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La légende du séjour de Rousseau à Carpentras: La correspondance inédite de [Hyacinthe-Antoine?J d'Astier-Cromessre avec Jean -Jacques (1763-1769) 1. - LA LtGENDE DU StJOUR DE ROUSSEAU A CARPENTRAS A) ORIGINES DE CETTE LEGENDE Moins de soixante ans après la mort de J.-J. Rou<seau, une tradition avait cours à Carpentras, selon laquelle l'illustre écrivain serait venu r ésider un certain temps dans la capitale du Comtat- Venaissin. On y montrait même avec orgueil la maison il avait, disait-on, habité, et l'on se plaisait à raconter des anecdotes précises et caractéristiques au sujet de ce prétendu séjour du grand philo- sophe. Il n'y aurait pas de problème, si Rousseau avait achevé les Confessions. Car il n'aura it pu passer SOl'S silence un fait aussi important de sa vie. Mais l'on sait que Je récit des Confessions s'arrête à son dépar t de Suisse pour l'Angleterre (fin octobre 1765) . champ restait donc relativement libre pour l'imagination quant à la période de sa vie laissée dans J'ombre, du moins jusqula publication de sa c Chronologie critique. (1923) et de sa c Corres- pondance généra le» (1924-1934). C'est apparemment le Docteur CamilIe Barj avel, érudit pour- tant généralement assez sûr, qui s'est, le premier, fait l' écho de ces on-dit dans son Dictionnaire historique ... de Vaucluse, publié à Car pentras en 1841 (1). Il ' Y écrivait avoir « appris de bonne (1) Dr C.-F.-H. Barjavel, Diet. histor., biograph. et btbliograph. du départ. de Vaucluse, 2 vol. in-8'. tome I, pp. 104-j()6 (au mot Astter [le bar"" d']).

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La légende du séjour de Rousseau à Carpentras:

La correspondance inédite

de [Hyacinthe-Antoine?J d'Astier-Cromessière

avec Jean -Jacques (1763-1769)

1. - LA LtGENDE DU StJOUR DE ROUSSEAU A CARPENTRAS

A) ORIGINES DE CETTE LEGENDE

Moins de soixante ans après la mort de J .-J. Rou<seau, une tradition avait cours à Carpentras, selon laquelle l'illustre écrivain serait venu résider un certain temps dans la capitale du Comtat­Venaissin. On y montrait même avec orgueil la maison où il avait, disait-on, habité, et l'on se plaisait à raconter des anecdotes précises et caractéristiques au sujet de ce prétendu séjour du grand philo­sophe. Il n'y aurait pas de problème, si Rousseau avait achevé les Confessions. Car il n'aura it pu passer SOl'S silence un fait aussi important de sa vie. Mais l'on sait que Je récit des Confessions s'arrête à son départ de Suisse pour l'Angleterre (fin octobre 1765) . Lé champ restait donc relativement libre pour l'imagination quant à la période de sa vie laissée dans J'ombre, du moins jusqu'à la publication de sa c Chronologie critique. (1923) et de sa c Corres­pondance générale» (1924-1934).

C'est apparemment le Docteur CamilIe Barjavel, érudit pour­tant généralement assez sûr, qui s'est, le premier, fait l'écho de ces on-dit dans son Dictionnaire historique ... de Vaucluse, publié à Carpentras en 1841 (1). Il ' Y écrivait avoir « appris de bonne

(1) Dr C.-F.-H. Barjavel, Diet. histor., biograph. et btbliograph. du départ. de Vaucluse, 2 vol. in-8'. tome I, pp. 104-j()6 (au mot Astter [le bar"" d']).

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part que Rousseau vint, pendant sa persécution, faire un séjour de quelques mois (sic) à Carpentras, et qu'il logea dans la maison du baron d'Astier, située rue de la Fournaque (depuis, maison de l'illustre baron de Sainte-Croix). Il paraît que l'arrivée du Genevois dans cette ville doit être placée en 1768 ou 1769. Il venait du Dauphiné. J'ai entendu raconter _.- poursuivait Barjavel _.­que Rousseau offrit à d'Astier de lui graver sa vaisselle en manière de passe-temps, et qu'à cet effet, celui-ci pria l'orfèvre J.-M.-S.-F. Bouclhay, fils du célèhre graveur de ce nom, de lui prêter ses outils. Boucthay eut ainsi l'occasion de connaître le philosophe et d'entrer en relation avec lui par leUres, après le départ de ce dernier ,.

Dans une note manuscrite, classée parmi celles qu'il avait réunies en vue d'une réédition éventuelle (non réalisée) de son Dictionnaire, Barjavel avait encore consigné ce plaisant racontar : « Ma femme a entendu dire à sa mère, qui le tenait de son mari, que, pendant que J .-J. Rousseau élait à Carpentras chez M. le haron d'Astier, une femme qui était très belle et qui passait pour femme galante, désirait d'avoir un enfant de ce Rousseau. CeUe femme était de Carpentras. Elle rendait ainsi hommage au génie du grand genevois ._- ajoute noIre médecip. érudit - dans le sens géné­siaque. (2).

Cette noie nous livrerait-elle la source unique d'où Darjavel tenait c de bonne part • ce qu'il avait « entendu raconter , sur Rousseau? Si oui, celte source se bornerait aux souvenirs que sa propre femme, née Claire de Collet, la sœur des denx écrivains Jules et Henry de Collet de La Madelène, avait recueillis elle-même de leur mère, née Anne-Claire-Cécile Olivier (3). Celle-ci avait

(2) Bibl. Inguimbertine de Carpentr3s, ms, 1225 <enveloppe : Rous~eau). y auralt-ll là réminiscence et transposition du début d'idylle avec Mom& Berthier ou un écho des ac",usatlons de la femme Vertier (Hennine de Sa,ussure. Rousseau. et lss manuscrtts des Confessions. paris, E. de Boccard, 1958. pp. 225 et 228) ?

(3) FUIe d'August1n~Raymond Olivier, notaire de la Cour suprême et chan­celier du Recteur du Comtat VenaiSSin, et de Louise-Françoise Vitalis, la belle­mère de Barjavel appartenait à une famille particulièrement distingUée et remuante de la capitale du Comtat. De ses trois frères, rainé, Gabri~l, dit Ol1vler-Durouret, jurisconsulte éminent, mourut conseiller à la Cour impérlale de Nlmes; le second, Hyacinthe. dit Olivier-Vitalis. chanoine, conservateur de la Bibl10thèque Ingulmbertine; et le dernier, Victor-C~riaque, dit Ol~vier de Plu­manel, à Malaca, après s'être illustré en Cochtnchme où il avait réorganisé l'armée du roi Guien-Chung. Voir F. Euvrard, Notice sur les trois Irères Ollivier de Carpentras, dans Les Tablettes d'Avignon et de provence, IDe année, no 545. 11 octobre 1936; et le ms. 1247 de la. Bibl. de Carpentras. Un factum imprimé en 1807 conserve trace des démêlés familiaux Qui s'élevèrent a,près la. mort des parents OUvier.

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L~GENDE DU S~JOUR DE ROUSSEAU A CARPENTRAS 31

épousé Joseph-Pierre-Bernard-Elzéard de Collet, de qui elle tenait l'anecdote. Il lui avait survécu et s'était remarié; il mourut à Carpentras, vice-président du tribunal de première instance, en 1827 (4). Mais il habitait encore vraisemblablement son village natal de Camaret (à moins qu'il ne fùt alors élève au collège de Carpentras) et n'avait que 14 ou 15 ans, lorsque le prétendu fait rapporté plus tard par lui à sa femme se serait produit! Lui­même n'aurait pu l'apprendre très certainement que par ouï-dire, assez longtemps après l'incident supposé, s'il ne fut pas le premier à l'inventer. En admettant que l'historiette eùt eu un fond de vérité, les deux femmes ayant servi successivement d'intermédiaires n'auraient-elles pu encore l'enjoliver et la déformer, avant que Barjavel ne la notât à la fin de sa vie, lorsqu'elles eurent dis­paru (5) ?

Les autres précisions énoncées par le Docteur Camille Barjavel, dans son Dictionnaire, auraient-elles pu provenir d'autres sources, moins suspectes que la dernière? L'affirmation que Rousseau avait logé « dans la maison du baron Dastier, située rue de la Fournaque (depuis maison de l'illustre baron de Sainte-Croix) > était-elle mieux fondée?

Si l'on se reporte, dans son Dictionnaire, à la notice consacrée à Guillaume-Emmanuel-Joseph, baron Guilhem de Sainte-Croix (6), on constate que Barjavel signale bien, en note (7), que la veuve, née d'Elbène, du célèbre érudit, membre de l'Académie des Inscrip­tions et Belles Lettres (8), était décédée, à l'âge de 88 ans, dans e une maison sise rue de la Fournaque >, le 4 aoùt 1839. Mais notre auteur ne dit pas si la maison, où • cette dame habitait depuis longtemps >, avait appartenu effectivement au « Baron d'Astier >, puis à son mari, antérieurement à la Révolution, soit peu avant que Sainte-Croix lui-même n'ait définitivement quitté

(4) Son B-::te de décès du 23 novembre 1827 indIque qu'U était né à Camaret (Vaucluse>, soixante-treize ans plUS tôt, soit en 1754.

(S) La. note manuscrite de Barjavel fut écrite entre 1841 <date d'édition de son Dtctionnatre) et sa mort survenue en 1868.

(S) Dictionnaire, t. Ut pp. 51-59. (7) Ibid" n. p. 52. note 1. (8) Né à Mormoiron (Vaucluse>, le 5 Janvier 1746, 11 mourut À. Paris le

11 mars 1809, ayant quitté le Comtat depuis 1791 ou 1792. Il habitatt surtout Mormoiron et Sarrians, et possédait des ~rres en Dauphiné.

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Carpentras pour Paris. A propos d'eux, Barjavel ne fait aucune mention de Rousseau en cet endroit de son livre et ne laisse en rien présumer qu'il ait tenu de la vieille baronne son information.

La précision concernant l'orfèvre Boucthay fils, qui aurait prêté ses outils à Rousseau, pour lui permettre de « graver > la vaisselle de son hôte le baron d'Astier « en manière de passe· temps >, serait à première vue, quant à elle, de celles qu'il l'araitrait difficile de croire forgées de toutes pièces. En retraçant la biogra­phie de Martin Boucthay, le père (9), Barjavel réserve d'aillenrs une note (10) au fils ·de l'orfèvre, Joseph-Marie-Siffrein.Félix Boucthay, en réaffirmant : « c'est lui qui fut en relation avec J .. J . Rousseau >. Il n'indique pas toutefois d'où il avait appris ce détail : serait-ce de la descendance de l'artiste? Mais en s'en tenant aux dates, on s'aperçoit que BOllcthay fil s, né en 1745 et âgé de huit ans seulement à la mort de son père, puis mis en apprentissage à Toulon chez un cousin, n'avait que 22 ou 23 ans lorsqu'il aurait eu l'occasion de prêter ses oulils à l'éminent invité du baron d'Astier, puis d'entretenir avec Rousseau une correspon­dance suivie - ce 'lui parait bien peu vraisemblable à qui peut connaître maintenant beaucoup mieux la biographie et la chrono· logie de Jean-Jacques. Barjavel était excusable de l'ignorer, mais, cn fait, nulle part le nom de Boucthay n'apparaît dans l'édition critique de la Correspondance génerale du philosophe, publiée seulement - avec des lacunes il est vrai - de 1924 à 1934 (11).

Cette bistoire d'outils prêtés à TIousseau par le fils de l'orfèvre s'était si bien enracinée (ne serail·ce pas par la vertu du seul Barjavcl?) qu'à la fin du XIX' si ècle « on montrait encore le poinçon dont s'était servi Jean-Jacques Rousseau > ! C'est du moins de la bouche d'un habitant âgé de la bourgade de Malaucène, située à 18 km au nord·est de Carpentras, M. Brusset, qu'un de nos devanciers recueillit encore, en 1928, cette tradition. Il s'agit

(9) Dictionnaire, t. l, pp. 267-271. Né à Verviers (Belgique) vers 1698. l'orfèvre Martin Boucthay était mort à Carpentras le 14 novembre 1753, laissant trots filles et un fils âgé de 8 ans.

n~~ ~~ês~xl~id~~ëeng~~:rale de J.-J. Rousseau, collationnée SUT les origi­naux, annotée et commentée par Théophile Du/our [éditée par P ierre-Paul Plan], ParIs, A. Colin. 20 vol. In-8o. Voir la Table, par P.-P. Plan, avec une introduction et des lettres inéclltes publiées par Bernard Oagnebin, Genève, Libr. Droz, 1953. Les descendants de Boucthay étalent-ils en possession de l'un ou l'autre de ces nombreux faux épistolaires, mis après sa mort. sinon déjà de son vivant, sur le compte de J.-J. Rouzseau?

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U!GENDE DU SÉJOUR DE ROUSSEAU A CARPENTRAS 33

de Jules Belleudy, ancien préfet de Vaucluse, auteur d'un articulet paru à Avignon sur Jean-Jacques Rousseau à Carpentras (12). Le même Brusset montra même à Bclleudy « la maison où séjourna Jean-Jacques >, à Malaucène. La tradition rapportée pour Carpen­tras par Barjavcl s'était donc, entre temps, dédoublée et avait été, semble-t-il, transplantée aussi dans ceUe localité de l'ancien Comtat­Venaissin.

Vers 1880, en effet, les historiens de cette petite ville, les frères Saurel, sur la foi de « documents originaux fournis par les familles Léopold Blanc et Félix Brusselt _ (13), avaient écrit, à propos d'un membre de la famille d'Astier originaire du lieu, qu'il « fut très lié avec Jean-Jacques Rousseau [ct] reçut ce philosophe dans ses maisons d'habitation de la ville et de la campagne, situées tant à Carpentras qu'à Malaucène _ (14) . Malgré les inexactitudes - sur lesquelles nous allons revenir - contenues dans la notice rédigée par les frères Saurel sur la famille d'Astier, ce fut elle néanmoins qui nous mit sur la piste de l'identification du véritable « baron d'Astier _, le très réel correspondant de Rousseau.

