le renversement du régime saoudien et l’éviction
des troupes américaines étaient une seule et même cause. D’après Ben Laden, le peu-
ple saoudien, loin d’être une masse de consommateurs riches et autosatisfaits, était
inspiré par ses authentiques leaders spirituels – au rang desquels il se plaçait lui-
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même – et n’hésiterait pas à chasser les Américains, ni même à attaquer les États-Unis.
Fallait-il le croire ?
Une nuée d’insectes tourbillonnait autour de nous et venait s’écraser sur ma che-
mise et sur les pages de mon carnet de notes. Certains étaient énormes, avec de gran-
des ailes, d’autres à peine de la taille d’un moucheron. Je prenais des notes de la main
droite et me servais de la gauche pour les écarter de mon visage et de mes vêtements.
Je remarquai qu’ils se précipitaient sur la tunique blanche de Ben Laden et même sur
son visage, comme s’ils étaient mystérieusement attirés par la colère qui émanait de
lui. Il s’arrêtait parfois de parler pendant une minute entière afin de mieux réfléchir à
ce qu’il allait dire. C’était la première fois que je voyais une personnalité arabe agir de
la sorte. Face à un journaliste, la plupart des Arabes disent la première chose qui leur
passe par la tête, de peur d’avoir l’air d’ignorer leur sujet. Ce n’était pas le genre de
Ben Laden. Il y avait en lui quelque chose d’inquiétant, car il possédait cette qualité
qui distingue les hommes prêts à se battre : il était absolument sûr de lui. Dans les an-
nées à venir, j’allais rencontrer d’autres individus dotés de cette dangereuse caractéris-
tique – je pense en particulier au président George W. Bush et à Tony Blair -, mais
jamais avec le degré de détermination fatale d’Oussama Ben Laden.
Il y avait quelque chose de ténébreux dans ses spéculations : « Si un kilo de TNT
explose dans un pays où il n’y a pas eu une seule explosion en un siècle, alors
l’explosion de 2 500 kilos de TNT à al-Khobar est une manifestation flagrante de
l’ampleur de la colère des Saoudiens contre les Américains et de leur capacité de per-
sévérer dans la résistance contre l’occupation. » Si j’avais été prophète, n’aurais-je pas
su méditer la portée de la terrible métaphore utilisée par Ben Laden ? N’existait-il pas
un pays qui n’avait connu aucun conflit armé sur son territoire depuis plus d’un siècle
et qui allait être frappé par la « manifestation » de la colère d’un peuple, subissant un
choc 2 500 fois plus traumatique que tout ce que les habitants de ce pays auraient pu
imaginer ? Mais les équations auxquelles je me livrais alors étaient bien plus prosaï-
ques.
Ben Laden me demanda si les Européens n’avaient pas résisté à l’occupation pen-
dant la Seconde Guerre mondiale (c’était une question classique chez les Palestiniens
des Territoires occupés). Je lui répondis qu’aucun Européen n’accepterait son raison-
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nement à propos de l’Arabie Saoudite : les Nazis avaient massacré des millions
d’Européens, alors que les Américains n’avaient pas tué un seul Saoudien. Sa compa-
raison était historiquement et moralement erronée. Ben Laden n’était pas d’accord.
« En tant que musulmans, nous sommes unis par un puissant sentiment de solidarité.
Nous souffrons pour nos frères de Palestine et du Liban. Quand soixante Juifs sont
tués en Palestine – il faisait allusion aux attentats-suicides du mois précédent en Israël,
juste avant la conférence de Sharm El-Sheikh –, le monde entier se réunit la semaine
suivante pour critiquer cette action, mais la mort de 600 000 enfants irakiens ne suscite
pas la même indignation. » C’était la première référence de Ben Laden à l’Irak et aux
sanctions onusiennes qui, d’après les responsables de l’ONU eux-mêmes, avaient en-
traîné le décès de plus d’un demi-million d’enfants. « Le massacre de ces enfants ira-
kiens est une croisade contre l’Islam, continua Ben Laden. En tant que musulmans,
nous n’aimons pas le régime irakien, mais le peuple irakien et ses enfants sont nos frè-
res et nous sommes préoccupés par leur avenir. » C’était la première fois que je
l’entendais utiliser le mot « croisade ».
Mais ce n’était pas la première fois – ni la dernière – que Ben Laden prenait ses dis-
tances avec la dictature Saddam Hussein. Ce qui, de toutes façons, ne lui servirait pas à
grand-chose. Cinq ans plus tard, les États-Unis allaient en partie justifier leur invasion
de l’Irak par le « soutien » de Ben Laden au régime qu’il détestait tant. Mais ce ne sont
pas les seules paroles prononcées par Ben Laden ce soir-là auxquelles j’aurais dû prê-
ter plus d’attention. À un certain moment, il posa sa main droite sur sa poitrine et dé-
clara : « Je suis convaincu que, tôt ou tard, les Américains devront quitter l’Arabie
Saoudite et que la guerre déclarée par l’Amérique au peuple saoudien est une guerre
contre les musulmans du monde entier. La résistance contre l’Amérique s’étendra aux
quatre coins du monde musulman. La fatwa délivrée par nos dirigeants vénérés, les
oulémas, nous enjoint d’expulser les Américains. »
Depuis un bon moment, on entendait monter un grondement de tonnerre à l’est du
camp de Ben Laden, et des éclairs orangés illuminaient les montagnes au niveau de la
frontière pakistanaise. Mais Ben Laden pensait qu’il s’agissait sans doute de salves
d’artillerie, un exemple de ces guerres intestines entre moudjahidines qui l’avaient
rempli d’amertume au lendemain de la guerre contre les Russes. Je le sentais de plus
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en plus mal à l’aise. Il interrompit la conversation pour se mettre à prier. Après quoi,
plusieurs jeunes hommes armés nous servirent sur la paillasse un repas de yoghourt, de
fromage et de pain nan afghan accompagné encore une fois de thé. Ben Laden s’assit
entre ses deux fils, silencieux, les yeux fixés sur son assiette. De temps à autre, il me
posait des questions. Quelle serait la réaction du Parti travailliste britannique à sa re-
vendication du départ des troupes britanniques d’Arabie Saoudite ? Le leader de
l’opposition Tony Blair était-il quelqu’un d’important ? Malheureusement, je ne me
rappelle plus quelle fut alors ma réponse. Ben Laden m’annonça que trois de ses épou-
ses allaient bientôt se joindre à lui en Afghanistan. Si je le souhaitais, je pouvais visiter
les « humbles tentes » où elles allaient demeurer, juste à la sortie de Jalalabad. Il or-
donna à un Égyptien armé d’un fusil de m’y amener le lendemain.
