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LA LECTURE DE BANDE DESSINÉE : tentative d'analyse des pratiques de lecture, de ses évolutions et du rôle des bibliothèques publiques par Agnès Deyzieux* Soulignant l'importance aussi bien qualitative que quantitative de la lecture de la bande dessinée, Agnès Deyzieux met en évidence les paradoxes et les contradictions de sa prise en compte dans les bibliothèques. Elle indique les pistes - développement de la critique, formation des professionnels, clarification des politiques d'acquisition - qui devraient permettre une meilleure reconnaissance du genre, dans toute sa diversité. D epuis quelques années, la bande des- sinée qui réalise un score exceptionnel sur le marché éditorial (record du nombre des ventes, des titres et des tirages) apparaît comme un des secteurs les plus dynamiques de l'édition et offre l'image d'un domaine créatif en ébullition, riche en expériences graphiques et narratives. Reconnu comme un moyen de communica- tion et d'expression, célébré dans des festi- vals et étudié lors de colloques, le 9^ me Art semble apprécié dans ses spécificités par le plus grand nombre. « On a la confirmation d'un changement du regard de la société sur la bande dessinée... La bande dessinée est maintenant reconnue comme un genre litté- raire, un phénomène de lecture et un phéno- mène économique » affirme avec optimisme Claude de Saint Vincent, PDG du groupe Dargaud (cf. réf. 1). Mais au-delà de ce succès, lisible surtout en termes économiques et créatifs - un marché en pleine croissance, une créativité dyna- mique, un public au rendez-vous -, le statut de la bande dessinée et les pratiques de lec- ture ont-elles réellement évolué ? * Agnès Deyzieux est documentaliste, formatrice et présidente de l'association Bulle en tête. Les notes sont regroupées en fin d'article N°201 SEPTEMBRE 2001 /101

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LA LECTUREDE BANDE DESSINÉE :

tentative d'analysedes pratiques de lecture,

de ses évolutions et du rôledes bibliothèques publiques

par Agnès Deyzieux*

Soulignant l'importance aussi bien qualitative que quantitativede la lecture de la bande dessinée, Agnès Deyzieux met en évidence

les paradoxes et les contradictions de sa prise en compte dansles bibliothèques. Elle indique les pistes - développementde la critique, formation des professionnels, clarification

des politiques d'acquisition - qui devraient permettreune meilleure reconnaissance du genre, dans toute sa diversité.

D epuis quelques années, la bande des-sinée qui réalise un score exceptionnel

sur le marché éditorial (record du nombredes ventes, des titres et des tirages) apparaîtcomme un des secteurs les plus dynamiquesde l'édition et offre l'image d'un domainecréatif en ébullition, riche en expériencesgraphiques et narratives.Reconnu comme un moyen de communica-tion et d'expression, célébré dans des festi-vals et étudié lors de colloques, le 9^me Artsemble apprécié dans ses spécificités par leplus grand nombre. « On a la confirmation

d'un changement du regard de la société surla bande dessinée... La bande dessinée estmaintenant reconnue comme un genre litté-raire, un phénomène de lecture et un phéno-mène économique » affirme avec optimismeClaude de Saint Vincent, PDG du groupeDargaud (cf. réf. 1).

Mais au-delà de ce succès, lisible surtout entermes économiques et créatifs - un marchéen pleine croissance, une créativité dyna-mique, un public au rendez-vous - , le statutde la bande dessinée et les pratiques de lec-ture ont-elles réellement évolué ?

* Agnès Deyzieux est documentaliste, formatrice et présidente de l'association Bulle en tête.Les notes sont regroupées en fin d'article

N°201 SEPTEMBRE 2001 /101

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Comment la bande dessinée est-elle perçuedans les lieux de lecture d'où elle a été long-temps sinon exclue du moins tenue à l'écart ?Ces lieux - médiathèques, bibliothèques,CDI - et les professionnels, médiateurs duUvre, exercent-ils une influence sur le lec-torat de la bande dessinée ?

