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UNIVERSITE DE CERGY PONTOISE Ecole doctorale Droit et Sciences humaines THESE pour l’obtention du grade de DOCTEUR EN DROIT DE L’UNIVERSITE DE CERGY PONTOISE DROIT PUBLIC présentée et soutenue publiquement le 4 décembre 2008, par Cyril BRAMI La hiérarchie des normes en droit constitutionnel français Essai d’analyse systémique Membres du jury Madame Gwénaële CALVÈS, Professeur à l’Université de Cergy Pontoise, directrice de thèse. Monsieur Pierre AVRIL, Professeur émérite à l’Université de Paris II. Monsieur Denys de BÉCHILLON, Professeur à l’Université de Pau et des pays de l’Adour. Monsieur Carlos Miguel PIMENTEL, Professeur à l’Université de Versailles St Quentin en Yvelines. Monsieur Joseph PINI, Professeur à l’Université d’Aix-Marseille III.

La hiérarchie des normes en droit constitutionnel français : essai d

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  • UNIVERSITE DE CERGY PONTOISE

    Ecole doctorale Droit et Sciences humaines

    THESE pour lobtention du grade de

    DOCTEUR EN DROIT DE LUNIVERSITE DE CERGY PONTOISE

    DROIT PUBLIC

    prsente et soutenue publiquement le 4 dcembre 2008, par

    Cyril BRAMI

    La hirarchie des normes en droit constitutionnel franais

    Essai danalyse systmique Membres du jury Madame Gwnale CALVS, Professeur lUniversit de Cergy Pontoise, directrice de thse. Monsieur Pierre AVRIL, Professeur mrite lUniversit de Paris II.

    Monsieur Denys de BCHILLON, Professeur lUniversit de Pau et des pays de lAdour.

    Monsieur Carlos Miguel PIMENTEL, Professeur lUniversit de Versailles St Quentin en Yvelines.

    Monsieur Joseph PINI, Professeur lUniversit dAix-Marseille III.

  • La Facult nentend donner aucune approbation ni improbation aux opinions mises dans cette thse ; ces opinions doivent tre considres comme propres leur auteur.

  • REMERCIEMENTS

    Mes sincres remerciements se dirigent dabord vers ma directrice de thse,

    Madame le professeur Gwnale Calvs, pour mavoir propos un sujet en accord avec mes

    aspirations, et pour ses conseils aviss qui mont permis de mener bien ce projet.

    Cette thse doit aussi beaucoup ceux qui mont accompagn durant ces cinq

    annes. Un lieu fut important et une prsence, celle de ma compagne, Sandrine. Pour son

    indfectible soutien et sa patience prouve, merci.

  • SOMMAIRE (Un plan dtaill figure la fin de louvrage)

    PREMIRE PARTIE

    LE PRINCIPE HIRARCHIQUE, INSTRUMENT IMPARFAIT DE DLIMITATION DU SYSTME CONSTITUTIONNEL

    TITRE I UN PRINCIPE INOPRANT POUR LEXCLUSION DES NORMES INFRA-CONSTITUTIONNELLES Chapitre I- Lexclusion trs partielle des normes de rang lgislatif Chapitre II- Lexclusion gomtrie variable des normes intermdiaires TITRE II- UN PRINCIPE INOPRANT POUR LEXCLUSION DES NORMES INTERNATIONALES ET SUPRA-NATIONALES Chapitre I-Limpossible subordination des normes dorigine externe Chapitre II-Limpossible clture sur lui-mme du systme constitutionnel

    SECONDE PARTIE LE RAPPORT HIRARCHIQUE, MODE DORGANISATION DU

    SYSTME CONSTITUTIONNEL ? TITRE I - LA HIRARCHIE ENTRE LES LMENTS DU SYSTME CONSTITUTIONNEL Chapitre I- La hirarchie entre les normes constitutionnelles, une ralit occulte Chapitre II- Une hirarchie entre organes de cration et organes dapplication des normes constitutionnelles ? TITRE II- LES MODALITS NON HIRARCHIQUES DARTICULATION DES NORMES CONSTITUTIONNELLES Chapitre I- La conciliation Chapitre II- La drogation Chapitre III Lengendrement

  • TABLE DES ABRVIATIONS AFDI Annuaire franais de droit international aff. Affaire AIJC Annuaire international de justice constitutionnelle AJDA Actualit juridique droit administratif al. alina A.P. ou Ass. pln. Assemble plnire APD Archives de philosophie du droit art. cit. article cit prcdemment Ass. Assemble BVerfGE Entscheidungen des Bundesverfassungsgerichts (Recueil

    des dcisions de la Cour constitutionnelle fdrale allemande)

    Bull. Bulletin des arrts de la Cour de cassation c/ Contre CA Cour dappel CAA Cour administrative dappel Cah. du dr. eur. Cahiers du droit europen C.C Conseil constitutionnel C.C.C. Cahiers du Conseil constitutionnel CE Conseil dtat CEDH Cour europenne des droits de lHomme CIJ Cour internationale de justice CJCE Cour de justice des communauts europennes Ch. chambre chron. chronique civ. chambres civiles de la Cour de cassation col. colonne coll. collection com. chambre commerciale de la Cour de cassation comm. commentaire concl. conclusions cons. considrant CPJI Cour permanente de justice internationale crim. chambre criminelle de la Cour de cassation D. Recueil Dalloz DC Dcision du Conseil constitutionnel rendue sur examen

    de la conformit la Constitution (articles 54 et 61 de la Constitution)

    dir. direction d. dition EDCE tudes et documents du Conseil dtat GAJA Les grands arrts de la jurisprudence administrative de

    M. Long, P. Weil, G. Braibant, P. Delvolv et B. Genevois (15e d., 2005)

  • Gaz. pal. La Gazette du Palais GDCC Les grandes dcisions du Conseil constitutionnel de L.

    Favoreu et L. Philip (13e d., 2005) JCP ou JCP, G Jurisclasseur priodique dition gnrale JDI Journal du droit international (Clunet) JO Journal officiel de la Rpublique franaise JOCE Journal officiel des Communauts europennes JOUE Journal officiel de lUnion europenne L Dcision du Conseil constitutionnel rendue sur examen

    des textes de forme lgislative (article 37 alina 2 de la Constitution)

    LGDJ Librairie gnrale de droit et de jurisprudence LPA Les petites affiches obs. observations op. cit. ouvrage cit prcdemment pln. chambre ou assemble plnire prc. prcit(e) PUAM Presse universitaire dAix-Marseille PUF Presse universitaire de France RCADI Recueil des cours de lAcadmie de droit international

    de La Haye RCDIP Revue critique de droit international priv RDP Revue de droit public et de la science politique en

    France et ltranger Rec. Recueil des dcisions du Conseil constitutionnel Rec. CIJ Recueil des dcisions de la Cour internationale de

    justice Rec. CEDH Recueil des dcisions de la Cour europenne des droits

    de lHomme Rec. CJCE Recueil des dcisions de la Cour de justice des

    Communauts europennes Rec. Leb. Recueil Lebon, recueil des arrts du Conseil dtat et

    des juridictions administratives Req. requte RFDA Revue franaise de droit administratif RFDC Revue franaise de droit constitutionnel RGDIP Revue gnrale de droit international public RIDC Revue international de droit compar RMC/RMCUE Revue du march commun devenue Revue du march

    commun et de lUnion europenne RTDC Revue trimestrielle de droit civil RTDE Revue trimestrielle de droit europen RTDH Revue trimestrielle des droits de lHomme RUDH Revue universelle des droits de lHomme s. suivant Sect. section du contentieux du Conseil dtat somm.comm. sommaire comment spc. spcialement TA Tribunal administratif TC Tribunal des conflits

  • th. cit. thse cite prcdemment vol. volume

  • 1

    INTRODUCTION GENERALE

    En raison probablement de linfluence du courant normativiste1, nous apprhendons le

    droit partir de la notion dordre juridique. Kelsen laffirmait catgoriquement : il est

    impossible de saisir la nature du droit si nous nous limitons une rgle isole. Les relations

    qui unissent les rgles particulires dun ordre juridique sont elles aussi essentielles la nature

    du droit. Il faut donner un sens clair aux relations qui constituent lordre juridique, alors

    seulement nous comprenons pleinement la nature du droit 2.

    Nous tenons gnralement pour acquis que cest son inscription dans un ordre

    juridique qui confre une norme sa validit, cest--dire son caractre spcifiquement

    juridique. Il nexiste pas, dans la nature de norme juridique isole 3. Toute norme doit sa

    qualit de norme au fait davoir t produite conformment aux conditions poses par lordre

    juridique dans lequel elle sinsre : elle tire sa validit dautres normes qui seront dites, pour

    cette raison, suprieures. Dans une perspective kelsnienne, le rapport hirarchique,

    consubstantiel lordre juridique, apparat comme un mode de relation entre normes qui

    conditionne leur validit4.

    Ce rapport normatif se ddouble en un rapport (ascendant) de conformit qui saisit la

    liaison de la norme basse la norme haute et un rapport (descendant) de production qui

    saisit la liaison de la norme haute la norme basse.

    Le rapport de conformit signale la dimension coercitive du rapport hirarchique.

    Dans un article clbre consacr au principe de lgalit, Charles Eisenmann distingue au

    moins deux types de conformit : dans le premier, B est une simple reproduction trait pour

    trait de A, sa copie ; dans le second, B est la ralisation concrte de A, il est fait

    1 On vise ici lensemble des auteurs qui conoivent les ordres juridiques comme ensemble de normes , ce qui nimplique pas quils dveloppent les mmes analyses quant ces normes. Sur ce point, v. F. Ost et M. van de Kerchove, Le systme juridique entre ordre et dsordre, Paris, PUF, 1988, 254 p., spc. p. 32 et s ; ainsi que C. Leben, De quelques doctrines de lordre juridique , Droits, 2001, n 33, p. 18 et s., p. 21. 2 H. Kelsen, Thorie gnrale du droit et de l'tat, Bruxelles-Paris, Bruylant-LGDJ, 1997, 517 p., p. 55. 3 M. Virally, Le phnomne juridique , RDP, 1966, p. 5 et s., p. 32. 4 Une norme est avec une autre norme dans un rapport de norme suprieure norme infrieure si la validit de la norme infrieure est fonde sur la validit de la norme suprieure, par le fait que la norme infrieure a t cre de la manire prescrite par la norme suprieure, alors que la norme suprieure a le caractre de la constitution au regard de la norme infrieure ; puisque aussi bien, lessence dune constitution rside dans la rglementation des la cration des normes . H. Kelsen, Thorie gnrale des normes, Paris, PUF, 1996, 604 p., p. 345

  • 2

    daprs A, calqu sur lui [mais] il ne le reproduit pas exactement, puisque A est abstrait et B

    concret 5. sen tenir aux enseignements de lauteur, le rapport de conformit est

    susceptible de connatre de substantielles variations et suppose toujours une mise en uvre,

    une concrtisation, de la norme haute par la norme basse6. Cest dabord en ce sens quau

    monde du droit, la conformit est affaire de hirarchie. Dire dune norme quelle est conforme

    une autre exprime lide dinfriorit et dobligation de conformit, sous peine, pour la

    norme non conforme, de perdre sa validit. Ce que met en jeu le test de conformit , cest

    la validit de la norme soumise lexigence de stricte adquation.

