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11 PARCOURS 2016-2017 - TOME 2 La laïcité dans tous ses états Comment en parler à des collégien(ne)s, dans le cadre d’un « parcours laïque et citoyen ». Georges BRINGUIER Inspecteur de l’Éducation nationale (enseignement général) de l’Académie de Toulouse, auteur de La Laïcité dans tous ses états (Privat 2016) 1. Introduction Je tiens à remercier les organisateurs qui m’ont sollicité pour venir parler de laïcité et ainsi me donner l’occasion de m’exprimer sur un sujet qui m’occupe depuis de nom- breuses années et qui me préoccupe de plus en plus ; c’est bien volontiers que je me livre à l’exercice. Les questions que nous allons traiter concernent la société mais également l’école. C’est d’une certaine manière à double titre que j’interviens : comme acteur de l’Éduca- tion nationale mais également comme citoyen. Je ne me considère pas comme un spécialiste de ces questions mais comme un citoyen qui s’y intéresse de près. Je me présenterai plutôt comme quelqu’un qui apprend plutôt que comme quelqu’un qui sait : je ne ramènerai donc pas ma science ! « Tout ce que je sais, c’est que ne sais rien » pour paraphraser Socrate. Le sujet est vaste, complexe, polémique souvent : je vais essayer de ne pas vous perdre et surtout de ne pas me perdre moi-même. Après une approche de la notion au travers de sa construction historique, nous analy- serons les arrangements ou accommodements qui ont fait évoluer le concept, en pla- çant notre réflexion dans un contexte européen et international. Nous nous attarde- rons sur l’École, socle de la République, qui est l’objet de tous les enjeux et qui porte plus que jamais le projet républicain. Enfin, nous évaluerons les dangers qui menacent notre laïcité.

La laïcité dans tous ses états - GREP MP · faire ma philosophie ou mon idolâtrie. ... C’est ce que je vais essayer de faire ici, mais je vais me contenter bien modestement

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PARCOURS 2016-2017 - TOME 2

La laïcitédans tous ses états

Comment en parler à des collégien(ne)s,dans le cadre d’un « parcours laïque

et citoyen ».

Georges BRINGUIERInspecteur de l’Éducation nationale (enseignement général)

de l’Académie de Toulouse,auteur de La Laïcité dans tous ses états (Privat 2016)

1. IntroductionJe tiens à remercier les organisateurs qui m’ont sollicité pour venir parler de laïcité et ainsi me donner l’occasion de m’exprimer sur un sujet qui m’occupe depuis de nom-breuses années et qui me préoccupe de plus en plus ; c’est bien volontiers que je me livre à l’exercice.

Les questions que nous allons traiter concernent la société mais également l’école. C’est d’une certaine manière à double titre que j’interviens : comme acteur de l’Éduca-tion nationale mais également comme citoyen.

Je ne me considère pas comme un spécialiste de ces questions mais comme un citoyen qui s’y intéresse de près. Je me présenterai plutôt comme quelqu’un qui apprend plutôt que comme quelqu’un qui sait : je ne ramènerai donc pas ma science ! « Tout ce que je sais, c’est que ne sais rien » pour paraphraser Socrate.

Le sujet est vaste, complexe, polémique souvent : je vais essayer de ne pas vous perdre et surtout de ne pas me perdre moi-même.

Après une approche de la notion au travers de sa construction historique, nous analy-serons les arrangements ou accommodements qui ont fait évoluer le concept, en pla-çant notre réflexion dans un contexte européen et international. Nous nous attarde-rons sur l’École, socle de la République, qui est l’objet de tous les enjeux et qui porte plus que jamais le projet républicain. Enfin, nous évaluerons les dangers qui menacent notre laïcité.

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2. Une première approche de la laïcitéBien qu’élu mot de l’année 2015 par un jury de spécialistes, lors du Festival du mot à la Charité-sur-Loire dans la Nièvre le mot « laïcité » n’en est pas moins parfois dif-ficilement prononçable. Il peut provoquer de très vives réactions (à titre d’exemple, le 9 décembre 2015 ont été plantés des arbres de la laïcité… certains ont été arrachés). Ses interprétations sont multiples et sa définition l’enjeu de querelles politiques.

Il est difficile de donner une définition unique de la laïcité. Et si l’on parvient à s’en-tendre sur une définition, il y aura de nombreuses interprétations différentes, parfois très éloignées les unes des autres. Le sociologue Jean Baubérot, identifie sept laïci-tés, quand le député Jean Glavany avance avec une pointe d’ironie qu’à l’Assemblée existent 577 définitions différentes de la laïcité… autant qu’il y a de députés.

La laïcité est pour certains une méthode, une pratique, un outil, un dispositif, un moyen, un cadre… pour d’autres un concept, une valeur, une incantation… ; on peut aussi entendre parler de « plasticité » de la laïcité. Bref, les définitions et les approches sont multiples et nous donnent une idée de la richesse de ce que recouvre la laïcité en même temps qu’elles expriment toute sa complexité.

On peut envisager la laïcité dans ses fondements historiques, juridiques et humanistes.

Le droit est le cadre inévitable de la définition de la laïcité. La laïcité est un principe inscrit dans le préambule de la constitution de 1958 (« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ») et l’était déjà dans celui de la constitution de 1946 directement inspirée du programme du Conseil National de Résistance (CNR) du 15 mars 1944. Il s’agit de la proclamation d’un projet de société… toujours en deve-nir. La laïcité, parce qu’elle est un principe inscrit dans la Constitution, occupe dans la norme des lois une position supérieure. En ce sens la laïcité ne peut être confondue ou être mise au même niveau que les valeurs qui forment la devise de la République, liberté, égalité, fraternité, mais on peut avancer que la laïcité est un principe qui permet la mise en acte de ces valeurs. À ce titre, la proposition d’un responsable politique - d’un parti historiquement impliqué dans la laïcité - d’ajouter la laïcité à la devise de la République est au mieux une maladresse.

Il existe bien des républiques de par le monde, toutes ne sont pas sociales et démo-cratiques, et rares sont celles qui sont laïques. La France par son modèle de laïcité est unique.

C’est donc un principe, basé sur la séparation des Églises et de l’État, sur la liberté absolue de conscience1 et sur l’égalité en droits de toutes les options spirituelles ou religieuses.

Si on peut considérer que la définition, par le biais de la loi, est unique, les interpréta-tions sont multiples et résultent parfois d’une méconnaissance, d’une incompréhension voire d’une instrumentalisation.

Dans son approche humaniste et universaliste, la laïcité est un choix de société basé sur ce qui nous rassemble : la laïcité exprime l’intention de vivre ensemble, de construire un destin commun. C’est une condition de concorde civile. À la question : « comment croyants de différentes religions, athées, agnostiques, peuvent-ils vivre ensemble ? », la réponse de la France est la laïcité, c’est-à-dire la mise en avant de ce qui nous rassemble

1 - Plus qu’une tolérance, la liberté de conscience est un droit. Mirabeau : « Le mot tolérance me paraît tyran-nique puisque l’autorité qui tolère pourrait ne pas tolérer.» Jaurès : « Je ne reconnais à personne le droit de me faire ma philosophie ou mon idolâtrie. »

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et la relégation dans l’espace privé de ce qui nous différencie. C’est un idéal républicain. Il est important de bien faire comprendre que la laïcité n’est pas une « loi » d’interdic-tion, mais une « loi » de liberté, d’égalité. De même le principe de laïcité place toujours le « droit civil » au-dessus du « droit divin ».

La laïcité est donc un principe basé sur la distinction entre espace public et espace privé.

Ce que n’est pas la laïcitéLa laïcité n’est pas une conviction, une option spirituelle, mais la liberté d’en avoir une.

Les dérives les plus communes consistent à présenter la laïcité comme une option spi-rituelle parmi d’autres, de l’opposer aux religions, voire aux croyances (confusion avec athéisme), de réduire la liberté de conscience à la liberté de croyance, de considérer la laïcité comme une réduction des libertés, en particulier de religion…

Il est important d’insister sur le fait que la laïcité permet à toutes les options spirituelles et religieuses d’exister. En d’autres termes, elle permet aux religions minoritaires d’être considérées au même rang en droit que les religions majoritaires. Les religions minori-taires sont donc bénéficiaires de la laïcité.

Ainsi comprise la laïcité est un principe qui permet à ceux qui ne partagent pas les mêmes opinions philosophiques et religieuses de vivre ensemble et partager des valeurs communes par-delà ce qui les différencie. La laïcité c’est le droit à la différence et non la différence des droits contrairement au communautarisme.

Entre les partisans d’une laïcité adjectivée, accommodée, positive, ouverte, apaisée, celle des faux-amis, et ceux qui l’instrumentalisent pour évincer une religion et redon-ner toute sa place à la religion traditionnelle, il y a largement la place pour ceux qui défendent la laïcité pour ce qu’elle est… tout simplement.

3. Un récit de la laïcitéLa laïcité s’exprime dans différents textes de loi en particulier et essentiellement, la loi de séparation du 9 décembre 19052. Il était donc logique de choisir ce jour anniversaire pour célébrer la laïcité et en faire une fête nationale. La loi de séparation est la loi fon-damentale de la laïcité, mais celle-ci ne peut être réduite à la loi de 1905.

Comment en est-on arrivé à la séparation ?

Les grandes aventures humaines font l’objet de grands récits comme l’Iliade et l’Odys-sée, mais aussi la Bible, le Coran, la Thora. Pourquoi la laïcité ne ferait-elle pas elle aussi l’objet d’un grand récit ? C’est ce que je vais essayer de faire ici, mais je vais me contenter bien modestement d’un tout petit récit.