Un statut controverséTolérée voire méprisée, la bandedessinée a longtemps été considéréecomme un livre mineur (classée dansla catégorie para-littérature ou sous-littérature) par le grand publiccomme par les professionnels dulivre. Quelques explications peu-vent être avancées qui nous per-mettront de saisir les évolutionsactuelles du statut de ce livre et lescomportements de son lectorat.Marquée par son statut originel de livre des-tiné aux enfants, donc futile, facile et infan-tile, la bande dessinée a souffert pendantlongtemps d'une mauvaise image de marque.L'émergence d'une bande dessinée adultedans les années 70 n'a pas forcément faitévoluer cette image négative. Revendiquéepar le grand public comme une lecture dedétente et de plaisir, « un divertissementcoloré, facile et consensuel, " qui ne prendpas la tête " »(cf. réf. 2), la bande dessinéeest tantôt classée dans la catégorie livre(avec la connotation péjorative de livre« facile ») tantôt dans la catégorie loisir.De nombreux adultes qui plaçaient la bandedessinée au plus bas degré de l'échelle desUvres s'accordent à lui reconnaître à présentle statut de loisir intelligent, plus « structu-rant » pour leurs enfants que les jeux vidéos(cf. réf. 3). D'une appréciation de degré,nous sommes passés à une appréciation denature. La « bédé », petit divertissementfacile au regard de la hiérarchie littéraire,acquiert en rivalisant avec l'écran concur-

1 »

I I )

m. J.C. Menu,in Les Cahiers de la bande dessinée, n°81

rentiel le statut de « loisir intelligent ». De« mauvais livre » elle devient « un livrequand même ». Activité plus valorisante dansla sphère des loisirs des jeunes, car activitémalgré tout de lecture, soit, mais au regardde la « vraie lecture » - de déchiffrement detexte - si insignifiante, si peu éducative...Une distance est toujours maintenue entre labande dessinée et le livre en général, entre lalecture et la lecture de bande dessinée.Cette difficulté à acquérir le statut de« vrai » livre se trouve encouragée parl'absence de discours critique autour de labande dessinée. Contrairement à la littéra-ture de jeunesse (à la littérature ou au ciné-ma), où un arsenal critique fait pléthore, labande dessinée s'avance seule, sans discoursou attention critique, même si quelques revuesspécialisées élèvent une petite voix isolée.Pourtant, un certain dynamisme actuel dumarché - lisible dans le renouveau de labande dessinée pour enfants et dans le déve-

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loppement des petits labels1 a permis au lec-torat de s'épanouir, de se diversifier etd'enrichir ses attentes. Cette vitalité devraitfaire évoluer positivement l'image de la bandedessinée. Car la bande dessinée apparaîtcomme un incroyable espace de liberté pourl'expression graphique et narrative ainsi quepour les multiples lectures qu'elle permet.Mais la bande dessinée reste un genre insaisis-sable et inclassable - ce qui est sa richesse,signe de sa liberté expressive mais aussi sontalon d'Achille2. Elle est facilement critiquéecar mal connue dans la variété de sa produc-tion et mal comprise dans ses spécificités.Imprimé à part, livre en marge des autreslivres, elle a des difficultés à être bien priseen compte dans les lieux de lecture et par lesprofessionnels du livre.

Pourtant, c'est un livre qui paraît de plus enplus apprécié du public (en témoigne l'aug-mentation des ventes). Qui est donc cepublic ? A-t-il vraiment évolué ces dernières

Une lecture appréciéeDepuis des années, la bande dessinée estappréciée des Français (cf. réf. 4), et ce sontmajoritairement les jeunes qui paraissentapprécier le plus sa lecture (cf. réf. 5).Le profil du lecteur de bandes dessinées setrouve confirmé depuis plusieurs années : ilest urbain, masculin, âgé d'une trentained'années. Célibataire, diplômé, il est aussisouvent gros lecteur (60 % des plus gros lec-teurs lisent aussi des bandes dessinées) etgros consommateur de produits culturels.Il semble que la bande dessinée attire davan-tage les catégories les mieux intégrées de lasociété et les plus impliquées dans les évolu-tions de sa culture » (cf. réf. 4). Voilà dequoi réduire certains préjugés qui assimilentrapidement lecteurs de bande dessinée àfaibles lecteurs en difficulté d'intégrationsociale... Impossible par contre de savoir si

c'est la bande dessinée qui mène aux livresou les livres à la bande dessinée. « Livre etbande dessinée se partagent le même publicet s'inscrivent dans la même culture » (cf.réf. 4) ; ils ne s'opposent donc absolumentpas comme certains auraient tendance à lepréjuger.

