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Analyse critique du livre de A. Cueto.Analisis critico del libro de A. Cueto.Critical analysis of A. Cueto's book.
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La Hora Azul (2005) d’Alonso Cueto :
la guerre comme miroir d’une irréductible altérité péruvienne ?
Joël DELHOM
HCTI-EA 4249, Université de Bretagne-Sud
Publié dans :
Marie-Christine Michaud, Joël Delhom (dir.), Guerres et identités dans les Amériques,
Rennes, PUR (col. Mondes Hispanophones, 35), 2010, p. 119-126.
Avant de parler du livre lui-même, il convient de rappeler brièvement le contexte
socio-politique dans lequel il s’inscrit. Au Pérou vivent environ neuf millions d’indigènes,
soit un tiers de la population totale. Dans les années 1980, un mouvement de guérilla maoïste
dénommé Sentier Lumineux a vu le jour dans les communautés paysannes du département
d’Ayacucho dans les Andes, puis s’est propagé à tout l’altiplano et a fini par gagner, à la fin
de la décennie, les bidonvilles périphériques de Lima sur la côte, où s’entassent des indigènes
chassés par la violence et la misère1. Les classes aisées ont alors pris peur et le président
Alberto Fujimori a fait de la lutte contre le terrorisme une priorité nationale. En septembre
1992, le chef du Sentier a été capturé et le mouvement s’est ensuite désagrégé
progressivement. En 2001, après la destitution de Fujimori, le président par intérim Valentín
Paniagua, a chargé la Commission de la Vérité et de la Réconciliation Nationale d’enquêter
sur la violence terroriste et les violations des droits humains entre 1980 et 20002. Dans son
rapport final, rendu public en août 2003, la Commission révélait le caractère massif des
exactions imputables en premier lieu aux fanatiques communistes, mais aussi aux forces de
sécurité de l’Etat, et dénonçait l’indifférence dans laquelle près de 70 000 personnes avaient
perdu la vie. Elle soulignait la nécessité de réformer les structures sociales, économiques,
politiques et institutionnelles du pays pour favoriser la réconciliation nationale et la
1 Voir IZQUIERDO J.-M., De la faiblesse d’un Etat hispano-américain : l'apparition du Sentier Lumineux au Pérou, thèse de doctorat en sciences politiques, sous la dir. de D.-L. SEILER, Université de Bordeaux IV, 2003 ; HERTOGHE A. et LABROUSSE A., Le Sentier Lumineux du Pérou : un nouvel intégrisme dans le Tiers monde, Paris, La Découverte, 1989 ; AUROI C., Des Incas au Sentier Lumineux : l'histoire violente du Pérou, Genève, Georg, 1988.2 Site Internet : <http://www.cverdad.org.pe>.
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consolidation démocratique. En effet, le rapport établissait un lien entre la situation de
pauvreté, l’exclusion sociale et la violence, en pointant le racisme qui prédomine encore au
Pérou. Le fait que 85 % des victimes répertoriées se concentrent dans les départements
indigènes, qui comptent aussi parmi les plus pauvres du pays (Ayacucho, Junín, Huánuco,
Huancavelica, Apurímac), n’explique-t-il pas l’incurie initiale des autorités et l’impunité dont
ont pu ensuite bénéficier l’armée et la police dans la lutte anti-subversive ? La publication de
ce rapport honnête et courageux n’a guère été suivie d’effets notables : l’émotion est vite
retombée et les consciences se sont assoupies.