Puis, me montrant du doigt, il déclara à l’improviste : « Je ne comprends pas le
gouvernement britannique. Avant mon départ du Soudan, ils m’ont envoyé une lettre
par le biais de leur ambassade à Khartoum pour m’annoncer que je n’étais pas bienve-
nu au Royaume-Uni. Mais je n’ai jamais demandé à me rendre en Grande-Bretagne.
Alors pourquoi m’envoyer cette lettre ? Voilà ce qu’ils écrivaient : “Si vous vous pré-
sentez sur le territoire britannique, votre présence ne sera pas acceptée.” Cette lettre a
permis à la presse saoudienne de prétendre que j’avais demandé l’asile politique en
Grande-Bretagne, ce qui n’est pas vrai. » Je le croyais. L’Afghanistan était le seul pays
qui lui restait après cinq ans et demi d’exil au Soudan. Il acquiesça : « Dans ma situa-
tion, l’endroit le plus sûr de la planète est l’Afghanistan. » C’était le seul endroit, insis-
tai-je, d’où il pouvait faire campagne contre le gouvernement saoudien. Ben Laden et
plusieurs de ses combattants arabes éclatèrent de rire. « Il y en a d’autres », répondit-il.
Lesquels ? Le Tadjikistan ? l’Ouzbékistan ? Le Kazakhstan ? « Il y a plusieurs pays où
nous avons des amis et des frères proches, où nous pouvons trouver refuge et sécuri-
té. »
Je lui expliquai que sa tête était déjà mise à prix. « Le danger fait partie de notre
existence, rétorqua-t-il. Est-ce que vous vous rendez compte que nous avons passé dix
ans à nous battre contre les Russes et le KGB ? Pendant dix ans de combat contre les
Russes, dix milles Saoudiens sont venus se battre en Afghanistan. Il y avait trois vols
par semaine entre Jeddah et Islamabad, et chaque vol était rempli de Saoudiens qui
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venaient se battre…. » Mais les Américains n’ont-ils pas soutenu les moudjahidines
contre les Soviétiques, me risquai-je à demander de façon peu diplomatique ? La ré-
ponse de Ben Laden fut instantanée : « Nous n’avons jamais été des amis des Améri-
cains, jamais. Nous savions que les Américains soutiennent les Juifs en Palestine et
qu’ils sont nos ennemis. La plupart des armes qui arrivaient en Afghanistan étaient
achetées par les Saoudiens sur ordre des Américains, étant donné que Turki al-Faisal
[le chef de services secrets saoudiens] travaillait avec la CIA. »
Ben Laden trahissait maintenant une certaine agitation, presque de la nervosité. Il
avait quelque chose d’important à me dire : « Je vais vous raconter quelque chose. La
semaine dernière, j’ai reçu un envoyé de l’ambassade saoudienne à Islamabad. Oui, il
est venu ici en Afghanistan pour me voir. Bien entendu, le gouvernement saoudien
souhaite faire passer un tout autre message auprès des Afghans, ils prétendent que les
gens devraient me livrer. Mais, en réalité, ils voulaient me parler directement. Ils vou-
laient me convaincre de rentrer en Arabie Saoudite. J’ai répondu que je ne leur parle-
rais qu’à une condition – que le cheikh Salman al-Audi, le grand ouléma, soit présent.
Ils ont emprisonné le cheikh Salman pour avoir critiqué la corruption du régime. Tant
qu’il n’est pas libéré, aucune négociation n’est possible. Jusqu’ici, je n’ai pas eu de
réponse de leur part. »
Était-ce cette révélation qui rendait Ben Laden aussi nerveux ? Il se mit à parler à
ses hommes de la amniya, la sécurité, et ne cessait de contempler les éclairs dans le
ciel. Le tonnerre ressemblait effectivement de plus en plus à un échange d’artillerie. Je
tentai de poser une question supplémentaire. Quel type d’État islamique Ben Laden
souhaitait-il instaurer ? Est-ce qu’on y couperait les mains des voleurs et la tête des
assassins, comme en Arabie saoudite ? Sa réponse n’était pas très satisfaisante :
« L’Islam est une religion intégrale qui a une réponse pour tous les détails de
l’existence. Si un musulman authentique commet un crime, il ne peut que se réjouir
d’être justement sanctionné. Il n’y a là aucune cruauté. L’origine de ces punitions vient
de Dieu lui-même à travers le prophète Mahomet, la paix soit avec lui. »
Oussama Ben Laden est peut-être un dissident, mais certainement pas un modéré. Je
lui demandai la permission de le prendre en photo, et tandis qu’il en débattait avec ses
compagnons, je griffonnai dans mon carnet la phrase qui me servirait de conclusion de
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mon reportage : « Oussama Ben Laden estime qu’il est désormais le plus formidable
ennemi du régime saoudien et de la présence américaine dans le Golfe. Riyad et Was-
hington ont tous deux sans doute raison de le considérer comme tel. » Je sous-estimais
le personnage.
Oui, je pouvais le prendre en photo. J’ouvris mon appareil et laissai les gardes ar-
més m’observer alors que je plaçais la pellicule. Je leur expliquai que je ne voulais pas
utiliser de flash parce que cela tend à écraser les reliefs du visage humain, et je leur
demandai de rapprocher la lampe à pétrole. Le scribe égyptien la plaça à une trentaine
de centimètres du visage de Ben Laden. Je lui dis de la rapprocher encore plus près, à
une dizaine de centimètres, et je dus littéralement guider son bras jusqu’à ce que la
lueur de la lampe fasse bien ressortir les traits de Ben Laden. Et puis, tout d’un coup,
sans prévenir, Ben Laden bougea un peu la tête et esquissa un faible sourire qui vint
mitiger cet air tellement sûr de lui et ce soupçon de vanité que je trouvais si pertur-
bants. Il appela ses fils Omar et Saad et s’assit à côté d’eux. Je fixai sur ma pellicule
l’image de Ben Laden en père orgueilleux, chef de famille, patriarche arabe dans son
foyer.