La distinction entre les domaines civils et religieux est une tendance assez générale dans les « pays civilisés » ou « sociétés modernes », pour reprendre les expressions d’Aristide Briand, mais les voies pour y parvenir peuvent être différentes : certains pays adoptent la voie de la laïcisation quand d’autres préfèrent la sécularisation. Or,

2 -La loi est votée le 3 juillet à la Chambre des députés par 341 voix contre 233 et le 6 décembre au Sénat par 181 voix contre 102 ; promulguée le 9 décembre ; publiée au Journal Officiel le 11 décembre.

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laïcisation et sécularisation sont deux formes voisines de la mise à distance du religieux dans les affaires de l’État (décléricalisation), mais qui ne peuvent être confondues. J’y reviendrai.

Mon intervention se situe hors du temps, dans le temps long, et ce pour deux raisons. La première est de ne pas considérer la laïcité uniquement en réaction à des évène-ments aussi terribles soient-ils, la deuxième est que pour bien comprendre la laïcité française il est nécessaire de la situer dans une perspective historique. En effet le prin-cipe de laïcité est chevillé à l’histoire de France. La loi de séparation est la consécration d’une longue marche.

Le baptême de Clovis (en 498 à Reims la nuit de Noël avec 3 000 de ses soldats), « fils aîné de l’Église », est la première étape importante de l’histoire des rap-ports entre l’Église et la France. Les rela-tions entre la puissance civile et le pouvoir spirituel sont faites de rivalités multisécu-laires, entre ultramontanisme (l’Église catholique de France est contrôlée par le pape) et gallicanisme (l’Église sous la coupe de l’État, qu’il soit monarchique3 ou républicain).

L’alternance des périodes d’ultramonta-nisme et de gallicanisme peut être illus-trée par la croisade contre les Albigeois conduite à la demande réitérée d’Inno-cent III, ou des différents entre Philippe

le Bel et la papauté, ou la Pragmatique sanction de Bourges publiée par Charles VII, ou encore le Concordat de Bologne entre François 1er et Léon X.

La laïcisation démarre « sérieusement » avec la révolution de 1789 et la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.

Auparavant, les édits de pacification et de tolérance : l’édit de Saint-Germain signé en 1570 entre Charles IX et Coligny qui n’a pu empêcher les massacres de la Saint Bar-thélémy en 1572, l’édit de Nantes promulgué par Henri IV en 1598 (révoqué par Louis XIV en 1685 - édit de Fontainebleau) - actes de tolérance restreinte géographiquement accordée à une religion dominée - peuvent être considérés comme des premières étapes dans la construction de la laïcité en France.

On peut également évoquer l’édit de Versailles signé par Louis XVI le 7 novembre 1787 à l’instigation de Lafayette qui ramène les idées libérales de la guerre d’indépendance des États-Unis et de Jean-Paul Rabaut Saint-Étienne que Lafayette avait rencontré à Nîmes lors d’un voyage dans le Languedoc et les Cévennes et amené à Paris avec sa famille. Rabaut Saint-Etienne se fera élire député du tiers État à Nîmes en 1788.

Cet édit accorde aux protestants l’état civil (toujours tenu par les prêtres) et le mariage civil. Les protestants n’ont plus à simuler ou se cacher pour la célébration des actes qui marquent les étapes importantes de la vie. Certes la « Religion catholique continue de jouir dans le Royaume, des droits et des honneurs du culte public. »

3 - À l’image de la « pragmatique sanction » promulguée par Charles VII à Bourges en 1438 qui fait de lui le gardien des droits de l’Église de France.

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Arrêtons-nous un instant sur Gilbert du Motier, marquis de La Fayette.Un mot sur l’Hermione dont la reconstitution a été terminée cette année et qui a refait le périple de 1780. L’Hermione, cette frégate de la Liberté, symbolise une navette des Lumières en quelque sorte.

Elle embarque Lafayette4 pour annoncer l’arrivée d’un corps expéditionnaire com-mandé par Rochambeau, Lafayette était jugé trop jeune. Les Lumières de France ont influencé la déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776 rédigée par Thomas Jeffer-son et Benjamin Franklin : « Tous les hommes sont créés égaux ». En retour, la dé-claration d’indépendance et la Constitution américaine de 1787 influenceront notre DDHC : « les hommes naissent libres et égaux » (dans sa première version Jefferson avait proposé l’abolition de l’esclavage). Le premier amendement de la Constitution : « Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l'établissement ou interdise le libre exercice d'une religion, ni qui restreigne la liberté de parole ou de la presse, » pose la neutralité de l’État en matière de religion même si la Constitution ne renferme ni le mot laïque ni le mot séparation et même si Jefferson avait repris à son compte « le mur de sépara-tion » entre les Églises et l’État. Rappelons tout de même que le deuxième amendement reconnaît le droit à tout citoyen de porter des armes.

Si la constitution américaine est à l’origine laïque (séparation), aujourd’hui la société est sécularisée et empreinte de religiosité. Que dirait George Washington des propos tenus par George Bush sénior : « Non, je ne sache pas que les athées doivent être consi-dérés comme des citoyens, ni comme des patriotes. Nous sommes une nation soumise à Dieu. »

Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (26 août 1789)

Qui ne connaît pas l’article premier : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits… » et l’article 4 : « La liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui… »

Deux autres articles de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen consti-tuent le cadre des libertés d’opinion et de conscience d’une part et d’expression d’autre part ainsi que leurs limites liées à l’ordre public.

4 - C’est Lafayette qui a modifié lui-même l’écriture de son nom après la Révolution.

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Article 10 : « Nul ne peut être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public. »

Article 11 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. »

Remarque : l’article 10 est rédigé sur proposition du pasteur protestant nîmois Jean-Paul Rabaut Saint-Étienne député du Tiers-État président éphémère de l’Assemblée constituante en 1790 puis en 1793 et guillotiné le 5 décembre 1793. On comprend mieux la raison pour laquelle il est précisé que « nul ne peut être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses » : ceci ne concerne que les religions minoritaires, autre-ment dit, les protestants et les juifs, qui peuvent désormais pratiquer leur culte sans être inquiétés. La navrante affaire Calas de Toulouse, ce protestant condamné à mort par le supplice de la roue, pour avoir prétendument assassiné son fils qui souhaitait se convertir au catholicisme, est encore présente dans les esprits.

Les sujets deviennent des citoyens : le 10 octobre 1789, Louis XVI est déclaré roi des français.

1790 : Les biens de l’Église sont nationalisés. Pour Mirabeau, la nation seule a le droit d’établir des corps constitués et de décider si ces corps doivent être propriétaires. C’est aussi la constitution civile du clergé : traitement des membres du clergé catholique, élection des évêques et des curés, serment de fidélité à la Nation et à la Constitution. C’est la division entre le clergé réfractaire et le clergé constitutionnel.

1791 : laïcisation de l’état civil et du mariage. Les paroisses deviennent des communes.

1792 : les prêtres réfractaires sont bannis ;

Déchéance de Louis XVI ;

La République est proclamée le 25 septembre.

1795 : le 21 février la Convention vote un décret qui instaure le premier régime de sépa-ration des Églises et de l’État, décret radical et méconnu :

- La République ne salarie aucun culte, ne reconnaît aucun ministre du culte ;

- Aucun signe de culte ne peut être placé dans un lieu public…

- L’exercice d’aucun culte ne peut être troublé…

1795-1799 : le Directoire remplace la Convention (5 directeurs ont en charge l’exécutif de la République) ; c’est le retour des réfractaires, troubles, terreur blanche, rétablisse-ment du suffrage censitaire (pour les riches).

Le coup d’État du 9 novembre 1799 met fin au Directoire qui est remplacé par le Consulat (3 consuls dont Bonaparte premier consul)

1801 : le Concordat est signé entre le premier consul Bonaparte et Pie VII dans un esprit de concorde civile et de réconciliation des deux clergés. Bien que le concordat soit par nature discriminant envers les athées et les agnostiques et qu’il constitue, par la restauration cléricale qu’il implique, une régression par rapport aux acquis de 1789 et de 1795, en reconnaissant une pluralité des cultes (catholique, luthérien, reformé, israélite), il est considéré comme une étape décisive vers la laïcisation. Les privilèges sont étendus aux protestants et aux juifs respectivement en 1802 et en 1808.

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Outre le concordat de 1801, dans l’histoire de France quatre concordats ont été signés :

- en 1516 à Bologne (entre François Ier vainqueur à Marignan et Léon X) ; empreint de gallicanisme, bien que le roi et le pape se donnent réciproquement des attributions : le roi nomme évêques et abbés, le pape institue les prélats et reçoit des subsides des biens ecclésiastiques ;

- en 1813 entre Napoléon et Pie VII retenu prisonnier à Fontainebleau, puis dénoncé par Pie VII ;

- en 1817 sous Louis XVIII : ce concordat n’a jamais été appliqué, jamais abrogé ; il devait augmenter de manière considérable le nombre de sièges épiscopaux, à la charge de l’État.

1830 : Après la restauration de la monarchie, entrecoupée des cent jours, c’est la révo-lution de juillet en 1830 - les trois glorieuses - évènement immortalisé par la Liberté guidant le peuple de Delacroix, (repris par Plantu après les assassinats à Charlie-Heb-do), mais cette Liberté ne mène pas à la République, elle provoque l’abdication de Charles X et l’avènement d’une monarchie constitutionnelle en la personne de Louis-Philippe : un Orléans remplace un Bourbon. Charles X avait abdiqué en faveur de son petit-fils Henri d’Artois et confié la régence à son cousin Louis-Philippe d’Orléans qui fit bien enregistrer l’abdication mais oublia le jeune Henri d’Artois alors âgé de 10 ans et qui ne régna donc qu’une semaine sous le titre d’Henri V.