Venons-en maintenant au livre d’Alonso Cueto, écrivain né à Lima en 1954. La
publication de La Hora Azul3 en 2005 a été saluée par Mario Vargas Llosa comme « un
superbe roman qui décrit avec talent et lucidité les séquelles de dix ans de guerre civile et de
terrorisme4 ». L’auteur y met en scène un riche avocat d’affaires, Adrián Ormache, qui prend
conscience des atrocités de la guerre contre le Sentier Lumineux et de la division interne du
pays à l’occasion d’événements affectant sa vie privée. Il découvre que son père, officier de
marine, était un tortionnaire. Sa mère ayant obtenu le divorce peu après son mariage, Adrián a
peu connu son père. Il comprend que ce dernier, avant de mourir, lui avait demandé de
retrouver une jeune indigène qu’il avait séquestrée et dont il était tombé amoureux, mais qui
avait réussi à s’enfuir, échappant ainsi à un destin funeste. L’avocat, soumis à un chantage, se
lance alors dans une quête identitaire pour comprendre quel personnage était réellement son
père et retrouver sa jeune victime. Ce faisant, il plonge dans la face obscure d’un Pérou que
les beaux quartiers de Lima préfèrent ignorer. L’autre visage de Janus…
Ce barbare qui est en nous
Le divorce des parents du protagoniste reflète d’une certaine manière celui de la
société péruvienne, dont la classe supérieure s’identifie à la civilisation et assimile les autres à
la barbarie. La mère, qui a protégé son fils de l’influence néfaste du père, représente une
bourgeoisie liménienne drapée de dignité et de vertu. Pourtant, Adrián Ormache se demande
si elle n’aurait pas effacé « les traces d’une biographie clandestine », si elle n’aurait pas « pu
manipuler le souvenir » (48). Il est donc possible que la vérité soit contrefaite et que l’identité
3 CUETO A., La Hora Azul, Lima, Anagrama-Peisa, 2005 ; traduit en français sous le titre Avant l’aube par I. Gugnon, Paris, Michalon, 2007. Nous utilisons l’édition péruvienne ; les nombres entre parenthèses correspondent aux numéros de pages ; c’est nous qui traduisons les citations.4 Voir le site Internet des éditions Michalon : http://www.michalon.fr/Avant-l-aube-Alonso-Cueto.html; consulté le 2 février 2009.
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officielle en masque une autre. Le lecteur est ainsi conduit à s’interroger sur le rôle des forces
armées et les responsabilités des élites en mettant en doute le discours sur la guerre. Dans le
roman, la mort naturelle des parents sert de déclencheur à l’intrigue, en permettant
d’approcher la vérité de ce passé caché, tout comme la destitution de Fujimori a autorisé un
nouveau regard sur le conflit.
Adrián, dont le « succès était un somnifère », reconnaît dès le début qu’il vit dans une
tour d’ivoire, « entouré de solides murailles » (18). Sa belle famille et ses clients sont des
personnages dominateurs, plutôt superficiels, faisant étalage de leur richesse (221-225). Les
pauvres, tels ces laveurs de voitures qui le harcèlent, sont pour l’avocat des êtres
« immondes » (20). Dans ce pays socialement cloisonné, la guerre contre les révolutionnaires
est un sujet tabou, car chacun sait qu’elle a fait voler en éclats toutes les règles morales. Elle
représente le triomphe de la peur et de l’horreur ; elle soulève, aussi, la question gênante de la
responsabilité individuelle dans le déchaînement de folie meurtrière, mettant à nu la part de
sauvagerie qui sommeille en chacun de nous (38). Découvrir que son père est un tortionnaire
implique de rompre avec le dualisme manichéen et de s’interroger sur les causes profondes du
mal péruvien (92). « Est-ce un baume, une défense ? », se demande paradoxalement Adrián
Ormache au sujet de la torture (172). Peut-on considérer que le bourreau est aussi une victime
de la guerre ? C’est en quelque sorte ce que cherche à comprendre l’avocat et, pour cela, il a
besoin de connaître l’inconnue de l’équation : la femme séquestrée par son père. Elle seule
pourra dire s’il était bon ou mauvais, l’absoudre ou le condamner (149). Et lui, le fils, est le
seul qui puisse éventuellement racheter la faute de son père. L’auteur suggère ainsi que le
Pérou doit faire son examen de conscience, entendre la voix des victimes et ne pas oublier son
devoir moral de réparation à leur égard.
