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Andrew Wilson La langue du mensonge ROMAN Traduit de l’anglais par Françoise du Sorbier Albin Michel

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Andrew Wilson

La languedu mensonge

ROMAN

Traduit de l’anglaispar Françoise du Sorbier

Albin Michel

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© Editions Albin Michel, 2008pour la traduction française

Edition originale :THE LYING TONGUE

© Andrew Wilson 2007

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Ceci n’est pas le livre que je voulais écrire.Il devait être tout à fait autre.

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Ce point d’interrogation au cœur de la ville, je le voyaispartout. D’abord à l’aéroport, pendant que j’attendaisdevant le carrousel. Quand je feuilletai mon guide jusqu’àla dernière page, la forme parut jaillir du plan : le grandcanal serpentant dans la terre saturée, question permanente.

En regardant autour de moi, je me demandai ce que tousces gens venaient faire à Venise. Un jeune Chinois seconcentrait sur la nouvelle carte SIM qu’il introduisait dansson mobile. Une jolie femme à la peau sombre ôta ses lunet-tes, sortit une petite glace de la poche de sa veste et entrepritde mettre des lentilles aussi fines que des écailles de poisson.Un chauve dont la tête rasée réfléchissait les lumières jauneset crues de l’aérogare attendait avec impatience ses bagages,l’œil inquiet.

Je savais pourquoi j’étais là. Je souris en pensant à mesamis à Londres : eux, ils se préparaient à suivre leurs coursde maîtrise ennuyeux ou à gagner un salaire dérisoire dansun secteur des industries dites créatives. Mon meilleur ami,Jake, qui venait de décrocher un boulot subalterne pour lapage « carnet » d’un journal, était fauché au point de courirles cocktails pour se nourrir gratis en buvant du mauvaisvin. Je voulais faire mieux.

Pendant mon dernier trimestre à l’université, j’avaisannoncé, sottement peut-être, que j’allais écrire un roman.Trop de distractions vous sollicitent à Londres. Tout ce

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dont j’avais besoin, c’était de temps pour écrire. Désormais,j’en aurais.

Deux mois auparavant, Jake m’avait dit qu’un ami deses parents, un investisseur italien, cherchait quelqu’un quiaccepterait d’aller à Venise donner des cours de soutien enlettres à son fils de seize ans. C’était l’occasion rêvée. J’au-rais à m’occuper d’Antonio le matin, ce qui me laisserait lereste de la journée pour travailler à mon roman, que j’avaisdécidé de situer à Venise. Après une demi-heure de conver-sation au téléphone et un échange rapide d’e-mails, je fusengagé. Le salaire n’était pas mirobolant, trois cents eurospar mois, mais j’étais logé. Je devais commencer dans deuxjours. Je n’en croyais pas ma chance.

Après avoir récupéré mes sacs et les avoir empilés sur unchariot, je sortis. La chaleur de la nuit me saisit et je vis unelune rose briller dans le ciel. J’empruntai une série deboyaux en plastique qui gardaient la chaleur au point quel’air me brûlait la gorge et suivis le flot des passagers versle vaporetto. En m’approchant de l’arrêt Alilaguna, j’enten-dis le bruit de la marée léchant le côté du bassin. J’avaisimaginé une eau claire et fraîche. Ce que je vis me choqua :un liquide qui ressemblait plus à du goudron, épais, et vis-queux, recouvert d’une pellicule gluante pleine de débris.Sur l’eau flottait un pigeon mort, dont le corps se balançaitau gré de l’ondulation légère de la marée. Un courant l’em-porta vers le bassin. Il n’avait plus d’yeux.

Je n’attendis pas longtemps l’arrivée du vaporetto. La tra-versée de la lagune obscure occupa l’heure suivante. A l’ar-rêt le plus proche de Saint-Marc, je descendis avec armes etbagages et m’arrêtai pour consulter mon plan. Toujours cepoint d’interrogation. Je trouvai la rue minuscule et enregis-trai mentalement son emplacement juste derrière la piazza,que je commençai à traverser. Autour de moi, les pigeonsfaisaient entendre sans relâche leur roucoulement où perçaitune note narquoise.