Il n'est pas non plus impossible de penserque ce type de lecteur, du fait de sa cultureou de ses diplômes, est un lecteur particuliè-rement sans complexe et autonome par rap-port aux livres, ne développant pas une cul-pabilité ou une honte particulière à lire deslivres considérés comme « pour enfants » ouà paraître des nostalgiques attardés...Il est aussi intéressant de constater que ceprofil du lecteur de bande dessinée est sensi-blement le même que celui du lecteur debibliothèque : même âge, même catégoriesocio-professionnelle, mêmes comportementsd'accumulation et de diversification des pra-tiques culturelles.

. f c

La bédéthèque idéale selon Trondheim,dessin réalisé dans le cadre d'une exposition proposée

par l'association Bulle en tête

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Où lit-on des bandes dessinées ?La bande dessinée se vend bien, elle s'achètesurtout dans les hypermarchés (même sitoutes les structures de distribution ont pro-fité de la bonne santé du secteur), elle s'offrefacilement (les adultes offrant aux plusjeunes), et se prête aussi beaucoup.Si 67 % possèdent les albums qu'ils lisent,22 % empruntent à leur entourage et 15 %en bibliothèque (cf. réf. 3).Soulignons qu'en 20 ans, la proportion defoyers inscrits en bibliothèque a doublé ; lesjeunes étant 4 fois plus nombreux à y êtreinscrits (cf. réf. 6).

On pourra donc s'interroger sur le rôle desbibliothèques en matière de lecture de bandedessinée : rôle efficace, minimum ou amélio-rable ?

Place de la bande dessinée dansles bibliothèquesLe gros lecteur de bande dessinée - au profilsi proche du lecteur de bibliothèque - litplus de quatre bandes dessinées par mois,mais il en achète moins de dix par an. Leprêt de livres est donc son mode privilégiéd'approvisionnement.Le prêt privé paraît être la formule la plususitée mais le prêt réalisé par les biblio-thèques n'est plus négligeable.

La consultation sur placeLa consultation sur place ne faisant pasl'objet d'enquête, il est très difficile d'esti-mer l'importance de cette pratique. Lesbibliothécaires qui constatent un très fortdéclassement et dérangement des collectionsde bandes dessinées les jours d'affluenee enbibliothèque (mercredi et samedi), auraienttendance à penser que les albums de bandedessinée sont énormément consultés (feuille-tage ou lecture complète sur place).D'après l'enquête menée par une documen-taliste d'Inter CDI, 81 % des documents

consultés sur place dans les CDI par les col-légiens sont des bandes dessinées (cf. réf. 7).

Etat des collections et prêt de bibliothèquesNous prendrons l'exemple des bibliothèquesparisiennes en nous appuyant sur uneenquête de 1996 qui examinait la place desbandes dessinées dans vingt-cinq biblio-thèques informatisées et leur utilisation parle public (cf. réf. 8).Sans penser que les résultats sont conver-tibles à l'ensemble des bibliothèques du ter-ritoire français, ils peuvent être simplementenvisagés comme un exemple assez représen-tatif donnant matière à réflexion.D'après les statistiques de prêt de la Ville deParis, la bande dessinée représente la caté-gorie de livres la plus empruntée et ce, mal-gré la faiblesse relative des collections. Eneffet, la bande dessinée ne représente que4,4 % des collections tout en assurant14,7 % des prêts.

Le degré d'utilisation des collections appa-raît comme très satisfaisant (la relation entrela proportion des documents par rapport àl'ensemble du fonds et la proportion desprêts de ce document par rapport àl'ensemble des prêts).On relève également que le taux de rotationglobal (pour un imprimé) est élevé : plus de11 %, la moyenne pour un livre adulte tour-nant autour de 2 %. On constate que la bandedessinée obtient les mêmes scores que lesdocuments audiovisuels (CD, vidéos) ou lesmagazines, ce qui aurait tendance à confirmerson statut de livre à part, différent des autresimprimés et nécessitant donc une prise encompte des professionnels qui soit adaptée.Ce fort taux de rotation souligne les caracté-ristiques de la lecture de bande dessinée : ils'agit d'une lecture plutôt rapide - unalbum peut être assez vite lu - , mais qui estsouvent une relecture. Une lecture surquatre est en effet une relecture, (cf. réf. 4),ce qui est tout à fait en accord avec la nature