La politique de l’autruche
La bonne société de la capitale ne voulait pas entendre parler d’une guerre qui affectait
principalement le monde indigène des hauts-plateaux : « C’était quelque chose qu’à Lima
nous n’imaginions même pas », fait dire Alonso Cueto à l’un de ses personnages (69). Depuis
la fin du conflit, le refus obstiné d’admettre la réalité persiste. L’épouse d’Adrián avoue « à
voix basse, mais quelle horreur, je ne peux pas croire qu’il se soit passé quelque chose comme
ça » (89) et son meilleur ami dénommé Platon – peut-être pour renvoyer au mythe de la
caverne – incarne ce Pérou qui ne veut pas voir la réalité en face et pour lequel « il n’y a pas
de problème, il ne se passe rien, il ne faut pas s’inquiéter » (94). C’est pourtant bien la
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population civile indigène et pauvre qui a le plus souffert (166-167), prise entre le marteau et
l’enclume. Malgré l’existence rappelée par l’auteur d’ouvrages sur la question des disparus
(159-162), les morts de la guerre reposent dans l’indifférence générale, contre laquelle Adrián
s’élèvera à la fin du roman, semblant appeler ses contemporains à un devoir de mémoire :
« Ils n’existaient pas. Ils n’étaient rien. Leur souvenir était un énorme silence sur un chemin
de montagne » (273).
Cet aveuglement volontaire résulte aussi bien du mépris séculaire des blancs et métis à
l’égard des indigènes que du fait général que la guerre accroît les tensions identitaires. Ainsi
les tortionnaires sous les ordres du père de l’avocat déshumanisent-ils leurs ennemis de
manière tout à fait classique en les comparant à des rats (73). De ce fait, leurs propres
agissements contraires à la morale deviennent acceptables, voire nécessaires pour assainir une
société qui vit mal son caractère pluriethnique. Cependant, l’auteur balaie ce procédé de
justification et de déresponsabilisation en révélant que ces personnages martyrisaient par vice
des innocents. Les militaires enlevaient, violaient puis assassinaient de jeunes indigènes prises
au hasard, « pour ramener une femme au commandant » (80). Les frontières tracées par le
discours dominant entre militaires et « terroristes », blancs civilisés et indigènes barbares,
bien et mal s’évanouissent. En découvrant la vérité sur son père et ses acolytes, le
protagoniste principal lève donc le voile sur la guerre sale, et plus largement sur les conflits
sociaux et identitaires qui la sous-tendent.
L’autre, cet inconnu incompréhensible
Les deux Pérou qui se côtoient et s’ignorent sont, à un moment du roman, symbolisés
par deux établissements sanitaires : l’hôpital public saturé et une clinique privée quasiment
vide. L’avocat en vient à constater qu’une « fillette riche à la cheville foulée fait plus de bruit
qu’une dizaine de pauvres qui agonisent » (97-100). L’auteur met en lumière le refoulement
des déshérités dans le silence tandis que les échos du monde véhiculent les intérêts des plus
fortunés. Pour la bourgeoisie ou même les classes moyennes, les quartiers pauvres de Lima
sont une autre planète sur laquelle ils ne s’aventurent jamais : « Pour moi, tout cela était un
territoire lunaire » (152) confie Adrián. Les Andes aussi sont une terra incognita, c’est
pourquoi l’avocat éprouve le besoin de se rendre dans les montagnes où son père commandait
une garnison, afin de se convaincre de la réalité des faits et de s’imprégner de ce monde
étrange. Il interroge les témoins et prend des photos des sites pour donner une assise à son
imagination, matérialiser le passé ; le toucher est même nécessaire pour essayer de ressentir la
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souffrance et la peur endurées en ces lieux et se les approprier (168-178). En vain. Le séjour à
Huanta s’achève finalement sur un aveu d’incompréhension : « Moi non plus je ne pouvais
pas les comprendre [les habitants de Huanta], je n’allais jamais rien savoir d’eux. Je ne
pouvais pas davantage comprendre les soldats, ni mon père » (174). Le personnage découvre
un monde profondément marqué par la mort et la douleur, dont l’altérité irréductible est
affirmée plusieurs fois : « Les gens d’ici ne sont pas comme ceux d’ailleurs […]. Personne ici
ne croit qu’être vivant, c’est normal. Ici, ils ont toujours observé la vie avec étonnement »
(182-183).
