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La légende du pont suspendu

La légende du pont suspendu - Rouyn-Noranda sport… · Mais les pourparlers échouèrent, et ils durent se battre. Grand fracas ! Tremblement général ! Au final, les trois géants

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Dans le cadre de sa démarche CULTURAT RN, la Ville de Rouyn-Noranda réalise, depuis 2015, la mise en place d’une œuvre participative éphémère. Ainsi, un artiste est invité à concevoir et à réaliser une œuvre mettant à contribution la population dans le cadre d’un festival ou d’un événement.

Comme la 3e édition de ce projet coïncidait avec le passage à Rouyn-Noranda du Salon du livre de l’Abitibi-Témiscamingue, il allait de soi que l’œuvre participative serait sous forme littéraire. La direction du projet fut donc confiée à l’auteur Sonia Cotten, qui s’est adjointe à Valéry Hamelin, artiste en arts visuels. C’est donc durant le Salon du livre de l’Abitibi-Témiscamingue, tenu à Rouyn-Noranda du 25 au 28 mai 2017, que des citoyens ont participé aux cinq ateliers d’écriture ayant mené à la naissance de la légende du pont suspendu que vous vous apprêtez à lire.

Ainsi, cette fois, l’œuvre n’est pas éphémère mais devient éternelle!

Ce projet a été rendu possible grâce à l’entente de développement culturel conclue entre la Ville de Rouyn-Noranda et le ministère de la Culture et des Communications, et réalisé en partenariat avec le Salon du livre de l’Abitibi-Témiscamingue.

Nous tenons à remercier les dix-huit participants ainsi que les cinq auteurs invités du Salon du livre qui ont supervisé aux ateliers d’écriture. Merci égale-ment aux commanditaires qui ont grandement contribué au succès de cette œuvre participative :

Le Parc national d’Aiguebelle, le Service scolaire de Rouyn-Noranda, le Centre Jardin Lac Pelletier, la Fontaine des arts, la Ressourcerie Bernard-Hamel et la boutique Aux Vieux Meubles.

Mot de présentation

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Conception et coordination du projet, recherche et animation : Sonia Cotten

Artiste collaboratrice : Valéry Hamelin

Citoyens : Tommy Allen, Alice Aubin, Amélie Bélanger, Aline Blanchette, Jérémie Bouchard, Raphaël Bouchard, Pauline Clermont, Jenny Corriveau, Thierry et Mérédith DeNoncourt, Marie-Hélène Desgagné-Dupras, Manon Faber, Gilles Gendron, Sylvain Janneteau, Clara Lambert, Anne-Marie Lemieux, Coralie Lemieux, William Tousignant et Anne-Marie Trépanier.

Auteurs : Virginie Blanchette-Doucet, Guillaume Beaulieu, Bruce Gervais, Nicolas Lauzon et Cathy Pomerleau.

Révision stylistique : Bruce Gervais

Correction : Tommy Allen

Photo de l’œuvre : Ariane Ouellet

Illustration : Manon Gervais Dessureault

Graphisme : Valérie Kirouac, Les publicités créatives

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C’est connu, hommes et géants, il y a trois milliards d’années, se sont croisés. Bien avant que ces derniers ne rendent leur ultime souffle et se changent en pierre, les Stoneys aux États-Unis, les Atlantes au centre de tout et les Géants du pays d’Odin, tout au nord, ont tous côtoyé l’humain.

Sur le territoire que nous foulons ici, des géants, il y en avait. Ils étaient six, peut-être sept; un clan d’exilés, on ne sait d’où, mais dont le destin avait tenu aux seuls efforts du plus valeureux d’entre eux. On l’appelait Le Patriarche. Grand comme la plus haute des tours, barbu de partout sauf là où son corps était désormais marqué de cicatrices torsadées, il avait commandé avec enthousiasme.