L’hôtel, petit et miteux, sentait le tabac et les égouts. Lepropriétaire, un homme trapu au teint terreux, à la peau

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transparente, aux cheveux noirs et mous et à la lèvre supé-rieure saillante comme un bourrelet, fixa sur moi ses petitsyeux perçants. Il tendit sa main droite gantée de cuir noirpour me donner la clé de ma chambre, le numéro 23, touten haut. Je la pris avec un sourire, puis montai l’escalier etouvris la porte. Le plafond était barré de vieilles poutres.Sur le papier peint couleur pêche s’étalaient des taches d’hu-midité. Les draps semblaient ne pas avoir été lavés, et je visun cafard dans le lavabo minuscule. Je ne resterais là qu’unenuit, avant d’emménager dans l’appartement des Gondolini,près de l’Arsenal. Et le surlendemain, je commencerais monroman.

Comme mon rendez-vous avec les Gondolini n’étaitprévu qu’à quatre heures de l’après-midi, j’avais presquetoute la journée pour explorer la ville. Après le petit déjeu-ner, je quittai l’hôtel où je laissai mes bagages, que jereprendrais plus tard. Si je n’étais encore jamais venu àVenise, j’en avais cependant une idée claire : un décorsophistiqué flottant sur l’eau, un paysage architectural.Mais l’indéniable beauté de la ville – la Venise que j’avaisvue dans les guides de voyage et les films – était anéantiepar un soleil qui la chauffait à blanc et éclipsée par la fouledes touristes. Des guides brandissant des ombrelles de cou-leurs vives essayaient de se faire entendre dans la cohue cos-mopolite. Les gros transpiraient par tous les pores. Lesfemmes, parées de leurs plus beaux bijoux fantaisie, la maincrispée sur leur petit sac doré très tendance, tentaient de nepas battre un cil en se trouvant nez à nez avec leur clone.Bon nombre de maris, l’œil vide, paraissaient ne rien voir.

Je me frayai un chemin pour gagner la Riva et réussis nonsans mal à rester au bord du quai. Armé de mon plan, jetraversai pour rejoindre le Rio del Vin, tournai à gauche enlaissant la foule derrière moi. Je me dirigeai vers le CampoSan Zaccaria où, selon la légende, le diable apparut le jourde la Saint-Michel et voulut s’emparer d’une jeune mariée

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pour l’entraîner en enfer, lorsque l’époux de celle-ci le miten fuite en rugissant comme le lion de Saint Marc. Je ne saispas si l’histoire était vraie, mais j’avais lu que, chaque année,des jeunes gens se rassemblaient sur la place et rejouaientrituellement la scène pour s’assurer de la fidélité de leurfuture femme. Je pensai à Eliza, à Londres. Je la vis dansson lit, avec Kirkby. Il avait un bras cassé et je l’imaginaien train de la baiser en tenant son plâtre contre sa poitrinecomme un nouveau-né.

Je poussai la porte en bois de l’église et entrai dans lapénombre fraîche. Une vieille femme, la tête penchée, age-nouillée près d’un banc, récitait une prière à voix basse. Sespaupières très fines frémissaient et se contractaient commesi elle venait juste de sortir de son lit et rêvait encore. Je fisle tour de l’église et m’arrêtai devant le tableau de Bellini,La Sacra Conversazione, parfois aussi appelé la Madoneavec les saints. Pendant mes études d’histoire de l’art, j’avaissouvent vu ce retable dans mes livres. Je sortis une piècepour la glisser dans la fente. La lumière artificielle inondale tableau, illuminant l’ange qui jouait d’un instrument àcordes au pied de la Vierge en gloire et de l’enfant Jésusdont la petite paume bénissait les quatre saints au-dessousde lui : saint Pierre avec ses clés, sainte Catherine, à la rouebrisée, saint Jérôme l’érudit, drapé de rouge, un gros livreà la main, et sainte Lucie portant un flacon censé contenirses yeux, arrachés par Dioclétien. J’imaginais les petits glo-bes flottant dans l’eau salée, les pupilles dilatées par laconfusion et la peur.

Lorsque la lumière chronométrée s’éteignit, je repartis,passai devant l’autel qui, disait-on, contenait le corps desaint Zacharie, père de saint Jean-Baptiste, et descendis lebas-côté droit vers la chapelle de saint Athanase. Un hommeau nez chaussé de grosses lunettes noires qui le faisaientressembler à une mouche à viande était assis derrière unbureau. Je lui demandai en italien combien coûtait l’entrée,et il se contenta de me désigner un panneau indiquant letarif : un euro. Je lui tendis un billet et il me fit signe de

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passer. Accrochée aux murs, au-dessus de stalles de chœurdu XVe siècle, s’alignait une série de tableaux, dont la nais-sance de saint Jean-Baptiste, une œuvre de jeunesse du Tin-toret, un David avec la tête de Goliath, par Palma le jeune ;et, au-dessus de la porte, la représentation d’un martyre, oùun homme armé d’une sorte de tisonnier arrachait les yeuxdu personnage.