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même de la bande dessinée qui engage plu-sieurs niveaux ou modes de lecture.Enfin, la présence de cet important taux derotation des collections de bandes dessinéessignale une demande forte du public etinduit implicitement un déficit de l'offre.Ce constat d'une inadéquation entre l'offrerestrictive des bibliothèques et la demandeimportante du public avait déjà été soulignéepar une enquête nationale en 1989. Intitulée« Bande dessinée et lecture publique : legrand sommeil » (cf. réf. 9), elle soulignait le« sous-équipement » des bibliothèques fran-çaises : faiblesse des collections de bandedessinée (part moyenne autour de 6 % envi-ron) et une politique d'acquisition peuvolontariste (45 % des bibliothèquesn'avaient pas augmenté ces dernières annéesla part du budget consacré à l'acquisitiond'albums).

Enfin, signalons que 30 % des établisse-ments reconnaissaient soumettre le prêt debandes dessinées à des restrictions en invo-quant « la volonté des bibliothécairesd'orienter les lecteurs vers d'autres types delivres ». On peut espérer que cette pratiquede rétention est actuellement en voie de dis-parition, mais si elle ne s'affiche plus avec lamême assurance, elle est souvent au cœurdu système de fonctionnement du prêt (si ledroit de prêt se limite par exemple à 4 docu-ments de n'importe quelle nature, cette pra-tique - au vu des caractéristiques de la lecturede bande dessinée et du profil du lecteur -ne favorise pas le prêt de bandes dessinées ;si par contre le droit de prêt précise 2 docu-ments plus 2 bandes dessinées, la catégoriesupplémentaire ainsi créée est avantagée).Le hic, - et la boucle est bouclée - c'est lafaiblesse des collections qui freine cette poli-tique de promotion des bandes dessinées àtravers le prêt.

Soulignons également qu'un quart des prêts enbibliothèque jeunesse est assuré par les bandesdessinées, ce qui souligne encore l'importance

Ul. J.C. Menu,in Les Cahiers de la bande dessinée, n°80

du lectorat enfantin et le fait aussi que l'offre yest plus souvent conséquente. Les bandes des-sinées sont ainsi réparties à Paris : 57,3 % ensection jeunesse contre 42,7 en section adulte(cf. réf. 8). On observe cette répartition égale-ment sur l'ensemble du territoire français : lapart moyenne de la bande dessinée en sectionjeunesse est de 11 % pour 4 % seulement ensection adulte (cf. réf. 9). On voit combien lestatut de la bande dessinée est encore lié àcelui de livre pour enfants.

S'il est possible d'affirmer que les collectionsde bande dessinée en bibliothèques paraissentbien insuffisantes, nous avons peu d'élémentspour évaluer la qualité de ces collections (pro-portion des séries, auteurs représentés...). Laprésence des mangas en bibliothèque parexemple est toujours un sujet suscitant denombreuses polémiques. Malgré les multiplesintérêts que peut offrir cette bande dessinée(cf. réf. 10), la mauvaise image de marque quila confine à la « japoniaiserie » chez les pro-fessionnels du livre persiste. Peu se sont inté-ressés à la diversité et à la qualité des titresque pouvaient offrir les mangas. Certainesbibliothèques cédant à la pression du publicadolescent se contentèrent d'offrir avec réti-cence les titres les plus médiatisés, d'autres enla condamnant ont plutôt pratiqué le repli sur

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les « valeurs sûres » de la bande dessinée(franco-belge).

Un effort important reste donc à réaliser auxbibliothèques pour améliorer les collectionsde bande dessinée aussi bien en quantitéqu'en diversité des titres.Certaines d'ailleurs qui ont entrepris depuisplusieurs années une diversification des col-lections, proposent à présent des titresappartenant aux divers secteurs du marchéde la bande dessinée (mangas, comics etpetits labels). Il serait bien sûr nécessaireque ce mouvement amorcé soit amplifié...Car même si la demande semble concentréesur des titres très médiatisés, il semble queface à une production calibrée pour le plusgrand nombre, une certaine autre bandedessinée propose à un lectorat plus curieuxde nouvelles formes graphiques et narrativesque les bibliothèques seront de plus en plusamenées à prendre en compte (cf. note 1).