    Le rapport de production dsigne quant lui un mouvement en sens descendant de la

    norme haute vers la norme basse. Pour les tenants dune conception normativiste de lordre

    juridique, le rapport de production est une autre manire de dsigner la cascade de validit

    kelsnienne : une norme qui rgle la validit dune autre norme sera suprieure dans

    lordre de production. Les conditions de validit sont la mme chose que les rgles de

    production 7. Le rapport de production, selon la thse normativiste, est purement formel : la

    norme suprieure encadre le mode dlaboration de la norme basse, elle dtermine ses

    coordonnes procdurales et organiques, mais lautorit habilite produire la norme jouit

    dun pouvoir discrtionnaire quant son contenu8.

    Dans sa double dimension, le rapport hirarchique est au cur de lapprhension

    contemporaine de lordre juridique. Plus spcifiquement, cest laune du principe

    hirarchique que se trouve dfinie la norme qui constitue lobjet de notre tude : la

    Constitution. La doctrine constitutionnaliste franaise privilgie en effet une approche

    formelle de la Constitution, en posant, titre de postulat, la pertinence du modle

    hirarchique (I). Il nous semble toutefois que cette approche traverse une crise profonde

    (II), qui appelle lexploration de nouvelles pistes danalyse (III).

    5 C. Eisenmann, Le droit administratif et le principe de lgalit , EDCE, 1957-11, p. 25 et s., pp.30-31. 6 Cest dans cette exacte mesure que le rapport de conformit fait pendant au rapport dengendrement, les deux rapports dcrivant le mme mouvement selon un angle de vue oppos (descendant / ascendant). 7 O. Pfersmann, Hirarchie des normes , in D. Alland et S. Rials, Dictionnaire de culture juridique, Paris, PUF, 2003, 1649 p., p. 779 et s. 8 Pour une analyse critique, v. M. Troper, Systme juridique et tat , APD, 1986, p. 29 et s., spc. p. 42 ; ainsi que P. Amselek, Rflexions critiques autour de la conception kelsnienne de lordre juridique , RDP, 1978, p. 5 et s., complt par Une fausse ide claire : la hirarchie des normes juridiques , RRJ, 2007, p. 557 et s.

  • 3

    I. La hirarchie entre les normes, postulat central dune dfinition formelle de la

    Constitution

    La majorit des auteurs, suivant en cela un mouvement amorc par la doctrine

    publiciste du dbut du XXe sicle, opte pour une dfinition formelle de la Constitution. La

    rfrence la hirarchie des normes offre un critre de dlimitation de la Constitution (A),

    conue comme un ensemble de normes entre lesquelles il est exclu que sinstaure un rapport

    hirarchique (B).

    A. Le principe hirarchique, critre de dlimitation de la Constitution

    Il est dusage de prsenter la Constitution partir de lopposition entre deux

    dfinitions traditionnelles labores par la doctrine. Entendue en son sens formel, la

    Constitution peut recevoir nimporte quel contenu9 ; enivsage dun point de vue matriel, elle

    apparat comme un ensemble de normes, considres indpendamment de leur place dans la

    hirarchie, ayant pour objet lorganisation des pouvoirs publics, leur fonctionnement, leurs

    rapports mutuels et, dans certains systmes juridiques, la dtermination et la garantie des

    droits fondamentaux 10. Dans cette perspective, la Constitution doit au moins : dterminer

    9 Le Doyen Vedel explique ainsi quen droit, il nexiste pas de dfinition matrielle de la Constitution. Est constitutionnelle, quel quen soit lobjet, toute disposition manant du pouvoir constituant. Sans quil soit besoin dvoquer lexemple fameux et aujourdhui prim de la Constitution suisse relative labattage des animaux de boucherie, on se rappellera que la loi constitutionnelle du 10 aot 1926 compltant, selon son texte mme, la loi constitutionnelle du 25 fvrier 1875, avait pour objet de confrer la caisse de gestion des bons de la dfense nationale et damortissement de la dette publique une autonomie de caractre constitutionnel et de lui affecter certaines recettes fiscales , Manuel lmentaire de droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 1949, 616 p. reprod. Dalloz, 2005, p. 113. 10 M. Troper, Constitution , Dictionnaire encyclopdique de thorie et de sociologie du droit, Paris, LGDJ, 1993, 758 p., p. 103. Une telle dfinition matrielle doit tre distingue de la conception institutionnelle de la Constitution. Sur cette question, v. O. Beaud, Constitution et droit constitutionnel , in D. Alland et S. Rials, Dictionnaire de culture juridique, op. cit., p. 257 et s., ainsi que Constitution et constitutionnalisme , in P. Raynaud, Dictionnaire de philosophie politique, Paris, PUF, 2003, 892 p., p. 133 et s.. La conception institutionnelle apprhende la Constitution comme un rgime politique, ou un systme de gouvernement . Ainsi dans lEncyclopdie de Diderot et dAlembert, la Constitution de ltat dsigne le rglement fondamental qui dtermine la manire dont lautorit publique doit tre exerce. En elle se voit la forme sous laquelle la nation agit en corps politique (vol. 11, 1772, cit par O. Beaud, Constitution et droit constitutionnel , art. cit., p. 258). Cette approche sera continue par A. Esmein notamment, qui dfinissait le droit constitutionnel partir de ses trois objets : 1/ la forme de ltat ; 2/ la forme et les organes du gouvernement ; 3/ les limites des droits de ltat , et affirmait en consquence que la Constitution a pour objet de dterminer la forme de ltat et du gouvernement (cit par O. Beaud, ibid.. Au XXe sicle, R. Capitant

  • 4

    des organes dtat, dfinir les principes prsidant la dsignation des membres de ces

    organes et assigner ces organes des fonctions (le tout de manire plus ou moins prcise) 11.

    Or lacception matrielle de la Constitution, si elle connat quelques fervents dfenseurs

    parmi les reprsentants les plus minents de la doctrine publiciste12, se trouve aujourdhui

    dconsidre par la majorit des auteurs, qui voient en elle une approche politique dun objet

    juridique13.

    Aux termes de la dfinition formelle qui semble stre impose, la Constitution est

    un ensemble de normes places au sommet de la hirarchie de lordre juridique 14. Ici, le

    nom de Constitution demeure [rserv] la partie des rgles dorganisation des pouvoirs, qui

    a t nonce dans la forme constituante et par lorgane constituant, et qui par suite, ne peut

    tre modifie que par une opration de puissance constituante et au moyen dune procdure

    spciale de rvision 15. Lidentification de la Constitution formelle repose donc sur une

    diffrenciation hirarchique entre la loi ordinaire et la loi constitutionnelle qui se traduit, en

    termes organiques, par la subordination du Parlement au Constituant 16. Sa dfinition

    repose sur le concept de primaut hirarchique au sein dun ordre juridique, primaut garantie

    par des procdures spcialement contraignantes de modification.

    intgrera, dans le cadre de sa thorie de la coutume constitutionnelle, les principes de droit constitutionnel non crits, ns de la pratique et de lhistoire constitutionnelle, au rang desquels figurait le parlementarisme en qualit de modle de fonctionnement des organes politiques. Cette doctrine trouve certains gards son prolongement dans luvre de P. Avril. Lauteur, qui refuse de rduire la Constitution lensemble des normes crites, a pu opposer la Constitution crite la Constitution relle, cest--dire les rgles qui rgissent effectivement le gouvernement du pays (Les conventions de la Constitution. Normes non crites du droit politique, Paris, PUF, coll. Lviathan, 1997, 202 p. p. 11) et affirmer que la Constitution ne se rduit pas au droit crit [], mais quelle comporte galement des rgles qui ne sont pas crites et dont lorigine est proprement politique (ibid., p. 2). De P. Avril, v. aussi, notamment, La Constitution : Lazare ou Janus ? , RDP, 1990, p. 949 et s. De R. Capitant, v. La coutume constitutionnelle , RDP, 1979, p. 962 et s., ainsi que Le droit constitutionnel non crit , Recueil dtudes en lhonneur de Franois Gny, Paris, Sirey, 1934, t. III, p. 2 et s. 11 O. Jouanjan, La forme rpublicaine du gouvernement, norme supraconstitutionnelle ? , in La Rpublique en droit franais, sous la dir. de B. Mathieu et M. Verpeaux, Paris, Economica, 1996, 360 p., p. 267 et s., p. 283 note 1. 12 Sans prtendre lexhaustivit, citons S. Rials, O. Beaud ou encore O. Jouanjan. Du premier, voir, entre autres, Les incertitudes de la notion de Constitution sous la Ve Rpublique , RDP, 1984, p. 587 et s. ; du second, v. not. La puissance de ltat, Paris, PUF, 1994, 512 p. ; du troisime, v. par exemple, La forme rpublicaine du gouvernement, norme supraconstitutionnelle ? , art. cit. 13 La formule de Barthlmy et Duez est cet gard rvlatrice. Les auteurs expliquent que cest la rigidit [] [qui communique] la Constitution la qualit juridique, et non seulement politique, de loi suprme du pays (J. Barthlmy et P. Duez, Trait de droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 1933, 955 p., p. 190). 14 M. Troper, Constitution , art. cit., p. 103. 15 R. Carr de Malberg, Contribution la thorie gnrale de ltat, Paris, Sirey, 2 vol., 1920, 1922, rimp. Paris, Dalloz, 2003, T II, p. 571-572. En consquence notait lauteur, il y a des rgles qui, bien que ne touchant aucunement lorganisation de ltat et nayant, par consquent, aucun caractre constitutionnel intrinsque, font cependant partie de la constitution formelle : il suffit pour cela, quel que soit leur objet, quelles aient t tablies par lorgane constituant et consacres dans lacte constitutionnel (ibid). 16 C. Eisenmann, La justice constitutionnelle et la Haute Cour constitutionnelle dAutriche, Paris, LGDJ, 1928, 383 p., rimp. Economica-PUAM, 1986, p. 9-10.

  • 5

    Si la dfinition formelle de la Constitution emporte aujourdhui ladhsion dune nette

    majorit de la doctrine, cest parce que lapproche matrielle est rpute porteuse dun triple

    vice : elle serait subjective, circulaire et juridiquement insaisissable17. Subjective parce que la

    liste des objets constitutionnels par nature demeure ouverte et indtermine. Circulaire

    parce quelle prend appui sur des notions qui ne peuvent tre apprhendes qu partir de la

    Constitution elle-mme18. Juridiquement insaisissable enfin, parce quelle renvoie des

    lments tels que les pouvoirs publics , les institutions , les liberts du citoyen qui

    ne font pas lobjet dune dfinition juridique prcise. Or, comme le rappelle O. Pfersmann,

    une nouvelle dfinition ne peut oprer quavec des notions dj explicitement

    introduites 19.