Mais sa nervosité ne tarda pas à refaire surface. Le tonnerre ne cessait plus de gron-
der, mêlé au claquement des rafales de fusils. Il insista : il était temps que je parte. Ce
qu’il voulait dire en réalité, c’est qu’il était temps pour lui de prendre congé et de re-
tourner dans sa forteresse afghane. Au moment de me serrer la main, il cherchait déjà
du regard les gardes qui l’accompagneraient sur le chemin du retour. Je retrouvai Mo-
hamed, mon chauffeur et deux des hommes armés qui m’avaient escorté vers ces
champs humides et infestés d’insectes. Ils allaient me ramener à l’hôtel Spinghar, mais
le voyage allait s’annoncer plutôt périlleux. Sur les ponts et aux carrefours, nous fûmes
régulièrement arrêtés par plusieurs des diverses factions afghanes qui se battaient entre
elles pour le contrôle de Kaboul. Accroupi sur la piste face à notre véhicule, un
homme armé pointait son fusil sur notre pare-brise en hurlant, et ses camarades émer-
geaient de l’obscurité pour contrôler l’identité du conducteur avant de nous laisser pas-
ser. « L’Afghanistan est un pays très compliqué », observa Mohamed.
La famille de Ben Laden risquait elle aussi de trouver l’Afghanistan très compliqué.
Le lendemain matin, l’Égyptien se présenta à l’hôtel Spinghar pour me conduire au
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campement dans lequel les familles des « Afghans » arabes de retour dans la région
étaient censées vivre. C’était loin d’être une forteresse. Seuls quelques fils de fer bar-
belé séparaient le camp de la rase campagne et, sous les trois tentes des épouses de
Ben Laden, plantées à faible distance l’une de l’autre, il faisait une chaleur insuppor-
table. On avait creusé au fond du terrain trois latrines dans l’une desquelles flottait une
grenouille morte. « Elles vivront ici parmi nous, me dit l’Égyptien. Ce sont des dames
habituées à un certain confort. » Mais, ce qui l’inquiétait, c’était la présence ostensible
de trois agents de la sécurité égyptienne qui s’étaient approchés du camp à bord d’une
camionnette verte. « Nous savons qui ils sont et nous avons le numéro de leur véhi-
cule. Il y a quelques jours, ils ont abordé mon fils et ils lui ont dit : “Nous savons que
tu t’appelles Abdullah et nous savons qui est ton père. Où est Ben Laden ?” Et puis ils
lui ont demandé pourquoi j’étais en Afghanistan. »
Un autre des Arabes présents dans le camp contesta l’affirmation de Ben Laden se-
lon laquelle l’Afghanistan n’était qu’un des nombreux pays musulmans où il pouvait
trouver refuge. « Il n’y a plus d’autre pays qui soit susceptible d’accueillir Mr. Ben
Laden, remarqua-t-il poliment. Quand il était au Soudan, les Saoudiens cherchaient à
le capturer avec l’aide des Yéménites. Nous savons que le gouvernement français a
essayé de convaincre les Soudanais de le livrer, vu qu’ils avaient déjà livré le Sud-
américain [Carlos]. Les Américains ont fait pression sur les Français pour qu’ils
s’emparent de Ben Laden au Soudan. Un groupe arabe payé par les Saoudiens a essayé
de le tuer et ils lui ont tiré dessus, mais les gardes de Ben Laden ont riposté et deux des
assaillants ont été blessés. Ce sont les mêmes personnes qui ont essayé d’assassiner
Tourabi. » L’Égyptien écoutait en silence. « Oui, le pays est très dangereux, dit-il, Les
Américains essayent de bloquer la route de l’Afghanistan aux Arabes. Je préfère les
montagnes, je m’y sens plus en sécurité. Ici, c’est presque comme à Beyrouth. »
Ça ne le resterait pas longtemps. Neuf mois plus tard, en avril 1997, j’étais de retour
dans un Afghanistan transformé et encore plus sinistre, gouverné par une forme de
piété ignare et implacable que même Ben Laden n’aurait pas pu imaginer. J’avais de
nouveau reçu un coup de téléphone chez moi à Beyrouth, avec une invitation à voir
« notre ami ». De nouveau, j’avais délibérément laissé passer quelque temps avant de
partir pour Jalalabad. Cette fois, mon voyage tint de la farce surréaliste. Il n’y avait
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plus de vols en partance de Delhi, c’est pourquoi je me rendis d’abord dans l’émirat de
Dubaï. « Un vol pour Jalalabad ?, s’était exclamé mon agent de voyage indien.
Contactez “Magic Carpet”. » Il ne se trompait pas. L’agence Magic Carpet Travel
(« Tapis magique ») – dans un film, un tel nom n’aurait même pas franchi l’étape du
brouillon de scénario 3 – était gérée par un Libanais qui me dit de me présenter le len-
demain à 8h30 du matin à l’aéroport vétuste et chauffé à blanc de l’émirat voisin – et
bien plus pauvre que Dubaï – de Sharjah, sur les pistes duquel les appareils d’Ariana
Afghan Airlines avaient été exilés en signe de disgrâce. Sharjah accueillait toute une
série de compagnies aériennes indésirables qui, depuis le Golfe, desservaient le Ka-
zakhstan, l’Ukraine, le Tadjikistan et une série de villes obscures en Iran. Mon appareil
à destination de Jalalabad était le même vieux Boeing 727 mais, vu les tristes circons-
tances, il avait été transformé en avion-cargo.
Tous les membres de l’équipage étaient afghans, et tous arboraient une barbe brous-
sailleuse - les Taliban, qui venaient de prendre le pouvoir, avaient ordonné aux hom-
mes de ne plus se raser. Ils firent de leur mieux pour me faire sentir à l’aise dans mon
siège solitaire et crasseux de passager à l’avant de l’appareil. Sur la paroi extérieure
des toilettes, on pouvait lire l’inscription : « Votre gilet de sauvetage est sous votre
siège ». Mais il n’y avait pas de gilet de sauvetage sous mon siège. Et les W. C. débor-
daient d’excréments, répandant une odeur répugnante sur la cargaison de roulements à
bille et de tissus. Au moment du décollage, une coulée de liquide nauséabond dégouli-
na des toilettes vers le centre de l’appareil. « Ne vous inquiétez pas, vous êtes en de
bonnes mains », me rassura un des membres de l’équipage tandis que nous traversions
une turbulence. Il m’introduisit à géant à barbe poivre et sel barbe qui grinçait des
dents et se frottait les mains avec morceau de chiffon humide. « Je vous présente notre
ingénieur en chef de maintenance en vol. » Alors que nous survolions les monts
Spinghar, l’ingénieur finit par prendre conscience de l’odeur, pénétra dans l’habitacle
exigu des toilettes armé d’un tournevis et commença à s’attaquer à la tuyauterie. Au
3 Plus une destination est dangereuse, plus le nom de la compagnie qui la dessert est fantaisiste. Le seul vol di-rect entre Beyrouth et l’enfer de l’Irak occupé est mis à disposition par une autre compagnie baptisée – mais oui, vous avez deviné – Flying Carpet Airlines (Tapis volant).