PromotionOn peut penser que la bande dessinée faible-ment représentée dans les lieux de lecturen'est pas un document dont les profession-nels du livre assument une promotion parti-culière.Pourtant, ce sont les conseils de l'entouragequi jouent un rôle déterminant dans le choixde lecture (42 %), « la prescription directesemble suppléer au manque d'exposition dela bande dessinée par les médias qui nejouent qu'un rôle de prescription marginal »(cf. réf. 3).Pour les bibliothèques, aucune enquête nepermet de mettre en valeur le rôle de conseiljoué par ces professionnels auprès dupublic. Certaines bibliothèques cherchent àassurer un service de conseil ou d'informa-tion aux lecteurs par le biais de bibliogra-phies thématiques ou de listes de nouveautéscomme pour les autres livres.La variété des types de classements des collec-tions de bandes dessinées dans les biblio-

ill. J.C. Menu,

in Les Cahiers de la bande dessinée, n°80

thèques reflète une curieuse diversité des pra-tiques professionnelles. Du classement« fouillis » (c'est-à-dire pas de classement) auclassement par ordre alphabétique de scéna-ristes ou dessinateurs, en passant par le clas-sement par séries voire le classementthématique, tout est possible, qui va du désin-térêt certain jusqu'à l'incompréhension et quitémoigne de la difficulté à gérer et à prendreen compte ce livre dans sa différence et danssa spécificité.

De nombreuses animations et festivals orga-nisés par des bibliothèques prennent labande dessinée comme sujet, sachant que lepublic sera très souvent au rendez-vous :40 % des bibliothèques disent s'impliquerdans des manifestations ou des animationsautour de la bande dessinée et insistent surle succès de ces opérations auprès du public(cf. réf. 9). Les séances de dédicace desauteurs, les rencontres public-auteurs, lesateliers bande dessinée fleurissent ainsi auxquatre coins de la France...

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La situation peut paraître contradictoire- intérêt du public de bibliothèques pour labande dessinée, participation à des manifesta-tions et faible représentativité des collectionsde bibliothèques - mais elle est bien réelle.Les libraires spécialisés par contre se sontorganisés pour assurer une meilleure promo-tion de la bande dessinée. Regroupés enréseau (l'ALBD, l'Association des Librairesde Bandes Dessinées rassemblant plus de 130librairies indépendantes), ils s'engagent surune charte élaborée en commun et en parti-culier sur le prix unique du Uvre, dévelop-pent une politique de coopération (serviceIntranet) et de services au lecteur (serveurMinitel, site Internet). En 1997 apparaît unmagazine bimestriel - Canal BD Magazine -(offert aux lecteurs) qui a pour fonction de lestenir informés de l'actualité par le biais dechroniques d'albums et d'interviews d'auteursécrits par des rédacteurs indépendants (noninféodés à un éditeur). Se regroupant autourd'une identité culturelle commune tout en res-pectant la spécificité de chaque librairie,Canal BD constitue un réseau fort apprécié dulectorat ainsi que des bibliothécaires qui trou-vent là informations et conseils aux acquisi-tions. Il semble que le rôle du libraire spéciali-sé soit tout à fait reconnu par les bibliothé-caires qui n'hésitent pas à recourir aux ser-vices offerts, parfois même avec une aveugleconfiance...

Situation des bibliothécaires par rapport àla bande dessinéePour expliquer les difficultés des bibliothé-caires par rapport à la bande dessinée et lafaiblesse de représentation des collections,plusieurs arguments sont avancés par lesbibliothécaires eux-mêmes : certains sont liésà l'aspect matériel ou technique des bandesdessinées (les formats trop divers, véritablecasse-tête pour le rangement des collections,les difficultés de classification et de classe-ment, les vols, l 'usure t rop rapide des

la bédéthèque idéale relax selon MacPlanedessin réalisé dans le cadre d'une exposition proposée

par l'association Bulle en tête

ouvrages), la nécessité des priorités budgé-taires (l'album de bande dessinée est consi-déré comme un Uvre cher), la difficulté de sepositionner par rapport à cet ouvrage (« est-ce un vrai livre ? »), les préjugés divers(« nous avons une mission d'éducation à laCulture », « la bande dessinée n'a pas besoinde promotion, c'est un livre qui sort toutseul... »)