    Il importe surtout dinsister sur la premire critique formule lencontre de la

    dfinition matrielle : elle ne permet pas de discriminer efficacement entre les normes

    constitutionnelles et les autres. On a pu souligner qu comprendre la Constitution comme

    lensemble des dispositions coutumires ou crites qui prvoient lorganisation de ltat [,]

    [on] saisit [] toute la lgislation de ltat 20. Lapproche matrielle est trop extensive pour

    permettre didentifier lobjet norme constitutionnelle par exclusion des autres normes de

    lordre juridique. Ce qui est en cause, cest le caractre opratoire de la dfinition matrielle

    et, de ce point de vue, force est de reconnatre la supriorit de la dfinition formelle : dire

    quil y a forme constitutionnelle ds lors quil existe une procdure spcifique et renforce

    de la production normative 21 permet de dlimiter sans ambigut le domaine

    constitutionnel.

    Le relatif consensus que rencontre aujourdhui la dfinition formelle est sans doute li

    lavnement, avec la Constitution du 4 octobre 1958, dune juridiction constitutionnelle et

    au dveloppement exponentiel de sa jurisprudence partir de lalternance de 1981. En effet,

    indpendamment du fait que son existence mme peut tre considre comme un corollaire de

    la Constitution entendue au sens formel, il apparat que le Conseil constitutionnel est attach

    la Constitution formelle comme base de sa jurisprudence. Aussi bien la forme de sa

    dcision, par les visas (vu la Constitution), que le fond de son argumentation (le Conseil

    17 O. Pfersmann, in L. Favoreu et alii, Droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 2002, p. 68, n 99. 18 ibid. Lauteur prend lexemple des pouvoirs publics qui sont des organes institus par la Constitution. 19 ibid. 20 R. Bonnard, Les actes constitutionnels de 1940 , RDP, 1942, pp. 46-90, 149-179, 258-279, 301-375, p. 266. 21O. Pfersmann in L. Favoreu et alii, Droit constitutionnel, op. cit., p. 72.

  • 6

    constitutionnel ne tient ses pouvoirs que des dispositions expresses de la Constitution) font

    appel au texte de la Constitution en tant que tel 22.

    Or la conscration jurisprudentielle de lapproche formelle de la Constitution allait en

    retour la modifier, la marge. partir du dbut des annes 1980, on constate en effet que la

    Constitution devient de plus en plus jurisprudentielle 23. Dsormais, sans la dimension

    jurisprudentielle, lexpos du droit constitutionnel est [] non seulement incomplet mais sans

    valeur 24. Cette volution est sanctionne par lapparition dun nouveau terme en droit

    constitutionnel : le bloc de constitutionnalit .

    B. Le bloc de la constitutionalit , ou la hirarchie exclue de la Constitution

    La juridictionnalisation du droit constitutionnel a impos damnager la dfinition

    formelle de lobjet Constitution . Prenant acte de la conception extensive que se fait le juge

    de la norme quil applique, la doctrine adopte, pour dsigner la Constitution, la mtaphore du

    bloc de constitutionnalit 25, expression forge partir de celle de bloc de lgalit

    couramment employe en droit administratif, et [qui devait permettre] de regrouper en un seul

    ensemble les principes et rgles valeur constitutionnelle qui dbordaient du cadre strict du

    texte constitutionnel du 4 octobre 1958 26. Il sagit, comme on sait, des articles numrots de

    la Constitution de 1958, de la Dclaration de 1789, du Prambule de la Constitution de 1948,

    et, par extension, des principes auxquels celui-ci renvoie.

    22 J. M. Blanquer, Les mthodes du juge constitutionnel, thse, Paris II, 1993, 454 p., p. 95. 23 D. Rousseau, Une rsurrection : la notion de Constitution , RDP, 1990, p. 5 et s., p. 5. 24 L. Favoreu et M. Maus, RFDC, 1990, n 1, p. 3, cits par O. Beaud, Constitution et Droit constitutionnel , art. cit., p. 260. 25 Lexpression a t propose pour la premire fois en 1970 par C. Emery, Chronique constitutionnelle et parlementaire franaise, vie et droit parlementaire , R.D.P., 1970, p. 678. On admet cependant que la thorisation de la notion revient au Doyen Favoreu, qui la largement dveloppe partir de 1975. V. L. Favoreu, Le principe de constitutionnalit. Essai de dfinition daprs la jurisprudence du Conseil constitutionnel , in Mlanges Ch. Eisenmann, Paris, Cujas, 1975, 467 p., p. 34 et s. ; Les normes de rfrence , in Le Conseil constitutionnel et les partis politiques, Paris, Economica, 1988, 119 p., p. 69 et s. ; ou encore Bloc de constitutionnalit , in Dictionnaire constitutionnel, sous la dir. de O. Duhamel et Y. Mny, 1088 p., p. 87 et s., p. 87. Sur ladhsion de la doctrine cette mtaphore du bloc , v. J. M. Blanquer, Bloc de constitutionnalit ou ordre constitutionnel ? , Mlanges Jacques Robert, Paris, Montchrestien, 1998, p. 227 et s., (o lauteur relve que seuls les contours de bloc ont fait dbat en doctrine, non la notion elle-mme). Sur lorigine de la notion et son analyse critique, voir C. Denizeau, Existe-t-il un bloc de constitutionnalit ?, Paris, LGDJ, 1997, 152 p., spc. pp. 7-28. 26 L. Favoreu, Bloc de constitutionnalit , art. cit., p. 87.

  • 7

    Les diffrentes composantes du bloc sont-elles articules entre elles selon un

    principe hirarchique ? Au terme dun dbat aliment par certaines dcisions du Conseil

    constitutionnel, la rponse apporte par la majorit des auteurs est globalement ngative : la

    Constitution doit tre apprhende comme un bloc dun seul tenant , insusceptible de

    hirarchisation interne.

    Ce dbat sest droul en deux temps.

    Premier temps : la suite de la dcision du 16 janvier 1982 sur les nationalisations,

    dans laquelle le juge affirme que le prambule de la Constitution de 1946 raffirme

    solennellement les droits et les liberts de l'homme et du citoyen consacrs par la Dclaration

    des droits de 1789 et tend seulement complter ceux-ci par la formulation des principes

    politiques, conomiques et sociaux particulirement ncessaires notre temps 27, certains

    commentateurs ont pu considrer que les droits sociaux ont un rang infrieur et subordonn

    dans le bloc des rgles valeur constitutionnelle 28.

    Cette thse de la hirarchie comme mode de rsolution des conflits entre les textes qui

    composent le bloc de constitutionnalit nayant jamais t confirme en jurisprudence, la

    majorit des auteurs admettent que le juge articule les principes contradictoires du bloc en

    les conciliant. cet gard, les propos tenus par G. Vedel au colloque des 25 et 26 mai 1989

    nous paraissent synthtiser les vues de la doctrine majoritaire sur la question29. Lauteur

    explique que :

    27 C.C. n 81-132 DC du 16 janvier 1982, Rec p. 18, cons. n 15. 28 J. F. Flauss, Les droits sociaux dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel , Droit social, 1982, p.652. Dans le mme sens, voir not. F. Goguel pour lequel il rsulte des termes mmes de la Dclaration de 1789 que celle-ci ne prtend pas correspondre un tat donn du dveloppement de l'histoire de l'humanit et de l'volution des socits. Les droits qu'elle proclame appartiennent l'homme en tant qu'il est homme. Ils sont absolus et imprescriptibles. Au contraire les principes noncs par le Prambule de 1946 sont expressment dclars particulirement ncessaires notre temps. Ils ont donc pu ne pas tre ncessaires dans le pass, ils pourront ne plus l'tre dans l'avenir... Les principes particulirement ncessaires notre temps, la diffrence des Droits proclams en 1789, sont donc affects d'un certain coefficient de contingence et de relativit (F. Goguel, Objet et porte de la protection des droits fondamentaux , RIDC, 1981, p. 444). Notons, par ailleurs, que le sens de la hirarchie a toujours fait dbat. Ainsi certains auteurs ont mis laccent sur le fait que les principes de la Dclaration de 1789 doivent tre interprts la lumire des principes qui lui sont postrieurs et optrent pour la supriorit des principes du Prambule de 1946 sur ceux de 1789. En ce sens, v. L. Philip, La valeur juridique de la Dclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 aot 1789 selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel , in tudes offertes Pierre Kayser, PUAM, 1979, T.II, p. 335 et s., p. 333-336 ; ou encore, F. Luchaire, Le Conseil constitutionnel et la protection des droits et des liberts du citoyen , in Mlanges M. Waline, Paris, L.G.D.J., 1974, T. II., p. 546 et s., spc. p. 572-573. 29 L. Favoreu na pas manqu de souligner que la caution ainsi apporte par lancien rapporteur des dcisions des 16 janvier 1982 (Nationalisations) et des 25-26 juin 1986 (Privatisations) dont lautorit scientifique est par ailleurs unanimement admise, vient clore le dbat sur les antinomies de la Constitution , in Droit constitutionnel, op. cit., p. 123.

  • 8

    - - Toutes les dispositions [constitutionnelles] ont valeur constitutionnelle positive

    - - Leur validit et leur valeur juridique sont les mmes pour toutes []

    - - Les conflits ventuels entre les dispositions de la Dclaration, entre ces dispositions

    et celles du Prambule de 1946 et des principes fondamentaux reconnus par les lois de

    la Rpublique, comme ceux entre la Dclaration et celles du reste de la Constitution,

    ne peuvent tre tranchs par lappel une prtendue hirarchie entre les normes

    formant le bloc de constitutionnalit au sens strict du mot .

    Cest sur le terrain de linterprtation, cest--dire lactivit propre du juge, que celui-ci

    traite les conflits qui apparaissent. Tantt linterprtation dissipera lillusion du conflit et

    supprimera donc le problme ; tantt elle constatera la ralit du conflit et elle en recherchera

    une solution qui ne peut tre que de compromis 30.