:.

Car, on l'aura remarqué. ce « baron d'Astier :' , nomIné à plusieurs reprises dans les Confessions e t la COi'Tespondance géné­rale tie Jean-Jacques, sous le simple nom de « M. Das!ie!' _, forme le seul lien réel entre les traditions orales conservées à Carpentras comme à Malaucène. C'est à lui qu'il fall ~it remonter, autant 'lue possible, si l'on voulait éclaircir l'énigme cl 'un hypo thétique séjour de Rousseau dans le Comtat. Et cela n'a pas échappé à Beilcudy, hésitant entre la version de Barjavel et les affirmations de Brusset, d'après lequel « le baron d'Astier n'était pas de Carpentras, quoiqu'il y eût une habitation située sur une petite place aboutissant [sic] à la rue Dorée, derrière la maison Laval ; il était né à Malau-

(2) Dans les Tablettes d'Avignon et de Provence, 3' année, no des 15·22 décembre 1928. pp. 1H2.

(3) Ferdinand et Alfred Saurel, Histoire de la ville de Malaucène et de son terrttoire, AVignon et Marseille. 1882-1883 (2 t. in-8°), t. n, p. 140.

(14) I btd., t. n, p. 139. Ds ne font aucune mention, d'ailleurs, de l'anecdote relative à Boucthay fils .

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cène, où il avait toutes ses propriétés et il ne les quittait guère que pendant la foulaisou pour ne pas perdre son œil [sic] > (15). On notera, en passant, la divergence au sujet de l'emplacement de la maison du « baron d'Astier> à Carpentras (15 bis).

Devant les incertitudes et contradictions de ces traditions locales, Belleudy s'interrogeait sur lcur vraisemblance. « La date à laquelle Barjavel place le séjour du philosophe à Carpeutras, écrivait-il, n'a rien d 'invraisemblable; il est avéré qu'apl'ès son voyage en Angleterre et un nouveau séjour à Paris, l'auteur des Confessions revint dans le Dauphiné; il s'iustalla à Bourgoin, puis à peu de distance de là, à Monquin, où il séjourna du 13 août 1768 au 24 mars 1770. Il partit ensuite pour Lyon et de là pour Paris, où il arriva en juillet. • Bieu que ne disposant pas eucore de l'édition Dufour-Plan de la Correspondance générale de Rousseau (16), Belleudy le premier constate toutefois que « la fréquence et la régularité de (la) correspondauce [de Rousseau] ne permettent cependant pas de penser qu'il ait pu demeurer assez longtemps à Carpentras pour le travail de gravure qu'on lui attribue. Il n'en dit rien dans ses lettres à madame du Boy de la Tour, à qui il raconte l'herborisation qu'il vient de faire, en août 1769, au mont Pilat », ni même dans celle du 6 octobre de la Inême année, dont Belleudy rapporte le passage concernant d'Astier, à propos de la dette que Housseau a contractée euvers lui pour un envoi de café, comme nous le verrons plus loin (17 ). Et notre auteur de conclure:

(15) J. Belleudy. loe. cft., p. 11. Il s'agit sans doute de 19. période où se foulait le grain ou le raisin. Mais en quoi pouvait-elle mettre en danger « son œil » ? Est-ce une allusion à une infirmité (suIte de blessure de guerre 1) que les poussières du vannage ou les vapeurs des ~uves auraient renàue plus sensible?

(15 bis) L'ancienne rue DClrée, ainsi appelée par déformation de ({ rue Doria », où cette grande famille comtadin~ avait eu son hôtel, est devenue la rue Moricelly. La place à laquelle elle aboutit est l'actuelle place Sainte-Marthe, mais on ignore maintenant à Carpentras où se trouvait la « maIson Laval )) ! De toute façon, nous sommes là assez loln de la maison de la rue de la Four· naque. Cette ruelle, en partie passage voûté, fait toujours communiquer la rue de la Vie1lle·Jutverie avec la rue Cottier. Souhaitons que, sI riche de souvenirs, on lui épargne la destruction dont elle est menacée!

(16) Dont les volumes XVIII et XIX intéressant cette période de la vie de Rousseau ne parurent qu'en 1932 et 1933. Belleudy dut avoir recour:) à l'une des éditions de la Collection des grands Ecrivains de France (Hachette), réimprimée dix~sept fois entre 1870 et 1913. TI aurait pu cependant avoir connaissance de la Chronologie critique établie par Louis·J. Courtois et parue dès 1924 (Annales de la Société J.-J. Rou3seau, t. xv, année 1923), où il aurait pu constater que ~eL auteur avait eu entre les mains les lettres de Da.sUer conservées à la Bibliothèque de Neuchâtel (puisqu'il y faisait état de nos lettres nos 23, 24 et 25, cf. infra) mais non ut:Iisées ni signalées, on ne sait pourquoi, par la Correspondance généraZe.

(17) Voir in/ra, Lettre nO 30 bis.

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LtGENDë OU S~JOUR DE ROUSSEAU A CARPENTRAS 35

• Si Rousseau était allé à Carpentras, ce serait en juillet 1769, puisqu'il ne s'absenta pas à d'autres époques, mais il semble qu'à l'occasion de cette fourniture de café, il y ferait quelque allusion, car il entretient sa correspondante de détails insignifiants de sa vie. Ce voyage reste donc incertain. On saurait la vérité à cet égard par les papiers du baron d'Astier • .

L'ancien préfet de Vaucluse terminait son article par une invitation à la recherche : « J'ai oui dire que le portrait et les papiers de ce personnage sont aujourd'hui la propriété de la famille 0 ... 1... [Oes Isnards] qui habite le château du Martinet, aux envi­rons de Carpentras. Si les papiers dont il s'agit n'ont pas disparu, il y a là plusieurs le tires de J .-J. Rousseau à retrouver, qui nous diraient si la tradition de son voyage à Carpentras est fondée •.

Lorsqu'ayant pris les fonctions de conservateur de la Biblio­thèque Inguimbel'tine de Carpentras, en 1951, j'eus connaissance de cet article, je me promis de poursuivre, si possible, les recherches interrompues, dans la direction indiquée par Jules Belleudy. Préci­sément, mon distingué confrère M. Bruno Ourand, alors conser­vateur de la Bibliothèque Méjanes d'Aix-en-Provence, m'apprit qu'il avait été chargé par la famille des Isnards de classer ses archives privées du Château du Martinet, sur les bords de l'Auzon, à 2 km environ en amont et à l'est de Carpentras, sur la route de Mazan. Lorsqu'il eut terminé son travail, en 1957, il voulut bien me dire qu'il n'avait découvert aucun papier touchant de près ou de loin au « baron d'Astier • ni à son illustre correspondant.

Il fallait donc trouver une autre piste. C'est M. Bernard Gagne­bin, à ce moment conservateur des manuscrits de la Bibliothèque publique et universitaire de Genève, qui eut le mérite de m'y inciter. Il préparait alors sa monumentale édition des Œuvres complète's de Rousseau, dont les deux premiers volumes ont récemment paru dans la • Bibliothèque de la Pléiade • . M. Gagnebin désirait pousser aussi loin que possible l'identification de ce gentilhomme carpen­trassien, de qui le XII' livre des Confessions attestait l'importance du rôle, mieux qu'épisodique, qu'il joua à un moment crucial dans les projets et l'ori entation même du destin de Jean-Jacques.

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Mais, comment s'y reconnaître au nliHeu des nombreux person­nages ayant porté le patronyme de d'Aslier (ou Dastier) , à ce moment-là, dans le Cam lat Venaissin ? Les seules particularités qu'on piIt lirer des Confessions étaient que le visiteur de Rousseau à Môtiers-Travers, « :M. DasUer, de Carpentras ", se donnait conlme • ancien militaire >, qu' il était décoré de la croix de Saint-Louis, qu'il av~ it autrefois servi dans l'armée française en Corse « sous M. de Maillebois >, qu'il était de goû ls simples et de société agréable, très désireux d'obliger le Genevois qu'il admirait et avec qui il en treiint une longue correspondance. Or de cet te activité épistolaire l'édition Dufour-Plan elle-même n'a rien relevé, sallf une lcllre qu c Rousseau lui avait adressée (plus un fragment incerlain) et quelques allusions à « M. Da~ticr :. - mais sans précisions bien caracléristiques sur le personnage - dans quelques lettres échangées par l'écrivain avec d'autres correspondants (17 bis).

Les compatriotes eux-mêmes de ce Dastier semblaient avoir été si peu fi xés qu'ils variaient tous sur son identité exacte. Barjavel, dans son Dictionnaire, se contentait d'écrire qu'il était • d'une famille qui avait habité Orange, Vaison et Malaucène • . Une note manuscrite postérieure, classée parmi les ma tériaux accu­mulés en vue de la réédition de son ouvrage (18), montrait qu'il s'était reporté, depuis, à l'Essai génea logique de Mistarlct (1782) dont nous reparlerons. Il asoimilait dès lors le correspondant dc Roussea"u à un certain « ~fr d'Asticr-Lauzières. mentionné par Mistarlet [p. 70] sans prénom comme capitaine de grenadiers au régiment de Languedoc infanterie " vivant encore en 1782, ct dont Barjavel fi xait la naissance « probable • « à Carpentras, vers 1715 • . Notre tableau généalogique montre qu' il s'agissait en réalité d'un cousin au 3' degré de l'ami de Jean-Jacques.

Quant aux frères Saurel, qui, sans grand esprit critique, invo­quaient aussi l'autorité de Barjaycl c( de Mistarlet, ils passaient également à côté de la vérité en l'identifian t a u frère ainé de cc

(l7 bis) Il est curieux que Pierre-Paul Plan n'ait pas a.jouté à l'édition Dufour les lettres de tant de correspondants de Rousseau contenues dans l'ancien dossier 7902 de la Bibl. de Neuchâtel, en particulier celles de Dastier, signalées par Courtois dès 1924 !

(lB) Bibliothèque de Carpentrns. manuscrî~ 1225 1 (enveloppe « D'Astier » ) .

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L~GENDE DU SeJOUR DE ROUSSEAU A CARPENTRAS 37

cousin au 3' degré, Joseph-Ignace-Christophe-Siffrein d'Astier, baron de Montfaucon, désigné par Mistarlet en 1782 comme « offi­cier dans le régiment d'Anjou infanterie, vivant sans a lliance >.

Selon eux, c'était ce dernier qui « fut très lié avec Jean-Jacqnes Roussean » et le reçut « dans ses maisons de la ville et de la campagne, situées tant à Carpentras qu'à Malaucène. Au mois de mai 1778, choisi par les habitants de Malaucène pour remplir la charge de premier consul, il s'intéressa toujours beaucoup à cette commune, même lorsqu'il eut fixé sa résidence à Avignon ... Jeté en prison peu de temps après [1792] à cause de sa qualité de noble, il Cut rendu à la liberté en vertu d'un aITêté du 20 Fructi­dor an II. Il n'émigra pas et ses biens lui furent rendus •. Or, nous verrons que ce baron de Montfaucon, cousin du véritable correspondant de Rousseau, Cut justement, lui aussi, en relations avec le philosophe, mais qu'il doit être formellement distingué de son parent seul cité dans les ConfessioM, lequel n'était pas baron. Cette rencontre peut expliquer cependant la confusion qui s'était établie entre les deux cousins, dans l'esprit des gens de Malaucène - confusion qui se retrouve dans la · notice des frères Saurel.

Et ce sont pourtant ces auteurs de l'Histoire de la ville de Malaucène, malgré leurs inexactitudes, qui nous ont procuré les meilleurs éléments d'identification et nous ont mis sur la piste, avons-nous dit, de l'authentique « M. Dastier . >, lorsque la c1eC

de l'énigme nous eut été fournie par M. Bernard Gagnebin lui­même (19). Celui-ci, ayant enfin retrouvé, à la Bibliotilèque de Neuchâtel, la majorité des lettres envoyées par DasUer à Rousseau (seulement entrevues naguère par Courtois, mais ignorées de Belleudy), avait relevé que plusieurs d'entre elles (20) étaient signées : « Daslier Cromessiere • (une Cois : « Cromessieres »).

119) Par sa lettre du 28 juin 1958. C'est dans une note des Annales de la soaUté J.-J. Rousseau (Genève), t. 34 (1956-1958), 1959, p. 22, note 2, que

~tX_~~Fl~~i~esa d~é'ri!!t~~ EU~~ss~~~ ~~ ~e ~~r~~~t~u:oo~ep~e~~â~it!,;;è~: la Correspondance générale.

(20) Six exactement. conune nous avons pu le constater d'après leur micro· film. Courtois, op. cft., p. 146, note 5, avait émis l'hypothèse qu'il ·s'agissalt « peut­être de Jean·Françols Dastier, Qui, depuis 1746, était trésorier de France en la généralité de Provellce •.

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38 CL. SIBERTIN·BLANC

B) QUI ETAIT « M. DA ST 1ER >, LE CORRESPONDANT

DE ROUSSEAU A CARPENTRAS?

Nos investigations devaient donc se limiter désormais à cette branche d'Astier Cromessière(s), et nous pouvions délibérément éliminer toutes les autres branches comtadines, non seulement celle d'Avignon (21), mais encore celles des d'Astier de Mones­sargues (22), de Montfaucon (23), de Sobirats (ou Soubiras) (24), de Lauzières (25) et de Montferrand (26), pour ne parler que des branches apparentées, au XVIII' siècle!