La véritable explication pourrait se résumerau manque de formation et d'informationsde ces professionnels aussi bien sur la pro-duction éditoriale, le marché de la bandedessinée que sur les spécificités du langagede la bande dessinée (cf. réf. 11).74 % des enfants et plus de 50 % des adultesse pensent mal informés sur l'actualité de labande dessinée (cf. réf. 3), les professionnelsne font pas exception à la règle... 95 % desbibliothécaires estiment manquer d'informa-

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tions pour choisir dans ce secteur de l'édi-tion (cf. réf. 9). C'est effectivement aumoment des acquisitions que les bibliothé-caires se trouvent confrontés à la richesse età la diversité du marché. Le manque derepères dans la production peut provoquerun phénomène de repli des bibliothécairessur les « valeurs sûres » qui ont fait leurpreuve... mais qui ne reflètent qu'une infiniepartie de la production.Il est étonnant d'ailleurs de constater unmanque de professionnalisme assez généraldes bibliothécaires et documentalistes dans ledomaine. Très souvent, l'avis professionnel estconditionné par le goût personnel et éminem-ment subjectif : « je n'achète pas ce genre deBD, le style ne me plaît pas », attitude inexis-tante pour d'autres types de livres.Au sein du problème du suivi général de laproduction et des acquisitions, se pose leproblème du suivi des séries. Les bibliothé-caires se sentent souvent obligés, par soucidu lecteur mais aussi par logique d'acquisi-tion ou parfois par facilité de ce fonctionne-ment, de poursuivre toute série débutée sansoser l'interrompre, alors même que la sériemontre des signes d'essoufflement ou unintérêt moindre.

En acceptant la loi des séries, les biblio-thèques se soumettent au fonctionnement dumarché sans imposer une politique d'acqui-sition qui pourrait se résumer à variété etqualité. Car il n'est pas inconcevable que lesbibliothèques puissent s'accorder la possibi-lité de sélectionner à travers la productionce qui semble se démarquer par un intérêtparticulier et/ou ce qui est représentatif detendances actuelles, même si cette politiqueremet en cause la logique de continuité desséries. La bibliothèque a sûrement là un rôleà jouer auprès du lecteur en lui proposantdes formes différentes et variées de la pro-duction actuelle.

Enfin, et on n'en parle jamais assez, labande dessinée est un livre qui suscite tou-

jours des peurs liées aux pouvoirs d'immédia-teté de l'image. La censure ou plutôt l'auto-censure en matière de bande dessinée est pra-tiquée de façon courante et diverse (suivantles lieux) par les bibliothécaires. La violenceou l'érotisme de certaines images continue deposer des problèmes surtout en bibliothèquejeunesse. Pour ne pas avoir à subir d'éven-tuelles récriminations (toujours isolées maistrès virulentes), les bibliothécaires de sectionjeunesse mais aussi de section adulte préfére-ront éliminer de leurs collections les titressusceptibles de poser problème. D'autantplus quand ils ne seront pas convaincus del'intérêt éventuel de l'album ou quand ils neposséderont pas les arguments pour ledéfendre..., ce qui relance encore le débatsur l'insuffisance de la formation.

Si la bande dessinée est largement reconnuepar le grand public comme une lecture deloisirs et de détente appréciable, si elle com-mence à s'intégrer au paysage culturel, ellesouffre toujours d'un manque de légitimité etelle n'est pas tout à fait reconnue par les pro-fessionnels du livre comme un livre à partentière au même titre que les autres, digne desmêmes intérêts bibliothéconomiques et biblio-graphiques et comme un livre à la nature spé-cifique, complexe dans sa forme et dans lesprocessus de lectures qu'elle suscite.Cette méconnaissance n'est plus à interpré-ter comme une résistance, comme elle a pul'être par le passé. Elle est liée à bien desfacteurs : domination profonde de l'écritdans notre civilisation (qui s'auto-proclamepourtant de l'image), manque d'un discoursanalytique et critique autour de la bandedessinée, manque d'une exposition média-tique des créations et enfin manque le pluscrucial, celui de la formation des profession-nels du livre dans ce domaine.L'auto-formation restant aléatoire et difficile(peu de revues spécialisées), il apparaîtd'autant plus urgent pour les professionnelsdu livre de se former. •

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d'Épargne. In Livres Hebdo n°409, vendredi 18 janvier 2001.