Mais il n’y arrivait plus. Et au moment où notre histoire commence, jamais le

monde n’avait connu plus effrayante colère, plus titanesque tourmente ! Le Patriarche, le cœur gonflé de larmes, errait sans but, aux quatre vents.

Sa plainte était terrible ! L’entendre à quinze de ses pas, à tout un jour de marche à pas d’humain, pouvait vous donner une danse de Saint-Guy de trois mois. Sa plainte, même, faisait se taire le torrent qui en ravalait son orgueil.

Certains dirent aussi que les continents, impressionnés, signèrent une trêve tec-tonique pour mieux apprécier cette fureur.

Fureur. Et tristesse. Le Patriarche pleurait un passé glorieux.

Les géants, d’habitude pacifiques et rompus à faire corps avec la nature, s’étaient divisés. Ils s’éteignaient.

Chapitre 1

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d’animaux, collines. De guerre lasse, il abdiqua et s’accroupit. Le Patriarche s’était résigné ; il deviendrait montagne vivante, géant en dormance.

Les humains, alors constamment défiés par un climat hostile et un besoin sans fin d’exister mieux qu’hier, n’étaient pas très nombreux. Le Grand Bouclier tel que nous le connaissons aujourd’hui ne comptait alors qu’un seul immense lac et une petite communauté d’humains qui s’était installée le long de ses rives, fils et filles des plus grands voyageurs qu’eut connu le temps.

Des chasseurs, des cueilleurs ainsi que leurs enfants, occupés à lutter pour la paix de leur estomac, toute chance de descendance pesée au poids de leurs proies. Enfants humains, au cœur grand ouvert sur le goût de vivre. Enfants sensibles au bruit du vent, du tonnerre et du torrent. Enfants amis des animaux, chassant, volant, chantant. Les animaux…

Des ours, des belettes, des ratons. Des panaches, des ailes, des nageoires. Des galopades de sabots, des museaux, des pattes… de grosses pattes, et au-dessus de tout, soir et matin, le chant des huards. Majesté.

Mais tous n’en acceptaient pas la fatalité. Au sein du clan, quatre géants refusaient la fin de leur sort. Ils étaient très vieux mais connus pour leur immense force ; ils souhaitaient conquérir, trouver d’autres clans et donc, combattre.

Le Patriarche et deux autres géants, LäHaie et ArCaan, acceptaient, eux, leur destin. Ils savaient qu’ils allaient très bientôt, dans vingt ou trente ans d’homme, s’éteindre au bout de leur souffle et s’unir à la pierre. Ils désiraient simplement vivre en paix leur crépuscule.

Les sept géants se rencontrèrent et discutèrent. Mais les pourparlers échouèrent, et ils durent se battre. Grand fracas ! Tremblement général ! Au final, les trois géants pacifiques furent terrassés et n’eurent d’autre choix que l’exil.

Mais la paix coûta bien cher au Patriarche. Il y perdit son unique possession : sa quiétude. Il erra pendant une saison complète, entre rage et désespoir. La nuit comme le jour. Parfois immobile, assis, l’air hagard ; d’autres fois hurlant son désespoir, arrachant du sol en le balayant de ses longs bras, tout ce qu’il voyait : arbres millénaires, niches

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De la fonte des neiges à la chute des feuilles, en cachette sortaient, tous les soirs, les enfants. Juste pour les entendre chanter. Les huards et leurs chants de rêve et de nuit transparente.

Pieds nus, dépassant tout juste le seuil, les enfants avaient pris l’habitude d’applaudir. Ils applaudissaient !

Et dans sa grâce, la nuit trouvait de quoi faire écho et ainsi résonnaient leurs bravos, tant que les huards les recevaient et leur chantaient des rappels, petit air pour un, petit air pour l’autre. Et l’amitié, qui ne demande de langage que l’envie de donner, au fil des soirs, s’était mise à fleurir.