Je passai dans la chapelle voisine où j’admirai les retablesdorés de Vivarini et d’Alemagna et les fresques du peintreflorentin Andrea del Castagno. A travers une plaque deverre dans le sol, j’aperçus, au niveau inférieur, des mosaï-ques remontant au IXe siècle. Je descendis un escalier menantà la crypte au sol recouvert de cinq centimètres d’eau où sereflétaient arcs et colonnes. L’espace confiné sentait lemoisi. Gagné par la claustrophobie, j’eus envie de sortir. Jeregagnai l’église en traversant la chapelle, puis la nef, etfranchis la porte d’entrée.

En m’arrêtant prendre un café, j’examinai mon plan. Jevoulais voir la place Saint-Marc et le palais des Doges, maisje reculai à la perspective d’affronter la foule sur la place. Jedécidai donc de me rendre à l’Accademia. Evitant les artèresprincipales, j’empruntai une série de petites rues si étroitesqu’on n’y voyait jamais le soleil, avant de déboucher finale-ment près du Campo Santo Stefano. Je traversai le pont del’Accademia, m’arrêtant pour admirer la vue sur le GrandCanal ; mais en descendant les marches, je vis une longuefile d’attente devant la porte du musée. Ne me sentant pasle courage de rester longtemps debout dans une telle pro-miscuité, je décidai d’aller à Santa Maria Gloriosa dei Frari,une des églises que j’avais étudiées pour mon diplôme et quiétait située à San Polo, juste au nord. En traversant leCampo Santa Margharita, je sentis l’arôme délicieux de l’ailfrit, des tomates fraîches et du basilic haché. Un coup d’œilà ma montre m’apprit qu’il était presque une heure. Je m’as-sis devant une table à la terrasse de l’un des cafés de la placepour déjeuner et, après un repas bon marché de spaghettissauce tomate, je regardai autour de moi, jouissant du moin-

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dre détail. Deux petits garçons hurlaient de plaisir en jouantau football, et le bruit du ballon heurtant le sol se faisaitl’écho exact des battements de mon cœur. Des ménagèresbavardaient avec des hommes en tablier qui vendaient dupoulpe, des crevettes, des araignées de mer et du poisson,à l’abri de l’auvent de leurs éventaires. De jeunes couplesflânaient, main dans la main, se faisaient goûter leurs glacesaux couleurs incroyables et mêlaient leurs lèvres et leursparfums en s’embrassant. Tout semblait si neuf, si plein devie. Et je pouvais faire partie de la scène.

Je pris un autre café, réglai ma note et repartis versl’église des Frari. A l’intérieur de l’énorme bâtiment enforme de T, j’entendis le frottement de semelles sur le solde marbre et le murmure feutré d’un guide s’adressant à ungroupe au loin. Je passai devant le monument néo-classiqueà la mémoire du sculpteur Canova, une structure pyrami-dale contenant le cœur de l’artiste, allai voir le retable deCa’Pesaro Madonna, par le Titien, un portrait de JacobPesaro attendant d’être présenté à la Vierge et à l’enfant.J’avais appris que ce tableau avait révolutionné l’art desretables à Venise, car l’artiste avait décidé de changer laposition traditionnelle de la Vierge, qui n’occupait plus lecentre, mais un côté du tableau ; et aussi parce que le Titienavait donné aux personnages une émouvante réalité. Pen-dant que j’examinais le tableau, approchant et reculantpour admirer le bleu profond de la robe de saint Pierre etla composition harmonieuse de l’ensemble, je me sentistroublé par l’image d’un jeune homme vêtu de satin blancdans le coin inférieur droit du tableau. Où que j’aille, sesyeux accusateurs me suivaient, comme pour me dire de nepas oublier qu’un jour, à son image, je serais mort. J’eusbeau essayer d’apprécier l’autre chef-d’œuvre du Titien,l’Assomption de la Vierge, qui dominait le grand autel, ainsique les autres trésors de l’église, tombeaux et monuments,j’étais incapable de me concentrer. Le visage de cet adoles-cent ne me quittait pas.

Juste après trois heures, je commençai à me diriger vers

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le domicile des Gondolini. Je descendis jusqu’à l’arrêt duvaporetto à San Toma sur le Grand Canal et jouai descoudes pour entrer dans le bateau bondé. Je réussis à arriverà l’arrière du bateau et, juste après l’Accademia, me trouvaiun siège à la poupe. La lumière transformait l’eau en mer-cure et donnait aux bâtiments une teinte irréelle. Quand levaporetto s’éloigna de l’arrêt San Zaccaria, je vis dans lesvitres des portes séparant l’intérieur des sièges extérieurs lereflet du Campanile et le dôme de Santa Maria della Salute.Le mouvement du bateau commençait à me donner un peumal au cœur et, en retrouvant la terre ferme à l’Arsenal,j’avais l’impression d’être encore sur l’eau.

Je m’étais laissé dire que la famille avait un appartementdans un ancien entrepôt rénové tout à côté de la Corderie.En approchant de mon nouveau quartier, je remarquai quele nombre des touristes avait commencé à diminuer. Je véri-fiai sur mon plan l’emplacement exact de la rue, puis m’ap-prochai de la maison des Gondolini, une énorme bâtisse enbriques rouges donnant sur un petit canal. Je sonnai etattendis. Pas de réponse. Je sonnai à nouveau. Toujoursrien. Je fouillai dans mon sac pour retrouver l’e-mail expé-dié par Nicolo Gondolini. J’étais à la bonne adresse. Peut-être étaient-ils sortis ? Je sonnai à nouveau, deux coupsbrefs et j’entendis un déclic : la porte s’ouvrit.

L’escalier était sombre et je tendis le bras pour essayer detrouver un interrupteur. A ce moment-là, j’entendis unevoix en haut qui disait : « Adam Woods ? C’est vous,Adam ? Nous sommes ici. »

Ce devait être Nicolo Gondolini. Peut-être avais-je sonnépendant qu’il était dans la salle de bains, ou au téléphone.

Je montai l’escalier, m’arrêtant de temps à autre pourtâter le mur jusqu’à ce que mes yeux se fussent habitués àl’obscurité. Arrivé au second, je vis une porte ouverte. J’hé-sitai un instant avant d’entrer. Un homme qui me tournaitle dos était debout devant une fenêtre de l’autre côté de lapièce, auréolé d’une lumière aveuglante. Je mis la maindevant mes yeux pour les protéger.

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Avant d’avoir pu dire un mot, j’entendis le cliquetis dehauts talons sur le marbre derrière moi. En me retournant,je me trouvai face à face avec une femme. Une poupée :petite et parfaite. Elle avait un certain âge, mais son visaged’albâtre était étrangement dépourvu de rides.

« Adam, je suis... heureuse que... vous ayez pu venir »,dit-elle avec un fort accent italien. Elle prononça ces parolescomme si elle essayait de négocier la traversée d’un gué depierres glissantes. « Nicolo est content... lui aussi... quevous soyez venu. »

Après un échange de poignées de mains, elle fit un gestevers l’homme à la fenêtre, son mari, qui se retourna et s’ap-procha de moi. Comme sa femme, Nicolo Gondolini étaitimpeccablement mis, très bronzé, avec des cheveux aile decorbeau coiffés en arrière. Il portait au poignet une montremassive au cadran entouré de diamants.

« Par ici, je vous en prie », dit-il en indiquant une piècedonnant sur le couloir. Il fronça les sourcils, peut-être parceque s’exprimer en anglais lui demandait un effort. J’annon-çai aux Gondolini que je comprenais l’italien élémentaire etque, s’ils parlaient lentement, je pourrais suivre. Ils repassè-rent alors à l’italien.

J’entrai avec eux dans une pièce qui ressemblait à l’inté-rieur d’un cube blanc, meublée uniquement d’un canapé basgris et d’une chaise à haut dossier. Des murs nus, sanstableaux ni étagères.

« Asseyez-vous donc là », dit le signor Gondolini en m’in-diquant le canapé. Sa femme m’adressa un sourire rassu-rant, mais je sentis un malaise. Nicolo regarda le sol.

« Eh bien, nous avons un petit... un petit problème, dit-il.– Oui, intervint sa femme. Il vaut mieux aller droit au

but. Je crois que nous ne sommes pas en mesure de vousconfier ce travail, Mr. Woods.

– Pardon ? » dis-je.La signora Gondolini se tourna vers son mari, attendant

qu’il fournisse une explication. Il évita de croiser monregard.

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« De quoi s’agit-il ? » demandai-je.Il garda le silence.« Voilà, dit sa femme. C’est assez... comment dirai-je...

délicat. Tout était prêt pour vous recevoir, et Antonio étaitravi à la perspective de votre arrivée. Et puis nous avonsdécouvert quelque chose... qui nous met dans l’embarras. »

Il y eut un nouveau silence, et ils se regardèrent. Nicolofit un très léger signe de tête à sa femme, comme s’il l’autori-sait à poursuivre.

« Notre fils a fait une bêtise, reprit-elle. Hier, tard dansla soirée, nous avons reçu un coup de téléphone du mari denotre bonne. Dès que j’ai décroché, il a commencé à hurlerdans l’appareil. Je lui ai dit de se calmer, de parler pluslentement. Il insultait Antonio, le traitait de noms orduriersque je ne vous répéterai pas. Il disait qu’Antonio fréquentaitsa fille Isola. Que, ce matin-là, elle ne s’était pas levée.Quand sa mère était allée voir ce qui n’allait pas, elle l’avaittrouvée en train de pleurer. Au début, la petite n’avait rienvoulu dire. Pourtant, elle avait fini par craquer : elle étaitenceinte. Et, d’après elle, l’enfant était d’Antonio. »

Elle parlait si bas maintenant que je dus me pencher unpeu vers elle. Je sentis son léger parfum de chèvrefeuille.

« Elle n’a que quatorze ans et...– Alors, comme vous pouvez l’imaginer, nous l’avons

interrogé pour en avoir le cœur net. Oui, il était sorti avecIsola et ils avaient eu des relations. Il a fini par dire qu’il nel’abandonnerait pas. Vous vous rendez compte ! L’imbéci-le ! Il vient d’avoir seize ans. Il a la vie devant lui. On n’apas idée !

– Il y a eu une scène, naturellement, dit sa femme. Maisil était hors de question de le laisser gâcher sa vie. Nousl’avons envoyé ce matin à New York chez ma sœur. Bienentendu, la situation avec les parents d’Isola est toujourstrès tendue, et il est exclu que Maria continue à travaillerchez nous. Il faudra cependant bien trouver une solution.Bref, tout cela n’arrange pas du tout vos affaires, j’ima-gine. »

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Mon nouvel univers venait de s’écrouler et la colère m’en-vahissait. Mais je hochai la tête en signe de sympathie.

« Evidemment, personne n’y peut rien, dis-je. Je vais trou-ver autre chose. Comme vous dites, vous avez pensé au biend’Antonio et j’imagine qu’il fera autant de progrès enanglais à New York qu’enfermé ici avec moi.

– Merci de votre compréhension, Adam. Nous vous ensommes très reconnaissants. Nicolo et moi ne savions vrai-ment pas quoi vous dire. Nous nous sentions si coupables. »

La grande main de Nicolo plongea dans sa veste, d’où ilsortit son portefeuille.

« Nous vous paierons le premier mois, c’est la moindredes choses, dit-il. Et si vous avez besoin de quoi que ce soitd’autre, faites-le-nous savoir. »

Je pris les trois cents euros. Je n’irais pas bien loin avecça, mais je souris quand même et le remerciai.

« Qu’est-ce que vous allez faire ? demanda la signorinaGondolini. Retourner à Londres ? Nous pourrions aussiprendre votre voyage à notre charge, qu’en penses-tu,Nicolo ?

– Si, si, bien sûr, répondit-il. Prenez un peu de vacanceset dites-nous quand vous voudrez rentrer, nous vous paie-rons votre billet. »

Mais qu’est-ce qui m’attendait en Angleterre ? Une rela-tion rompue et la perspective d’un été chez mes parents dansle Hertfordshire. Et puis j’avais mon roman à écrire. Quandj’avais parlé à mon père de ce projet, il m’avait ri au nez.Non, je devais rester.

« Je crois que je vais passer quelque temps à Venise,répondis-je. J’essaierai sans doute de trouver un autreemploi. Je n’ai pas très envie de rentrer en Angleterre pourl’instant et... »

La signora Gondolini se leva d’un bond, son carré parfaitdansa autour de son visage et ses mains minuscules s’agitè-rent en l’air comme des ailes de papillon.

« Nicolo, Nicolo..., dit-elle d’un ton ravi. J’ai trouvé !– Cosa ? » fit son mari, non sans agacement.

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