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moment d’atterrir sur la piste vétuste de Jalalabad, j’étais déjà prêt à envisager de ren-
trer à Beyrouth par voie terrestre.
Le douanier de service, un adolescent armé d’une Kalachnikov, manifestait un tel
degré d’analphabétisme qu’il se contenta de tracer un carré et un cercle sur mon passe-
port qu’il tenait à l’envers, faute de pouvoir écrire son propre nom. L’équipage de
l’avion m’offrit d’emprunter leur navette et de me déposer à Jalalabad. C’était toujours
de la même agglomération de frontière poussiéreuse que j’avais connue au mois de
juillet précédent, sauf que, cette fois, la moitié de la population avait disparu. Il n’y
avait plus de femmes. Exceptionnellement, de temps à autre, j’en apercevai une ou
deux, ensevelies sous leur burqa, parfois tenant la main d’un petit enfant. Les portes
du campus de l’université de Nangarhar étaient verrouillées à l’aide de chaînes, les
chemins recouverts d’herbes folles, les dortoirs inondés d’eau de pluie. « Les Taliban
disent qu’ils vont réouvrir l’université cette semaine, me commenta un employé de la
poste, mais à quoi bon ? Tous les professeurs sont partis. Les femmes n’ont plus le
droit d’étudier. On est de retour à l’année zéro. »
Ce n’était pas tout à fait exact. Pour la première fois depuis bien des années, on
n’entendait plus de fusillades à Jalalabad. Les Taliban avaient récupéré toutes les ar-
mes – qui allaient partir en fumée quelques jours plus tard dans une explosion dévasta-
trice qui faillit me tuer – mais avaient su imposer une certaine forme de légalité à cette
société tribale belliqueuse. De même, pour la première fois depuis bien des années, les
professionnels de l’aide humanitaire pouvaient se déplacer dans la ville de nuit – ce
qui explique peut-être pourquoi certains d’entre eux déclaraient qu’avec les Taliban,
on pouvait « travailler sérieusement », et que les étrangers n’avaient pas le droit
d’interférer avec la « culture traditionnelle ». Il n’y avait pratiquement plus de vols et,
même si les prix augmentaient, du moins trouvait-on maintenant des légumes et de la
viande sur les marchés.
Dans presque tout le pays et à l’exception de l’extrême nord-est, les Taliban avaient
fini par vaincre douze des quinze milices corrompues de moudjahidines afghans et par
imposer leur austère légitimité. Elle reposait sur une version puritaine du wahhabisme
sunnite et leur interprétation de la charia évoquait les prélats les plus rigoristes du
christianisme primitif. Décapitation, mutilations corporelles et misogynie exacerbée
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s’associaient chez eux avec une hostilité radicale envers toute forme de divertissement.
Le vieux téléviseur américain dont s’enorgueillissait l’hôtel Spinghar avait été caché
dans une cabane de jardin pour échapper à la destruction. D’ailleurs, les postes de télé-
vision, tous comme les vidéocassettes et les voleurs, finissaient généralement leur
existence au bout d’une corde attachée à une branche d’arbre. « Qu’est-ce que vous
croyez ?, me commenta un jardinier dans les ruines de l’ancien palais de la famille
royale à Jalalabad. Les Taliban viennent des camps de réfugiés. Ils ne font que repro-
duire le milieu d’où ils viennent. » C’est ainsi que je réalisai que les nouvelles lois de
l’Afghanistan – qui paraissaient si cruelles et anachroniques aux Occidentaux et Afg-
hans éduqués –, plutôt que de refléter une tentative de régénération religieuse,
s’inscrivaient dans la continuité de la vie dans ces vastes camps de fortune où plusieurs
millions d’Afghans s’étaient réfugiés aux frontières de leur pays quand les Soviétiques
l’avaient envahi seize ans auparavant.
C’est en tant que réfugiés dans ces camps misérables que les guerriers Taliban
avaient grandi au Pakistan. Ils avaient vécu les premières seize années de leur exis-
tence dans pauvreté la plus noire, privés de toute forme d’éducation et de loisir, impo-
sant leur sanctions impitoyables à leur entourage et maintenant en servitude leurs mè-
res et leurs sœurs tandis que les hommes se préparaient à combattre les oppresseurs
étrangers de l’autre côté de la frontière. Leur unique source de distraction était la lec-
ture minutieuse et obsessionnelle du Coran – l’unique chemin de la vérité dans un
monde où aucune autre voie ne pouvait être envisagée. Les Taliban n’étaient pas entrés
en Afghanistan pour y reconstruire une nation dont ils n’avaient plus le souvenir, mais
pour reconstituer leurs camps de réfugiés à l’échelle du pays tout entier. Par consé-
quent, il n’y aurait pas d’éducation, pas de télévision, et les femmes ne devraient pas
quitter leur foyer, tous comme elles ne quittaient pas leurs tentes à Peshawar. Et, à
l’aéroport, quand j’ai fini par quitter le pays, je tombai sur un autre jeune douanier, âgé
de peut-être seulement quinze ans et dûment maquillé ; comme nombre d’Algériens
ayant combattu en Afghanistan, il était convaincu que, dans l’Arabie des VIe et VIIe
siècles, le Prophète avait lui aussi mis du khôl autour de ses yeux. Il refusa de tampon-
ner mon passeport parce que je n’avais pas de visa de sortie, une formalité par ailleurs
inexistante à Jalalabad. Mais ma pire infraction n’était pas là : je ne portais pas la
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barbe. Le jeune garçon pointa du doigt mon menton et secoua la tête d’un air scandali-
sé, censeur enfantin de la perversité des mœurs infidèles, en m’indiquant avec mépris
le chemin de l’avion vétuste qui m’attendait sur la piste.
Sur la pelouse de l’hôtel Spinghar, deux enfants s’approchèrent de moi. L’un
d’entre eux avait environ quatorze ans et transportait une pile de cahiers de classe. Il
me montra un exercice de grammaire écrit à la main dans un anglais approximatif.
« Insert the cerrect [sic] voice. “He … going home.” Insert : “had”/“was”/“will”. »
Plein de bonne volonté, j’insérai « was » et corrigeai « cerrect ». C’était donc là la
nouvelle éducation des petits Afghans pauvres ? Du moins, dans leur malheureuse
école, ces jeunes garçons bénéficiaient-ils de l’enseignement d’une langue étrangère.