Mais au temps de notre histoire, et bien que l’été fût près d’arriver, aucun chant ne parvenait du lac et, bien sûr, tous

les enfants s’en inquiétaient. Il y avait bien eu le grand chant d’Ouverture, tout juste les glaces englouties, mais plus rien depuis.

Mais pourquoi cela? Pourquoi ce printemps? Pourquoi cette douce mu-sique, s’était-elle éteinte?

« Il n’y a presque plus de huards, et ils sont tristes ! », avait dit un enfant, désemparé. « Ils n’ont plus de bébés ! », avait renchéri un autre.

Et ils disaient vrai. Les huards avaient affaire à un problème de taille : les géants, plus gourmands qu’avant, désorganisés, avaient perdu toute mesure et pris goût à toujours plus de plaisir. Dans le cas qui nous intéresse : à boire les œufs des huards, bien chauds, et ce, jusqu’à plus soif.

Chapitre 2

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une corde tendue pour le solstice et un piège à géants ! Mes amis, faisons la fête, souquons la corde et voyons voir pour qui l’on chante ! »

« Et si ça leur coûte un enfant, avait-il continué avec force, c’est déjà moins que tous nos œufs ! Mais ils pourront bien se consoler, ainsi que tous leurs petits, car ça vaudra bien mille mercis, si nous chantons toute la nuit ! »

Et encore, les applaudissements !

Tulak Grand-Plongeur alla trouver son benjamin : « Ces enfants sont tes amis, ils diront “ oui ”, pour le plaisir du jeu… Va leur demander, allez, vas-y, ce n’est pas dangereux ! »

« Trois fois oui », dirent les enfants. Tulak n’en pouvait plus de trépigner, il voulait passer à l’action!

Le lendemain, soir du solstice… À quelques pas de géants de là, LäHaie et ArCaan, comme chaque soir depuis le début du printemps, prirent le chemin menant au campement des humains. Un peu avant ce lieu-dit, il y avait les huards, les nids, les œufs…

« Il n’ont plus de bébés », avait dit l’enfant. Et c’était bien assez pour ne plus vouloir chanter.

Mais les huards n’étaient pas ceux qui laissent au hasard l’issue de leur destinée. Ils couvaient un plan qui aurait tôt fait de ramener l’heure à sa place, de ramener la vie en son œuf.

Faire trébucher les géants, pour qu’ils périssent au fond du lac!

Et pour mener à bien ce plan, ils avaient trouvé une solution dont les risques de dommages étaient, estimèrent-ils… louables. Car s’il est grisant de migrer, il faut d’abord exister.

« Il faut servir notre dessein ! », avait dit Tulak Grand-Plongeur, par soir de réunion générale.

Sur quoi les applaudissements avaient fusé.

« Huards ! Je vous demande de tisser un beau, un long et fort câble! Pour faire quoi ? Un défi de souque à la corde ! Gageons avec les adultes que nous et leurs petits bouts d’humains sommes bien plus forts qu’eux! Un défi pour leur orgueil,

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basculer adultes tout à l’est. Gisant au centre de la crevasse, LäHaie avait creusé sa tombe. Son corps appelé à la pierre s’endurcit, craquant, figeant.

ArCaan, plié en deux comme une montagne étrange, avait perdu. Oh, bien plus que la course, il le savait !

Se sachant à tout jamais privé de frère, privé de tout, il hurla sa mort, et fondit en larmes sur l’ombre pétrifiée de son géant de frère, qui s’enfonça dans le fleuve qu’elles firent. En un rien de temps, on ne vit plus de LäHaie que son coude, récif esseulé d’un ouvrage millénaire.

ArCaan, rivières aux yeux et rage au corps, courut le Bouclier jusqu’en son bout, perçant le sol de ses pas lourds, semant des lacs de larmes un peu partout. Les huards, devant les pleurs des enfants désormais séparés de leurs parents, pensèrent les adopter. Aussi, leur firent-ils un nid.