C'est Jean d'Astier, le grand-père de notre personnage, qui, le premier, avait pris le titre de sieur de Cromessière, du nom d'une propriété familiale, dont l'ancienne demeure conservée encore aujourd'hui sur le territoire de Malaucène se trouve à 150 m de la gendarmerie actuelle, à qui elle tourne le dos, au sud-ouest de la bourgade, non loin de la colline de Saint-Raphaël (27). Par son père, Esprit d'Astier (28), J ean était le petit-fils d'Alexandre

t2l) Barjavel, op. clt., l, 104. au mat: Astier <Gabriel), et Bibl. de Car~ pentras, ms. 1225 (enveloppe au même nom); Mistarlet, Essai généalogique, pp. 71-73.

~22) Du nom d'une seigneurie pré!) Ù~ Lurs (Hautes-Alpes) . achetée par Pierre, le frère du trisaïeul de notre héros, mort major de la ville d'Aix. La descendan'!e de son fils ainé était établie à Verdun à la fin du xvme siècle.

(23) Terre sise en Languedoc. dont César d'Astier, l'arrière-granct-oncle (frère du bisaïeul) du correspondant de Rousseau, avait pris le nom. Il fut second consul de Carpentras en 1656 et y avait épousé en 1628 Pollxène de Sobirats.

(24) Le titre de comte de Sobirats fut pris par Paul-François, fils aîné de César (et donc grand-oncle de notre DastierL D'Oriane d'Anselme, 11 eut au moins sept enfants (oncles et tantes à la mode de Bretagne du « Baron d'Astier »). Leur deuxIème fils, Zorobabel de Roques-ventoux, fut celui qui, reçu page aux écuries du Roi et présenté à Louis XIV, eut le don de déchaîner, à l'énoncé de ses prénoms, noms et vUle d'origIne - Carpentras, déjà daubée par les puristes! - le rire homérique du rol, imité par toute la Cour, tel que le stigmate du ridicule devait se perpétuer, par le vaudeville, sur ~ette ville infor­tunée, jusqu'à nos jours (ct. Mlstarlet, p. 72, répété par les frères Saurel, op. cit., t. n. p. 1'39) ! Leur fils aîné. Alexandre-Justin, avait hérité du titre de baron de Montfaucon et fut le père du Montfaucon sus-mentionné qui fut aussi en relations avec Rousseau.

(25) Un autre fils du comte paul-François d'Astier de Sobirats, Paul. François II, ajouta à son nom le titre de sieur de Lauzières. à cause du château de la Lause, au nord-est, à la sortie de Ma!aucène (cf. Saurel, II, 139 J. CC türe semble avoir passé ensuite à un neveu, fils de son frère ainé, Alexandre-Justin.

(26) Nom pris par le propre on-::le du « Baron d'Astier », Jean-Sextius d'Astier, marié (en premières noces) à l'héritière de cette maison,

(27) Cette propriété, déjà. mentionnée dans le Livre Terrier de 1433. aurait tiré son nom Cormectera du ·falt que le lieu avait écé complanté de cormiers ou sorbiers domestiques <Saurel, op. cit., p, 137, note 2. et carte pp. 88-89 du t. n). nom déformé ensuite par un phénomène fréquent de méta thèse.

(28) C'est Mlslarlet qui nous donne le prénom de ce frère ainé de César. tête de la tige de Montfaucon. Les frères Saurel ne nomment que César comme ms d'Alexandre d'Astler, et omettent d'indiquer le père de Jean.

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LÉGENDE DU SÉJOUR DE ROUSSEAU A CARPENTRAS 39

d'Astier, le premier à avoir fait précéder son nom de la particule. Viguier de lIlalaucène de 1597 à 1603, Alexandre avait été créé chevalier de l'Eperon d'or et comte du Sacré Palais par le pape Grégoire XIII en 1593. Le père d'Alexandre, Vasquin Astier, premier syndic en 1566, avait déjà obtenu lui-même du Parlement d'Orange, la qualification de gentilhomme (29).

Le 'fils alné de Jean iI'Astier, sieur de Cromessière, et d'Angélique-Philippine de Lopis-La Fare fut Guillaume-Antoine, le premier de la dynastie, semble-t-il, à avoir embrassé la carrière militaire. Il devint capitaine au régiment de La Fare ' (portant le nom de famille de sa mère). Ayant épousé lui-même une fille aisée de Malaucène, Marie-Thérèse (de) Gaudibert, Guillaume­Antoine d'Astier, s'intitulant chevalier, seigneur de Cromessière, eut au moins trois enfants cités par Mistarlet et les frères Saurel : une fille, Marie-Angélique d'Astier, qui s~ maria avec Joseph-Louis d'Hugues, de Sérignan, et deux fils, vivant encore en 1782.

Manifestement, c'était entre ces deux fils connus, de Guillaume­Antoine d'Astier de Cromessière, que se resserrait le choix pour identifier le correspondant de Rousseau signant « Dastier Cromes­siere(s) '. Or que disait d'eux leur contemporain et compatriote, l'abbé Mathieu Mistarlet (30) ? Bien peu de chose (31) : « 2. Fré­déric d'Astier, chevalier de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis, ancien capitaine au Régiment de Berchiny [sic] Hussard. 3. Hyacin-

i.29) Saurel, op. cU., n. p. 137. Gautier Astier, père de Va.squln, avait été deuxième syndic de Malaucène en 1518, et M1sœrlet faisait remonter la famille à. un Gaucher Asterl, damoiseau de la ville de Vaison, qui aurait acheté l'hôtel­lerie de la Campane, à Malau::ène. en 1397.

(30) Né à Carpentras le 12 dé::embre 1734, Mistarlet y mourut le 3 décem­bre 1811. Très cultivé, éloquent et disert, 11 brillatt eu société. Prêtre constitu­tionnel, 11 exerça de modes~es emplois administratifs pendant la Révolution, puis enseigna les langues et les mathématiques à l'Ecole Centrale de Vaucluse, â. Carpentras. En 1780, 11 avait sourn!::; à l'Assemblée des Etats du Comtat Venaissin, dont 11 faisait partie, le projet de son Essai généalogique sur la noblesse d.u Comté Venaissin et de la vtzle d'Avignon, dédié aux Etats àe ce~te province, dont le t. l, seul, parut à Carpentras, chez Dominique-Gaspard Quenin, imprimeur de la prov1n:e, en 1782. Cet 1n-40 de VIII-288 p., avec en-tête, lettre grise et blasons gravés en taille-douce, ne visait malheureusement que 76 famUIes ayant pour initiales A et B (de Achard à Buisson) et ne fut suivi d'aucun autre (Barjavel, op. cit., II, 186-188 ; Francis Mouret, Les Assemblées de pa:Vs du Comté Venaissin à la veUle de la Révolution française, Nîmes, 1952, p. 116). Il aurait continué et complété L'Histoire de la noblesse du Comté Venatssin de Pithon-Curt, en 4 vol. parus en 17f3-1756.

(31) Mlstarlet, op. clt., p. 68.

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40 CL. S!BERTIN-BLANC

the-Antoine, chevalier d'Astier, capitaine dans le Régiment Royal Comtois, chevalier de Saint-Louis, vivant sans alliance_ • Aucune allusion, nat urellement, à Housseau, mort quatre ans plus tôt.

Un siècle après, les frères Saurel ont complété la notice du dernier en ajontant seulement il celle de Mistarlet : « il mourut sans alliance, en 1787 [sic ] , et fut inhumé Ilvec son épée au cime­tière Saint-Raphl;lël [sic] (32), laissnn t aux enfants issus du mariage de sa sœ ur avec le chevalier Joseph-Louis d'Hugues ses deux grandes propriétés de Château-Vert (32 bis) ct ûu château de Cromessières ._

Malgré deux erreurs que nons redresserons tout il l'heure, cette adjonction a le grand mérite de nous confirmer que le fils cité en second de Guillaume-Antoine, à savoir Hyacinthe-Anioine, était mort • sans alliance • et qu'à lui était revenu le château de Cromessières, deux détails capitaux pour le distinguer de son frère, ancien officier comme lui dans les armées du roi de France_

Cette double remarque fut sans doute assez déterminante pour que M_ Bernard Gagnebin - déçu par le peu de résultats positifs de son enquête menée, sur ma suggestion, auprès du Service histo­rique de l'Armée - ait manifesté sa préférence pour Hyacinthe­Antoine comme le véritable correspondant de Rousseau plutôt que pour son frère (aîné, d'après Mistarlet), Frédéric d'Astier (33).

M. Gagnebin n'ayant cependant pu encore se prononcer abso­lument entre les deux frères, M. J. Voisine, autre éminent spécialiste de Rousseau, a vonlu, depuis, tenter de trouver la preuve décisive en poursuivant les recherches du côté des archives du Château de Vincennes sur les états de services des deux officiers (34). Il avoue qu'elles n'on! pu lui permettre, à lui non plus, « de trancher entre

(32) Voir ln/ra, note 50. (32 bu) Le testa.ment d'Hyaelnthe-Antotne (voir Infra) en 1784. ne men­

tionne de « tout son bien tonds sur le territoire de Malaucène » que « sa maison de campagne ... au qua.rtIer appelé Cromesslere ». Avalt-il déjà. vendu ou donné « Châ.teau-Vert », ou les frère$ Saurel le lui ont.Us attribué par erreur? (Voir aussi note 41 bts.)

1959, (~~) I~U~~~te~mlelé~ p~8f2/' o~o~~eg!g~~bb~o~t~~ ~6u~ ~~:~, ~o~ nom à sa découverte. Depuis, il a confirmé que c'était pour lui l'hypothèse « la plus vraisemblable ». dans les Annales de la Soc. J.-J. Rousseau, t. 34, p. 22, n. 2

(34) M. Voisine taft état de ces recherches dans le compte rendu. Justement

t'~~aZi.l 6~n:' ~~dl~~~n~:r.'':~'l~P~ =6)~'~lsfg~e !tttera!re

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LeGENDE DU SruOUR DE ROUSSEAU A CARPENTRAS 41

les deux Crères DasUcr ou d'Astier pour identifier l' « ancien militaire > qui visita Rousseau à Môtiers •. Parmi les « quelques renseignements supplémentaires > qu'il apporte, il nous révèle cependant que Frédéric était, non l'alné, mais le pulné. Hyacinthe­Antoine était né à Malaucène en 1715, alors que Frédéric avait vu le jour à Avignon en 1718 .• Frédéric, lieutenant en 1738, capitaine « en 1745, passe en 1746 au Régiment de Bercheny (et non Ber­• chiny) Hussards, ct figure sur le contrôle de 1763, mais avec " cette observation du cheC de corps : 1/ aeroit à propos de faire « retirer cet officier. Effectivement Frédéric touche deux !!vances • de retraite les 8 juin 1764 et 13 aotl.! 1765 (35) ... J'ignore -« ajonte M. Voisine - à quelle date précise a été établi le contrÔle e du régiment, et donc si la mise à la retraite de Frédéric était « déjà eCCective en juillet 1763, date donnée par Courtois (36) • de la visite à Môtiers d'un Astier, ou Dastler. >

Au sujet de Hyacinthe-Antoine, M. Voisine a constaté qu'il « ne figure pas sur le plus ancien contrôle du Royal Comtols e (1763) > qu'il ait pu consulter. Mais il a retrouvé son dossier (37), où « une lettre de lui, signée Dasiier tout court, fait étpl tl'une « pension octroyée en 1756, date à laquelle il se trouvait à Minor­e que. Il est donné en 1779 comme habitant Carpentras. > (38)

« Le recoupement de ces indications avec le contenu des lettres • conservées à Neuchâtel permettra peut-être - concluait M. Voi­e sine - d'opérer une identification définitive. >

(35) M. Voisine croit pouvoir trouver là. un argument en faveur de Frédéric, dont les démarches pour obtenir ses pensions auraient coIncldé. pour la da.te, avec l'assertion obscure de Rousseau dans les Con/essfom (Xli. p. 613). à propos

g~.~ ~àJ~~~e:u» da~s ~:sanJu~~b~:t~~t~~~~=8 ~e: n~~r'ra~rJe q~~~ s'agisse tel des aecrntaires d'Etat aux Finances et à la Querre; n'est-ce pa.s plutôt des m.1nlatres de qui dépendaient les autor18atioDs de publier ou de taire admettre en France les écrits du OenevoLs (voir infra, lettres, no' 17 bis et ter) ? A cette date, Hyaclnth",Antolne. lui. avait d'ameurs déjà touché sa pensIon et pouvait

~o::~~~~a~~~ft:~~e:~~~l~~~!ipËs ~3~~ r:f::~ bien capables de le trahIr. Des argumen~ beaucoup plus solides encore, nous allons le voir. font pencher déftnitlvement la balance en faveur de Hyacinthe­Antoine comme ayant été le réel « M. Dastler J de Rousseau.

(36) Op. cit., p. 146. (37) Archives du Bervlce hIstorIque de l'Armée (au Château de Vincennes),

~r1e du ({ Trésor Royal », dossier no 6184. (38) J . Voisine, /CC. clt., p. 109. Malheureusement, son dossIer ne lait pas

état di! /IEIII servlees antAlr1eura.

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42 CL. SIBERTIN-BLANC

Avant même que M. Voisine n'exprimât ce vœu, j'avais commu­niqué à M. Gagnebin (39) des documents décisifs, trouvés peu après la publication du volume de la c Bibliothèque de la Pléiade _, et qui, rapprochés de son dossier militaire (40) ct de sa correspon­dance avec Rousseau (41), m'ont convaincu pleinement que c'est bien Hyacinthe-Antoine, aîné et non cadet des deux frères Dastier, qui fut celui des Confessions. Etant l'ainé, c'était bien lui qui avait le droit de prendre le titre de sieur de Cromessière, puisqu'au reste (selon les Saure!) cette propriété lui appartenait (41 bis). Sa corres­pondance montre qu'i! signait d'ailleurs souvent aussi « Dastier _ tout court.

