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Albin Michel Dexter Filkins LA GUERRE SANS FIN Traduit de l’américain par Bernard Cohen

LA GUERRE SANS FIN - Fnac

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Albin Michel

Dexter Filkins

LA GUERRESANS FIN

Traduit de l’américainpar Bernard Cohen

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À Khaled Hassan et Fakher Haïdar,amis et collègues tués alors qu’ils cherchaient la vérité,

et au caporal William L.ÞMiller,parti en tête.

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p r o l o g u e

Les cloches de l’enfer

UAND L’ÉTRANGE DIALOGUE s’est engagé, les marinesétaient plaqués au sol sur un toit-terrasse. Deux heu-res du matin. L’éclat des explosions illuminait par

intermittence les minarets. Les roquettes volaient sur leur traî-née d’étincelles. Il y a d’abord eu les voix venues des mos-quées, qui s’imposaient sur le fracas des armes à feu. «ÞLesAméricains sont làÞ! a hurlé quelqu’un dans les haut-parleursde l’une d’elles. Guerre sainte, guerre sainteÞ! Levez-vous etdéfendez la ville des mosquéesÞ!Þ»

Les balles tranchaient l’air sans direction précise et sansrelâche. Les marines restaient sur le ventre, tête baissée.

–ÞC’est dingueÞ! a crié un marine à son camarade.–ÞOuais… Et dire qu’on n’a pris qu’une seule maison…Et là, il y a eu un autre son, violent, menaçant, bizarre.

Comme monté des profondeurs de la terre. J’ai jeté un coupd’œil par-dessus mon épaule, dans la direction d’où nous étionsarrivés. Au milieu d’un terrain vague à la limite nord de Fal-louja, un groupe de marines se tenaient au pied d’une énormeenceinte acoustique, de celles qui s’utilisent dans les concertsde rock. J’ai tout de suite reconnuÞ: Hells Bells, le tube légendairede la formation heavy metal australienne AC/DC, une ode aupouvoir satanique qui nous était maintenant servie sur le champde bataille. Derrière les riffs de guitare, ces «Þcloches de l’enferÞ»ont sonné à treize reprises.

Q

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Je suis le grondement du tonnerre,La pluie qui fouette.J’arrive comme l’ouraganDans le ciel que mes éclairs déchirent.Tu es jeune, oui, et pourtant tu vas mourir.

Les DJ improvisés ont augmenté le volume, couvrant pres-que le crépitement des armes légères. En face de nous, desmaisons entières disparaissaient sous les frappes aériennes. Unimmeuble s’est effondré d’un coup. Les voix des mosquéesmontaient dans les aigus, poussées par la furie, et se réverbé-raient dans toute la frange septentrionale de la villeÞ: «ÞAllahhou Akbarþ! Allah est grandÞ! Il n’y a rien de plus glorieuxque de mourir pour le triomphe de Dieu, de votre foi et devotre patrieÞ!Þ»

AC/DC, pendant ce tempsÞ:

Pas de prisonnier, pas une vie épargnée,Que personne n’essaie de résister.Je sonne ma cloche, je t’emmène en enfer,Je t’aurai, Satan, t’auras rien à faire…

«ÞDieu est grandÞ!Þ»… Les cris et les imprécations ont continuéjusqu’à ce que les bâtisses qui nous faisaient face ne soientplus qu’un tas de ruines. La fusillade s’est tue peu à peu, etla musique avec elle.

APRÈS SEPT MOIS pendant lesquels Fallouja s’était retrouvée sousla coupe moyenâgeuse des insurgés, les marines avaient étéenvoyés reprendre la ville. Six mille hommes avançant à pied,au plus noir d’une nuit de novembre. J’étais avec la compagnieBravo du bataillon de marines 1/8*, formée de cent cinquante

* Bataillon d’infanterie du corps des marines surnommé «ÞBeirut BattalionÞ»,car il fut la principale cible d’un attentat sanglant au camion piégé dans lacapitale libanaise, le 28Þoctobre 1983. (N.d.T.)

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hommes. Je travaillais avec Ashley Gilbertson, un photographeaustralien.

Entrée dans les rues obscures, Bravo s’est séparée en troiscolonnes, une par section. Nous avions parcouru la moitié d’unpâté de maisons quand un pilonnage au mortier a commencé.Des pièces lourdes, dont les obus de 82Þmillimètres, se sontmises à exploser devant nous. Tout le monde s’est immobilisésur place à l’exception de Read Omohundro, un Texan râbléqui était le commandant de la compagnie. Il avait trente-quatreans, ce qui était âgé pour un capitaine des marines, mais, aprèss’être engagé à la sortie du lycée, il avait obtenu une boursepour suivre des études à l’Institut A & M (Agriculture et Méca-nique) du Texas et n’était donc devenu officier que tardive-ment. Cela ne le rendait que meilleur, du reste. Il était capabled’avancer au milieu des ténèbres comme s’il était équipé d’unradar infrarouge, de deviner où ses hommes se trouvaient etde prévoir à chaque fois où le prochain obus allait tomber.

–ÞPar làÞ! a-t-il lancé, et nous avons encore avancé jusqu’àce qu’il nous arrête en levant une main.

Des coups de feu ont crépité, nous obligeant à nous mettreà l’abri le long des façades de chaque côté de la rue. Lesinsurgés savaient ce qu’ils faisaientÞ: ils nous prenaient dans destenailles de plus en plus serrées avec leurs tirs de mortiers quitombaient à droite et à gauche, de plus en plus près de nous.C’étaient des explosions titanesques. J’avais déjà vu des obusde mortier exploser au cinéma, et même en Irak, mais jamaisaussi puissants ni aussi ajustés. Dans ces détonations assourdis-santes, j’imaginais les éclats de métal voler en tous sens. J’étaispersuadé que nous allions y passer si nous ne bougions pasd’ici, mais également si nous faisions un pas. Nous avons tentéde rebrousser chemin, seulement il y avait aussi des snipersderrière nous. Les obus tombant de plus en plus près,Omohundro et son radio, le sergent Kenneth Hudson, étaientles seuls à rester au milieu de la chaussée. Hudson avait l’airterriblement jeune. Certains marines avaient un rictus tendu,comme s’ils s’attendaient à être touchés à tout instant.

Quatre hommes ont émergé de l’obscurité. Ils ne faisaientpas partie de la compagnie Bravo et je ne les avais encore

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jamais vus. Ils portaient des combinaisons d’aviateur qui lui-saient dans le noir, des tennis aux pieds et des cagoules quileur donnaient une allure de bourreaux. Les lunettes de vuenocturne fixées sur leurs yeux émettaient une lueur couleur decitron vert. Abandonnant mon mur, je me suis approché ducapitaine, les genoux tremblants. Il était en train de donner lalocalisation des servants de mortiers aux bourreaux. Par là,devant. L’un des quatre inconnus a grommelé quelque choseque je n’ai pas pu entendre. Je ne distinguais pas leurs yeuxdans cette lumière verdâtre. Ce que j’ai vu, c’est que l’un d’euxsautillait sur la pointe des pieds, tel un joueur de football enréserveÞ: «ÞFaites-moi rentrer dans le jeuÞ!Þ» semblait-il dire.

Sans un bruit, ils sont partis en avant. Quelques minutesont passé. Le pilonnage s’est arrêté, puis les snipers se sonttus. Nous n’avons pas revu le quatuor. Omohundro s’estredressé. Il a regardé ses marines toujours plaqués contre lesfaçadesÞ: «ÞOn bouge.Þ»

Tout s’est accéléré, comme un film en clair-obscur. Unetrace blanche aveuglante s’est allumée au-dessus de nous etnous a fondu dessus. Quelqu’un a criéÞ: «ÞPhosphoreÞ!Þ», ce quim’a fait penser à un comprimé de vitamines, mais l’un desmarines m’a attrapé en criant et m’a projeté dans un buissonde mûres. Cela m’a mis en colère, d’être bousculé de cettefaçon. Un autre m’a arraché mon paquetage du dos et m’amontré les impacts gros comme le poing en train de brûler àtravers mon sac de couchage. «ÞÇa te cramerait jusqu’aux osÞ!Þ»Reprenant mon sac, j’ai couru après le reste de la compagnieen laissant une traînée de plumes s’envoler derrière moi.

Il y a eu un moment de calme durant lequel l’aube s’estfaufilée. Nous nous sommes mis à trotter, nos rangers claquantsur le trottoir comme des sabots de cheval. Un carrefour, àdroite, puis à gauche. Nous remontions la rue Zarzarlorsqu’une jeep Chevrolet bleue a pénétré nos rangs désordon-nés. Les portes se sont ouvertes à la volée. Comme je couraistoujours, je me suis tordu le cou pour voir une bande de typess’éjecter du véhicule, armés de fusils et de lance-grenades. J’aicompris, soudainÞ: yeux noirs, peau blanche, survêtements grisflottants, ceintures de munitions. J’ai pensé qu’ils nous avaient

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eus et c’est ce qu’ils devaient se dire, eux aussi, mais brusque-ment des marines postés sur un toit ont commencé à tirer.Quand et comment ils étaient montés là-haut, je n’en avaispas la moindre idée. Je nous ai vus morts. La tête de l’undes insurgés a éclaté comme une tomate mûre. Le rougeintense du sang a ruisselé sur son visage moite, qui s’est désin-tégré. Il est tombé sur le dos, les bras écartés tel un Christdécapité. Trois autres ont péri au même endroit, et deux onttenté de s’enfuir, mais plusieurs marines leur ont couru aprèset les ont abattus. Blessé, l’ultime rebelle a roulé sur le sol.Il a sorti quelque chose de sa veste et il a explosé.

«ÞMerdeÞ! ont crié les gars en reculant, putains d’enculés dedjihadistesÞ! Ils sont bourrés d’explosifsÞ! Leur caisse aussiÞ!Tout va péterÞ! MerdeÞ!Þ» En hâte, ils ont collé de grossescharges de plastic sur la jeep, l’un d’eux a dit encore que çaallait péter, un autre a hurléÞ: «ÞTire dans le trouÞ!Þ» Nousnous sommes tous réfugiés derrière un mur. La terre a trembléet la jeep a disparu. Il n’est resté sur la chaussée qu’un essieucassé, un bout de moteur et un peu de fumée. Les assaillantsn’étaient plus là. On aurait cru que la scène ne s’était jamaispassée.

Dans un vacarme de bottes-sabots, de métal entrechoqué etde souffles précipités, nous nous sommes regroupés au milieud’une enceinte en briques. Nous étions quarante en toutÞ: lacompagnie Bravo, Ashley et moi. D’autres gamins de dix-neufans sont montés sur le toit avec leurs fusils démesurés. Il y avaitun grand boulevard à six voies devant nous, la 40eÞRue, l’unedes principales artères de Fallouja. À cet instant, les rebellesnous ont repérés et ont ouvert le feu sur nous à chaque boutde la rue. Des milliers, des myriades de balles se croisaientsous nos yeux. Les marines ont répliqué tous en même temps,leurs armes en position automatique. Ils gueulaient et tiraient,avec l’énergie brute de quarante jeunes mâles encerclés, sedisputaient la place en haut de la muraille pour pouvoir viser,juchés sur des bidons de pétrole et des machines à laver aban-donnés. Adossé au mur, les rangers des gamins à hauteur dema tête, je me sentais en sécurité, bizarrement. Presque serein

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au milieu de cette fusillade d’enfer. Plus à l’abri que nulle partailleurs. Les douilles de balles pleuvaient sur mes épaules.

À nouveau, le capitaine Omohundro a posé un genou à terreet Hudson lui a tendu le combiné-radio, dans lequel il a hurléquelques mots. Peu après, l’artillerie américaine est entrée enaction. À cadence régulière, des obus sont tombés sur les bâti-ments d’où venait le feu ennemi, parmi lesquels la mosquéeMohammadiya. Leur précision était ahurissanteÞ: à près de deuxkilomètres à l’arrière, des gus envoyaient des pelots de 155 quitombaient à travers les toits voulus, sans un coup raté, etchaque projectile arrivait en sifflant comme un train. Le cielétant dégagé, je suivais du regard leurs trajectoires impeccablesjusqu’à la cible.

Brusquement, Omohundro a hurléÞ: «ÞGoÞ!Þ» en montrant leboulevard. Les gosses sont partis en courant, comme ça, sansdiscuter, sous l’horrible déluge de balles. Cela semblait insensé,mais ils ont foncé en avant et nous les avons suivis, Ashleyet moi. Il a filé comme un lévrier devant moi. J’avais fait dixenjambées lorsque, sentant les balles percer l’air autour de moiet rebondir sur l’asphalte, je me suis arrêté net, certain quej’allais mourir, certain d’avoir commis deux stupides erreurs,celle d’être sorti et celle de m’être immobilisé. J’ai tourné lestalons et je me suis précipité derrière l’enceinte que je venaisde quitter. Je me suis fait l’effet d’un lâche, un instant, et puisje me suis rappelé que ce n’était pas ma guerre, pas monarmée. Je n’étais qu’un journaliste à la con. J’allais attendre lafin de la bataille ici. Revenez me chercher quand ce sera ter-miné. Mais les derniers marines restés couvrir l’avance de leurscamarades ont dégringolé de leurs perchoirs, sont sortis sousl’averse de balles pour rejoindre les autres et, oubliant d’uncoup mes résolutions, je me suis lancé dans leur sillage.

Le vent des projectiles me hérissait l’échine. Sur le boule-vard, des marines se tordaient au sol, fouillis de membresensanglantés, d’autres s’accroupissaient près d’eux pour les aideret ils étaient touchés à leur tour. J’ai continué à courir àtoutes jambes, en luttant avec mes trente-cinq kilos de barda.J’ai aperçu deux marines cachés dans une entrée d’immeublequi me faisaient signe de les rejoindre, viens par là, viensÞ! Je

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me suis hâté de traverser le boulevard vers eux. À leur expres-sion, je voyais qu’ils n’étaient pas sûrs que j’arriverais entierÞ;ils tendaient les bras dans ma direction comme s’ils voulaientme repêcher d’un naufrage. Lorsque je suis parvenu à eux, ilsm’ont saisi par mon barda et m’ont jeté dans l’embrasure. Jesuis resté par terre une minute pour reprendre mes esprits. Jen’étais guère plus qu’un enfant, désormais. Revenu à un étatpremier, vulnérableÞ: un marmot dans son berceau, veillé parses parents qui avaient dix-neuf ans, et moi quarante-trois.

J’ai trouvé Ashley appuyé contre un mur de l’immeuble.D’un signe de tête, il m’a fait comprendre qu’il allait bien.Au premier étage, je suis tombé sur Omohundro planté à côtéd’une fenêtre, solide comme un roc, les yeux sur la rue. Il alevé sa main ouverte et claqué dans ses doigts.

–ÞLa radio, Hudson.N’obtenant rien, il a répétéÞ:–ÞPasse-moi la radio, Hudson.Il s’est retourné.–ÞHudson est blessé, capitaine, a dit quelqu’un.Hudson était l’un des cinq marines touchés en traversant la

40eÞRue. S’il allait survivre, le sergent Lonny Wells, lui, origi-naire de Vandergrift, Pennsylvanie, s’est vidé de son sang justesous nos yeux, en bas, son regard soucieux levé vers le cieltandis que la vie le quittait peu à peu.

Les coups de feu se sont espacés. Je me suis approché dela fenêtre avec Omohundro. Nous étions en face de la mos-quée Mohammadiya, salement abîmée, fumante mais dressantencore superbement son dôme vert criblé d’impacts. Unepatrouille de marines l’avait encerclée. Ils allaient et venaient,jetaient des coups d’œil par les ouvertures mais ne se ris-quaient pas à l’intérieur. Et puis, comme arrivés d’une autreplanète avec leurs uniformes propres et repassés, d’autres hom-mes sont apparus sur le boulevard. Une longue file de soldatsde l’armée irakienne se dirigeaient vers la mosquée, la mineinquiète, tenant leurs fusils avec réticence. Un marine dépe-naillé a pris son élan et ouvert d’un coup de pied la portedu lieu de culte. La troupe irakienne est entrée.

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Il était deux heures de l’après-midi. Douze heures s’étaientécoulées depuis que nous avions bondi hors des transportsblindés pour pénétrer dans la ville. Notre progressionÞ: unecentaine de mètres, en tout et pour tout. Omohundro a placéquelques hommes en faction sur le toit de l’immeuble. Nousnous sommes assis dos au mur et nous nous sommes endormis.