Au lendemain de la Révolution de juillet 1830, un groupe de chrétiens démocrates ani-mé par le prêtre Lamennais, le dominicain Lacordaire et le chrétien libéral Charles de Montalembert, réclame dans un manifeste publié dans leur journal L’Avenir : la liberté de conscience et la liberté de religion, la totale séparation des Églises et de l’État, la suppression du budget ecclésiastique.

Pour ces premiers laïques, « il ne peut y avoir… rien de religieux dans la politique, il ne doit y avoir rien de politique dans la religion. » Le journal est condamné par le pape.

1848 : Le très impopulaire ministre Guizot fait interdire le banquet républicain du 14 février 1848. À la suite d’une fusillade le peuple de Paris se soulève et Louis-Phi-lippe refusant de faire tirer sur la foule abdique en faveur de son petit-fils Philippe d’Orléans alors âgé de 9 ans. Louis-Philippe reprend le chemin de l’exil. Et Lamartine proclame la deuxième République. Louis-Napoléon Bonaparte est élu président de la République, premier président à être élu au suffrage universel (masculin) et s’installe au palais de l’Élysée.

1851 : coup d’État du 2 décembre 1851, prolongation du mandat présidentiel à dix ans, puis proclamation du second empire le 2 décembre 1852.

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Louis-Napoléon Bonaparte avait déjà fait deux tentatives de coup d’état : la première en 1840 à Strasbourg, à la suite de laquelle il doit s’exiler aux États-Unis, puis en 1846, lorsqu’il débarque à Boulogne ; mais sa deuxième tentative échoue encore, il est blessé, condamné à la prison à perpétuité et incarcéré au fort de Ham (Somme). Il s’évade en se faisant passer pour un ouvrier portant une poutre sur l’épaule. La troisième tenta-tive de coup d’État en 1851 est la bonne. Il va faire incarcérer à la prison de Ham, le gé-néral Cavaignac, en souvenir de sa propre incarcération par ce même général en 1846.

1869 : On peut considérer que le coup d’envoi de la laïcisation est donné par Gambetta lorsqu’il présente son programme à Belleville à l’occasion des élections législatives de 1869. Dans son programme il propose déjà la suppression du budget des cultes, la séparation de l’Église et de l’État, l’instruction primaire laïque, gratuite et obligatoire, l’application du suffrage universel, la liberté totale de la presse.

On peut également citer parmi ceux qui l’ont précédés, Lamartine qui en 1843 réclame la séparation devant l’Assemblée contre les « assauts des fractions cléricales », puis Victor Hugo qui, dans son discours de protestation contre la loi Falloux prononcé à l’Assemblée législative en 1850, annonce la séparation de l’Église et de l’État : « Je veux, je le répète, ce que voulaient nos pères, l’Église chez elle et l’État chez lui. »

2 septembre 1870 : capitulation de Napoléon III, 4 septembre proclamation de la IIIe République par Léon Gambetta dans Paris assiégé par les prussiens.

La Commune de Paris de 1871 (18 mars- 28 mai 1871) est une première expérience de séparation de l’Église et de l’État :

L’Église est séparée de l’État :

- suppression du budget du culte ;

- les établissements confessionnels deviennent propriété nationale ;

- l’école est laïque, obligatoire et gratuite (les objets religieux sont retirés des classes et sont envoyés à la Monnaie s’ils sont en métal précieux) ;

- création d’écoles professionnelles pour filles.

La Commune avait jeté les bases d’un enseignement public dans lequel la morale n’était pas absente. Dans le Journal Officiel de la Commune de Paris du 2 mai 1871 on peut lire le texte d’Édouard Vaillant5, délégué à l’Instruction publique :

« L’école est un terrain neutre, sur lequel tous ceux qui aspirent à la science doivent se rencontrer et se donner la main. C’est surtout dans l’école qu’il est urgent d’apprendre à l’enfant que toute conception philosophique doit subir l’examen de la raison et de la science… Apprendre à l’en-fant à aimer et respecter ses semblables, lui inspirer l’amour de la justice ; lui enseigner également qu’il doit s’instruire en vue de l’intérêt de tous ; tels sont les principes de morale sur lesquels reposera désormais l’éducation publique com-munale. »

(Édouard Vaillant devant le mur des fédérés auPère-Lachaise en 1908)

5 - Édouard Vaillant (1840 - 1915), revenu d’exil à la faveur de l’amnistie de 1890, devient l’une des figures majeures de la SFIO avec Jaurès, Briand, Guesde et prendra part aux discussions sur la loi de séparation. Il est à remarquer qu’Édouard vaillant est l’arrière-grand-père d’Elisabeth Badinter.

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1870 : une République en attendant la monarchie

Lorsque la République est proclamée en 1870, elle l’est en attendant la monarchie. Henri d’Artois petit-fils de Charles X et Philippe d’Orléans petit-fils de Louis-Philippe sont les deux prétendants. L’un et l’autre s’inscrivent dans les traces de leurs grands-pères respectifs : le premier est le tenant d’une monarchie absolue, le second est favo-rable à une monarchie constitutionnelle, mais considéré par son cousin comme un usurpateur, il abandonne toute prétention.

On doit à l’intransigeance d’Henri d’Artois, duc de Bordeaux, comte de Chambord de ne pas vivre en France dans une monarchie : il n’accepte pas le drapeau tricolore et veut revenir au drapeau blanc de ses ancêtres.

Mac-Mahon, président du conseil, refuse de l’introduire dans l’Assemblée pour le faire proclamer roi de France. En 1875 le septennat est voté y compris par les monar-chistes constitutionnalistes qui espèrent voir entre-temps la disparition du vieux Henri d’Artois, laissant ainsi la voie libre à Philippe d’Orléans… et le vieux Henri d’Artois reprend le chemin de l’exil.

Laïcisation de l’École : lois de 1881 et 1882

Dans son projet d’instruction publique en 1792 Condorcet voulait une école laïque, universelle qui devait préparer des hommes libres6.

Condorcet l’avait voulu, Jules Ferry l’a fait : l’École publique devient laïque avec les lois de Jules Ferry de 1881 (gratuité) et 1882 (instruction obligatoire et laïque) laïcisent l’école.

Ferdinand Buisson, inspecteur général et directeur de l’enseignement œuvre aux côtés de Jules Ferry (voir plus loin).

La laïcisation de l’École tient en un mot : « L’instruction morale et religieuse » devient « l’instruction morale et civique ».

Loi sur les associations de 1901L’extraordinaire croissance des ordres religieux, leur richesse, la puissance et l’influence qu’ils ont acquis dans l’enseignement inquiètent les républicains. En 1901 Waldeck-Rousseau, président du conseil, fait voter la loi sur les associations.

La loi comprend deux parties distinctes : la première concerne les as-sociations philanthropiques, littéraires, artistiques, sportives… la deu-xième porte sur les congrégations, c’est-à-dire les communautés reli-gieuses.

Les congrégations religieuses sont désormais soumises à l’autorisation du Conseil d’État. Celles qui n’en font pas la demande ou qui ne sont pas autorisées sont déclarées illicites.

Émile Combes (surnommé l’Attila des congrégations) du parti Radical qui succède à Waldeck-Rousseau (il sera Président du Conseil du 7 juin 1902 au 1er janvier 1905) applique la loi avec sévérité. La plupart des congrégations refusent de s’y soumettre et quittent la France.

6 - L’Ecole de Jules Ferry est-elle la réalisation du programme que Condorcet a conçu sous la Révolution fran-çaise ? L’Ecole selon Condorcet est mixte ; il expose dans son Premier mémoire sur l’instruction publique que les femmes ont les mêmes droits que les hommes, et que le savoir est de même nature pour eux et pour elles. Or l’Ecole de la IIIe République sépare filles et garçons et introduit dans leur instruction des éléments de diffé-renciation correspondant aux rôles sexuels sociaux de l’époque. Autre point de divergence : avant la première guerre mondiale, l’école a été un outil d’embrigadement, dans la perspective de la reprise de l’Alsace-Lorraine.

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Le « petit père Combes », né à Roquecourbe dans le Tarn, était destiné à une carrière de prêtre ; il fit ses études au petit séminaire de Castres, puis au grand séminaire d’Albi.

Le Saint-Siège critique la visite du président Émile Loubet au roi Victor-Emmanuel III ; c’est la rupture des relations diplomatiques avec le Vatican le 25 juillet 1904. L’État français considère que l’Église ne respecte pas les clauses du Concordat. Une seule issue, la rupture du contrat qui lie l’État et l’Église de Rome : c’est la séparation qui est envisagée.

1904 : Commission parlementaireÉmile Combes met en place une commission, prési-dée par Ferdinand Buisson - devenu député du parti Radical - et chargée de préparer la loi. La commission est constituée de trente-trois députés.

Un mot sur Ferdinand Buisson (1841-1932) : agrégé de philosophie, cofondateur et président de la Ligue des Droits de l’Homme, président de la Ligue de l’ensei-gnement de 1902 à 1906, président de l’Association nationale des libres penseurs, protestant libéral, il créé une association l’Union du christianisme libéral. Dreyfusard, défenseur du droit de vote des femmes… prix Nobel de la paix en 1927. Il avait rejoint Jules

Barni en exil en Suisse de 1866 à 1870 pour ne pas avoir à prêter serment à l’empire.

Le projet d’Émile Combes reste sur le terrain du Concordat de 1801 et est un régime exacerbé de gallicanisme, de totale domination de l’Église par l’État et faussement séparatiste.