D'autre part, il est dit avoir vécu et être mort « sans alliance _, alors que cela n'est nullement spécifié pour son frère Frédéric, ce qui donnerait à croire qu'il n'en était pas de même pour ce dernier, aucune preuve n'existant d'ailleurs qu'il ait habité Carpentras. Dans sa lettre du 31 mars 1765 à Rousseau (Le Ure n' 21), le célibataire Dastier, qui a souligné à plusieurs reprises la liberté que cet état lui procure, fait allusion (et c'est la seule fois) à c un de mes frères marié en Lorraine >, ce qui pourrait s'appliquer à Frédéric, seul frère cité par Mistar!et et les Saurel (42).

(39) Par lettre du 28 Juillet 1960. (40) Dont je remercie vivement le général de Cossé-Brissac, chef du Service

historIque de l'Armée, et son adjoint M. Golaz, d'avoir bien voulu me procurer les photosta.ts.

(41) De laquelle la Bibliothèque publique de la ville de Neu':hMel a daigné m'adresser le microfilm. Que sa directrl~e, MUa Cla:re Rosselet, et son sous­directeur, M. S.-J. Willemln. veulllent bien trouver ici l'expression de ma gratitude.

(41 bis) VoIr supra, note 32 bis. Quant au « Château-vert» que les Saurel luI ont aussi attribué, lui a-t-il appartenu? Dans la carte en couleurs de leur Histoire (t. II, pp. 88-89), le Château-Vert se trouve situé, à la sortie Est de Malaucène, à 150 m environ à gauche de la route conduisant au Groseau. En 1791, quand 11 tut pillé et incendié par une émeute, 11 était bien la résidence du chevalier Pierre-Joseph d'Hugues (Saurel, l, pp. 384 et 417), le neveu et héritier de Hyacinthe-Antoine. et dont le fils fut incarC~l'é en 1792. -Il vendit ce qui lui restait de prop~iétés à Malaucène, « et notamment les dépendances du château de Cromesslères », le 17 floréal, an VII (Saurel, II, 215).

(42) Qui, naturellement, euraient pu ignorer l'existence d'autres enfants possibles de Guillaume-Antoine d'Astier et Marie-Thérèse Gaudlbert. Mais le pluriel utilisé lei par Dastier pourrait être, dirions-nous, de discrétion ou de pudeur - Dastier n'estimant pas né-:essaire de rendre compte à Rousseau de la situation exacte de sa famille et préférant laisser la chose dans une imprécision plutôt avantageuse pour lui (?). Voir aussi infra, note 50. Il est à remarquer que, dans son testament de 1784, Hyacinthe-Antoine ne parle que de la part d'héritage provenant de la succession de « son frère », dont le prénom n'est pas donné <étaike Frédéric. vivant encore en 1782 et mort depuis, Sans enfants?).

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LaGENDB DU SIlJOUR DE ROUSSEAU A CARPENTRAS 43

Sauf nouvelle découverte imprévue (42 bis), nous devons donc considérer désormais Hyacinthe-Antoine Daslier - Cromessière comme le véritable et principal intermédiaire entre Rousseau et le Comtat-Venaissin, et spécialement sa capitale Carpentras.

En résumant dès maintenant les indications biographiques dispersées fournies par les mentions précédentes et par les docu­ments que nous reproduisons plus loin comme pièces justificatives, nous pouvons nous faire une idée exacte de son curriculum vitre.

Né et baptisé à Malaucène, le 13 juillet 1715 (43), Hyacinthe­Antoine, suivant la carrière de son père (et de ses ancêtres de La Fare) était entré jeune dans l'armée. A 23 ans, il avait fait partie de l'expédition française envoyée par le Cardinal Fleury en Corse, en 1738, sous le commandement de M. de Boissieux, puis de M. de Maillebois (Lettre n" 19). Fit-il encore partie de l'expédition en Corse de 1747 (44) ? En tout cas, vers 1754, appro­chant de la quarantaine, il était revenu s'installer à Carpentras, à l'en croire, avec une « parente> âgée alors de 75 ans (Le Ure n" 19) - peut-être sa tante Elisabeth d'Astier, veuve d'un M. de Verdelin

(42 bis) n faudrait supposer que Mtatarlet ait Ignoré l'existence d'un frère alné (ou · cousin? 1) de Hyacinthe-Antoine portant le même patronyme, encore vivant en 1770, habitant aussi Carpentras dans les mêmes conditions que lut (célibataire, vivant Qve ,:: une vle1lle parente, ancien militaire pensionné du roi et titulaire de la croix de saint-Louis). La comparaison (sur photographies) entre l'écriture des piè~es autographes du dossier de l'officier et celle des lettres è. Rousseau n'est malheureusement pas absolument concluante, cette écriture ayant pu d'ameurs évoluer en l'espace de seize ans, et Hyacinthe-Antoine, vleUU, s'étant visiblement appliqué pour rédiger ses papiers officiels: mais la signature n'a pas changé et on trouve beaucoup de traits similaires dans les deux écritures.

(43) Son dossier m1Utalre conserve l' « extrait baptlstatre » certifié le 10 avril 1779 par l'abbé Bremont, curé de la paroisse Saint-Michel de Malaucène. et Pierre-Paul-Joseph de Merle, « lieutenant de MM. les Maréchaux de France au département du bailliage du Buix [les-Baronnies, Drôme), viguier de la Cour ordinaire de cette vUle de Malau~ène au Comtat Venaissin J. Voici la copIe de l'a~te inscrit au registre des baptêmes pour 1715: « Anno millesimo septin­gentesimo decimo quinto, die decimâ tertitt JulH, natus et baptisatus fuU Hyactnthus Antonius D'astier, filïus D. Antonii Guillermi D'astier et D. Mariae There.dae GaucUbert, conjugum. Patrinus .. D . Josephus Gaudibert. Matrina: [);!. Catharina Gaudibert. A . Filial, curatus. »

(44) Les frères Saure! rapportent (t. I, PP. 371-372) qU'en février 1747. puIS au début de 1748, uu régiment de dragons, allant au secours du général Mail­lebois, engagé sur le Var contre les Impériaux et les Piémontais, était venu cantonner à Malaucène. par ordre du marécha.l de Belle-Isle, malgré les protes­ta.tions des autorités pontificales.

(45) Celle dont parle son testament (dont. nous donnons le résumé infra parmi les pièces justW.'~atlvesL 8i elle était une tante directe, elle ne pouvait qu'être une sœur de son père (inconnue de Mistarlet et des Saurel). Quel fut ce M. de Verdelin qui la laissa veuye avant 1754: avait-il une parenté quelconque avec le marquis de verdel1n (mort le 27 décembre 1765>, dont la femme surtout tint une si grande place dans la. vie de Rousseau. (Voir P.-P. Plan [et B. Ga· gnebin), Table de la Correspondance générale d.e J.-J. Rousseau, 1953, pp. 233-237 1) Dastier n 'y fait aucune allusion.

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44 CL. SIDERTIN·BLANC

(45). Mais l'armée le requit encore au moins une rois, comme capitaine au Régiment Royal Comtois, pour faire partie de l'expé­dition de Minorque commandée par le Duc de Richelieu (46). y fut-il blessé? Toujours est-il qu'il demanda, et obtint le 25 décembre 1756, une pension de retraite de 400 livres sur le Trésor royal, « en considération de ses services et des infirmités qui l'ont empêché de les continuer » . Une lettre du Marquis de Paulmy (47) datée du 15 février 1757 lui apprit la nouvelle à Minorque, d'où il ne partit qu'à la fin du mois d'octobre de la même année (47 bis). Sa croix de Saint-Louis date peut-être de ce moment.

Revenu définitivement à Carpentras (fin 1757 1), il Y est placé à souhait pour gérer ses biens, entre Malaucène et Avignon. Assez libre de ses mouvements, puisque non marié, il ne craint pas de circuler dans la région. Sans préjugés, curieux d'esprit, il se tient au courant des nouveautés, lisant livres et gazettes, correspond avec ses parents et amis, les visite, les reçoit. Son pèlerinage au Val de Travers avec M. de La Tour du Pin, en Juillet 1763, marquera comme un événement dans sa vie; sa correspondance avec le grand écrivain durant au moins six ans sera pOul' lui, plus tard, un titre de gloire et lui conférera une sorte d'auréole auprès des siens, même lorsque le génial Genevois aura oublié, sinon renié, ses anciens amis, même lorsqu'il aura disparu et que Dastier lui survivra, près de huit ans. Le 27 mai 1779, nous le voyons réclamer

(46) Destinée 11 déloger les Anglais de Minorque où l1s étalent Installés depuis 170B, l'e:-tpédlt1on dlrlgé~ contre eux par Richelieu et La. Oal1ssonnJère. préparée secrètement à Toulon et Marseille, partit de cette dernière ville le 10 avril 1756 et se présenta devant Minorque le 18 avril. Après une victoire navale sur l'amiral Byng, le 20 mal, ce fut le 29 juin 1756 la prise de Fon..Mahon que Marse1lle célébra le 22 ju1llet par une réception magnifique en l'honneur de Richelieu (origine de la sauce « mayonnaise »), Voir le chapitre de Paul GatIarel dans le tome m de l'Encyclopédie départementale Le! Bouches-du-Rh6ne, Mar­seUle. 1920. p. 134.

(47) Lettre qui manque, hélas, au dossier. M.arc-Antoine-René de Voyer. marquis de paulmy 0722-1787), fils de René-Louis de Voyer de Paulmy, marquis d'Argenson, ministre des Affaires étrangères en 1744-1747, et neveu de Marc­Pierre de Voyer de Paulmy, comte d'Argenson, minIstre de la Ouerre de 1742 au 1er févr1er 1757. Associé depuis octobre 1751 au ministère de son oncle, Marc­Antoine devint secrétaire d'Etat en titre du 1er février 1757 au 23 mars 1758. Il était beau-frère du marquis de Maillebois (rus du maréchal), et fut le créateur de la Bibliothèque de l'Arsenal.

(47 bis) On peut aussi comprendre qU'li avait quitté Minorque dès la fin d'octobre 1756 et que la lettre du marquis de Paulmy lui annonçant sa pension lui fut renvoyée à carpentras (1),

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LtGBNDB DU StJOUR DE · ROUSSEAU A CARPBNTRAS 4S

la pension royale dont le versement a été interrompu indûment depuis le 1" décembre 1777 et obtenir un rappel de 453 livres 16 s. 2 d . avec confirmation de jouissance.

C'est un « donatif > de l'Hôtel-Dieu de Carpentras (48) qui nous a mis sur le chemin des derniers documents concernant Hyacinthe-Antoine : son testament et son acte de décès. En me reportant aux registres de l'ancienne étude du notaire avignonnais Louis-Hyacinthe Robert y, sous les années 1784 et 1786 (49), je n'ai pas eu de mal à retrouver le texte du dernier testament du 27 septembre 1784, retranscrit lors de la procédure d'ouvèrture le 13 avril 1786, le lendemain de la mort du de cujus. Hyacintbe­Antoine ne mourut pas à Malaucène en 1787 et n'y fut pas inhumé, comme l'ont imprimé à tort les frères Saurel (50); mais la mort le saisit, le 12 avril 1786, ' dans la maison de Louis Reirand, mar­chand de soie, « seul dépositaire de tous ses papiers >, rue du Four de la Terre, près le conduit de Combaud, paroisse Sa int­Geniès, à Avignon, et c'es t dans l'église disparue de cette ancienne paroisse qu'il fut Inhumé le lendemain de sa mort, ainsi qu'en font foi les Archives municipales d'Avignon (51).

(48) Henri Rolland et Robert Call1et, Lea DonatUs 'cU Carpentras, ParIS. 0, Saffroy, 1935, pp. 66--67 et pl. XXII. ce panneau peint commémorant son legs à l'hOpital porte cette inscription: « Haut et puissant seigneur messire Antolne­Hyacinthe d'Astier de Cremecleres [siel . chevalier de l'ordre royal et m1l1taire de SaInt-Louis. a légué à cet hôpital 100 ll1vres] dans son dernier testament, écrivant Me Raberti, notaire d'Avignon, sous sa date. n est décédé en avrll 1786 ». Le « donatif » porte le blason du testateur: écu français, orné d'une guirlande et de la croix de Saint-Louis, surmonté d'une couronne de marquis. Armes: d'argent, à la bande de sable.

(49) Arch. départ. de Vaucluse, Fond5 des notaires, étude Vlncenti, no 1681, ff. 489-490, et no 1688, ft. 259-265. Je remercie mon confrère M. Jacques de Font­Réaulx, conservateur en chef des Archives de Vaucluse, de m'avoir permIs de consulter ces documenta, dont le lecteur trouvera plus loin un résumé.

(50) HistOire de la viUe de Malaucéne. II, 138. Rapporta-t-on plUS tard sen corps pour l'enterrer avec son épée dans l'antique cimetière Baint-Raphaël, au sommet de la butte domInant Cromesstères, Siège d'un ancien faubourg de Malaucène, et au sommet de laquelle se tenait une chapelle d'ermitage et de pèlerinage disparue aujourd'hui <Baurel, Ibtd., I , pp. 81-82 et 332-333) ? Quel était ce « François d'Astier. chevalier de Cremessiere » qlÙ aurait. d'après les mêmes historiens, fait une très importante fondation, le 1er octobre 1755, en faveur de la chapelle Saint-Raphaêl, y établissant une chapellenie perpétuelle, avec obl1ga­tian d'y faire célébrer tous les ans quatre messes basses? Y a-t-il erreur sur le prénom? Fut-ce un autre frère ou un oncle de notre héros? En tout cas. le testament de Hyacinthe-Antoine prouve que c'était dans la chapelle Notre-Dame de la cathédrale Salnt-Sltrrein de Carpentras, et dans la tombe de famille de sa grand-mère paternelle, née Lapis de La Fare, - et non pas à Malaucène -qu'il avait prévu sa sépulture. n est douteux que ses restes y aient été ensuite transférés.