    Deuxime temps : la question se pose nouveau la suite de la dcision Maastricht II,

    dans laquelle le juge affirme que sous rserve, d'une part, des limitations touchant aux

    priodes au cours desquelles une rvision de la Constitution ne peut pas tre engage ou

    poursuivie, qui rsultent des articles 7, 16 et 89, alina 4, du texte constitutionnel et, d'autre

    part, du respect des prescriptions du cinquime alina de l'article 89 en vertu desquelles "la

    forme rpublicaine du gouvernement ne peut faire l'objet d'une rvision", le pouvoir

    constituant est souverain 31.

    partir de cette dcision, trois propositions pouvaient tre formules : linterdiction

    de rviser la forme rpublicaine du gouvernement peut illustrer la thorie de la supra-

    constitutionnalit ; elle peut tre considre comme un principe constitutionnel dun rang

    suprieur au reste de la Constitution, ce qui suppose une hirarchie au sein des normes

    constitutionnelles ; elle peut avoir une valeur simplement constitutionnelle au mme titre que

    les autres dispositions 32. La doctrine a majoritairement opin en faveur de la troisime

    proposition33. La question est principalement rduite celle de lexistence dune supra-

    constitutionnalit, rejete par la majorit des auteurs qui regarde le pouvoir constituant

    comme un pouvoir souverain, insusceptible dtre juridiquement limit. Sans doute la

    dmonstration la plus aboutie se trouve-t-elle, ici encore, dans luvre du Doyen Vedel. 30 G. Vedel, La place de la Dclaration de 1789 dans le bloc de constitutionnalit , in La Dclaration des droits de lhomme et du citoyen et la jurisprudence, colloque des 25 et 26 mai 1989 au Conseil constitutionnel, Paris, PUF, 259 p., p. 35 et s., p. 56-57. 31 C.C. n 92-312 DC du 2 septembre 1992, JO du 3 septembre 1992, p. 12095, cons. n 19. 32 V. LHte, La forme rpublicaine du gouvernement lpreuve de la rvision constitutionnelle de mars 2003 , RDP, 2003, p. 111 et s., p. 120. 33 Des voix discordantes slveront cependant. Voir, notamment, O. Beaud, La souverainet de ltat, le pouvoir constituant et le Trait de Maastricht , RFDA, 1993, p. 1046 et s. ; ainsi que O. Jouanjan, La forme rpublicaine du gouvernement, norme supraconstitutionnelle ? , art. cit.

  • 9

    Lauteur explique que le Conseil constitutionnel [] ne reconnat pas [] dans lensemble

    des dispositions de valeur constitutionnelle, une hirarchie permettant de faire apparatre une

    sorte de para-supraconstitutionnalit 34. Cette supraconstitutionnalit par dtermination de

    la Constitution , comprenant un ensemble de normes que le pouvoir constituant originaire a

    soustrait tacitement ou expressment toute rvision 35, serait logiquement

    inconstructible 36 car un texte ne peut confrer certaines de ses dispositions de valeur

    suprieure la sienne propre. Elle demeure surtout introuvable dans la Constitution : la

    rvision de telle disposition que lon peut juger essentielle nexige pas une procdure

    diffrente de celle qui prsiderait la retouche de telle autre disposition de caractre

    anodin 37. En dautres termes, mme sil doit procder en deux temps, le pouvoir constituant

    pourra toujours rviser la norme de larticle 89, alina 5 de la Constitution. O lon reconnat

    la thse dite de la double rvision successive construite par la doctrine de la IIIe Rpublique,

    qui a continu davoir les faveurs de la doctrine sous la Ve Rpublique38.

    En somme, la doctrine majoritaire se reprsente bien le bloc de constitutionnalit

    comme un bloc, cest--dire une masse homogne constitue dun seul morceau ou de

    plusieurs lments regroups en une masse complte 39.

    II. La dfinition formelle de la Constitution, une dfinition en crise

    Le recours au principe hirarchique pour dlimiter les contours de la norme

    constitutionnelle est battu en brche sur chacun des deux terrains investis par la dfinition

    formelle de la Constitution : il savre dune part que le critre hirarchique est insatisfaisant

    pour discriminer entre les normes constitutionnelles et celles qui ne le sont pas (A) ; la thorie 34 G. Vedel, Souverainet et supraconstitutionnalit , Pouvoirs, n67, 1993, p. 82. 35 ibid. 36 ibid. 37 ibid., p. 84. 38 En ce sens, v. le bilan tabli par B. Genevois in Les limites dordre juridique lintervention du pouvoir constituant , RFDA, 1998, n5, p. 929 et s. Lauteur cite F. Goguel, Les institutions politiques franaises, Paris, Les cours du droit, 1968, 738 p., p.,671 ; G. Carcassonne, La Constitution, Paris, Seuil, d. 1996, 374 p., p. 318 ; B. Chantebout, Droit constitutionnel et science politique, A. Colin, 14e d. 1997, p. 45. Ajoutons R. Badinter, Le Conseil constitutionnel et le pouvoir constituant , Mlanges J. Robert, Paris, Montchrestien, 1998, p. 217 et s., p.220 ; J. Gicquel, Droit constitutionnel et institutions politiques, Montchrestien, 18e d., 2002, 769 p., p. 173 ; F. Hamon et M. Troper, Droit constitutionnel, Paris, LGDJ, 27e d., 2001, 805 p., p. 41 ; B. Mathieu et M. Verpeaux, Contentieux constitutionnel des droits fondamentaux, Paris, LGDJ, 2002, p. 307 39 Dictionnaire Le Petit Robert , 1990, p. 192.

  • 10

    de lgale valeur des normes constitutionnelles, dautre part, se rvle inapte saisir la ralit

    des rapports qui se nouent entre ces normes (B).

    A. Le critre hirarchique ne permet pas de dlimiter le domaine constitutionnel

    Si le critre hirarchique ne permet pas de discriminer systmatiquement entre les

    lments qui appartiennent et ceux qui nappartiennent pas la Constitution, cest parce que

    larticulation hirarchique, cense rgler les rapports entre les normes constitutionnelles et les

    normes extrieures la Constitution, nest pas systmatiquement vrifie.

    Elle peut ainsi laisser la place la coordination. Cest notamment le cas pour ce qui

    concerne les rapports de la norme constitutionnelle et de la norme internationale. Comme le

    signale le professeur Alberton, la thse [] de la hirarchie [] savre inadapte parce

    que ne permettant plus dexposer ni dexpliquer la ralit normative aujourdhui 40. Il

    apparat en effet que le juge ne contrle pas, sur le fondement de larticle 54 de la

    Constitution, la conformit de lengagement international de ltat la Constitution, mais

    sanctionne un simple rapport de compatibilit entre les deux normes. Une telle diffrence

    sexplique essentiellement par le fait que le trait international ne concrtise pas la norme

    constitutionnelle 41. Partant, on a pu considrer que la norme internationale n'est ni au-

    dessus ni en dessous de la norme constitutionnelle, elle est ct 42.

    Les insuffisances du critre tir du principe hirarchique ne sarrtent pas aux portes

    de notre ordre juridique. Dans ses rapports avec les normes lgislatives, la primaut

    hirarchique de la Constitution rencontre aussi des limites. En ce sens, on relve que les

    rapports de la Constitution la norme lgislative adopte par le Peuple sur le fondement de

    larticle 11 de la Constitution ne sanalysent pas comme des rapports de subordination de la

    loi la norme constitutionnelle. Bnficiant dune immunit contentieuse43, la loi

    rfrendaire, qualifie d expression directe de la souverainet nationale par le juge

    constitutionnel, est mise en situation de droger la Constitution. Cette immunit, perue

    40 G. Alberton, De lindispensable intgration du bloc de conventionnalit au bloc de constitutionnalit , RFDA, 2005, p. 249 et s., p. 256. 41 R. Mouzet, Le rapport de constitutionnalit. Les enseignements de la Ve Rpublique , RDP, 2007, p. 959 et s. 42 ibid. 43 C.C. n 92-313 DC du 23 septembre 1992, JO du 25 septembre 1992, p. 13337.

  • 11

    comme une contradiction logique 44, remet en cause laptitude de la Constitution

    subordonner les normes rputes de rang infrieur. En ce sens, J. F. Prvost a pu voquer un

    phnomne de dconstitutionnalisation 45, et J. F. Flauss considrer quil y avait l une

    ngation mme de lide de Constitution 46. Cest en ralit la Constitution formelle, cest-

    -dire envisage travers le prisme hirarchique, qui est atteinte : la

    dconstitutionnalisation marque simplement les failles du critre hirarchique pour

    dlimiter la Constitution.

    Lorsque lon se place du point de vue organique, les conclusions restent inchanges :

    les exceptions au principe hirarchique sont trop importantes pour faire de lui un critre fiable

    didentification de la Constitution.

    Alors que lidal hirarchique voudrait que la Constitution soit exclusivement

    interprte au regard de la volont du Constituant, volont laquelle tous les pouvoirs

    subordonns [] devraient se conformer, cest bien souvent le contraire quon observe dans

    la ralit 47. Ainsi, lorsque lon se tourne vers le pouvoir excutif, force est dadmettre que ce

    sont les pratiques du Chef de ltat qui ont imprim certaines caractristiques du rgime

    prsidentiel la Constitution de 1958. Alors que cette dernire recelait virtuellement autant

    un rgime parlementaire quun rgime prsidentiel , on a pu dmontrer que la pratique du

    Gnral de Gaulle entre 1958 et 1962, puis la rvision de 1962, ont fix la nature du rgime

    politique48. Ici encore, la ralit du droit de la Constitution ne traduit pas une subordination

    des organes constitus lorgane constituant. Au contraire, il apparat que la pratique des

    premiers dtermine la nature du rgime fond par le second.

    44 J. L. Quermonne, Le rfrendum : essai de typologie prospective , RDP, 1985, p. 589. Voir aussi O. Beaud, La puissance de ltat, op. cit., p. 429 et s. Lauteur souligne la grave contradiction interne [qui affecte la jurisprudence constitutionnelle] : [] cartele entre la logique librale de lquilibre des pouvoirs tabli par la Constitution et la logique dmocratique de la loi rfrendaire conue comme lexpression directe de la souverainet nationale (p. 429). 45 J. F. Prvost, Le droit rfrendaire dans lordonnancement de la Cinquime Rpublique , RDP, 1977, p. 13. 46 J. F. Flauss, Justice constitutionnelle et dmocratie rfrendaire, Ed. du Conseil de lEurope, coll. Science et technique de la dmocratie, n14, 1996, p. 16. 47 F. Ost et M. van de Kerchove, Jalons pour une thorie critique du droit, Publications des Facults universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1987, 602 p., p. 227-228. 48 P. Avril, Les conventions de la Constitution, op. cit., p. 77. Lauteur explique que plusieurs configurations taient potentiellement susceptibles de se raliser : la Rpublique inspire du modle de Bayeux, pour le gnral de Gaulle, dont le Prsident tait la clef de vote, la Rpublique parlementaire d'inspiration britannique de Michel Debr, dont le Premier ministre tait l'animateur, la Rpublique traditionnelle rforme des ministres d'tat, pour lesquels l'essentiel tait que le Gouvernement demeurt responsable devant les dputs (ibid. p. 50).

  • 12

    Plus largement, le pouvoir dinterprtation des organes dapplication ne va pas sans

    faire question. Sur cette base, certains auteurs nhsitent pas condamner la hirarchie : parce

    que les organes chargs dappliquer la Constitution vont linterprter, donc la recrer sans

    tre lis dans lexercice de cette activit par aucune norme juridique mais seulement par le

    systme de relations mutuelles dans lequel ils sont insrs , la supriorit de lorgane

    constituant nest que pure fiction juridique49. Ainsi, selon M. Troper, ds lors que

    linterprtation est soustraite tout contrle et quelle a un caractre authentique [i. e. la

    seule laquelle lordre juridique attache des consquences ], la norme quelle conduit

    poser est la seule efficace et valable. Cest donc seulement par une fiction que lon peut parler

    dune supriorit de la Constitution sur les actes par lesquels elle est applique : les organes

    qui les font sont soumis des normes, mais ce sont celles quils dterminent eux-mmes. Le

    problme pos [] peut tre rsolu de la manire la plus simple : il ny a pas de

    hirarchie 50. Sans doute cette analyse, radicale, ne fait-elle pas lunanimit au sein de la

    doctrine. Reste quelle permet de souligner les tensions que subit larticulation hirarchique

    qui, dfaut dtre purement et simplement supprime, peut toujours tre djoue51.