La méconnaissance mutuelle n’est pas seulement de nature culturelle ou ethnique, elle
a aussi un fondement socio-économique. Adrián prend conscience de « l’humiliation,
l’obligation d’être modeste, d’être pauvre » (183). Le sort des indigènes péruviens est
clairement dénoncé : « Mais peux-tu réellement savoir ce que c’est ? Te sentir humilié,
ignoré, être traité comme un chien, et que tu aies besoin d’être poli et humble devant ton
maître pour ne pas mourir ? » (183). Glissant du général au particulier et vice versa, l’auteur
superpose les identités de classe et de race antagonistes qui divisent le pays. Ainsi, à propos
de ses relations avec sa domestique, l’avocat déclare :
« Un homme grand et blanc qui partage le même espace durant des années avec une femme
petite et de peau foncée, Justina. Tous deux se voient tous les jours, pendant plusieurs années,
mais durant tout ce temps ils n’ont échangé que cinq ou six phrases différentes. Ces phrases
sont les sauf-conduits de leur transit dans la maison, les réaffirmations de leurs identités »
(200).
Alonso Cueto confère à cette prise de conscience la valeur d’une conversion
religieuse, d’une révélation (193, 271-272). Pour communier avec ce peuple inconnu, Adrián
décide même de retourner à Lima en omnibus au lieu de prendre l’avion. En reconnaissant
devant ses enfants que leur grand-père a fait beaucoup de mal, il montre également qu’il
assume sa part de culpabilité collective et peut-être une nouvelle identité individuelle.
Cependant, son discours renvoie encore aux circonstances, c’est-à-dire à la guerre : « Je crois
qu’il a beaucoup maltraité ses prisonniers. Il était donc si méchant ? Je crois que oui,
malheureusement. Mais les guerres sont comme ça » (202). Notons au passage que dans son
roman, Alonso Cueto produit un effet de fusion des personnalités en ne distinguant pas par
des retours à la ligne les voix des différents interlocuteurs. De notre point de vue, cela
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contribue à donner une valeur collective à l’expérience individuelle des différents
personnages.
Maintenir le statu quo ou adopter une nouvelle identité ?
Tout au long du roman, Adrián Ormache est tenté par la préservation du statu quo. Au
début, c’est la crainte du scandale qui le pousse à rechercher la victime de son père : « Je ne
veux pas que cela se sache un jour. Je dois empêcher qu’elle parle » (132). Toutefois, une fois
le passé assumé, il souhaite réparer le mal qui a été fait et déclare à la jeune indigène : « Je
veux t’aider […]. Rien de plus. Mais il est vrai que je le fais aussi pour moi, c’est-à-dire pour
me sentir mieux » (216). La motivation psychologique individuelle affaiblit la portée sociale
de la réparation : loin d’agir par esprit de justice, l’avocat le fait par intérêt égoïste. La
condescendance raciale et sociale, perceptible par le tutoiement, ne l’a pas abandonné non
plus.
Le plus remarquable, et l’une des nombreuses invraisemblances du roman, est
l’attitude de la jeune femme, Myriam, qui semble avoir pardonné à son tortionnaire : « Je
haïssais tant votre père, mais maintenant je ne le hais plus, je l’aime presque » (219). Cet aveu
pourrait indiquer le désir de l’auteur de signifier que l’officier n’était pas foncièrement
mauvais, mais seulement victime du contexte guerrier, et dénote en tout cas son optimisme
quant à la possibilité d’une réconciliation nationale. Celle-ci passe d’abord par l’argent
qu’Adrián propose à Myriam, et qu’elle accepte, comme si l’indemnisation financière des
victimes était déjà un impératif minimal. Mais il y a aussi, chez l’avocat qui semble avoir
définitivement vaincu son indifférence passée (271), un intérêt sincère pour mieux
comprendre ces gens si éloignés de lui par le vécu (230). Il est, en revanche, difficile de suivre
Alonso Cueto lorsqu’il engage ses deux personnages dans un rapprochement intime fort
improbable et particulièrement ambigu. La relation amoureuse ou simplement charnelle
qu’entament Myriam, l’indigène des quartiers informels, et Adrián, le bourgeois aussi
heureux en affaires que dans sa vie familiale, est troublante et ne cesse d’interroger le lecteur.