(51) Arch. municipales d'Avignon (conservées aux Arch. départementales de Vaucluse), série GG, paroisse Saint-Geniès, registre des décês pour les années 175:5-1790, fo 96, verso: « Anno quo 8upra [1786]. dte vero dectma secunda apr!lis,

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46 CL. SIBERTIN-BLANC

C) DEMONSTRATION DU CARACTERE FICTIF DE LA LEGENDE DU SEJOUR DE ROUSSEAU

, Les documenls déjà exhumés (52) et la correspondance parti­culière découverte (bien que légèrement incomplète sans doute) qui nous restituent la personnalité du gentilhomme carpcntrassien ami de Rousseau sont-ils maintenant suffisants pour résoudre l'énigme planant sur le prétendu séjour du philosophe dans sa maison citadine?

Ils apportent déjà une preuve négative : autant que les Confessions (jusqu'à octobre 1765) et que la Correspondance géné­rale de Rousseau (jusqu'à sa mort le 2 juillet 1778), ils sont entièrement muets sur un tel séjour_

Ils ne nous ont même pas permis de déterminer encore quelle fut cette maison de Carpentras dont DasUer était propriétaire, et sur laquelle la tradition rapportée par Barjavel et celle conservée naguère à Malaucène, nous l'avons vu, diffèrent sensiblement. En léguant à Madame Dumai, née Colombat, fille d'une parente ou amie de sa tante d'Astier de Verdelin, « la maison que je possède à Carpentras, avec tous mes meubles, vaisselle, argenterie, linge, garde-robe >, Hyacinthe-Antoine, dans ce passage de son testament, ne localisait pas, hélas, ceUe maison, pas plus qu'il n'y détaillait cette « argenterie >, qui, selon la rumeur publique propagée plus tard, aurait été < gravée> par Rousseau avec le poinçon de Boucthay fils, l'orfèvre! Une liste des propriétaires des maisons de Carpentras, Ilot par Ilot, établie au début du XIX· siècle, ne fait plus mention ni de Dastier, ni de Dumai ou Colombat (53) , la Révolution ayant transformé la carte des propriétés immobilières de la ville .

alttsslmus ae potentissl.mus Dominus D 1! US Hyacinthus Antontus d'Astier de CTomesstere, Eque8 ordinis regit et militaris Sancti Ludovic! in Gama. civts urbts carpentoractensis ln comttatu Venassino. aetatts septltaginta et unius annorum ctrter, sacramentls, ecclesiae munit us, obtit in Mstra paTochta (Sanct! Genesl1 ), innuptus, hOTa septima matutina, et sepultus est e!te sequenti tn nostra ecclesfa. (SIgné:] Gautter, praecentor et parochus ».

(52) BIen entendu, de nouvelles recherches, tant dans le fonds du notaIre avlgnonais Robert y, que dans les archives municipales de Carpentras et de Malaucène, sans compter les révélations toujours p'Jssibles d'archIves privées, pourraient apporter bien d'autres détails intéressants concernant la famille et la biographie du correspondant de Rousseau, mais cela dépasseraIt de beaucoup le cadre de notre étude, limitée à ses rapports avec l'auteur des Confessions.

(53) Bibl. de Carpentras, manus~rit 1189. Les documents de cet ordre anté­rieurs à la RéVOlution sont rares et très partIels. E!1 l'absence fréquente des pré· noms, Il est difficile d'identifier les individus, lorsque plusieurs ont le même patro­nyme, conune c'était le cas à Carpentras pour les Dastier, très nombreux. En revanche, un exploit d'huissier du 8 avril 1746, intéressant un différend entre un certain Antoine-Alexandre d'Astier, citoyen de Carpentras, et son voisin le Dataire Etienne Curel, ne porte pas mention de rue (manuscrit nel 829) .

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L1lGENDE DU SÉJOUR DE ROUSSEAU A CARPENTRAS 4 i

C'est plus que probablement la Révolution aussi qui doit être rendue responsable de la confusion apporlée dans certaines tradi­tions orales, sinon de la naissance de certaines légendes, facilitée"s par les bouleversem ents et la rupture, temporaire mais complète, avec le passé. Le projet que semble avoir un jour confié, effecti­vement, Rousseau à son ami, de venir dans le Comtat surveiller l'impression des Lellres de" la Monlagne - comme on peut le déduire de la r éponse que lui fit (54) Dastier le 6 avril 1764 -­bien qu'abandonné presque aussitôt que conçu, a pu donner le change à des personnes auprès desquelles Dastier s'en serait vanté naïvement et prématurément. De même, lorsque, plus tard, entre 1765 et 1768 au moins, Dastier conserva l'espoir lenace de faire venir le Genevois dans le refuge des bords du Rhône, à une lieue et demie au sud de Vienne, qu'il lui préparait avec la complicité des La Tour dn Pin.

Ses deux voyages au Val de Travers, pour rendre visite à Rousseau, en juillet 1763 et juillet 1765, bien réels et notoires ceux-là, tout comme l'envoi de tanl de lettres, colis et messagers à l'adresse du philosophe, ont pu facilement accréditer plus tard, après la mort des î ntéressés, la légende qu'il y avait eu réciprocité : le recul du temps et l'imagination mél·idionale ont fait le reste!

Car nous sommes bien en présence d'une légende - BeUeudy le pressentait à juste titre (55) - et, maintenant, grâce à l'édition de la Correspondance générale de Roussean, nons sommes en mesure de le prouver presque mathématiquement.

En effet, il n'y a aucune interruption assez longue dans la chronologie de Rousseau, ni aucun flottement assez not .. !>le dans son itinéraire connu, qui permettent d'y intercaler, non seulement de toute évidence « un séjour de quelques mois >, mais encore un voyage, de si faible durée fût-il, du philosophe à Carpen tras.

(54) Lettre no 7, réponse à. une lettre que Rousseau a. dO. écrire à la fin de mars 1764 (Lettre no 6), Déjà, vers la m.1-dé::-embre 1763 (Lettre no 4> , 11 semblait encourager l'espoir qu'avaIt Dastier d'accomplir avec lui le « petit pèlerinage» que l'é::rlvaln médItait toujours de faire à Chambéry et à la Grande...chartreuse.

(55) Et. sans avoir connu l'article de J. Belleudy. M. Roman d'Amat est arrivé tout seul à la même conclusion, dans sa notice sur « Astier, ami de J.-J. Rousseau, XVIIIe stècle » pour le D ictionnatre de biographie française. Paris, Letouzey et Ané, t. m (1939) col. 1342: « C'est à tort que Barjavel prétend que Jean-Jacques aurait fait un séjour à Carpentras, chez Astier ». Toutefois 11 fait crédit à · Bar~avel quant à la situation de la maison Dastier c rue de Fournaque» [ste l .

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48 CL. SIBBRTIN-BLANC

Ne parlons pas de la période qui s'étend entre la première visite de Dastier (juillet 1763) et le départ de Rousseau de la Snisse (fin octobre 1765) : les Confessions l'auraient signalé et la correspondance que nons publions en démonlrcrait à elle "eule assez clairement l'inanité. Quand Rousseau, rentré d'Angleterre et las de son refuge du château de Trye, chez le prince de Conti (qui lui déconseille les Cévennes) se décide à regagner Lyon (18 juin 1768) et le Dauphiné, sous le pseudonyme de « Renon >

(55 bi.), ce n'est pas dans la maisoa près de Vienne obstinément offerte depuis trois ans par Dasller de la part des La Tour du Pin, qu'il songe à chercher un abri pour son existence traquée (56). Se méfie-t-il déjà de Dastier? C'est Il Grenoble qu'il ,'arrêle le 13 juillet, au retour de son excursion d'herbori,ation manquée Il la Grande Chartreuse (où il n'a pas convié Dastier comme précé­demment), ct près de Grenoble, à proximité de la Savoie, qu'il médite alors de s'insta ller . Mais l'a ffaire Thévenin (57) réveille sa hantise de la persécution. Fixé à Bourgoin à parUr du 13 aO"l 1768, il change continuellement de projets : envisageant de quitter la France ct de . se rendre à Turin, voire dans une Ile de la Grèce ou des ~aléares (57 bis), ou même de retourner en Angleterre, après avoir loué pourtant pour un an un logement à Bourgoin. Il redoute par principe toute retraite dans une maison

(55 bts) Nom patronymique de la mère de Thérèse Levasseur, Marie RenDU (alias Renoux ou Renoulx) , 8·1ns1 que l'a f~it remarquer naguère Jacques Soyer, Notes poUT servir à l'histoire ztttéraire : quelques rensetgnements inédit.! ou peu connus sur la tamtlZe de Thér~3e Levasseur, femme de Jean-Jacques Rousseau, dans Hommage a la mémoire de Jacques SayeT, :ze fase. du t. 37 des M émoires de la Soc. archéologique et historique de rO rléanats, Orléans. 1950 (pp, 116-126) , p. 124, note l.

(56) Un passage de sa lettre du 22 Jumet 1768 (Corr. gén., t. XVIII, p. 253 ) adressée de Grenoble à. MlP' Etienne Delessert, fille de Mm' Boy de La Tour. à Lyon, pourrait cependant laIsser croIre que « Renou » n'avait pas alors complète­ment banni de son esprit le recours à la solution propœée par Dastier, ni rep':JU::>sé définitivement l'offre peu a.près renouvelée par MW' de La Tour du Pin elle-même (voir lnfra, Lettre n o 28 bis). Mals dans la lettre du 22 jumet s'aglt-ll bien d~ la. même maison, et non point d'wle autre située plus près de Lyon <dans les Dombes) ou à Lyon même (voIr lettre du 18 janvier 1769, Corr. gén. XIX, 70) , lorsque Rousseau écrit à Mm' Delessert: « Je dépends d'un consentemant qu~ j'al demandé [ à Grenoble] : si je l'obtiens, j'irai couler sur les bords du Rhône des jours que l'amitié me rendra. bien doux. En attendant, je sers'i charmé que vous appreniez le chemin de cet asile. Faites-y quelque promenade à mon inten­tion, marquez-moi ce que vous en pensez ... »

<57) Sur ses séjours à Grenoble et l'affaire Thévenin. voir le bon résumé qu'en donne Mme H. de saussure, Rousseau et les manuscrits des Confessfons, Paris, E. de Boccard. 1958, pp. 217-219.

(57 bts) Corr. gén., XIX, 269. 291 , 338, 351, 358, 370 à 372. Ln Corse lui étant désormais interdite, Rou:;seau songe alors à Minorque qu'il pi'éférerait «( à cause du climat»: ne serait-ce pas une suggestion de Dasticr 01 11 lui s.urait vanté cette lle où il avait séjoumé en 1 756~ 1757?

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LÉGBNDE DU S~JOUR DE ROUSSEAU A CARPENTRAS 49

isolée, mais il s'avoue tenté par le château de Lavagnac que son ami Moultou lui a proposé, près de Montpellier. li annonce, le 28 novembre (58) , qu'il restera finalement en France, renonçant toutefois à Lavagnac. L'hiver et la maladie le clouent à Bourgoin (59) qu'il quille le 31 janvier 176a pour le lieu-dit voisin, plus saluhre, de Monquin (60). Ses rapports avec Dastier se poursuivent certa inement, hien que leur correspondance réciproque manque malheureusement pour cette période. Daslier est-il venu le voir à Monquin (61) ? L'inverse en tout cas semble plus qu'improbable.

Le seul « trou > qui se présente dans la correspondance générale de Rousseau se situe entre le" 28 avril et le 18 ' mai 1769. Ce délai de vingt jours aurait pu su ffire à Rou sseau pour J'aller ct retour à Carpentras. Mais sa lettre à du Peyrou, du 19 mai, aurait gardé trace d'un tel déplacement! Au lien de cela, • Renou > se borne à y vanter le pays qui l'entoure, les prés et les bois où il herborise (62). Bien que son passeport lui eût été alors inutile, puisque le Comtat était annexé temporairement, depuis près d'un an, à la France, tout éloignement trop prononcé de son lieu do résidence habituel pouvait être pour lui dangereux. Le prince de Conti, son ' protecteur et garant sur parole auprès des ministres, pouvait seul le faire sortir de sa retraite : il lui conseille le 16 juin 1769 de venir le rejoindre aux eaux de Pougues, près de Nevers (63). Rousseau s'y rend au début de juillet et revient par Lyon à Monquin, d'où il écrit le 3 août. Contrairement à ce que supposait Belleudy, le voyage à Carpentras n'aurait donc pn avoir lieu « en juillet 1769 >!

Du 13 au 20 août, Rousseau entreprend enfin - et ce sera sa dernière grande excursion dans la région - une randonnée botanique au Mont Pilat (64) « avec trois Messieurs dont un

(58) Lettre à M. LaHaud. de Nîmes (C OrT. gén., XIX, 14L (59) Courtois, op. cit., 203-204. (60) Nom d·tm.e Ïerme appartenant à M. de Césarges, sur la. commune de

Ma.ubec. (61) Sera,lt-il ce visiteur non désigné par Rousseau dans sa lettre du

à~s ~~~n~i~~~fe~rrerfé:ng~~re97~,~t« c~~;~~u~~ ~~1 p~~~~reVred~ 'i~irg~!l~id: melon d'Ampuis ». Or Ampuis se trouve dans le canton de Condrieu, face à la maison de La Tour du Pln recommandée par Dastier ...

(62) C.O., XIX, Ill. (63) C.O .. XIX, 122-3. (64) Dans le Vivarais.