Le plus petit des deux possédait même un livre de grammaire perse qui, comme il se
doit, tirait ses exemples de la vie du prophète Mahomet. Mais il n’y avait pas d’élèves
filles. Une après-midi, alors que je vivais de nouveau d’interminables journées
d’attente et que je buvais du thé assis sur le porche, une femme vêtue d’un burqa bleu
pâle s’avança lentement sur la voie d’accès à l’hôtel en marmonnant toute seule sous
son voile. Elle tourna à gauche dans les jardins, mais fit un détour pour passer près de
moi. Son gémissement ponctué de sanglots montait et descendait comme le cri d’une
mouette. Visiblement, elle souhaitait que l’étranger enregistre cette plainte sinistre.
Puis, elle disparut entre les parterres de rose.
Qui s’en souciait vraiment en Occident ? À la même époque, les représentants de la
compagnie UNOCAL – Union Oil Co. of California Asian Oil Pipeline Project –
étaient en pleine négociation avec les Taliban pour obtenir le droit de faire passer par
le territoire afghan un gazoduc entre le Turkménistan et le Pakistan ; en septembre
1996, le Département d’État américain annonça l’instauration de relations diplomati-
ques avec les Taliban, avant de se rétracter un peu plus tard. Au nombre de ces respon-
sables d’UNOCAL, on comptait Zalmay Khalilzad – qui devait être désigné cinq ans
plus tard envoyé spécial du président George W. Bush dans l’Afghanistan « libéré » –
et un leader pashtoun nommé Hamid Karzaï. Rien d’étonnant à ce que les Afghans se
méfient des États-Unis. Au départ, les alliés de l’Amérique avaient soutenu Ben Laden
contre les Soviétiques. Puis, les États-Unis avaient fait de Ben Laden leur « ennemi
public numéro un » – une position difficile à conserver au rythme où tourne la roue de
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la fortune du Pentagone et de la Maison Blanche, qui découvrent constamment de
nouveaux monstres, le plus souvent en proportion inverse de leur capacité à capturer
les anciens. C’était désormais les Taliban qui étaient courtisés. Mais pour combien de
temps ? Comment Ben Laden, un Arabe dont les objectifs politiques étaient infiniment
plus ambitieux que ceux des Taliban, arriverait-il à maintenir l’intégrité de son exil
auprès d’hommes qui ne pensaient qu’à réprimer leur propre peuple ? Les Taliban fe-
raient-ils preuve de plus de courage pour protéger Ben Laden que la pathétique Répu-
blique islamique du Soudan ?
Sur les flancs de la montagne, encore une fois, l’homme-machine inspectait une au-
tre machine. La nuit sur ces hauteurs était glaciale et, quand la brume ne masquait pas
la lueur de la lune, j’arrivai à percevoir ses lèvres serrées et la maigreur de ses joues
creuses derrière ses lunettes noires. Il ouvrit le cartable d’écolier qui m’accompagne
chaque fois que je voyage dans des pays « difficiles » et examina mon passeport, mes
cartes de presse, mes carnets de notes et la pile de vieux journaux libanais et du Golfe
que je transportais avec moi. Il sortit mon Nikon de son étui, ouvrit le boîtier, vérifia le
l’auto-drive et s’assit à genoux sur les pierres pour ouvrir un à un tous les boîtes de
pellicule. Après quoi, il les remit soigneusement dans le sac, referma l’appareil, et me
tendit le tout. Je le remerciai en arabe : « Shukran ». De nouveau, pas de réponse. Il se
tourna vers le conducteur et hocha la tête, signe que nous pouvions poursuivre notre
route sur la piste gelée. Nous étions maintenant à plus de 1 500 mètres. Après une série
de signaux lumineux, nous franchîmes un dernier virage bordé par un énorme rocher.
Au-dessous de nous, sous le clair de lune, s’étendait une petite vallée. Il y avait des
arbres, de l’herbe, un ruisseau libre de glaces et une poignée de tentes sous une falaise.
Deux hommes s’approchèrent de nous. De nouveau, la cérémonie des salutations ara-
bes, leurs deux mains saisissant ma main droite dans un geste qui signifiait : « Fais-
nous confiance ». Nos deux hôtes étaient un Égyptien et un Algérien qui parlaient cou-
ramment français, et ils m’invitèrent à visiter la vallée.
Nous nous lavâmes les mains dans le ruisseau et nous ouvrîmes un chemin dans
l’herbe épaisse vers une faille obscure dans la paroi de la falaise au-dessus de nous. Au
fur et à mesure que mes yeux s’accoutumaient à l’obscurité, je commençai à distinguer
un vaste rectangle sculpté dans le flanc de la montagne. Il s’agissait d’un abri anti-
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aérien de six mètres de haut taillé à même le roc par Ben Laden et ses hommes pen-
dant la guerre contre les Soviétiques. « C’était un hôpital de campagne, m’expliqua
l’Égyptien. Nous y transportions les moudjahidines blessés, à l’abri des avions russes.
Impossible de nous bombarder. Nous nous sentions en sécurité. » Je pénétrai dans
cette caverne artificielle à la lueur de la torche brandie par l’Algérien, percevant bien-
tôt l’écho affaibli de mes propres pas qui émanait des profondeurs du tunnel. À l’autre
bout de cette excavation, le clair de lune était resplendissant et baignait la vallée dans
une lumière blanche, comme un petit paradis orné d’arbres et baigné par une rivière à
l’ombre des grandes cimes.
On me guida vers une tente militaire, une grande bâche kaki plantée sur des piquets
de métal et dont un pan servait d’entrée. Il y avait des matelas crasseux sur le sol et
une grande théière en acier. Je pris place aux côtés de l’Égyptien, de l’Algérien et de
trois autres hommes qui étaient arrivés armés de Kalachnikovs. Nous attendîmes envi-
ron une demi-heure, l’Algérien finissant par confesser face à mes questions insistantes
qu’il faisait partie de la « résistance islamique » au régime militaire de son pays. Je lui
commentai mes propres visites en Algérie, mentionnant la capacité des islamistes de
poursuivre leur combat contre les troupes gouvernementales dans les montagnes et le
bled, tout comme le FLN l’avait fait contre l’armée française pendant la guerre
d’indépendance, de 1954 à 1962. L’Algérien apprécia la comparaison – c’était bien
mon intention –, et je me gardai de mentionner mes soupçons sur son appartenance au
Groupe islamique armé (GIA), accusé par le gouvernement d’être responsable des hor-
ribles massacres qui avaient semé le territoire algérien de cadavres égorgés et démem-
brés au cours des quatre dernières années.
Une rumeur de voix se fit entendre à l’extérieur de la tente, à la fois ténue et poi-
gnante comme la bande son d’un vieux film. Quelqu’un souleva la bâche et Ben Laden
fit son apparition, vêtu d’une tunique verte et coiffé d’un turban. Je me redressai à
moitié et nous échangeâmes une poignée de main, tous deux forcés par la toile de tente
qui effleurait notre crâne à nous saluer comme des pachas ottomans, pliés en deux, nos
visages se frôlant. Il avait encore une fois l’air fatigué, et je remarquai qu’il boîtait lé-
gèrement. Sa barbe était encore plus grise, son visage encore plus émacié que la der-
nière fois, ce qui ne l’empêchait pas d’être tout sourire, presque jovial. Il déposa son
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fusil à sa gauche sur le matelas et insista pour qu’on me resserve du thé. Pendant plu-
sieurs secondes, son regard resta fixé vers le sol. Puis, il se tourna vers moi avec un
sourire encore plus appuyé, d’un air à la fois bienveillant et, pensai-je aussitôt, assez
inquiétant.
« Mr. Robert, dit-il en portant son regard sur les hommes en tenue de combat et
bonnets afghans qui nous accompagnaient sous la tente. Mr. Robert, un de nos frères a
fait un rêve. Il a rêvé que vous veniez nous visiter à cheval, que vous portiez la barbe
et qu’une aura de spiritualité émanait de votre personne. Vous étiez vêtu d’une longue
tunique comme nous. Cela veut dire que vous êtes un vrai musulman. »
J’étais terrifié. J’avais rarement eu aussi peur pendant toute mon existence. En une
fraction de seconde, j’avais saisi la signification de chacun des mots de Ben Laden.
Rêve. Cheval. Barbe. Spiritualité. Tunique. Musulman. Les autres membres de
l’assistance hochaient la tête et me contemplaient, certains en souriant, d’autres en
fixant du regard l’Anglais qui était apparu en rêve à leur « frère ». J’étais abasourdi.
C’était tout à la fois un piège et un appel du pied, le moment le plus dangereux au mi-
lieu des plus dangereux des hommes. Je ne pouvais pas contester la réalité de ce
« rêve », ce qui reviendrait à accuser Ben Laden de mensonge. Mais je ne pouvais pas
non plus accepter sa signification sans me rendre moi-même coupable de mensonge et
sans confirmer indirectement ce que, manifestement, ces hommes attendaient de moi –
que j’accepte ce « rêve » comme une prophétie et un signe d’origine divine. Car
c’était une chose que cet homme et ses compagnons admettent qu’un étranger comme
moi puisse venir à eux sans préjugés et reconnaissent ma sincérité. C’en était une autre
d’imaginer que je puisse me joindre à leur combat, que je ne fasse plus qu’un avec
eux. La meute attendait ma réponse.
Peut-être n’était-ce là qu’un mauvais tour joué par mon imagination ? Après tout, il
pouvait s’agir simplement d’une manière cérémonieuse et rhétorique d’exprimer son
respect envers un visiteur. Ou bien d’une simple expression de prosélytisme ordinaire,
comme nombre d’Occidentaux au Moyen-Orient en font l’expérience. Très franche-
ment, est-ce que Ben Laden essayait vraiment de me recruter ? Malheureusement,
c’était fort probable. Et je compris aussitôt le sens de cette manœuvre. Recruter un
Occidental, un homme blanc de Grande-Bretagne – pas un converti britannique
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d’origine arabe ou asiatique –, journaliste d’un quotidien établi, quel coup de maître !
Personne ne pourrait me soupçonner, je pourrais devenir haut-fonctionnaire, militaire,
et même apprendre à piloter un avion – ce que je devais d’ailleurs envisager cinq ans
plus tard. Il fallait que je me tire de ce mauvais pas, et je me creusai désespérément les
méninges pour trouver une échappatoire. Mes neurones étaient au bord de la sur-
chauffe.
« Cheikh Oussama, commençai-je avant même de savoir exactement ce que j’allais
dire, Cheikh Oussama, je ne suis pas musulman. » Le silence se fit dans la tente. « Je
suis journaliste. » Voilà qui n’était guère contestable. À quoi j’ajoutai autre chose, que
personne n’aurait envie de contester : « Et le travail d’un journaliste est de dire la véri-
té. Voilà ce que j’entends faire de ma vie – dire la vérité. » Ben Laden m’observait tel
un faucon sa proie. Il comprit le sens de mes paroles. Je déclinais l’offre qui m’avait
été faite. En présence de ses hommes, c’était désormais son tour de trouver une échap-
patoire, de battre en retraite avec élégance. « Si vous dites la vérité, ça veut dire que
vous êtes un bon musulman », répondit-il. Tous les guerriers barbus hochèrent la tête
en signe d’approbation de sa sagacité. Ben Laden souriait. J’étais sauvé. Comme dit le
cliché, je « recommençai à respirer ». L’affaire était close.
Peut-être poussé par le besoin de couper court à cet incident et de masquer son em-
barras face à un revers mineur, Ben Laden, remarqua tout d’un coup – et de manière
un peu mélodramatique – la présence de mon cartable d’écolier et des journaux liba-
nais qui en dépassaient en partie. Il s’en empara, pris d’un désir soudain et irrésistible
de les lire tous. Sous nos yeux, il traversa la tente pour se rapprocher de lampe à pé-
trole qui chuintait dans son coin et, pendant une demi-heure, ignorant pratiquement
tous les présents, il dévora toute la presse arabe. De temps à autre, il ordonnait à
l’Égyptien de lire un article ou tendait un journal à l’un de ses hommes. Un peu dé-
concerté, je me demandai si c’était vraiment là le centre du « terrorisme mondial ». Si
je m’en étais tenu à écouter les discours du porte-parole du Département d’État et à
lire les éditoriaux du New York Times ou du Washington Post, on aurait pu me pardon-
ner de croire que Ben Laden dirigeait son « réseau terroriste » depuis un bunker high
tech bourré d’ordinateurs et plans de bataille numériques, se contentant d’appuyer sur
un bouton pour donner l’ordre à ses partisans d’attaquer une nouvelle cible occiden-
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tale. Mais notre homme semblait en fait complètement isolé du monde extérieur. Il
n’avait donc pas la radio ? Ni la télévision ? Il ne savait même pas – c’est ce qu’il
m’avoua lui-même après avoir lu les journaux – que le ministre des Affaires étrangères
iranien, Ali Akbar Velayati, avait visité son propre pays, l’Arabie Saoudite, pour la
première fois depuis la guerre Iran–Irak de 1980–1988 .
Quand il reprit sa place à l’autre bout de la tente, Ben Laden reprit son air profes-
sionnel. Il prédit aux Américains de nouvelles attaques contre leurs troupes en Arabie
Saoudite : « Nous ne sommes qu’au commencement des actions militaires contre eux,
mais nous avons éliminé l’obstacle psychologique qui nous empêchait de le combat-
tre… C’est la première fois en quatorze siècles que nos deux villes saintes sont oc-
cupées par des forces non islamiques… » D’après lui, la présence américaine dans le
Golfe s’expliquait à cause du pétrole, et il se lança dans un bref cours d’histoire
contemporaine de la région pour me le démontrer.
« C’est pour cette raison que Brejnev voulait atteindre le détroit d’Hormuz, au sud
de l’Afghanistan, mais par la grâce d’Allah et du jihad, non seulement il a été vaincu,
mais il a tout perdu. Nous avons combattu l’arme à l’épaule pendant dix ans, et nous
sommes prêts, nous et tous les fils du monde islamique, à porter les armes pour le reste
de notre vie. Cela dit, le pétrole n’est pas la raison immédiate de la présence améri-
caine dans la région – les Américains obtenaient du pétrole à bon marché avant leur
invasion. Il y a d’autres raisons, en premier lieu l’alliance américano–sioniste, qui re-
doute terriblement la puissance de l’Islam et de la terre de La Mecque et de Médine.
Ils ont peur qu’une renaissance islamique n’en finisse avec Israël. Nous sommes
convaincus que nous tuerons les Juifs en Palestine. Nous sommes convaincus qu’avec
l’aide d’Allah, nous triompherons des forces américaines. C’est seulement une ques-
tion de temps et de nombre. Ils mentent quand ils prétendent qu’ils sont venus protéger
l’Arabie de l’Irak – toute cette histoire avec Saddam n’est qu’un prétexte hypocrite. »
Il y avait quelque chose de nouveau dans son discours. La condamnation d’Israël
était classique chez tous les nationalistes arabes, et elle était encore moins étonnante
chez un homme qui se concevait comme membre d’un jihad islamique. Mais Ben La-
den confondait maintenant l’Amérique et Israël comme s’il s’agissait d’un seul et
même pays – « Pour nous, expliqua-t-il un peu plus tard, il n’y a pas de différence en-
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tre le gouvernement américain et le gouvernement israélien, ni entre les soldats améri-
cains et les soldats israéliens » – et il définissait sa cible comme « les Juifs », plutôt
que les soldats israéliens. Combien de temps faudrait-il attendre pour qu’il ajoute à sa
liste tous les Occidentaux, tous les habitants des « nations croisées » ? Il ne revendi-
quait pas les attentats à la bombe de Riyad et al-Khobar, mais ne tarissait pas d’éloges
pour les quatre hommes accusés de les avoir provoqués. Il avouait d’ailleurs avoir ren-
contré deux d’entre eux : « J’éprouve le plus grand respect pour les responsables de
ces attentats. Leur action est un exploit considérable et un grand honneur auquel j’ai
raté l’opportunité de prendre ma part. » Mais Ben Laden était non moins soucieux de
démontrer que le soutien à sa cause était aussi en plein essor au Pakistan. Il me montra
des coupures de presse citant les sermons de religieux pakistanais qui avaient condam-
né la présence américaine en Arabie saoudite et me fit voir deux grandes photogra-
phies en couleur représentant des murs couverts de graffitis à Karachi.
Un slogan tracé à la peinture rouge proclamait : « Troupes américaines hors du
Golfe – Les oulémas militant unis ». Un autre, couleur marron, annonçait que
« L’Amérique est le pire ennemi du monde musulman ». Ben Laden me tendit une
grande affiche, apparemment de même origine, qui exprimait des sentiments anti-
américains tout à fait similaires au nom des mawlawi – docteurs en religion – de la
ville pakistanaise de Lahore. Quant aux Taliban et à leur nouveau régime
d’oppression, Ben Laden n’avait guère d’autre choix que de se montrer pragmatique.
« Tous les pays islamiques sont mon pays, me dit-il. Nous croyons que les Taliban
sont sincères dans leurs efforts d’appliquer la charia. Nous avons pu comparer la situa-
tion avant et après leur arrivée au pouvoir et nous avons observé une grande différence
et une nette amélioration. »
Mais, quand il fut de nouveau question de son combat principal – contre les États-
Unis –, Ben Laden sembla saisi d’une transe, et ses partisans étaient suspendus à ses
lèvres comme s’ils étaient en train d’écouter le messie. Il expliqua qu’il avait envoyé
des fax au roi Fahd et aux principaux responsables du gouvernement saoudien pour les
informer de sa détermination à mener une guerre sainte contre l’Amérique. Il prétendit
même avoir le soutien de certains membres de la famille royale saoudienne ainsi que
d’officiers des services de sécurité – propos dont je devais ultérieurement pouvoir véri-
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fier la véracité. Mais cette idée de déclarer la guerre par fax était une innovation plutôt
surprenante, et il y avait une certaine part d’excentricité dans sa façon de percevoir la
politique américaine. À un moment, il suggéra très sérieusement que l’augmentation
des impôts aux États-Unis finirait par pousser plusieurs États à faire sécession, une
idée que certains gouverneurs américains pourraient trouver séduisante, mais qui n’en
restait pas moins passablement fantaisiste.
Mais au-delà de ces lubies se profilait une menace beaucoup plus sérieuse : « Nous
pensons que notre combat contre l’Amérique sera beaucoup plus simple que celui
contre l’Union soviétique. Je vais vous faire une révélation : certains de nos moudjahi-
dines ayant combattu en Afghanistan ont aussi participé à des opérations contre les
Américains en Somalie, et ils ont été surpris de constater l’effondrement du moral des
troupes américaines. Nous considérons l’Amérique comme un tigre de papier. »
C’était là une erreur stratégique majeure de sa part. Le fait que, sous Clinton, les Amé-
ricains aient précipitamment abandonné leur mission de paix en Somalie ne signifiait
nullement qu’un président Républicain ferait de même, surtout si les États-Unis étaient
attaqués sur leur propre sol. Il est vrai qu’il était possible qu’au bout de plusieurs an-
nées, un même infléchissement de la détermination des Américains se fasse sentir sur
le plan militaire – l’enlisement en Irak pourrait en être la cause –, mais, quoi qu’en
pense Ben Laden, Washington allait être un adversaire beaucoup plus coriace que
Moscou. Il avait pourtant l’air fermement convaincu. Je n’oublierai jamais les derniers
mots que m’adressa Oussama Ben Laden cette nuit-là, sur les flancs d’une montagne
désolée : « Mr. Robert, depuis cette montagne où vous êtes assis, nous avons brisé
l’armée russe et détruit l’Union soviétique. Et je prie Dieu pour qu’il nous accorde de
réduire les États-Unis à n’être plus que l’ombre d’eux-mêmes. »
Je restai assis en silence, méditant ces paroles, tandis que Ben Laden discutait de
modalités de mon retour à Jalalabad avec ses gardes. Il craignait que les Taliban –
malgré leur « sincérité » – puissent objecter au franchissement de leurs postes de
contrôle par un étranger après le crépuscule, ce pourquoi il m’invita à passer la nuit
dans son camp de montagne. Je fus cette fois autorisé à prendre seulement trois photos
de Ben Laden à la lumière des phares de la Toyota, qu’on rapprocha de la tente pour
qu’ils puissent éclairer son visage à travers la toile. Il s’assit en face de moi, impassi-
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ble, telle une figure de pierre, et, quand je développai la pellicule trois jours plus tard à
Beyrouth, je vis apparaître un spectre nimbé de jaune et de violet. Il prit congé sans
trop de cérémonie, d’une brève poignée de main accompagnée d’un signe de la tête, et
disparut de la tente. Je m’étendis sur le matelas emmitouflé dans mon manteau pour
résister au froid. Une partie des hommes armés resta dormir avec moi, tandis que des
sentinelles armées de fusils ou de lance-roquettes patrouillaient en contrebas.
Au cours des années suivantes, je me suis souvent demandé qui ils étaient.
L’Égyptien Mohamed Atta était-il parmi les présents ? Ou bien Abdul Aziz Alomari ?
Ou un autre de ces dix-neuf hommes dont les noms allaient être connus du monde en-
tier cinq ans plus tard ? Je suis aujourd’hui incapable de me souvenir de leurs visages,
pour la plupart engoncés dans des écharpes.
L’épuisement et le froid me maintenaient éveillé. L’expression « plus que l’ombre
d’eux-mêmes » ne cessait de me trotter dans la tête. Que pouvaient bien nous réserver
Ben Laden et cette petite troupe d’individus dévoués et impitoyables ? Tout ce que je
me rappelle des heures qui suivirent, c’est une série d’arrêts sur image : le moment du
réveil, tellement glacial que j’avais du givre dans les cheveux ; la descente de la mon-
tagne en Toyota, avec un des combattants algériens assis à l’arrière m’expliquant que
si nous avions été en Algérie, il m’aurait tranché la gorge, mais que Ben Laden lui
avait donné l’ordre de me protéger et qu’il était donc prêt à sacrifier sa vie pour moi.
Les trois gardes et le chauffeur arrêtèrent la jeep sur la route défoncée qui relie Kaboul
à Jalalabad pour leur oraison matinale, le fajr. Au bord du fleuve de Kaboul, ils étendi-
rent leur tapis de prière et s’agenouillèrent tandis que le soleil émergeait de derrière les
montagnes. Loin vers le nord-est, j’apercevais le reflet livide des hauteurs de l’Hindu
Kush sous un ciel d’un bleu non moins pâle. Au-delà, c’était la Chine, spectatrice in-
discrète du naufrage d’un pays qui allait traverser encore bien des souffrances pendant
les années à venir. Un paysage de collines, de rochers, de cours d’eau, d’arbres anti-
ques et de montagnes ancestrales, l’image du monde avant l’apparition de l’être hu-
main.
Et je me souviens aussi de notre arrivée à Jalalabad, quand nous avons dépassé les
baraquements où les Taliban stockaient les armes qu’ils avaient confisquées. Quelques
minutes à peine après notre passage, la totalité de cet arsenal – obus, roquettes anti-
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chars, missiles Stinger, explosifs et mines – partit en fumée, la déflagration provoquant
une énorme secousse qui ébranla les arbres alignés devant l’hôtel Spinghar et fit tom-
ber sur nous une pluie de minuscules morceaux de métal et de lambeaux de pages ar-
rachés aux manuels américains consacrés au « mode d’emploi » des missiles antiaé-
riens. Plus de quatre-vingt-dix civils furent déchiquetés par cette explosion acciden-
telle. Qui sait, peut-être un Taliban s’était-il laissé aller à jeter un mégot de cigarette,
seule jouissance autorisée par ses frères, au beau milieu d’une pile de munitions ?
L’Algérien vint me trouver en larmes, son meilleur ami venait de succomber dans la
catastrophe. Je pris note : les hommes de Ben Laden savent aussi pleurer.
Mais ce dont je me rappelle avant tout, ce sont les premières minutes qui ont suivi
notre départ du camp de Ben Laden. Il faisait encore nuit quand j’aperçus une vive
lueur du côté des montagnes du nord. Pendant un moment, je crus que c’était les pha-
res d’un véhicule qui, par mesure de sécurité, nous faisait signe encore une fois depuis
le camp. Mais la lumière continua à briller pendant plusieurs minutes et je commençai
à me rendre compte qu’elle scintillait au-dessus des montagnes et que de cette lueur
émanait un frêle sillage incandescent. Mes compagnons de route l’observaient eux
aussi. « C’est la comète de Halley », dit l’un d’entre eux. Il se trompait. C’était une
autre comète, tout juste découverte il y avait deux ans de cela par les Américains Alan
Hale et Tom Bopp. Mais, pour ces Arabes perdus dans les montagnes d’Afghanistan,
on comprend qu’il n’y ait guère eu de différence entre Hale–Bopp et Halley. Elle gra-
vissait maintenant le firmament au-dessus de nous, laissant derrière elle une empreinte
dorée, puissance sublime se déplaçant à 70 000 kilomètres à l’heure à travers les cieux.
Nous fîmes halte et descendîmes de la Toyota pour observer la boule de feu embra-
sant l’obscurité au-dessus de nous, quatre membres d’al-Qaeda, un citoyen britanni-
que, tous pétrifiés par le spectacle prodigieux de cette manifestation d’énergie cosmi-
que sans précédent depuis plus de 4 000 ans. « Mr. Robert, vous savez ce que les gens
disent quand ils voient une comète comme celle-là ? » C’était l’Algérien qui me posait
cette question tandis que nous tendions le cou vers le ciel, contemplant le firmament
illuminé par ce brasier allumé au milieu du cortège des étoiles. « Ça veut dire qu’il va
y avoir une grande guerre. »
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