À la demande de Jaurès qui ne fait pas lui-même par-tie de la commission, le tout jeune député Aristide Briand (1862-1932) intègre cette commission. Initiale-ment sans grande motivation, il va vite devenir un acteur principal et surtout le rapporteur devant le parlement.

Loi de séparation du 9 décembre 1905L’affaire Dreyfus en 1894 avait révélé que la Répu-blique était fragile ; les officiers, soupçonnés d’être monarchistes et ultra-catholiques, font l’objet d’une enquête secrète sur leurs convictions politiques et confessionnelles. Le secret est trahi.

L’affaire des fiches fait tomber le gouvernement Combes.

La SFIO, nouveau parti créé par Jaurès et Briand, est aux affaires.

À une voix près la commission opte pour la séparation.

Discussions

Les socialistes sont divisés. Maurice Allard, député du Var, membre de la commission, intervient fermement à la Chambre durant les débats : « Nous combattons les religions parce que nous croyons, je le répète, qu’elles sont un obstacle permanent au progrès

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et à la civilisation. » Il veut une loi qui « amènera la diminution de la malfaisance de l’Église… » Maurice Allard ne peut accepter que les jours des fêtes religieuses soient des jours de congés dans la République laïque : « La République chômera toujours le jour de Pâques et le jour où Jésus-Christ est monté au ciel. Drôle de façon de laïciser la République ! » Allard va jusqu’à présenter un contre-projet qualifié de « projet de suppression des Églises par l’État. » Dans son discours à l’Assemblée nationale, lors de la séance du 22 avril 1905, Aristide Briand qui est rapporteur répond aux partisans d’une loi plus radicale : « Vous voulez faire une loi qui soit braquée sur l’Église comme un révolver ? »

Le 26 juin 1905, le député radical-socialiste de la Drôme Charles Chabert, avec quelques dizaines de députés, dépose un projet d’amendement pour interdire le port de la soutane : « Les ministres des différents cultes ne pourront porter un costume ecclé-siastique que pendant l’exercice de leurs fonctions ».

Un certain nombre de maires (70 à 75 selon les débats de la Chambre) avaient tenté d’interdire le port de la soutane dans leur commune, faisant valoir que la soutane étant une robe, elle contrevenait à la « dignité masculine ». La soutane est considérée comme « une marque insupportable de la soumission de ceux qui la portent, à l’auto-rité ecclésiastique directement opposée à la dignité humaine » ; elle est « une prédi-cation vivante, un acte permanent de prosélytisme ». Chabert l’affirme « les prêtres eux-mêmes attendent de l’État républicain qu’il les libère de la soutane ; s’il y a des prêtres qui ne veulent pas quitter leur habit, un plus grand nombre d’entre eux - et ce sont les plus intelligents, les plus instruits - attendent avec une impatience muette que la République les en délivre. »

À ces arguments, Aristide Briand répond qu’il serait « ridicule que de vouloir, par une loi qui va instaurer dans le pays un régime de liberté », imposer aux prêtres « l’obliga-tion de modifier la coupe de leurs vêtements ».

L’amendement Chabert est repoussé par 391 voix contre 184.

Ferdinand Buisson, Aristide Briand, Jean Jaurès… pensent une loi acceptable par l’Église : c’est la loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905, sépara-tion du spirituel et du temporel.

Ministre des cultes

En 1804, sous le régime concordataire du premier empire, est créé un ministère des cultes. Sous la Restauration il est rattaché (en 1824) au ministère de l’Instruction pu-blique. Après avoir été confié en complément à différents ministères, le ministère des Cultes est définitivement rattaché au ministère de l’Intérieur depuis 1911.

Aujourd’hui il n’y a plus de ministre des cultes ; seul un bureau des cultes existe au ministère de l’Intérieur.

4. Ce que dit la loi de séparationLe principe de séparation réalise une double émancipation : émancipation de l’État de la tutelle religieuse ; émancipation du religieux libéré de tout asservissement politique. Cette double émancipation peut paraître paradoxale, puisque la loi dite de séparation est une loi qui rassemble tous les citoyens unis par les mêmes droits et les mêmes consi-dérations.

Il est à remarquer que le législateur a défini la laïcité sans utiliser une seule fois le mot « laïcité ».

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PrincipesArticle premier. - La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes.

Article 2. - La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte… Pour-ront toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives à des services d’aumô-nerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons.

Les articles suivants sont des articles techniques de mise en œuvre de la loi :

Attribution des biens, pensions : inventaire des biens mobiliers et immobiliers ; les mi-nistres des cultes ne sont plus rémunérés par l’État mais des pensions de retraite sont prévues (3/4 du salaire pour les plus de 60 ans et la moitié du salaire pour les plus de 45 ans) ainsi que des indemnités sur 4 ans pour les autres.

Édifices des cultes : laissés en jouissance gratuite aux associations cultuelles.

Associations cultuelles : transformation des établissements publics de culte en associa-tion cultuelle selon la loi de 1901 ; ces associations ne peuvent recevoir de subvention de l’État, des départements ou des communes.

Police des cultes : les cérémonies religieuses sont des réunions publiques, donc soumises à déclaration préalable ; réunions politiques interdites ; processions soumises aux lois municipales en conformité à l’ordre public ; cloches réglées par arrêté municipal ; inter-diction d’apposer un signe religieux sur un emplacement public ; enseignement reli-gieux à l’extérieur de l’école publique ; prosélytisme passible de poursuites judiciaires ; troubles et désordres perturbant le déroulement du culte puni des mêmes peines ; tout ministre du culte qui outrage ou diffame un agent du service public poursuivi ; toute incitation au non-respect de la loi puni également.

Dispositions générales : les jeunes ecclésiastiques toujours exemptés du service militaire (sauf les séminaristes) ; inéligibilité au conseil municipal de leur commune.

5. La laïcité en marche dans un contexte européenLa loi a été amendée une cinquantaine de fois depuis sa promulgation (dernière modifi-cation : ordonnance du 23 juillet 2015). La question n’est donc pas de toucher ou non à la loi, mais de perpétuer son esprit. Or, la plupart des amendements n’ont pas renforcé la loi et l’ont au contraire affaiblie, dans une sorte de mouvement rétrograde.

Dès 1906 l’arrêt des inventaires marque un premier recul, puis en 1907 et 1908 ce sont les lois d’apaisement ; la laïcité n’a cessé d’être « accommodée »…

1906 : la crise des inventaires fait tomber le gouvernement de Maurice Rouvier. Clé-menceau, ministre de l’Intérieur, arrête les inventaires, quand il y a opposition (« un chandelier ne vaut pas une vie humaine ») - il n’en restait toutefois que 5 000 sur 68 000 sanctuaires à visiter - avant de succéder à Maurice Rouvier à la présidence du conseil.

1907 : plus de déclaration préalable, autorisation des processions dans l’espace public dans la limite du respect de l’ordre public.

1908 : l’État, les départements et les communes sont autorisés à « engager les dépenses nécessaires pour l’entretien et la conservation des édifices du culte ».

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La laïcité dans les autres États : situation européenne et internationaleLa distinction entre les domaines civils et religieux est une tendance assez générale, mais les voies pour y parvenir peuvent être différentes.

La France a choisi la laïcisation caractérisée par la séparation, quand d’autre pays se sont engagés dans une démarche de sécularisation. En effet il existe d’autres modèles, comme le modèle communautariste (Royaume Uni, Allemagne…), plutôt basés sur le sécularisme. Dans les pays anglo-saxons le mot laïcité est souvent traduit par secula-rism. Or, laïcisation et sécularisation sont deux formes voisines de la mise à distance du religieux dans les affaires de l’État (décléricalisation), mais qui ne peuvent être confon-dues.

En Europe la mise à distance entre les Églises et l’État résulte de constructions his-toriques bien différentes entre les États, ce qui donne des situations très contrastées. Si l’on retient comme critère la stricte séparation des Églises et de l’État, la laïcité française est une exception au sein de l’Europe. Mais, cette place est contestée : un spé-cialiste belge avance la thèse que la Belgique est plus laïque que la France. Qu’importe ! Si d’autres pays venaient à être plus laïques que nous, nous ne pourrions que nous en réjouir.

D’une certaine manière, la laïcisation s’oppose au cléricalisme, c'est-à-dire l’interven-tion du clergé dans les affaires publiques (l’anticlérical est donc celui qui s’oppose à l’immixtion du religieux dans les affaires publiques ; mais c’est le plus souvent le sens « anti-curé » qui est retenu). On peut donc parler de décléricalisation. On entend par décléricalisation ou déclergification le fait de soustraire tout pouvoir autre que reli-gieux au clergé.

Mais avant d’envisager la décléricalisation, voyons comment s’opère la cléricalisation. Une Église, comment ça se constitue ?

Si des individus partageant les mêmes croyances se regroupent, se lient, ils forment une religion. Ce mot tire son origine du latin religare qui signifie « relier ». Si cette religion prend de l’importance, elle doit s’organiser en se dotant d’une hiérarchie qui constitue le clergé. Ce clergé peut alors fixer un dogme, une orthodoxie ; dès lors, ceux qui ne partagent pas cette orthodoxie sont des hérétiques que l’on peut éventuellement excommunier. Il est intéressant de remarquer que le mot hérésie provient de haeresis signifiant « opinion » en latin, et du grec hairesis désignant le « choix ». Initialement l’hérétique est donc celui qui fait un libre choix en matière d’opinion, choix qui diffère du dogme imposé par l’orthodoxie, choix hétérodoxe donc, c'est-à-dire hérétique. Si la religion devient majoritaire et si elle pactise avec le pouvoir, elle se cléricalise (L’empe-reur Constantin était devenu chrétien en 313, avait établit, en 325, l’unité de l’Église en Orient et en Occident au concile de Nicée et Théodose en 380 fait du christianisme la religion d’État). Dès lors la religion bénéficie du bras séculier pour faire respecter l’orthodoxie. Les ecclésiastiques ne pouvant prononcer de peine de mort, « mettent dans la main des juges le glaive qui leur est interdit de porter » (Voltaire) : ce sont les croisades, l’inquisition, les bûchers, l’index des livres interdits, les autodafés…

La religion peut aller jusqu’à exercer le pouvoir et c’est la théocratie. En la matière, aucune religion ne peut donner de leçon aux autres religions ; malheureusement l’actualité est riche d’actes barbares perpétrés au nom de la religion par des intégristes.