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50 CL. SIBERTIN-BLANC

médecin> (65), et sans qu'il semble avoir songé à y inviter Dastiet. Il en est revenu déçu, avec une foulure du poignet : ses lellres sont pleines du récit de cette équipée jusqu'à fin oclobre. De e M. Dastier >, il n'est plus question qu'à propos de sa dernière fourniture de café, qui devait avoir été précédée d' une lettre, à en juger d'après celle que Rousseau adresse à la mère de ses banquiers, Mm. Boy de La Tour, le 6 octobre 1769 (65). Mais, depuis que le prince de Conti, par une épître du 2 seplembre, l'avait « libéré de sa parole de ne pas circu ler sans son accord> (67) , Rousseau ne pensait plus qu'à retourner à Paris pour y défendre lui-même sa réputa Lion, et, délaissant la botanique, il aurait repris dès ce moment la rédaction des Confession s, en même lemps que son patronyme véritable, au début de 1770.

Dans sa correspondance journalière, il ne sera plus désormais question que de ses préparatifs de départ. Il est à Lyon le 17 avril et gagne Paris au débu t de juillet 1770, disant définitive­ment adieu aux provinces du Sud-Est, se forgeant rétrospective­ment des soupçons même sur ses plus fidèles dévôls d'outre-Rhône.

Il. - QU'APPORTE NOTRE DOCUMENTATION INÉDITE

SUR DASTIER ET J .-J. ROUSSEAU?

Maintenant que nous croyons avoir mis un point final à 1. tradition légendaire d'un séjour de Rousseau à Carpentras (68), il nous reste à indiquer tout ce que les documents concernant son

«5) C.O., XIX, 154 et 169. Le m~decln s'appelait Maynier. Le deuxième compagnon était le « gouverneur » cie Bourgoin. Luc-Antoine Donin de Cham­pagneux. Quant gU tl'oisiême que Rousseau ne nomme pas, cc fut le marqUis de Beul'oy (d'après L. Fochier et Claudius Roux, au teurs cités po..r L.-J. Courtots, op. cit., pp. 205-206) 1 ou Borln de Serezin, d'après Musset-Pathay.

(58) I nfra. Let tre no 30 bis. (67) H. de Saussure, op. cit. , p. 211. (3) Si Dastier a été le premier coryphée, sinon l'introducteur du culte

de Row;seau A. Carpentras, la mémoire du grand écrivain n 'a c~ssé d'y trouver par !8 suite des zélateurs. en vertu peut-être d'affinités se::rètes entre le caractère de Jean-Ja~ques et l'esprit Simple, direct et bonhomme de ses habitants. Le plus lllustre sans doute, F.·V. Raspan, s'est intéressé au diagnostic de la maladie de Rousseau: 11 voulait y déceler un empoisonnement à l'a rsenic (Revue complé­mentaire des science:> appliquées d la médecine, etc., t. 1 c~ 2, cités par Fritz Berthoud, J.-J. Rousseau au Val de Travers, 1831, p. 93, note 1). :r.'Ion successeur à Carp~ntras, M. Henry Dublcd, vIent de rappeler dans Rencontres (Carpentras), n o 39, mai-juin 1962, p. 12, que c'est un peint re carpentra.:::sien renommé, J.-Joseph-X. Bidauld, qui. ayant acheté la propriété du Petit-Montlouis, où Rousseau vé-:ut près dz cinq ans (15-12-1757 - 9-6-17(2) à Montmorency. y organisa le premier un musée Rousseau « dans le p~tit pavillon, dit Paviilon Jean-

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LIlGENDB DU SÉJOUR DE ROUSSEAU A CARPENTRAS 51

principal admirateur dans cette ville, et surtout les lettres de lui retrouvées à la Bibliothèque de Neuchâtel, apportent, non seule­ment pour la connaissance de ce curieux personnage dans le cadre de son pays et de son époque, mais encore pOlir l'approfondissement de certains aspecls du caractère et de la renommée (spécialement dans le Comtat-Venaissin) du grand écrivain lui-même, sans compter certaines précisions sur ses préoccupations et son emploi du temps de 1763 à 1769.

A) BILAN DES MATERIAUX DECOUVERTS

(ET A DECOUVRIR)

Du point de vue strictement matériel tout d'abord, la corres­pondance inédite de Dastier se trouvant à Neuchâtel nous fournit dix-sept lettres que n'avaient point recueillies les éditeurs de la Correspondance générale de Rousseau (69) , dix-huit si l'on compte le post-scriptum ajouté par Dastier à la lettre de l'imprimeur avignonais Chambe,\u à Rousseau du 29 novembre 1763 (71)). L'étude minutieuse de ces dix-huit lettres nouvelles, parallèlement à celle de la c:1l'onologie de Rousseau et de sa correspondance, nous amène à conclure que nous sommes en présence de la presque totalité des lettres que Rousseau put recevoir de Dastier entre la fin août 1763 et la fin septembre 1769. Une seule, qui aurait été la dernière (fin août-septembre 1769), manque sûrement à ('appel. Deux ou trois autres pourraient également avoir été perdues pour cette période : on pourrait, à la rigueur, supposer une ou

Jacque3 », et y mourut lui-même le 20 octobre Ifl46, à 89 ans. Moins glorieuse certes, pour la descendance spirituelle de Rousseau, est la compara.ison que prétendait établir avec 1u1 l'excentrique Berbiguier 0746-1851), dans son fameux ouvrage en 3 vol., Les Farfadets, ou Tous les démons ne semt pas de l'autre monde. paris, 1821. ({ Rousseau. y écrivajt-il, était aussi persécuté par les far­fadets. La seule différence qui existe entre lu1 et mot, c'est qu'il n 'a pas désigné ses persécuteurs par leurs véritables noms, et que j'a.i su les signaler par la. quali­fication qui leur est propre ... Il n'écrivait que pour tromper les hommes, Je n 'al pris la plume que pour les é~lairer. » (Voir Marie Mauron, Berbtguier de Car­pentras, Le Livre contemporain, 1959, pp. 186 et 253-254.)

(69) Leur avaient-eUes échappé. alors que les notes de Courtois (voir supra, notes 16 et 17 bis) en mentionnaient quelques-unes dè~ 1923-1924 '1

(70) Infra, Lettre no 3 bis. Ce qui correspond au chiffre de « dix-huit lettres» donné par M. Gagnebin dans le t. 34 des Annales J.-J. R. (supra, note 19). Sur la toute récente édition de fragments de ces lettres par M. Jean-Daniel Candaux, dans studi francesi (Turin>, n o 17 (année VI, fasc. D), mai-août 1962. tJp. 266-274, voir ·infra note 88.

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52 CL. . SlBERTIN-BLANC

deux Inissives supplémc.ntaires de DasUer, perdues, et adressées à Rousseau en septembre-octobre 1763 (au sujet de l'imprimerie il Avignon), et autant en septembre-octobre 1704 (pour le renseigner sur la Corse) , l'une de celles-ci au moins le mettant simultanément au courant des démarches qu'aurait faites alors le Carpcntrassien pour obtenir l'entrée en France des Letlre, de la montagne.

Plus importantes encore peut-être pour les spécialistes appa­raîtront les notations qui nous permettent de déduire l'existence certaine de leUres de Rousseau inconnues jusqu'à présent. Il s'agit de neu f leUres autographes sûrement reçu es pa r Daslier (outre celle déjà publiée) et dont la date peut être fixée avec une précision absolue ou à quelques jours près .- lettres évidemment ahsentes de la Correspondance générale. Leur contenu peut être en partie reconstitué sans trop grands risques ·d'erreur , à partir des réponses de Dastier. Une dixième leUre (court billet envoyé de l'lle-Saint­Pierre entre les 9 et 13 juillet 1765) serait prohablement à aj ouler à ce lot de nlissives datées, inconnues et à recherch8r, de Rousseau.

Une seul~ leltre de Rousseau à Dastier a é té retrouV2C et publiée, rééditée par Dufour et Plan (71), oulre les < instructions> destinées en réali té à l'imprimeur avignonais choisi par Dastier. et sans doute annexées à une lettre que le réfugié de Môtiers lui aurait adressée vers la mi-décembre 1ï63 (72) .

En dehors de ces neuf ou dix leUres perdues de Rousseau à Dastier, la correspondance de ce dernier fait encore ressortir l'exis­tence de deux' ou trois lettres ignorées adressées directement par Rousseau au libraire-imprimeur d'Avignon Chanlbeau, ce qui pnrte­rait :i un minilJHlr.1 de on ze Il treize lettres de Rousse"au le total de celles à rc trO'i .• ver pour ses échanges avec DastÏer et Chambeau .

D'in térêt moindre, mais non négligc3ble cependan t, serait la découverte d'aU(fCS lettres, dont celles rie Dastier à Ronsseau révè­lent aussi l'existence: lettres de Da$tier lui-même à M. et Mon. de Ln Tour du Pin (plusieurs avant le 6 janvier 1764, une légèrement posté!'ieure au ci" avril de la même année, une du 16 septcI!lbrc 17(6), à Maè.;]me Boy de La Toul' (une avant le 21 aoùt eL une autre avant

(71) C'Est la lettre du 17 février 1765 (Lettre !l0 20), dé~à. éd~t·ée par Mu::set· Patho..y en 1824. Celui·ci n'a malheureusement pas donné la source mam!;;~x:ite ou imprImée utiUsée par lui. Cette lettre venalt-elle diœct;:!m~nt de la S'.1CCeS310n de Da~tier? Celle.ci en avait·e lh~ délivré l'autogr:lphe 0:] une copie?

(72) Voir infra, Lettres n M 4 et 4 bi.~.

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LÉGENDE DU SJlJOUR DE ROUSSEAU A CARPENTRAS S3

le 29 novembre 1763), à son marchand de Lyon, La Salvi (25 novembre 1763), au libraire Rey d'Amsterdam et au Duc de Praslin (en septembre ou octobre 1764), à deux amis pour lui servir de compagnons de voyage à Môtiers (IeUre à X ... fin juin­début juillet 1764, lettre à M. de Rome - ou Romé 'i - avant mars 1765), à un ami de La Rochelle (à peu près au même moment), à un autre ami pour obtenir l'adresse de M. de Cursay, etc.; letlres de l'imprimeur Chambenu (deux à Dastier avant . les 6 janvier et 6 avril 1764, une au moins à Rousseau entre les 20 et 25 mai 1764); leltres de Madame de La Tour du Pin à Rousseau (celles encore inédites du 6 aoo.t 1763 avec post-scriptum de son mari (73), et de fin décembre 1765 ou janvier 1766 (74), celle antérieure au 28 octobre 1768, date à laquelle lui répondit Rousseau) (75), et à Dastier (une leUre peu avant le 21 aoo.t 1763 et plusieurs encore, semble-toi!, avant le 29 novembre de la même année, sans compter celles qu'on peut supposer en automne 1768, sinon après).

Ne voulant pas étendre démesurément ceUe étude, nous nous sommes borné à utiliser le microfilm des letlres de Dastier qu'a bien voulu nous fournir la Bibliothèque de Neuchâtel, mais i! esl cerlain que, dans les volumes manuscrits de cette Bibliothèque renfermant e!, particulier les lettres des correspondants français de Rousseau classés par ordre alphabétique, beaucoup d'autres sont encore inédites (comme celles de Mm. de La Tour du Pin par exemple), dont certaines pourraient encore nous fournir des rensei­gnements complémentaires, voire des indications sur Dastier lui­même. Contentons-nous pour l'Instant de ceUe première moisson.

(73) Celle-ci se trouve conservée à la Bibl. de Neuchâtel, dans l'un dei ,al. ln-40 faisant partie de l'ancien dossier 7902. vol. m , f . 113. selon L . .J. Cour­tois, Chronologie critique, p. 146. note 3.

(74) Ibid. vol. Ill. t. 117, d'après Courtois, op. cit .. p. 181 et note 4. Les deux rdtérences données par Courtats lal.ssent supposer qu'il y en a. mâme encore plu­sIeurs autres dans ce volume de la Bibl. de NeuchAtel et dont l'édition serait tl'ès ut1le. M. Oagnebin, dans l'édition des Œuvres complètes (Bibl. de la. Pléiade), t. l, p. 1581 (note 1 de la p. 612), signale que cette Bibliothèque en conserve trois de M'-Ile de La Tour du Pin, « écrites au lendemain» de la visite de son mari avec Dastier. à MôUers, en ju1l1et 1763.

(75) Voir cette réponse de Rowseau, infra, Lettre no 28 bis, d'après l'édition

~'~o:'~~~ BAn~~f!e~,:,t sc;,~1r;J!1{: .. i~t34Lff~;"i.l~';i~t~";,. "il_~e.;tament

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54 CL. SIDERTIN-BLANC

8) LE JUGEMENT QUE ROUSSEAU A PORTE SUR DASTIER

DANS LES « CONFESSIONS • EST-IL EQUITABLE?

Que nous apprend-elle, en premier lieu, si l'on compare ses données aux passages du Livre XII des Confessions, où Rousseau, plus de six ans après la première visite de Dastier (76), " entrepris de résumer les faits de cette période de sa vie, antérieurement à son départ de Suisse pour l'Angleterre? Cette confrontation est particulièrement instructive pour mesurer la part du décalage inévitable entre le souvenir et la réali!é, chez Rousseau comme chez tout autre mémorialiste, mais aussi, compte tenu du change­ment d'optique qui s'était produit chez lui pendant ces années d'épreuve, la part du gauchissement, conscient ou non, que l'auteur a pu imprimer à son récit pour des raisons d'autodéfense ou même de pure esthétique.