    Cest dire que la dfinition formelle de la Constitution doit tre rcuse. Il est

    impossible de dterminer avec certitude les frontires de la Constitution partir dun critre

    hirarchique.

    cette faiblesse inhrente lapproche formelle de la Constitution, sajoute le

    rtrcissement quelle induit en acceptant de traiter la Constitution partir de limage dun

    bloc homogne. Laspect statique de la Constitution conue comme une unit rigide, dont

    tous les lments seraient souds par laction du juge constitutionnel, ne correspond pas

    la ralit.

    49 M. Troper, Le problme de linterprtation et la thorie de la supralgalit constitutionnelle , in Pour une thorie juridique de lEtat, Paris, PUF,1994, 358 p., p. 293 et s., p. 314. Dans le mme sens, Kelsen, la thorie de linterprtation et la structure de lordre juridique , in Pour une thorie juridique de ltat, op. cit., p. 81 et s., spc. pp. 90 et s., p. 92 : la validit ne provient pas de la norme suprieure, mais du processus de production des normes infrieures . 50 ibid., p. 305. 51 F. Ost et M. van de Kerchove, De la pyramide au rseau ?, Bruxelles, Facults universitaires Saint-Louis, 2002, 596 p., p. 100.

  • 13

    B. Le principe dunit formelle de la Constitution ne rsiste pas lanalyse

    J. M. Blanquer affirme que le bloc de constitutionnalit nexiste pas . Avec lui, on

    doit considrer que la mtaphore, qui renvoie au minimum [] [] lide dhomognit ,

    est particulirement inadapte 52 pour dcrire la Constitution.

    En effet, confront une pluralit de textes de rfrence (Dclaration des droits de

    lHomme et du citoyen de 1789, principes fondamentaux reconnus par les lois de la

    Rpublique, prambule de la Constitution de 1946, articles de la Constitution), le juge

    constitutionnel est conduit rechercher la cohrence de cet ensemble. Pour cela il doit

    procder un travail dinduction 53. Cest dire que lhtrognit des normes

    constitutionnelles nest jamais nie par le juge qui entreprend dorganiser la diffrence plutt

    que de la dissoudre au profit dune improbable homognit. Nombre dauteurs, sans accepter

    pour autant les termes dune dfinition matrielle de la Constitution, ont mis en lumire,

    partir dun examen minutieux de la jurisprudence constitutionnelle, lexistence de principes

    constitutionnels qui surdterminent lensemble.

    Ainsi de J. M. Blanquer, qui voque lexistence de principes induits par le juge

    constitutionnel. Prenant appui sur la dcision 104 DC du 23 mai 1979, dans laquelle le

    Conseil constitutionnel affirme que le lgislateur na mconnu ni le principe de sparation

    des pouvoirs ni les dispositions constitutionnelles qui le mettent en uvre 54, lauteur analyse

    cette rfrence larticle 16 de la Dclaration des droits de lHomme et du citoyen de

    1789 comme la reconnaissance juridictionnelle des fondement[s] mme de notre ordre

    constitutionnel [que sont] la sparation des pouvoirs ou la sparation des droits 55.

    La mise au jour dlments que le juge place au fondement des principes

    constitutionnels contredit frontalement la vision statique quoffre limage du bloc : les

    normes constitutionnelles ne peuvent pas tre regardes comme des lments indiffrencis

    composant une masse homogne. Dans cette perspective, B. Mathieu et M. Verpeaux dclent

    lmergence de principes matriciels 56 dans la Constitution. Aux yeux des deux spcialistes

    52 J. M. Blanquer, Bloc de constitutionnalit ou ordre constitutionnel ? , Mlanges Jacques Robert, Paris, Montchrestien, 1998, p. 227 et s., p. 228. 53 ibid., p. 230. 54 C.C. n 79-104 DC du 23 mai 1979, Rec. p. 27. 55 J. M. Blanquer, Bloc de constitutionnalit ou ordre constitutionnel ? , art. cit., p. 231. 56 M. Mathieu utilise lexpression pour qualifier le principe de dignit de la personne humaine ; v. M. Mathieu, La dignit de la personne humaine : quel droit, quel titulaire ? , D. 1996. chron. p. 282 et s. ; v. aussi, du mme auteur, Pour une reconnaissance de principes matriciels en matire de protection constitutionnelle des

  • 14

    du contentieux constitutionnel, certains principes deviennent des principes majeurs, des

    principes matriciels en ce quils engendrent dautres droits de porte et de valeur

    diffrente . Loin de souder en un bloc homogne les principes constitutionnels, le juge

    constitutionnel [opre] une reconstruction du systme des droits fondamentaux. Parmi les

    principes constitutionnels, il en dtermine certains qui forment le soubassement du systme

    des droits fondamentaux. Dans un deuxime temps, il rattache ces principes matriciels

    dautres principes qui en sont le corollaire ou en dveloppent la porte 57. Une telle analyse

    souligne linterdpendance susceptible de structurer les rapports entre les normes

    constitutionnelles : alors que la norme drive, corollaire du principe matriciel, trouve sa

    source ou son origine dans cette dernire, la norme matricielle est prcise et

    prolonge par la norme drive. Selon les auteurs, deux principes parmi les plus importants

    de lordre constitutionnel, celui de dignit et celui de libert illustrent de manire

    particulirement topique cette construction 58.

    Lanalyse de la jurisprudence permet de dgager dautres principes constitutionnels

    qui paraissent bnficier dun statut particulier les mettant en position de surplomb par

    apport aux autres droits 59. Ainsi, D. Rousseau souligne que le pluralisme [] constitue,

    [] selon le Conseil, le fondement de la dmocratie et une des garanties essentielles du

    respect des autres droits et de la souverainet nationale 60. Selon lauteur, ces formules

    oprent comme des marqueurs rvlant une position lgrement dcale du principe du

    pluralisme : il nest pas un principe ct des autres, il est celui qui garantit le respect des

    autres droits constitutionnels . Constatant que le juge constitutionnel fait un sort particulier

    au principe de la dignit de la personne humaine, lauteur avance lhypothse que ce principe,

    et celui du pluralisme, ne sont pas, proprement parler, des droits fondamentaux[,] mais des

    principes de valeur qui ne prennent corps que par leur effectuation dans lnonc de droits

    fondamentaux auxquels ils donnent une unit de sens 61.

    Chacune de ces analyses souligne linadquation de la mtaphore du bloc pour se

    reprsenter la Constitution. Paralllement, elles imposent un changement de perspective : le

    juge ne construit pas un bloc compact en soudant ces lments les uns aux autres, il organise

    la Constitution en assurant linteraction de ses normes.

    droits de lhomme , D. 1995. chron. p. 211 et s. ; ou encore B. Mathieu et M. Verpeaux, Contentieux constitutionnel des droits fondamentaux, Paris, LGDJ, 2002, 791 p., spc. p. 421 et s. 57 B. Mathieu et M. Verpeaux, Contentieux constitutionnel des droits fondamentaux, op. cit., p. 422. 58 ibid. 59 D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, Paris, Montchrestien, 2006, 536 p., p. 133-134. 60 ibid. 61 D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, op. cit., p. 134.

  • 15

    Par ailleurs, on a pu souligner lidalisme dune conception rigide de lunit de la

    Constitution, conue comme une unit de valeur hirarchique. Ainsi, O. Pfersmann oppose

    une lecture normativiste de la Constitution aux tenants de la souverainet du pouvoir

    constituant. Lauteur note que les Constitutions contemporaines prsentent de plus en plus

    souvent des diffrenciations internes []. Rien nempche [] dinterdire la rvision de

    certaines normes constitutionnelles . Sur cette base, il distingue entre la limitation matrielle

    du pouvoir de rvision formule par larticle 89, alina 5 interdiction absolue de

    rviser 62, laquelle institue bel et bien des interdictions directes et matrielles de rviser 63

    et les interdictions conditionnelles (interdiction de rviser dans certaines circonstances

    par exemple). La distinction, qui se borne tirer les consquences de la pleine validit de la

    norme de larticle 89, alina 5 de la Constitution, impose de rfuter la thorie dite de la double

    rvision successive, fonde sur une conception politique du pouvoir constituant quil serait

    impossible de limiter 64.

    Une telle critique est dautant plus remarquable quelle est dveloppe par un auteur

    qui apprhende la norme constitutionnelle partir dun critre procdural et formel. Selon

    lauteur, cest parce que le principe est quune diffrenciation de procdures ne peut tre

    quune diffrenciation de formes ou catgories et une diffrenciation de formes nest son

    tour autre chose quune diffrenciation hirarchique 65, quil peut parfaitement exister, dans

    un systme donn, une pluralit de couches de droit constitutionnel formel hirarchiquement

    ordonnes, mais il sagit alors de plusieurs formes de droit constitutionnel formel 66. Une

    telle complication rend problmatique lexistence mme dune catgorie unique pour ces

    formes diffrentes 67. Surtout, elle est observable dans la Constitution. Dune part, un rapport

    de production entre les normes de la Constitution est identifiable : la norme constitutionnelle,

    adopte par pouvoir de rvision, est produite sur le fondement des prescriptions de

    larticle 89, lesquelles fondent sa validit juridique. Dautre part, en tant quelle interdit sa

    propre rvision, la norme de larticle 89, alina 5 de la Constitution institue une complication

    procdurale. Sur cette base, on doit admettre lexistence dune hirarchie entre les normes

    62 O. Pfersmann in L. Favoreu et al., Droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 2002, p. 108. 63 ibid. 64 En ce sens lauteur explique que cet argument parat erron car il dbouche sur une rgression linfini. Sil tait licite de rviser dabord larticle 89. 5, le constituant pourrait directement interdire de le modifier. Sil tait alors licite de rviser cette interdiction, on pourrait interdire de rviser cette interdiction de rviser etc. Ce qui anime souvent ce type dargumentation est une conception politique du pouvoir constituant quil serait inconcevable de limiter (ibid. p. 108). 65 Otto Pfersmann, Droit constitutionnel, op. cit., p. 72. 66 ibid., p. 85. 67 ibid.

  • 16

    constitutionnelles. Cette analyse prsente lavantage de faire lconomie dune conception

    idaliste du pouvoir de rvision. Du point de vue de la technique juridique, ce dernier doit tre

    regard comme titulaire dune comptence juridique, fonde sur la Constitution et limite par

    la Constitution.

    On le voit, la dfinition formelle dune Constitution conue comme un ensemble de normes

    qui formeraient une unit compacte et rigide entretient un rapport trs lche avec la ralit

    juridique. Elle ne permet pas didentifier clairement la Constitution, faute dun critre de

    dlimitation de lensemble constitutionnel qui permette de le discriminer avec certitude. Elle

    occulte la ralit des interactions normatives au sein de la Constitution, ainsi que laction du

    juge qui organise ces interactions. Elle mconnat la structure verticale de la Constitution, et

    la hirarchie entre les normes constitutionnelles qui en rsulte. Autant dlments qui

    appellent une autre reprsentation de la Constitution.