Mais un nid douillet dans une marmite, même de géants, ce n’était pas assez; ce qu’il fallait aux enfants, c’était retrouver leurs parents.

« Rien de trop loin quand c’est péché, rien de trop grand quand c’est mignon. Au diable la paix, l’amour et l’harmonie, buvons ce soir, dans sa coquille et encore chaud, le chant de vie dont nous manquons. »

« Et puis mon frère, souffla ArCaan, ne soyons pas sentimentaux, ce ne sont toujours que des oiseaux ! »

Et ils firent la course ! Comme Tulak l’avait vu le soir d’avant, et celui avant celui d’avant, ainsi que l’autre plus avant.

LäHaie, fier, prenait de l’avance mais il perdait de son aplomb. ArCaan puisait aux forces vives, il revenait. Entre eux et l’endroit où l’on voyait la corde tendue par huards et enfants d’un côté, et parents de l’autre, il n’y avait qu’un saut. ArCaan acheva de réduire l’écart entre lui et son frère et le poussa, l’expédiant dans la corde.

Le souque allait faire son dommage.

LäHaie, en tombant de si haut, fendit le sol, fit un canyon, envoyant voler enfants loin à l’ouest,

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La culpabilité. L’impression qu’il y a erreur à réparer : les huards sentaient qu’ils avaient une dette morale envers les humains, puisqu’ils les avaient manipulés. Les enfants, eux, avaient la gorge nouée. Ils étaient troublés, sous le choc.

Même si c’était pour assurer leur survie, les huards avaient quand même con-tribué à séparer des familles, humains comme animaux. Ils décidèrent d’agir. Utilisant la corde qui venait de vaincre un géant, les huards mirent à profit leur talent de tresseurs et décidèrent de construire un grand pont de corde. Ils devaient pouvoir réussir cela ! Après tout, c’étaient eux les spécialistes des cordages, selon les légendes !

En l’espace de quelques jours, le premier pont fut construit. Encore

fallait-il tenter la traversée ! Happé par tout cet enthousiasme, un des enfants, bravant sa peur, prit les devants et agrippa les deux rampes de cordes. Son pied trembla lorsqu’il le déposa sur le petit câble qui servait de surface de traverse.

Tout le monde, enfants, animaux et adultes, retint son souffle à chaque pas que l’enfant faisait. Quel courage ! Soudain, le pire arriva. Un brin de corde céda, puis un autre et un autre et tout alla très vite. On vit les brins de l’un des câbles de soutien se défaire à la vitesse de l’éclair, et l’enfant lança un regard désespéré vers les vivants.

Deux des huards s’élancèrent et, au moment où l’enfant ne croyait plus son sauvetage possible, le rattrapèrent de justesse, un peu avant qu’il ne

Chapitre 3

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Le temps pressait. Il fallait recruter d’autres collaborateurs ! Les huards partirent dans toutes les directions et allèrent chercher les autres animaux de la forêt. Le rendez-vous fut fixé sur le sommet du Mont Dominant, le point culminant des collines, du haut de ses cinq cent soixante- dix mètres.

Le consensus fut rapidement obtenu : tous s’entendirent pour travailler ensemble à la construction du pont qui allait rallier humains et animaux.

Mais une hermine, la gracieuse, la maligne, n’ayant pas la langue dans sa poche, posa alors LA question. Celle qui règne sur le cycle de la vie.

« Et si je suis dans la même équipe que le loup ou le hibou, qui me dit qu’ils ne me mangeront pas? Comment puis-je faire confiance à mon prédateur? Et moi, vais-je résister au mulot ou à l’oiseau? Je vous le demande. Merci de votre écoute. »

Elle recula d’un pas. Son compagnon s’avança et renchérit : « Et si nous ne pouvons pas

fracasse la surface des eaux. Tels des anges à bec noir, ils le ramenèrent sur la terre ferme et tous pleurèrent de soulagement.

Donc, le pont de corde n’était pas une option valable. L’ego des huards en prit un coup. Il fallait demander de l’aide. Les castors furent appelés en renfort. En vrais architectes, ceux-ci proposèrent un pont d’envergure, avec des matériaux nobles et des piliers très sophistiqués. Mais le temps manquait pour concrétiser un tel projet.

Ils pensèrent construire un sentier de bois qui traverserait le cours d’eau, comme une énorme dam, sur laquelle les animaux pourraient marcher et se rendre à l’autre rive. On évalua la situation, on réfléchit ensemble, on pesa le pour et le contre. En tentant un essai, on vit bien que ce plan n’était pas le bon. On faillit même perdre quelques loutres, qui s’étaient fait assommer par des branches ayant cédé sous le poids des ours. De toute façon, comment, une fois sur l’autre rive, remonter jusqu’en haut?

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Tous promirent également, solennellement.

« Aussi, je vous demande de m’écouter attentive-ment. Je suis presque au bout de mon parcours, je sais bien que si je parviens à terminer le pont avec vous, ce sera un honneur et un privilège. Par contre, je ne peux l’affirmer avec certitude. Ainsi, je vous le demande mes amis : si, avant que notre pont ne relie ce côté à l’autre, la nourriture venait à manquer, c’est de ma chair que vous vous nourrirez. Prenez ce qu’il y a de bon. J’ai la grâce de la santé, j’ai encore des muscles forts et j’ai du nerf. Que ce qui peut être utile le soit. Promettez que vous le ferez. Je m’offre. Je promets. »

Tous promirent, mais on s’en doute, sans entrain. Un tel spectacle n’avait jamais été vu et ne l’a depuis plus jamais été.

Imaginez le feu dansant dans l’eau ! Est-ce possible?

Jamais, direz-vous. Eh bien, voir le loup et le lièvre faire équipe, s’encourager, n’est-il pas aussi surprenant?

manger, nous ne pourrons pas construire le pont. Sécurité, confiance, et satiété. Nous devons absolument réfléchir à cela et trouver une solution satisfaisante pour tous. »

Les proies regardèrent les prédateurs. De la même façon, les prédateurs regardèrent les proies. Puis tous regardèrent de l’autre côté de la falaise.

Il y eut un long silence qui pouvait changer le cours des choses. Les animaux allaient-ils accepter une trêve?

S’avança alors, du pas calme de l’expérience, Panache, le plus vieil orignal de la forêt. Penchant sous le poids de ses bois et des années, il n’eut qu’à soulever la tête pour que tous les animaux lui accordent leur attention.

« Je dis : que chacun qui travaille sur le pont trouve sa pitance ailleurs que dans notre groupe. Durant le temps que prendront les travaux, nous serons tous frères et sœurs, pères et mères, amis et cousins. Je promets. »

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C’était un jour de renouveau. Les castors bûcherons-draveurs étaient à l’ouvrage, les harfangs coordonnaient le chantier, alors que les colibris faisaient les nœuds. Les écureuils grimpaient, vifs et agiles, aidant à solidifier les joints de glaise que les grenouilles et les loutres avaient préparés sur la rive. Les belettes et les lièvres repéraient les bons matériaux, les buses guidant leurs pas, les chenilles solidifiant les cordages de leurs filaments. Ils travaillaient jour et nuit, même la nature participait au projet, offrant aux travailleurs nocturnes, en guise de veilleuse, de sublimes aurores boréales.

Dans un esprit festif, le projet prenait forme. La peine des enfants se transformait, au rythme des aurores, en assurance, en paix, en joie, en réconfort.

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Enfin, le pont est finalisé et minu-tieusement inspecté. Il a fière allure : solide mais souple ! Ne reste plus qu’à l’accrocher.

Les ours tirent, les cerfs poussent, les aigles soulèvent, les autres encouragent. Tous transpirent sous l’effort. Mais après de nombreuses tentatives, il faut bien l’admettre : le pont est trop lourd !

Découragement. Frustration. Ça prend plus fort, plus gros, plus puissant.

- Ça prendrait un géant ! dit un enfant.

- Ils sont tous morts ou bien ils sont partis, dit fièrement Tulak.

Il sursauta lorsqu’il constata la présence d’un lynx à ses côtés. Tel un fantôme,

il avait la capacité d’apparaître et de disparaître dans le plus grand silence.

- Je suis certain qu’il en reste un, dit-il. Celui qui était chef. Je l’ai vu. Il était assis et semblait vouloir mourir là. C’est plutôt loin d’ici. Je me suis caché et j’ai continué mon chemin. Lorsque je suis repassé par cet endroit, il y avait une montagne. Le géant semblait être parti. Mais… J’ai ressenti une présence. Je suis resté immobile à la fixer durant de nombreuses heures et, croyez-moi, j’ai vu la montagne respirer. À peine, mais je peux le jurer. Vous connaissez la réputation de la vision des lynx.

- Allons le réveiller ! dit candidement un autre enfant.

Les huards se regardèrent, inquiets.

Chapitre 4

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Pendant qu’il s’avançait, cueillant les œufs comme des miettes de pain, la bande d’animaux et d’humains se plaça devant le géant en un groupe compact. Lorsque celui-ci se pencha de nouveau, il les vit. La troupe cessa de respirer.

Nebo, le benjamin des enfants, rompit les rangs et prit la parole. Il n’avait pas peur : le vieux géant avait l’air si malheureux, si lourd de peine !

Il lui expliqua la situation, avec simplicité et émotion. Sensible à ses arguments, Patriarche accepta d’aider ses voisins, huards, mammifères et humains.

Patriarche les prit tous sur son dos et parcourut, en cinq de ses enjambées, les dix kilomètres qui les séparaient du coude pétrifié du géant, au centre du lac. Il déposa la troupe et regarda longuement ce qui restait de LäHaie. Il soupira tristement; le feuillage des arbres tressaillit. Puis, il prit une extrémité du pont entre les doigts de sa main droite et fit de même pour l’autre extrémité avec ceux de sa main gauche.

- Oui ! Oui ! Avec les œufs ! s’écria un autre.

- Les œufs ? demanda un des huards adultes.

- Oui ! Attirons-le avec les œufs ! répéta le petit.

Et l’idée fit son œuvre, les huards acceptant. Tous se mirent au travail, même si le soir tom-bait ; on suivit les directions du lynx et on aligna les œufs, un à un, en un long sentier jusqu’à l’endroit où reposait, comme une montagne, le dernier des géants.

L’odeur des œufs, péché si mignon, fit son chemin. Le géant bougea le nez. Puis, alors que sa res-piration sembla s’accélérer, une épaisse brume vint recouvrir le territoire. Le nouveau lac, jumelé au souffle chaud du Patriarche endormi, créait un semblant de bruine matinale en cette soirée d’été. Il soupira.

La mort ne voulait donc pas de lui? Le géant se réveilla, fatigué de la vie, calme, triste. Les siens n’étaient plus. Il avait été le plus vieux, il était dé-sormais le dernier.

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C’est lorsque son sabot avant droit se posa sur la 48e planche qu’on entendit le craquement. Panache retint son souffle, s’immobilisa. Il savait.

C’était son destin. Il contracta tous ses muscles, se fit le plus massif possible. Trois autres planches étaient en train de céder. Il ferma les yeux, pensa à sa vie, et sourit. Il était satisfait de ce qu’il avait accompli, de ce qu’il accom-plissait en ce moment.

Panache expira et c’est ce mouvement qui fit céder la portion du pont sur laquelle il se trouvait. On vit alors le grand trou ! Le souffle coupé, humains et animaux ne purent qu’observer, impuissants.

Il s’écrasa sur le coude émergent de LäHaie.

Il n’eut pas le temps de souffrir.

Le pont semblait si petit, tout à coup, tenu par Le Patriarche ! Sans difficulté, il accrocha celui-ci de chaque côté du lac.

Nul ne dit mot car, maintenant, il fallait vérifier sa solidité. Prêt pour le premier essai, un lièvre s’élança comme une flèche et traversa, avec succès, jusqu’à l’autre côté. On applaudit. Puis, une maman ours s’avança, forte et courageuse. Elle voulait tester de son poids plus lourd la force du pont.

Mais Panache, de ses bois larges, la retint. Elle n’y laisserait ni sa peau ni ses enfants. Et surtout, elle n’avait plus à prouver son courage, comme toutes les mères du monde !

Lorsqu’elle retraita vers l’orée de la forêt, il fit un pas, regarda devant, puis derrière, avec l’œil confiant du guerrier qui part au front.

Il prit son temps, savoura l’air humide et s’avança avec lenteur, franchissant planche après planche cet ouvrage collectif qui le faisait presque planer au-dessus du lac et de LäHaie, ce travail colossal qui était maintenant un pont.

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Tous en même temps, animaux et enfants furent pris d’un grand frisson. La chute, la mort, le pont ! Et ce grand trou en haut, et Panache tout au fond. Horreur, tristesse et déception, tout en même temps et tellement qu’on ne bougea plus, qu’on respira à peine.

Jusqu’à ce qu’on vit, de grâce et de souplesse, tout ce dont un géant était capable. Car il se pencha, le géant, comme s’il eut suivi la grande courbe que fait la terre et ramassa l’animal qu’il fit rouler délicatement dans l’écrin que faisaient ses deux mains.

Les muscles se dél ièrent sur les visages, on vit la paix s’installer. Et puis, la frayeur s’en fut, poussée par l’urgence de continuer. Tandis que le géant posait Panache sur un lit de mousse, animaux et humains séchèrent leurs

larmes et s’affairèrent. Il fallait faire festin, Panache l’avait demandé. Pas un mot ne fut dit, pas un cri entendu.

Le sacrifice ne nourrirait pas que l’espoir, Panache deviendrait fête, fes-tin et plus encore !

Car lorsque de son flanc on tira la chair tendre et que l’os effilé ne trancha pas le nerf, on sut que Panache scellerait la légende.

Que par sa force un pont durerait mille saisons.

Et à nouveau, en même temps, ils festoyèrent, tressèrent la babiche, tandis qu’on vit les belettes, les martres et les loutres se faire la course, grimpant tout en haut, livrer la babiche aux ratons pour qu’ils la nouent et que Panache tienne le pont.

Chapitre 5

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Y volent encore les huards, y courent encore les belettes, mais l’orignal n’y meurt plus.

Et derrière, à quatre ou cinq enjambées pour un géant, mais bien plus loin pour un humain, le dernier grand qui veille.

On vit ensuite Le Patriarche, sur ses genoux, la tête au ciel et le menton dans les mains, sourire enfin. Tout fut fait avant la nuit, que les huards saluèrent.

Enfin ! Il y eut la joie pour les enfants, que les parents purent retrouver. Il y eut les cris des animaux regagnant leur forêt.

Et sans bruit, tout doucement, léger comme l’apaisement, il y eut le vieux, Le Patriarche, dernier des géants, qui s’éloigna de quatre, cinq pas gigantesques pour s’endormir à tout jamais, le regard tourné vers le pont, Panache et LäHaie.

Depuis ce temps, il y a le pont avec en bas un lac portant le nom de celui qui y repose : La Haie !

Son coude effleure la vague, souvenir d’une chute légendaire !

FIN

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Œuvre : Valéry HamelinPhoto de l’œuvre : Ariane Ouellet

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Merci à nos partenaires