Par souci de composition, Rousseau, dans ces passages (76 bis) où apparaît Dastier, regroupe les faits sous deux grands para­graphes: l'épisode des Let/res écrites de la montagne et ses projets concernant la Corse. A ces deux préoccupations essentielles du philosophe lors de son séjour à Môtiers, Dastier fut mêlé. Mais le rôle que Rousseau lui attribua rétrospectivement fut-il exacte­ment le sien?

a) L'AFPAIRE DE L'IMPRESSION

DES LETTRES DE LA MONTAGNE

L'exilé de Môtiers ne pouvait pas songer encore aux Lellres de la Montagne (77), lorsqu'il recevait la foule des premiers visi­teurs qui, à l'en croire, lui étaient insupportables par leurs • impu­dentes flagorneries >. Sur le moment même, il semble en avoir été RU fond beaucoup plus flatté qu'il ne veu! bien se l'avouer, maintc-

t jJ) D'après Mm~ H. de Saussure, op. dt., p. 242, c'est à Monquin que Rousseau avait rédigé entièrement le Livre XII. le premier tiers avant le 26 févrIer 1770. le passage sur la Corse « probablement en mars », et le manuscrit de Paris aurait été transcrit entièrement à Monquin encore. Seule, la fin du manuscrit de Genève, selon elle, « s. pu être adaptée et terminée à Lyon ou a Paris. quand Rousseau eut renoncé à écrire la Troisième Partie ».

(76 bts) Que nous reproduisons à la fin de nos pièces Justificatives. l>17) Les Lettres écrites de la campagne, à Qui elles répondaient, n'ayant

elles~mêmeB paru que du 27 septembre au 20 octobre 1763 1

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L~GENDE DU SÉJOUR DE ROUSSEAU A CARPENTRAS 55

nant que, vivant sous l'impression d'avoir été victime d'un immense complot, il suspecte à retardement le sens qu'ont pu avoir certaines de ces visites, comme s'il s'agissait d'autant d'émissaires occultes de ses ennemis. C'est dans le cadre de ces visites suspectes qu'il fait entrer insidieusement celle, c: bien plus extraordinaire ~ sans doute, qu'il reçut vers la mi-juillet 1763 (78), des deux gentilshom­mes à pied poussant leurs mulets et pris pour des contrebandiers : Oaslier et son ami « M. de Montauban appelé le comte de La-Tour­du-Pin ,.

Rousseau a la bonne foi de reconnaitre qu'après avoir été sur ses gardes, il leur accorda toute sa confiance. Mais la suite de sa relation tend à insinuer que cette confiance n'était pas aussi bien placée en enx qu'il le crut et à faire partager ses doutes au lecteur futur des Confessions.

Sans doute force lui est de convenir que les deux compagnons, « tous deux très aimables, avaient tous deux beaucoup d'esprit " une « conversation agréable et intéressante >. C'est tout juste s'il attribue comme défaut à Oastier une certaine vanité naïve, sensible par l'importance que cet « ancien officier • donnait à sa croix de Saint-Louis (vanité sur laquelle l'addition du manuscrit de Paris des Confessions ironise même un peu cruellement!) (79). Mais la simplicité des denx gentilshommes, comme « leur manière de voyager , si peu protocolaire et si conforme à ses propres goûts, avaient achevé d'endormir toute méfiance chez l'auteur de l'Emile. U avoue donc avoir éprouvé, dès lors, pour eux « une sorte d'atta-