Faut-il l’interpréter comme un signe d’aliénation persistante des pauvres soumis au désir des
riches dominateurs ou comme l’acte symbolique de réconciliation des deux Pérou ? Si l’on
ajoute que le fils de Myriam est probablement celui du père d’Adrián, on constate que
l’avocat, prend la place de son père et prolonge son œuvre. Celle-ci est de nature ambivalente
puisqu’elle est à la fois domination et réparation. Le fait de s’engager à aider son demi-frère
est en soi une métaphore intéressante du point de vue de l’identité nationale péruvienne dans
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sa dimension métissée, mais elle semble tourner court. En effet, l’optimisme du propos, si
optimisme il y a, est démenti par la fin du roman. Myriam ne supporte plus de vivre en
sachant que tous ses proches ont disparu ; le poids de sa mémoire est trop lourd et elle
appartient au passé, à la mort plutôt qu’à la vie (255). Lorsqu’elle décède (260), l’auteur laisse
entendre qu’elle s’est suicidée (283). La femme n’a-t-elle donc agi que par intérêt, cherchant à
garantir à son enfant la protection d’un homme riche ? Ou par vengeance, en le contraignant à
assumer les conséquences du viol commis par son père. Cela signifie-t-il, pour Alonso Cueto,
qui semble prendre un malin plaisir à brouiller les pistes d’interprétation, que la réconciliation
ne deviendra possible qu’après la disparition de la génération des coupables et des victimes ?
Adrián est parvenu à reconnaître le destin commun malgré la différence ethnique et
sociale, l’exigence d’égalité dans la nation : « Ils sont comme nous », avoue-t-il (274). C’est
là un pas en avant, car cette construction d’une identité nationale englobante s’est révélée
jusqu’à présent impossible au Pérou. Mais est-ce suffisant et durable ? Le roman semble sur
ce point tendre vers le pessimisme. Le thème, récurrent dans le discours dominant, de la
passivité et de la soumission séculaire d’un indigène incroyablement endurant à la souffrance,
refait surface dans le discours du personnage. De même, il s’avoue impuissant devant tant
d’injustice, paraissant se satisfaire de sa prise de conscience. L’auteur n’entrevoit donc pas de
solution à moyen terme. Adrián doute même de sa capacité à se souvenir, tenté qu’il est par
les vertus apaisantes de l’indifférence, comme cela semble avoir été le cas de l’opinion
publique péruvienne après la publication du rapport sur les violations des droits humains
pendant les années de guerre. Rapport tièdement accueilli et vite tombé dans l’oubli. La
réponse que donne le roman à la question de savoir comment les survivants de telles atrocités
parviennent à vivre est d’ailleurs l’oubli (278). Et c’est précisément parce qu’elle ne peut
oublier que Myriam finit par mourir.
Après avoir distillé quelques signes d’espoir, l’auteur livre une fin résolument
régressive, qui abandonne le lecteur dans une impasse. Adrián s’occupe désormais du fils de
Myriam (285-287), devient moins mondain (293) et quitte sa femme (296), celle-ci n’étant au
fond que le double de sa mère, une icône de cette bourgeoisie qui ne veut rien changer. Mais
le devoir d’assistance auquel il est un peu hypocritement fait référence (287), proche de la
charité chrétienne, peut-il remédier aux injustices structurelles ? L’auteur semble brider son
personnage au stade de la bonne conscience acquise par l’aveu de la faute et un début de
réparation. La routine finit par reprendre ses droits, bien que rien ne soit plus tout à fait
comme avant. L’avocat retourne même vivre avec sa femme, car la bourgeoisie pardonne
l’écart et la faiblesse temporaires de l’un de ses membres tant que l’ordre global n’a pas été
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profondément altéré. La transformation interne du personnage n’a donc eu que des effets
externes mineurs.
Que peut-on en conclure ?