    III. Pour une analyse systmique de la Constitution

    Nous voudrions avancer que lapproche systmique du droit (A) est riche de

    promesses pour une analyse renouvele de la Constitution (B).

    A. La reprsentation systmique du droit

    Lanalyse systmique du droit est une autre manire dapprhender les phnomnes

    juridiques. Son point de dpart gt dans lide de complexit, laquelle toutefois nest pas

    conue comme une proprit des objets ou des phnomnes, mais comme une faon

    particulire de les aborder 68.

    68 J. B. Grize, Systmique, discours et schmatisation , Entre systmique et complexit, chemin faisant : mlanges en lhonneur du Pr. J. L. Le Moigne, Paris, PUF, 1999, 328 p., p. 91 et s., p. 91.

  • 17

    En premire approche, la notion de systme dsigne une unit globale organise

    dinterrelations entre lments, actions, individus 69.

    Une dfinition aussi gnrale sapplique bien entendu lordre juridique tel quil a pu

    tre thoris par Kelsen70 : cet ordre est un systme hirarchis (les normes et les organes sont

    tous et ncessairement placs dans une situation de supriorit ou de subordination les uns par

    rapport aux autres), linaire (les relations entre les diffrents niveaux de lordre pyramidal

    seffectuent en sens unique), et arborescent (lintgralit des normes du systme drive ft

    ce mdiatement dune mme source).

    Mais, comme lexpliquent F. Ost et M. van de Kerchove, la simplicit de ce modle

    ne lui permet pas de rendre compte lui seul de la complexit toujours croissante de la ralit

    juridique 71. Si le modle hirarchique reste pertinent dans la mesure o la hirarchie

    subsiste dans les vastes domaines centraux du droit [ ;] il se trouve nanmoins branl la

    fois dans les zones dincertitude et au niveau des fondements ultimes du systme 72. Pour

    dcrire le systme juridique, le recours au modle de lordre savre insuffisant. Dautres

    constructions ont t proposes pour analyser les mouvements luvre dans le systme,

    mouvements dont ne peut rendre compte le modle hirarchique. On citera notamment le

    concept de rcursivit 73 ou de rcursion 74, celui de hirarchies discontinues , de

    pyramides inacheves , de hirarchies alternatives , de hirarchies inverses 75, de

    rhizome 76, d archipel 77, de rseau 78, de structuration rticulaire 79, ou encore de

    hirarchie enchevtre et de hirarchie en boucle 80.

    En somme, la subordination laisserait de plus en plus frquemment la place la

    coordination ou lharmonisation, la linarit saccompagnerait de mouvements de rcursion

    entre les normes et les organes, tandis que les foyers de production du droit, en voie de

    multiplication, ne pourraient plus tre ramens une source unique et suprme. En dautres

    69 E. Morin, La mthode, t. I, La nature de la nature, Paris, Seuil, 1980, 471 p., p. 102. 70 Sur ce point, v. F. Ost et M. van de Kerchove, De la pyramide au rseau ?, op. cit., p. 44 et s. 71 F. Ost et M. van de Kerchove, De la pyramide au rseau ?, op. cit., p. 49. 72 F. Ost et M. van de Kerchove, Jalons pour une thorie critique du droit, op. cit., p. 204. 73 ibid., p. 210 ; ainsi que, Le systme juridique, op. cit., p. 105 et s. 74 D. de Bchillon, Lordre juridique est-il complexe ? , in Les dfis de la complexit, sous la dir. de D. de Bchillon, Paris, LHarmattan, 1994, p. 33 et s. 75 M. Delmas-Marty, Pour un droit commun, Paris, Seuil, 1994, 305 p., p. 91 et s. 76 M. Delmas-Marty, Introduction au thme Les nouveaux lieux et les nouvelles formes de rsolution des conflits , in Les transformations de la rgulation juridique, sous la dir. de J. Clam et G. Martin, Paris, LGDJ, 1998, 454 p., p. 212. 77 G. Timsit, Archipel de la norme, Paris, PUF, 1997, 252 p. 78 F. Ost et M. van de Kerchove, De la pyramide au rseau ?, op. cit. 79 M. F. Rigaux, La thorie des limites matrielles lexercice de la fonction constituante, Bruxelles, Larcier, 1985, 335 p., p. 181. 80 P. Amselek, Une fausse ide claire : la hirarchie des normes juridiques , art. cit. p. 562 et 577.

  • 18

    termes, on assiste au passage dune reprsentation simple une reprsentation

    complexe du systme juridique81. Cette mutation implique de mobiliser une nouvelle grille

    danalyse : lanalyse systmique.

    La thorie gnrale des systmes 82 prtend que les modles quelle labore sont

    applicables dans tous les champs de la connaissance. Avec M. van de Kerchove et F. Ost,

    nous nous bornerons voir en elle une simple ide directrice 83.

    Nous retiendrons surtout, en termes de mthode, lide selon laquelle il convient de

    renoncer une vision analytique et classificatoire , pour adopter une conception

    rsolument interactionniste, insistant [] sur les changes qui stablissent entre [l]es

    lments [du systme] 84. Suivant Denys de Bchillon, nous tenterons dtre attentifs aux

    trois caractristiques du systme juridique apprhend comme organisation complexe85 : la

    multifactorialit ( un systme se complexifie mesure de la croissance du nombre des

    facteurs lagissant86) ; les phnomnes de rcursion, ou dinteraction de niveaux 87

    81 Sur ce point, v. not. J. L. Le Moigne, Les systmes juridiques sont ils passibles dune reprsentation systmique ? , RRJ, 1985, n 1, p. 155 et s., p. 155. Lauteur se demandait si la science du droit, assure de sa riche histoire autant que de sa ncessit, pourrait ignorer sans crainte un renouvellement pistmologique majeur qui semble concerner toutes les disciplines, sciences de la Nature et sciences de la Vie, sciences de lHomme et sciences de la Socit ? . Pour une rponse prudente, mais globalement positive, v. F. Ost et M. van de Kerchove, Le systme juridique, op. cit., p. 9. Les auteurs notent qu aujourdhui, les discussions juridiques semblent gagnes par le nouveau paradigme de la thorie gnrale des systmes ou analyse systmique qui sest dveloppe lintersection de la biologie, de la cyberntique et de la thorie mathmatique de la communication, la suite notamment des travaux de L. von Bertalanffy . 82 Titre de louvrage rfrence de L. von Bertalanffy, Thorie gnrale des systmes, Paris, Bordas, 1973, Dunod, 1987, 296 p. Sur lanalyse systmique en gnral, voir notamment, J. L. Le Moigne, La thorie du systme gnral, thorie de la modlisation, Paris, PUF, 1994, 338 p., du mme auteur, v. lentre Systmique (science des systmes) , Dictionnaire encyclopdique de thorie et de sociologie du droit, pp. 600-601, Les pistmologies constructivistes, Paris, PUF, 1999, 127 p., et, en collaboration avec E. Morin, Lintelligence de la complexit, Paris, LHarmattan, 1999, 332 p. ; G. Durand, La systmique, Paris, PUF, 2006, 128 p. ; B. Wallister, Systmes et modles, Paris, d. du Seuil, 1977, 255 p. ; J. Piaget (dir.), Logique et connaissance scientifique, Paris, Gallimard, 1968, 1346 p. ; Y. Barel, Le paradoxe et le systme, PUG, Grenoble, 2008, 272 p. Sur son application au domaine du droit, on se reportera, notamment, J. L. Le Moigne, Les systmes juridiques sont-ils passibles dune reprsentation systmique ? , RRJ, 1985-1, pp. 155-171 ; J. L. Vullierme, Descriptions systmiques du droit , APD, 1988, t. 33, pp. 154-167 ; D. de Bchillon, Lordre juridique est-il complexe ? , Les dfis de la complexit, sous la dir. de D. de Bchillon, Paris, LHarmattan, 1994, p. 33 et s. ; Sur la complexit, v., notamment, les six tomes consacrs par . Morin La Mthode : T. I. La nature de la nature, Paris, Seuil, 1977, 398 p. ; T. II. La vie de la vie, Paris, Seuil, 1980, 471 p. ; T. III. La connaissance de la connaissance, Paris, Seuil, 1986, 245 p. ; T. IV. Les ides, leur habitat, leur vie, leurs murs, leur organisation, Paris, Seuil, 1991, 262 p. ; T. V. Lhumanit de lhumanit, Paris, Seuil, 2001, 287 p. ; T. VI. thique, Paris, Seuil, 2004, 240 p. ; ainsi que, par ex., pistmologie de la complexit , RRJ, 1984, n 1, p. 47 et s. 83 F. Ost et M. van de Kerchove, Le systme juridique, op. cit., p. 10. 84 ibid. 85 D. de Bchillon, Lordre juridique est-il complexe ? , art. cit. p. 34 et s. v. aussi F. Ost et M. van de Kerchove, Le droit ou les paradoxes du jeu, Paris, PUF, 1992, 268 p., spc. p. 115 et s. 86 ibid.

  • 19

    ( lordre causal des phnomnes nest pas unilinaire. Les effets rtroagissent sur les causes ;

    le produit de laction fait retour sur lacteur et modle directement son geste 88) ; les

    phnomnes dmergence ( le tout [dun systme] est plus que la somme de ses parties,

    cest--dire comporte des proprits qui ne se laissent pas interprter comme une agrgation

    des proprits lmentaires. Nanmoins, [] le tout est galement moins que la somme des

    parties []. Cest cette restriction qui engendre les proprits nouvelles du tout, que lon

    nomme prcisment mergentes parce quelles napparaissent quavec lui, comme le

    produit dune configuration particulire de ces mmes parties 89).

    tre attentif ces caractristiques, cest privilgier lanalyse du tout et des

    interactions entre ses lments plutt que lanalyse de ces lments en tant que tels. Cest,

    surtout, admettre demble que lorganisation est le produit instable de principes

    antagonistes et complmentaires dordre et de dsordre. Elle est cette aptitude de lensemble

    sorganiser et [] se rorganiser sans cesse. Une telle proprit signale un plus du systme

    par rapport ses composantes : il ny a plus ici collection (juxtaposition) ou assemblage

    (montage mcanique), mais vritablement production dune entit nouvelle 90.

    Notre hypothse de travail est que linteraction des lments de la Constitution

    normes et organes constitutionnels produit son organisation, et linstitue en tant que

    systme juridique.

    B. La Constitution comme (sous-) systme juridique

    Pour tenter de dmontrer que la Constitution sorganise en systme ou sous-systme

    juridique, ltude de la mise en uvre juridictionnelle de la Constitution apparat comme un

    passage oblig. Elle seule permet de saisir la dynamique des relations que les normes du

    systme constitutionnel entretiennent entre elles, mais aussi avec leur environnement.