(78) La lettre inédite de Mln' de La Tour du PIn il. Rousseau, datée du '3 août (voir supra, note 73) prouve que son mari l'avait rejointe à. Riez avant cette date. Dans le post-scriptum de S8 rép:JDse du :il6 destiné au comte lui-même. Rousseau fait allusion à son état qui avait « tellement empiré» depuis le départ de ses visiteurs. Or c'est le ter août, que se croyant à l'article de la mort, il avait confié son testament au châtelain du Val-de-Travers (Courtois, op. cit., p. 146> . Dastler et La Tour du Pin quittèrent donc Môtfers, è. regret, malgré un « tems atrreux », avant les derniers jours de jumet, ayant calculé devoir mettre à pied

~~~~r:nl~~rsetdR~U~e~~:~~fv~~~t r~;l~j~~rle:s t>laigu~ed~ei?i~r àdit~Ô;l';~~lt querait par leur parenté avec l'évêque de cette ville, Lucretius-Henri-François de La Tour du Pin Montauban, sacré à Paris le 23 janvier 1753, e~ qui avait pris un de ses cousins comme vicaire général (J. Brun-Durand, Dfct. biogr. et btblto-fconographtque de la Drôme, Grenoble, t. II (1901), pp. 80-81), Voir in/ra, note 117.

(79) Ce qui pourrait indiquer, sInon une interpolation, en tout cas une retouche nettement postérieure à la rédaction première, à une époque où les relatIons de Rousseau avec Dastler n'étaient plus de fraiche date comme en 1770.

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56 CL. SIBERTIN·BLANC

chement » que « leur commerce » ne fit qu'affermir. Comment le renierait-il sans se renier lui-même, sans renier du moins sa clairvoyance, sinon sa droiture et sa fidélité, puisqu'à l'heure où il écrit « cette connoissance même [ ... ] dure encore»! Et pourtant. ..

Et pourtant, Jean-Jacques ne peut s'empêcher maintenant de s'interroger sur le désintéressement réel de cette amitié qui dure depuis six ans et plus! L'importance de la place exemplaire qu'il lui donne dans ce Livre XII des Confessions montre à la fois combien il y tenait, combien il voudrait encore pouvoir y croire, mais comment il se voit contraint désormais de l'envelopper elle aussi dans la même suspicion que tant d'attachements et de liens qui, à l'expérience, se sont révélés pour lui décevants et funestes.

Décidé à s'attribuer le bean rôle jusqu'au bout, Ronssean a du mal à prendre en faute ses visiteurs de juillet 1763. Il ne veut pas, il ne peut pas se prononcer carrément contre eux. Il se pose encore des questions sur leur compte. Mais on sent qu'il fi pris le par li de les soupçonner. C'est par une série d'interrogations habilement graduées qu'il procède pour insinuer le doute dans l'esprit du lecteur et le faire juge, en l'amenant insensiblement à prendre finalement fait et cause pour la viclime d'un si monstrueux complot.

En y repensant, n'y a-t-il pas un détail qui aurait dû maintenir sa méfiance en éveil contre « ces Messieurs » ? « Revenus (le) voir diverses fois» (80), ce fut. non plus à pied cependant, cela était bon pour le début ». N'y aurait-il pas eu de leur part, lors de leur première visite, une certaine mise en scène imaginée à dessei,. pour mieux tromper le Genevois en captant sa sympathie, et

<BO) Dans ces « dlvers~s fois », 11 fall;t indure surtout 19. deu:xième et der­nière vIsite que fit DasUer à Môtiers. en Jumet 1765. Ce n'était plus La Tour du Pin qui l'accompagnait cette fois. La Tour du Pin l'aurait-il alors précédé ou rejOint <voir la lettre de D. RoguJ,n à Rousseau du 13 Jumet riSii - let.tre no 2ô89 de la Corr. gén .. XIV. 35 - où celul..cl lui écrit d'Yverdon: « Vous devés être Quitte de la visite de M. de La Tour Dupin ~. ce qui peut êLn~ une confusion egpl1cable avec DasUer. lequel attendait à. ce moment même à Môtiers le retour de Rousseau de l'Ile-St-Plerre, retour qUi eut lieu le 15 juillet) ? La Tour du Pin et sa femme purent avoir fait d'allleurs d'autres visites non connues de nous à Rousseau, lors da son séjour à Môtiers (?). Mais dans ces «diverses fois », Rousseau peut avoir l'idée d'inclure aussi les visites des parents et amIs des deux premiers compagnons, sinon la visite qu'il reçut à Paris de Madame de La Tour du Pin en décembre 1765 (Courtois, op. dt., p. 181 et note 4) et les visites que celle-ci (à Bourgoin, début octobre 1768) ou son mari, voire Dastier lul­même, purent faire à Rousseau lors de son ultime séjour dauphlnols, en 1768 et 1769.

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ulGENDE DU SJlJOUR DB ROUSsBAU A CARPENTRAS 57

surprendre sa confiance? Leur but atteint, ils pouvaient reprendre impunément, croyaient-ils, leurs habitudes de voyager à cheval comme tous les gentilshommes! C'était mal connaître Rousseau, assoiffé d'hommages, et déçu qu'on relâchât le premier effort destiné à lui complaire. Eussent-ils recommencé leur pénible péle­rinage à pied, que Jean-Jacques aurait trouvé sans doute matière à d'autres reproches.

• Plus j'al vu ces Messieurs, moins j'al trouvé de rapports entre leurs gol1ts et les miens, moins j'ai senti que leurs maximes fussent les miennes, que mes écrits leur fussent familiers, qu'il y el1t aucune véritable sympathie entre eux et moi. • Que Rousseau ait mieux senti, au fur et à mesure de ses relations avec eux, les différences qui les séparaient de lui, Il n'y a rien là que de vraisem­blable et d'inévitable : tout simples et admirateurs de Rousseau qu'ils fussent, on ne pouvait attendre de ces deux gentilshommes qu'ils changeassent totalement leurs maximes et leur mode de lie pour faire leur cour au philosophe. Mais Rousseau commet une injustice et projette Indl1ment sur le passé ses sentiments achrels, lorsqu'il raye ainsi d'un trait de plume leur amitié, en 1770. La correspondance de DasUer qu'il conservait (80 bis) témoi­gnait du moins contre un tel jugement. Il lui aurait suffi de la relire pour reconnaltre de bonne fol que la dernière partie de sa gradation accusatrice ne respectait pas la réalité. Rien ne pouvait inciter Rousseau à penser que Dastier en particulier n'el1t pas lu ses écrits, alors qu'il était à l'affl1t des ' moindres publications, et même des contrefaçons et apocryphes, relatifs à son grand homme. Si la sympathie de Rousseau avait pu se refroidir (malgré l'estime et l' • attachement. réciproques que leurs lettres n'avalent cessé de manifester en 1763-1765), Il n'en était certes pas allé de même du cOté de Dastier (ni de M&' de La Tour du Pin), et il y avait quelque ingratitude de la part de Rousseau à la dénier à son fidèle admirateur comtadin : son zèle qu'aucune bizarrerie ni rebnffade n'avait lassé ne s'était jamais ralenti, ' au moins jusqu'à la fin de 1769! .

(80 bis) A molns qu'elle n 'alt fait partIe de ses papiers déjà déposés entre les mains de Du Peyrou. ce qui expUquerait sa présence à la bibliothèque de Neuchâtel. Sur P.A. Du Peyrou, voir Charly Guyot, Un ami et défenseur de BolUs,au, Neùch&teI. 19~8. ln 8', 230 p.

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58 CL. SI BERTIN-BLANC

Seulement, en écrivant ce Livre XII des Confessions, Rousseau était moins soucieux d'examen de conscience et d'équité qu'obsédé par le souci de se prouver à soi-même, et de convaincre ses futurs auditeurs et lecteurs parisiens, qu'il avait été le jouet de la persé­cution. Pour les besoins de la démonstration, il était prêt à immoler même ses amitiés de province les plus incontestables. Nous le voyons par la nouvelle cascade d'interrogations visant à jeter le doute sur la pureté des intentions de ses visiteurs de Môtiers.

Ayant décrété - contre toute vérité - qu'il n'y avait jamais eu « véritable sympathie. entre eux et lui, J ean-Jacques a moins de peine à poser les questions troublantes : « Que me voulaient-ils donc 1 [Mais la curiosité et l'admiration ne suffisaient-elles pas à expliquer leur premier pélerinage 1] Pourquoi me venir voir dans cet équipage? [L'amour de la nature, le plaisir de la marche, le désir de ne pas attirer l'attention, et peut-être celui d'amadouer ainsi, innocemment, le contempteur des mondains, pouvaient être justification suffisante!] Pourquoi rester plusieurs jours? [Parce qu'un tel voyage valait bien sans doute une telle récompense, et que les deux gentilshommes ne se lassaient pas de la conversation de Rousseau; celui-ci, de son propre aveu n'avait-il pas pris plaisir à la leur, ainsi qu'en fait foi du reste sa réponse du 26 août 1763 aux La Tour du Pin 1] Pourquoi revenir plusieurs fois 1 [Mais parce que tout s'étant bien passé la première, ils prirent au mot l'invitation de Rousseau à revenir; ils estimaient naturel et flatteur pour eux que le philosophe les reçût à nouveau, lui qui avait manifesté qu'il ne dédaignait pas leur compagnie; parce qu'ils pensaient aussi pouvoir lui être utiles dans la situation difficile où ils le savaient, et encourager par leur sollicitude l'écrivain et le lutleur qu'ils admiraient!] Pourquoi désirer si fort de m'avoir pour hôte 1 [Mais pour avoir la gloire de servir leur idole, beaucoup plus certainement qu'avec la vile intention de la compromettre.] •. Dans celte dernière phrase, on pourrait voir la confirmation que Rousseau ne s'était jamais rendu aux offres faites avec insistance par Dastier et les La Tour du Pin d'être leur « hôte • au sens passif du mot, et que par conséquent il u'a jamais séjourné - ce que nous avons déjà démontré - à Carpentras. Mals, en l'écrivant, Jean-Jacques a surtout présente à l'esprit la proposition, renou­velée pendant trois ans au moins, d'accepter comme refuge la maison au sud de Vienne que les La Tour du Pin avaient chargé

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L~GENDB DU Si!JOUR DE ROUSSEAU A CARPENTRAS 59

Dastier de lui transmettre (Lettres n',' 27, 28 et 28 bis). C'est peut­être en même temps une allusion à l'offre antérieure, faite en mai 1i65, par le baron de Montfaucon, cousin de Dastier, d'abriter Rousseau sur sa terre du Languedoc (Lettre n' 23). On perçoit que cette insistance prolongée - mais, nous en sommes maintenant persuadés, sans aucune intention maligne - a pu provoquer un certain agacement chez Rousseau à qui sa susceptibilité maladive faisait toujours redouter une mainmise, une atteinte à son indé­pendance, et qu'elle a été sans doute pour la plus grande part à l'origine des soupçons, très certainement injustes, du Genevois.

Après cette série de questions par ordre croissant de gravité avec effet cumulatif - quelque peu désobligeantes, sinon injurieu­ses, après des manifestations d'amitié si récentes et fréquentes -, l'auteur des Confessions s'avise qu'emporté par l'éloquence il est allé trop loin, et il esquisse un pas en arrière. Il ne va sans doute pas jusqu'à les retrancher de son texte, mais il avoue, pour atténuer leur effet oratoire - et tranquilliser sa conscience, à toute éven­tualité, en gardant le beau rôle : • J e ne m'avisai pas alors de me faire ces questions [car il aurait dil rompre, en bonne logique, au premier soupçon!] . Je me les suis faites , quelquefoiS depuis ce temps-là! •

Ce temps-là n'est pourtant pas éloigné. Ne vient-il pas de dira que « leur connaissance dure encore • ? Serait-ce l'indication que • Renou • a décidé de rompre avec Dastier et les La Tour du Pin en ce début d'année 1770, à Monquin, maintenant qu'il ne songe plus qu'à retourner définitivement à Paris, faire face à la meute de ses ennemis, dénoncer leur complot? Ou bien, lorsqu'il rédige ces lignes, Rousseau est-Il déjà fixé à Paris, décidé à tirer un trait sur ses amitiés provinciales qui, de 101n, lui paraissent plus facile­ment entachées de quelque ridicule ou avoir recélé quelque arrière­pensée mystérieuse, sinon suspecte? La peur de paraltre avoir été dupe l'a conduit à être ingrat et injuste. Visiblement, ce texte, sorte de mise au point pour lui-même et la postérité, rédigé en vue de lectures à haute voix en petit comité, était destiné par son auteur à une publication posthume (81), et, en l'écrivant, Rousseau

(8U En fait, cette seconde partie des Confessions ne paraîtra qu'en 1789. à Genève <Sénelier, Bibliographie générale des œuvres de J.-J. Rousseau, 1950, no 1.174), onze ans après la mort de Rousseau. deux ans après celle de Hyacinthe-Antoine D .. t!If.cromessl~r., '

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60 CL. SIBBRTlN-BLANC

ne pensait pas qu'il pM tomber sous les yeux de ses auciens amis du Dauphiné et du Comtat. Mais entraîné par un souci trop exclusif de composition logique et esthétique à la fois, Jean-Jacques, sous l'empire de son obsession du moment, n'a pas su y préserver toute l'impartialité et l'objectivité dont il s'était fait une règle (81 bis).

Comme pour se justifier, il cherche à analyser maintenant ses relations avec Dastier, à retrouver en elles ce qui, avec le recul, peut aujourd'hui légitimer sa suspicion. A Dastier il avait fait plus crédit qu'à La Tour du Pin, en raison de son • air plus ouvert '. Nous savons aussi qu'il a correspondu beaucoup plus avec le premier qu'avec le second. Rousseau ne cache pas qu'il a été séduit par les offres de services de DasUer, en apparence toutes désintéressées. Rien d'étonnant à ce qu'il ait songé à lui, lorsqu'il voulut faire imprimer en cachette ses Let/res de la montagne. Après coup, notre auteur se demande cependant si Dastier ne lui avait pas « à dessein. [lisez : avec une arrière-pensée perfide!] « parlé beaucoup de la liberté de la presse à Avignon •. Et pourtant, nous l'avons dit, il ne pouvait pas encore, lors de la première visite de Dastier en juillet 1763, être question de la réponse du Genevois aux Let/res écrites de la campagne de Jean-Robert Tronchin, qui ne parurent que du 27 septembre au 23 octobre (82) . Rousseau semble reprocher ensuite à Dastier d'·avoir gardé les cahiers de son manuscrit « assez longtemps. [sous-entendu: le temps d'en prendre copie pour en diffuser prématurément le texte] (83). La phrase : « Il me les renvoya en me marquant qu'aucun libraire n'avait osé s'en charger • est un résumé bien incomplet, et défor-

<81 b13) « Je disais les choses que J'avals oubliées oomme Il me semblait qu'elles avaient dtl être, comme elles avaient été peut.être en effet, jamais au contraire de ce que Je me rappelais qU'elles ava.ient été » (quatrième « promenade» des Rêveries du promeneur solftaire).

82) Courtois, 01J. ctt" pp. 147 et 148. (83) C'est ce qU'a compris aussi M. Roman d'Amat, lorsqu'il écrivait dans

son a,rtl::le « Astier, ami de J.-J. Rousseau» (cité supra note 55) du Dict. de biogr. Iranç., t. III (1939), col. 1342. Que l'incident du renvoi du manuscrit «donna à Rousseau l'occasion d'exercer son hypocondrie. Dans une phrase assez «obscure de ses Conlessl()'M, il semble &-::cuser Astier d'avoir mis à profit les ft' quelques semaines au cours desquelles il posséda le manuscrit des Lettres de la «Montagne pour les communiquer à d'Holbach ou autres.» Il ajoutait: «Astier «pourtant ne semble être devenu suspect au Genevois qu'à l'époque de la rédae­«tion des Confesstons (1759 [sfc 1769]-1770>, car 11 demeura en correspondance c avec lui...» Pourquoi Rousseau n'aurait-il pas soupçonné aussi l'inquisiteur d'AVignon, voire le libraire Chambeau, qui eurent également les premiers cahiers de son manuscrit quelque temps entre les mains. le moins suspect, 110US allons le voir, n'étant pas son propre libraire. Rey, d'Amsterdam? Dastler ne garda, en fait, le manuscrit qu'une semaine.

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L~GBNDB DU SÉJOUR DE ROUSSEAU A CARPENTRAS 61

mant dans son laconisme, du long échange épistolaire et des nombreuses démarches faites par Dastier, d'abord auprès de l'imprI­meur Chambeau d'Avignon. Si ce dernier fut choisi peut-être inconsidérément, nous le verrons, ce ne fut pas, il coup sOr, dans le dessein de faire échouer le projet. Car nul ne se montra plus sincèrement marri que Dastier par cet échec, dft finalement surtout aux circonstances politiques locales ; pour s'employer à le réparer, il s'ingénia à suggérer à Rousseau toutes espèces d'autres solutions, s'offrant même à consacrer au règlement de ceUe affaire une partie de son temps et de ses propres ressources (83 bis ).

Le trait que décoche rétrospectivement Rousseau à l'adresse de Dastier : « qu'i! avait été VU dans les bureaux des ministres » doit se rapporter aux démarches qu'aurait faites notre Carpen­trassien auprès du Duc de Praslin, cousin de Choiseul (84). La leUre de Rousseau à Rey, son libraire d'Amsterdam, le 10 novem­bre 1764, fait allusion à ceUe « sollicitation de M. Astier, à l'estime duquel je suis - ajoule-t-i! - très sensible» (85) - ce qui ne semble pas spécialement marquer de l'acrimonie. Dastier ne parait d'ailleurs pas avoir accompli lui-même le voyage de P aris. A-t-il fait intervenir quelqu'un d'autre, son cousin Montfaucon, ou son lrère cadet Frédéric 'lui avait obtenu peu auparavant (le 8 juin) une avance de retraite (86) ? Il s'agirait plutôt d'une démarche

<83 bis) Mals cela n'arrangeait pas Rousseau qui prétendait bien. tirer de la publlcation de .son œuvre un gain pOSitif.

(84) C~ar·Oabr1el . comte de Choiseul (1712-1785) , devenu en 1762 duc de Praslin, après avoir été lieutenant-général des armées du roi en 1748. ambassa­deur de France à Vienne en 1758, occupa divers ministères et fut entra.tné dans la disgrâce de son cousin Choiseul en 1770. Il présida, en part!culler, le ministère des Affaires c!trangères du 13 octobre 1761 au 5 avril 1766. En 1764 DasUer ne pouvait pas deviner que Choiseul allait devenir effectivement, le 9 novembre 1768, « le cher de cette conspiration contre laquelle Rousse&u va se déb8.ttre jusqu'à sa mort» (H. Roddier, dans Revue d,'Htstotre litt~raire de la France, 62· année, no 1, janvier-mars 1962, p. 112). Sur les deux cousins ministres, voir le Dict. de blogr. française, t. VUl (1959), col. 1211-1212 (n~tlce no 37) et 1219-1222 (notice no 48) : notices de M. Prevost.

(8.:» Voir infra. Lettre no 18 bis. Notre confrère M. Roman d'Amat a, le premier, relevé cette allusion de la Correspondance de Rousseau, dans sa notice précédemment citée, où il souligne que « J.-J. Rousseau utilisa, en novem­br~ 1764, le crédit dont le comtadin joulssa·lt auprès du duc de Praslin pour fac!l1ter la. diffusion des « L ettres de la Montagne ». M. J ean Ba1llon a bien voulu me fai re savoir que l'inventaire somma!re du fonds « Mémoires et docu­ments France}) des Archives du Ministère des Affaires étrangères où devrait se trouver la correspondance du duc de Praslin avec Dastier « n 'en porte pas trace ».

(86) Voir supra, note 3~.

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62 CL. SIDERTlN-DLANC

écrite, si l'on pl'end au mot Rey dans sa réponse à Rousseau du 16 novembre 1764 : « M_ Astier n'a point encore eu de réponse [de Praslin (et de Sartine 1)] et je commence à douter qu'elle vienne .. , Du reste, orale ou écrite. la demande de Dastier en faveur de Rousseau était tout à son honneur, et Rousseau, sur le moment, n'avait nullement désapprouvé cette démarche. Tout au plus, pourrions-nous la taxer de maladroite, si tant est que Dastier eftt été mis au courant de la sourde hostilité des Choiseul envers Rousseau_ Dès le 25 octobre 1764 Rousseau avait appris qu'un exemplaire des Leltres de la montagne circulait à Paris (87). Mais la c fuite .. venait·elle bien d'une indiscrétion, volontaire ou non, de Dastier 1

Par la Correspondance générale de Rousseau nous avons la preuve que Rey avait envoyé la première partie au moins de l'ouvrage, en feuilles, à Sartine, le lieutenant de police chargé de la Librairie: Rousseau l'a-t-il oublié (87 bis ) 1 Se proclamant bien présomptueusement. sftr de la fidélité de Rey>, Rousseau laisse au contraire planer, dans ses Confessions, un doute sur celle de son ami carpentrassien. Provisoirement, affectant de se montrer bon prince, il préfère s'arrêter à une 4: conjecture , moins inju· rieuse (mais qui aurait pourtant dû le dispenser de son accusation voilée !) : celle que tout simplement • (ses) paquets avaient été ouyerts par la poste > _ Même sans cette défaillance de mémoire,

(8'7) COUl'tals, op. cft .. p. 155 et n. 2, pense qu'il s'agIssait « d'un exemplaire de la première partie seule, l'impression de Rey n'ayant enCOre tiré, à. la date du 12 octobre, Que S8 pages Bur les 226 de la 211! partie. Le 15 n0vembre, Grimm [Corresp. ltttér. éd. par M. Tourneux, t. VI, p. 1261 signalait les Lettres.» Sur l'épisode avec D'Escherny. voir Corr. Oén., xn, 95.

(87 bIs) Voir tnfra nos notes explicatives de la lettre no 18 bL,;. l88) C'est en décembre 1773 qu'Il s'en serait seulement convaincu et Qu'Il

aurait ajouté une note en ce sens au chapitre XI, dans le 2t volume du Manuscrtt de Genève des Conj esslons (H. de saussure, op. ctt., p. 237, note 2>. Notre étude était partie chez l'imprimeur, lorsque nous eOmes connaissance de l'arUcle de M. Jean·DanJel Candaux, La Publication manquée des « Lettres de la Mon-­tagne » à Avignon, dans le n o 17 de Studi francesi, mal·août 1962. pp. 266-274, où se trouvent éditées cinq des lettres de DasUer (nos lettres no' 3 bis, 7, 9. 12 et 13). ainsi que des fragments de cinq autres (nos lettres n OI 3, 5, 10, 14 et 16). concernant l'affaire des Lettres de la Montag-ne, dont M. Candaux prépare la réédition pour les Œuvres complètes de Rousseau (Bibl. de la Pléiade). Les huit autres lettres de Dastier y étant passées sous silence, notre édnion intégrale de 13 correspondance n'en demeure donc pas moins néces~aire, d'autant que M. Candaux, qui cite très aimablement notre identification de l'ami de Rousseau. s'est borné à un commentaire volontairement très succinct et limité. Il a bien

~l~ r::;tf~i~e lea~ ~b'~t~~O~,é~~~~eSuJa~S l~n~é~~~~d~j~;~giO: ;îg~~C::t EmUe Martin, Genève. 1961. pp. 553 à 560. Qu'il PoU snft vivement remercié.

Page 35: La légende du séjour de Rousseau à Carpentras : la …provence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1963-13-051... · 2016-12-01 · part que Rousseau vint, pendant sa persécution,

L~GENDE DU S~JOUR DB ROUSSEAU A CARPBNTRAS 63

Rousseau aurait-il été si assuré de pouvoir blanchir équitablement Rey au détriment de Dastier, s'il lui avait été donné d'écrire ce passage des Confessions quelques années plus tard, lorsqu'il eut enfin découvert • les fraudes > de son libraire d'Amsterdam (88) ?

(88) Voir 6 la page p,6cédenle ,

Claude SIBERTIN-BLANC,

Archiviste paUographe,

Conservateur ~ la Biblioth~que universitaire

d'Ajx--en·Provence.

(A suivre)