Réf. 4 : « Qui a peur de la bande dessinée ? » Sondage IFOP 1994, Salon International de la

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Réf. 10 : « Les Armes du manga », Agnès Deyzieux. In Lire au LP, n°33, été 2000.

Réf. 11 : « Documentaliste et bande dessinée », Agnès Deyzieux. In InterCDI, n°154, juillet/août

1998.

Notes1. En se mettant hors de la pression des circuits commerciaux traditionnels, les labels indé-pendants, venus souvent du fanzinat, ont créé des structures originales et souples, baséessur la vente par correspondance (les adhérents) puis sur un réseau de librairies spéciali-sées. Petite par son chiffre d'affaires mais essentielle par son rôle de stimulateur créatif etd'espace d'expression expérimentale, la bande dessinée alternative a su s'attirer un publiccurieux en quête d'originalité et d'authenticité, public que les « gros » éditeurs avaient lais-sé en marge et qu'ils tentent de capter en reprenant les innovations qui ont fait leur preuvevoire en s ' a t tachant cette nouvelle veine d ' au teurs découverts pa r les petits labels(Trondheim de l'Association est aussi à présent chez Dargaud et Delcourt).L'influence de la bande dessinée alternative s'est fait sentir sur l'ensemble du marché. On apu découvrir à travers de nouvelles collections un souffle d'originalité qui rompait avec lesnormes traditionnelles du marché : multiplication des formats, du nombre des pages, plusgrande importance donnée au noir et blanc, explorations graphiques et narratives.La bande dessinée alternative a affirmé sa volonté de réhabiliter la bande dessinée enrevendiquant des relations avec une culture plus large ou autre que la bande dessinée, enparticulier avec la littérature (L'Association crée l'OuBaPo - l'OUvroir de BAnde dessinéePOtentielle - qui se réfère explicitement à l'Oulipo).Cherchant à extraire la bande dessinée de son isolement culturel en captant un public plu-

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tôt cultivé et curieux d'innovations, la bande dessinée alternative défend une conceptionexigeante de la bande dessinée comme espace créatif et artistique.

2. Le terme même de genre est ambigu et souvent mal utilisé appliqué à la bande dessinée.Définie comme un récit en images, la bande dessinée ne peut se définir dans la catégorie lit-térature (qui développe des œuvres « réalisées par les moyens du langage »).De plus, la notion de genre en littérature ou en beaux-arts s'applique à « une catégoried'œuvres littéraires qui correspondent à certains critères : genre épistolaire, dramatique,oratoire... ou artistiques, classées selon leur sujet : genre du portrait ou du paysage »(Dictionnaire encyclopédique Axis). Il est donc erroné de qualifier la bande dessinée degenre littéraire.

La bande dessinée pourra être au mieux un « genre de livres » au sens d'une espèce possé-dant quelques propriétés spécifiques.Enfin, une autre confusion achève de brouiller les pistes, celle qui assimile genre à thème(ou registre narratif), « la bande dessinée n'est pas un genre puisqu'elle les englobe ou lestraverse tous » (cf. réf. 2).Même si la bande dessinée utilise du texte (commentaires narratifs et dialogues), des thèmes(que l'on retrouve dans tout type de récit narratif : fantastique, science-fiction, héroïc-fantasy...), même si elle développe des styles (graphiques ou narratifs) différents, elle nepeut être classée dans une catégorie genre littéraire.Cette confusion faite entre genre, thème, style, très courante chez le public comme chez lesprofessionnels du livre, dessert souvent la bande dessinée dont l'hybridité (mi-texte, mi-dessin) n'arrive pas à être reconnue comme une spécificité en soi.

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ill. Lelong in Vie et Mœurs, Fluide Glacial (Carmen Cru, n°3)

110 /LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS