Robert Fisk La grande guerre pour la civilisation L’Occident à la conquête du Moyen-Orient (1979-2005) Traduit de l’anglais par Laurent Bury, Martin Mackinson, Laure Manceau, Marc Saint-Upéry, et Alain Spiess En librairie le 6 octobre 2005 La Découverte 1
Chapitre premierL’Occident à la conquête du Moyen-Orient
(1979-2005)
Laure Manceau, Marc Saint-Upéry, et Alain Spiess
En librairie le 6 octobre 2005
La Découverte
1
Prologue
Pendant mon enfance, chaque année, mon père m’emmenait visiter les
champs de
bataille de la Première Guerre mondiale, ce conflit qui, d’après H.
G. Wells, était cen-
sé « en finir avec toutes les guerres ». Tous les étés, nous
prenions place à bord de no-
tre Austin Mayflower et parcourions les routes pleines de
nids-de-poule de la Somme,
d’Ypres et de Verdun. À l’âge de quatorze ans, j’étais capable de
réciter par cœur les
noms de toutes les offensives : Bapaume, la colline 60, Haut Bois,
Passchendaele…
J’avais visité tous les cimetières, arpenté toutes les tranchées à
moitié recouvertes de
végétation et manipulé les casques rouillés des soldats
britanniques et les mortiers cor-
rodés de l’artillerie allemande dans des musées poussiéreux. Mon
père était lui-même
un fantassin de la Grande Guerre, il avait combattu dans les
tranchées de France à
cause d’un coup de feu tiré dans une ville dont il n’avait jamais
entendu parler, Saraje-
vo. Quand il est mort, en 1992, à l’âge de quatre-vingt treize ans,
j’ai hérité de ses mé-
dailles. L’une d’entre elles représente une victoire ailée au
revers de laquelle sont ins-
crits les mots suivants : « La Grande Guerre pour la Civilisation
».
Au grand dam de mon père et face à la résignation stoïque de ma
mère, j’ai passé
une bonne partie de ma vie à couvrir des conflits armés qui
prétendaient eux aussi être
des guerres « pour la civilisation ». En Afghanistan, j’ai vu les
Russes combattre, au
nom de leur « devoir internationaliste », le « terrorisme
international » ; leurs adversai-
res afghans, bien entendu, se battaient de leur côté au nom d’Allah
contre « l’agresseur
communiste ». J’ai écrit depuis les lignes de front où les troupes
iraniennes menaient
ce qu’ils appelaient alors une « guerre imposée » contre Saddam
Hussein. J’ai vu les
Israéliens envahir deux fois le Liban et réoccuper la Cisjordanie
palestinienne sous
prétexter d’y « éliminer le terrorisme ». J’étais présent quand les
militaires algériens
sont partis en guerre contre les islamistes pour les mêmes raisons
apparentes, torturant
et exécutant leurs prisonniers avec autant d’enthousiasme que leurs
adversaires. Plus
tard, en 1990, Saddam a envahi le Koweït et les Américains ont
envoyé leurs troupes
dans la région du Golfe pour libérer l’émirat et imposer un «
Nouvel ordre mondial ».
En reportage dans le désert, chaque fois que j’inscrivais cette
expression dans mon
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carnet de notes, je la faisais suivre d’un point d’interrogation.
En Bosnie, j’ai vu les
Serbes guerroyer au nom de ce qu’ils appelaient la « civilisation
serbe », tandis que
leurs adversaires musulmans se battaient et mouraient pour une
utopie multiculturelle
vacillante et pour simplement sauver leur vie.
Au sommet d’une montagne afghane, j’ai conversé avec Oussama ben
Laden dans
sa tente alors qu’il proférait ses premières menaces directes
contre les États-Unis. Il
restait silencieux pendant que je griffonnais ses propos dans mon
carnet à la lumière
d’une lampe à pétrole. Il y était question de « Dieu » et du « Mal
». Le 11 septembre
2001, j’étais au-dessus de l’Atlantique dans un avion qui fit
demi-tour au large de
l’Irlande suite à l’attentat du World Trade Center ; moins de trois
mois plus tard,
j’étais en Afghanistan, aux côtés des Taliban en fuite sur une
route à l’ouest de Kanda-
har, pendant que l’Amérique bombardait les ruines d’un pays déjà
dévasté par la
guerre. Très exactement un an plus tard, j’assistais à l’Assemblée
générale des Nations
unies quand George Bush y prononça son discours sur « Dieu », le «
Mal » et les ar-
mes de destruction massive, préparant ainsi l’invasion de l’Irak.
Les premiers missiles
annonciateurs de cette invasion ont volé au-dessus de ma tête à
Bagdad. C’est ainsi
que la désastreuse « guerre contre le terrorisme » du président
Bush reçut par anticipa-
tion sa sanction morale.
Les conséquences physiques directes de ces conflits resteront
imprimées dans ma
mémoire jusqu’à mon dernier souffle. Je n’ai pas besoin de fouiller
dans la montagne
de carnets de notes que j’ai accumulés pour me souvenir de ce
convoi militaire iranien
de retour du front, avec ses soldats gazés par Saddam qui
crachaient leurs glaires san-
glantes dans des serviettes tout en lisant le Coran. Pas besoin de
retrouver mes coupu-
res de presse pour évoquer l’image de ce père irakien qui, après un
bombardement
américain en 2003, tendait vers moi ce qui ressemblait à une miche
de pain à moitié
écrasée et qui était en fait le cadavre broyé d’un nouveau-né. Et
cette fosse commune à
la périphérie de Nassiriyah, où je suis tombé sur les restes d’une
jambe humaine à la-
quelle était greffée un tube de métal, avec un disque artificiel
encore attaché à un moi-
gnon d’os ; les sbires de Saddam avaient kidnappé leur victime
directement dans
l’hôpital où il se faisait installer une prothèse de la hanche pour
aller l’exécuter dans
désert.
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Ces souvenirs ne me provoquent pas de cauchemars, mais ils sont là.
La tête arra-
chée du corps d’un réfugié albanais du Kosovo après un raid aérien
américain, quatre
ans auparavant. Elle se dressait ornée d’une barbe dans un champ
verdoyant, comme si
un bourreau médiéval venait tout juste de la trancher. Le cadavre
monstrueusement
enflé d’un paysan kosovar assassiné par les Serbes et nous
contemplant du fond de sa
tombe ouverte par les soldats de l’ONU, avec sa ceinture qui
comprimait horriblement
un estomac ayant atteint deux fois la taille de celui d’un homme
normal. Le corps
noirci de ce soldat irakien à Fao, pendant la guerre Iran-Irak,
recroquevillé comme un
enfant dans sa casemate, un anneau d’or au majeur de sa main
gauche, étincelant de
soleil et d’amour pour une femme qui ne savait pas encore qu’elle
était veuve. Civils
ou militaires, ils sont tombés par dizaines de milliers parce que
leur mort avait été pro-
grammée, parce qu’une machine de guerre harnachée de justifications
éthiques avait
été mise en branle pour que nous puissions parler d’«
environnements multi-cibles »,
de « dommages collatéraux » et autres rationalisations infantiles
du meurtre organisé et
disserter sur les défilés victorieux, la destruction des statues de
dictateurs et
l’importance de la paix.
Car telle est la rhétorique qui plaît aux États. Ils veulent nous
faire voir la guerre
comme une tragédie en blanc et noir : le bien contre le mal, « eux
» contre « nous », la
victoire contre la défaite. Mais la guerre n’est pas
essentiellement une question de vic-
toire ou de défaite ; la guerre, c’est avant tout mourir et
infliger la mort. C’est l’échec
absolu de l’esprit humain. Je connais un rédacteur en chef qui en a
assez de
m’entendre répéter ce truisme, mais combien de rédacteurs en chef
ont une expérience
directe de la guerre ?
Ce qui est drôle, c’est que c’est un film qui a déterminé ma
vocation de journaliste.
J’avais douze ans quand j’ai vu Foreign Correspondant1, d’Alfred
Hitchcock, un film
en noir et blanc de 1940, débordante de patriotisme et d’humour
noir dans laquelle
l’acteur Joel McCrea incarne le reporter américain John Jones –
rebaptisé Huntley Ha-
verstock par son rédac’ chef new-yorkais –, envoyé spécial en
Europe à la veille de la
guerre. Le héros est témoin de divers assassinats, pourchasse des
espions nazis aux
1 [NdT] : en français, Correspondant 17.
4
Pays-Bas et démasque le principal agent de Berlin à Londres ; son
avion est abattu par
un cuirassé de poche allemand, mais il échappe à la mort et ses
reportages font le tour
du monde. Il en profite aussi pour conquérir la plus belle femme du
film, ce qui appa-
raissait comme un des principaux bonus d’une profession aussi
excitante. Le film
s’achève à Londres, au milieu d’un raid aérien, tandis qu’un
présentateur britannique
s’époumone sur les ondes, introduisant Haverstock sur un fond de
hurlement de sirè-
nes : « Notre invité de ce soir est un de ces soldats de la presse,
un des combattants de
cette petite armée d’historiens qui écrivent l’histoire à l’ombre
des canons… »
Le sort en était jeté. Affalé devant la cheminée, tandis que ma
mère me suppliait de
boire mon chocolat et d’aller me coucher, je dévorais tous les
jours le quotidien
conservateur lu par mon père, le Daily Telegraph, de la première à
la dernière page,
sans rater un seul reportage de l’étranger. À l’école, tous les
après-midi, j’étudiais le
Times. Je lus l’intégralité du discours de Khrouchtchev dénonçant
les crimes de Sta-
line. Je gagnai le prix Current Affairs de l’école et rien ni
personne n’auraient pu me
détourner de devenir un grand reporter. Le jour où mon père me
suggéra de faire des
études de droit ou de médecine, je quittai la pièce indigné.
Lorsqu’il demanda à un ami
de la famille comment il voyait mon avenir professionnel, ce
dernier me proposa
d’imaginer la salle d’un tribunal : qu’est-ce qui me plairait le
plus, être à la place de
l’avocat ou sur le banc de la presse ? Sur le banc de la presse,
répondis-je, et l’ami an-
nonça à mon père : « Robert sera journaliste ». Je ferais donc moi
aussi partie de
l’armée des « soldats de la presse ».
J’ai commencé par travailler au Newcastle Evening Chronicle, puis
au Sunday Ex-
press, où je pourchassais les ecclésiastiques ayant fui leur
paroisse aux bras de starlet-
tes. Au bout de trois, ans, je suppliai le Times de m’embaucher.
Ils m’envoyèrent en
Irlande du Nord pour y couvrir le conflit pervers légué par le
colonialisme britannique.
Cinq ans plus tard, je gagnai mes galons de soldat du journalisme :
j’étais nommé cor-
respondant à l’étranger. C’était en avril 1976, j’étais en vacances
sur la plage de Porto
Covo, au Portugal, où j’avais été envoyé pour couvrir les suites de
la Révolution des
œillets. Depuis le sommet de la falaise, la postière du village me
cria qu’une lettre
m’attendait. Elle était de la main du responsable de la section
étranger du Times, Louis
Heren. « J’ai de bonnes nouvelles pour toi, écrivait-il. Paul
Martin souhaite quitter son
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poste de correspondant au Moyen-Orient. Sa femme en a plus que
marre, et je la com-
prends. Je lui propose le poste de numéro deux à Paris, j’offre
Lisbonne à Richard
Wigg, et à toi le Moyen-Orient. Fais-moi savoir si ça t’intéresse…
Ça serait une op-
portunité formidable pour toi, de bons sujets de reportage, plein
de voyages et beau-
coup de soleil… » Dans le film de Hitchcock, le patron de
Haverstock le convoque
dans son bureau avant de l’envoyer sur le front européen et lui
demande : « Ça vous
plairait de couvrir les événements les plus importants de la
planète ? » La lettre de He-
ren était moins emphatique, mais sa signification était la
même.
J’avais vingt-neuf ans et on m’offrait le Moyen-Orient. Comment
s’était senti le roi
Fayçal quand on lui avait « offert » l’Irak, ou son frère Abdallah
quand Winston Chur-
chill lui avait « offert » la Transjordanie ? Louis Heren avait
lui-même quelque chose
d’un peu churchillien. Il était têtu, éloquent, il aimait le bon
vin et avait lui aussi été
correspondant au Moyen-Orient. De « bons » sujets de reportage,
oui, j’allais en voir,
mais des sujets souvent terrifiants ; des voyages, j’en connaîtrais
à n’en plus en finir ;
quant au soleil, sa cruelle présence serait une épée suspendue sur
ma tête. Et puis les
journalistes n’ont pas les protections – ni les prétentions à la
perfection – dont dispo-
sent les rois. Mais j’allais enfin faire partie de « cette petite
armée d’historiens qui
écrivent l’histoire à l’ombre des canons ». Que d’innocence, que de
naïveté de ma part.
Mais l’innocence, quand on sait la préserver, est la garantie de
l’intégrité d’un journa-
liste. Et il faut se battre pour y croire.
Contrairement à mon père, je suis parti pour le front comme témoin,
pas comme
combattant. Un témoin de plus en plus révolté, certes, mais au
moins n’étais-je pas un
de ces guerriers furibonds, aveuglés par la passion, parfois même
déments. Je vouais
un culte aux journalistes qui avaient couvert la Seconde Guerre
mondiale et l’immédiat
après-guerre : Howard K. Smith, qui avait fui l’Allemagne nazie à
bord du dernier
train en partance de Berlin avant la déclaration de guerre aux
États-Unis en 1941 ; Ja-
mes Cameron, dont la couverture des essais nucléaires de Bikini en
1946 est peut-être
le reportage le plus littéraire et philosophique jamais publié par
un organe de presse.
Dans les circonstances que connaît la région, correspondant au
Moyen-Orient est
une profession un peu indécente. S’ils décidaient d’abandonner le
champ de bataille,
les soldats sur lesquels j’écrivais risquaient la mort pour
désertion, ou au moins la cour
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martiale. Les civils au milieu desquels je vivais et travaillais
étaient obligés de rester
sur place en cas de bombardement, leurs familles pouvaient être
décimées par
l’artillerie et les raids aériens. Citoyens de pays parias, aucune
ambassade ne leur déli-
vrerait de visa salvateur. Mais moi, si je souhaitais jeter
l’éponge, si j’en avais assez de
contempler toutes ces horreurs, je pouvais toujours faire mes
valises et rentrer chez
moi en classe affaires, un verre de champagne à la main – en
supposant que je n’ai pas
été tué auparavant, comme c’est arrivé à un trop grand nombre de
mes confrères. C’est
pour ça que je ne supporte pas les bavardages psychologiques
complaisants sur le
« traumatisme » des correspondants de guerre. Certains prétendent
que seule une « thé-
rapie » adéquate peut nous aider, nous autres, scribes grassement
payés, à « surmon-
ter » ces horreurs. Mais on n’a prévu aucune thérapie pour les
masses de misérables
victimes des gaz irakiens, des missiles iraniens, de la cruauté des
milices serbes, de la
brutale invasion israélienne du Liban en 1982, du massacre
informatisé déchaîné par
l’Amérique contre l’Irak en 2003.
Je n’aime pas la formule « correspondant de guerre ». C’est
l’histoire, pas le journa-
lisme, qui a condamné le Moyen-Orient à la guerre. « Correspondant
de guerre », ça
sent un peu trop le romantisme frelaté ; ça fait un peu trop penser
à ces journalistes de
l’époque victorienne qui suivaient les batailles depuis le haut
d’une colline en compa-
gnie de ces dames, à distance de la souffrance, jetant de temps en
temps un coup d’œil
sur les salves lointaines des canons. Mais la guerre,
paradoxalement, est aussi une ex-
périence unique, extraordinaire, pour un journaliste. Elle lui
permet de s’offrir des sen-
sations fortes par procuration, sans que ça lui coûte rien. Si vous
avez vu le film, pour-
quoi ne pas vous offrir l’expérience réelle ? Je crains que
certains de mes confrères
n’aient trouvé la mort de cette façon, en confondant la ligne de
front avec Hollywood,
en croyant que les héros ne meurent jamais, que seuls les autres
sont vulnérables aux
balles, qu’ils finiront tous comme Humphrey Haverstock, avec un
reportage à la une et
une belle fille dans les bras. Mais les balles tuent vraiment. En
une seule année, en
Bosnie, trente de mes confrères sont morts. Un petit Verdun guette
tous les journalistes
innocents.
Quand j’ai formé le projet d’écrire ce livre, je le concevais comme
une chronique
journalistique du Moyen-Orient à travers près de trois décennies.
C’est la définition de
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mon livre précédent, Pity the Nation, un compte-rendu à la première
personne de la
guerre civile libanaise et de deux invasions israéliennes2. Mais,
au fur et à mesure que
j’explorais les étagères d’archives de ma bibliothèque, plus de 350
000 documents,
carnets et autres papiers, tantôt rédigés à la main en direct du
champ de bataille, tantôt
tapés sur du papier télégramme par des opérateurs arabes fatigués,
tantôt martelés sur
les télex cliquetants que nous utilisions avant l’invention
d’Internet, je me suis rendu
compte que mon ouvrage serait plus que la simple chronologie d’un
témoin visuel.
Mon père, ce vieux soldat de 1918, a lu mon témoignage sur la
guerre du Liban,
mais il ne pourra pas lire le présent livre. Pourtant, il avait
l’habitude de se référer sys-
tématiquement au passé pour comprendre le présent. Si seulement le
monde n’était pas
entré en guerre en 1914 ; si seulement nous n’avions pas été aussi
égoïstes au moment
de conclure la paix. C’est nous, les vainqueurs, qui avons promis à
la fois
l’indépendance aux Arabes et un foyer national aux Juifs en
Palestine. Les promesses
sont censées être tenues. Elles ont été trahies – les Juifs étaient
naturellement convain-
cus que la Palestine tout entière leur était destinée – et ce sont
des millions d’Arabes et
de Juifs du Moyen-Orient qui en payent aujourd’hui les
conséquences.
Au Moyen-Orient, on a parfois l’impression que les événements
historiques n’ont
pas de limite définie, pas de frontière, qu’il n’existe pas de
moment conclusif où nous
puissions dire : « Stop, ça suffit, on tourne la page. » Je crois
que je comprends cette
espèce de distorsion temporelle. Mon père est né au XIXe siècle. Je
suis né dans la pre-
mière moitié du XXe siècle. Me voilà, en 1980, contemplant l’armée
soviétique en train
d’envahir l’Afghanistan, en 1982, tapi derrière la ligne de front
iranienne, face aux
légions de Saddam, en 2003, observant les premiers soldats de la
troisième division
d’infanterie américaine qui traversent le grand pont sur le Tigre.
Et pourtant, la Ba-
taille de la Somme a eu lieu à peine trente ans avant que je voie
le jour. Bill Fisk était
dans les tranchées de France seulement vingt-huit ans avant ma
naissance. Et je suis né
à six ans de la Bataille d’Angleterre, un an après le suicide
d’Hitler. J’ai vu passer au-
2 Pity the Nation : Lebanon at War, Oxford University Press, 2001.
La nouvelle édition américaine est intitulée Pity the Nation : The
Abduction of Lebanon, Nation Books, New York, 2002. Les lecteurs
intéressés par la guerre civile libanaise, les invasions
israéliennes de 1978 et 1982, le massacre de Qana et autres
tragédies liées à ce conflit peuvent consulter ce livre Nation. Je
n’ai pas essayé de retracer l’histoire du Liban dans le présent
ouvrage.
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dessus de ma tête les avions britanniques qui rentraient de la
Guerre de Corée, et je me
souviens de ma mère me disant en 1956 que j’avais de la chance
d’être trop jeune pour
répondre à l’appel, sans quoi on m’aurait envoyé me battre sur le
canal de Suez.
Si je ressens toutes ces choses de façon aussi personnelle, c’est
parce que j’ai été
témoin d’événements que je ne peux aujourd’hui définir que comme
l’expression de
l’arrogance du pouvoir. Les Iraniens avaient l’habitude de définir
les États-Unis
comme le « centre de l’arrogance mondiale », ce qui me faisait rire
à l’époque, mais je
commence à comprendre ce qu’ils voulaient dire par là. En 1918, au
lendemain de la
victoire des Alliés, à la fin de la guerre de mon père, les
vainqueurs se sont partagé les
territoires de leur anciens ennemis. En l’espace d’à peine dix-sept
mois, ils ont tracé
les frontières de l’Irlande du Nord, de la Yougoslavie et d’une
bonne partie du Moyen-
Orient. J’ai passé toute ma carrière - de Belfast à Sarajevo, de
Beyrouth à Bagdad – à
contempler les incendies dont étaient victimes les peuples
prisonniers de ces frontières.
Si l’Amérique a envahi l’Irak, ce n’est pas à cause des mythiques «
armes de destruc-
tion massive » de Saddam Hussein, depuis longtemps détruites, mais
pour refaire la
carte du Moyen-Orient, tout comme l’avait fait la génération de mon
père plus de qua-
tre-vingts ans auparavant. En plein milieu de la guerre de Bill
Fisk, et en partie grâce à
elle, eut lieu le premier génocide du siècle, le massacre d’un
million et demi
d’Arméniens – anticipant le suivant, l’extermination des Juifs
d’Europe.
Mon livre est aussi un livre sur la torture et les exécutions.
Peut-être notre travail de
journalistes permet-il de temps à autre que s’ouvre la porte d’une
cellule. Peut-être,
grâce à lui, un condamné à mort échappera-t-il parfois à la
potence. Mais, plus le
temps passe, et plus grossit l’avalanche de lettres de lecteurs –
adressées à l’auteur de
ces lignes ou à la rédaction de The Independent – qui, de plus en
plus conscients et de
plus en plus désespérés, nous supplient de leur faire savoir
comment ils peuvent faire
entendre leur voix alors que les gouvernements démocratiques censés
les représenter
semblent avoir démissionné. Comment éviter qu’un monde aussi cruel
n’empoisonne
l’existence de leurs enfants ? « Comment puis-je les aider ? », me
demandait une bri-
tannique résidant en Allemagne après que The Independent eut publié
un long article
de ma plume sur le viol des femmes musulmanes de Gacko en Bosnie.
Deux ans après
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les événements, ces femmes n’avaient encore reçu aucune assistance
médicale interna-
tionale, aucune aide psychologique, aucun geste de
compassion.
En fin de compte, je suppose que nous, les journalistes, nous
essayons d’être les
premiers témoins impartiaux de l’histoire. S’il est une raison qui
justifie notre exis-
tence, c’est au moins notre capacité de rendre compte des
événements au moment où
ils ont lieu, de telle sorte que personne ne puisse dire : « Nous
ne savions pas, per-
sonne ne nous a rien dit. » Il y a deux ans, j’en discutais avec
Amira Hass, la brillante
journaliste israélienne dont les reportages sur les Territoires
occupés dans Ha’aretz
dépassent tout ce qui a été écrit par des reporters non israéliens.
Notre vocation est de
rédiger les premières pages de l’histoire, lui expliquai-je. Elle
m’interrompit : « Non,
Robert, tu trompes. Notre rôle est de contrôler les centres de
pouvoir. » Et, dans le
fond, je crois que c’est là la meilleure définition du journalisme
que je connaisse ; dé-
fier l’autorité, toutes les autorités, surtout quand les
gouvernements et les politiciens
nous entraînent dans la guerre, quand ils ont décidé de tuer et de
laisser mourir.
Mais sommes-nous à la hauteur de cette tâche ? Le présent ouvrage
ne répond pas à
cette question. Ma vie de journaliste a été une grande aventure.
Elle continue de l’être.
Mais, en relisant ces pages après de longs mois d’écriture, je me
rends compte qu’elles
sont remplies de récits de douleur, d’injustice et d’horreur. Elles
nous parlent des fils
qui doivent payer pour les péchés commis par leurs pères. Elles
nous parlent aussi de
génocide. J’ai toujours soutenu, sans doute sans espoir d’être
entendu, qu’un journa-
liste devait constamment avoir sur lui un livre d’histoire. En
1992, j’étais à Sarajevo,
et un jour, alors que les obus serbes sifflaient au-dessus de ma
tête, j’ai foulé le même
pavé d’où Gavrilo Princip a tiré le coup de feu fatal qui a envoyé
mon père dans les
tranchées de la Première Guerre mondiale. Et, bien sûr, on
continuait à tirer à Saraje-
vo, en 1992, l’année de la mort de mon père. Comme si l’histoire
n’était qu’une gigan-
tesque chambre d’écho. Voici par conséquent l’histoire de sa
génération. Et de la
mienne.
« Un de nos frères a fait un rêve… »
« Ils combinent un amour fou pour leur pays avec une indiffé- rence
non moins folle pour la vie, la leur aussi bien que celle d’autrui.
Ils sont rusés, sans scrupules, inspirés. »
Stephen Fisher dans Correspondant 17, d’Alfred Hitchcock
(1940).
Je savais que ça ressemblerait à ça. Le 19 mars 1997, devant
l’hôtel Spinghar de Ja-
lalabad, avec ses pelouses impeccables et ses parterres de roses,
un Afghan armé d’une
Kalachnikov m’invita à sortir de la ville en automobile. Cet
après-midi là, la route de
Kaboul n’était plus vraiment une route, mais un amas de rochers et
de crevasses lon-
geant les eaux tumultueuses d’un grand fleuve et surplombée par une
vaste chaîne de
montagnes. L’Afghan me souriait de temps à autre, mais restait
silencieux. Je savais
quel message ce sourire était censé me transmettre : fais-moi
confiance. Mais je
n’avais pas confiance. À son sourire, je répondis par un rictus
faussement amical. Tant
que je ne pourrais pas contempler un visage familier – celui d’un
Arabe plutôt que
d’un Afghan –, je continuerais à scruter la route, attentif à
l’apparition d’un piège,
d’un barrage, d’un homme armé surgi sans raison apparente. Même de
l’intérieur de la
voiture, j’entendais le fracas de la rivière entre les défilés et
contre les amas de rochers
gris, éclaboussant les parois du précipice. Monsieur « Fais-Moi
Confiance » slalomait
prudemment entre les blocs de pierre et j’admirais la façon dont
son pied nu manoeu-
vrait la pédale d’embrayage, comme s’il s’agissait de convaincre en
douceur un cheval
d’escalader un rocher.
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Une drôle de poussière blanche couvrait le pare-brise et, quand les
essuie-glaces
nous dégageaient la vue, le paysage désolé, couleur de dune,
s’offrait à nous dans toute
son âpre et impitoyable monotonie. L’aspect de la route n’avait
guère dû changer de-
puis cent cinquante ans, quand le Major-Général William Elphinstone
avait mené les
troupes britanniques au désastre. C’est sur ce tronçon de route que
les Afghans avaient
anéanti une des meilleures armées de l’Empire britannique et,
au-dessus de moi, je
pouvais apercevoir des villages dont les plus anciens habitants se
rappelaient encore
les récits de leurs bisaïeux, qui avaient massacré les Anglais par
milliers. Les pierres
de Gandamak, racontaient-ils, avaient été noircies du sang des
cadavres britanniques.
L’année 1842 marque une des pires défaites des armes britanniques.
Pas étonnant
qu’en Grande-Bretagne, on préfère oublier la Première Guerre
d’Afghanistan. Mais les
Afghans, eux, n’oublient pas. « Farangiano », cria le conducteur en
montrant du doigt
le fond du précipice avec un large sourire. « Farangiano », « les
étrangers », « Angre-
zi », « les Anglais », « Jang », « la guerre ». Pas besoin de me
faire un dessin. « Irlan-
da », lui répondis-je en arabe, « ana min Irlanda »., je viens
d’Irlande. En supposant
même qu’il m’aie compris, le fait est que je lui mentais. Certes,
j’avais été élevé Ir-
lande, mais ce qu’il y avait au fond de ma poche, c’était un petit
passeport britannique
de couleur noire dans lequel le Premier Secrétaire de Sa Majesté
pour les pays du
Commonwealth et les Affaires étrangères exigeait au nom de ladite
Majesté qu’on
m’autorisât à « circuler librement sans le moindre obstacle ni
délai » tout au long de
mon dangereux périple. Deux jours auparavant, à l’aéroport de
Jalalabad, un jeune Ta-
liban d’à peine quatorze ans avait contemplé mon passeport en le
tenant à l’envers,
faisant claquer sa langue et secouant la tête en signe de
désapprobation.
La nuit était tombée et nous continuions à grimper la montagne,
doublant des ca-
mions et des files de chameaux qui tournaient leur tête vers nos
phares depuis
l’obscurité. Au moment de les dépasser, je pouvais voir leur
haleine se condenser au-
dessus de la route. Leurs pattes sondaient le terrain caillouteux
avec une prudence infi-
nie et, sous la lumière de nos phares, leurs yeux ressemblaient à
des yeux de poupées.
Deux heures plus tard, nous fîmes halte au sommet d’une colline
rocheuse et, au bout
de quelques minutes, une camionnette dévala en cahotant la pente de
schiste de la
montagne.
12
Un Arabe vêtu à l’afghane s’approcha de notre véhicule. Je le
reconnus aussitôt. Je
l’avais rencontré une première fois dans un village en ruine. « Je
suis désolé,
Mr. Robert, mais je dois vous fouiller », dit-il en explorant
l’étui de mon appareil pho-
to et la liasse de journaux que je transportais. Après quoi nous
nous engageâmes sur la
piste construite par Ben Laden pendant son jihad contre l’armée
soviétique au début
des années 1980. Ce furent deux heures d’odyssée terrifiante, la
camionnette patinant
au bord d’horribles précipices sous la pluie mêlée de neige fondue,
le pare-brise de
plus en plus couvert de buée au fur et à mesure que nous grimpions
la montagne gla-
cée. « Quand vous croyez au jihad, c’est facile à faire »,
m’expliqua l’homme en
manœuvrant à grand peine le volant tandis que nos roues projetaient
des pierres dans le
ravin couvert de nuages. De temps en temps, une lumière lointaine
clignotait dans no-
tre direction du fond de l’obscurité : « Nos frères nous font
savoir qu’ils nous ont vu ».
Au bout d’une heure, deux Arabes armés – l’un d’entre eux, qui
arborait des lunet-
tes et avait le visage couvert par un keffieh, portait à l’épaule
droite un lance-roquettes
antichar – surgirent de derrière les rochers en hurlant : « Stop !
Stop ! » Le brusque
coup de frein manqua de peu de me faire traverser le pare-brise. «
Désolé, désolé »,
s’écria l’homme aux lunettes en posant son lance-roquettes par
terre. Il extirpa un dé-
tecteur de métal de la poche de sa veste de combat et le fit passer
sur toute la surface
de mon corps. Le chemin devenait de plus en plus effrayant au fur
et à mesure de notre
progression, la jeep dérapait vers les bords du précipice et la
lumière de nos phares
dansait au-dessus des abîmes que nous longions de part et d’autre.
« Rien de tel qu’une
Toyota pour le jihad », lâcha le conducteur. Je ne pouvais que
l’approuver, même si
j’étais convaincu que c’était là une publicité dont la firme
japonaise se serait volontiers
passé.
On commença à apercevoir la lueur de la lune. Il y avait des nuages
un peu partout,
dans les ravins au-dessous de nous et dans le ciel au-dessus de nos
têtes, prenant en
écharpe les cimes des montagnes, tandis que nos phares illuminaient
des cascades ge-
lées et des grandes flaques couvertes de glace. Oussama Ben Laden
s’y connaissait en
voies de communication militaires : plus d’un véhicule blindé ou
d’un camion de mu-
nition s’étaient péniblement frayé un chemin jusqu’ici pendant la
lutte titanesque qu’il
avait menée contre l’armée soviétique. Et maintenant, le leader de
cette guérilla – le
13
premier combattant arabe contre Moscou – était de retour dans les
montagnes qu’il
avait jadis arpentées. Nous croisâmes plusieurs nouveaux barrages
surveillés par des
Arabes. On nous hurla encore plusieurs fois l’ordre de faire halte.
Un homme très
grand, en uniforme de combat et portant des lunettes noires, palpa
précautionneuse-
ment mes épaules, mon torse et mes jambes et scruta mon visage. Je
le saluai : « Sa-
laam aleikum, la paix soit avec toi ». Je n’avais jamais rencontré
un seul Arabe qui ne
répondît à ce salut par le traditionnel « Aleikum salaam ». Mais
celui-là ne répondit
pas. Il y avait quelque chose de glacial dans son attitude. Oussama
Ben Laden m’avait
invité à venir à sa rencontre en Afghanistan, mais ce guerrier ne
faisait même pas
preuve du minimum de courtoisie. Il se comportait comme une
machine, et il inspec-
tait une autre machine.
Ça ne s’était pas toujours passé comme ça. En fait, la première
fois que j’avais ren-
contré Oussama Ben Laden, tout s’était déroulé avec une incroyable
facilité. En dé-
cembre 1993, j’étais en train de couvrir un sommet islamique à
Khartoum quand un
ami journaliste saoudien, Jamal Kashoggi, vint à ma rencontre dans
le hall de mon hô-
tel. Grand, légèrement corpulent, vêtu d’un dishdash blanc, la
longue tunique saou-
dienne, Kashoggi me prit par l’épaule et me conduisit vers la
sortie. « Il y a ici quel-
qu’un que tu devrais rencontrer », me dit-il. Kashoggi est un
musulman sincère –
malheur à qui se risquerait à interpréter ses lunettes rondes et
son sens de l’humour
espiègle comme des signes de tiédeur religieuse –, et je devinai
aussitôt à qui il faisait
allusion. Kashoggi avait déjà visité Ben Laden en Afghanistan
pendant sa guerre
contre les Soviétiques. « Ça sera la première fois qu’il rencontre
un journaliste occi-
dental. Ça risque d’être intéressant. » Pour Kashoggi, c’était une
sorte d’exercice de
psychologie appliquée. Il voulait savoir comment Ben Laden
réagirait à un infidèle.
Moi aussi.
L’histoire de Ben Laden était tout aussi instructive qu’elle était
aventureuse. Quand
l’armée soviétique avait envahi l’Afghanistan en 1979, la famille
royale saoudienne –
encouragée par la CIA – avait envisagé d’offrir aux Afghans
l’assistance d’une légion
arabe, si possible dirigée par un prince saoudien, qui mènerait une
guerre de guérilla
contre les Russes. Non seulement cette initiative permettrait de
prouver que, contrai-
rement à une opinion populaire particulièrement bien fondée, les
dirigeants saoudiens
14
n’étaient pas seulement des aristocrates veules et corrompus, mais
elle contribuerait à
restaurer l’honorable tradition du guerrier du Golfe prêt à défier
la mort pour défendre
l’oumma, la communauté des croyants. Fidèles à leur réputation, les
princes de la mai-
son Saoud déclinèrent tous cette noble mission. Ben Laden, rendu
furieux tant par leur
lâcheté que par l’humiliation des musulmans afghans face aux
Soviétiques, se chargea
de l’assumer à leur place et, armé des fonds et de l’équipement
fournis par son entre-
prise de construction, lança son propre jihad privé.
Et voilà comment ce milliardaire, de nationalité saoudienne mais
d’humble origine
yéménite, allait devenir l’idole non seulement de ses compatriotes,
mais de millions
d’Arabes, se transformant une légende vivante pour tous les
écoliers, du Golfe à la
Méditerranée. Depuis l’époque où les Britanniques avaient fait de
Lawrence d’Arabie
un surhomme, aucun aventurier n’avait conquis une image aussi
héroïque ni une telle
popularité. Égyptiens, Saoudiens, Yéménites, Koweïtiens, Algériens,
Syriens et Pales-
tiniens, des milliers de volontaires se frayèrent un chemin jusqu’à
la ville frontalière de
Peshawar, au Pakistan, pour combattre aux côtés de Ben Laden. Mais,
une fois que les
moudjahidines afghans et la légion arabe de Ben Laden eurent bouté
les Soviétiques
hors d’Afghanistan, chaque faction afghane se retourna contre ses
rivales avec une
férocité tribale digne d’une meute de loups. Dégoûté par cette
perversion de l’Islam –
ce sont de telles dissensions au sein de l’oumma qui, à l’origine,
avaient entraîné le
schisme entre musulmans chiites et sunnites –, Ben Laden rentra en
Arabie saoudite.
Mais ce n’était là que le début de son périple d’amertume
spirituelle. Quand Sad-
dam Hussein envahit le Koweït en 1990, Ben Laden offrit de nouveau
ses services à la
famille royale saoudienne. Il était inutile de faire appel aux
États-Unis pour protéger
les principaux lieux saints de l’Islam. Seuls les muslmans avaient
le droit de défendre
La Mecque et Médine, les deux villes où le prophète Mahomet avait
reçu et retransmis
le message de Dieu. À la tête de ses « Afghans », ses moudjahidines
arabes, Ben La-
den mènerait le combat contre les troupes irakiennes sur le sol du
Koweït et les chasse-
rait de l’émirat. Mais le roi Fahd préféra s’en remettre aux
Américains. C’est ainsi que,
alors que la 82e Division aéroportée débarquait au nord-est du
pays, à Dhahran, et se
déployait dans le désert à quelques 600 kilomètres de Médine – la
ville où le Prophète
avait trouvé refuge et fondé la première société islamique –, Ben
Laden quitta
15
l’atmosphère corrompue de la maison Saoud et alla faire don de sa
générosité a une
autre « République islamique » : le Soudan.
Au nord de Khartoum, nous nous enfonçâmes dans un paysage
désertique de sable
blanc parsemé d’antiques pyramides inexplorées, tombes pharaoniques
trapues et plus
petites que celles de Khéops, Khéphren et Mykérinos. Nous étions en
plein mois de
décembre, mais un vent brûlant et agressif balayait le désert et,
quand Kashoggi, fati-
gué de la climatisation, ouvrit sa fenêtre, le courant d’air fit
claquer son keffieh. « Ici,
les gens aiment bien Ben Laden », déclara-t-il sur un ton anodin,
comme s’il s’agissait
d’une remarque à propos d’un convive. « Il a investi dans le pays,
son entreprise de
construction y travaille et les autorités l’apprécient. Il aide les
pauvres. » Il n’y avait
guère là de quoi surprendre. Dans l’Arabie du VIe siècle, Mahomet,
qui était devenu
orphelin dès son plus jeune âge, avait été particulièrement
préoccupé par le sort des
pauvres, et la générosité envers les plus défavorisés était une des
facettes les plus atti-
rantes de l’Islam. En passant du rôle de champion de la guerre
sainte à celui de bien-
faiteur de la communauté, Ben Laden ne faisait que marcher sur les
traces du Prophète.
Il venait juste de finir de construire une nouvelle route dans le
désert entre la route
Khartoum–Port-Soudan et le minuscule village d’Almatig, au nord du
pays. Ses bull-
dozers étaient les mêmes qu’il avait utilisés pour construire les
pistes empruntées par
la guérilla afghane, et nombre des ouvriers de ses chantiers
étaient ses anciens camara-
des de combat de la guerre contre l’Union soviétique. Bien entendu,
le Département
d’État américain ne manifestait pas le même enthousiasme à l’égard
des activités phi-
lanthropiques de Ben Laden. Il accusait le Soudan de « parrainer le
terrorisme interna-
tional » et Ben Laden lui-même de gérer des « camps d’entraînement
pour terroristes »
dans le désert soudanais.
Mais, quand nous arrivâmes à Almatig, Oussama Ben Laden nous
attendait dans sa
tunique bordée d’une frange dorée, assis sous le dais d’une tente
face à une foule de
villageois admiratifs et protégé par une troupe de ces mêmes
moudjahidines arabes qui
avaient combattu à ses côtés en Afghanistan. Barbus, silencieux,
sans armes – mais ne
s’éloignant jamais à plus de quelques mètres de l’homme qui les
avait recrutés, entraî-
nés et envoyés au front -, ces fidèles compagnons observaient d’un
air sombre les vil-
lageois soudanais faisant la queue pour venir remercier l’homme
d’affaires saoudien
16
qui était sur le point d’achever de relier leur bourg misérable à
la capitale, et ce pour la
première fois dans l’histoire.
La première chose qui me frappa chez cet homme en longue tunique
brune et aux
pommettes saillantes fut sa timidité. Il détournait les yeux chaque
fois que les chefs du
village lui adressaient la parole. Leur gratitude semblait le
mettre mal à l’aise, et il es-
quissa à peine un demi-sourire quand des petites filles couvertes
d’un tchador mini-
ature exécutèrent une danse en son hommage, ou quand des prêcheurs
locaux louèrent
sa sagesse. Un cheikh barbu déclara : « Le Soudan a traversé
plusieurs révolutions
sans que jamais on ne nous construise notre route. Nous avons
attendu si longtemps
avant de perdre tout espoir, et puis Oussama Ben Laden est apparu
». Je remarquai que
Ben Laden, la tête toujours penchée, scrutait le vieil homme du
coin de l’oeil, visible-
ment gêné d’être ainsi confortablement installé face à un ancien
malgré le respect qu’il
éprouvait pour son grand âge. Ce qui le mettait encore plus mal à
l’aise, c’était
d’apercevoir un Occidental debout à quelques mètres de là et, de
temps à autre, il jetait
vers moi un coup d’œil pas vraiment hostile mais franchement
soupçonneux.
Kashoggi lui donna l’accolade. Ben Laden l’embrassa sur les deux
joues, comme le
font les bons musulmans. Tous deux avaient affronté les mêmes
dangers côte-à-côte en
Afghanistan. Ben Laden devait se dire que Jamal Kashoggi avait sans
doute une bonne
raison pour avoir amené ici cet étranger. Tout en écoutant son ami,
Ben Laden me re-
gardait en effet du coin de l’oeil, hochant la tête à l’occasion. «
Robert, je voudrais te
présenter le cheikh Oussama », me lança Kashoggi d’une voix
tonitruante pour couvrir
les chants des enfants. Ben Laden était un homme de haute stature,
et il se rendait bien
compte que ça le mettait dans une position avantageuse au moment de
serrer la main
d’un journaliste anglais. Salaam aleikum. Sa poignée de main était
ferme sans être ex-
cessivement énergique. Il avait vraiment l’air d’un montagnard. Son
regard vous scru-
tait intensément. Il était svelte, avait de longs doigts minces et
un sourire assez indes-
criptible, mais qui n’évoquait rien de spécialement maléfique. Il
me proposa de
converser au fond de la tente pour éviter d’être dérangés par les
cris des enfants.
Avec le recul, sachant ce que je sais aujourd’hui sur la figure
totalement mons-
trueuse que cet homme a fini par incarner dans l’imaginaire
collectif de l’humanité, je
me creuse la mémoire pour ressusciter le moindre indice, la moindre
preuve, qu’un tel
17
personnage pouvait être à l’origine d’une action qui allait changer
pour toujours le sort
de la planète. Ou du moins, qui allait permettre à un président
américain de convaincre
ses compatriotes que le sort de la planète avait changé pour
toujours. Officiellement,
Ben Laden rejetait le « terrorisme ». La presse égyptienne, pour sa
part, prétendait
qu’il avait amené avec lui au Soudan des centaines de combattants
arabes, tandis que
les cercles diplomatiques occidentaux de Khartoum laissaient
entendre que certains
des guerriers « afghans » qui accompagnaient l’entrepreneur
saoudien au Soudan s’y
entraînaient activement en vue de futurs jihad en Algérie, en
Tunisie et en Égypte. Ben
Laden était au fait de ces spéculations. « Ce sont les ragots
habituels propagés par les
médias et les ambassades, expliquait-il. Je suis un ingénieur. Ma
spécialité, c’est
l’agriculture et la construction. Si je gérais des camps
d’entraînement au Soudan, je
n’aurais pas le temps de m’occuper de mon travail. »
Son « travail » ne manquait pas d’ambition. Il ne s’agissait pas
seulement de relier
Almatig à la capitale, mais de construire une toute nouvelle route
entre Khartoum et
Port-Soudan. L’ancienne route s’étendait sur 1 200 kilomètres,
tandis que la nouvelle
voie de communication rapide projetée par Ben Laden ne ferait plus
que 800 kilomè-
tres, une distance qu’il serait désormais possible de parcourir en
un seul jour. En raison
de son soutien à Saddam Hussein après l’invasion du Koweït par les
troupes irakiennes
en 1990, le Soudan était presque aussi mal vu par l’Arabie saoudite
que par les États-
Unis, mais Ben Laden avait décidé de mettre son infrastructure
guerrière au service de
la construction d’un État paria. Pourquoi n’avait-il pas mis ses
talents au service de la
reconstruction de l’Afghanistan dévasté ? Au début, assis au fond
de la tente, se curant
les dents avec une baguette de mishwak, il refusa de me parler du
conflit afghan. Mais
il finit par céder. Il avait contribué à la victoire des Afghans,
également soutenus
contre les Russes par les Américains, les Saoudiens et les
Pakistanais. De cela, il vou-
lait bien parler. Il croyait que j’allais lui poser des questions
sur le « terrorisme », mais
quand il se rendit compte que c’était bien l’Afghanistan qui
m’intéressait, malgré toute
la réserve et la suspicion que lui inspirait mon statut d’étranger,
son désir de raconter
une expérience qui avait complètement transformé sa vie prit le
dessus.
« Ce que j’ai vécu là-bas en deux ans, je n’aurais pas pu le vivre
en cent ans
d’existence dans un autre pays. Quand l’invasion soviétique a
commencé, j’étais tel-
18
lement furieux que j’ai aussitôt fait mes bagages. Je suis arrivé
en Afghanistan au bout
de quelques jours, vers la fin de l’année 1979, et j’ai continué à
m’y rendre régulière-
ment pendant neuf ans. J’étais indigné par l’injustice commise
contre le peuple afghan.
Je me suis rendu compte que les gens qui accaparent le pouvoir dans
le monde s’en
servent sous diverses étiquettes pour agresser les autres et leur
imposer leurs opinions.
Oui, j’ai combattu en Afghanistan, mais mes frères musulmans ont
fait beaucoup plus
que moi. Nombre d’entre eux y sont morts et je suis encore vivant.
» L’invasion russe
est souvent datée de janvier 1980, mais les premières forces
spéciales soviétiques sont
entrées à Kaboul avant Noël 1979, quand les services de Moscou – ou
leurs satellites
afghans – ont assassiné le président communiste Hafizullah Amin et
l’ont remplacé par
leur marionnette Babrak Karmal. Oussama Ben Laden avait donc réagi
au quart de
tour.
Avec son collègue ingénieur irakien Mohamed Saad, aujourd’hui à la
tête du chan-
tier de la route de Port-Soudan, Ben Laden avait dynamité les
montagnes de Zazai,
dans la province de Pakhtia, pour construire dans de vastes tunnels
des hôpitaux de
campagne et des dépôts d’armes destinés à la guérilla. Il avait
aussi construit pour les
moudjahidines une piste en terre battue qui traversait tout le pays
jusqu’à 25 kilomè-
tres de Kaboul, un véritable chef d’œuvre d’ingénierie que les
Soviétiques n’arrivèrent
jamais à détruire. Mais quelle leçon avait-il tiré de la guerre
contre les Russes ? Il avait
été blessé cinq fois et cinq cents de ses guerriers arabes étaient
tombés au combat – on
peut contempler leurs tombes à Torkham, en Afghanistan, à quelques
kilomètres de la
frontière. Et Ben Laden lui-même n’était pas immortel, n’est-ce pas
?
« Je n’ai jamais eu peur de la mort. En tant que musulmans, nous
croyons qu’après
notre mort, nous allons au paradis. » Il avait cessé de mastiquer
son morceau de mish-
wak et parlait lentement et sans interruption, légèrement penché en
avant, ses coudes
reposant sur ses genoux. « Avant la bataille, Dieu nous envoie la
seqina – la tranquilli-
té. Un jour, j’étais à seulement trente mètres des Russes et ils
essayaient de me captu-
rer. Nous étions bombardés, mais mon cœur était empreint d’une
telle paix que je me
suis endormi. L’expérience de la seqina est décrite dans nos plus
anciens ouvrages.
J’ai vu un obus de mortier de 120 millimètres tomber devant moi,
mais il n’a pas ex-
plosé. Un avion russe a lâché quatre bombes sur notre quartier
général, mais elles
19
n’ont pas explosé. Nous avons vaincu l’Union soviétique. Les Russes
se sont enfuis…
Mon séjour en Afghanistan est l’expérience la plus importante de ma
vie. »
Mais qu’en était-il des moudjahidines arabes qu’il avait amenés en
Afghanistan –
membres d’une armée de guérilleros encouragés et armés par les
États-Unis et oubliés
par leurs mentors à peine la guerre finie ? Ben Laden semblait
s’attendre à cette ques-
tion : « Personnellement, ni moi ni mes frères n’avons vu la
couleur de l’aide améri-
caine. Quand mes moudjahidines ont gagné la guerre et que les
Russes ont été chassés,
des divisions ont commencé se faire jour, alors j’ai repris mon
métier de constructeur
de routes à Taef et Abha. J’ai rapatrié l’équipement que j’avais
utilisé en Afghanistan
pour construire des tunnels et des routes pour les moudjahidines.
Oui, j’ai aidé certains
de mes camarades à venir ici après la guerre. » Combien ? Oussama
Ben Laden secoua
la tête. « Je ne peux pas le dire. Mais ils sont ici avec moi
maintenant, ils participent à
la construction de la route de Port-Soudan. »
Un mois plus tôt, j’étais en train de couvrir le conflit bosniaque,
et j’expliquai à Ben
Laden que les combattants musulmans bosniaques de Travnik m’avaient
mentionné
son nom. Ma remarque éveilla son intérêt. Chaque fois que je
rencontrai Ben Laden, je
le voyais plus fasciné de savoir ce que les oulémas et les
activistes musulmans disaient
de lui que ce que ses ennemis pensaient sur son compte. « Je
ressens la même chose au
sujet de la Bosnie que de l’Afghanistan, mais la situation
yougoslave n’offre pas les
mêmes opportunités. Un petit nombre de moudjahidines sont partis
combattre en Bos-
nie-Herzégovine, mais les Croates ne leur permettent pas de
circuler librement à tra-
vers leurs pays, comme le faisaient les Pakistanais. » N’était-il
pas un peu décevant,
après avoir combattu pour Dieu et l’Islam en Afghanistan, de finir
comme constructeur
de routes au Soudan ? Ben Laden chercha soigneusement ses mots : «
Ils aiment ce
travail et moi aussi. C’est un projet formidable que nous
accomplissons pour le bien
des gens d’ici, pour aider les musulmans et améliorer leurs
conditions de vie. »
C’est à ce moment que je réalisai que d’autres personnes, des
Soudanais qui ne fai-
saient visiblement pas partie des anciens camarades de Ben Laden,
s’étaient rappro-
chés pour écouter notre conversation. Ben Laden, bien entendu,
s’était rendu compte
de leur présence longtemps avant moi. Que pensait-il de la guerre
civile en Algérie,
demandai-je ? Mais un homme en costume vert se présentant sous le
nom de Moha-
20
med Moussa – il prétendait être Nigérian, mais c’était en fait un
agent des services de
sécurité soudanais – me donna une petite tape sur le bras : « Vous
avez posé beaucoup
de questions, c’est plus que suffisant. ». Une petite photo, alors
? Ben Laden hésita, ce
dont il n’était guère coutumier, et je compris qu’il était en proie
à un conflit entre la
prudence et la vanité. Finalement, il prit la pose sur la nouvelle
route dans sa tunique à
frange dorée et arbora un timide sourire face à l’objectif. Il me
laissa prendre deux
photos, puis fit un geste de la main gauche, tel un président
mettant fin à une confé-
rence de presse, et partit inspecter son nouvel ouvrage.
Mais qu’en était-il au juste de cette nouvelle « République
islamique » qui monopo-
lisait désormais ses pensées ? Ben Laden avait une maison à
Khartoum – il avait
conservé un petit appartement dans son pays, à Jeddah, jusqu’au
jour où les Saoudiens
l’avaient déchu de sa nationalité – et vivait au Soudan avec ses
quatre épouses, dont
l’une n’était encore qu’une adolescente. Son entreprise de
construction – à ne pas
confondre avec la firme bien plus importante dirigée par ses
cousins – était payée en
monnaie soudanaise qu’il réinvestissait dans l’achat de sésame, de
blé et de graines de
tournesol destinés à l’exportation. Faire du profit ne semblait pas
être sa priorité numé-
ro un. Et le Soudan ?
Le pays pouvait se flatter d’accueillir un autre monstre islamique
potentiel aux yeux
de l’Occident. Hassan Abdullah Tourabi, l’adversaire de la «
tyrannie » occidentale,
un personnage présenté comme « diabolique » par la presse
égyptienne, était censé être
le grand ayatollah de Khartoum, mentor intellectuel du Front
national islamique et
cerveau de la dictature militaire du Général Omar Bashir. C’est
dans un escalier du
palais de Bashir que le général Charles Gordon avait été taillé en
pièces, en 1885, par
les partisans de Mohamed Ahmed ibn Abdullah, le Mahdi, un homme
qui, tout
comme, Ben Laden, prônait lui aussi le retour à la « pureté »
islamique. Mais, quand je
fis la rencontre de Tourabi dans son vieux bureau de style
britannique, il était perché
comme un oiseau sur sa chaise, la jambe gauche repliée sous lui,
vêtu d’une tunique
blanche agrémentée d’une écharpe, ses mains s’agitant au devant
d’une barbe poivre et
sel. C’était lui qui avait organisé la « Conférence populaire
arabo-islamique » que
j’étais censé venir couvrir. Dans le vaste centre de conférence
Khartoum, j’avais ren-
contré toutes les variétés d’islamistes, de chrétiens, de
nationalistes et d’intégristes,
21
tous ennemis mais unis par la seule exigence de modération formulée
par Tourabi :
chiites, sunnites, Arabes, non Arabes, le Fatah de Yasser Arafat
côtoyant tous ses en-
nemis arabes – Hamas, le Hezbollah, le Front démocratique de
libération de la pales-
tine, le Front islamique du salut algérien –, bref, la totale, et
avec eux des représentants
du Parti du peuple pakistanais, des islamistes tunisiens de
Ennahda, des Afghans de
toutes les tendances et un délégué du somalien Mohamed Aïdid,
lui-même « trop oc-
cupé pour pouvoir se déplacer », selon l’euphémisme des
organisateurs de la confé-
rence, vu qu’il était pourchassé par l’armée américaine dans les
rues de Mogadiscio.
Toutes les contradictions du monde arabe étaient représentées dans
une ville où
l’architecture coloniale datant de l’époque britannique – villas
basses au milieu des
bougainvillées, bâtiments administratifs fatigués étouffant sous la
chaleur et postes de
police à moitié en ruines – côtoyait des slogans révolutionnaires
non moins surannés.
C’était en cet antique carrefour entre le monde arabe et l’Afrique
tropicale que les
eaux du Nil bleu et du Nil blanc confluaient. Treize ans de pouvoir
nationaliste – la
mahdiya –, soixante ans de domination coloniale britannique exercée
depuis le Caire et
près de quarante d’une indépendance ravagée par les dissensions
avaient laissé le Sou-
dan hériter d’une identité chancelante, anémique, incertaine.
Était-il vraiment « isla-
mique » – au lendemain de l’indépendance, le parti de l’oumma était
dirigé par le fils
et les petits-fils du Mahdi –, ou bien les régimes militaires qui
s’étaient succédé depuis
1969 garantissaient-ils son caractère « socialiste » ?
Tourabi essayait de jouer un rôle d’intermédiaire entre Arafat, qui
venait de signer
les accords d’Oslo avec Israël, et ses adversaires au sein du monde
arabe, à savoir pra-
tiquement tout le monde. On peut supposer qu’il se livrait à une
tentative pas très sub-
tile de faire retirer le Soudan de la liste des « États terroristes
» dénoncés par Washing-
ton en essayant de convaincre le Hamas et le Jihad islamique de
soutenir Arafat. « Per-
sonnellement, je connais très bien Arafat, souligna Tourabi. C’est
un ami proche. Il a
jadis été islamiste, vous savez, et puis il a peu à peu glissé vers
le camp du nationa-
lisme arabe… Il m’a consulté avant de signer [l’accord avec
Israël]. Il est venu au
Soudan, et j’essaie de défendre sa position auprès des autres.
C’est une solution dictée
non pas par la justice, mais par la nécessité. Qu’est-ce qu’il
pouvait faire d’autre ? Il
n’avait plus d’argent, son armée était impuissante, il y avait les
réfugiés, les 10 000
22
prisonniers des geôles israéliennes. Même gouverner une
municipalité vaut mieux que
rien. »
Mais si la Palestine libre se réduisait à une municipalité,
qu’est-ce que cela signifiait
pour les Arabes ? Ils restaient en quête d’un leader qui ne parle
pas le langage de la
reddition, d’un chef de guerre, d’un homme capable de prouver qu’il
pouvait vaincre
une superpuissance. Le Mahdi ne croyait-il pas lui-même être un
homme de cette
trempe ? N’avait-il pas exigé de ses guerriers, à la veille de leur
marche sur Khartoum,
qu’ils affrontent les troupes du général Gordon même au prix de la
vie des deux tiers
de leurs compagnons ? Mais, comme presque tous les États arabes, le
Soudan s’était
refait une identité conforme aux fantaisies de ses dirigeants.
Khartoum était la « capi-
tale des vertus », c’est du moins ce que d’immenses banderoles
proclamaient dans les
rues en ce mois de décembre.
Mais, au Soudan, il faut toujours se méfier des apparences. Dans la
chaleur acca-
blante de midi, le terminal ferroviaire de Khartoum n’évoquait
nullement une Républi-
que islamique en formation, pas plus que les petits groupes de
soldats en uniforme vert
jungle somnolant à l’ombre d’un bâtiment de gare en ruine tandis
que deux grosses
pièces d’artillerie attendaient sur une plate-forme d’être chargées
sur un train miteux à
destination de la guerre civile qui faisait rage dans le sud du
pays. La Grande-Bretagne
avait longtemps encouragé le développement séparé du sud chrétien,
largement étran-
ger à la langue arabe et à l’Islam, et ce jusqu’à la veille de
l’indépendance, où Londres
avait tout d’un coup décidé que l’intégrité territoriale du Soudan
était plus importante
que l’autonomie favorisée jusqu’alors. La minorité sudiste se
rebella, et cette insurrec-
tion dominait depuis la vie du pays.
Un jour, les autorités de Khartoum devront donner des explications
sur la liste dé-
taillée des atrocités commises pendant la guerre civile soudanaise
qui a été remise aux
Nations Unies en 1993, faisant l’objet d’un rapport officiel dès
l’année suivante. Les
témoins visuels parlent de viols, de pillages et de massacres dans
la province méridio-
nale de Bahr al-Gazal, ainsi que de la pratique constante du
kidnapping d’enfants su-
distes dans les rues de la capitale. D’après les documents transmis
à l’ONU, les atroci-
tés les plus récentes avaient eu lieu au mois de juillet précédent,
quand l’armée souda-
naise avait envoyé un train plein de mercenaires recrutés
localement à travers le terri-
23
toire contrôlé par les rebelles de l’Armée de libération du peuple
soudanais. Sous les
ordres d’un officier mentionné comme le capitaine Ginat –
commandant de la garnison
de la Force de défense du peuple dans la ville de Muglad, dans le
sud du Kordofan, et
membre du conseil de gouvernement de la ville méridionale de Wo –,
ces miliciens
avaient attaqué les tribus Dinka installées le long de la voie
ferrée, rasant tous leurs
villages sur une distance de quinze kilomètres de chaque côté de la
voie, massacrant
les hommes, violant les femmes et s’emparant de milliers de têtes
de bétail. Les témoi-
gnages des autochtones qui s’étaient enfuis en abandonnant leurs
familles mentionnent
entre autres le massacre des trois cents hôtes d’un mariage
chrétien près de la rivière
Lol. Toujours d’après les mêmes documents, au mois de février
précédent, les troupes
gouvernementales et les milices tribales loyalistes avaient
massacré un grand nombre
de Dinka du sud dans un camp de réfugiés de Meiran.
Le Soudan n’était donc pas spécialement réputé pour son respect des
droits de
l’homme et des libertés civiques. Pour autant, les délégués à la
conférence islamique
étaient encouragés à s’exprimer librement. Mustafa Ceric, l’Imam
bosniaque dont les
coreligionnaires étaient victimes du génocide perpétré par leurs
voisins serbes,
condamna avec éloquence l’action de la Force de paix onusienne dans
son pays. Je
l’avais rencontré un an auparavant à Sarajevo, alors qu’il accusait
l’Occident
d’imposer aux troupes bosniaques un embargo sur les armes « au seul
motif que nous
sommes Musulmans », et ses propos à Khartoum étaient marqués par la
même amer-
tume. « Vous nous avez envoyé des troupes anglaises, et nous vous
en remercions, me
dit-il. Mais vous ne voulez pas nous donner des armes pour nous
défendre contre les
tchetniks [miliciens serbes] sous prétexte que cela ferait
s’étendre le conflit et mettrait
en danger les soldats que vous avez envoyés pour nous aider. » Face
à Ceric, on était
souvent forcé de ressentir une certaine humilité.
La conférence de Khartoum était donc devenue le symbole de
l’humiliation des mu-
sulmans, des Arabes et de tous les islamistes, nationalistes et
officiers révolutionnaires
qui dominaient le Moyen-Orient « moderne ». Un soir, les délégués
libanais du Hez-
bollah me prirent à part pour me confier leur perception de la
fragilité du régime :
« Nous étions invité à dîner avec Tourabi sur un bateau sur le Nil,
m’expliqua l’un
d’entre eux. Au bout de plusieurs allers-retours sur une portion du
fleuve, j’ai remar-
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qué qu’il y avait des gardes gouvernementaux qui nous surveillaient
depuis chaque
rive. Et puis, tout d’un coup, il y a eu une série de coups de feu
en provenance d’un
cortège de noces. On entendait fort bien la musique du mariage,
mais Tourabi a eu si
peur qu’il s’est jeté à terre et est resté plaqué sur le sol
pendant plusieurs minutes. Le
pays n’est visiblement pas complètement sous contrôle. » Et la
façade de libre expres-
sion de la conférence ne ferait rien pour briser l’isolement que
les États-Unis et leurs
alliés avaient décidé de faire subir au Soudan, ni pour protéger
ses hôtes les plus illus-
tres.
Deux mois après ma visite à Ben Laden, un groupe d’hommes armés fit
irruption à
son domicile de Khartoum et tenta de l’assassiner. D’après le
gouvernement souda-
nais, les tueurs étaient probablement à la solde de la CIA.
Manifestement, le Soudan
n’était pas un lieu sûr pour un nouveau Mahdi. C’est cette même
année que l’Arabie
Saoudite déchut Ben Laden de sa nationalité. Les Saoudiens, puis
les Américains, de-
mandèrent son extradition. Les autorités soudanaises consentirent à
remettre aux mains
des Français un autre fugitif illustre, Ilich Ramirez Sanchez, dit
Carlos le Chacal,
l’homme qui avait pris en otage onze ministres du pétrole lors
d’une conférence de
l’OPEC à Vienne en 1975 et organisé un attentat contre l’ambassade
de France à La
Haye. Mais Carlos était un révolutionnaire en déshérence, un
alcoolique ventripotent
et suffisamment avili pour pouvoir être trahi sans trop de remords.
Ben Laden apparte-
nait à une tout autre catégorie. Ses partisans étaient accusés
d’être responsables des
attentats à la bombe de Riyad en novembre 1995 et de l’attaque
contre les baraque-
ments militaires de al-Khobar, l’année suivante, qui avait fait
vingt-quatre victimes
américaines et deux indiennes. Début 1996, on l’autorisa à quitter
le Soudan à destina-
tion du pays de son choix. Il choisit de se réfugier sur la même
terre où il avait jadis
radicalement approfondi sa foi en Dieu.
C’est ainsi que, par une chaude après-midi de juin 1996, le
téléphone de mon bu-
reau Beyrouth me transmit l’un des messages les plus
extraordinaires de ma carrière de
correspondant à l’étranger. « Mr. Robert, un ami que vous avez
connu au Soudan sou-
haiterait vous rencontrer », me dit en anglais une voix marquée par
son accent arabe.
Au départ, je crus qu’il s’agissait de Jamal Kashoggi, bien que
j’eusse fait sa connais-
sance en 1990, longtemps avant d’aller à Khartoum. « Non, non, Mr.
Robert, je parle
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de l’homme que vous avez interviewé. Vous comprenez ? » Oui,
j’avais compris. Et
où donc pouvais-je le rencontrer ? « Là où il se trouve
actuellement », me répondit
l’homme. La rumeur disait que Ben Laden était retourné en
Afghanistan, mais elle
n’était pas confirmée. Je lui demandai comment faire pour l’y
rejoindre. « Allez à Jala-
labad, on vous contactera. » Je notai le numéro de téléphone de mon
interlocuteur.
L’appel venait de Londres.
La seule ambassade afghane qui pouvait m’accorder un visa se
trouvait aussi à
Londres. Je n’étais pas pressé. J’estimais que si les Ben Laden de
la planète manifes-
taient leur désir d’être interviewé, l’Independent n’était pas
censé se précipiter au pre-
mier appel. Certes, il y avait un risque. Des milliers de
journalistes mouraient d’envie
d’interviewer Oussama Ben Laden. Mais je supposais qu’il
éprouverait plus de respect
pour un reporter qui ne courrait pas servilement à sa rencontre à
peine quelques heures
après avoir été sollicité. J’avais aussi une autre préoccupation.
Bien que les divers ser-
vices secrets du Moyen-Orient et du Pakistan aient jadis travaillé
pour la CIA afin
d’aider les moudjahidines afghans contre les Russes, nombre d’entre
eux étaient dé-
sormais en guerre avec l’organisation de Ben Laden, qu’ils
accusaient de soutenir les
rébellions islamistes dans leurs propres pays. L’Égypte, l’Algérie,
la Tunisie et
l’Arabie Saoudite soupçonnaient Ben Laden d’intervenir activement
en faveur des in-
surgés locaux. Et si cette invitation était un piège, un leurre qui
permettrait à la police
égyptien police ou aux très corrompus services pakistanais, l’ISI
(Interservices Intelli-
gence Organisation) de suivre mes traces sur la piste de Ben Laden
? Pire encore, s’il
s’agissait d’une tentative d’attirer un journaliste connaissant Ben
Laden dans un tra-
quenard mortel et de mettre sa disparition au compte des islamistes
? La presse inter-
nationale se risquerait-elle encore à vouloir interviewer Ben Laden
après un coup pa-
reil ? Je rappelai donc l’homme de Londres. Serait-il disposé à me
rendre visite à mon
hôtel ?
Le réceptionniste du Sheraton Belgravia appela ma chambre au début
de l’après-
midi : « Il y a un monsieur qui vous attend dans le hall ». Le
Belgravia est le plus petit
Sheraton du monde, même si ses tarifs ne sont pas aussi modestes.
Ce jour-là, comme
à l’accoutumée, son hall au sol de marbre et aux murs ornés de
boiseries accueillait des
petits groupes de vieilles dames prenant le thé, des hommes
d’affaires en costume trois
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pièces et à la chevelure argentée dépassant un peu du col et des
jeunes femmes élégan-
tes en bas noirs. Au moment d’y pénétrer, je remarquai près de la
porte un homme qui,
malgré ses efforts pour passer inaperçu, arborait ostensiblement
une grande barbe, une
longue tunique arabe de couleur blanche et des sandales en
plastique. L’homme de
Ben Laden, présumai-je.
Khaled Fawaz dirigeait la section londonienne du Comité pour le
Conseil et la Ré-
forme, un groupe d’opposition saoudien inspiré par Ben Laden et qui
publiait réguliè-
rement de longs et fastidieux pamphlets contre la corruption de la
famille royale saou-
dienne. Il s’assit d’un air scrupuleux dans le hall du Belgravia –
au grand étonnement
des vieilles dames – et entreprit de m’expliquer le comportement
inique de la maison
Saoud et la parfaite honorabilité de Oussama Ben Laden. À mon avis,
Fawaz n’était
pas un adepte de la violence. De fait, deux ans plus tard, il
devait m’exprimer person-
nellement son désarroi à propos de Ben Laden – un désarroi qui
devait l’amener à la
rupture – quand ce dernier déclara la guerre « aux Américains, aux
Croisés et aux
Juifs ». Mais, en 1996, le héros saoudien de la guerre afghane
était encore irréprocha-
ble. « C’est un homme sincère, Mr. Robert. Il veut vous parler. Il
n’y a rien à crain-
dre. » C’était ce que je souhaitais entendre ; quant à savoir si je
le croyais, c’est une
autre histoire. J’annonçai à Fawaz que j’allais réserver une
chambre à l’hôtel Spinghar
de Jalalabad.
C’est de l’Inde que décolle le vol le plus pratique pour l’est de
l’Afghanistan, mais
le vol FG 315 d’Afghan Ariana Airlines de New Delhi à Jalalabad
n’était pas du genre
à fournir aux passagers des magazines en papier glacé. Les
passagères étaient entière-
ment masquées par leur burqa, la plupart des membres de l’équipage
arboraient une
barbe et les cartons de jus de lychee portaient des traces de boue.
Le chef steward se
dirigea vers mon siège et se pencha vers moi en me soufflant à
l’oreille – comme s’il
était en train de me révéler un secret militaire de la plus haute
importance – que « nous
allons voler à plus de 10 000 mètres d’altitude ». Si seulement ça
avait pu être vrai.
Aux abords du vieil aérodrome militaire soviétique de Jalalabad, le
pilote effectua un
virage de presque 180 degrés qui provoqua un coup de sang
étourdissant chez ses pas-
sagers et entra en contact avec les premiers centimètres de
l’étroit ruban de goudron,
conservant juste assez de puissance de freinage pour stopper
l’appareil à quelques cen-
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timètres de l’extrémité du tarmac. Au vu des radars soviétiques
mangés par la rouille
et de l’Antonov en ruine abandonné sens dessus dessous au bord de
l’aire de station-
nement, je pouvais comprendre pourquoi le terminal de Jalalabad
semblait passable-
ment moins luxueux que Heathrow ou JFK.
Alors que j’avançais péniblement en traînant mes bagages dans la
chaleur, je cons-
tatai que le bâtiment zébré d’impacts de balles était quasiment
vide. Pas de poste de
contrôle, pas de douanes, pas un seul bureaucrate armé d’un tampon,
juste six jeunes
Afghans barbus, dont quatre armés de fusils, qui me scrutaient avec
un mélange de
lassitude et de suspicion. Mes Salaam aleikums enjoués ne
suscitèrent de leur part
qu’un grommellement en pasthoun. Que pouvait bien faire en
Afghanistan cet étrange
énergumène dépourvu de couvre-chef avec son étui d’appareil photo
flambant neuf et
son sac de toile plein de chemises et de coupures de presse ? «
Taxi ? » En guise de
réponse, ils détournèrent les yeux vers le gros avion blanc et bleu
qui avait si périlleu-
sement atterri dans leur ville, comme s’il détenait le secret de ma
présence.
Je m’embarquai dans le véhicule d’un coopérant français.
Apparemment, la ville en
était pleine. Jalalabad était une agglomération poussiéreuse où
dominaient l’ocre et le
brun des maisons de bois et de torchis et des rues en terre battues
et où régnait une
odeur caractéristique de charbon de bois et de crottin de cheval.
La ville regorgeait
d’ânes, d’étalons, de cyclopousses de style indien, de bicyclettes
datant de l’époque
victorienne et d’échoppes en bois, avec un petit air de Far-West
transplanté dans le
sous-continent. Le mois précédent, deux des chefs locaux de la
guérilla de