    En analysant les dcisions du Conseil constitutionnel, on ne peut que prendre acte du

    fait que le recours au principe hirarchique est omniprsent. La hirarchie se donne voir, 87 F. Ost et M. van de Kerchove, Le droit ou les paradoxes du jeu, op. cit., p. 121. 88 D. de Bchillon, Lordre juridique est-il complexe ? , art. cit., p. 35. 89 J. L. Vullierme, Descriptions systmiques du droit , art. cit., p. 160. 90 . Morin, La mthode, T. I. La nature de la nature, op. cit., p. 196.

  • 20

    quotidiennement, comme un instrument de rsolution des conflits normatifs. Elle apparat

    comme une relation spcifique entre les normes, qui se traduit par une exigence de conformit

    de la norme basse aux prescriptions de la norme haute, cette dernire pouvant constituer le

    fondement, immdiat ou non, de la norme basse. Le rapport hirarchique sera donc analys,

    classiquement, dans sa dimension de rapport de conformit91. Nous lexaminerons galement

    dans sa seconde dimension, celle du rapport de production. cette expression, nous

    prfrerons toutefois celle de rapport dengendrement .

    La mtaphore de lengendrement, que nous empruntons aux Professeurs Grard

    Timsit92 et Denys de Bchillon93, voudrait signifier la dimension gnrative de la hirarchie

    entre les normes, ide dj contenue dans la cascade de validit kelsnienne mais dans une

    perspective purement formelle en vertu de laquelle la norme suprieure impose le respect de

    procdures sans lier lautorit habilite produire la norme quant au contenu celle-ci94.

    Pour notre part, nous envisagerons le rapport dengendrement comme un rapport mixte, au

    sens o la norme haute limite en mme temps quelle habilite. Autrement dit, la norme haute

    nencadre pas seulement le mode dlaboration de lacte juridique, elle vise aussi la norme

    entendue comme signification objective de cet acte. La hirarchie a voir lexistence de la

    norme, au sens o la validit est le mode dexistence spcifique des normes 95, mais aussi

    avec son contenu.

    Pour fonder notre approche de la Constitution comme sous-systme juridique, il nous

    faudra tablir quelle forme un ensemble de normes autonome, cest--dire, au minimum,

    distinct de son environnement normatif. Sur ce point, lanalyse des solutions

    jurisprudentielles fait apparatre que la Constitution entretient une pluralit de rapports avec

    son environnement : rcursion, intgration et coordination sont autant de mcanismes qui

    sajoutent la subordination des normes environnant la Constitution. Ds lors que le principe

    hirarchique ne permet pas de discriminer systmatiquement entre les normes

    constitutionnelles et les autres normes juridiques, cest partir dune analyse en termes de

    clture et douverture que nous pourrons apprhender le niveau dautonomie du systme

    constitutionnel. Ltude des limites du principe hirarchique comme instrument de

    91 v. supra p. 2. 92 G. Timsit, Sur lengendrement du droit , RDP, 1988, p. 39 et s. (lauteur emploie lexpression dans un sens beaucoup plus large que nous). 93 D. de Bchillon, Hirarchie des normes et hirarchie des fonctions normatives de ltat, th. cit., not. p. 95 et s. 94 Pour une analyse critique, v. supra les rfrences cites note 8, p. 2. 95 H. Kelsen, Thorie pure du droit, op. cit., p. 13.

  • 21

    dlimitation de la Constitution nous permettra de tester lhypothse dune systmaticit

    constitutionnelle (PREMIRE PARTIE).

    Il nous faudra ensuite analyser les interactions entre les normes qui composent la

    Constitution. Cest nouveau la jurisprudence constitutionnelle que nous mobiliserons cette

    fin. Nous rechercherons si ces interactions sont susceptibles de produire de lorganisation et,

    ce faisant, de donner naissance cette entit radicalement nouvelle que serait le systme

    constitutionnel. La question du rapport hirarchique entre les normes constitutionnelles se

    posera ainsi sous un jour nouveau, celle de la structuration verticale du systme

    constitutionnel. Nous verrons cependant que dautres rapports darticulation sont identifiables

    dans la Constitution et qu chaque type dinteraction normative correspond un certain mode

    darticulation. Cest donc partir dune analyse de la structuration de lensemble

    constitutionnel et de larticulation de ces lments constitutifs que nous pourrons tester

    lhypothse dune Constitution organise en systme (SECONDE PARTIE).

  • 22

    Premire partie

    LE PRINCIPE HIERARCHIQUE, INSTRUMENT IMPARFAIT DE DELIMITATION DU SYSTEME

    CONSTITUTIONNEL

    Au sens formel, la Constitution regroupe les normes qui se trouvent places au

    sommet de la hirarchie de lordre juridique, et qui ne peuvent tre modifies quau terme

    dune procdure spcialement complexe, donc particulirement contraignante.

    Laccent mis sur cette double caractristique primaut et rigidit constitutionnelle

    revient dfinir la Constitution partir du critre hirarchique. La dfinition formelle postule

    la structure hirarchique de lordre juridique, et cest partir du principe hirarchique quelle

    distingue la Constitution parmi les rgles de droit.

    Pour confirmer la validit de cette dmarche, on doit pouvoir vrifier que la

    Constitution prime effectivement, cest--dire que les autres normes, quel que soit par ailleurs

    leur contenu ou leur origine (interne, internationale ou supra-nationale), lui sont subordonnes

    et, ipso facto, extrieures : dans la mesure o le principe hirarchique est inhrent la

    dfinition de la Constitution, son respect par une norme donne vaut en effet exclusion de

    celle-ci du domaine constitutionnel.

    Or lanalyse du droit positif infirme assez nettement la conception formelle de la

    Constitution, dans la mesure o elle fait apparatre le principe hirarchique comme un

    instrument trs imparfait de dlimitation de la Constitution. Ce principe savre inoprant tant

    pour ce qui concerne lexclusion des normes infra-constitutionnelles (Titre I), que celle des

    normes internationales et supra-nationales (Titre II).

  • 23

    TITRE I. UN PRINCIPE INOPERANT POUR LEXCLUSION DES NORMES INFRA-

    CONSTITUTIONNELLES

    Lorsquil contrle la conformit la Constitution des lois dites ordinaires et des

    normes que nous qualifierons ici d intermdiaires (lois organiques et rglements des

    Assembles parlementaires), le Conseil constitutionnel sattache, selon la dfinition formelle

    de la Constitution, assurer le respect du principe hirarchique : les normes qui contrarient la

    Constitution sont prives de validit (le principe hirarchique est un principe organisateur de

    lordre juridique) et, du mme coup, se trouvent dfinies comme des normes infra-

    constitutionnelles (le principe hirarchique est un principe de classification des normes qui

    composent lordre juridique).

    lexamen, il apparat toutefois que, si le principe hirarchique nest jamais

    radicalement remis en cause, il nen est pas moins frquemment djou en droit positif.

    Lanalyse des rapports entre les niveaux lgislatif et constitutionnel (Chapitre I) et

    celle des rapports entre les normes intermdiaires et la Constitution (Chapitre II) rvle en

    effet le caractre peu opratoire du principe hirarchique envisag comme instrument de

    dlimitation de lensemble constitutionnel.

  • 24

    Chapitre I. Lexclusion trs partielle des normes de rang lgislatif

    Envisage comme rapport darticulation entre les normes, la hirarchie se ddouble en

    un rapport ascendant de conformit la norme basse est soumise une obligation de stricte

    adquation aux prescriptions de la norme haute et un rapport descendant dengendrement

    la norme haute fonde lexistence et encadre le contenu de la norme basse. Sur cette base, nous

    devrions pouvoir distinguer entre les normes de niveau constitutionnel et celle de niveau

    infra-constitutionnel. Or le rapport hirarchique est tenu en chec, pour certaines normes

    lgislatives, dans lune et lautre de ses deux dimensions, de sorte que leur exclusion demeure

    trs partielle.

    Dune part en effet, lanalyse des lacunes du systme de garantie juridictionnelle de la

    Constitution rvle des situations o la norme lgislative peut droger la norme

    constitutionnelle. Ainsi, faute de sanctions adquates, le rapport hirarchique pris dans sa

    dimension coercitive apparat neutralis (Section I).

    Dautre part, si au plan formel toutes les normes lgislatives trouvent, directement ou

    non, le fondement de leur validit dans la Constitution, et si dans cette mesure, le rapport

    hirarchique pris dans sa dimension gnrative parat respect, les choses sont moins

    simples lorsquon examine le contenu de certaines normes constitutionnelles. Lanalyse de la

    catgorie des principes fondamentaux reconnus par les lois de la Rpublique permet de mettre

    au jour un renversement du rapport dengendrement au sens o, ici, cest la norme lgislative

    qui dtermine le contenu du principe de valeur constitutionnelle. Dans cette mesure, le rapport

    hirarchique est subverti (Section II).

  • 25

    Section I. Lois rfrendaires et dispositions lgislatives de nature rglementaire : la

    hirarchie neutralise

    Dans une perspective globalement kelsnienne96, nous considrons ici que lexpression

    hirarchie entre les normes dsigne un type particulier de relation entre normes juridiques

    envisages du point de vue de leur validit. Comme rapport darticulation entre les normes, la

    hirarchie constitue un rapport dautorit, entendons par l que la norme suprieure simpose

    la norme infrieure, qui doit la respecter. dfaut, elle ne constituera pas une norme valide

    de lordre juridique.

    Dans ce cadre, le contrle de la conformit de la norme lgislative la Constitution

    sanalyse comme la garantie de ce rapport dautorit : en cas de non conformit de la loi,

    celle-ci ne peut-tre promulgue et nintgre pas lordre juridique. En consquence, lorsque ce

    contrle fait dfaut, on doit considrer que la suprmatie de la norme constitutionnelle nest

    plus assure ds lors que la subordination de la norme de rang lgislatif nest pas sanctionne.

    Ainsi envisag, le refus oppos par le juge constitutionnel de sanctionner la non-

    conformit des normes adoptes sur le fondement de larticle 34 au domaine de validit tabli

    par cette disposition neutralise la subordination de la norme lgislative la Constitution : la

    loi peut mconnatre la Constitution tout en formant une norme valide du systme juridique

    (I). En outre, limmunit dont jouissent les normes lgislatives adoptes sur le fondement de

    larticle 11 de la Constitution conduit aux mmes conclusions quant leffectivit du rapport

    hirarchique. Ici encore, une norme de rang lgislatif peut mconnatre la norme

    constitutionnelle, tout en conservant son statut de norme valide (II).

    96 Les lments constitutifs du rapport hirarchique ont t particulirement mis en lumire par H. Kelsen : lassujettissement ascendant formalis par lexigence de conformit, lauteur ajoutait le principe dune transmission validante . Sur ce point, v. D. de Bchillon, Hirarchie des normes, th. cit., p. 92-96.