Pour décléricaliser une nation… deux méthodes : la laïcisation ou la sécularisation.En Europe, on peut distinguer les pays à forte tradition catholique comme la France, l’Espagne, l’Italie, la Belgique (qui a tout de même une place à part), le Portugal,

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marqués peu ou prou par une laïcisation résultant d’une confrontation directe avec l’autorité religieuse et qui se traduit par une séparation ou une tentative de séparation entre les Églises et l’État, la plus avancée étant en France, et les pays où les Églises réformées se sont développées, qui se caractérisent par la sécularisation des références religieuses dans l’État et dans la société civile et l’implication de l’Église dans l’orga-nisation de la vie sociale et de la vie politique en hypothéquant une réelle séparation.

La sécularisation qui signifie le retour dans le siècle, dans le monde profane, est un double mouvement : la perte de l’influence des religions dans la société, mais également le passage de certaines valeurs du domaine du sacré dans la société civile (le parjure en est un exemple aux États-Unis). La sécularisation est une sorte d’intégration ou de dilution du religieux dans la société.

Dans le modèle de laïcisation, les Églises sont en situation d’extériorité par rapport à la sphère publique d’État et les cultes sont tous placés, au plan juridique, sur un pied d’égalité.

Le modèle de sécularisation, qui concerne surtout les pays protestants et orthodoxes, repose sur deux principes : un principe de hiérarchie - l’État accorde à la religion domi-nante des responsabilités publiques, des immunités, des libertés spécifiques, qu’il refuse aux autres forces religieuses ; et un principe de tolérance - les autres religions sont tolé-rées mais elles ont un statut inférieur à celui de l’Église reconnue. Ce système leur offre la liberté, mais pas l’égalité. Les Églises luthériennes et orthodoxes, en acceptant la souveraineté de l’État ont aussi accepté leur propre subordination à l’État. Dans ces conditions, l’État n’a pas eu besoin de se séparer d’Églises aussi conciliantes : elles sont devenues des partenaires de l’État.

6. La laïcité réinvestit l’écoleCes dernières années scolaires ont été marquées par une forte volonté de réappro-priation de la laïcité par l’École : la loi du 8 juillet 2013 pour la refondation de l’École réaffirme parmi ses missions celle de faire partager les valeurs de la République et la laïcité.

L’article premier du Code de l’Éducation est modifié : «... Outre la transmission des connaissances, la Nation fixe comme mission première à l'école de faire partager aux élèves les valeurs de la République. Le service public de l’éducation fait acquérir à tous les élèves le respect de l’égale dignité des êtres humains, de la liberté de conscience et de la laïcité… »

Mission de l’ÉcoleIl est à remarquer que l’État est laïcisé quelques 25 ans après l’École, soit l’intervalle d’une génération. C’est dire que l’École est le creuset de la République laïque.

L’École, institution organique de la République, et la laïcité sont intimement liées. L’École tient dans la République une place centrale ; elle n’est pas un service comme les autres, c’est le lieu où les jeunes générations vont pouvoir s’émanciper intellectuel-lement, s’affranchir des préjugés et des déterminismes de tous ordres. Car, pas plus que l’École n’est soumise à la tutelle des religions, elle n’est soumise aux contingences politiques.

Pour Condorcet l’éducation doit faire des hommes libres : « Celui qui en entrant dans la société y porte des opinions que son éducation lui a données n’est plus un homme libre… il croit obéir à la raison, quand il ne fait que se soumettre à celle d’un autre. »

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Pour Ferdinand Buisson : « Les instituteurs sont les propagateurs de l’idéal laïque… Le but de l’école n’est pas seulement de faire de l’enfant un citoyen, mais aussi un être libre et libéré. »

Pour Alain : L’école publique doit former des « citoyens incommodes ».

L’élève est une personnalité en voie de formation. L’éducation doit affranchir sa conscience de toute tutelle, pour libérer la pensée critique, le libre arbitre, construire son autonomie de jugement. L’École est émancipatrice et la neutralité qui résulte de la laïcité garantit le cadre propice aux apprentissages. L’École permet à l’élève d’exister aussi par lui-même, et plus seulement au travers d’une identité collective ou commu-nautaire.

Le risque pour la laïcité est moins les contestations que la perte de sens, le déficit de compréhension. Pour être bien transmise, la laïcité doit être bien comprise. Cela sup-pose que la puissance publique assure la pédagogie et la promotion de la laïcité. Il s’agit donc de lutter contre « l’ignorance laïque. » L’École républicaine est la gardienne du sens de la laïcité, le creuset du bien-vivre ensemble, creuset de la laïcité.

« L’élève ne doit pas apporter à l’école ce qu’il est, ses différences (sociales, culturelles, religieuses, etc.) aussi légitimes soient-elles, il doit apporter chez lui, de l’école, la Répu-blique et les principes communs qui les fondent : la liberté, l’égalité, la fraternité et la laï-cité. Il faut inverser le sens de circulation entre l’école et la société qui s’est imposé depuis des décennies. » (Laurent Bouvet, professeur de science politique)

La laïcité est une des formes majeures de l’émancipation des hommes et des consciences. Pour que le peuple puisse jouir de la liberté de conscience, il ne doit pas être maintenu dans l’obscurité de l’ignorance.

Rappelons les propos attribués à Condorcet : « il faut rendre la raison populaire ». Condorcet l’a souhaité, Jules Ferry l’a fait.

L’émancipation intellectuelle n’a pas pour but de « disqualifier les croyances, de pour-fendre les religions » affirmait Ferry. Mais la distanciation s’oppose aux préjugés, aux idéologies, aux obscurantismes, aux aliénations. Oui, la laïcité est indissociable de la raison qui permet de vivre ses choix confessionnels librement, sans aliénation. Chacun doit avoir conscience de ce qui tient d’une croyance et de ce qui tient d’une connais-sance.

Compétences des professeursDepuis 1997, la transmission du principe de laïcité est inscrite dans les compétences professorales.

Arrêté 1er juillet 2013 : « Référentiel de compétences professionnelles des métiers du professorat et de l’éducation »

Faire partager les valeurs de la République

Savoir transmettre et faire partager les valeurs de la République, en particulier la laïcité.

Aider les élèves à développer leur esprit critique, à distinguer les savoirs des opinions ou des croyances, à savoir argumenter et à respecter la pensée des autres.

Non seulement le professeur doit être laïque (respect de la neutralité), mais il doit enseigner et faire la promotion de la laïcité, la défendre le cas échéant, dans le cadre de ses missions.

Être neutre exige de ne faire valoir, ni ses opinions, ni ses croyances ou incroyances. En revanche l’enseignant défend les valeurs de la République.

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Si la laïcité garantit la liberté de conscience et la liberté de culte, ce sont aussi des droits, des règles, des contraintes. Mais à l’injonction, il convient de préférer le dialogue et la pédagogie : convaincre plutôt que contraindre.

Charte de la laïcité à l’EcoleIl est important de faire vivre la Charte dans l’établissement et dans les classes.

La charte pourrait être intégrée au règlement intérieur, au carnet de correspondance, affichée dans toutes les classes…

Arrêtons-nous sur l’article 12 : «... Aucun élève ne peut invoquer une conviction religieuse ou politique pour contester à un enseignant le droit de traiter une question du programme » ainsi que sur le Livret laïcité qui précise qu’il convient d’« éviter la confrontation ou la comparaison du discours religieux et du savoir scientifique. Dans les disciplines scienti-fiques (SVT, physique-chimie, etc.) il est essentiel de refuser d’établir une supériorité de l’un sur l’autre comme de les mettre à égalité. »

Les enseignements ne peuvent être contestés… encore faut-il expliquer pourquoi : le savoir est neutre, impartial vis-à-vis des croyances et des options morales, il laisse cha-cun libre de ses choix en lui donnant les moyens de les assumer librement. Pour bien comprendre et faire comprendre la laïcité, il est important de faire la distinction entre espace public et espace privé, entre ce qui est universel et ce qui est personnel.

Le savoir est tacitement laïque : il appartient à la sphère publique, il est universel ; les opinions, les croyances sont particulières et appartiennent à la sphère privée.

Il faut apprendre aux élèves à distinguer savoir, opinion et croyance. L’approche édu-cative se situe au croisement de l’épistémologie et de la déontologie : il est important de bien montrer la différence entre une connaissance scientifiquement établie et ce qui relève d’une croyance, mais cela doit se faire sans choquer, tout en respectant les convictions religieuses.

On peut évoquer ici le principe NOMA (« non empiètement des magistères ») de Ste-phen Jay Gould : science et religion s’excluent mutuellement (overlap : chevauchement, empiètement, recouvrement). Le savoir ne fait pas intervenir l’irrationnel, la métaphy-sique. L’école ne s’occupe que du savoir, sans faire intervenir de transcendance.

La science et la laïcité font l’une et l’autre, chacune à sa manière, la promotion de la rai-son, de l’esprit critique ; elles libèrent l’une et l’autre de toute emprise, de toute tutelle idéologique ou religieuse. Tout comme la science, la laïcité va de pair avec impartia-lité, objectivité, rationalité. Ainsi les vérités révélées, les dogmes sont contenus dans la sphère privée et doivent être distingués des théories scientifiques qui sont universelles.

Si la science cherchait à imposer ses vérités, elle serait doctrinaire, ce qu’elle n’est pas. Penser que la science explique tout conduit au scientisme, qui est à la science, ce que le fondamentalisme est à la religion.

En France, le dialogue entre la religion et la science tente de s’imposer en particulier dans les medias qui se font les complices, le plus souvent innocents, des tenants du rapprochement entre Dieu et la science voire à l’instrumentalisation de la science au service de Dieu. Dans la presse, on peut relever quelques titres chocs : Le Point 2010 « Dieu existe-t-il ? Ce que les scientifiques en disent ? » ou « De la science à la philo-sophie, nouvelles avancées : Y a-t-il un Dieu ? », Le Figaro 2011 « Dieu et la science ». Jusqu’à Sciences et Avenir qui se laisse aller au titre accrocheur « Dieu et la Science », et dans lequel on retrouve des arguments en faveur du principe NOMA mais également des arguments pour le soft overlap !

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Ceux qui promeuvent ce dialogue brouillent les limites respectives de la science et de la religion et jouent parfois sur la confusion entre une théorie, comprise comme une opinion, une idée plus ou moins vague, une affi rmation spéculative et une théorie scien-tifi que.

L’erreur qui est également souvent constatée est celle qui consiste à puiser dans les textes sacrés des arguments de nature à faire accepter telle ou telle connaissance.

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Créationnisme : un exemple de contestation de la scienceDepuis quelques décennies se développe un courant de pensée protéiforme que l’on peut regrouper sous une seule dénomination : « les créationnismes ». Ce courant qui provient des mouvements évangéliques américains trouve des relais en Europe et en France.La laïcité assure à tous les citoyens la liberté absolue, imprescriptible de pensée. Le fait de croire que le monde a été créé en 7 jours, ne fait pas d’une personne un créationniste. Est créationniste celui qui veut imposer sa cosmogonie en la faisant passer pour une science et par conséquent l’imposer dans les programmes d’enseignement.« Créationnisme évangélique dit Terre jeune »Le créationnisme des origines est un mouvement qui prend sa source après la première guerre mondiale dans les États du sud des États-Unis où les évangéliques sont très nombreux et particulièrement influents (dans la Bible belt - ceinture de la Bible - qui regroupe, approximativement, les États de sud qui étaient sécessionnistes, autrement dit esclavagistes).Ce créationnisme, dit « Terre jeune » considère que la Terre a moins de 10 000 ans et que tout ce qui y vit dessus a été créé en 6 jours par Dieu. Ces créationnistes veulent faire passer leur croyance pour une théorie « comme une autre » afin d’investir les enseignements. Ils y réussissent dans un premier temps et gagnent un premier pro-cès en 1925, dit « procès de singe ». Mais à partir des années 1980, malgré le soutien de Ronald Reagan, ils perdent les procès : l’enseignement du créationnisme, considéré comme une croyance, est anticonstitutionnel. Dès lors apparaît un avatar du création-nisme, l’intelligent design.« Intelligent design »Cette posture consiste à accepter l’évolution des espèces, mais considérant qu’elle ne peut résulter du hasard (complexité irréductible), avance que l’évolution est program-mée par un dessein intelligent, vers l’homme, parangon des animaux. Cette pensée est anti-darwinienne, mais veut se faire passer pour une théorie scientifique au même titre que la sélection naturelle pour s’imposer dans l’enseignement. Le dernier procès perdu en 2005, malgré le soutien cette fois de George Bush, n’a pas empêché de se développer dans certains États d’Amérique du Nord le balance treatment, c’est-à-dire l’enseigne-ment à parts égales de la théorie de l’évolution et de l’intelligent design.« Créationnisme Terre ancienne »À partir des années 1980 se développe en Turquie un créationnisme dit « Terre an-cienne », qui accepte l’âge de la Terre, mais qui prétend que le monde a été créé par Dieu : ces créationnistes se disent également scientifiques.Ce créationnisme a investi l’Europe dans les années 2006-2007. En effet, la France et d’autres pays européens ont été la cible d’une attaque créationniste qui consistait en l’envoi dans les établissements scolaires et dans les universités d’un ouvrage création-niste turc, l’Atlas de la création.Contrairement aux premiers, ces créationnistes ne contestent pas les 4,6 milliards d’an-nées de la Terre, mais ils nient totalement toute forme d’évolution. Leur objectif est de démontrer « scientifiquement » que les fossiles, qui sont clairement datés de plusieurs millions d’années, prouvent que les espèces n’ont pas évolué.En 2007 à l’initiative du député français Guy Lengagne, le conseil de l’Europe a voté une Résolution sur les dangers du créationnisme dans l’enseignement, malgré les pres-sions du Vatican et l’opposition de certains pays, nouveaux venus dans l’UE.

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« Le dessein cosmique »

Le dessein cosmique est, quant à lui, basé sur un principe anthropique fort : les constantes de l’Univers sont réglées de manière à ce que le système solaire puisse appa-raître, puis la Terre, ce qui vit dessus, et pour finir l’Homme : l’Univers a démarré (c’est l’allumette cosmique, le Fiat lux) pour l’avènement de l’homme ;

On peut regrouper toutes ces formes sous une même dénomination : « les création-nismes ». Il s’agit en fait d’instrumentaliser la science pour avancer des opinions per-sonnelles ou des croyances : ainsi peut-on établir une échelle des créationnismes qui va du plus radical, le plus facile à déceler (créationnisme évangélique « Terre jeune ») au plus subtil avançant un principe anthropique comme explication de l’existence de l’Univers et de l’arrivée de l’homme.

Les créationnismes progressent partout dans le monde ; rappelons qu’aux élections présidentielles de 2008, Sarah Palin, devenue l’égérie du Tea Party proclamait que les hommes et les dinosaures avaient cohabité et qu’aux dernières élections de 2012, cinq prétendants républicains étaient créationnistes.

Deux biais pédagogiquesL’un des piliers forts de la laïcité est la liberté de conscience. Cette liberté est le résultat de longs et périlleux combats et ceux qui ont, dans l’histoire, voulu penser librement ont bien souvent eut à souffrir et à payer de leur vie cette liberté fondamentale. La liste des victimes est longue, mais on peut en extirper quelques noms méconnus ou célèbres qui symbolisent cette lente, très lente évolution des sociétés jusqu’à notre époque et qui nous rappelle le prix de la liberté de conscience dans un XXIe siècle où le regain des croyances de toutes natures et la montée du religieux doit nous rendre sinon inquiets du moins prudents ; la liberté de pensée a, de par le monde, bien des progrès à faire : Socrate, Hypatie d’Alexandrie, Michel Servet, Cesare Vanini, Giordano Bruno, le Che-valier de la Barre, Cayetano Ripoll, dernière victime de l’inquisition en 1828. À cette triste liste on peut ajouter Campanella, Galilée, Cyrano, qui, bien que n’ayant pas eu à payer de leur vie, ont eu à souffrir de l’intolérance et de l’obscurantisme religieux. Ce sont les martyrs de la libre pensée, ceux à qui, d’une certaine manière nous devons être reconnaissants de penser aujourd’hui librement.

Hypatie d’AlexandrieHypatie (370 - 415) est fille et élève de Théon d’Alexandrie, l’un des plus grands mathé-maticiens et astronomes de son temps. Hypatie est la première mathématicienne et elle est aussi philosophe. Malheureusement, Hypatie « expérimentera l’amour du prochain chrétien ». Par ses théories en astronomie et en philosophie, elle contredit les textes bibliques. Elle sera sauvagement assassinée par la foule d’Alexandrie entraînée par des moines fanatiques.

Elle étudie les coniques et comprend, semble-t-il, quelques douze siècles avant Kepler que dans le système héliocentrique grec, les orbites ne sont pas des cercles mais des ellipses. Avec son père, elle est l’auteur d’une réédition critique des Éléments Géomé-triques d’Euclide et d’un commentaire de l’Almageste de Ptolémée. Elle rédige égale-ment un commentaire sur les arithmétiques de Diophante et sur les coniques d’Apol-lonius. Elle pourrait également être l’auteur d’une table astronomique appelée Canon astronomique (tables numériques permettant de situer facilement les astres dans le ciel). Malheureusement ses travaux seront perdus à jamais.

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Pour compléter ses connaissances en matière de philosophie, elle est envoyée à Athènes. De retour à Alexandrie, elle entreprend d’enseigner la philosophie néoplatonicienne. Sa grande éloquence et sa beauté la font surnommer La Muse. Elle suscite l’enthou-siasme dans la ville et on vient de loin pour l’écouter. Lorsqu’elle parcourt les rues elle est entourée d’admirateurs qui lui font un glorieux cortège.

Le préfet Oreste quoique chrétien, lui montre beaucoup d'amitié et lui accorde force crédit. Mais l’influence politique et philosophique d’Hypatie dérange de plus en plus le clergé, en particulier le nouvel évêque d’Alexandrie, Cyrille7. Celui-ci déploie un grand zèle à combattre le paganisme et les hérésies ; il chasse les juifs de la cité et fait sai-sir tous leurs biens. Ces mesures brutales provoquent de violents conflits avec Oreste, garant de l’ordre romain et à ce titre protecteur de toutes les composantes de la popu-lation. Cyrille, si l’on en croit le témoignage du philosophe Damascius, décide de faire périr Hypatie ; il jette plusieurs anathèmes à l'encontre de la malheureuse Hypatie et qu’il soit ou non l’instigateur du meurtre, c’est un lecteur de son église, nommé Pierre, qui en est l’exécuteur.

En ce début de l’année 415, alors qu’elle sort de chez elle, une troupe de fanatiques emmenés par Pierre, arrache Hypatie de son char et la traîne jusqu'à l’église épiscopale Césarée. Là, devant l’autel, peut-être en présence de l’évêque Cyrille ou du moins avec son accord tacite, on la dépouille de ses vêtements, on la massacre à coups de pierres, de tuiles, de débris de poterie ; sa chair est arrachée de ses os avec des coquilles d’huitre acérées on coupe son corps en morceaux, que l’on promène dans les rues d'Alexandrie et qu’on brûle dans un lieu nommé Cinaron. Les coupables resteront impunis et ne seront nullement réprouvés par l’évêque.

L’histoire d’Hypatie d’Alexandrie, appuyée par la projection du film Agora d’Alejan-dro Amenabar, peut être utilisée comme biais pédagogique pour aborder les questions de l’égalité filles-garçons, de la liberté de conscience…

Le Chevalier de La BarreLe Chevalier de la Barre n’a jamais rien écrit et ne laisse aucune trace sur l’autel des idées. C’est simplement un jeune homme un peu turbulent, un peu provocateur, victime de l’intolérance, de l’obscurantisme et de la cruauté religieuse et politique qui règnent en ce milieu du siècle des Lumières, victime du pouvoir et de l’arbitraire de la justice dans une affaire où s’investiront les philosophes des Lumières au nom de la tolérance religieuse et de la liberté de conscience.

Les vengeances particulières et les règlements de compte ont leur part dans la sentence du jugement. Les accusateurs et les accusés appartiennent à l’élite de la ville. Accusa-teurs et parents des accusés siègent sur les mêmes bancs au Parlement ; on peut imagi-ner le climat politique conflictuel qui règne dans la petite ville d’Abbeville.

Rappelons la navrante affaire de Jean-François chevalier de La Barre. Jean-François est un jeune homme de 18 ans orphelin de mère puis de père, d’une famille ruinée et qui est accueilli par sa cousine abbesse d’Abbeville. Il se destine aux armes.

Un matin on découvre trois éraflures sur le flanc de la statue en bois du Christ. Il faut un coupable pour cette profanation. Jean-François se serait vanté de ne pas s’être

7 - C'est lors du concile œcuménique d'Ephèse (ville de l'empire grec au sud de la Turquie actuelle) en 431, présidé par Cyrille que Marie, mère de Jésus, est consacrée officiellement mère de Dieu (dogme de la Mater-nité Divine). Proclamé docteur de l’Église en 1882 par Léon XIII, Cyrille est sanctifié. Benoît XVI lui rend hommage en 2007 pour son importante contribution au culte marial.

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décoiffé lors du passage d’une procession à Abbeville, de plus il détient le Dictionnaire Philosophique de Voltaire : c’est le coupable idéal. Il est condamné en première instance à Abbeville puis en deuxième instance à Paris et la sentence est exécutée à la lettre le 1er juillet 1766 : il est torturé, les os des jambes brisés à l’aide de coins de fer - il devra être réanimé à plusieurs reprises -, décapité et son corps brûlé avec le Dictionnaire Philosophique.

Du tréfonds du siècle des lumières, qui est également - on a tendance à l’oublier - le siècle des anti-lumières, ce drame ju-diciaire, nous glace encore le sang. Sa vie, son jugement inique, sa condamnation pour avoir gardé son chapeau sur la tête et ne s’être pas agenouillé devant une procession, son supplice et son exécu-

tion, vont faire du chevalier de La Barre un symbole de la liberté de conscience et de la laïcité, digne héritière des Lumières, le symbole de la lutte contre les fanatismes, les superstitions, les intégrismes.

La laïcité est un héritage des Lumières. Mais en ce XVIIIe n’oublions pas que les anti-lumières sévissaient et s’éclairaient aux lumières des bûchers.

Défendu par Voltaire à titre posthume, de manière anonyme (Relation de la mort du Chevalier de la Barre, 1668), Jean-François de La Barre sera finalement réhabilité par la convention en 1793.

En 1905, une statue du chevalier de La Barre est érigée devant le Sacré-Cœur et devient le ralliement des défenseurs de la laïcité. En 1926, la statue placée devant le Sacré-Cœur dérange et elle est déplacée dans le square Nadar tout proche. Elle sera finalement déboulonnée par le gouvernement de Vichy en 1941. En 2001 une nouvelle statue du chevalier de la Barre sera placée sur le socle resté vide. Cette fois le jeune homme, altier, provocateur, son chapeau vissé sur la tête… semble toiser la procession qui se dirige vers le Sacré-Cœur…

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En 1907 un monument est aussi érigé à Abbeville en sa mémoire sur lequel on peut lire l’inscription : « Monument élevé par le Prolétariat à l'Émancipation intégrale de la Pensée humaine. »

On peut citer également le buste du chevalier mis en place à Gruissan en 1931, dérobé dans les années 2000 et aussitôt remplacé.

L’affaire d’Abbeville est une affaire d’État qui a provoqué l’horreur et l’indignation de l’Europe entière ; elle peut être exploitée pour introduire des questions sur la liberté de penser, la liberté d’expression, le blasphème, les superstitions, les fanatismes, la peine de mort et enfin sur la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, sépara-tion de l’État et des Églises. Il existe deux docu-fictions : « Les 3 vies du chevalier de La Barre » de Dominique Dattola et « L’affaire du chevalier de La Barre : le dernier procès pour blasphème de l’histoire de France ».

ConclusionLa laïcité représente un enjeu majeur pour la construction de la société future ; celle que nous souhaitons pour nous, pour nos enfants. Mais la laïcité n’a jamais été autant mise en danger. Menacée de l’intérieur, par tous ceux qui veulent réintégrer le religieux dans l’espace public, dans le débat public, par ceux qui veulent assouplir la laïcité de manière à répondre à de nouvelles problématiques, en l’adjectivant, menacée de l’exté-rieur par l’isolement de la France, en particulier au sein de l’Europe où les États sont davantage sécularisés que laïcisés et par la prévalence des textes supranationaux.

Bref, la laïcité est dans tous ses « États ».

Mais le plus grand danger reste l’ignorance laïque.…

Pour reprendre les propos de la ministre de l’Éducation nationale, la laïcité ne doit pas être une laïcité de combat, pas plus qu’elle ne doit être affublée d’aucune épithète… positive, ouverte, apaisée…

En revanche, les combats pour la laïcité, la faire valoir, la faire comprendre, la faire accepter, tout simplement la préserver, sont devant nous. Il va falloir réanimer les hus-sards de la république.

Cela passe par un travail sur les valeurs de la République : liberté, égalité et fraternité.

Il ressort que s’il est important de chercher à convaincre plutôt qu’à contraindre, il est tout aussi important de rester vigilant et ferme sur l’application des règles qui per-mettent de vivre ensemble, dans un esprit laïque.

L’École est le lieu d’apprentissage de la République ; plus que jamais, l’École porte le projet républicain ; elle doit se mobiliser pour provoquer un « sursaut laïque ».

Il faut réarmer les hussards de la République. Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, le professeur ne pourra jamais être remplacé par le pasteur, le curé… C’est ce qui fait la valeur de notre école publique laïque.

Dans ce siècle naissant, les lumières peu à peu s’éteignent… un sursaut républicain et laïque est plus que jamais indispensable pour que la statue de Jean-François de La Barre ne soit à nouveau déboulonnée, le monument d’Abbeville profané, ou le buste de Gruissan dérobé…

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DébatUn participant - J’ai bien compris votre propos sur la laïcité et en particulier la sépa-ration des Églises et de l’État, alors ma question est très simple : où s’arrête la limite de l’État ?

Georges Bringuier - Je ne me considère pas comme un expert en laïcité, même si je porte un intérêt certain à la question, c’est un sujet très complexe, mouvant et je ne suis pas sûr de bien répondre à toutes les questions. Néanmoins…

Derrière la question, on retrouve bien sûr celle de la distinction entre espace public et espace privé. On peut considérer en effet que la laïcité prend appui sur cette distinction.

L’espace public c’est quoi ? Ici, dans cet amphithéâtre, on est dans un espace public, la rue est un espace public ; mais il faudrait faire une vraie distinction si l’on parle de l’État : la loi de 1905 sépare l’Église de l’État (même si la loi met un « s » à Églises, j’emploie ici un singulier pour marquer qu’historiquement il s’agissait bien de lever l’hypothèque dans les relations avec l’Église catholique). Or l’État représente la sphère publique qui elle-même est contenue dans l’espace public. La sphère publique s’appa-rente au service public et aux institutions publiques ; la neutralité s’exerce obligatoire-ment dans le service public, mais pas dans l’espace public. C’est l’État qui est neutre, pas la société ; les entreprises publiques (comme par exemple la RATP) et les entre-prises privées délégataires d’une mission de service public ont aussi une obligation de neutralité ; mais il est parfois difficile de bien qualifier une entreprise : souvenons-nous du feuilleton judiciaire de la crèche Baby Loup, qui assurait une mission d’intérêt géné-ral, dépendait bien pour son financement à 80 % de crédits publics, mais n’étant pas soumise au contrôle de l’État, n’était pas considérée comme légataire d’une mission de service public. La Cour de cassation fait, de façon très circonstanciée, référence à son action auprès de jeunes enfants pour prendre en compte le principe de neutralité inscrit dans son règlement. Il y a ainsi des cas où il est difficile de faire la distinction entre sphère publique et sphère privée mais, globalement, la notion de service public est sans doute le critère le plus opérationnel.

Un participant - Dans la continuité de la question précédente, il faudrait sans doute parler des sectes et de la MIVILUDES (mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) : nous sommes en France et donc dans une position un peu différente de celle des USA qui nous critiquent beaucoup sur ce point par rapport à la liberté de culte et d’expression. Et allant un petit peu plus loin, j’aimerais savoir si les différents courants, congrégations ou confréries musulmanes peuvent être considé-rées comme des Églises ? Sinon on n’est plus tout à fait dans la loi de 1905, on est sur de nouvelles questions et de nouveaux problèmes.

Georges Bringuier - Légalement, depuis 2002, il n’y a plus en France de liste de sectes officiellement étiquetées, mais il y a des mouvements ou associations présentant des risques de dérives sectaires. Ce n’est pas sur des croyances ou des convictions que l’on qualifie les dérives sectaires, mais sur le droit (exercice illégal de la pharmacie, de la médecine, extorsion de fonds, emprise psychologique avec la loi About-Picard, par ailleurs difficilement applicable…).

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Tout cela est un peu compliqué à mettre en œuvre et parfois, j’irais jusqu’à dire « plein de bâtons dans les roues », comme le montre l’exemple de la scientologie qui, à tous les étages de nos sociétés, finit par trouver des soutiens efficaces.

Au-delà, l’islam est-il organisé en Église et relève-t-il de la loi de 1905 ? Globalement oui. Mais, à l’intérieur de lui-même, comme les autres religions, il recèle quelques mou-vements qui s’apparentent à des dérives sectaires au même titre que les autres religions.

Un participant - Je voudrais partir du livre de Monsieur Baubérot, « Religion et laïcité dans l’Europe des douze », (1994). En quatrième de couverture il pose ainsi quelques questions que je voudrais reprendre : pourquoi en France l’école joue-t-elle un si grand rôle dans la laïcité ? Sans séparation de l’Église de l’État, comment le Danemark peut-il être aussi peu religieux ? Quel est le devenir de la laïcité en Europe ?

Georges Bringuier - Il faut se souvenir que l’école française est laïcisée dès 1881, une génération avant l’Etat (on dit souvent que l’école en France a été le creuset de la laïcité) : en tout cas les enseignements sont laïques, le savoir est laïque, et je dirais que les sciences et la laïcité font bon ménage. La science ne s’occupe pas de métaphysique, elle ne s’occupe pas de Dieu, et comme la laïcité, elle transcende les transcendances : il n’y a pas de croyances à l’école, il n’y a que des savoirs scientifiques et les valeurs républicaines.

Quant au Danemark, je crois qu’il s’agit d’une monarchie constitutionnelle et non pas d'une république…. Par analogie je voudrais vous dire que récemment des acteurs socio-éducatifs ariégeois qui devaient se rendre en Finlande m’ont sollicité pour sa-voir comment ils pouvaient parler de laïcité à des Finlandais. Je leur ai dit combien l’entreprise me semblait des plus ardues, expliquer la laïcité étant déjà assez difficile en France.

Si l’on fait un tour à 360° en Europe, quelles relations observe-t-on entre les États et les religions ? Très schématiquement, voire de façon caricaturale, on a deux types de relations : le sécularisme ou la laïcité. Dès le début du siècle précédent, Aristide Briand disait : « Dans les pays civilisés (sic !), la distinction entre l’État et les Églises est en marche et cette distinction peut se faire selon deux voies, celle de la laïcisation ou celle de la sécularisation ». Le terme « laïcité » n’existe pas dans les pays anglo-saxons, et je pense que le traduire par secularism est au mieux une maladresse.

Dans les pays où l’Église catholique était dominatrice (France, Portugal, Espagne, Ita-lie, Belgique) c’est plutôt le chemin séparatiste qui a été emprunté. Dans les pays où les autres religions (orthodoxe, protestante, anglicane) étaient dominantes, là où ces religions ont souvent collaboré avec le pouvoir politique, c’est la sécularisation qui s’est mise en place. Le secularism est en quelque sorte basé sur deux principes : le principe de hiérarchie entre les religions et le principe de tolérance (les religions non reconnues par l’Etat sont tolérées).

Pour la laïcité il n’y a pas de hiérarchie entre les religions. Pour répondre à la question quatre il n’y a sans doute pas, à horizon historique visible, d’unité européenne sur le concept de laïcité.

Un participant - Pour présenter la laïcité vous êtes parti de la Constitution, vous vous êtes fondé sur une démarche historique et vous avez exprimé la conviction que le droit et l’histoire constituent un rempart pour la laïcité. Mais aujourd’hui, le terrain du

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débat, de la confrontation, semble avoir changé (Baubérot est lui-même historien mais aussi sociologue de la laïcité), la laïcité n’est pas seulement constitutionnelle et fondée sur l’histoire, mais elle est aussi sociologie, sociétale (voir la polémique entre Caroline Fourest et justement Jean Baubérot). De ce fait, le travail du GREP dans les collèges de la Haute-Garonne, à l’occasion du « Parcours laïc et citoyen » porté par le Conseil Départemental 31, ne va plus se déployer dans ce que Jean Zay considérait comme des sanctuaires, mais devant des élèves, sous le regard de parents et sous le contrôle d’enseignants qui portent, les uns et les autres, des croyances, des convictions, des savoirs et des capacités polémiques complexes à gérer. Je voudrais donc m’adresser un peu au praticien pour qu’il nous dise comment il voit notre action prochaine.

Georges Bringuier - Depuis quelques années je suis plutôt praticien devant les profes-seurs, en termes de formation initiale ou continue, et j’interviens rarement devant les élèves ou les parents d’élèves. Il me semble que le récit (histoire de la laïcité, ou histoire de destins comme ceux d’Hypatie ou du chevalier de La Barre) fournissent un bon biais pédagogique au niveau du collège.

Le fait est qu’aujourd’hui, la tendance est à l’adjectivation de la laïcité, cette adjectiva-tion qui lui confèrerait une grande plasticité. En ce qui me concerne j’évite les adjec-tifs pour parler de laïcité. Mais la laïcité est cependant un concept vivant, et il me semble qu’aujourd’hui c’est une espèce d’auberge espagnole en grande souffrance, que chacun se plaît à instrumentaliser au service de ses choix et croyances. Je voudrais reprendre une phrase de notre ministre Madame Najat Vallaud Belkacem : « Il n’y a pas aujourd’hui de laïcité de combat mais il est encore nécessaire de mener un combat pour la laïcité ». Sans aller jusqu’à l’aporie portée par le pasteur évangéliste de Rhodes Island qui voulait inscrire dans la constitution de sa ville le droit de liberté absolue de conscience, « voulu par Dieu (sic!)», il est important, au-delà des discours qualificatifs tenus par les uns et les autres (et qui bien entendu divergent), de revenir à ce concept fondamental de liberté de conscience.

L’épisode du burkini de cet été montre que la laïcité n’est plus un sujet clivant entre la gauche et la droite, mais clivant à gauche et clivant à droite, et montre également que les responsables politiques peuvent être mis en difficulté par l’immédiateté des réponses qu’exige la société.

Un participant - Juste deux interrogations : Que répondre au lycéen français, descen-dant d'immigré de la troisième génération, qui nous dit que la laïcité, c’est contre l’is-lam ? Et est-ce qu’au bout du compte, et au-delà de toute religion, la laïcité ce n’est pas d’abord la négation de tout totalitarisme ?

Georges Bringuier - La laïcité, et c’est une réponse sans doute aux deux questions, c’est le vivre ensemble, c’est ce que montre la charte de la laïcité à l’école. Mais ce n’est pas forcément très simple : la liberté, tout le monde ne la veut pas pour tout le monde, surtout pour les autres. Pour l’égalité c’est un peu pareil. Quant à la fraternité, nous avons apparemment un petit peu de difficulté à faire admettre que nous sommes là pour vivre ensemble.

La laïcité n'est pas une conviction, une option spirituelle, mais la liberté d'en avoir une. C’est le droit à la différence, et non la différence des droits comme le communauta-risme que l’on retrouve dans la plupart des pays européens sécularisés, mais qui existe aussi dans notre pays.

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Le danger du communautarisme, c’est l’enfermement et c’est aussi cette exigence de droits différents du droit républicain. Au plan des religions, c’est penser que la loi de Dieu est supérieure à celle de la République.

En conclusion, si l’approche historique permet de mieux comprendre le processus de laïcisation de la France, il est important de distinguer l’acte de séparation qui conclut une longue marche de cinq siècles de luttes et qui se réalise contre une Église domi-nante, et le régime séparé, qui est la situation actuelle régie par le principe de laïcité, principe de paix et de concorde civile : nous avons à faire comprendre et admettre que les valeurs qui nous rassemblent sont bien plus importantes que celles qui nous distinguent.

Toulouse, le 14 octobre 2016

Georges Bringuier est Inspecteur de l’Éducation nationale (Mathématiques-sciences) de l’Académie de Toulouse. Il est l'auteur de La Laïcité dans tous ses États (Privat 2016), et aussi de Darwin, voyageur de la raison (Privat, 2012), ain-si que d'une biographie Alexandre Grothendieck, itinéraire d’un mathématicien hors normes (Privat, 2016). Et il a écrit sous le pseudonyme de Georges Brianne Lucy, Eve et Marianne: Evolutionnisme, Créationnisme et Laïcité (Privat, 2010)