Outre la difficulté à regarder en face le passé traumatique du Pérou et ses divisions
profondes, ce roman de la conscience coupable met en lumière les ambiguïtés d’une
hypothétique réconciliation nationale sur la base d’une identité partagée. Si l’altérité équivaut
dans ce pays à une absence de reconnaissance réciproque, à un confinement à des identités
stéréotypées renvoyant aux catégories coloniales et à leurs avatars de l’époque contemporaine
articulés sur le binôme civilisation/barbarie, c’est avant tout pour des raisons d’ordre socio-
économique et socio-politique. Tant que, dans les mentalités, la hiérarchie raciale et la
hiérarchie sociale resteront interdépendantes, tant que la société péruvienne se pensera en
termes inégalitaires, la reconnaissance des identités indigènes posera problème parce qu’elle
impliquera un bouleversement de l’ordre séculaire. Et la guerre risque alors d’être le seul
mode de confrontation épisodique et nécessairement violent d’identités et d’intérêts
antagoniques. C’est donc une profonde révolution culturelle qui s’impose, à laquelle les
pouvoirs publics doivent contribuer en s’attachant à réduire les inégalités socio-économiques
et en mettant en œuvre une active politique d’éducation qui valorise et respecte les différences
ethniques.
Bien qu’il passe sous silence la question de l’impunité des criminels, l’auteur montre
que la réconciliation doit passer par une prise de conscience par les élites bourgeoises du fait
que le maintien de la ségrégation est suicidaire, que la reconnaissance et l’indemnisation des
victimes sont nécessaires, que la vérité doit être proclamée sur ce dernier conflit. Le Pérou
pourra alors dépasser les clivages identitaires ethniques et de classes pour avancer vers la
construction d’une identité nationale intégratrice. En dévoilant l’hypocrisie de la bourgeoisie
dans son rapport à la nation, Alonso Cueto met ses compatriotes devant leurs responsabilités.
Sans pour autant idéaliser les populations indigènes, il remet en cause le sentiment de
supériorité et la bonne conscience des classes privilégiées. Pourtant, après avoir donné au
lecteur des gages d’optimisme, il laisse entendre que les différences sont insurmontables, du
moins pour l’instant. Ainsi, l’appel à la révolution intérieure des individus débouche-t-il sur
une décevante compassion chrétienne sans lendemain quant à l’impératif de justice.
Le lecteur ne peut manquer de s’interroger sur la signification de la mort de la jeune
indigène et de l’échec du protagoniste à traduire socialement et politiquement, de manière
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claire et définitive, sa conversion intérieure. Son inexorable retour à l’oubli, à l’indifférence,
au statu quo ante est-il un moyen pour Alonso Cueto de dénoncer l’immobilisme atavique des
élites péruviennes ou bien exprime-t-il la conviction personnelle de l’auteur que rien ne peut
changer, que les identités créole et indigène s’excluent mutuellement ? Cette question mérite
d’autant plus d’être posée qu’Alonso Cueto s’identifie stylistiquement à son personnage dans
la mesure où ce dernier entame l’écriture du livre que nous lisons lors de son voyage dans les
Andes (191), afin de témoigner de sa prise de conscience de la souffrance d’une partie du
Pérou. Si l’écrivain aspire à faire changer les mentalités, il doit se positionner clairement. Or,
ici, le lecteur est pris d’un certain malaise, ne sachant comment interpréter le dessein de
l’auteur. Des romans de Mario Vargas Llosa, tels Histoire de Mayta et Lituma dans les Andes,
ont également décliné le thème de cette supposée altérité irréductible du monde andin, avec
pour toile de fond l’action révolutionnaire indigène et sa répression. Alonso Cueto, moins
talentueux que son illustre compatriote, semble partager avec lui une certaine mauvaise
conscience des élites qui se cherchent des alibis pour ne pas adopter de position tranchée.
Laisser entendre que le bourreau n’est qu’une victime de la guerre, c’est faire de celle-ci une
opportune et facile justification des manquements à la morale et au droit, en occultant les
causes structurelles et historiques des déséquilibres ; c’est effacer les responsabilités
individuelles et collectives dans le déni d’identité. Que ces écrivains sont loin de la pensée
radicale d’un Manuel González Prada à la fin du XIXe siècle !
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