  • 26

    I. Suprmatie constitutionnelle et dispositions lgislatives de nature rglementaire

    Un constat simpose de manire univoque : le lgislateur ne respecte pas la rpartition

    constitutionnelle des comptences normatives. La frontire trace par les articles 34 et 37 de

    la Constitution fait lobjet de violations rptes par le pouvoir lgislatif. Cette ralit,

    aujourdhui dnonce par bon nombre dacteurs institutionnels97 dont certains entendent

    corriger la dviation instaure par la pratique, doit tre examine sur le terrain de la

    hirarchie des normes.

    En effet, le droit positif donne voir une contradiction entre la hirarchie telle quelle

    ressort de lanalyse du texte constitutionnel de larticle 34, qui assigne la norme lgislative

    un domaine de validit restreint (A) et les sanctions destines garantir la soumission de la loi

    limpratif constitutionnel, impropres en garantir leffectivit (B).

    A. Le respect du domaine de la loi, condition de validit de la norme lgislative

    sen tenir au texte de larticle 34 de la Constitution, on peut soutenir que cette

    disposition formule une norme de production de normes : en tant quelle numre les matires

    dans lesquelles lintervention du lgislateur est constitutionnellement permise, elle dtermine

    le domaine de validit de la norme lgislative98. Cette assertion suppose que larticle 34

    formule une norme dote dune charge authentiquement contraignante ladresse du

    lgislateur. En dautres termes, pour que le rapport de production soit tabli, il faut que

    97 Il en va ainsi de lancien prsident du Conseil constitutionnel, P. Mazeaud qui, lors de lchange des vux lElyse le 3 janvier 2005, na pas hsit faire part de l une de [ses] convictions les plus profondes : la ncessaire lutte contre les intrusions de la loi dans le domaine rglementaire . Il nest pas sans intrt de noter que J L. Debr, alors prsident de lAssemble nationale, sest exprim sur le sujet avant que ne soit dpose sur le bureau de lAssemble une proposition de loi constitutionnelle, le 5 octobre 2004, visant introduire une pratique nouvelle et plus respectueuse, de la part du gouvernement, de la sparation des domaines de la loi et du rglement , cit par. J. Bougrab, La rforme du travail parlementaire , in B. Mathieu et M. Verpeaux, La rforme du travail lgislatif, Paris, Dalloz, 2006, p. 36. 98 La notion de domaine de validit vise les objets susceptibles dtre valablement rglements par la norme en question. Dans le cas de la loi, larticle 34 de la Constitution numre un certain nombre de matires dans lesquelles la loi peut intervenir pour fixer des rgles applicables [il en est ainsi pour les droits civiques et les garanties fondamentales accords aux citoyens pour l'exercice des liberts publiques ; la libert, le pluralisme et l'indpendance des mdias] ou fixer les principes fondamentaux [par exemple en matire dorganisation gnrale de la dfense nationale ; de libre administration des collectivits territoriales]. Ds lors quelle sort du cadre des matires numres par larticle 34, la loi sort du cadre de son domaine de comptence et mconnat la Constitution. Sur la notion de domaine de validit, v. H. Kelsen, Thorie gnrale des normes, op. cit., p. 196.

  • 27

    larticle 34 nonce un impratif constitutionnel. Trois sries de raison permettent dtablir que

    tel est bien le cas.

    En premier lieu, une analyse tlologique de larticle 34 permet daffirmer que son

    dispositif forme lune des mesures phares du titre V de la Constitution traitant des rapports

    entre le Gouvernement et le Parlement , partie o sexprime le parlementarisme

    rationalis 99 et la capacit normative profondment renouvele des organes producteurs de

    normes gnrales. Quant aux objectifs viss, on a pu dire quil sagissait de faciliter la tche

    du gouvernement en largissant un domaine dans lequel il pouvait intervenir de faon

    autonome par voie de dcrets 100. Si la dmarche nest pas neuve101, le contexte est

    particulier, et les rdacteurs du texte constitutionnel ont considr que la limitation du

    domaine de la loi au point de faire du Parlement un lgislateur dexception tait

    linstrument ncessaire dune rationalisation vritable du parlementarisme franais. Car

    limpuissance de ltat, que les auteurs et les acteurs institutionnels taient prompts

    dnoncer, trouvait sa source, cest du moins ce que lon pensait depuis les origines du

    mouvement rformiste102, dans lomni-comptence parlementaire et lexcessive soumission de

    99 J. Foyer, Lapplication des articles 34 et 37 par lAssemble nationale , Vingt ans dapplication de la Constitution de 1958 : le domaine de la loi et du rglement, PUAM, 1978, 287 p., p. 83. 100 F. Luchaire, article 34 , in G. Conac et F. Luchaire, La Constitution de la Rpublique franaise, Paris, Economica, 1987, 1402 p., p. 772. Lauteur prcise que cet objectif na pas t atteint 101 Voir not. la jurisprudence du Conseil dtat les clbres dcisions Heyris, Labonne ou encore Jamart (C. E., 28 juin 1918, Heyris, Rec. Leb. p. 651 ; C.E., 8 aot 1919, Labonne, Rec. Leb. p. 737 ; C.E., 7 fvrier 1936, Jamart, Rec. Leb. p. 172) qui dessinent les contours du domaine rglementaire. Dans ces dcisions, ce que valide la Haute Assemble, cest la possibilit pour lexcutif de prendre des mesures ncessaires au maintien de lordre public ou lorganisation des services publics en dehors de toute application dune loi antrieure lhabilitant intervenir. Plus tard, ladoption de la Loi Marie du 17 aot 1948 tendant au redressement conomique et financier constitue un autre pisode marquant de ladmission dun pouvoir rglementaire autonome. Alors que larticle 7 de ce texte numre une liste de matires ayant par leur nature un caractre rglementaire , son article 6 prvoit la possibilit, pour les dcrets intervenants dans ces matires, de modifier des dispositions lgislatives antrieures (sur quoi, v. R. Pinto, La loi du 17 aot 1948 tendant au redressement conomique et financier , R.D.P., 1948, p. 517 et s.). Contrairement aux dcrets-lois de la IIIe Rpublique, ici la comptence est octroye en fonction de la matire rglementer et non du but atteindre, elle est reconnue sans limite de temps et les mesures prises ne sont pas soumises ratification. Citons enfin, lavis du Conseil dtat en date du 6 fvrier 1953 dclarant conforme la Constitution la loi Marie et admettant le principe dune rpartition des comptences par matire entre le Parlement et le gouvernement (v. Y. Gaudemet, B. Stirn, T. Dal Farra et F. Rolin, Les grands avis du Conseil dtat, 2e d., Paris, Dalloz, p. 63). Dans tous les cas, il sagit l dun pouvoir normatif autonome et cette constance rend compte dune vidence que les hommes de 58 ne pouvaient mconnatre : gouverner cest produire du droit. 102 Il semble cependant quil faille nuancer lorigine rformiste du systme de rpartition des comptences normatives pos par la Constitution. Ainsi S. Pinon, dans une thse consacre aux origines rformistes de la Ve Rpublique, souligne que les auteurs des annes trente ne proposent pas explicitement la sparation constitutionnelle des domaines normatifs, encore moins la limitation constitutionnelle des comptences du Parlement au profit dun gouvernement dtenteur de la comptence normative de droit commun. Sur ce point, voir S. Pinon, Les rformistes des annes trente. Aux origines de la Ve Rpublique, Paris, LGDJ, 2003, 603 p., spc. p. 316 et s. ; dans le mme sens, G. Sicart, La doctrine publiciste franaise lpreuve des annes trente, Thse, Paris II, 2000, spc. p. 581 et s.

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    lexcutif. Limiter la puissance lgislative impliquait alors de doter le gouvernement de

    comptences significatives, et de mettre sur pied des procdures permettant de garantir

    lexercice effectif de ces comptences103. Dans cette perspective, le renversement opr par la

    Constitution de 1958, qui pose pour la premire fois une dfinition matrielle de la norme

    lgislative, ne peut tre regard comme lnonc dune simple dclaration dintention. Cette

    dfinition constitue ncessairement un impratif consubstantiel la rationalisation du

    parlementarisme tel que lont labore les auteurs du texte de la Constitution.

    En second lieu, le caractre impratif du dispositif de larticle 34 ressort dune analyse

    littrale de son nonc. G. Saccone souligne juste titre que larticle est rdig lindicatif,

    lequel [] a toujours valeur imprative en hermneutique juridique 104. De plus, une

    analyse systmique, qui replace larticle 34 dans le systme gnral de la rpartition des

    comptences normatives tabli par la Constitution, permet de dvelopper un argument a

    contrario. Si la sparation des domaines organise par les articles 34 et 37 ntait pas

    imprative, la Constitution naurait pas institu un moyen de modifier, de manire

    temporaire, les limites entre le domaine de la loi et celui du rglement 105. Autrement dit, si

    existe le mcanisme des ordonnances, largement repris comme on sait de la pratique des

    dcrets-lois, cest parce quil a vocation fonctionner comme une soupape de scurit, un

    mcanisme assurant la souplesse ncessaire la viabilit du dispositif106.

    Enfin, un troisime lment, tir de lobjet de larticle 34, impose de considrer

    lnumration des matires lgislatives comme un impratif constitutionnel. Le dispositif en

    question dtermine incontestablement un champ de comptences. Or, par principe, les rgles

    de comptences sont dordre public. En ce sens, Lo Hamon affirme, au soutien de son

    commentaire critique de la dcision 60-8 DC, que la mconnaissance par le Parlement de sa

    103 Le tmoignage de R. Janot est rvlateur. Lauteur explique que ds le dpart, il sagissait de protger un gouvernement dsireux dexercer pleinement ses attributions. [] Ctait l lessentiel du mcanisme . R. Janot, Lorigine des articles 34 et 37 , in Le domaine de la loi et du rglement, Colloque Aix-en-Provence, sous la direction de L. Favoreu, Paris, conomica-PUAM, 1981, p. 68. 104 G. Saccone, De lutilit dinvoquer la violation des articles 34 et 37, al. 1 dans le cadre des saisines parlementaires , AIJC, 1985, p. 169 et s., p. 172. 105 M. Verpeaux, Les ordonnances de larticle 38 ou les fluctuations contrles de la rpartition des comptences entre la loi et le rglement , CCC, n19, p. 94 et s. 106 Cest en ce sens quil faut comprendre les propos de R. Janot, tenus au colloque dAix en Provence de 1977 : il y a larticle 38 parce quvidemment si larticle 34 tait bon et la socit tait stable [] il ny aurait pas darticle 38. Ce ntait pas la peine. Mais comme, dune part, il ntait pas trs sr que larticle 34 ft aussi parfait quil let t souhaitable et que, dautre part, il tait vident que la socit nallait pas sarrter sous prtexte que le peuple franais allait adopter la Constitution, larticle 38 tait ncessaire. Et [cest une] soupape . R. Janot, Lorigine des articles 34 et 37 , art. cit., p. 69.

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    comptence dattribution constitue un grief dinconstitutionnalit qui ne saurait se couvrir ;

    il est par nature dordre public et peut toujours tre sanctionn 107. On ne saurait mieux dire

    que lnonc de larticle 34 de la Constitution forme un impratif constitutionnel relatif au